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L'affaire du bonnet et les Mémoires de Saint-Simon

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[148] Journal de Dangeau, t. VI, p. 75.

[149] On peut même dire qu'il l'a copié; qu'on remarque, en effet, chez Dangeau, l'expression suivante: «la pension de vingt mille livres que le roi donne aux deux ministres». Saint-Simon reproduit presque textuellement «... la pension de vingt mille livres, qui est celle des ministres»...

[150] Saint-Simon écrit «sien confisqué».

Un tissu d'inexactitudes, tel est le bilan de cette aventure dont les Mémoires mènent si grand tapage... Chose incroyable: ce besoin de falsification à jet continu, qu'éprouve l'historien du bonnet, ne se limite pas aux événements d'importance. Il s'étend même aux faits les plus futiles, pour peu qu'ils lui fournissent l'occasion de satisfaire ses rancunes. En voici un exemple caractéristique.

Il y avait, à la Comédie italienne, un arlequin, du nom de Dominique Biancoletti. C'était, en dehors des tréteaux, un homme sérieux, estimable, instruit, fréquentant avec assiduité la bibliothèque Saint-Victor où le Premier Président allait aussi quelquefois. Ils se rencontrèrent, échangèrent quelques propos et, émerveillé des connaissances de son interlocuteur, Harlay l'invita à venir chez lui. Dominique, après s'être fait prier, accéda à ce désir; mais, à sa première visite, il déclara qu'il était... Arlequin! Quelle bonne fortune!... Aussitôt,—c'est Saint-Simon qui nous l'assure,—le Premier Président de fermer sa porte et de faire exécuter par le célèbre acteur les farces, souvent salées, de son répertoire. Puis, saisi de belle humeur, d'entrer en scène à son tour, de donner la réplique à Arlequin, de singer ses mouvements et «de lutter à qui mieux mieux»! Et les entrevues se succèdent, chacune d'elles comportant de nouveaux exercices auxquels participe le maître du logis, comme s'il n'eût eu d'autre ambition que d'être juge le matin et bouffon le soir!

On ne voit guère, dans cette posture de mime, se livrant à des cabrioles, l'élève sexagénaire du vertueux Hamon, le magistrat austère dont chacun s'accorde à dire que la face ne se dérida jamais. C'est pourquoi, bien que contée gravement, l'anecdote inspire quelque défiance. Ravi du ridicule qu'il inflige à son adversaire, Saint-Simon a, d'ailleurs, réponse à tout. Pour peu qu'on lui demande: «Votre histoire est-elle bien vraie?—Authentique, déclare-t-il: je la tiens de source sûre.—Mais encore?—Des valets de la maison.—Comment ont-ils pu voir, puisque tout se passait à huis-clos?—Par le trou de la serrure[151]...»

[151] Annotations sur le journal de Dangeau, t. XI, p. 341.

Le malheur, c'est que, là aussi, il y a eu deux versions. Et la première,—celle qui toujours s'éloigne le moins de la vérité,—présente l'aventure sous un jour bien différent. Revenons en arrière, de neuf volumes, dans les notes sur Dangeau. Qu'y trouve-t-on? Un récit fort innocent: «Le contraste du nom et de l'homme charma tellement M. d'Harlay qu'il l'embrassa et lui demanda son amitié, et, depuis ce temps là jusqu'à la mort de ce rare acteur, M. d'Harlay le reçut toujours en particulier, avec une estime et une distinction particulières. Le monde, qui le sut, prétendit qu'Arlequin le dressoit aux grimaces et qu'il étoit plus savant que le magistrat, mais que celui-ci étoit aussi bien meilleur comédien que Dominique[152].» Et c'est tout: une inoffensive plaisanterie sur un fait dénotant que, chez Harlay, l'austérité s'alliait à une grande largeur de vues. Des gambades, avec dialogues assortis, offertes à la malice des laquais «qui s'en donnoient la farce par le trou de la serrure», il n'est nullement question... C'est un enjolivement éclos durant l'intervalle qui sépare la première version de la seconde. Heureusement, d'ailleurs, que cette seconde version n'est pas suivie d'une troisième... On frémit, en effet, en songeant aux postures grotesques dans lesquelles, poussant plus loin sa fantaisie, l'imagination de l'écrivain eût pu prendre plaisir à représenter le chef de la Compagnie judiciaire!

[152] Annotations sur le journal de Dangeau, t. II, p. 156.

Et c'est toujours le même parti pris. Le «cynique» ne peut ni faire un pas ni ouvrir la bouche sans que ses actes ou ses paroles ne soient dénaturés. Diffamé, il ne cessera jamais de l'être. Et cette persécution s'attache non seulement à sa personne, mais aussi à la personne de ses proches. Aucun d'entre eux ne trouve grâce aux yeux d'un juge aussi prévenu: ni Achille IV, son fils unique, ni son beau-père, Guillaume de Lamoignon, le parlementaire courtois, conciliant, débonnaire, qu'une bouche amie se plut à appeler le Fénelon de la magistrature.

Guillaume de Lamoignon, il faut du reste le reconnaître, possédait, à la haine de Saint-Simon, d'autres titres que son alliance avec Harlay. A cette fâcheuse qualité il joignait celle de père de Chrétien et d'aïeul de Guillaume-Chrétien de Lamoignon, tous deux présidents à mortier, par suite acteurs et parties dans la querelle. Enfin, grief non moins sérieux, il avait occupé la Première Présidence!...

Assurément, on ne pouvait méconnaître ses brillantes facultés, les grâces de sa personne, sa beauté, le charme de son commerce, le soin qu'il prit de se faire aimer, la protection qu'il accorda aux lettrés et aux savants. Mais tous ces avantages s'effaçaient devant la matérialité d'une rigoureuse constatation: «Il est pourtant vrai qu'à lui commença la corruption de cette place qui ne s'est guère interrompue jusqu'à aujourd'hui[153]!»—Somme toute, il ne valait pas mieux que les autres. Saint-Simon veut bien, d'ailleurs, tout en laissant entendre qu'il en sait long à son sujet, ne relever contre lui qu'un trait de scélératesse. Il s'agit de l'affaire de Fargues: un conte qui commence comme celui de la Belle au bois dormant et s'achève à la façon des mélodrames.

[153] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 310.

A une chasse, à laquelle assistait le roi, quatre jeunes gens, MM. de Guiche, de Lude, de Vardes et de Lauzun, s'égarèrent dans la forêt de Dourdan. Ils marchèrent une partie de la nuit et arrivèrent exténués à la porte d'un château perdu au milieu de futaies séculaires. Ils frappèrent et furent bien accueillis par un hôte aimable qui vivait, mystérieux, au fond de cette retraite. C'était un gentilhomme, du nom de Fargues, jadis célèbre par ses exploits contre le Mazarin; mais cette peccadille, maintenant lointaine, était couverte par une amnistie. Après un souper improvisé, une nuit réparatrice et un déjeuner plantureux, les quatre courtisans rentrèrent à Saint-Germain où ils n'eurent rien de plus pressé que de conter leur aventure. Elle parvint aux oreilles du roi et de la reine mère, qui, n'ayant oublié ni Fargues ni ses agissements, complotèrent aussitôt sa perte. Ils mandèrent Lamoignon, le chargèrent «d'éplucher secrètement la vie et la conduite» de l'ancien frondeur, et ne dissimulèrent pas la nature du service qu'ils se croyaient en droit de réclamer. Lamoignon, «avide et bon courtisan, résolut bien de les satisfaire et d'y trouver son profit». Il se mit en campagne et finit par découvrir un meurtre commis, à Paris, au moment des troubles. Il y impliqua Fargues, le décréta de prise de corps, mena son procès en toute hâte, et lui fit trancher la tête. Tout cela s'accomplissait en un tour de main. Le roi en éprouva un si vif contentement qu'il s'empressa de récompenser le magistrat instructeur, en lui faisant cadeau de la terre du décapité, laquelle, appelée Cinq-sols ou Courson, se trouvait par hasard contiguë au domaine de Basville appartenant aux Lamoignon. «Ainsi, s'écrie Saint-Simon, le beau-père et le gendre s'enrichirent successivement dans la même charge: l'un du sang de l'innocent,»—c'est Guillaume de Lamoignon,—«l'autre, du dépôt que son ami lui avoit confié à garder»,—c'est Harlay, le spoliateur de Ruvigny[154]!

[154] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 310 et suiv.

Tel est le récit des Mémoires... Or Fargues ne ressemblait en rien au portrait tracé de lui: c'était un de «ces gens de rapière», propres à toutes les besognes louches, qui battent le pavé durant les guerres civiles. Il ne fut point arrêté dans sa gentilhommière de Cinq-sols, mais dans la ville de Hesdin dont il s'était emparé, à la faveur des troubles, et où il se maintenait en dépit des injonctions royales. Ce n'est pas pour des faits anciens qu'il fut poursuivi, mais pour des actes de malversation et, sans doute aussi, pour le meurtre d'un de ses officiers qui avait eu le tort de blâmer sa conduite. Ce n'est point le Parlement qui connut de l'affaire, l'instruisit et statua: c'est une chambre de justice réunie à Abbeville, sous la présidence de Machault, intendant d'Amiens. Fargues, enfin, n'eut pas l'honneur d'avoir la tête tranchée: il fut pendu, comme un vulgaire malfaiteur[155]... Quant à Guillaume de Lamoignon, jamais il ne reçut d'ordres touchant la poursuite et jamais ne connut celui qui en était l'objet. Le rôle qui lui est prêté, «dans ce trait historique et curieux,[156]» est, d'un bout à l'autre, purement imaginaire,—sauf, cependant, sur un point, à savoir que la terre de Courson lui fut donnée par le roi. Mais à quelle date? En 1668, trois ans après la confiscation, trois ans après le supplice: en récompense du travail qu'il venait d'accomplir pour la réforme de la législation civile.

[155] Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 299, 313, 337 et suiv. Voir aussi une lettre de Guy Patin, de fin mars 1665.

[156] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 310.

La fantaisie elle-même a des bornes. Ici, elle dépasse la mesure, et l'atténuation tirée de visions maladives, de fantômes, de démence, peut difficilement être admise. Aussi bien Saint-Simon éprouve-t-il le besoin de mettre sa responsabilité à couvert, en déclarant que c'est Lauzun, son beau-frère, qui lui a conté cette aventure. Admirable référence! Lauzun, qu'il représente méchant, vindicatif, vaniteux, hâbleur, aimant à se moquer des gens, riche sans doute en anecdotes variées, mais confus et s'embrouillant si bien dans des digressions infinies «qu'il n'étoit pas possible de rien apprendre de lui et d'en rien retenir[157]». C'est à ce personnage, suspect à tant de titres, qu'il s'en rapportera les yeux fermés, pour accabler un homme qui fut la probité même, alors, d'ailleurs, que la vérification eût été si facile! Le premier venu au Palais,—magistrat, avocat, greffier,—lui eût répondu: l'affaire Fargues, on ne la connaît pas ici. N'entretenait-il pas enfin des relations étroites avec le procureur général Joly de Fleury, auprès duquel il se renseignait souvent? Une simple question, et il eût été édifié. Mais voilà: édifié, il ne voulait pas l'être, de peur de se voir enlever un grief dont il attendait merveilles... M. Chéruel, auquel nous renvoyons pour plus amples détails, estime que la prétendue histoire de Fargues est un roman inventé pour jeter l'odieux sur une famille respectable «et couvrir d'infamie deux noms vénérés, dans le Parlement, les noms de Lamoignon et de Harlay[158]».—Cette opinion, mûrement réfléchie, ne nous paraît pas susceptible d'une contradiction sérieuse.

[157] Ibid., t. XIX, p. 195.

[158] Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 499.—Il est fâcheux que Sainte-Beuve, qui a écrit une remarquable préface pour l'édition des Mémoires publiée par M. Chéruel, n'ait pas lu, du même auteur, l'ouvrage auquel nous nous référons. Il eût peut-être hésité à ranger, sur la foi de Saint-Simon, Achille de Harlay dans la catégorie des faux Caton, «des coquins, des hypocrites, des âmes basses et mercenaires, des courtisans plats et intéressés». Mémoires, t. I, p. V.

Sur ce chapitre «des victimes», on ne tarirait pas, si l'on voulait suivre les Mémoires, dans tous leurs développements; mais il convient de se borner. Aussi bien est-on fixé maintenant sur l'intensité des haines que pouvait, au dix-huitième siècle, faire naître dans le cœur d'un duc et pair, le refus d'un coup de chapeau.


DEUXIÈME PARTIE


VIII

Discussions entre les ducs.—La reprise de l'affaire du bonnet.—Avantages accordés par le roi aux légitimés.—Le rang intermédiaire.

Toute décevante qu'elle eût été pour les pairs, la première période de l'affaire du bonnet ne leur avait cependant pas refusé certaines compensations. Ce n'est point sans quelque agrément qu'on moleste une série de hauts robins, qu'on chasse celui-ci du balustre royal et qu'on fait perdre à celui-là la place de chancelier. Mais le principal avantage de l'affaire avait été de fournir un aliment à l'activité ducale. Que devenir maintenant qu'elle sommeillait?

Certes, les causes de conflits ne manquaient pas. De mai 1643 à mai 1711, la pairie n'avait pas subi moins de quatre-vingt-dix «retranchements» qui, tous, auraient pu donner lieu à des rencontres. Le malheur, c'est que la plupart d'entre eux s'accomplissaient par la volonté ou avec l'assentiment du souverain. On réclamait, il prononçait, chacun s'inclinait. Tout bien pesé, les ducs n'avaient plus à en découdre qu'avec les princes d'Allemagne ou d'Italie[159]. Lorsqu'il en débarquait un à Versailles, ses pas, ses gestes, ses paroles, ses démarches étaient surveillés avec soin. On lui contestait «le tabouret de grâce», les distinctions que lui accordait la Sorbonne, la place qu'il occupait aux entrées, mariages, baptêmes ou obsèques. Au besoin, on se plantait résolument devant lui, au jeu du roi, quitte à s'attirer de vertes mercuriales[160]. Mais «ces principicules», dont le plus habituel défaut n'était point de rouler sur l'or, voyageaient rarement. Ce n'était que des adversaires accidentels. Les relancer dans leurs États, en vue d'apurer cette fameuse question de la réciprocité de main «qui remontoit presque au déluge»? Impossible d'y songer. Il n'était point, en effet, d'expédient auquel ne recourussent ces étrangers retors pour se soustraire à une marque d'égalité qui choquait leur orgueil. Dès que la renommée, aux cent voix, leur annonçait la visite d'un duc, c'était une fuite générale. Celui-ci s'enfermait dans quelque château perdu au fond des bois. Celui-là prenait la poste pour explorer les confins de la Pologne. Un troisième, l'Électeur de Bavière, se mettait au lit, comme s'il eût été atteint d'une maladie contagieuse[161]...

[159] Il ne faut pas confondre les princes d'Allemagne ou d'Italie avec les princes étrangers. Ces derniers, d'origine française ou étrangère, mais établis dans le royaume, avaient la prétention de posséder des privilèges presque analogues à ceux des maisons souveraines. C'étaient les maisons de Lorraine, de La Tour d'Auvergne, de Rohan, de La Trémoille, de Monaco. Voir une note dans les Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, t. I, p. 202.

[160] Ayant eu la hardiesse de se glisser devant le prince des Deux-Ponts, l'ex-vidame de Chartres s'attira, de la part de la duchesse d'Orléans, cette pénible remontrance: «D'où vient que M. de Saint-Simon presse si fort M. le prince des Deux-Ponts? Veut-il le supplier de prendre un de ses fils en qualité de page?» Correspondance de Madame, t. I, p. 339.

[161] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 11.

Abandonnés à eux-mêmes, les ducs devenaient la proie des dissensions intestines: tels les janissaires du sultan Mourad, n'ayant plus d'infidèles à combattre, se dévorèrent entre eux... Et il s'agissait naturellement de questions de préséance. La règle, en la matière, était celle-ci: Chacun sied premier, selon que premier a été fait pair. Tout dépendait d'une date, celle de l'érection: ce qui semble fort simple. Mais rien n'interdisait de revendiquer des pairies anciennes tombées en déshérence et de s'élever, à la faveur de ces titres, au degré occupé jadis par leurs détenteurs. Le procès type de ce genre est celui du maréchal de Luxembourg qui, créé duc de Piney, en 1662, imagina de se réclamer d'une érection remontant à 1581, laquelle lui eût fait gagner dix-huit rangs et, du coup, déchaîna à ses trousses dix-huit ennemis mortels. On plaida durant toute la fin du dix-septième siècle et «le tapissier de Notre-Dame» mourut à la peine; mais son fils, s'étant empressé de reprendre l'instance, le débat restait toujours pendant. D'autre part, le duc d'Antin nourrissait une ambition analogue. Légataire d'une demoiselle de Rouillac, qui prétendait avoir hérité de la pairie d'Épernon, il entreprit de faire valoir ce droit qui lui eût permis de précéder la totalité de ses collègues. Ce qu'il y avait de grave, dans ce projet fantaisiste, c'est que, en sa qualité de fils de Mme de Montespan, d'Antin était parvenu à intéresser le roi à sa cause.

Et voilà que, la contagion aidant, ces «chimères» étaient suivies d'une quinzaine d'autres. Chacun se précipitait sur les pairies éteintes: Matignon, Estouteville, Albret, Aiguillon, Château-Thierry, Pont-de-Vaux...; quelques-uns,—dont MM. de Chevreuse et de Bouillon,—trouvant que ce n'était pas assez d'une seule, en revendiquaient deux. Ce déchaînement de convoitises, envenimées par la chicane, révolutionna si bien l'institution que «les esprits politiques» finirent par s'émouvoir.

Qu'attendre, en effet, de pareilles querelles, si ce n'est une division irrémédiable! Cela, à une heure où, suivant toutes vraisemblances, un changement de règne allait laisser le champ libre à de plus hautes ambitions. Saint-Simon fut des premiers à comprendre l'étendue du péril, à pousser le cri d'alarme, à combattre «les schismes», à supplier ses amis de rentrer au fourreau leurs armes fratricides. Mais, comme celle de la prophétesse antique, sa voix eût risqué de se perdre dans le désert, si la résistance héroïque de quelques-uns aux sollicitations royales en faveur de d'Antin, n'avait découragé celui-ci. Son désistement, à la veille de l'audience, eut l'avantage de refroidir certains plaideurs, notamment M. de Chaulnes qui, «né timide et chancelant, crut voir sa condamnation écrite par les épines que le favori éprouvoit». Peu après, l'édit de 1711, interdisant toute action judiciaire en matière de pairie sans l'autorisation expresse de Sa Majesté, achevait la déroute des militants.

C'eût été le silence, l'immobilité, la vie oisive et sans attraits, si la reprise de l'affaire du bonnet n'était venue, fort à point, fournir des aliments nouveaux à la généreuse ardeur des ducs. Chose bizarre! La cause qui avait amené la fin de la première période fut celle-là même qui détermina l'ouverture de la seconde: nous voulons dire la fortune inouïe des légitimés, dont le sort se liera désormais d'une façon si étroite à la marche des événements, qu'il serait impossible de n'en point parler.

Les bâtards de souverains n'étaient point chose rare sous l'ancienne monarchie. Celle-ci assurait leur existence dans des conditions de confort très appréciables; mais, officiellement, ils demeuraient étrangers à la famille royale. Henri IV, dont le sens moral était moins développé que les appétits sensuels, éprouva le besoin de procurer aux siens, par une reconnaissance publique régulièrement enregistrée, un état civil qui en fît des Bourbons. Il commença par César de Vendôme que, dans une requête où l'inconscience le dispute à la bonhomie, il déclarait être,—avec l'agrément de la Providence, nouvellement appelée à la protection des amours illégitimes,—issu de ses relations «avec feu sa très chère cousine Gabrielle d'Estrées[162]». L'affaire suscita bien des critiques. Les jurisconsultes, textes en mains, démontrèrent qu'une pareille pratique n'était permise qu'à la condition d'être assortie de justes noces. Quant au Parlement, il opposait une sérieuse résistance, et son vote n'était obtenu que par surprise. Aussi bien se hâtait-il, après la mort tragique du Béarnais, d'annuler certains privilèges conférés au jeune duc, de même qu'après celle d'Henri III, il avait aboli ceux qui avaient été concédés à MM. de Joyeuse et d'Épernon.

[162] Collection de Gilbert de Lisle.

Louis XIV, dans son olympienne toute-puissance, allait faire mieux. Il lui appartenait, en introduisant au sein de sa race légitime une progéniture née d'un double adultère, d'accorder des lettres de grande naturalité aux fantaisies les moins avouables. Aux points de vue moral et religieux, le procédé était vif. Au point de vue juridique, c'était le renversement de tout. D'abord, pour la raison, déjà donnée, qu'il ne pouvait y avoir de légitimations sans mariage; puis, pour cet autre motif que la reconnaissance des enfants adultérins était interdite; enfin, parce que les enfants en question restaient ceux de l'époux trompé, M. de Montespan, tant qu'une action en désaveu ne les avait point dépossédés de leur filiation légale. Un précédent était nécessaire pour «servir de chausse-pied»: on le créa, grâce à la complaisance de Mme de Longueville[163], et les bâtards de Mme de Montespan devinrent les légitimés du roi.

[163] Sur l'invitation qui lui fut adressée, Mme de Longueville consentit à reconnaître le chevalier de Longueville, né des relations de son fils, le comte de Saint-Paul, alors décédé, avec la maréchale de La Ferté.

Ce fut, déclare Saint-Simon, «le piédestal des horribles prodiges qu'on a vus depuis»... «Prodiges» n'est pas trop fort. Ce n'est point, en effet, sans stupéfaction que l'on parcourt la nomenclature des grâces dont, à partir de ce jour, ces favoris de la fortune furent l'objet: titres, dignités, emplois, gouvernements de provinces, commandements d'armées, prébendes, dots, pierreries, pensions. Chacun d'eux fut gorgé. Mais au duc du Maine,—le petit bossu, le pied-bot,—était réservée la part du lion. En dehors des honneurs dont on l'accablait, deux pairies anciennes étaient reconstituées à son profit et, en vue de faire de lui le plus puissant seigneur terrien du royaume, Sa Majesté avait le triste courage d'arracher à la désolation de la Grande Mademoiselle, par des promesses qui ne devaient pas être tenues, une partie énorme de ses biens patrimoniaux, la terre d'Aumale, le comté d'Eu et la principauté des Dombes, lesquels n'étaient, d'ailleurs, considérés que comme un avancement d'hoirie[164].

[164] Un écrivain, qui joignait à une rare indépendance d'esprit une connaissance approfondie du dix-septième siècle, Mme Arvède Barine, a remarquablement exposé les conditions dans lesquelles, pour enrichir le duc du Maine, Louis XIV et Mme de Montespan jouèrent la Grande Mademoiselle et Lauzun. «Cette affaire, dit Arvède Barine, est odieuse d'un bout à l'autre». Louis XIV et la Grande Mademoiselle, p. 367.

Tant qu'il ne s'agit que d'emplois ou de libéralités à la charge du Trésor ou des tiers, les ducs se continrent. Mais quand à ces avantages vinrent se joindre des faveurs faisant échec à leurs droits,—comme la création «du rang intermédiaire»,—leur colère ne connut plus de bornes. Ils estimaient, en effet, qu'entre eux et le souverain il n'y avait place pour personne. Pas même pour les princes du sang. Aussi protestaient-ils contre toute faveur accordée à ces derniers. Une, surtout, qui datait de quelques mois à peine, leur était particulièrement sensible: l'attribution aux princes d'un droit de préférence pour les fonctions honorifiques du sacre. Le dépit que les ducs ressentaient de «ces injustices préméditées» était si vif, qu'il leur inspirait parfois des sentiments qu'on peut qualifier de révolutionnaires. C'est ainsi que, dans un libelle inédit d'avril 1728, relatif à l'affaire des paniers[165], après avoir représenté la pairie comme la récompense du courage, de la vertu, du sang versé sur les champs de bataille, en un mot «de services immortels», ils s'étonneront, non sans impertinence, de voir cette grande institution dominée par des frères ou des neveux de rois, qui en possèdent les avantages sans avoir rien fait pour les acquérir. C'est, en une formule moins vibrante, mais d'une façon aussi nette, l'apostrophe célèbre de Figaro: «Noblesse, fortune, un rang, des places!... Qu'avez-vous fait pour tant de biens?... Vous vous êtes donné la peine de naître.» Messieurs de la pairie précurseurs de Caron de Beaumarchais, c'est une de ces surprises comme en ménagent parfois les dessous de l'histoire!... Ces récriminations de gens qui, pour la plupart, avaient, eux aussi, trouvé dans leur berceau les avantages dont ils se faisaient un mérite personnel, n'étaient que bouffonnes. Ce qui est plus grave, et ce qui caractérise leur mentalité, c'est qu'ils y ajoutaient les allusions les plus perfides contre ceux des princes qui appartenaient à la branche de Bourbon-Condé, c'est-à-dire contre tous, sauf le duc d'Orléans. Ces princes, insinuaient-ils, étant, dans des circonstances que personne alors n'ignorait, issus de l'adultère, usurpaient la place qui leur était faite sur les marches du trône[166]!—D'où violente colère de Sa Majesté, poursuites pour outrages à ce que la France possédait de plus auguste, «le sang de nos rois», et condamnation au feu, par la main du bourreau, du libelle diffamatoire[167].

[165] Cette affaire, qui fit grand tapage, fut occasionnée par la mode nouvelle. Aux séances de musique, la reine avait, à ses côtés, deux princesses du sang. Or, comprimé par le panier de ces dames, le panier de la reine, au lieu de s'étendre dans le sens horizontal, se développait en hauteur. On juge du scandale: le cardinal Fleury en délibéra avec Sa Majesté. Après quoi, le premier gentilhomme de la chambre, M. de La Trémoille, fut chargé de notifier aux princesses une décision leur enjoignant de se placer en recul et à une certaine distance, dans un ordre prescrit jadis par le feu roi. Les princesses obéirent; mais, à leur tour, elles exigèrent que les duchesses restassent derrière elles. D'où fureur des duchesses et des ducs qui, à la suite d'incidents divers, mirent en circulation le libelle dont il s'agit.

[166] Allusion à la fin tragique d'Henri de Bourbon, prince de Condé, qui, disait-on, mourut empoisonné à l'instigation de sa femme. Celle-ci, Catherine-Charlotte de La Trémoille, accoucha, après le décès de son mari, d'un fils qu'on assurait être né de ses rapports avec un page qui fut condamné comme auteur principal du crime: ce fils posthume était l'aïeul du grand Condé. Voici en quels termes le journal de l'Estoille rend compte de cet événement: «Le cinquiesme de ce mois (mars 1588) mourut à Saint-Jean-d'Angély, Henry de Bourbon, prince de Condé, le second jour de sa maladie, ayant été empoisonné comme on disoit, à la sollicitation de sa femme, de la maison de La Trémoille, laquelle fut constituée prisonnière, se trouvant grosse dudit page, sans que le mari y eût aucunement part, lequel se sauva des premiers et fut défait en effigie et condamné par contumace, et un nommé Brillaud, domestique dudit prince en personne, ayant été tiré à quatre chevaux en la place publique de Saint-Jean-d'Angély, et plusieurs autres emprisonnés, auxquels on commença à faire le procès.» Cette affaire donna lieu, au dire de Mathieu Marais (t. III, p. 535) à deux instances criminelles. Charlotte-Catherine de La Trémoille fut déchargée de la poursuite par un arrêt de 1595 rendu sur le rapport de de Thou.

[167] L'arrêt, rendu le 30 avril 1728, fut exécuté le même jour, au bas de l'escalier du Palais. Le libelle, le réquisitoire des gens du roi et le texte de la sentence ont été recueillis par le greffier Gilbert de Lisle. Archives nationales, t. V, p. 370.

Telles étant les dispositions des ducs à l'égard de ceux qui les primaient, on comprend les transports que déchaîna en eux l'élévation des adultérins égalés «aux fils du sacrement», laquelle, du second rang, les reléguait au troisième. Il fallait bien, en public, leur faire bon visage; mais comme on se dédommageait lorsqu'ils tournaient le dos! Que de doléances sur «ces inventions inimaginables»! Que de rancunes à l'égard de leurs bénéficiaires! Que d'injures à l'égard de Harlay-le-Cynique qui, d'abord comme procureur général, puis comme Premier Président, avait assuré l'exécution des ordres royaux! Les malédictions allaient sans cesse grandissant, car il ne se passait pas de jour qui n'apportât un surcroît d'humiliations pour la pairie: dispense de prêter serment accordée aux bâtards; droit de traverser le parquet; enregistrement devant la Grand'Chambre des lettres patentes les concernant; concession à leur postérité des prérogatives dont ils jouissaient eux-mêmes... L'édit de mai 1711,—dont nous venons de parler,—sous prétexte de réglementation générale, concédait aux légitimés des avantages nouveaux: celui des honneurs du sacre, de préférence aux ducs; celui de disposer en faveur des mâles de leur famille, toujours avec droit de préséance, des duchés dont ils pouvaient faire l'acquisition; celui enfin d'être reçus au Parlement à vingt ans, tandis que les pairs ne l'étaient qu'à vingt-cinq[168]!

[168] Les princes du sang étaient admis à quinze ans.

Autant de coups de massue, suivis bientôt d'une foule d'autres! En effet, une série de catastrophes,—que certains considéraient comme un châtiment céleste,—venaient bouleverser la fin du règne. C'était la mort, toujours précipitée, parfois tragique, de presque tous les membres de la famille royale: Monseigneur le grand Dauphin; la duchesse de Bourgogne; le duc de Bourgogne, devenu héritier présomptif; un troisième Dauphin encore en bas âge; le duc de Berri... Il ne restait qu'un pauvre enfant, qu'on ne croyait point appelé à vivre: celui-là même qui régnera sous le nom de Louis XV... Affolé par cette accumulation de maux, Louis XIV prenait la résolution de concéder aux bâtards tous les droits dont jouissaient les princes du sang, y compris «l'habilité au trône[169]». Il devait enfin achever son œuvre par des dispositions testamentaires aux termes desquelles les principales attributions de la régence,—l'éducation du roi, la garde de sa personne et, par suite, le commandement des troupes de Paris,—étaient enlevées au duc d'Orléans pour être confiées au duc du Maine...

[169] Déclaration du 23 mai 1715.

Cette accumulation de faveurs que rien ne justifiait, ni les services rendus, ni l'éclat du talent, déchaînèrent chez Messieurs de la pairie d'incroyables tempêtes. Les plus modérés se livrèrent à des transports auprès desquels pâlissent les fureurs légendaires d'Oreste. Tous, d'ailleurs, tombaient d'accord pour proclamer que, depuis la tentative d'Encelade se ruant à l'assaut du ciel, on ne trouvait ni dans la fable, ni dans l'imagination des poètes, aucun phénomène comparable à celui-ci... Ce phénomène, si gros de conséquences pour l'avenir, allait, en attendant la mort du roi, désormais prochaine, produire ce résultat inattendu de faire renaître de ses cendres l'affaire du bonnet. L'explication en est bien simple. Aussi longtemps qu'ils furent réduits à une situation intermédiaire, inférieure à celle des princes, supérieure, mais de peu, à celle des ducs, les bâtards ne permirent pas qu'on saluât ces derniers, de peur de diminuer la distance qui les séparait. Maintenant qu'ils les dominaient de cent coudées, l'obstacle n'existait plus. Que pouvait bien faire à des gens qui touchaient du doigt à la Couronne, qu'on distribuât aux ducs quelques politesses de plus ou de moins?—Les circonstances s'y prêtant, la seconde période de la querelle allait s'ouvrir.


IX

Le duc du Maine et le Premier Président de Mesmes.—Leur duplicité d'après les «Mémoires».—Affront au bailli de Mesmes.—Scène violente faite par Saint-Simon au duc du Maine.—La version des «Mémoires» est-elle la vraie?—Raisons d'en douter.

De quelle façon l'affaire rebondit-elle? C'est ce que nous allons rechercher en suivant pas à pas le récit de Saint-Simon.

D'après lui, l'auteur du mal ne serait autre que le triomphateur du jour, le duc du Maine. Le but qu'il poursuivait? Brouiller si bien avec tout le monde Messieurs de la pairie que, absorbés par le souci de leur propre défense, ils n'eussent, au commencement du prochain règne, ni le loisir ni le pouvoir d'attaquer les légitimés et de leur faire rendre gorge.

La reprise de «l'affaire» était le moyen tout indiqué pour la mise en œuvre de ce plan machiavélique... M. du Maine ne perdit pas une minute. Le jour même de son élévation, il se confondait en protestations de tendresses à l'égard des ducs, exaltait la grandeur de leur dignité et mettait son crédit à leur service. Il n'en rencontrait pas un, au prône ou aux réunions de Versailles, qu'aussitôt il ne parlât «de l'indécence du bonnet». Sans doute, il avait participé au maintien de l'abus, tant qu'il en avait tiré un profit «de distinction»; mais, depuis que la bonté du roi l'avait promu au rang insigne de prince du sang, les prétentions de la robe lui paraissaient intolérables... Étonnés d'un pareil langage, ses interlocuteurs l'accueillaient froidement; mais le petit boiteux revenait à la charge et, de sa propre initiative, «remettait tout en train». De difficultés, il certifiait qu'on n'en éprouverait aucune. Les princes? Leur bonne volonté était certaine. Le Premier Président de Mesmes? Il avait engagé sa parole et répondait du Parlement. Le roi? Sa Majesté ne demandait qu'à être agréable aux deux partis et applaudirait à une réconciliation générale!

Cette communication d'un homme, que rendait si suspect son mépris des règles fondamentales du royaume, ne pouvait inspirer que de la défiance. Hormis M. de Noailles, un naïf, et M. d'Aumont[170], «un pigeon privé», c'est-à-dire un faux frère, chacun s'accorda à reconnaître qu'elle cachait un complot en vue de rabaisser les ducs «par le mauvais succès de leur entreprise». Faire d'eux le jouet de la robe, en même temps que «la risée du monde», c'était à quoi tendaient tant d'efforts.

[170] Il ne s'agit pas ici du vieux duc d'Aumont qui expulsa Nicolas de Novion du balustre royal, mais de son fils Louis, lequel porta longtemps le titre de marquis de Villequier.

Cette conviction étant bien assise, il semble qu'il n'y eût qu'un parti à prendre: décliner, sous un prétexte assorti de paroles flatteuses, une offre aussi perfide. Mais, du temps de Louis XIV, on ne raisonnait pas comme aujourd'hui... Mise aux voix, dans une réunion tenue chez M. de La Trémoille, cette solution fut repoussée à l'unanimité. Refuser, c'eût été trahir l'animosité qu'on éprouvait à l'égard de M. du Maine et faire entendre qu'on était résolu «à l'attaquer», dès l'avènement d'un nouveau souverain. Ce qui, en raison du mécontentement du roi et des rancunes de son bâtard préféré, «dont le sein étoit un gouffre noir», entraînerait des conséquences terribles! C'est pourquoi ces natures aussi pénétrantes que compliquées se résignaient «à donner dans le panneau tendu»,—sacrifice d'autant plus admirable qu'elles ne se faisaient aucune illusion sur le sort qui leur était réservé!

«L'embarquement» eut donc lieu sous les auspices du nautonnier du Maine. Mais le duc d'Antin avait à peine rédigé un mémoire sage, honnête, mesuré et «d'une brièveté remarquable[171]», que les présidents prenaient ombrage, se cabraient et manifestaient de ridicules exigences. Ils daignaient bien consentir à accorder le salut; mais à quelle condition? A la condition que, comme autrefois, la pairie accompagnât le Parlement tant à l'entrée qu'à la sortie des séances... Qui le croirait? Ce compromis honteux paraissait acceptable à certains ducs! Heureusement, Saint-Simon était là pour les rappeler à la pudeur... Que demandait-on, en somme? «Une civilité qui ne se refuse pas à un honnête domestique...» Et, en échange, qu'exigeaient les présidents? Un monstrueux avantage: l'obligation pour les pairs de marcher à la suite, comme des laquais... Non, non, mille fois non: mieux valait, à perpétuité, grimper à l'échelle!

[171] La remise au roi de ce mémoire est mentionnée par Dangeau sous la date du 6 décembre 1714. Les ducs y réclament deux choses: «l'une, que le Premier Président, en leur demandant leur avis, les salue, comme il salue les présidents; l'autre, qu'on ne mette point de conseiller au bout de leur banc».

Il suffisait maintenant d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Elle se produisit sous la forme d'un propos que l'on prêta au Premier Président de Mesmes:

—Sire, aurait-il dit à Sa Majesté, au cours d'une entrevue secrète, les ducs ne négligeront rien, dès la constitution d'un nouveau règne, pour dépouiller MM. du Maine et de Toulouse des avantages dont ils sont nantis. Leur ambition va plus loin encore: ils escomptent la mort du jeune Dauphin pour établir, comme en Pologne, une monarchie élective et porter l'un d'eux à la couronne.

Et Saint-Simon, dont cette prétendue déclaration fait trop bien le jeu pour qu'il ne la tienne pas pour authentique, de fournir des précisions, comme s'il eût assisté à la scène[172]. Mais, ce qu'il néglige de mentionner dans ses Mémoires, c'est un détail qui, révélé par les Écrits inédits, donne la clef de cet entretien énigmatique. Ce n'est pas hors de propos que le mot de monarchie élective avait été prononcé. La conversation l'avait amené tout naturellement, à l'occasion «d'un homme de lettres qui travailloit pour les ducs» et qu'il était question «d'enlever», sans doute pour le jeter à la Bastille[173]. Or, de quel méfait s'était rendu coupable ce libelliste? De publications en vue d'établir que les grandes sanctions de l'État appartenaient exclusivement à la pairie et que, à défaut d'héritiers légitimes, c'est elle, elle seule, qui, en vertu des lois anciennes de la monarchie française, décidait de l'élection des rois... Prétentions datant de loin sans doute, mais dont l'affirmation, à la veille d'un changement de règne, avait quelque peu ému la noblesse, le Parlement et Sa Majesté elle-même[174].

[172] Additions au journal de Dangeau, t. XV, p. 363.

[173] Écrits inédits, t. IV, p. 148.

[174] Mémoires du maréchal de Richelieu, t. I, p. 76.

Les ducs, cela va de soi, protestaient de la pureté de leurs intentions et, au moment même où ils ourdissaient leur trame contre les légitimés, donnaient l'assurance que les dernières dispositions de Louis XIV ne trouveraient pas de défenseurs plus fidèles qu'eux-mêmes. Ils se hâtaient, d'ailleurs, pour opérer une diversion, de présenter à Sa Majesté une requête contre les présidents et un mémoire récapitulatif de leurs griefs... Requête et mémoire demeurèrent sans réponse[175].

[175] La requête est du 5 janvier 1715, le mémoire du mois de février suivant. Écrits inédits, t. III, p. 383 et suiv.

Ce silence était significatif: les pairs ne s'y trompèrent pas. Fidèles à leur ancienne tactique, ils décidaient de mettre la robe à l'index: sentence qui reçut une exécution immédiate. Le bailli de Mesmes, ambassadeur de Malte et frère du Premier Président, s'étant présenté à Versailles, le duc de Tresmes lui interdit l'entrée du cabinet royal, en spécifiant que, s'il lui infligeait cet affront, c'était par mesure de représailles[176]...

[176] M. de Caumartin était, presque en même temps, l'objet d'un traitement identique.

La rupture était complète. Aussi bien nul ne se souciait plus d'avoir affaire avec ces gens terribles qu'étaient les ducs. Accusé de manquements à sa parole, le Premier Président affirma n'avoir rien promis, si ce n'était sa bonne volonté. Mme la Princesse, parlant au nom de ses fils, jura ses grands dieux que feu M. le Prince regardait «le refus du bonnet» comme une marque distinctive dont il n'eût, à aucun prix, permis l'abolition. Quant au roi, excédé de tant de manèges, il signifiait aux parties qu'elles eussent à ne lui plus parler de rien...

Cependant,—dernière tentative,—une entrevue avait lieu entre deux délégués de la pairie et la duchesse du Maine, derrière laquelle, ne sachant à quel saint se vouer, s'effaçait son timide époux. Certes, si l'on put adresser quelques reproches à la petite-fille du grand Condé, ce ne fut pas celui de manquer de franchise. Elle protesta que, lorsqu'on possédait des avantages aussi précieux que ceux dont les légitimés avaient le bonheur d'être nantis, on n'y renonçait pas de gaîté de cœur, et que, pour elle, plutôt que d'en faire son deuil, elle n'hésiterait pas à mettre le feu aux quatre coins du royaume... Cela dit, elle concluait en ces termes:

—Donnant donnant, messieurs les ducs. Engagez-vous par écrit à maintenir les faveurs accordées à M. du Maine: nous ferons de notre mieux pour que vous ayez satisfaction.

C'était, au dire de Saint-Simon, l'aveu cynique du complot ourdi entre M. de Mesmes et les châtelains de Sceaux, c'est-à-dire le duc et la duchesse du Maine, sous le regard complaisant de Sa Majesté... Trahison! s'écrie-t-il, trahison!... Et, aussitôt, de ruminer mille projets hasardeux. Après une nuit sans sommeil, il guetta M. du Maine au sortir de la chapelle, tomba chez lui comme une trombe et là, en tête à tête avec ce prince, «si odieux aux ténèbres que les ténèbres le rejetoient», fit une scène d'une violence telle que le malheureux, d'ordinaire «vermeil et désinvolte, devint interdit et pâle comme un mort». Et ce grand justicier, qui,—ô logique!—s'était sciemment offert à la risée du monde pour ne point s'exposer aux rancunes du favori, terminait par cette apostrophe menaçante contenant assignation à bref délai: «Monsieur, vous pouvez tout: vous nous le montrez bien et à toute la France. Jouissez de votre pouvoir et de tout ce que vous avez obtenu... Il vient quelquefois des temps où on se repent trop tard d'en avoir abusé et d'avoir joué et trompé de sens froid tous les principaux seigneurs du royaume en rang et en établissement, qui ne l'oublieront jamais!»... On se demandera avec angoisse,—étant donné que le plus courtois des refus devait causer à la pairie des maux incalculables,—quel put bien être le châtiment réservé à cette philippique «dite d'un ton de croquemitaine[177]»... Qu'on se rassure. Nous savons, de l'intéressé lui-même, très pénétré du sentiment de sa bravoure, que, loin de lui procurer les palmes du martyre, elle ne lui causa jamais le moindre désagrément.

[177] Princesses et grandes dames, par Arvède Barine, p. 250.

Telle est la version de Saint-Simon. L'exposé qui vient d'en être fait résume deux chapitres de ses Mémoires et une addition au Journal de Dangeau, laquelle, antérieure de quelques années, est, comme d'habitude, moins montée de couleur et de ton[178]... Que penser d'un pareil récit? Convient-il de croire à sa sincérité, lorsqu'il attribue à M. du Maine la responsabilité de cette seconde entreprise dont l'issue ne devait, pas plus que celle de la première, flatter l'amour-propre des ducs?—Nous estimons qu'il y a lieu de se montrer sceptique.

[178] Journal de Dangeau, t. XV, p. 296.

C'est qu'en effet tout est suspect dans cette étrange narration. Sur l'un ou l'autre point une vérification est-elle possible? On peut être sûr par avance qu'elle soulignera une inexactitude. En veut-on un exemple? Prenons l'algarade du duc de Tresmes interdisant au bailli de Mesmes l'entrée du cabinet royal. Saint-Simon ne l'eût point, pour un caprice, passée sous silence, parce qu'elle fournissait un aliment à ses rancunes; mais comme il s'applique à atténuer les conséquences d'un procédé violent qui le ravit! «Le Premier Président, déclare-t-il, obtint que le roi dît au duc de Tresmes qu'il ne devoit pas faire servir sa charge à sa vengeance particulière, mais sans aigreur, et d'ailleurs fut sourd à tout ce que le Premier Président lui put dire et ne se voulut mêler de rien[179]

[179] Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 34.

Chez Dangeau, autre son de cloche. «Quand, rapporte l'exact chroniqueur, le Premier Président fut sorti, le roi envoya chercher le duc de Tresmes, à qui il fit une réprimande assez sérieuse. Il dit même à ses ministres, en entrant au Conseil et à Mme de Maintenon, en entrant chez elle, qu'il n'avoit quasi jamais été plus en colère[180].»... Mais voilà qui est plus significatif. On sait que la victime de cette agression fut le bailli de Mesmes. Saint-Simon ne peut s'y tromper, car il annote sans protestation le récit de Dangeau. Mais cet affront, à un personnage d'aussi mince figure, cadre mal sans doute avec l'importance qu'il entend donner aux représailles de la pairie. Toujours est-il que, dans les Mémoires, par une distraction qu'on a peine à croire involontaire, un frère est substitué à l'autre et que le Premier Président est représenté comme ayant subi l'injure infligée à l'ambassadeur de Malte[181].

[180] Journal de Dangeau, t. XV, p. 362.—Revenant le lendemain sur cet incident, Dangeau annonce que le duc de Tresmes parla à Sa Majesté «le matin, dans son lit, pour marquer sa douleur de lui avoir déplu et que le roi eut la bonté de lui pardonner».

[181] Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 34.

Aux inexactitudes il convient de joindre les invraisemblances. A qui fera-t-on croire que les pairs, dont on sait l'acharnement contre la robe, demeurèrent taisants lorsqu'ils eurent le champ libre, par suite de l'élévation «du fils chéri de Jupiter»? que ces grands seigneurs orgueilleux qui, trois ans plus tôt, résistaient avec tant de crânerie aux instances royales en faveur de d'Antin, un autre favori, s'abaissèrent, par crainte de dangers chimériques, à l'attitude piteuse que leur prêtent les Mémoires[182]?

[182] On le croira d'autant moins que, d'après les Écrits inédits, t. IV, p. 143, les ducs avaient, à une première démarche de M. du Maine, répondu assez cavalièrement: «Ils avoient rompu de manière à lui laisser bien voir ce qu'ils en pensoient.»

Mais l'affirmation la plus choquante est celle qui a trait au rôle attribué au duc du Maine,—une des personnalités historiques dont le caractère a le plus prêté matière à discussion...

Pour Barbier, qui se fait le porte-parole du public, M. du Maine fut «un prince très sage et très estimé[183]». Ceux qui vécurent dans son intimité n'avaient pas de lui une moins bonne opinion. Mme de Staal de Launay le représente sous les couleurs les plus favorables. Enveloppé par la défiance, le cœur du duc du Maine ne se découvrait guère: il n'en était pas moins, assure Mme de Staal, un gentilhomme accompli, d'un esprit fin et cultivé, d'un caractère noble et sérieux, aimant l'ordre, épris de justice, ne s'écartant jamais des bienséances, possédant tous les dons qu'on apprécie dans le monde, mais ne les produisant qu'avec une extrême répugnance, à raison de son goût pour le travail et la solitude[184]: ce qui explique ses retraites prolongées au fond de certaine tourelle où il s'oubliait à dire son chapelet, à dresser des plans de jardin ou bien à traduire l'Anti-Lucrèce... Si bien que, outrée de tant d'inertie, l'impétueuse duchesse, sa femme, lui décochait des traits de ce genre:—Un beau matin, monsieur, vous trouverez, en vous éveillant, que vous êtes de l'Académie et M. d'Orléans à la Régence[185]!... Ce n'est sûrement point là l'intrigant, dépourvu de scrupules, qui, prodigue de démarches, de discours, de promesses, toujours sur la brèche et se dépensant de cent manières différentes, organisa «les odieuses manœuvres» dont pâtirent les ducs!

[183] Journal de Barbier, t. I, p. 13.

[184] Mémoires de Mme de Staal de Launay, in fine.

[185] Le maréchal de Villars, qui paraît avoir bien connu le duc du Maine, parle «de son éloignement naturel de toute entreprise». Mémoires de Villars, t. II, p. 413.

Mais il y a un autre duc du Maine, le duc du Maine de Saint-Simon et un peu aussi celui de Madame Palatine. Ce second personnage, il faut le reconnaître, ne ressemble guère au premier. C'est une façon d'hypocrite à l'intelligence alerte, ayant de l'esprit «comme un ange»,—un ange déchu, s'entend,—dont il possède la malignité, la perversité d'âme, les simulations hors mesure, les séductions et le charme, expert en combinaisons artificieuses, s'appliquant à nuire et y parvenant toujours, capable d'ailleurs de vues à longue échéance et en poursuivant la réalisation avec une invincible ténacité... Tout cela s'alliant,—contradiction qu'on ne s'explique guère,—avec une telle poltronnerie que, pour le pousser en avant, la duchesse en est réduite aux arguments tangibles, c'est-à-dire «aux coups de bâton[186]».

[186] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 223. Ce n'est pas seulement de poltronnerie que parlent les Mémoires; c'est aussi de «lâcheté»: accusation dont un examen sérieux paraît aujourd'hui avoir fait justice.

C'est en face de ce Machiavel au petit pied, rusé, délié, retors, que, pour juger le récit des Mémoires, il importe de se placer... Quel est donc le calcul qu'ils lui prêtent? Un calcul inconciliable avec le bon sens le plus élémentaire. Non que nous contestions l'excellence de la maxime chère à Louis XI: diviser pour régner. Mais nous n'aurions garde d'en recommander l'application aux princes,—non pourvus d'un trône,—dont le sort dépend d'un débat judiciaire... Quel but poursuivaient les légitimés? Conserver le bénéfice des avantages à eux concédés par deux édits et par un testament? Quel était le tribunal chargé de statuer? La Cour de Parlement. De quels éléments se composait cette Cour? Des membres de la pairie et de la robe, chacun ayant voix égale... Or n'est-il pas de règle qu'un plaideur cherche d'abord à se concilier ses juges, sauf à les maudire ensuite si la décision ne lui est pas favorable? M. du Maine change tout cela et, sous couleur d'opérer une division habile, s'applique à indisposer tout le monde: les uns, en proclamant que leur opiniâtreté à refuser le salut du bonnet est injustifiable; les autres, en les «embarquant» malgré eux dans la plus fâcheuse des aventures! De la part d'un homme gratifié par la nature «du génie d'un démon», on confessera que c'est une singulière politique.

Politique d'autant plus inadmissible, qu'elle eût été en contradiction avec celle de Louis XIV, dont l'intérêt et les désirs se confondaient avec ceux des légitimés. Que le souverain crût nécessaire de recourir à de minutieux ménagements, cela peut paraître paradoxal. Rien, cependant, n'est plus exact. Le temps, en effet, était loin où le catéchisme royal faisait de lui un lieutenant du Très-Haut; où Bossuet le représentait comme un dieu, mortel sans doute, mais comme «un dieu»; où lui-même, convaincu de son essence surhumaine, faisait admettre cet axiome que sa volonté devait être obéie «sans discernement[187]»... Depuis lors, que de revers, d'amertume, d'humiliations, bien faits pour ébranler sa foi dans l'origine et l'efficacité de la puissance dont il était investi! A l'acclamation des foules ont succédé les malédictions du peuple, les chansons outrageantes, les placards séditieux affichés dans les lieux publics, «surtout à ses statues[188]». Le triomphateur ébloui est remplacé par un vaincu qui ne se fait d'illusions ni sur l'amoindrissement du prestige monarchique, ni sur la fin désormais prochaine du pouvoir absolu. Comment croire, dès lors, qu'à propos d'un conflit puéril il va indisposer cette grande institution judiciaire, le Parlement, dont les décisions,—il ne l'ignore pas,—régleront le sort de ses dispositions posthumes[189]?—Aussi bien ne cesse-t-il de déclarer qu'il ne fera rien, dans l'affaire du bonnet, sans l'accord préalable des parties en cause.

[187] Louis XIV et la Grande Mademoiselle, par Arvède Barine, p. 146.

[188] Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 408.

[189] Voir, notamment, les Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 261 et suiv.

Ce sont là, semble-t-il, des présomptions puissantes contre la thèse de Saint-Simon. Celui-ci n'est pas, d'ailleurs, le seul contemporain qui se soit expliqué sur cette période de l'affaire. Le maréchal de Villars, un duc et pair également, d'autant plus jaloux des prérogatives de sa dignité qu'il en était investi de fraîche date, actif, remuant, très au courant des intrigues, a laissé, lui aussi, des Mémoires. Or Villars ne souffle mot des incidents rapportés par Saint-Simon. Ses explications sont moins compliquées. Aussitôt après l'édit de juillet 1714, conférant aux légitimés «l'habilité au trône», une démarche fut faite auprès de Sa Majesté, et ce fut lui, Villars, qui porta la parole[190]:

[190] Villars ne fixe pas la date de cette démarche, mais il indique qu'elle fut antérieure à son départ pour Bade où il arriva le 9 septembre 1714.

—«Sire, déclara-t-il, il est surprenant que ceux qui ont l'honneur de représenter Votre Majesté dans son Parlement refusent aux pairs de France un honneur que Votre Majesté veut bien leur faire en toute occasion. Nous remarquons tous les jours, lorsque Votre Majesté a son chapeau sur la tête, et que nous approchons d'Elle, qu'Elle veut bien l'ôter. Y a t-il quelque apparence de raison que le Premier Président le refuse et que le représentant veuille plus d'honneurs que le représenté n'en exige?»

Et le roi de répondre ce qu'il répond à tout le monde:

—«A la vérité, je n'en trouve aucune; mais il sera plus agréable pour les pairs que le Parlement se rende de lui-même que si c'étoit par mon ordre.»

C'est dans ces conditions toutes naturelles qu'eut lieu la reprise de l'affaire. Quant à des promesses, encore moins à une pression, à «l'embarquement» de la pairie sous la menace des plus cruelles calamités, à une ligue «scélérate», à la virulente sortie que l'on sait—il n'en est pas question. La formule de Villars est d'une simplicité qui impose la confiance. «Les pairs, dit-il, prétendoient le bonnet. Les princes légitimés s'y opposèrent parce que ce droit auroit trop rapproché les pairs d'eux; mais ils n'y mirent plus d'obstacles quand, par l'édit qui leur donnoit la faculté de parvenir à la couronne après les princes du sang, ils furent gratifiés des mêmes honneurs et privilèges[191]

[191] Mémoires de Villars, t. II, p. 349.

Une neutralité bienveillante: telle fut, telle devait être l'attitude des légitimés, jusqu'au jour où, ruinés dans leurs espérances par l'annulation du testament royal, ils n'eurent plus de ménagements à garder. De contrainte morale, les ducs n'en subirent aucune. S'ils se lancèrent dans un nouveau conflit avec la robe, c'est qu'ils se figuraient avoir facilement raison de M. de Mesmes, avec lequel plusieurs d'entre eux entretenaient des rapports d'amitié. Ils s'attachèrent d'abord à le séduire par leurs flatteries; puis, tout aussi vainement, essayèrent de l'intimider par leurs menaces[192]... Qu'il y ait eu alors des pourparlers en vue d'une transaction que le duc du Maine, désireux de se faire bien venir des deux parties,—ses juges de demain,—envisagea avec faveur; cela n'est pas douteux. Mais là, suivant toutes vraisemblances, se borna l'initiative de ce prince dans des négociations que l'intransigeance de certains ducs empêcha d'aboutir. Cette faute, imputable à ses amis et à lui-même, l'auteur des Mémoires n'était pas homme à la reconnaître: d'où l'ingénieux arrangement que lui inspira le silence du cabinet, au moment où il donna à ses notes leur forme définitive... Les choses ainsi mises au point, il est permis de croire que la prétendue trahison de 1714 est le pendant de la soi-disant agression de 1681: avec cette différence que, pour 1681, le vengeur de la pairie dut se contenter d'une victime,—Novion; tandis que, pour 1714, ayant le moyen de s'en offrir deux, MM. du Maine et de Mesmes, il n'eut garde de négliger une occasion aussi heureuse.

[192] Mémoire du Parlement, du mois d'avril 1716.


X

La dernière maladie de Louis XIV.—Les ducs délibèrent.—Les ducs de La Force, de Charost, d'Antin, le maréchal de Villars, les ducs de Coislin, de Tresmes.—Les pairs ecclésiastiques.—M. de Reims.—Questions d'étiquette.—Négociations avec le Régent.

Cependant le moment décisif approchait: celui que les pairs, pareils au peuple d'Israël soupirant après la terre promise, appelaient de tous leurs vœux. La mort de Louis XIV n'était plus qu'une affaire de semaines. Commencée à la disparition du duc de Bourgogne, la déchéance suivait son cours avec une effrayante rapidité. Le teint était devenu couleur de cire et les traits avaient subi une altération telle que, rencontré ailleurs qu'à Versailles, le royal malade n'eût été reconnu de personne.

L'imminente éventualité d'un changement de règne déchaînait les convoitises. Sans parler des ducs d'Orléans et du Maine qui, chacun de son côté, travaillaient à se créer des partisans, en vue d'une rencontre prochaine à la barre de la Grand'Chambre, les ambitions de toute nature,—Dieu sait si elles étaient nombreuses!—se donnaient librement carrière. La Cour, du plus humble au plus élevé, offrait le spectacle d'une lamentable bassesse. Les salons du futur Régent se vidaient en un clin d'œil, ou s'emplissaient si bien qu'une aiguille n'eût pu tomber à terre, suivant que le bulletin médical faisait présager une amélioration ou une recrudescence du mal. L'absorption de deux biscuits, avec un doigt de vin d'Espagne, ramenait au moribond cette foule servile. Le renvoi d'un bouillon ou le recours à quelque empirique la précipitait du côté du soleil levant.

Au sein de la pairie l'agitation touchait à son comble. En dépit des visées politiques de certains de ses membres, l'affaire du bonnet constituait la grande préoccupation. Depuis plusieurs mois déjà, on se concertait: non, d'ailleurs, sans quelque peine. Le château de Versailles était, en effet, le lieu du royaume où la police était le plus active. Grâce à l'habile organisation d'un service d'espionnage, rien n'échappait à la surveillance du roi. Toute démarche suspecte donnant lieu à un rapport, des assemblées plénières n'eussent point été possibles. Aussi se réunissait-on par séries de quatre ou cinq, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, chaque groupe communiquant avec le groupe voisin par l'entremise d'un émissaire. Et pendant qu'un serviteur faisait le guet dans les couloirs, les conjurés, assis, suivant l'ordre du tableau, au fond d'une pièce reculée, abordaient l'ordre du jour... Débats approfondis, graves et d'une rare prolixité! Saint-Simon surtout était inépuisable, quand il rencontrait quelque résistance: «Monsieur, lui écrit le chancelier de Pontchartrain, un siècle entier de conversation vous paraîtrait un moment étranglé si on ne finissoit pas par être de votre avis[193].» Un de ceux qui lui tenaient tête le plus volontiers était M. de Noailles, Brutus-Noailles, dont, en dépit de ce sobriquet tragique, chacun proclamait l'excellent esprit[194]. Un jour, entre eux, la discussion s'échauffa si bien qu'elle dégénéra en querelle. M. de Noailles, de belle prestance et doué d'un vigoureux organe, écrasait son adversaire. Celui-ci avait beau gesticuler, jeter feu et flamme, sa voix de crécelle ne parvenait pas à prendre le dessus. Ce que voyant, il grimpait sur le gradin de la fenêtre; puis, ne pouvant encore se faire entendre, il se hissait au sommet d'une armoire, d'où il s'époumonait à fulminer ses arguments.

[193] Mémoires de Saint-Simon, t. VIII, p. 365.

[194] Ainsi nommé parce que, à l'époque où couraient, sur le duc d'Orléans, les bruits les plus défavorables, M. de Noailles s'était déclaré prêt à jouer, auprès de lui, le rôle de Brutus.

Saint-Simon avait, dès cette époque, réuni autour de sa personne tout un groupe de ducs animés de sentiments analogues aux siens, poursuivant les mêmes chimères et captivés par le charme de sa conversation, qu'un contemporain qualifie «d'enchanteresse», par le sel de ses lardons, par ses critiques passionnées et aussi par sa rare compétence sur les questions d'étiquette. Tous, dans l'immense tableau que constituent ses Mémoires, font l'objet de portraits brossés de main de maître. Si, au cours de la rapide revue que nous en allons dresser, quelques-uns reçoivent des égratignures, c'est à celui qui fut leur compagnon d'armes que ces ombres ducales devront en demander raison.

Au premier rang, il convient de placer M. de La Force: un ami de vieille date auquel Saint-Simon restera fidèle jusque dans la disgrâce. M. de La Force, très expert en l'art de la parole, avait de l'intelligence, de l'instruction, de l'aptitude au maniement des affaires et un grand besoin d'activité. Mais sa qualité dominante, aux yeux du petit cénacle, c'était «d'être fort duc et pair et incapable de gauchir». L'abaissement de la robe constituait pour lui un article de foi; d'autant plus que, personnellement, il avait eu maille à partir avec elle: non à Paris, mais en province. La province, en effet, marchait sur les traces de la capitale. Il n'existait pas de présidial, de sénéchaussée ou de bailliage où l'on ne se passionnât pour l'affaire du bonnet.

Quant aux divers parlements du royaume, personne, du plus élevé des magistrats jusqu'au dernier des procureurs, n'y jurait que par Novion et Harlay. Dès qu'un pair, en cours de voyage, faisait mine d'user de son droit en siégeant à l'une de ces hautes juridictions, présidents et conseillers s'appliquaient,—pour l'entrée, la sortie, les saluts,—à traiter l'indiscret comme l'eussent pu faire leurs collègues de Paris. C'est à Bordeaux que la patience de M. de La Force avait été mise à l'épreuve: le Parlement exigea qu'il prît la suite de la Compagnie et interdit à son carrosse l'entrée de la cour du Palais... Des procédés inqualifiables que M. de La Force n'oublia jamais[195].

[195] Cette affaire fut soumise à Sa Majesté et donna lieu à une longue correspondance de MM. de La Vrillière et de Ponchartrain.

Après lui, il faut citer M. de Charost. «Bonhomme, dévot et qui ne pense pas à mal», dit de lui Mathieu Marais[196]. Saint-Simon célèbre ses qualités morales, mais confirme l'opinion peu flatteuse de son confrère en chronique sur la valeur intellectuelle du personnage. «Ce n'étoit pas, déclare-t-il, un homme à exister, par conséquent à compter.» Mais, ajoute-t-il, «il étoit tout à moi»... La nullité de ce courtisan digne d'estime qui, après la disgrâce de Villeroy, obtint les fonctions de gouverneur de Louis XV, fut sans doute la raison de sa fortune: «tel est, en effet, le malheur des princes et la nécessité des combinaisons».

[196] Journal de Mathieu Marais, t. II, p. 328.

Ajoutons, d'un trait rapide:—«M. d'Antin, qui ne se consolait pas de n'avoir pu obtenir le titre d'Épernon»;—le maréchal de Villars, que sa gloire militaire n'empêchait pas d'être fort sensible aux questions de cérémonial;—M. d'Estrées, un viveur ruiné, en quête d'emplois que la Cour s'obstinait à lui refuser;—M. de Sully, le meilleur danseur de Versailles, pris par Louis XIV en aversion, on ne savait pourquoi, et qui supportait cette défaveur avec plus de résignation que les entreprises de la robe;—M. de Coislin, évêque de Metz, héritier et successeur de son frère, le «tortionnaire» de Nicolas de Novion[197];—M. de Tresmes, premier gentilhomme de la Chambre et gouverneur de Paris... Une happelourde! s'accordait-on à reconnaître... «Une vieille bête», dit, plus simplement, Madame Palatine: d'une bêtise si grande qu'elle finit par constituer sa force et par le maintenir en place[198]... Pourvu que son cerveau ne fût pas soumis à de trop rudes épreuves, il n'y avait pas d'obstacles devant lesquels reculât le zèle de M. de Tresmes. Les corrections manuelles relevaient de son département: témoin ses algarades au bailli de Mesmes et à M. de Caumartin. Peut-être trouverait-on le secret d'une attitude aussi militante dans ce fait qu'ayant, en vertu d'une licence royale, transformé son hôtel de la rue Neuve-Saint-Augustin en académie de jeux,—bassette, pharaon, biribi,—dont la ferme lui rapportait quarante mille écus de rente, il se trouvait en butte à l'hostilité du Parlement: émus des scandales quotidiens dont son tripot était le théâtre, certains de Messieurs ne dissimulaient pas leur intention d'en prescrire la fermeture, en vertu du droit de police dont ils étaient investis[199].

[197] La réception de M. de Coislin qui, bien que d'Église, était pourvu d'une pairie laïque, donna lieu à de graves débats. L'admettrait-on en costume civil, avec l'épée et le «bouquet de plumes»? ou en costume ecclésiastique, avec rochet et camail?... C'est pour ce dernier parti qu'on se décida, après avis du roi.

[198] C'est lui, assurait-on,—on ne prête qu'aux riches,—qui, regardant d'un air connaisseur plusieurs crucifiements du Christ, soutenait qu'ils étaient l'œuvre d'un peintre unique: «Ne voyez-vous pas la signature: INRI? Elle est la même sur toutes les toiles.»

[199] L'hôtel de Gesvres (ou de Tresmes) partageait ce privilège avec l'hôtel de Soissons qui appartenait au prince de Carignan.

Quoique moins nombreux, l'élément ecclésiastique n'était pas non plus à dédaigner. Un élément pondérateur, est-on tenté de croire: des gens d'Église, revêtus de l'habit qui commande le détachement des vanités terrestres, élevés en dehors de tout préjugé de caste et ne pouvant transmettre, après eux, une dignité dont les hasards de la fortune les ont pourvus, ne devaient, semble-t-il, avoir à la bouche que des paroles de paix! Qu'on se détrompe. L'air de la pairie «étoit si contagieux» que ceux-là mêmes, dont on eût été en droit d'attendre le plus de modération, se faisaient remarquer par leur turbulence. Tel M. de Clermont-Chatte, évêque-duc de Laon, qui, très bon homme en son particulier, devenait intraitable quand les privilèges de sa dignité se trouvaient en péril. Tel aussi M. de Saulx-Tavannes, évêque-comte de Châlons, lequel eût bel et bien précipité le cardinal Dubois du haut des gradins de la Grand'Chambre, s'il s'était avisé, comme il en avait l'intention, d'usurper la préséance[200]!

[200] Les pairs laïcs s'étaient engagés à prêter main-forte à M. de Châlons. La résolution, dit Saint-Simon, «avoit passé par moi et auroit été exécutée si le cardinal Dubois s'y fût commis». Mémoires, t. X, p. 443.

Mais le plus fougueux de ces prélats était M. de Mailly, archevêque de Reims, légat-né du Saint-Siège et primat de la Gaule Belgique: un de ces cadets de bonne maison que des convenances de famille obligeaient, souvent contre leur gré, à entrer dans les ordres. En dehors des mœurs, qu'il avait irréprochables, M. de Mailly ne prit jamais de l'état ecclésiastique, pour lequel il ne sentait aucune inclination[201], «que ce qu'il ne put laisser». Ambitieux, adroit, plein de ressources, rompu à l'intrigue et d'une ténacité rare, il avait, en nouant avec Rome des intelligences secrètes que Louis XIV ne lui pardonna jamais, enlevé «à force de bras» la haute situation dont il était pourvu. Il allait même bientôt, à l'insu du gouvernement, qui refusa plusieurs mois de ratifier sa nomination, obtenir la barrette. Mais il aspirait à mieux encore et se flattait de devenir grand aumônier de France et archevêque de Paris. C'est pourquoi il se lançait à corps perdu dans les affaires de la Constitution où, prétendaient certains pêcheurs en eau trouble, il y avait de gros profits à réaliser... Des difficultés, ce singulier prélat en avait avec tout le monde. Le rôle de la Grand'Chambre était encombré de procès qu'il perdait régulièrement: procès avec ses curés, procès avec ses chanoines, procès avec l'Université. Puis, lorsque le parti ultramontain l'emporta d'une façon définitive, conflits avec ses suffragants, avec son chapitre, avec bon nombre d'ecclésiastiques vis-à-vis desquels il ne ménageait ni les mesures vexatoires, ni les lettres de cachet[202]... Ce personnage «difficultueux et des moins disposés à entrer en composition[203]», mis en évidence par son titre de premier pair du royaume, devait jouer, dans l'affaire, un rôle considérable. Il le joua, en effet, aux côtés de Saint-Simon, son ami et son allié, sinon son parent. Celui-ci, il faut le dire à sa louange, n'hésitait pas à blâmer la ligne de conduite de M. de Reims et possédait une qualité, le désintéressement, que ce dernier ne paraît pas avoir souvent mise en pratique.

[201] «L'abbé de Mailly, qui n'avoit jamais voulu tâter de la moinerie, n'avoit pas plus d'inclination pour l'état ecclésiastique; sa mère l'y força... On peut juger quel prêtre ce fut et quelles études il fit; mais il avoit de l'honneur et fit de nécessité vertu.» Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 298.

[202] D'après Buvat (Journal de la Régence, t. II, p. 294), M. de Mailly obtint trente-deux lettres de cachet contre des prêtres de son diocèse. Une chanson—on en fit plusieurs à ce sujet—lui prête le langage suivant:

Les curés sont trop mutins:
J'ai beau, pour punir ces lutins,
Excommunier, interdire...
Ils croient que c'est pour rire,
Et pour les mettre à la raison
La Fare a besoin d'un bâton.

La Fare, l'un de ses vicaires généraux, s'était livré à des voies de fait contre un des récalcitrants. Chansonnier historique, t. II, p. 174.

[203] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 358.

Pendant que Louis XIV agonisait, ce groupe des ardents multipliait les conférences, agitait les questions d'étiquette, s'ingéniait en combinaisons de nature à rehausser le lustre de «l'institution». Certains songeaient, dès à présent, à ouvrir le feu contre les bâtards. D'autres, résolus à créer un ordre spécial composé des seuls membres de la pairie, proposaient de profiter des circonstances pour se séparer de la noblesse. On sait qu'une distinction était faite entre ducs et non-ducs. Les ducs constituaient la noblesse titrée; tout ce qui n'était pas duc était relégué dans la noblesse non titrée[204]. Or, l'occasion semblant favorable pour accentuer cette ligne de démarcation, quelques pairs étaient d'avis de faire bande à part pour aller saluer le nouveau roi. Ce projet, devenu public par suite d'indiscrétions, déchaîna une incroyable effervescence parmi les simples gentilshommes qui protestèrent dans un mémoire rédigé par le marquis de Conflans[205]. Quel était l'auteur de cette tentative? Saint-Simon accuse nettement le duc de Noailles. Il prétend même avoir payé de sa personne pour dissuader ses collègues d'une entreprise dont il redoutait les conséquences; mieux encore, il fournit le canevas des harangues qu'il aurait prononcées à cette occasion. Ce qu'il y a de fâcheux, pour lui, c'est que, une fois de plus, il se trouve ici en contradiction avec ses contemporains. Le fauteur de ces troubles ne serait autre que lui-même, «le petit furibond». Aussi ne lui ménage-t-on pas le blâme, même dans l'entourage de M. d'Orléans. «Je suis sûre, écrit la duchesse de Lorraine[206], que tout ce qui s'est passé sur cela, entre les ducs et la noblesse, ne vient que de ce vilain mâtin-là[207].» Et elle s'étonne que «ce vilain mâtin-là» ne soit pas l'objet de mesures coercitives... Saint-Simon reconnaît, au surplus, que les gentilshommes non titrés étaient si montés contre lui qu'ils apostèrent des laquais devant sa porte pour noter le nom des personnes qui continuaient à le voir. Disgrâce qui atteignit également son alter ego, M. de Reims, «dont la dignité passagère n'avoit pas honte d'entrer dans un dessein si odieux[208]».

[204] Cette distinction existait encore sous la Restauration. Mémoires de la comtesse de Boigne, t. I, p. 396.

[205] Journal de Mathieu Marais, t. I, p. 177.

[206] Élisabeth-Charlotte d'Orléans, sœur du Régent.

[207] Notice sur la vie et les mémoires de Saint-Simon, par Chéruel, p. XLV.

[208] Mémoire du Parlement, du mois d'avril 1716.

En ce qui touche le bonnet, les dispositions étaient prises du jour où le roi fut contraint de garder la chambre. De nombreux pairs avaient vu le futur Régent. A tous il avait fait de superbes promesses. Mais, comme des réponses individuelles ne paraissaient pas suffisantes, on lui expédia une députation sous la conduite de M. de Mailly[209]. Le duc d'Orléans confirma ses précédentes déclarations, affirmant que son premier soin, en prenant le pouvoir, serait de donner satisfaction aux réclamants. «Nous exigeons, ripostèrent ceux-ci, que cette satisfaction nous soit accordée à la séance même où il sera statué sur la régence.—Soit! fut-il répondu.—Vous trouverez bon que nous restions couverts quand le Premier Président prendra notre avis?—Je vous en donne ma parole...»

[209] Elle comprenait, outre M. de Mailly, MM. de Langres, de Beauvais, de Luynes, de Saint-Simon, de La Force, de Charost, de Chaulnes et de Rohan-Rohan. Écrits inédits, t. III, p. 435.

Parole de prince!... Le roi avait à peine rendu le dernier soupir que M. d'Orléans convoquait, dans son petit entresol, en vue de la réunion du Parlement, qui devait avoir lieu le lendemain de très bonne heure, ceux des pairs qui se trouvaient encore à Versailles. Ce fut alors un autre langage. Certes, l'engagement subsistait toujours: on en aurait prochainement la preuve. Mais l'heure ne semblait pas bien choisie pour des manifestations de cette nature. A qui n'apparaissait-il pas, en effet, que la première séance du haut sénat de France devait être consacrée, non à des débats d'ordre privé, mais aux affaires de l'État? Soulever une question d'étiquette quand le sort du royaume se trouvait en jeu, ne serait-ce point un défi à l'opinion publique déjà mal disposée à l'égard des pairs?... Et, en une péroraison «dorée», M. d'Orléans supplia ses amis les ducs de ne pas l'exposer, et avec lui la Couronne, aux pires aventures.

Ce ne fut qu'un cri d'indignation. Surmontant enfin leur émoi, ses interlocuteurs s'écrièrent:

—Mais, monsieur, quand les affaires publiques seront réglées, vous vous moquerez des nôtres. Une conjoncture comme celle-ci est notre seule planche de salut. Passé l'occasion, vous nous remettrez sans fin, et nous en resterons pour notre courte honte!

Cette généreuse ardeur ne dura pas plus qu'un feu de paille. Qu'attendre, en effet, d'un corps habitué à la servitude et auquel l'ombre du roi défunt, planant sur l'assemblée, inspirait encore un insurmontable effroi! Parmi ces beaux parleurs, il ne s'en trouva pas un assez hardi pour «oser hocher le mors» au prince qui représentait cette grande ombre. Une transaction apparut aux meilleurs comme la seule issue possible. Saint-Simon se chargea d'en trouver la formule: un des Messieurs prendrait la parole, au début de la réunion du Parlement, exposerait les revendications de la pairie, déclarerait ne point s'opposer à ce que l'affaire fût ajournée, moyennant la promesse d'une solution favorable à brève échéance, et interpellerait le duc d'Orléans pour le mettre en demeure de s'engager devant toute l'assistance... Ce n'était qu'un expédient; mais, comme il n'y avait pas de remède, on se résigna,—après d'orageuses discussions au cours desquelles quelques têtes exaltées, inconsolables de n'avoir pas le moindre robin à s'offrir en holocauste, proposèrent de se rattraper sur les bâtards.

Commencée à huit heures du soir, cette conférence,—une véritable veillée d'armes,—se prolongea assez avant dans la nuit. Puis, comme il n'y avait pas une minute à perdre, chacun se mit en route pour Paris où, en vue d'arrêter les dernières dispositions, rendez-vous fut pris, pour cinq heures du matin, chez M. de Reims, au bout du Pont-Royal, derrière l'hôtel de Mailly. A cinq heures, chacun se trouvait à son poste et l'on délibéra encore. A sept heures, la pairie se rendait en masse au Parlement, bien convaincue que, malgré les tergiversations de M. d'Orléans, le succès ne pouvait faire doute. Mais son espoir allait, une nouvelle fois, être déçu, par suite de l'intervention aussi habile qu'énergique de deux personnages dont, avant d'aller plus loin,—nous en aurons ensuite fini avec les portraits,—il importe de dire quelques mots.


XI

Le Premier Président de Mesmes (1712-1723).—Sa jeunesse.—Sa famille.—Son caractère.—Le Président André de Novion.—Appréciations de Saint-Simon sur ces deux personnages.

Le premier de ces personnages est le chef de la Compagnie judiciaire, celui que nous venons de voir à l'œuvre: Messire Jean-Antoine III de Mesmes, comte d'Avaux, seigneur de Cramayel, Brie-Comte-Robert, marquis de Saint-Étienne, vicomte de Neuchâtel et autres lieux... Issu, en 1661, d'une ancienne maison de robe, M. de Mesmes,—on l'appelait alors M. de Neuchâtel,—avait tenu à honneur d'entrer au Parlement. Substitut du procureur général à dix-huit ans, conseiller à vingt-six, il devint, à vingt-sept ans, en 1688, Président à mortier en remplacement de son père[210]. En 1703, il obtenait la charge de prévôt et grand maître des cérémonies des ordres du roi, laquelle était, pour ainsi dire, héréditaire dans sa famille, et, en 1710, entrait à l'Académie où Boileau, septuagénaire, l'accueillait par ces paroles flatteuses: «Je viens à vous, monsieur, afin que vous me félicitiez d'avoir pour confrère un homme comme vous.»

[210] Son père, Jean-Jacques de Mesmes, né vers 1640, remplit tour à tour les fonctions de maître des requêtes et de Président à mortier et fut reçu à l'Académie en 1676. Il mourut en 1688.

Quelle avait été sa jeunesse? Une opinion assez répandue incline à voir en lui le modèle de ces magistrats imberbes qui, associés par la fortune et les plaisirs aux ébats des petits maîtres de la Cour, s'efforçaient, au grand dommage de leur prestige, de s'en approprier les ridicules, devenant ainsi, assure La Bruyère, «des copies fidèles de très méchants originaux[211]». Faut-il croire à cette légende? La réserve s'impose toujours lorsqu'il s'agit de mettre, par voie de conjecture, un nom au bas de portraits littéraires, lesquels, composés de détails empruntés à droite et à gauche, visent moins à représenter une personne qu'un genre. Ajoutons que si, à certains égards, quelque analogie put exister entre le jeune de Neuchâtel et les robins adolescents dont parlent les Caractères, la dissemblance sur d'autres points est telle qu'on ne saurait, sans injustice, s'arrêter à cette hypothèse.

[211] Les Caractères, chapitre De la ville.

La vérité est qu'élevé avec «ses proches alliances», les La Trémoille, les d'Elbeuf et les Vivonne, M. de Mesmes se façonna, de bonne heure, aux belles manières. La fréquentation «du meilleur monde» acheva de lui donner ce vernis de politesse qu'on n'acquérait guère qu'à Versailles. Toutes les portes lui furent ouvertes, même celle du Grand Dauphin dont, assurent les chroniques, il eut l'honneur «de partager les jeux[212]». Mais ses préférences le portaient vers la Cour de Sceaux, tenue par le duc et par la duchesse du Maine. L'exubérance de la vie qu'on y menait contrastait, d'une façon éclatante, avec la torpeur chagrine de l'entourage royal. Commensal habituel du duc du Maine, qui s'éprit pour lui d'une confiante tendresse, il lia commerce avec les beaux esprits de la maison, discuta arts et sciences avec Malézieu, philosopha avec le cardinal de Polignac, improvisa des épigrammes avec le marquis de Sainte-Aulaire, applaudit aux chansons de la Présidente Dreuilhet. Peut-être même ne repoussa-t-il point certains succès d'un ordre plus intime qui, à une époque où la femme régnait en souveraine, semblaient le complément nécessaire d'une éducation accomplie. Madame Palatine assure que la maîtresse du logis ne se montra point cruelle à son égard[213]... La petite-fille du grand Condé, qui avait la hardiesse et l'indépendance de son aïeul, ne repoussa point sans doute d'aussi délicats hommages; mais pourquoi penser à mal? Elle a pris soin de nous avertir:

[212] Le Journal de Barbier (t. I, p. 298) dit «les débauches».

[213] Correspondance de Madame Palatine, t. I, p. 422 et 473.

Ce qui, chez les mortels, est une effronterie,
Entre nous autres, demi-dieux,
N'est qu'honnête galanterie.

La fonction de M. de Mesmes, à Sceaux, consistait simplement à prendre part aux bergeries de la duchesse, à porter le ruban citron de son ordre, la mouche à miel, et à rimer quelques vers suivant le goût du jour. Encore ce dernier emploi rentrait-il dans les attributions de son secrétaire. On n'ignore pas, en effet, que les personnages marquants de l'ancien régime déléguaient à un homme de lettres patenté le soin de tenir à jour, pour la plus grande joie du public, leur correspondance intime et leurs essais de poésie.

Il est clair que cette conception nouvelle de la gravité judiciaire dut indisposer plus d'un observateur chagrin. Affaire de temps et de milieux. On assure que, dans la marche de l'humanité, chaque génération porte l'empreinte de l'époque qui l'a vue naître. La justesse de cette observation apparaît manifeste, lorsqu'on étudie Nicolas de Novion et Harlay: l'un, le type accompli du frondeur toujours sur le qui-vive et prêt à en découdre; l'autre, le parfait modèle de la solennité, plus majestueuse qu'aimable, dont, vers son âge mûr, Louis XIV imposa la loi. Autant peut-on en dire de de Mesmes qui, à cheval sur les dix-septième et dix-huitième siècles, trouva le secret de fondre en sa personne les qualités et les travers de l'un et de l'autre; empruntant au premier, avec une tenue d'une correction irréprochable, l'amour du faste, de la représentation, des beaux monuments; au second, l'allure dégagée, la grâce, la bonne humeur, la vie facile et certain détachement des anciennes traditions: le tout accommodé d'un large esprit de tolérance et d'un scepticisme de bon ton. Son château de Cramayel-en-Brie, où l'on comptait vingt appartements à l'usage des invités, n'était certes pas comparable à Versailles, mais dépassait Saint-Germain comme confort et comme luxe. Quant à son hôtel de la rue Sainte-Avoye, c'était, avec son escalier de marbre du Languedoc, sa chapelle, sa coupole, ses admirables tapisseries, ses plafonds de Lebrun, ses portraits de Mignard, ses tableaux de Lesueur, une demeure princière. Tout y était à l'avenant: meubles, curiosités, objets d'art, la bibliothèque,—cette Memmienne à la garde de laquelle Naudé, avant d'entrer au service de Mazarin, avait été préposé,—et certaine collection d'antiques et de médailles, composée à grands frais, dont l'État devait avoir un jour la bonne fortune de se rendre acquéreur... Tout cela avait coûté gros et ce n'était point un secret que la fortune du possesseur de ces merveilles, quoique considérable, était sérieusement compromise. «Je n'ai jamais vu, écrit un contemporain, manger son bien avec autant d'intrépidité!»

Ce prodigue incorrigible, peint en 1690 par Rigaud et en 1713 par François de Troy, était un homme de belle stature et de forte corpulence: tête puissante, fine et affable. Saint-Simon assure que le visage, quoique marqué de la petite vérole, «avoit beaucoup de grâces» et «quelque chose de majestueux». Tout en prêtant, d'ailleurs, à M. de Mesmes les scélératesses sans nombre dont il a l'habitude d'accabler ses adversaires, Saint-Simon ne lui conteste pas certaines qualités. «Beaucoup d'esprit, déclare-t-il, grande présence d'esprit, élocution facile, naturelle, agréable; pénétration, réparties promptes et justes; hardiesse jusqu'à l'effronterie; ni âme, ni honneur, ni pudeur; petit maître en mœurs, en religion, en pratique; habile à donner le change, à tromper, à s'en moquer, à tendre des pièges, à se jouer de paroles et d'amis ou à leur être fidèle, selon qu'il convenait à ses intérêts; d'ailleurs d'excellente compagnie, charmant convive, un goût exquis en meubles, en bijoux, en fêtes, en festins et en tout ce qu'aime le monde; grand brocanteur et panier percé, sans s'embarrasser jamais de ses profusions, avec les mains toujours ouvertes pour le gros, et l'imagination fertile à s'en procurer, poli, affable, accueillant avec distinction et suprêmement glorieux, quoique avec un air de respect pour la véritable seigneurie et les plus bas ménagements pour les ministres et pour tout ce qui tenait à la Cour[214]

[214] Mémoires de Saint-Simon, t. IX, p. 171.

Saint-Simon n'est pas plus tendre pour la famille. Des paysans «du Mont-de-Marsan», s'écrie-t-il, dont bon nombre payent encore la taille! Et, avec un dédain non déguisé, il représente l'un de ces rustres quittant en sabots les landes natales, partant pour Toulouse, où, d'écolier, il devint professeur de droit, appelé à Pau par sa souveraine, Marguerite de Navarre, laquelle l'employa dans diverses missions et, en récompense de ses services, le fit nommer lieutenant civil au Châtelet. Ce fut le fondateur de la dynastie: une dynastie riche en hommes de valeur, magistrats, jurisconsultes, ambassadeurs, soldats, qui, tous, suivant l'expression d'un chroniqueur, furent aussi utiles aux peuples qu'à la Couronne:—Jean-Jacques, seigneur de Malassise, bien connu par la paix boiteuse qui porte son nom;—Henri, seigneur de Boissy, l'ami de Pibrac, de Paul de Foix, de Montaigne, de tous les hommes illustres de cette époque, protecteur des lettres et des savants, lettré et savant lui-même, dont Brantôme déclare «qu'il étoit un très grand, subtil et habile personnage d'État, d'affaires, de sciences et de haute gentillesse[215];»—Jean-Pierre, un poète doublé d'un astronome, qui, à ce double titre, se perdait souvent dans les nues et que Joachim du Bellay rappelait sur la terre en strophes exquises:

[215] Lettre à Paul de Foix, du 1er septembre 1570.

De la céleste musique
Ne plaisent tant les doux sons
Que le miel de tes chansons
Plus doux que le miel attique[216]!

[216] Vie de Jean-Pierre de Mesmes, par Guillaume Colletet.

—Claude, comte d'Avaux, le diplomate fameux qui représente la France dans les négociations relatives aux traités de Westphalie;—un autre, Henri, troisième du nom, lequel, député aux États généraux de 1614, y joua un rôle que certains écrivains ont comparé à celui de Mirabeau aux États de 1789: patriote ardent à la chaude éloquence, dont la bourgeoisie acclama cette affirmation que les trois ordres étaient frères, comme issus d'une mère commune; que, sans doute, le Tiers occupait, au sein de sa famille, la dernière place, mais qu'il n'était pas rare de voir des maisons menées à la ruine par l'imprévoyance des aînés, recouvrer grandeur, fortune et gloire, grâce à la sage industrie des cadets[217]... Audacieuse proposition que ne pardonnèrent jamais ni les ducs ni la noblesse: d'autant mieux qu'elle était accompagnée d'une retentissante revendication du pouvoir politique des Parlements[218].

[217] Relation de Florimond Rapine, p. 152.

[218] Le Journal d'Olivier d'Ormesson et les Mémoires de Mathieu Molé restituent à Henri de Mesmes, trop souvent méconnu, sa véritable physionomie. C'est lui qui, au cours de la Fronde, protestait dans une inoubliable apostrophe contre l'avis émis d'appeler l'armée espagnole. Le coadjuteur, qui ailleurs l'accuse de pusillanimité, ne peut s'empêcher de s'écrier: «Le Président de Mesmes fit une exclamation, au seul nom de l'envoyé de l'archiduc, éloquente et pathéthique au-dessus de tout ce que j'ai lu en ce genre dans l'antiquité.»—Mémoires du cardinal de Retz, t. I, p. 292.

Saint-Simon n'ignore rien de ce passé. Il prend même plaisir à énumérer les alliances, les héritages, les emplois obtenus, les missions accomplies,—et ne s'aperçoit point que tout cela constitue une illustration deux fois centenaire, avec laquelle bon nombre de pairies, la sienne notamment, n'eussent pu sans péril affronter la comparaison. Mais il est trop l'homme de son temps pour compter le mérite personnel et les services rendus, s'ils ne se présentent sous le couvert de la naissance. Pour lui, au dix-huitième siècle comme au seizième siècle, la tribu des de Mesmes reste entachée «de la crasse héréditaire».

Ce fut en 1712 que l'héritier d'une race si discutée fut investi de la Première Présidence, bien que,—chose grave à un moment où la tiédeur en matière religieuse n'était plus admise,—il passât pour n'être rien moins que dévot[219]... A en croire Saint-Simon, il n'aurait eu d'autre titre à cette faveur que la protection de la cour de Sceaux. Le marquis de Sourches, plus véridique, fait remarquer qu'il était le doyen du grand banc, et, depuis dix-huit mois, remplaçait le titulaire, Le Pelletier de Rosambo, qui, malade et incapable, ne faisait au Palais que de rares apparitions[220].

[219] Il semble qu'on exigeât alors des magistrats, comme des protestants récemment convertis, un certificat de «bonne catholicité». Aussi, dans l'enquête à laquelle tout nouveau promu était soumis, M. de Mesmes eut-il soin de faire entendre l'abbé Philippe-Michel Bonnet, docteur en théologie de la maison et Société de Sorbonne, curé de Saint-Nicolas-des-Champs. L'honnête ecclésiastique déclara avoir constaté plusieurs fois, dans son église, la présence du récipiendaire. S'il ne l'avait pas vu fréquenter les sacrements de pénitence et d'eucharistie,—«ce qui seroit très difficile de connaître à l'égard de tous les paroissiens»,—il savait, pour s'en être informé, que ce grand magistrat avait rempli ses devoirs aux Pâques dernières et que, à l'imitation de ses aïeux, il avait accepté les honneurs du marguilliage!... On ne peut s'empêcher de reconnaître que cet acte de foi en partie double arrivait fort à propos. Aussi cette formule attira-t-elle l'attention du greffier Gilbert de Lisle dont la surprise se traduisit par la note suivante: «Voyez comme le curé a signé sa déposition.»

[220] Journal du marquis de Sourches, t. XIII, p. 268 et 269. Le Pelletier de Rosambo avait, depuis peu, succédé à Harlay. Il se hâta de démissionner pour se soustraire aux responsabilités d'une tâche au-dessus de ses forces.

Cette nomination fut saluée,—elle méritait de l'être,—par des applaudissements unanimes... A vrai dire M. de Mesmes ne ressemblait guère à ces grands magistrats, «stoïques et tout d'une pièce», qu'on avait vus jadis dominer l'émeute et tenir tête aux rois. Un pareil rôle eût peut-être dépassé ses moyens. En revanche, il est permis de croire qu'aucun des robins de vieille roche, auxquels nous venons de faire allusion, n'eût, avec une maîtrise comparable à la sienne, préservé à la fois la Couronne et la Compagnie judiciaire des périls que firent naître pour elles une suite ininterrompue de conflits. Époque profondément troublée. Tout allait pousser à une désorganisation générale: les convoitises nées d'un régime nouveau; l'affaire de la Constitution, c'est-à-dire de la bulle Unigenitus, dont les péripéties bouleversaient les consciences; le système de Law, aussi dangereux pendant l'ère des illusions qu'affolant après la débâcle; l'explosion des rancunes parlementaires, comprimées depuis plus d'un demi-siècle et jalouses de prendre leur revanche... Soutenus, en effet, par l'opinion, qui ne se résigna jamais au despotisme, Messieurs des Enquêtes,—ces «terribles Enquêtes», l'effroi de Mazarin,—ne tardaient pas à rouvrir ce cabinet «de la première», dont jadis Nicolas de Novion avait «confisqué la clef». Et là, comme aux beaux jours de la Fronde, allaient se débattre, avec une singulière âpreté, les questions politiques, religieuses, économiques, financières, qui passionnaient la bourgeoisie et la robe: une sorte de club en permanence où, en dépit d'un attachement sincère à la royauté, soufflait l'esprit révolutionnaire. Dongois, qui avait vu «le cabinet» à l'œuvre, le signalait autrefois comme un danger pour l'État. «Dieu veuille, s'écriait-il, qu'après la mort du roi il ne ressuscite pas!» Et voilà que, semblable au phénix, «le cabinet de la première» renaissait de ses cendres!

Pour parer à ces difficultés multiples, l'homme qu'il fallait à la tête du Parlement, ce n'était ni un jurisconsulte platonique comme Lamoignon, ni une nature de prime-saut comme Nicolas de Novion, ni un autoritaire renfrogné comme Harlay, mais un diplomate rompu au maniement des hommes, avisé, délié, fertile en ressources, sachant allier «le tact au manège». Or ces facultés maîtresses, de Mesmes les possédait à un haut degré. Il excellait notamment dans l'art de tirer parti des défauts aussi bien que des qualités de son entourage. Doué d'une pénétration très vive, il s'assimilait rapidement les matières les plus ardues. Le vieux roi, si peu prodigue de démonstrations, prenait plaisir à le recevoir et écoutait sans fatigue ce langage sobre, concis, dépourvu d'apprêt oratoire, qui avait le mérite de présenter les sujets compliqués sous une forme simple et agréable. «Ordinairement, dit Hénault, M. D'Aguesseau, alors procureur général, et d'un autre caractère, l'accompagnoit, et l'on disoit qu'il menoit le procureur général à la Cour, et que le procureur général le menoit au Parlement: c'étoit les peindre tous deux[221]...» Les succès du Premier Président n'étaient pas moins vifs dans les assemblées des chambres, «cette image d'une république qu'il faut réduire sans la maîtriser[222]». Il s'y montrait inimitable... Ce qui, d'ailleurs, ne le mettait pas à l'abri des suspicions. Que, dans chacun des deux camps, on l'accusât de tromper l'un au profit de l'autre, c'était inévitable. Intermédiaire désigné entre la Cour et sa Compagnie, obligé à de perpétuels ménagements en vue d'obtenir des concessions réciproques, il lui était difficile de satisfaire tout le monde. La question sera de savoir si, dans l'accomplissement de la tâche plus politique que judiciaire qu'il eut à remplir, sa participation aux affaires publiques ne fut pas féconde en heureux résultats, et si, d'autre part, il eut à se reprocher des calculs intéressés et des capitulations de conscience: c'est ce que nous examinerons bientôt.

[221] Mémoires du président Hénault, p. 399.

[222] Ibid.

Nous nous bornerons, pour le moment, à constater que la bonne opinion dont le Palais lui fit crédit, au surlendemain de sa nomination, s'accrut au fur et à mesure qu'on le fréquenta davantage: son irrésistible séduction calmait les défiances, dissipait les malentendus, ramenait les dissidents. Il n'est pas jusqu'au charme d'une modestie, sûrement plus apparente que réelle, qui ne contribuât à augmenter son prestige. C'est ainsi que le Palais applaudissait à sa mercuriale de 1712 où, énumérant les vertus dont le magistrat idéal doit être orné, il terminait sa harangue par ces paroles dites avec un art consommé: «Heureux ceux qui profiteront de ces «réflexions que j'ay l'honneur de soumettre à la compagnie avec un cœur plein de respect. Plus heureux encore si je puis en profiter moi-même, en ayant besoin plus qu'aucun autre[223]...» Comment rester sourd aux arguments de ce galant homme qui tenait en réserve, pour chacun de ses collègues, un mot gracieux et une complaisance illimitée, qui se livrait à «une dépense prodigieuse» en vue de leur faire honneur et leur réservait toujours un couvert à sa table, la plus somptueuse de Paris, où, pour peu que les convives fussent nombreux, le personnel attitré des officiers de bouche se doublait de trente gardes-suisses, commandés par deux sergents[224]!

[223] Collection de Gilbert de Lisle.

[224] Collection de Gilbert de Lisle.

Cette indulgence aimable,—et c'est ce qui en doublait la valeur,—ne dépassait guère les limites du Palais. Les détracteurs de la robe n'avaient, avec lui, qu'à se bien tenir. «Pénétré, rapporte Hénault, de ce qui étoit dû à sa place et le voulant faire sentir, à cause du peu d'égards que les gens du monde ont pour la magistrature, il étoit haut par caractère et par politique, quoique affable et de mœurs commodes avec tous les autres. On croignoit de lui déplaire parce qu'il imposoit, et on cherchoit son amitié parce qu'il étoit de bon air d'être son ami[225].» Nul, lorsqu'il le jugeait nécessaire, ne maniait, comme ce Gascon d'origine et de tempérament, l'ironie, la malice, l'épigramme. Nul n'avait de ces reparties soudaines qui déroutent l'interlocuteur. Le Régent lui-même en fit plus d'une fois l'expérience. Ayant, un jour, à la suite d'un refus d'enregistrement, répondu par des injures empruntées au vocabulaire des halles, de Mesmes lui ferma la bouche d'un mot:—«Son Altesse Royale exige-t-elle aussi qu'on enregistre ses paroles[226]

[225] Mémoires du président Hénault, p. 399.

[226] Barbier (t. I, p. 210) donne du fait une version différente: «Pour finir la conversation, rapporte-t-il, le prince lui a dit à son ordinaire: «Allez-vous faire f...., vous et votre Compagnie!» On dit que le Premier Président lui a répondu: «—Monseigneur, j'ai eu souvent l'occasion de parler au feu roi Louis XIV. Il ne s'est jamais servi de ces termes-là avec un de ses palefreniers.»

Qu'un pareil homme ait apporté, dans l'affaire du bonnet, la passion que lui attribuent les Mémoires, personne ne le croira. Il semble, au contraire, qu'après s'être prêté de bonne grâce aux tentatives de conciliation qui échouèrent par l'intransigeance de certains ducs, il se soit absorbé dans l'étude des questions, autrement graves, dont, après la mort du roi, fut saisi le Parlement. Non qu'il se désintéressât d'une querelle qui tenait si fort au cœur de ses collègues; mais il ne lui déplut pas d'en partager la charge avec celui de ses lieutenants qu'il savait le plus apte à mener la campagne.

Ce lieutenant n'était autre qu'André III de Novion, le petit-fils du prétendu instigateur de «l'affaire». Président à mortier depuis 1689, date de la retraite de son aïeul, c'était un magistrat rompu aux affaires, possédant «le fond des diverses jurisprudences» et n'ignorant rien de ce qui touchait aux rapports de la robe et de la pairie. En lui revivait l'âme des anciens Potier,—avant fortune faite: qualités et défauts. Nicolas de Novion, bourgeois de cœur, était grand seigneur en son particulier. André de Novion, plus scrupuleusement fidèle à son origine, restait bourgeois partout et toujours, dans ses goûts, son habillement, sa vie parcimonieuse, son langage, ses mœurs: une exception flagrante à la loi que nous venons de rappeler, à savoir que l'homme porte l'empreinte du temps où il a vécu. Celui-ci retardait de deux siècles. Au milieu des splendeurs du règne de Louis XIV et des raffinements de la Régence, il demeurait une façon d'antique. Tout luxe lui répugnait, toute dépense lui fendait l'âme, et, pour se rendre à sa terre de Grignon, il se fût volontiers servi de l'équipage du Premier Président Lemaitre: une charrette à bœufs, avec de la paille fraîche en guise de coussins. Autant d'ailleurs il aimait à porter le mortier, autant le chapeau à plumes lui déplaisait.

«Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre!...» s'écria-t-il avec Perrin Dandin. Las des visites qui l'assaillaient durant les absences de M. de Mesmes, il s'enfuyait vers le vieux logis de sa famille, rue des Blancs-Manteaux, où personne ne songeait à le relancer. Là, au milieu d'un passé qui lui était cher, il se reposait des tristesses du présent. En face logeait un charron, «homme du meilleur sens du monde», et, tandis que les gens de qualité se morfondaient à sa porte, il causait tranquillement avec celui-ci, «sur le pas de sa boutique». C'est dans ce milieu que, certain jour, vint le trouver un pauvre diable de plaideur, lequel, le prenant pour un valet, lui présenta sa requête, en se plaignant de la sauvagerie du maître... Le malheureux faillit perdre la tête quand, apprenant que sa cause avait obtenu un tour de faveur, il vit son interlocuteur de la rue des Blancs-Manteaux diriger, l'hermine sur l'épaule, les débats du Parlement. Mais son procès était bon et il le gagna.

Probe par nature, chaste par tempérament, intraitable par mépris de l'humanité, cet original recueillait moins de sympathies que d'estime. Mais il enlevait tous les suffrages quand, sortant de son effacement volontaire, il prenait part aux débats de la Grand'Chambre où sa logique semblait irrésistible. Ses rudesses, à l'égard de ceux qui s'écartaient de la bonne règle, étaient d'ailleurs légendaires. L'abbé Croizat, maître des requêtes, en savait quelque chose[227]. Le chancelier Voisin aussi. Comme il jugeait à propos d'assurer le Parlement «de sa protection», André de Novion lui répondit: «Monsieur, c'est plus qu'il ne demande.»

[227] Souvenirs du président d'Aligre. Revue rétrospective, 2e série, t. VI, p. 5.

Ce nouvel adversaire ne pouvait trouver grâce aux yeux de Saint-Simon. Il s'en tire cependant à meilleur compte que ses devanciers. La raison en est peut-être toute fortuite. Son portrait,—le dernier de l'admirable collection que constituent les Mémoires,—arrive à une heure propice: celle où, prenant congé de ses lecteurs, Saint-Simon atteste le ciel que, la vérité étant le premier devoir de l'historien, il ne cessa jamais de la dire, fût-ce au prix des plus grands sacrifices[228]. Sous l'influence momentanée de ces beaux sentiments, il rend hommage à la probité d'André de Novion, lequel n'était, concède-t-il, ni injuste ni malhonnête... Mais, le naturel revenant au galop, il se hâte de déclarer qu'on ne saurait faire état de la parole d'un pareil personnage. Pourquoi? Parce que c'était un homme «plein d'humeurs et de caprices jusqu'à l'extravagance,... un dangereux maniaque qui avait laissé maints monuments de folie et de l'égarement de son esprit». Des preuves de cet égarement et de ces monuments de folie, il n'en est fourni aucune. On ne saurait, en effet, regarder comme telles, ni l'émigration vers la rue des Blancs-Manteaux de ce Potier hypocondriaque, ni ses manifestations d'estime à l'égard du charron... N'importe! C'était un fou: qu'on se garde d'en douter!

[228] «Je puis dire que je l'ai chérie jusque contre moi-même.»—Mémoires de Saint-Simon, t. XIX, p. 220.

Or, chose inouïe! c'est ce fou qui, en collaboration avec de Mesmes, va prendre en mains l'affaire du bonnet! Et, spectacle non moins déconcertant, ce même fou accomplira sa tâche avec une logique, une méthode, un esprit de suite, une variété de moyens dont la belle ordonnance provoquera les applaudissements de la galerie!... Comment expliquer ce prodige? L'explication est fort simple: c'est que «ce solitaire», si l'on veut aussi «ce sauvage», ne fut un fou que pour les besoins des Mémoires. Dans les Écrits inédits,—qui, n'étant point destinés à faire auprès des générations futures illusion sur les infortunes de la pairie, pouvaient se permettre le luxe de la sincérité,—André de Novion n'est représenté ni comme un fou, ni même comme «un dangereux maniaque». Il y apparaît, au contraire, comme un magistrat de beaucoup d'esprit, d'une capacité profonde, sachant, «plus fortement que nul autre, trouver des traits d'habile homme[229]»... C'est là une de ces contradictions dont nous avons déjà relevé plus d'un exemple et dont on connaît les motifs... Comme, d'ailleurs, l'opinion des Écrits inédits est aussi celle des contemporains, parmi lesquels le marquis de Sourches[230], notre choix ne saurait être douteux.—On va, du reste, pouvoir se prononcer en connaissance de cause.

[229] Écrits inédits, t. IV, p. 61 et suiv.

[230] Journal du marquis de Sourches, t. XIII, p. 262.


XII

Une journée historique (2 septembre 1715).—Les réserves des ducs au sujet de leurs revendications.—Le rôle personnel de Saint-Simon.—La déception des ducs.—Ils répandent un mémoire exposant leurs prétentions.—Les pairs représentent les grands vassaux de la couronne.—Les empiétements des légistes.

La séance qui se tint au Parlement le 2 septembre 1715 présente tous les caractères d'une haute comédie de mœurs. Chacun y joua son rôle suivant un programme concerté d'avance, au gré d'ambitions qui ne prenaient même pas la peine de se dissimuler. Il y eut, cela va de soi, des vainqueurs et des vaincus. Parmi les premiers se trouvaient le duc d'Orléans et la Compagnie judiciaire: le duc, réduit par le testament de Louis XIV à un pouvoir purement nominal, se voyait rétabli dans tous les droits afférents à la régence; le Parlement, condamné depuis un demi-siècle à une sujétion humiliante, recouvrait, par la restitution de ce droit de remontrances,—que D'Aguesseau, en un jour de deuil, avait appelé «le dernier cri des libertés mourantes»,—l'entier exercice de ses prérogatives politiques. Parmi les vaincus figuraient: tout d'abord le duc du Maine, déchu des splendeurs qu'il avait rêvées, un demi-dieu le matin, et le soir sans autre prérogative que le soin de veiller à l'éducation d'un monarque de cinq ans[231]; puis Messieurs de la pairie, dont les laborieuses combinaisons, en vue de leurs conflits avec la robe, échouaient contre l'habile stratégie du grand banc.

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