L'affaire du bonnet et les Mémoires de Saint-Simon
[231] Princesses et grandes dames, par Arvède Barine, p. 252.
Nous n'avons pas le projet de ressusciter dans son ensemble cette journée historique, coupée en deux parties égales par l'intermède d'un déjeuner où s'ourdirent les dernières manœuvres. Notre tâche, plus modeste, se bornera à en détacher ce qui concerne l'objet de cette étude.
Ce fut à sept heures du matin que les ducs pénétrèrent dans l'enceinte de la Grand'Chambre. Leur premier soin, comme il avait été convenu, devait être de formuler la déclaration aux termes de laquelle ils consentaient à retarder, jusqu'au règlement des affaires publiques, la revendication de leurs droits.
Cette déclaration, quel en allait être le metteur en scène? La question avait fait l'objet d'un débat, dans l'entresol du duc d'Orléans. Saint-Simon,—c'est lui qui l'assure,—fut élu «par acclamation». Oh! il se défendit avec vigueur. Il n'était pas l'homme qui convenait: son impétuosité bien connue pouvait, en effet, permettre de craindre qu'il ne parlât «trop fortement». Mais l'insistance fut telle qu'il finit par céder. Le lendemain, 2 septembre, à la conférence tenue, au lever de l'aurore, chez M. de Reims, il revint à la charge pour être exonéré d'une mission aussi délicate. Vaine tentative: comme la veille, on lui fit violence et, devant le cri unanime de ses collègues, il lui fallut se résigner. Donc, dès que la séance fut ouverte, il se leva, se découvrit d'abord, se recouvrit ensuite, fit signe de la main qu'il voulait parler et prononça un discours aussi ferme que digne dont il ne nous laisse ignorer ni les grandes lignes, ni les particularités, ni l'impression sur l'assistance...
Voilà qui est entendu. C'est lui, c'est bien lui qui doit recueillir l'honneur de cette glorieuse manifestation... Hélas! Comme il en faut rabattre! Plusieurs comptes rendus sont parvenus jusqu'à nous, et pas un ne confirme le récit qu'il lui a plu de libeller. Personne n'a vu sa noble mimique, pour cette bonne raison qu'il est resté coi à son banc; personne n'a entendu sa vigoureuse harangue, pour cette raison décisive qu'il ne l'a pas prononcée. La protestation eut lieu à l'heure dite: c'est certain. Mais ce n'est point lui, c'est le premier pair du royaume, l'archevêque-duc de Reims, qui la formula.
Est-ce à dire qu'au cours de ces graves conjonctures il se résigna à l'emploi de témoin silencieux? Non certes. Au moment où l'on votait sur la garde du roi, il se produisit, sur le gradin des pairs, un murmure dominé par une voix aiguë,—«un filet de vinaigre»,—qui disait:
—Acte! Acte! Nous demandons acte de nos protestations. M. le duc d'Orléans nous l'a promis... Acte! Acte!
—A qui le demandez-vous? interrompit Novion.
—A la Cour! reprit le filet de vinaigre.
—Vous la reconnaissez donc pour juge? répliqua le président...
Riposte embarrassante à laquelle il fut répondu par un non qui se perdit dans le tumulte, ainsi que cette réflexion d'un des pairs à l'interrupteur: «Ma foi, tu es un mauvais avocat[232].»
[232] D'après la relation du Président d'Aligre, Saint-Simon aurait prononcé quelques paroles après la déclaration de M. de Reims. Il aurait dit que, si la pairie cédait, c'était «pour cette fois seulement et sans le tirer à conséquence».
Sur ces entrefaites, le maréchal de Villars exprima sa surprise de ce que le Premier Président refusait aux ducs le coup de bonnet réclamé par eux et affirma tenir du feu roi,—dont l'opinion devait trancher le litige,—qu'une pareille prétention était fort étonnante... A quoi M. de Mesmes répondit vivement:
—Sa Majesté, monsieur, m'a dit à moi tout le contraire. Son avis, lorsque vous émîtes vos prétentions, fut qu'il fallait tâcher de s'arranger. Elle ajouta qu'elle ne prendrait jamais connaissance du litige.
Le duc de Noailles, dont nous avons déjà signalé l'allure conciliante, jugea le moment favorable pour prononcer quelques mots pacifiques:
—Accommodons-nous, déclara-t-il, et qu'il ne soit plus question de rien.
Tel semblait bien être l'avis du duc d'Orléans, fort embarrassé dans ce conflit qui tournait à l'aigre. Il prit la parole à son tour; mais la formule qu'il employa ne fut point heureuse. Il annonça, en effet, qu'il statuerait après avoir entendu les parties et examiné les usages.
—Nous ne demandons que cela! s'écrièrent les ducs.
Mais ils avaient compté sans «ce fou de Novion» qui, comme personne, possédait les précédents en la matière.
—«Doucement, s'écria-t-il... Notre respect est acquis à M. le duc d'Orléans dans les ordres qu'il lui plaira de donner en sa qualité de régent; mais la contestation dont il s'agit n'est point de son ressort. Seul le roi peut la trancher... Il n'y a qu'un parti à prendre: attendre sa majorité.»
Et sur cette habile réplique, à laquelle personne ne trouva rien à répondre, la question fut remise à la date lointaine indiquée par l'orateur... C'est ce que, en style parlementaire, on appelle «un enterrement».
L'incident valait la peine d'être conté. Cependant Saint-Simon n'en souffle mot. Pourquoi? Parce qu'il ne tourne pas à son avantage. Les commentaires auxquels il donna lieu ne laissent pas, en effet, que d'être pénibles pour sa vanité... Épisode divertissant et douloureux! estime l'avocat Prévot... Comédie! s'écrie un autre témoin de cette scène... Quant au public, il ne dissimulait pas son mécontentement en voyant l'intérêt général sacrifié à une question d'étiquette: Étrange chose, murmurait-il, qu'un petit gentilhomme, qui devrait être surpris de se trouver en pareil lieu, soit chargé de défendre les intérêts de la pairie!... Pour l'historien Lémontey, ce qui domine dans cette ridicule aventure, c'est la note comique: «La mine chétive, déclare-t-il, et la prodigieuse colère de ce seigneur acariâtre délassèrent la Cour des fatigues de la journée[233].»—Ce sont là des impressions dont l'intéressé n'avait pas lieu d'être fier. Aussi supprime-t-il tous ces détails avec un sans-gêne égal à celui qui présida à l'invention assez piquante de ses succès oratoires[234].
[233] Histoire de la Régence, t. I, p. 38.
[234] Pour renseignements plus amples, nous renvoyons à l'ouvrage de Chéruel: Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 90 et suiv. On y trouvera un résumé des relations de l'avocat Prévot, de Mathieu Marais, du président d'Aligre, etc... Voir aussi, du même auteur, sa Notice sur la vie et les mémoires de Saint-Simon, p. XLI et suiv.
Il est muet également sur un autre épisode... Si secrets qu'eussent été les conciliabules tenus avant la mort du roi, il en avait transpiré quelque chose. Le bruit circulait que les ducs étaient résolus à frapper un grand coup en faveur de leurs revendications. De quelle nature? On ne le savait pas. Messieurs de la pairie assailliraient-ils les conseillers préposés à la garde des bancs, en vue de les contraindre à la retraite? Enlèveraient-ils, par ruse ou par violence, le mortier du Premier Président, pour l'obliger à se découvrir? Se borneraient-ils à rester couverts eux-mêmes s'il n'était pas fait droit à leurs réclamations?... Deux, au moins, de ces hypothèses étaient invraisemblables; mais, soupçonneuse par profession, la robe aima mieux prévoir sans sujet, que de risquer d'être prise sans vert. Convoqués pour la première heure du jour, ses officiers se rendirent au Palais au moment même où les ducs se réunissaient chez M. de Reims. M. de Mesmes exposa la situation et invita ses collègues à délibérer sur le parti qu'il convenait de prendre. Deux solutions se présentaient: ne point paraître apercevoir les usurpations commises; couper court à tout empiétement par des mesures arrêtées d'avance,—ce que Novion nommait «des précautions de police[235]». Ce fut cette dernière opinion qui prévalut. Le Premier Président fut prié, en conséquence, d'interpeller chaque pair avec une extrême politesse. S'il refusait d'opiner dans les conditions prescrites par l'usage, on lui ferait remarquer, avec un redoublement de courtoisie, que, faute par lui de se conformer à la tradition, la Cour se verrait dans la nécessité de ne pas faire état de son suffrage. S'il persistait dans sa résistance, on passerait outre et sa voix n'entrerait pas en ligne de compte[236]:—c'est ce qu'on appela l'arrêt du 2 septembre 1715, arrêt qui mit la pairie vent debout et à l'annulation duquel elle travailla dans la suite avec une énergie désespérée.
[235] Mémoire du Parlement, du mois d'avril 1716.
[236] Journal de Mathieu Marais, t. I, p. 157.
Tel fut le bilan de cette rencontre, attendue avec tant d'impatience et si féconde en déceptions. Elle servit de point de départ à une campagne furieuse. Le premier soin des ducs fut de réimprimer et de répandre à profusion les mémoires de 1664 où la robe était déchirée à belles dents. Celle-ci, touchée au vif, n'aurait reculé devant aucune mesure pour empêcher la diffusion de ces écrits: interdiction de vente et de colportage, menace de poursuites et de saisies[237]; ce qui, suivant la règle, ne fit qu'aiguillonner la curiosité publique. En même temps partaient, d'officines rivales, une avalanche de petits vers, d'épigrammes, d'injures. Chaque parti avait ses fidèles, clairsemés du côté des pairs, très nombreux de l'autre côté, et c'étaient, aux coins de rues, d'orageuses discussions sur le mérite respectif des combattants, leur origine, leurs aspirations, leurs droits. Quant aux intéressés eux-mêmes, après avoir exalté l'institution à laquelle ils avaient l'honneur d'appartenir, ils ne négligeaient rien pour tourner en ridicule la partie adverse.
[237] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 420.
Les ducs étaient assurément, après les princes de la famille royale, les premiers personnages du royaume. Mais, quelque éclatant qu'il fût, le lustre auquel ils pouvaient légitimement prétendre ne suffisait point à leur orgueil. Comme nous l'avons déjà fait connaître, ils n'aspiraient à rien moins qu'à la gloire de représenter la grande pairie terrienne constituée au début des temps féodaux, laquelle comptait alors sept adhérents, les ducs de France, d'Aquitaine, de Bourgogne, de Normandie, les comtes de Flandre, de Toulouse et de Champagne,—investis d'un pouvoir souverain. Réduite à six membres par l'accession à la couronne de Hugues Capet, l'illustre association ne tardait pas à s'adjoindre,—en manière d'hommage à l'Église, toute-puissante en ces siècles de foi,—six représentants du clergé choisis par le nouveau roi dans les limites restreintes de ses États: l'archevêque de Reims, les évêques de Laon, Beauvais, Langres, Châlons-sur-Marne et Noyon. Cette pairie, remplacée plus tard par une seconde pairie qui n'avait que le nom de commun avec la première, avait déjà cessé de vivre quand, poursuivant sa marche conquérante, la monarchie française s'annexa, en totalité ou en partie, les domaines des hauts barons.
Se rattacher à une institution aussi illustre était le souci permanent des ducs de création moderne. Ils y travaillaient avec une obstination inlassable, bouleversant, par l'entremise de leur agence de recherches, chartes, registres capitulaires, actes publics ou d'ordre privé. Parmi les arguments qu'ils invoquaient à l'appui de leur thèse, il en est un qui leur semblait irrésistible: Que sont, demandaient-ils, les six pairs ecclésiastiques qui ont l'honneur de siéger à nos côtés? De petits personnages assurément, si on les compare à nous. Or, on ne saurait contester que ces prélats ne soient les successeurs directs des pairs ecclésiastiques de l'ère capétienne, lesquels jouissaient de prérogatives égales à celles de leurs «compairs», les grands vassaux...
Sur quoi, faisant application de cette loi mathématique qui veut que deux quantités, dont chacune est égale à une troisième, soient égales entre elles, les ducs disaient: «Nous sommes égaux aux pairs ecclésiastiques, tant présents que passés, égaux eux-mêmes aux pairs laïcs d'autrefois; donc nous sommes égaux à ces derniers...»
Qu'on ne leur objectât point que l'institution des grands vassaux, perdue dans la nuit des temps, était réputée d'essence divine, tandis que celle des ecclésiastiques, émanant du pouvoir royal, devait être considérée comme d'ordre inférieur. Ils répondaient, s'appuyant sur une consultation de 1410, que cette distinction ne tenait pas debout, les attributions entre laïcs et clercs ayant toujours été identiques. Si l'on insistait en faisant remarquer que les grands vassaux avaient la prééminence sur les représentants du clergé, ils répliquaient, en gens sûrs de leur fait, que ce droit de préséance provenait non d'une différence «d'autorité, rang, honneurs, facultés ou puissance», mais d'une simple antériorité de sièges... Moyennant quoi, ils épuisaient la nomenclature des appellations flatteuses que leur consacrait l'histoire: Tuteurs de l'État, Grands juges du royaume et de la loi salique, Pierres précieuses de la Couronne, Continuation et extension de l'autorité royale, etc.; ils ne tarissaient pas d'exclamations admiratives sur leurs propres personnes: Quelle splendeur! quel lustre! quelle majesté! ils se prétendaient nantis du pouvoir «législatif et constitutif»; ils se déclaraient successibles de droit au trône[238]; ils proclamaient leur supériorité sur le souverain lui-même en ce sens que, au rebours de celui-ci, qui tombait sous les foudres de Rome, ils ne pouvaient, eux, être l'objet d'une excommunication[239]: enfin ils couronnaient leurs efforts de dialectique par cette conclusion bien faite pour désarmer les plus incrédules: «On s'espaceroit en vain à prouver qu'il est jour lorsqu'on voit luire le soleil[240]!»
[238] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 380.—Les pairs ne cessèrent jamais de prétendre au droit de disposer de la Couronne en cas de vacance. Ils l'affirmaient notamment dans leur quatrième mémoire de 1664, réédité par leurs soins sous la Régence.
[239] «Parce qu'ils sont partie essentielle et intégrante de la Couronne, du commerce desquels il n'étoit pas possible de se passer pour tout ce qui concernoit l'État.»—Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 379.
[240] Les ducs consentaient cependant à faire une distinction entre la personne revêtue de la pairie et la pairie elle-même. «La dignité de pair, disaient-ils, est une et la même qu'elle a été dans tous les pays de la monarchie; les possesseurs ne se ressemblent plus. Sur cette dissemblance, on consent d'aller aussi loin qu'on voudra; sur la mutilation de la pairie, encore. C'est l'ouvrage du temps et des rois. Mais les rois ni le temps n'ont pu l'anéantir: ce qui reste est toujours la dignité ancienne, la même qui fut toujours.»—Mémoires de Saint-Simon, t. VIII, p. 378.
C'est du haut de ces prétentions, péniblement édifiées, que les ducs foudroyaient leurs adversaires. Aucune des récriminations qu'ils faisaient entendre n'était d'ailleurs nouvelle; mais la forme sous laquelle ils les présentaient, décente dans les démêlés antérieurs, revêtait, à partir de 1715, un caractère singulier d'acrimonie...
Qu'étaient donc ces robins audacieux qui osaient faire la loi à ce que la vieille Europe comptait de plus illustre! Des descendants de serfs, de cette catégorie de serfs qui, affranchis plus tard, apprirent à lire, grâce à la charité des moines, étudièrent la procédure et s'affinèrent en l'art de la chicane. Légistes: ainsi les nommait-on. C'est saint Louis qui, le premier, pour le malheur de la monarchie, avait fait appel à leur concours. La mission qu'il leur confia fut d'éclairer les pairs, lesquels, ignorants des lois qu'on leur abandonnait le soin d'appliquer, ne savaient où donner de la tête depuis que le jugement de Dieu avait fait place aux décisions juridiques... Mission délicate, dont on assura le fonctionnement en mettant en communication, durant le cours de l'audience, le juge-soufflé avec le légiste-souffleur: celui-ci devant exprimer son avis à voix basse, on l'installa sur le marchepied du banc où trônait le représentant officiel de la justice.
Oh! ce marchepied... Comme pour ravaler la robe, Saint-Simon en joue! Il l'a contemplé sous toutes ses faces, mesuré dans toutes ses dimensions, déplacé, soulevé de ses nobles mains. Et voilà qu'en procédant à ce minutieux inventaire, il découvre une chose inouïe. Ce marchepied n'est plus un marchepied, c'est un banc avec dossier confortable,—les légistes, devenus magistrats, s'étant lassés de subir, dans le dos, les semelles boueuses de la pairie...
—Usurpation indécente! s'écrie l'implacable observateur. Ce marchepied, tout rudimentaire qu'il fût, était suffisant «pour de simples souffleurs consultés à pure volonté et sans parole qu'à l'oreille des juges seigneurs»!
Et, poursuivant son exposé avec une méprisante ironie, il explique comment cette manière de collaboration, entre gens d'origine si différente, changea bientôt de caractère; comment, de plus en plus déconcertés par les exigences de la loi civile, les juges-seigneurs se résignèrent au contact de professionnels appelés à siéger au même titre qu'eux-mêmes, c'est-à-dire avec voix délibérative; comment, chargés du soin d'élucider les débats et de rendre les arrêts, ces intrus se firent attribuer la présidence; comment enfin, aussi envahissants que la lèpre, ils devinrent, après une série d'étapes, les maîtres en fait, sinon en droit, d'une maison où on les avait vus remplir l'office de valets!... Mais quelque grande, quelque inespérée que pût être leur fortune, rien n'était changé dans la situation respective des deux groupes. Seuls, les pairs, parce que de naissance illustre, avaient licence de s'asseoir sur les sièges supérieurs, tandis que les robins, fils de légistes nés de serfs, en étaient réduits aux sièges inférieurs, c'est-à-dire au marchepied!
Ce témoignage tangible de «l'essentielle bassesse» de la robe n'était pas le seul que les ducs se plussent à invoquer. Ils rappelaient,—avec quelles délices!—que les présidents et le chancelier lui-même ne parlaient au roi qu'à genoux et tête nue. Sans doute Sa Majesté ne manquait pas, après quelques phrases de l'exorde, de les inviter à se lever; mais c'était à charge par eux de mettre de nouveau genou à terre lorsqu'ils arrivaient à la péroraison. Si bien que, loin de faire disparaître l'opprobre, cette concession de pure courtoisie n'avait d'autre effet que d'en affirmer le principe...
Une autre circonstance démontrait encore l'infériorité native de ces beaux fils de roture, c'est qu'ils figuraient dans le troisième ordre de l'État, c'est-à-dire au milieu de ce que la nation produit «de plus abject». Il y avait mieux. L'accession aux charges de judicature, regardées comme fonctions viles, constituait, à elle seule, une dérogeance. A ce point qu'il suffisait à un gentilhomme d'être pourvu d'un office de conseiller ou de président pour qu'il cessât d'être inscrit sur les listes de la noblesse et fût exclu du droit de la représenter aux États généraux[241].
[241] C'est aux États généraux de 1789 que, pour la première fois, la robe fut comprise dans les rangs de la noblesse.
Ces constatations, en grande partie exactes, ne laissaient point, par certains côtés, que d'être embarrassantes pour ceux mêmes qui les invoquaient. Comment reconnaître qu'on appartenait à un corps qui méritait si peu de considération et d'estime? Aussi bien les ducs se défendaient d'en faire partie et recouraient, en manière d'argument, à une distinction dont la subtilité eût ravi un casuiste du moyen âge:
—Nous comptons, déclaraient-ils, parmi les dignitaires du Parlement en tant qu'il est appelé, dans les lits de justice, à traiter des intérêts de l'État. Notre présence, à nous, assesseurs-nés de la Couronne et lateres regis, y est même alors si nécessaire que, pour être valables, les décisions doivent mentionner que l'assemblée était «suffisamment garnie de pairs». Au contraire, nous cessons d'en constituer un élément essentiel lorsque le Parlement statue sur des intérêts d'ordre privé. Sans doute il nous est loisible de participer au jugement des litiges civils et criminels; mais ce sont deux choses distinctes d'appartenir à une compagnie ou d'y avoir droit de séance avec voix délibérative...
Pour donner plus de poids à ces affirmations, les ducs s'ingéniaient également à mettre en relief les différences qui les séparaient de la robe... Les charges de judicature! Elles étaient dans le domaine public, comme un arpent de pré ou une corde de bois; tandis que la pairie, spéciale à une maison, avec laquelle elle s'éteignait, était hors du commerce... Messieurs du Parlement, des quémandeurs d'épices «et de toutes les ordures d'un produit auquel tous, depuis le Premier Président jusqu'au dernier conseiller, tendoient journellement la main»! Au contraire, les pairs mettaient leur orgueil à servir sans rémunération... Lancé dans cette voie, on ne s'arrêtait plus. Tout devenait prétexte à divergences: jusqu'au titre des serviteurs préposés à la garde des logis,—suisse pompeux chez les uns, simple portier chez les autres[242]. Cette hantise de creuser plus large le fossé était poussée si loin que les ducs en arrivaient presque à dire: «Vous, Messieurs, pour rendre la justice, vous avez besoin de travaux préparatoires, de brevets, de stage. Nous, nous sommes idoines de naissance: la vertu de notre dignité est telle qu'elle confère tous les diplômes[243]!»
[242] Le duc de Luynes écrit en 1747: «Le Président de Ménars est le premier qui ait eu un suisse, le Président de Maisons le premier qui ait fait mettre hôtel sur sa porte.»—Mémoires, t. VIII, p. 378.
[243] A propos de l'âge requis pour l'entrée au Parlement, Saint-Simon proteste contre toute assimilation de la pairie avec la robe. «De le fixer au même âge qu'aux magistrats, c'est une égalité que rien n'autorise, puisque, indépendamment de la distance de la pairie à la magistrature, celle-ci a des études, des examens, des actes publics, des degrés à subir, dont il n'a jamais été question pour les pairs». Il est vrai qu'il couronne ces observations par un aveu qui mérite d'être retenu. «A quoi il faut humblement ajouter qu'en matière de jugements un pair de vingt-cinq ans n'est ni plus capable qu'à quinze, ni moins qu'à cinquante ans.»—Écrits inédits, t. III, p. 82.
Mais, quelque graves que fussent ces griefs, il en restait un qui dominait tous les autres: la participation envahissante de la robe à la direction des affaires de l'État... La nécessité de porter à la connaissance du public les ordonnances, décrets et autres actes du pouvoir royal, avait, de longue date, entraîné l'usage de les faire viser par la Compagnie judiciaire, qui, en les enregistrant, leur imprimait un caractère officiel. C'est de cet usage que, procédant par gradations habiles, les légistes s'étaient emparés pour établir leurs usurpations. Du droit d'enregistrement ils étaient passés au droit d'examen et, par voie de conséquence, au droit d'approbation ou de rejet. Si bien qu'un jour, forts de la popularité qu'ils s'étaient acquise en résistant aux édits fiscaux, ils avaient posé en principe qu'aucun texte de loi, aucun impôt, aucun traité de paix, aucun acte de gouvernement n'était valable qu'à la condition d'être revêtu de leur estampille. Bientôt même, non contents de tenir ainsi «les rois en brassière», ils avaient poussé l'audace jusqu'à s'intituler les représentants de la nation. Les États généraux eux-mêmes, émanation des trois ordres, ne constituaient, à leurs yeux, qu'un rouage inutile dont la Compagnie judiciaire, composée des mêmes éléments,—clergé, noblesse et tiers,—se prétendait appelée à recueillir l'héritage. L'un de ses membres les plus autorisés, Henri de Mesmes, grand-oncle du Premier Président, reprenant, sous la Fronde, cette affirmation qui datait de la régence de Marie de Médicis, n'avait pas craint de proclamer «que le Parlement tenoit rang au-dessus des États généraux par la vérification de ce qui estoit arrêté[244]».
[244] Journal d'Olivier d'Ormesson, t. I, p. 698.
Toujours ce droit de vérification!—Les ducs le combattaient avec fureur... Une fonction purement mécanique, soutenaient-ils, analogue à celle du greffier qui, impuissant à modifier la décision rendue, a pour office de la consigner sur ses registres pour en authentiquer les dispositions et en assurer la publicité... Ut nota fierent!... Ut notum sit!... De cette inscription toute matérielle conclure à une faculté de contrôle et de veto, c'était, par un défi à la raison, transformer une chambre des plaids en un corps politique et faire de ce corps l'arbitre de l'État[245]!... D'où la robe tirait-elle des pouvoirs aussi contraires à l'essence de la monarchie? Où l'écrit les concédant? Où l'usage qui les consacrait? Notamment pour la dévolution des régences,—question capitale au point de vue dynastique?... Loin de soutenir des prétentions aussi exorbitantes, le Premier Président La Vacquerie les avait solennellement répudiées. «Le Parlement, déclarait-il, est institué pour rendre la justice, non pour se mêler aux affaires publiques, si ce n'est lorsqu'il lui est commandé par le chef ordonné de Dieu[246].»
[245] Les pairs reconnaissent cependant que la Couronne s'était dessaisie en faveur du Parlement des questions d'ordre religieux, afin de s'éviter les inconvénients de litiges auxquels les rois ne voulaient pas mêler leurs personnes. Mais cette exception, due à des scrupules légitimes, ne faisait, disaient-ils, que confirmer une règle qui, jusqu'à Henri IV, n'avait pas souffert de contradiction.—Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 405.
[246] Voir les Mémoires de Mathieu Molé, t. I, p. 54.
Les ducs estimaient que, sur cette question, comme sur beaucoup d'autres, la Couronne avait encouru de lourdes responsabilités. Pour un souverain soucieux de bien agir, combien ne se dérobaient pas à l'accomplissement de leurs devoirs! Ignorance ou lassitude, mauvaise administration des provinces, pillage du Trésor au profit des maîtresses et des favoris... Autant de causes dont, avec sa perfidie habituelle, le Parlement avait profité pour affermir son prestige. Puis étaient venus les besoins d'argent. Il avait fallu s'adresser à la bourse de ces bourgeois liardeurs qui trouvaient le moyen de s'enrichir au milieu de la détresse générale: dès lors ils avaient «commencé à pointer». Leur crédit grandit encore quand Philippe le Bel éleva à la dignité de collaborateurs intimes ces prêteurs accommodants. Et le mal était allé se développant sans cesse, grâce à l'impéritie des successeurs de ce prince. Sans doute, en paroles, ils maintenaient l'intégrité de la puissance royale; mais, en fait, ils s'inclinaient devant ce pouvoir nouveau qui confisquait leurs prérogatives. Si, par hasard, ils parvenaient à faire prévaloir leur volonté, ce n'était que «par adresse, manège et souvent en gagnant les plus accrédités du Parlement par des grâces pécuniaires[247]».
[247] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 403.
Et—dérision des destinées humaines!—c'étaient ces parvenus sortis de la lie du peuple, ces descendants des légistes-souffleurs, courbés aux pieds «du baronnage», qui osaient «se parangoner aux pairs», les précéder dans les cérémonies, leur donner des démentis, comme ils venaient de le faire au cours de la séance du 2 septembre 1715. Eux qui avaient arraché à la faiblesse d'Anne d'Autriche la licence d'opiner avant les princes du sang, avant les fils de France, avant la reine elle-même! Eux qui, faisant fi des États généraux, s'érigeaient en sénat auguste chargé de protéger les rois mineurs, d'instituer régents et régentes, de tenir la balance entre les rois majeurs et leurs sujets! Eux enfin qui, après cinquante années de silencieuse humiliation, recouvraient tout à coup, avec le droit de remontrances dont on venait de payer leur concours, les moyens de reprendre, pour le plus grand malheur de l'État, leur rôle traditionnel de dissolvants et de factieux!... Et, dans les transports d'indignation que leur causait ce renversement de l'ordre, les ducs comparaient le Parlement à l'antique Babylone, devenue le repaire des démons et de l'esprit impur, ainsi qu'il est expliqué au chapitre dix-huitième de l'Apocalypse. C'est pourquoi ils suppliaient le Seigneur de traiter la robe comme il avait traité la cité rebelle et de réserver à ses officiers le même sort qu'aux Chaldéens, dont l'ange justicier disait, du haut de sa nuée lumineuse: «Malheur! Malheur! Ils ont jeté de la poussière sur leur tête et ont poussé des cris mêlés de larmes et de sanglots!»
XIII
Réponse qu'on pouvait faire au mémoire des ducs.—L'embarras du Régent.—Railleries des ducs.—Le psautier de la reine Ingeburge.
On croyait les parlementaires descendus des légistes du moyen âge; origine dont ils n'auraient pas eu à rougir. Jamais, en effet, conquérant ou fondateur de dynastie n'accomplit une tâche aussi féconde que ces auxiliaires du roi. Issus de la glèbe, comme on le leur reprochait, ils s'élevèrent par leur génie, en dégageant les franchises publiques des vieilles chartes communales, et en créant, par l'introduction au Palais des principes de la législation romaine, une société fondée sur des principes nouveaux.
Revendiquer cette filiation, c'eût été un geste digne et fier. Ce geste, les parlementaires ne le firent pas; car, à leurs yeux aussi, la naissance constituait le plus précieux des biens; en dehors d'elle, pensaient-ils eux aussi, rien ne pouvait s'établir d'utile et de durable... A cela près, leurs explications étaient aussi précises que vigoureuses.
«Fils de serfs! s'écriaient-ils: il faut s'entendre. La famille judiciaire, divisée en haute, moyenne et basse robe, comprend des éléments divers. On y trouve des maisons qui valent bien les vôtres: nous compterons quand vous voudrez. On y trouve aussi des représentants nombreux de ce Tiers-État qui constitue la majorité du pays et dont plusieurs d'entre vous,—fils de serfs également,—ont le malheur d'être issus[248]. Mais pourquoi s'attaquer à la robe entière, lorsque seul le Parlement est en jeu? Vous n'ignorez pas que tous ses membres sont nobles, même ceux qui sortent de la bourgeoisie. La noblesse, en effet, s'acquiert aussi bien par les services civils que par les services militaires. La seule différence qu'on puisse relever entre la noblesse d'épée et la noblesse de robe, c'est que la première, dédaigneuse du nom patronymique, fait parade de ses titres, tandis que la seconde, reléguant dans ses coffres brevets et parchemins, s'en tient au nom porté par ses aïeux... Égaux, nous le sommes si bien que vous, messieurs les ducs, qui ne cessez de vous réclamer du droit féodal, en vertu duquel tout haut baron ne peut être jugé que par ses pairs, vous considérez comme le plus précieux de vos privilèges de n'être justiciables d'aucun tribunal, si ce n'est du nôtre... Veuillez ne pas oublier, d'ailleurs, qu'il n'en est pas un seul parmi vous,—nous disons un seul!—qui n'ait quelques alliances avec la robe. La dénigrer est donc plus qu'une maladresse: c'est une sottise; car tout coup porté contre elle vous atteint par ricochet.»
[248] Le recueil intitulé Menagiania contient (t. II, p. 272) de très curieux renseignements sur la classification des familles de robe.
La riposte, comme on le voit, ne le cédait à l'attaque ni en orgueil, ni en morgue, ni en aigreur. Chaque affirmation des ducs était ainsi l'objet d'une discussion dirigée avec l'esprit de méthode qui caractérise les dialecticiens de profession.
«Est-il possible, continuaient Messieurs du Parlement, que vous vous considériez comme des successeurs directs des grands vassaux, d'abord au nombre de sept, puis de six, de l'époque carolingienne?... des ducs de Normandie, lesquels joignaient à cet apanage l'Anjou, le Maine, la Touraine, le Poitou, sans compter la Couronne d'Angleterre?... des comtes de Flandre, dont les domaines, les plus riches du monde, excitaient la convoitise universelle?... des comtes de Champagne, d'où sortirent un roi de Chypre et de Jérusalem, et toute la lignée des princes de Navarre?... des ducs de Bourgogne, qui mirent si souvent en échec les armes de France et, à plusieurs reprises, s'emparèrent de Paris?... enfin des ducs d'Aquitaine et des comtes de Toulouse, véritables souverains?... Regardez, messieurs, regardez autour de vous: peuple, noblesse, Versailles et la province, personne qui n'accueille vos prétentions par un éclat de rire!»
Il n'était pas, en effet, difficile d'établir qu'il avait existé, dans la suite des temps, trois pairies distinctes: la première, qu'on pouvait appeler de droit divin, éteinte avec la disparition des grands vassaux; la seconde, formée de princes du sang et de fils de France, organisée, en souvenir de l'ancienne, pour servir «de parure à la couronne»; la troisième, de date récente et également d'institution royale, par suite révocable au gré du prince, laquelle recrutée, sans limitation de nombre, parmi de simples gentilshommes, servait trop souvent à rémunérer l'intrigue, la courtisanerie, le dérèglement des mœurs et d'inavouables complaisances... Et c'étaient, à l'appui de cette doctrine, des références à perte de vue: le tout couronné par cette citation de Mézeray, historiographe du roi et savant renommé: «Il y a bien moins de disproportion entre «les moindres des pygmées et le colosse de Rhodes» qu'il n'y en a entre les anciens pairs et les pairs «modernes»... Pygmées! Rappelé à propos, le mot fit fortune.
C'est dans ce même esprit, impertinent et narquois, que se poursuivait la discussion. «Vous estimez, messieurs les ducs, que nous avons commis une action indécente en modifiant les bancs de la Grand'Chambre! Puérilité indigne de gens sérieux; ce changement remonte à 1406 et n'eut rien de clandestin: un arrêt l'ordonna parce que les anciens sièges tombaient de vétusté[249]...—Vous nous infligez l'appellation de quémandeurs de gages et de racoleurs d'épices!... Sachez qu'aucun de nous ne s'est enrichi dans des emplois de judicature, que beaucoup au contraire s'y sont appauvris, et que tous les gens impartiaux rendent hommage à notre désintéressement. Nous nous faisons gloire, d'ailleurs, de n'être pas de ceux qui, attachés à une fonction de Cour, recueillent les miettes de la table du maître et, abdiquant tout respect d'eux-mêmes, édifient leur fortune sur une complaisance illimitée!...—Vous nous reprochez la vénalité des charges, comme si cette mesure fiscale, dont nous sommes les premières victimes, nous était imputable! Or nous n'avons jamais cessé de réclamer le retour à l'élection, le mode de recrutement qui donna un si grand lustre à la magistrature d'autrefois. Et c'est vous, vous et la noblesse d'épée, qui, sous l'influence d'une cupidité inavouable, vous êtes toujours opposés au rétablissement de l'ancien ordre de choses[250]!...» Tout cela appartenait au domaine de l'histoire; mais l'histoire n'était pas le fait de Messieurs de la pairie, ainsi qu'on en pouvait juger par leur ignorance du passage que Mézeray consacre à leur origine!
[249] Histoire du Palais de justice, par Rittiez, p. 226.
[250] Aux États généraux de 1615, la robe offrit l'abandon de ses charges, de façon qu'on pût abolir la vénalité, l'hérédité et la paulette. La noblesse repoussa cette proposition et demanda le maintien de la vénalité, laquelle présentait à ses yeux cet avantage que, lorsque les offices faisaient retour au roi, celui-ci les distribuait à son entourage qui s'empressait de les vendre à deniers comptants.
Quand ils arrivaient à la question de leurs droits politiques,—la seule dont ils eussent réellement souci,—les officiers de robe quittaient ce ton de persiflage qui ne leur paraissait pas compatible avec la gravité du sujet. La concession de ces droits remontait, suivant eux, à une époque où le Parlement n'était pas encore sédentaire. Aux prises avec les difficultés incessantes que lui créaient des vassaux turbulents et ambitieux, le prince jugea à propos d'accroître son autorité en associant ce corps à la direction des affaires publiques. D'où une collaboration dont le résultat inappréciable fut de dégager la Couronne des entraves qui la paralysaient et de conférer au pays «les garanties d'un contrôle assidu, éclairé, courageux, des actes du gouvernement[251].»
[251] Histoire du Tiers-État, par Augustin Thierry, t. I, p. 108.
—Mais, s'écriaient les ducs qui ne pouvaient de sang-froid entendre ce langage, où prenez-vous les titres conférant de semblables prérogatives?
—Des titres! répondait la robe. Où sont les vôtres? Où sont ceux des États généraux? Où sont ceux de la royauté?... Nous ne sommes pas ici en Angleterre ou en Aragon, où il existe des lois écrites réglant les attributions des pouvoirs publics. En France, rien de pareil: c'est dans l'usage, l'usage seul, que les grands corps de l'État puisent leurs droits[252]...
[252] C'est ce que, en termes presque identiques, déclare le cardinal de Retz: «Il y a plus de douze cents ans que la France a des rois; mais ces rois n'ont pas toujours été absolus au point qu'ils le sont. Leur autorité n'a jamais été réglée comme celle des rois d'Angleterre et d'Aragon par des lois écrites».—Mémoires de Retz, t. I, p. 119.
Pour établir ce prétendu usage, en vertu duquel le Parlement «tenoit la place du conseil des princes qui étoit près les personnes des rois[253]», les magistrats tiraient de leurs bibliothèques une série de textes devant lesquels ceux de la partie adverse, réduits à l'opinion précitée de La Vacquerie, faisaient maigre figure. C'était: Claude de Seyssel, évêque de Marseille et ambassadeur à Rome, dont le traité sur la Grande monarchie de France proclame que l'institution des hautes Compagnies judiciaires eut pour but de réprimer les empiétements du pouvoir personnel;—Mataril qui, dans sa réponse à la Franco-Gallia d'Hotman, affirme à son tour que ces Compagnies jouent le rôle de médiateur entre le prince et les peuples;—Michel de Castelnau, La Roche-Flavin, Marculphe, bien d'autres encore... Mais celui dont le témoignage paraissait le plus concluant était Étienne Pasquier. La robe ne se lassait pas de répéter, après lui, que les lois n'ont «de vogue» en France qu'après avoir été vérifiées au Parlement, lequel les reçoit «non comme brevets qu'on envoie aux tabellions pour les grossoyer sans connoissance de cause», mais avec une licence de les critiquer, de les modifier et même de les rejeter[254]. Elle assurait, en se fondant toujours sur les déclarations de l'auteur des Recherches, que telle était la loi fondamentale du royaume et que jamais traité d'importance n'avait eu d'autorité que revêtu de ce visa!... Usage constant, consacré par plusieurs assemblées des États généraux[255], accepté par divers souverains qui, grâce à cette intervention bienfaisante, purent réparer leurs fautes et celles de leurs prédécesseurs. Usage reconnu par M. le duc d'Orléans, lequel déclarait hier encore que, si la régence lui appartenait à un double titre,—sa naissance et la volonté de Louis XIV,—il ne voulait la tenir que des suffrages du Parlement[256]. Usage appliqué enfin par la pairie elle-même dont le vote s'était uni au vote de la robe pour briser le testament du feu roi, dans des conditions identiques à celles où avaient été anéanties les dispositions dernières de Louis XIII[257]...
[253] Remontrances de 1615.
[254] Œuvres d'Étienne Pasquier, Amsterdam, 1723, t. II, p. 345.
[255] États de Blois, en 1576, où il fut précisé «qu'il falloit que tous les édits fussent vérifiez et contrôlez ès-Cours de Parlement, lesquels, combien qu'ils ne fussent qu'une forme des trois États raccourcis au petit pied, ont pouvoir de suspendre, de modifier ou refuser lesdits édits». États de 1593 qui reconnurent à ces mêmes Cours un droit d'examen sur tous les actes législatifs, notamment les édits engageant la fortune des particuliers et celle de l'État... La robe se réclamait également des États généraux de 1615; mais il importe de remarquer que si, au cours des travaux de cette assemblée, le Tiers affirma le droit de contrôle du Parlement et même lui confia le soin de veiller d'une façon permanente sur les affaires de l'État, il n'obtint l'adhésion ni du clergé ni de la noblesse.
[256] Relation du président d'Aligre.
[257] Voir le Journal de Lefèvre d'Ormesson, t. I, p. 27.
Sans doute cette possession d'État avait subi quelques éclipses. Respectueux des droits de la nation durant les luttes contre la puissance féodale et, plus tard, dans les moments de détresse ou de troubles, les souverains se montraient impatients de tout contrôle lorsque, le calme revenu, ils se croyaient à l'abri du péril. Mais, ainsi qu'on venait encore une fois de s'en convaincre, les efforts du despotisme n'avaient qu'un temps, et la vérité d'une doctrine considérée de longue date comme nécessaire au salut de la nation, professée par tous les hommes de bonne foi, acclamée par le peuple avide de liberté et d'améliorations sociales, finissait toujours par avoir raison de ses détracteurs.
—Votre thèse, s'écriaient avec rage Saint-Simon et ses amis, repose tout entière sur l'abus monstrueux que vous faites de la faculté d'enregistrement, laquelle n'a été établie qu'en vue de porter à la connaissance des justiciables les actes de l'autorité... Ut nota fierent, entendez-vous! Ut nota fierent... La Couronne peut, s'il lui plaît, se passer de votre ministère et recourir à tout autre mode de publicité: par exemple, s'adresser aux services de l'Intendance.
—Vaine menace, qui tournerait à la confusion du ministre assez téméraire pour l'exécuter, répliquaient les parlementaires. On n'ordonne pas à la nation française sans observer au moins l'apparence de la légalité. Témoin attristé de certaines entreprises de ce genre, Étienne Pasquier proclame qu'elles suffisent pour loger la désobéissance au cœur des sujets: «de manière, déclare-t-il, que là où nos roys commandoient avec une baguette, maintenant ils n'y peuvent bonnement commander avec deux ou trois armées[258]...» Ainsi en était-il jadis, ainsi en serait-il aujourd'hui: la même résistance, on pouvait en être sûr, accueillerait les mêmes abus!
[258] Œuvres d'Étienne Pasquier, t. II, p. 327.
Sur quoi, jetant un regard provocateur à l'adresse de la pairie qui n'en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles, la robe entière lançait ces paroles de combat:
—Essayez, essayez donc! Nous en verrons la fin!
Ce qui faisait sa grande force, c'est que cette opinion, sur la nature du rôle qui lui incombait, n'était point une opinion de parade ou de commande: c'était une conviction profonde et comme un article de foi. Quelques-uns, sans doute, considéraient comme excessive,—nous ajouterions comme inconstitutionnelle, si le mot eût existé alors, la formule d'Henri de Mesmes, à savoir que le Parlement était au-dessus des États généraux, et n'y voyaient qu'un artifice de stratégie en vue d'enlever à la Couronne le concours d'un corps politique dont, en 1615, s'appuyant sur les deux premiers ordres, à l'exclusion du troisième, elle avait fait un si scandaleux abus. Mais la totalité de ses membres, du plus humble au plus élevé, se regardaient comme investis, au moins depuis cette époque, d'une sorte de délégation émanant de leurs amis du Tiers, en vue de défendre les intérêts de la nation[259]. C'était dans ces sentiments qu'étaient élevés les fils destinés à succéder à leurs pères: sentiments si vivaces que rien, pas même la pression exercée par Louis XIV, n'en put venir à bout. Aussi, dès la constitution de la Régence, l'opposition parlementaire se trouvait-elle armée de toutes pièces, confiante dans la justice de la cause, à laquelle les fervents ne craignaient pas d'appliquer la prophétie rapportée au verset vingt-sixième du premier chapitre d'Isaïe: «Je rétablirai tes juges comme ils ont été d'abord et tes conseillers comme ils étaient autrefois: après tout cela, tu seras appelée la cité du juste, la ville fidèle.»
[259] Consulter à ce sujet la relation de Florimond Rapine sur les États généraux de 1614-1615. L'auteur, député du bailliage de Saint-Pierre-le-Moutier, après s'être expliqué sur le mandat que son ordre entendait conférer aux officiers du Parlement, pousse l'exclamation suivante: «Je prie Dieu qu'il illumine leurs entendements et renforce leurs courages pour leur faire produire plus de bien que les États ne l'ont pas fait!» Il ajoute: «Toute la France a les yeux arrêtés sur ce grand aréopage et est aux écoutes pour apprendre avec applaudissement ce que produira le conclave du premier sénat d'Europe en un temps si désemparé et si corrompu.» Quelques jours s'étaient à peine écoulés que la Compagnie judiciaire, faisant état de cette singulière délégation, s'appropriait les revendications contenues dans les cahiers du Tiers et en poursuivait la réalisation.—Voir aussi les Mémoires de Mathieu Molé.
Cependant les actes succédaient aux paroles. Les ducs accumulaient démarches sur démarches pour obtenir l'annulation de l'arrêt du 2 septembre qui les privait du droit de vote dans le cas où ils refuseraient de se découvrir[260]. Et c'étaient des alternatives de succès et de défaites; car, tiraillé dans tous les sens, le Régent donnait invariablement raison au dernier solliciteur. Un jour, il laissait rendre par le Conseil une décision remettant toutes choses en l'état où elles se trouvaient avant la mort du roi. Le lendemain, il lacérait cette même décision en présence du Premier Président, des présidents à mortier et d'un conseiller de chaque Chambre[261]. Puis, il revenait à son ancienne façon de voir et finalement accueillait la réclamation des ducs. Mais alors il se produisait des difficultés d'une autre nature: pas un notaire de Paris ne consentait à notifier la sentence du Conseil[262]... Tout cela se passait au milieu d'allées et venues où régnait le désordre et où pleuvaient les gros mots. «Plus méchant que jamais[263], au dire de ses propres amis, Saint-Simon ne manquait pas de prendre part à ces scènes tumultueuses. Au cours de l'une d'elles, dans la petite galerie du Palais-Royal, il parla du Premier Président «en termes de crocheteur»; le Régent détourna la tête, comme s'il n'avait pas entendu, afin de n'être pas contraint d'envoyer cet enragé à la Bastille[264].
[260] Écrits inédits de Saint-Simon, t. III, p. 383 et suiv.
[261] 30 mars 1716. Journal de Dangeau, t. XVI, p. 352.
[262] Collection du greffier Gilbert de Lisle.
[263] Extrait d'une lettre du marquis de Louville au duc de Saint-Aignan, citée dans la Notice sur la vie et les mémoires du duc de Saint-Simon, par Chéruel, p. XLV.
[264] Les correspondants de la marquise de Balleroy, t. I, p. 71.—Une chanson contre le Régent faisait allusion à cet incident. (Chansonnier historique, t. II, p. 225):
De Mesmes en sa maison,
Fais lui dire des messes
Aux Petites Maisons.
Les querelles de personnes allaient désormais dominer l'affaire. La robe était trop nombreuse pour qu'il n'y figurât point des individualités prêtant le flanc à la critique. Il devint de bon ton, chez les ducs, de les tourner en ridicule. Mais ce sont surtout les présidents qu'on se plut à larder de sarcasmes[265]. Il n'y en avait qu'un, parmi eux, qui eût l'apparence «de l'ancienne chevalerie». C'était M. de Maisons: encore sortait-il récemment d'un huissier fieffé du village de Longueil, en Normandie. Qu'on juge des autres! Tous petits-fils «de procureurs, gargotiers, et autres artisans achetant ou vendant au fond de leurs boutiques»! Celui contre lequel on s'acharnait le plus, c'était,—à tout seigneur tout honneur,—M. de Mesmes, «l'homme qui se ruinoit en breloques»... Il est vrai que, de ce côté-là, les railleurs avaient la partie belle...
[265] Les présidents à mortier étaient en 1715: Messires Jean-Antoine de Mesmes, premier, André Potier, Jean-Jacques Charron, Étienne d'Aligre, Chrétien de Lamoignon, Antoine Portail, Michel-Charles Amelot, Louis Le Pelletier, Nicolas-Louis de Bailleul, de Longueil de Maisons.
Les de Mesmes, dont l'illustration n'était pas discutable, avaient, en effet, la faiblesse de prétendre à beaucoup mieux. «Ils se piquent furieusement de noblesse», écrit Tallemant des Réaux[266]. S'il faut l'en croire, celui de leurs aïeux qui enseignait le droit à Toulouse n'était point un professeur ordinaire: il faisait son cours «par plaisir»,—comme M. Jourdain cédait des pièces de drap, pour obliger ses amis. La famille, en ce temps-là, se déclarait issue d'un Romain de marque, le consul Memmius. Depuis, elle avait fait une nouvelle découverte qui donna un autre cours à son ambition. Dans l'admirable bibliothèque qu'elle possédait figuraient deux manuscrits d'une rare valeur: la bible de Théodulphe, évêque d'Orléans sous le règne de Charlemagne, et le psautier de la reine Ingeburge, de Danemark, femme de Philippe-Auguste... Ce psautier, sur vélin, «se fermant à deux fermouers de néelles à fleurs de lys pendant à deux lacs de soye et à deux gros boutons de perles et une petite pippe d'or[267]», était, avec ses vingt-sept miniatures représentant des scènes de l'Ancien Testament, des Évangiles, de la vie de «Madame Sainte Marie», une merveille de l'art français au treizième siècle. Conservé pieusement dans la maison royale, il devint le livre préféré de saint Louis, disparut à l'époque de l'occupation anglaise, appartint, si l'on en croit la légende, à Charles le Téméraire, à Philippe II d'Espagne, à sa fiancée, Marie d'Angleterre, et à une série de personnages dépourvus de notoriété. Au commencement du dix-septième siècle, il se trouvait à Londres, où Pierre de Bellièvre, ambassadeur de France, agissant pour le compte des de Mesmes, ses parents, parvint à l'arracher «à des mains profanes». Ce qui, au regard des nouveaux acquéreurs en doublait le prix, c'était qu'un des feuillets portait cette mention que saint Louis avait fait don de ce joyau à son premier chapelain, Guillaume de Mesmes, lequel, manifestement, ne pouvait être étranger à la puissante dynastie parlementaire!... Mention d'une authenticité douteuse, bien que Moreri et, après lui, certains généalogistes complaisants, aient accepté comme exactes et l'existence du chapelain et sa parenté avec les détenteurs du manuscrit... Par malheur, l'un des ancêtres du Premier Président eut, vers 1670, l'imprudence de commander un mémoire justificatif, lequel était imprimé sur trois pages in-folio, et les intéressés s'avisèrent qu'il devait être soumis au juge d'armes du roi: nous avons nommé d'Hozier. Celui-ci, indépendant par sa fonction et ne se croyant pas tenu à la même condescendance que ses confrères, déclara que les de Mesmes, quoique constituant «une famille glorieuse», étaient issus de simples bourgeois... Ce qui obligea à rentrer précipitamment les trois pages in-folio que l'on se disposait à répandre sur Paris et la province[268].
[266] Historiette de M. d'Avaux.
[267] Inventaire des joyaux de la Couronne de 1418. On appelait pippe une tige métallique à laquelle se rattachaient les rubans servant de signets.
[268] Le psautier de la reine Ingeburge fut légué en 1812, par Albert-Paul de Mesmes, comte d'Avaux, à la famille de Puységur. Acheté plus tard par le duc d'Aumale, il se trouve actuellement dans la vitrine d'honneur de la galerie du château de Chantilly. Ces indications sont extraites du Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. I, p. 397 et suiv.
Rappelée à grand renfort de publicité, exploitée dans ses menus détails, agrémentée de la façon la plus désobligeante, cette aventure malencontreuse était, dans la bouche des ducs, un sujet d'incessantes railleries... Il y avait bien aussi l'histoire d'une tapisserie dans laquelle les armes des de Mesmes avaient été substituées aux armes de Navarre... Peut-être même y en avait-il encore d'autres!—Tout cela remontait, d'ailleurs, à cinquante ans; mais on en jouait avec tant d'entrain qu'on eût pu croire que ces menus ridicules dataient de la veille[269].
[269] C'est à cette occasion que Saint-Simon écrit: «Ces Mesmes sont des paysans du Mont-de-Marsan, où il en est demeuré dans ce premier état et qui payent encore aujourd'hui la taille, nonobstant les généalogies que les Mesmes, qui ont fait fortune, se sont fait fabriquer, imprimer et insérer partout où ils ont pu, pour abuser le monde, quoiqu'il n'ait pas été possible de changer les alliances ni de dissimuler tout à fait les petits emplois de plume et de robe à travers l'enflure et la parure des artistes.»
Les autres présidents n'étaient pas mieux partagés. Grâce à l'agence de recherches entretenue sur les fonds de la pairie, chacun d'eux était l'objet d'investigations passionnées. On fouillait leur parenté, leurs alliances et arrière-alliances. Rien ne demeurait dans l'ombre de ce qui pouvait prêter matière à dénigrement. Et c'étaient des lazzi interminables quand on découvrait parmi les tenants de ces dynasties orgueilleuses des gens «d'origine abjecte»: un apothicaire chez les d'Aligre, un gantier-fourreur chez les Potier, un barbier chez les Portail[270]. Les meilleures familles de robe se voyaient traitées par-dessous jambe, bafouées, réduites à néant, à grand renfort d'épithètes malsonnantes...
Se servant de rasoirs comme eux.
Chansonnier historique, t. II, p. 134.
Ces plaisanteries avaient assez duré. Les présidents, du moins, le jugèrent ainsi. Las de jouer le rôle de têtes de Turc, ils allaient prendre leur revanche... Et cela de telle façon que les ducs ne s'en relèveraient pas.
XIV
La revanche des parlementaires.—«Mémoire pour le Parlement contre les ducs et pairs.»—L'origine des maisons ducales.—La noblesse de Saint-Simon.—Conversation entre le duc de Gesvres et le maréchal de Villeroy.—La protestation de l'hôtel de Crussol.—Couplets contre les ducs.
Dans les premiers jours d'avril 1716, le Régent recevait, à son petit lever, un pli volumineux. On peut admettre qu'après l'avoir ouvert il ne sut pas retenir une grimace; car ce titre, peu rassurant pour son repos, s'étalait en tête de la première page: Mémoire pour le Parlement contre les ducs et pairs, présenté à Monseigneur le duc d'Orléans... Un factum dont il fallait bien se résigner à prendre connaissance. Son Altesse Royale se résigna: sans doute de l'air revêche d'un écolier qui s'acquitte d'un pensum. Mais au fur et à mesure que le lecteur avançait dans sa tâche, l'impression dut se modifier, et il est permis de croire qu'après avoir tourné le dernier feuillet, il ne regretta point sa peine.—Ce n'était pas, en effet, un mince régal pour ce sceptique malicieux, à qui la pairie ne ménageait ni ennuis, ni récriminations, ni algarades, que d'avoir les prémices de l'exécution dont elle était l'objet.
Que faire, cependant, de ce plaidoyer, dont les termes, d'une hardiesse inconnue jusqu'à ce jour, allaient déchaîner des tempêtes? Le garder secret? Le communiquer aux intéressés? Grave problème... Son Altesse, pour être tirée d'embarras, n'eut qu'à jeter les yeux sur la masse des courtisans qui guettaient son passage. Du côté des ducs,—attitude fébrile, gestes saccadés et impatients, dénotant une agitation intense, celle de gens que vient de bouleverser un événement inattendu. Du côté des non-ducs,—physionomie débordante de joie, avec une pointe d'ironie qui ne prenait même pas la peine de se déguiser sous un air d'hypocrite condoléance... Il était manifeste que, dans un clan comme dans l'autre, on n'ignorait rien. Chose aisément explicable; car, au moment où le Mémoire pour le Parlement parvenait au Palais-Royal, un certain nombre d'exemplaires étaient déjà distribués dans Paris[271].
[271] On en trouvera le texte dans plusieurs ouvrages, notamment dans le Journal de Barbier, t. VIII, p. 386.
Que contenait donc ce document mystérieux dont l'apparition causait un tel émoi?
Il se divisait en trois parties... La première rappelait, dans un exposé rapide, que, sous le règne précédent, deux entreprises s'étaient produites contre les prérogatives dont la sagesse de la monarchie ancienne avait gratifié le Parlement. L'une, déjà vieille, issue «du caprice orgueilleux» de M. d'Uzès, qui ne voulut pas se découvrir en donnant son avis, avait reçu de Louis XIV l'accueil qu'elle méritait. L'autre, non encore résolue, était née de cette conviction que le chef actuel de la Compagnie judiciaire, fort répandu dans le monde de la Cour, finirait, à la suite des importunités dont il était assailli, par se relâcher de la vigilance traditionnelle... Injure purement gratuite; car M. de Mesmes ne se laissa ni séduire par les flatteries, ni effrayer par les menaces. Comme, d'ailleurs, il appuyait sa résistance sur la parole du feu roi, on était en droit de croire qu'il n'y avait plus matière à discussion. Mais la robe avait le malheur de se trouver en face d'adversaires irréductibles qu'aucune concession ne pouvait satisfaire, qu'aucun échec ne rebutait et qui ne cessaient de faire entendre «leurs clameurs importunes». C'est pourquoi elle se voyait contrainte d'en appeler à la justice de Son Altesse Royale... Son Altesse n'oublierait ni les procédés ni l'attitude des deux parties au moment de la constitution de la Régence: la pairie, procédant par voie d'intimidation et subordonnant ses suffrages à la réalisation d'engagements formels; la robe, offrant spontanément son concours, sans chercher «à rien extorquer».
Quels étaient donc ces pairs orgueilleux qui ne daignaient pas s'accommoder d'un état de choses accepté jadis par les fils de France? D'où pouvait venir la haute opinion qu'ils avaient de leurs personnes?—De l'influence qu'ils exerçaient sur la noblesse? La noblesse, ils se l'étaient aliénée par leur vanité ridicule et par la prétention de constituer un corps spécial d'où ils osaient l'exclure.—Du crédit dont ils jouissaient auprès des princes du sang? Les princes, dont ils ne cessaient de contester les honneurs et les privilèges, ne professaient à leur égard qu'une médiocre estime.—De l'étendue de leurs possessions territoriales? La plupart ne se soutenaient que par des unions «peu sortables» et ne réunissaient même pas, au prix de ces mésalliances, autant de fortune qu'il en fallait à Rome pour être simple chevalier.—De la vaillance de leurs épées? Elles n'étaient rien moins que redoutables; car, à l'exception d'un petit nombre d'entre eux, les emplois militaires ne convenaient pas au tempérament des ducs. Ils servaient mal dans les armées et n'y donnaient que peu de marques de valeur. Aussi bien était-il notoire que leur ambition se limitait «aux dignités pacifiques».
Tout cela asséné de main de maître, avec cette causticité exempte de ménagements, autrefois si commune, mais dont la langue académique du grand siècle, façonnée à l'hôtel de Rambouillet, avait fait perdre jusqu'au souvenir.
Pour cruelle que fût cette première partie, la seconde l'était encore davantage; car, sortant des généralités, le mémoire dressait une nomenclature, «sommaire mais fidèle», des antécédents de la plupart des maisons ducales. Seules étaient exceptées celles dont les représentants avaient montré quelque discrétion à l'égard du rasoir des Portail, de l'enseigne des Potier où pendait «une dextre d'or» et du missel intempestif de M. de Mesmes. Pour les autres, point de quartier. Leur origine était passée au fil d'une implacable médisance que n'arrêtait pas «la piperie» des généalogies: Menteur comme un généalogiste! proclamait le mémoire, d'accord sur ce point avec la sagesse des nations. Pour s'édifier, le Parlement avait mieux que ces articles de commande à l'aide desquels, au dire des Lettres persanes, il est toujours facile de réformer un nom, de décrasser des ancêtres et d'orner un carrosse. Il possédait,—précieux dépôt,—une série de lettres d'anoblissement qui permettaient de ramener à des réalités plus humbles certaines légendes fabuleuses. Le mémoire posait en fait que les Boulainvilliers, les Boufflers, les Lauzun n'étaient connus, il y avait cent cinquante ans, qu'aux environs de leur village; que les Gesvres dataient de moins longtemps encore; que le duc de Villars, si infatué de son élévation récente, descendait d'un greffier de Condrieu dont la progéniture dut se faire réhabiliter pour avoir tenu des terres à ferme; que les Pardailhan-Montespan, d'où sortait le duc d'Antin, étaient issus du bâtard d'un chanoine de Lectoure; que les Béthune-Sully venaient d'un aventurier écossais qui débaucha la fille du seigneur de Rosny, et dont le fils, Maximilien, traité d'homme de néant par le maréchal de Tavannes, «s'enta» sur les Béthune (de Flandre), grâce à la complicité d'un feudiste gagné à prix d'or; que le premier Villeroy connu était un marchand de poisson, contrôleur de la bouche de François Ier, dont le fils, greffier de l'Hôtel de ville, fit souche d'audienciers et de secrétaires d'État:—une extraction assez mince, dont la morgue du maréchal actuel «avoit bien de la peine à s'accommoder»!...
L'insolence «présidentale», s'acharnant avec méthode à la démolition de la pairie, apportait des précisions désespérantes. Telle maison, réputée pour son orgueil, avait pour auteur un artisan de bas étage, telle autre un apothicaire, celle-ci un joueur de flûte, celle-là un étalier-boucher! Les pairs ecclésiastiques ne se trouvaient pas en meilleure posture. On signalait parmi les ancêtres du plus vaniteux, l'archevêque-duc de Reims, un de ces robins,—fils de serfs!—vis-à-vis desquels il se montrait si acharné. L'évêque-duc de Laon, non moins féru de sa «dignité passagère», était représenté comme d'une naissance peu relevée: son arrière-grand-père aurait servi les Polignac en qualité de domestique!
Dans cette revue impitoyable, une mention spéciale était consacrée à l'ancien vidame de Chartres. Ici, nous citons textuellement: «Le duc de Saint-Simon est d'une noblesse et d'une fortune si récentes que tout le monde en est instruit. Un de ses cousins était, presque de nos jours, écuyer de Mme de Schomberg. La ressemblance des armes de La Vacquerie, que cette famille écartèle, avec celle des Vermandois, lui a fait dire qu'elle vient d'une princesse de cette maison. Enfin, la vanité de ce petit duc est si folle que, dans sa généalogie, il fait venir de la maison de Rosni un bourgeois, juge de Mayenne, nommé Le Bossu, qui a épousé l'héritière de la branche aînée de sa maison.»—C'était bref, mais chaque mot portait.
Tels apparaissaient, en gros et en détail, les pairs modernes qui osaient se comparer aux grands vassaux, cabalaient contre les princes du sang, refusaient la main à la noblesse, accablaient de leur mépris le Parlement, tout en se prosternant devant lui «dans le cours de leurs moindres affaires». La conclusion d'une aussi laborieuse étude se résumait dans cette constatation narquoise: ce n'est pas la peine, messieurs les ducs, de faire tant d'éclat; nous avons mieux que cela dans la robe.
L'auteur de cette fulgurante réplique à d'injurieuses attaques n'était autre,—peut-être l'a-t-on déjà deviné,—que «ce maniaque» de Novion, lequel, en harmonie parfaite avec ses collègues, accomplissait ce nouvel acte de folie[272]. Habilement répandue dans les cercles parisiens, sa prose obtenait un succès prodigieux. Chaque pair ne fut plus appelé que de son nom patronymique, auquel on accolait la profession roturière de celui qui, le premier, l'avait porté[273]. Dans le camp qui applaudissait à tout rompre, figurait la noblesse elle-même, heureuse de prendre sa revanche d'incessantes humiliations. On citait aussi certaines princesses qui se réjouirent «plus que de raison».
[272] La personnalité du président André de Novion s'affirme nettement à chaque ligne de ce factum. Aussi bien Duclos (t. IX, p. 121) n'hésite-t-il pas à lui en attribuer la paternité. Quant à M. Chéruel, recherchant les raisons pour lesquelles Saint-Simon s'est acharné contre Nicolas de Novion, il indique que l'auteur des Mémoires ne pardonna jamais à celui-ci d'avoir laissé un descendant qui lutta victorieusement contre lui dans l'affaire du bonnet. Il est très probable, déclare t-il, que l'aïeul porta la peine de la résistance du petit-fils aux prétentions de la pairie: «Il ne faut pas oublier, ajoute-t-il, qu'on attribuait au président de Novion le pamphlet contre les ducs et pairs où la noblesse de Saint-Simon étoit fortement contestée. Ce qui est indubitable, c'est que le Président de Novion avait été le chef de l'opposition parlementaire dans la question du bonnet.» Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 501 et 502.
[273] Mémoires du maréchal de Richelieu, t. I, p. 440.
A en croire les intéressés, l'opinion «des honnêtes gens» aurait été toute différente, de pareils procédés de discussion ne pouvant être approuvés de personne. Saint-Simon, dont l'imagination n'est jamais en défaut dans les conjonctures délicates, pousse même la fantaisie jusqu'à prétendre que le Parlement fit mine de désavouer l'écrit et offrit d'en prononcer la condamnation... Mais, se hâte-t-il d'ajouter, c'était une perfidie nouvelle organisée dans l'intention d'accroître le scandale par le retentissement d'un débat public. Heureusement ce grand politique veillait. Il représenta à ses collègues les périls d'une situation de ce genre et ces derniers, «moins imbéciles qu'à l'ordinaire»,—plus loin, il parle de «leur sottise accoutumée»,—«trompèrent une attente si bien concertée[274]».
[274] Annotations au Journal de Dangeau, t. I, p. 440.
Cependant on ne pouvait laisser sans réponse «ce tissu de mensonges et d'injures impudentes, ce parallèle» entre la robe et la plus haute institution du royaume. A défaut d'un arrêt réparateur, que certainement ils auraient attendu en vain de la Compagnie judiciaire, les ducs se seraient volontiers accommodés d'une décision du Conseil de régence. Tous leurs efforts tendirent à ce que les ministres prissent l'affaire en mains; mais ceux-ci firent la sourde oreille, ne se souciant pas de s'associer «à ces querelles d'orgueil[275]». En désespoir de cause, on se résigna à répliquer au libelle de Novion par un contre-libelle où chacun, sous forme de notice individuelle, devait apporter son tribut. Qui pouvait, en effet, mieux que l'intéressé lui-même, faire justice des calomnies répandues sur sa race!... De toutes parts, aussitôt, on bouleversa les archives, tant publiques que privées, pour en retirer les parchemins que, en vue de convaincre le public «et de s'édifier réciproquement»,—car, de duc à duc, il y avait quelques sceptiques,—on eut soin de porter à l'hôtel de Crussol, devenu le quartier général de l'indignation. On nomma des commissaires et, après une gestation laborieuse, le syndicat mettait au monde un écrit où il était victorieusement démontré que toutes les familles ducales avaient une origine illustre et que plusieurs comptaient dans leurs alliances les premières maisons d'Europe: France, Danemark, Oldenbourg, Hesse-Cassel, Aragon, sans parler des anciens ducs de Normandie et d'Aquitaine. Il n'y avait qu'une tache à ce tableau: c'est que l'une d'elles, la famille de Gesvres, avait le malheur de se confondre avec celle des Potier de Blancmesnil et de Novion!
[275] Mémoires du maréchal de Richelieu, t. I p. 76.
Dans cette revue rétrospective, où chacun s'appliqua de son mieux, Saint-Simon se montra moins prolixe qu'on eût pu s'y attendre. Il se borna à rappeler les services rendus par sa maison, mentionna, parmi les célébrités dont elle avait le droit de s'enorgueillir, quatre vice-rois de Navarre, et constata que, par suite du mariage, en 1334, de Mathieu de Rouvroy avec Marguerite de Saint-Simon, elle était «extraite du sang impérial de Charlemagne par les comtes de Vermandois et rois d'Italie»... Fort, d'ailleurs, de cette ascendance auguste, il gardait prudemment le silence sur quelques menus détails embarrassants, tels que son cousinage avec Le Bossu, juge criminel de Mayenne[276].
[276] Voir la notice sur l'origine de Saint-Simon. Mémoires, édit. Boislisle, t. I, p. 402.
Telle avait été l'attaque. Telle fut la riposte. Et l'on se demande qui des deux parties avait raison. Duclos, qui copie servilement les Mémoires, ne pouvait manquer, sur ce point comme sur les autres, de s'en assimiler les conclusions. Le libelle de Novion, déclare-t-il, est un «ouvrage plein de méchanceté et d'ignorance[277]». Ce n'était pas l'avis de ses contemporains, habitués de longue date aux supercheries nobiliaires. Ce n'est pas non plus celui des critiques modernes. «Sans remonter bien haut dans le passé, écrit l'un d'eux, le terrible réquisitoire des gens de justice anéantissait toute cette gloriole[278].» C'est sans doute aller trop loin. Nous ne doutons point, pour notre part, que, dans ce factum,—une œuvre de parti,—il ne se soit glissé quelques inexactitudes. Mais si des réserves sont nécessaires, l'écrit d'avril 1716 contenait beaucoup de vérités. Nous citerons, à titre d'exemple, deux maisons dont il est permis de parler en toute indépendance, parce qu'elles sont éteintes l'une et l'autre, celles de Saint-Simon et de Villeroy.
[277] Œuvres de Duclos, t. IX, p. 121.
[278] État de la France en 1789, par Paul Boiteau, p. 164.
Les Rouvroy, assurent les chroniques, étaient «de sages et vaillants chevaliers» qui avaient pris part, non sans éclat, aux batailles de la guerre de Cent Ans. Mais c'est à peine si, par eux-mêmes, par leurs seigneuries et leurs alliances, ils comptaient dans la noblesse de second ordre. Leur filiation n'était pas établie au delà du quatorzième siècle et jamais aucun d'eux n'avait nourri l'ambition de se rattacher,—même par les femmes,—à la descendance de Charlemagne. C'est seulement après la fortune inespérée du premier duc, que des feudistes pleins de zèle s'appliquèrent à lui découvrir des aïeux de souche royale. Personne ne prit au sérieux cette légende[279], pas plus, du reste, qu'on ne saurait ajouter foi aux découvertes qui suivirent. Avec les Rouvroy, en effet, on marche de surprise en surprise. A la fin du dix-huitième siècle, ils ne se bornent plus à se réclamer d'une origine carolingienne. Ils entendent aussi se relier à Marcus Mœcilius Avitus qui, en 455, «occupa le siège impérial de Rome». Enfin, non contents de ces alliances terrestres, ils revendiquent en outre une parenté, encore plus flatteuse, avec une demi-douzaine de saints occupant une place d'honneur au séjour des élus[280]!
[279] «Cette famille, qui n'est pas bien ancienne et qui se pique d'une noblesse fausse, a bien besoin d'honneurs.» Journal de Mathieu Marais, t. II, p. 283. Voir aussi le Journal de Dangeau, t. XVIII, p. 397, en note.
[280] Voir le savant article inséré à l'appendice du premier volume des Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, p. 384.
Pour les Villeroy, c'est d'Hozier qui nous renseigne. Chargé par Louis XIV de rechercher le passé de cette maison, le célèbre juge d'armes établissait que, suivant toutes vraisemblances, elle descendait d'un Nicolas de Neufville, clerc de cuisine de Philippe le Long. Mais ce qui est certain, c'est que Richard, fils de Nicolas, dont, en 1645, on voyait encore l'épitaphe au charnier des Innocents, était vendeur de poisson de mer aux halles; que le fils de Richard exerçait la même profession, rue Comtesse-d'Artois, à l'image de Saint Martin, et que, dans sa descendance, figuraient un autre vendeur de poisson, un receveur-voyer et... un marchand épicier,—après lequel commença l'élévation de la lignée. Ce ne fut qu'en 1688, quand une Villeroy eut épousé un Souza, comte de Pardo, que la généalogie des Neufville fut revue, corrigée et travestie[281].
[281] Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, t. VI, p. 596.
Aussi bien l'appui solidaire que, dans la circonstance, se prêtaient les familles ducales n'était-il qu'accidentel. D'ordinaire, elles ne se ménageaient pas, et il est probable que la plupart des critiques de Novion étaient, de longue date, formulées par les bonnes langues de la pairie. Les Mémoires fournissent un exemple curieux de ces débats intimes où l'on se jetait des vérités à la face. C'est encore Villeroy qui est en scène. Son interlocuteur est le vieux duc de Gesvres, malin comme un singe et bossu comme un sac de noix...
—Monsieur le Maréchal, insinuait Gesvres, convenez que nous sommes d'heureux mortels...
Villeroy, dont la théâtrale fatuité était légendaire, n'aurait eu garde de contredire.
—Car enfin, continuait Gesvres, un de vos ancêtres épousa une Créquy, un des miens épousa une Luxembourg. De là des charges, des gouvernements, des dignités...
Villeroy se rengorgeait de plus belle. Mais Gesvres de reprendre aussitôt:
—Et les pères de ces gens-là, qu'étaient-ils, monsieur le Maréchal? De simples secrétaires d'État...
Villeroy, trouvant que la conversation prenait une tournure fâcheuse, secouait impatiemment sa perruque. Mais l'impitoyable railleur, se glissant derrière une table, pour s'en faire un rempart, poursuivait son persiflage:
—Arrêtons-nous, monsieur le Maréchal, criait-il de sa voix perçante, car nous nous verrions contraints à de pénibles aveux... Les pères de ces deux secrétaires d'État? Par ma foi, c'étaient de petits commis. Et ces petits commis eux-mêmes, de qui diantre venaient-ils? Le vôtre, d'un vendeur de marée, le mien d'un porte-balles, peut-être pis!
Et, prenant la galerie à témoin, Gesvres éclatait de rire, tandis que le maréchal bondissait de fureur... Mais, remarque judicieusement Saint-Simon, que faire à un homme qui, pour vous dire une vérité cruelle, s'en dit une pareille?
C'est exactement ce que la robe racontait des Neufville. Elle passait même sous silence le marchand épicier dont d'Hozier, fidèle à sa consigne, n'a pas cru devoir se dispenser de faire état. Si bien que, tout compte fait, loin d'avoir à se plaindre, Villeroy demeurait l'obligé de Messieurs du grand banc.
La protestation de l'hôtel de Crussol, celle qu'on peut qualifier d'officielle et qu'on trouve reproduite dans de nombreux recueils[282], n'était pas d'ailleurs la seule. Il en circulait d'autres émanant de ducs moins disciplinés,—les francs-tireurs de la pairie: une, notamment, qui faisait bon marché d'un certain nombre de familles. Elle confessait l'origine modeste de MM. de La Porte, de Gesvres, de Villeroy, de Villars, qui, tous, sortaient de la robe, «source de roture», et déclarait que ces maisons n'avaient été admises à pénétrer dans le sanctuaire qu'après avoir lavé cette tache sur le champ de bataille. Quant à Saint-Simon, elle proclamait, sans du reste reconnaître sa filiation carolingienne, qu'étant de la maison de Rouvroy, on ne pouvait attaquer sa naissance. Néanmoins, ajoutait-elle, «s'il tire de là sa vanité, il a tort»; car une fille de son nom s'était mésalliée, et son père,—étrange façon d'apprécier les titres des gens!—avait, «au rapport de Bassompierre», le malheur «d'être punois»... Ayant ainsi fait la part du feu, l'écrit en question entonnait un dithyrambe en l'honneur des autres maisons ducales, dont la noblesse bien authentique n'avait rien de commun avec «la fumée» que, depuis plusieurs règnes, on accordait «à tous les acquéreurs de charges pour avoir de l'argent»... Tout cela net, précis, d'une discussion âpre et serrée, accompagné de spéculations théoriques dont nous avons déjà trop longuement parlé pour qu'il soit opportun d'y revenir. Nous ne détacherons qu'un court passage: il est relatif à cette inlassable prétention qu'avaient les pairs modernes de se rallier aux pairs anciens. «Ce sont toujours les mêmes, affirme le mémoire. Les ducs d'Aquitaine et de Normandie sont morts, et non pas leurs dignités. Les rois qui les ont établis n'ont rien changé. M. le duc d'Uzès est pair comme le duc de Guise, et le duc de Guise l'étoit comme le duc de Vendôme, comme les ducs de Bourgogne et de Normandie».—Sur quoi, l'auteur terminait son travail par cette menace: «Je conseille à Messieurs de la robe de ne point se plaindre. Ils doivent comprendre que je les ai ménagés; car, si je levois certains voiles, où en seroient-ils[283]?»
[282] Notamment dans les Mémoires du maréchal de Richelieu, t. I, p. 441.
[283] Ce mémoire, dont l'original est conservé à la bibliothèque impériale de Vienne, est reproduit dans le Journal de Dangeau, t. XVIII, p. 393.
La pairie avait beau faire. Ses efforts désespérés ne parvenaient pas à lui concilier les sympathies. Les recueils du temps regorgent d'épigrammes décochées contre elle. Presque tous ses membres y figurent, depuis
[284] Le Chansonnier historique, t. II, p. 171.
jusqu'au duc d'Antin, dont une satire pénétrante prend plaisir à mettre en relief la souplesse bien connue, la trop grande adresse au jeu et les volte-faces intéressées. Les ridicules de ces disputeurs de rang y sont qualifiés d'une façon acerbe. Mais,—détail bien fait pour provoquer la surprise,—l'accusation sur laquelle les chansonniers insistent le plus est précisément celle qui nous laisse le plus incrédule: le manque de bravoure... Celui-ci,
Celui-là, plus cruellement encore, est taxé de lâcheté. A l'ensemble de l'institution, les gazettes refusent toute vertu guerrière:
En toutes sortes de métiers,
Excepté celui de la guerre.
Et si, par malheur, aujourd'hui,
Il sortoit des géants de terre,
Ils s'iroient cacher comme lui[285].
[285] Ibid., p. 76.—Le couplet qui suit, après une longue énumération de noms, se termine par cette apostrophe:
S'ils n'avoient pas la diarrhée
Lorsqu'il faut aller au combat!...
C'est avec la même rigueur, parfois la même injustice, que Saint-Simon est représenté: des allusions perpétuelles à son orgueil, à ses colères, à ses cabales, à l'exiguïté de sa taille, à sa démence justiciable des Petites-Maisons, à son origine «sans noblesse»:
Voudroit bien payer de son nom
Pour les services de ses pères.
On ne sauroit dire qu'«Hélas!»
Aussi bien on n'en connaît guère,
Pour mieux dire: on n'en connaît pas[286].
[286] Le Chansonnier historique, t. III, p. 75.
Et ailleurs:
Dis-moi, petit Simon?
Nous n'avons dans l'histoire
Jamais trouvé ton nom[287].
[287] Ibid., t. II, p. 224.
Suivent des appellations variées qui ne brillent ni par l'esprit ni par le goût: vil insecte de terre, vrai gibier de lardon, avorton haï de tout le monde... Injures qu'il était permis de dédaigner. Mais que penser de celles-ci, qui s'étageaient en une gradation savante: poltron, malodorant comme son père,—et cette dernière qui eût fait bondir un paralytique... bourgeois! nous disons bien, bourgeois!... Lui, Mgr Louis de Saint-Simon, pair de France, gouverneur pour Sa Majesté des ville, citadelle et comté de Blaye, grand bailli et gouverneur de Senlis et autres places, vidame de Chartres et seigneur d'une foule de lieux... Bourgeois!...
XV
La requête des ducs contre les bâtards.—La duchesse du Maine prépare la résistance.—Elle se concilie la noblesse et le Parlement.—Supplique au roi.—Le Régent s'inquiète et veut sévir.—Le lit de justice du 26 aout 1718.—La joie de Saint-Simon.—Courte durée du triomphe.—Mlle de Mesmes épouse le duc de Lorges.—Fureur de Saint-Simon.—Il se résigne.—Tentative de transaction.—La réception du duc de Nevers.—La question du bonnet reste entière.
Dans un concert de clameurs se poursuivait la lutte. Elle ne tardait pas, d'ailleurs, à se fondre dans une mêlée générale où allaient successivement se lancer toutes les catégories de privilégiés dont l'existence était suspendue aux questions de cérémonial et d'étiquette.
Ce fut d'abord l'action intentée par les princes du sang, pour faire déchoir les légitimés des avantages,—spécialement «de l'habilité au trône»,—que la faveur de Louis XIV leur avait concédés. Les ducs n'attendaient que ce signal pour entrer, eux aussi, en campagne. Leur but? Le même que celui des princes. Ils voulaient, de plus, l'abrogation de ce rang intermédiaire, qui leur causait tant d'ombrage, et le retrait de l'édit autorisant la réception des bâtards à l'expiration de la vingtième année. Ce qu'ils revendiquaient, en un mot, c'était l'égalité de rang, avec droit de préséance, en vertu de la maxime: Chacun sied premier selon que premier a été fait pair[288].
[288] Mémoires de Saint-Simon, t. XIII, p. 290.
Il y eut, à ce sujet, de longs débats où l'ingratitude humaine, sous couleur d'indépendance, se donna scandaleusement carrière. Il se produisit, néanmoins, des résistances d'autant plus honorables que les récalcitrants, qualifiés de «faux frères», s'exposaient à d'incroyables grossièretés. Parmi eux figuraient: M. d'Antin, dont la situation était particulièrement délicate; M. de Rohan, «jamais d'accord avec personne, ni avec lui-même»; M. d'Aumont, «valet du duc du Maine et du Premier Président», déshonoré par ses capitulations dans l'affaire du bonnet; MM. d'Estrées et de Mazarin, «des excréments de la nature humaine»: ce dernier, chassé «avec ignominie» des réunions ducales, «fut mis par les épaules, littéralement, dehors[289]»... Au nombre des indécis se trouvait M. de Rochebonne, évêque-comte de Noyon, qui refusa longtemps sa signature. Mais il était jeune, pauvre, et aimait la dépense. Saint-Simon s'attacha à lui avec tant d'opiniâtreté qu'il finit par obtenir son concours, en échange d'une grasse abbaye, l'abbaye de Saint-Riquier, arrachée à la faiblesse du Régent[290]... En l'absence de M. de Reims, qui adhéra par écrit, la requête contre les bâtards fut rédigée chez l'évêque-comte de Laon, lequel se chargea de la présenter au roi.—Les voilà pris, s'écrie triomphalement Saint-Simon: écrasés «comme un pou entre deux ongles»!
[289] Ibid., t. XIII, p. 291.
[290] Mémoires de Saint-Simon, t. XIII, p. 120.
Avec crânerie la duchesse du Maine prépara la résistance. On vit tout à coup débarquer à Sceaux des voitures de volumes poudreux, de chartes, de parchemins, et tout son entourage, depuis le cardinal de Polignac jusqu'à Mlle de Launay, se mit à la besogne. Pour sa part, elle passait les nuits en recherches fiévreuses, accumulant sur son lit des montagnes d'in-folio, sous l'amoncellement desquels son exiguë personne ressemblait à Encelade abîmé sous l'Etna[291]. Elle ne se bornait pas à compulser les vieilles chroniques: elle mettait aussi à contribution les jurisconsultes anciens et modernes. En même temps, elle faisait appel aux lumières du dehors, acceptant le concours de toute espèce de gens qui argumentaient de légitimations faites à la cour de Sémiramis ou dans la famille de Nemrod. Le plus sérieux de ces avocats de circonstance était l'abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame et ancien secrétaire de Mgr de Harlay. Or l'abbé Legendre établissait: que les bâtards royaux, sous la première et la seconde race, succédaient à la Couronne comme leurs frères légitimes; que les légitimés, n'étant appelés au trône qu'à défaut de princes légitimes, ces derniers n'avaient aucun intérêt à réclamer contre l'édit[292].
[291] Mémoires de Mme de Staal de Launay.
[292] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 329 et suiv.
Mais un trait de génie de Mme du Maine, ce fut de lancer dans les jambes des ducs,—ceux de ses adversaires qu'elle abhorrait le plus,—la totalité de la noblesse française. On a vu l'irritation de cette dernière lorsque, sans égards pour l'état du vieux roi, les ducs répandirent dans le public des écrits affirmant leur droit à la dévolution de la couronne: irritation qui faillit dégénérer en émeute, quand ils manifestèrent l'intention d'aller, en groupe séparé du reste de la noblesse, saluer le nouveau monarque... Il y avait là une situation facile à exploiter: la duchesse du Maine ne manqua pas d'en tirer avantage. D'où une sorte de complot en vue de battre en brèche le principe même de la pairie. Les simples gentilshommes ne se gênaient plus pour déclarer que, ne pouvant prétendre à cette haute dignité, ils devaient manœuvrer de façon à la détruire. Sur quoi, d'aller de porte en porte, de faire appel à tout le monde, même «aux borgnes et aux boiteux», et, après avoir soulevé Paris, d'ameuter la province. Une campagne à laquelle on peut croire que la robe ne demeura pas étrangère... Elle écrivait dans toutes les directions, expédiait des députés, organisait des assemblées et chargeait des orateurs d'y prendre la parole. Tout ce qui lui touchait de près ou de loin se précipitait dans la mêlée, jusqu'au bailli de Mesmes qui utilisait sa qualité d'ambassadeur de Malte pour enlever l'adhésion des chevaliers de son ordre.
«Ramas informe, s'écrie Saint-Simon, sans consistance, sans nom, sans fonction, sans mouvement légitime!»—Légitime ou non, le mouvement s'accentuait de telle sorte qu'il recrutait des adeptes jusque dans l'entourage du Régent. Aussi bien, les coalisés ne tardaient-ils pas à adresser au roi une supplique,—signée en rond, afin qu'il n'y eût ni premier ni dernier,—où, en attendant la suppression de la pairie, ils demandaient justice contre «ses burlesques entreprises[293]». Et comme cet écrit ne recevait pas de réponse, ils présentaient requête au Parlement pour protester contre tout ce qui pourrait être fait au Conseil sans l'assemblée des États généraux, seuls juges de la succession au trône.
[293] «Plaise à Sa Majesté, y était-il dit, déclarer que les pairs de France ne forment point un corps et, en conséquence, leur défendre de se créer des syndics et des commissaires, déclarer aussi qu'ils n'ont point droit de décider seuls de la succession à la couronne et des régences, ni de régler les affaires importantes de l'État.»
Jusque-là, le duc d'Orléans avait vu sans déplaisir «tout ce vacarme». Peut-être même le favorisait-il[294]. Mais cette évocation des États généraux retentit à ses oreilles comme un glas funèbre et lui souffla «une vapeur de crainte». Il se crut perdu s'il ne recourait à des mesures de rigueur. C'est pourquoi il fit à six des conjurés l'honneur de les faire arrêter. En même temps, par un jeu de bascule qui entrait dans les combinaisons de sa politique, il interdisait aux ducs de s'assembler. Ceux-ci, aux grands éclats de rire du public, en furent réduits à aller se concerter au Port-à-l'Anglais, sous couleur «d'y manger des matelotes[295]». Et comme ces conciliabules agrémentés d'agapes confraternelles aboutissaient,—10 octobre 1722,—à un nouveau factum où se reconnaissait, à «son laconisme dur, sec, bouillant et inconsidéré», la griffe de Saint-Simon, la coalition ripostait de la belle encre...
[294] Saint-Simon l'en accuse en termes formels. Voir notamment: Mémoires, t. XV, p. 44.
[295] Les Correspondants de la marquise de Balleroy, t. I, p. 182: «Ils y tiennent la cour de Paris; on s'en moque assez.»
Cette fois, ce n'était pas l'origine des maisons ducales qui était passée au crible,—Novion, sur ce sujet, n'avait rien laissé à dire,—mais l'origine de leurs pairies, ces pairies dont l'étrange ambition était d'égaler celles du temps de Charlemagne. Pour quelques-unes qui avaient été accordées au mérite ou à la naissance, combien d'entre elles avaient été extorquées, au moment des guerres civiles, par des sujets rebelles! Combien provenaient de complaisances honteuses, comme celles qui dataient d'Henri III, lequel profana l'institution «en faveur de ses passions favorites!» Combien enfin n'avaient d'autre source que des fantaisies puériles! C'est ainsi que M. de Saint-Simon, le père, avait dû la sienne à cette circonstance heureuse qu'il ne redoutait pas le tonnerre, dont son jeune maître avait grand'peur[296]... Si bien que, toute récapitulation faite, on voyait tour à tour «la beauté, la crainte, la volupté, le caprice présider à la distribution d'une si éminentissime dignité»... Éminentissime, surtout dans l'opinion de ceux qui en étaient nantis; car, en somme, à quoi se réduisait-elle? A un double droit: celui de siéger au Parlement en qualité de conseiller honoraire, sans pouvoir jamais y présider; celui «de faire les importants à la Cour et d'y voir leurs femmes assises»... En réalité, il n'existait qu'un titre. Ce titre par excellence, le plus ancien, le plus honorable, était celui de gentilhomme, par lequel juraient François Ier et Henri IV. Le gentilhomme tirait de Dieu sa qualité: le duc n'était tel que par la grâce du roi. Un parchemin l'avait fait, un autre suffisait pour le défaire[297].
[296] Saint-Simon attribue à une cause différente, mais tout aussi futile, la faveur dont bénéficia, auprès de Louis XIII, son père, alors page de la petite écurie. Elle provenait, assure-t-il, de ce que le jeune serviteur avait trouvé le moyen, aux relais de chasse, de présenter, plus vite que ses camarades, les chevaux de rechange de Sa Majesté. «Il lui tourna son cheval, puis, la tête à la croupe de l'autre, tellement que, sans mettre pied à terre, le roi n'eut qu'à sauter de l'un sur l'autre. Cette invention, qui satisfaisoit son impatience, lui plut tant, qu'il demanda le même page à l'autre relai et l'y vouloit toujours avoir.»—Supplément aux Mémoires, t. XXI, p. 36.
[297] Supplément aux Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 254 et suiv.
Et le bonnet? Que devenait-il durant cet échange d'aménités? C'étaient toujours, du côté des pairs, de formidables efforts en vue de terminer l'affaire au mieux de leurs intérêts. Mais chaque fois qu'ils se risquaient au Parlement, ils voyaient surgir devant eux, soit le sourire narquois de M. de Mesmes, soit le visage renfrogné d'André de Novion, soit l'un et l'autre. Et l'objection qu'on leur opposait était invariablement la même, à savoir qu'à la séance du 2 septembre 1715 la solution du litige avait été renvoyée à la majorité du roi... Si, du Palais, ils se rendaient chez le Régent pour le sommer de tenir ses promesses, la réponse, pour être courtoise, n'en restait pas moins identique:—Messieurs, déclarait Son Altesse Royale, Sa Majesté ne tardera pas à prendre le pouvoir... Je vous en supplie, un peu de patience.
La patience! mais c'était ce fonds qui leur manquait le plus. Voyant qu'il n'y avait aucune chance d'obtenir un jugement, Saint-Simon se persuada qu'une transaction n'était pas impossible. Aussitôt il rédigea un projet qui dut lui paraître admirable, car, n'accordant rien, il exigeait tout[298]. La difficulté était de le faire aboutir. Or, après avoir lu, personne ne prit la peine de le discuter: il ne pouvait qu'appeler une nouvelle déception après tant d'autres. L'auteur de cette tentative malheureuse en fût peut-être, de dépit, tombé malade si, à ce moment même, la Fortune, lasse sans doute de ses rigueurs, ne lui avait offert une de ces compensations qui font époque dans la vie d'un homme.
[298] D'après le projet, les ducs devaient à l'avenir: 1º être reçus aux hauts sièges avec un cérémonial de nature à relever leur dignité; 2º entrer à la Grand'Chambre et en sortir par la porte du barreau; 3º être exonérés de la garde des bancs; 4º recevoir le salut au cours du délibéré... sans préjudice d'autres menus avantages, notamment celui-ci «qui avait son importance et sa sensibilité», qu'on rembourrerait les banquettes ducales.—Écrits inédits, t. III, p. 435 et suiv.
Déjà, en juillet 1717, date à laquelle les bâtards subirent leur première humiliation,—déchéance du droit à la Couronne et interdiction de traverser le parquet,—le cœur des ducs avait eu un avant-goût des joies célestes. Mais rien n'est comparable aux transports que leur causa le lit de justice du 26 août 1718. Ce coup d'État,—c'en était un,—visait à la fois M. du Maine et le Parlement... Au premier, on reprochait ses accointances avec une opposition de plus en plus agressive, ses intrigues et celles de sa femme, ses relations avec l'Espagne, son empressement à propager, contre l'honneur du Régent, certains bruits calomnieux. Le laisser en paix poursuivre l'éducation de Louis XV, c'était lui permettre de consolider une situation qui, grâce à l'attachement de son royal élève, deviendrait dangereuse le jour où prendraient fin les pouvoirs du duc d'Orléans... Au second, on ne pardonnait ni sa bienveillance à l'égard des légitimés, ni sa popularité tant à Paris qu'en province, ni «ses monstrueuses entreprises dont l'une n'attendoit pas l'autre». Hier, c'était l'édit relatif aux monnaies qu'il refusait d'enregistrer, sous prétexte qu'en attribuant au numéraire une valeur fictive on encourageait la fraude. Maintenant, c'est aux spéculations financières de Law qu'il s'attaquait, en vertu de cet adage qu'il n'est pas possible d'emplir les coffres du Trésor sans vider la poche des contribuables. Et comme le Régent ne tenait pas compte de leurs remontrances, ces robins querelleurs venaient de rendre, le 12 août 1718, un arrêt interdisant à tous étrangers, même naturalisés, de s'immiscer dans l'administration des deniers royaux: mesure qui dissimulait à peine la menace de faire pendre le contrôleur général des finances[299]!... Sur quoi, on tombait d'accord au Palais-Royal qu'on ne pouvait, sans exposer le chef de l'État au sort de Charles Ier d'Angleterre, se dispenser de punir les auteurs de ces manifestations. On les frapperait donc, et on frapperait, en même temps, leur ami, le duc du Maine, à qui seraient enlevées, non seulement la garde et l'éducation de Sa Majesté, mais aussi le bénéfice de ce rang intermédiaire dont le nom seul suffisait à affoler toutes les têtes de la pairie[300].
[299] «Cet arrêt fit beaucoup de bruit; on le lisoit partout.»—Journal de Barbier, t. I, p. 10.
[300] Il en était de même pour le comte de Toulouse. Mais celui-ci, à raison de ses services, de ses vertus et de son effacement, était aussitôt, par voie gracieuse, rétabli dans ses prérogatives. C'est surtout en vue d'accentuer l'affront infligé à son frère que cette décision, dont sa descendance ne devait pas profiter, était prise à l'égard du comte de Toulouse.
Ce lit de justice du 26 août 1718, qui allait tirer la dignité ducale «de ses anéantissements passés», occupe une place sans pareille dans les souvenirs de Saint-Simon... Quel merveilleux tableau il en dresse! Deux cents pages d'une passion débordante, d'une puissance descriptive qui tient du prodige[301]!
[301] Mémoires de Saint-Simon, t. XV, p. 355 et suiv.; t. XVI, p. 1 et suiv.
C'est lui qui, le premier, a eu la pensée de cette réunion; lui qui, afin de prévenir les cabales, propose qu'elle soit tenue non au Parlement, comme d'usage, mais aux Tuileries, avec invitation non motivée adressée le jour même[302]. Dès que son avis est adopté, ce sont des démarches fiévreuses, des conciliabules secrets, des notes griffonnées à la hâte dans le cabinet d'hiver, en carrosse, à la promenade, sur la niche du chien. Ce sont aussi de grandes et petites hypocrisies destinées à dérouter les gens, des tentatives de séduction, des marchandages, des menaces... Et quels soins pour éviter toute surprise! Les hypothèses les plus diverses sont envisagées, avec discours appropriés à chacune d'elles: suivant que les bâtards assisteront à la séance ou prendront la fuite, suivant que le Parlement refusera de se rendre à un appel qui déguise un guet-apens, ou qu'il se résoudra à l'obéissance. Les troupes sont consignées dans leurs casernes et, pour n'être point retardé d'une seconde, le chauffe-cire attend dans la pièce voisine avec un flambeau, mèche allumée. Il n'est pas jusqu'au code des signaux, accessoire de toute conspiration bien ordonnée, qui n'ait été l'objet de calculs approfondis. Les initiés doivent agir selon que le Régent se croisera les jambes, déploiera son mouchoir ou fera «d'autres gestes simples». Mais un détail qui éveille d'une façon toute particulière la vigilance du grand metteur en scène, c'est «la mécanique», c'est-à-dire l'installation matérielle de la salle où va s'accomplir l'œuvre destinée à rendre tout leur lustre à ces grandes victimes: la royauté et la pairie. Il importe, en effet, pour la solennité des décisions à prendre, que ce local improvisé reproduise exactement l'économie de la Grand'Chambre. Il importe surtout qu'on installe de hautes et de basses banquettes: les hautes, réservées aux ducs; les basses, disposées à la manière des marchepieds, pour rappeler à Messieurs de la robe «l'ignominie» de leur origine:—travail qui ne fut exécuté qu'à la dernière heure, de crainte que l'éveil n'en fût donné.
[302] Le lit de justice y fut tenu «dans la grande antichambre où le roi avait accoutumé de manger».
Et tout s'accomplit suivant l'ordre du programme. Avisés du sort qu'on leur réserve, les bâtards ne croient pas devoir assister à l'écroulement de leurs rêves. Seuls les parlementaires, ignorants de ce qui se trame, viennent subir le choc de la fortune adverse... Il faut suivre Saint-Simon dans les détails de son récit pour concevoir l'immensité d'une haine qui se révèle à tout propos, malgré ses efforts pour se composer un visage où apparaisse «une couche de modestie et de gravité». La douleur, l'accablement, la déception, le désespoir de ses rivaux lui causent d'incomparables délices, dont le développement furieux déroute et stupéfie. Ces sentiments éclatent aux premiers mots que le garde des sceaux consacre aux empiétements de la Compagnie judiciaire. C'en était fini et bien fini, déclarait le ministre, des doctrines qu'elle essayait de faire prévaloir: «Le Parlement pouvant tout sans le roi et le roi ne pouvant rien sans le Parlement!» Dorénavant, l'autorité royale ne tolérerait ni l'esprit de critique, ni l'entêtement, ni la présomption, ni la désobéissance: c'est une soumission absolue qu'elle exigeait de tous les officiers de justice!... Paroles délicieuses qui ravissent l'auteur des Mémoires et produisent sur ses nerfs l'effet «de l'archet sur un instrument». Mais quel délire lorsqu'il constate l'abattement de l'assistance! «Mes yeux, écrit-il, fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouroient tout le grand banc, à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée qui ne finissoit que par le commandement du roi, vil petit gris qui voudroit contrefaire l'hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds...» Vainement de Mesmes prononcera-t-il, en manière de protestation, une harangue pleine de dignité et de convenance[303]. Il est entendu que rien de bon ne saurait sortir de sa bouche. Ses paroles,—«un reste de venin, de la malice la plus raffinée», dont le scélérat n'a pu «refuser la libation à lui-même et à sa compagnie»,—n'arrêtent pas le cours de la colère royale. Le garde des sceaux y coupe court par cette formule: Sa Majesté veut être obéie et obéie sur-le-champ!... Un coup de tonnerre qui «ressuscite» les ducs et précipite dans la poussière tous les robins de la création!
[303] Voir, au Journal de Buvat (t. I, p. 524), le procès-verbal de la séance. Le texte publié n'a pas été l'objet de retouches: Saint-Simon lui-même en reconnaît l'exactitude.
Dès lors c'est au Premier Président qu'avec une frénésie sauvage va s'attacher Saint-Simon. Il se délecte à le montrer grinçant des dents, tremblant de tout son corps, saisi d'un mouvement convulsif qui lui démonte «à vis» le visage et permet de croire que «son menton est tombé sur ses genoux»! Contraste saisissant avec l'attitude conquérante du narrateur dont le cœur, dilaté à l'excès, ne trouve pas «d'espace à s'étendre» et se meurt de raffinements exquis. Si, dans cet anéantissement voluptueux de son être, il découvre un dernier reste de forces, c'est pour se remémorer les maux de la pairie depuis les entreprises de la robe, se remercier lui-même d'y avoir apporté un remède, accabler de nouveau sa victime pantelante, lui jeter à la face, en les faisant pénétrer jusqu'aux moelles, l'insulte, le mépris, le triomphe, l'achever par des sourires dérobés «et se baigner dans sa rage!»... Le marquis d'Argenson insinue qu'en ce petit homme il y avait de l'anthropophage[304]. Le mot paraît juste, avec cette restriction que, chez cet ogre affamé de la chair des robins, le cannibalisme se doublait d'une manière de démence. Il faut, d'ailleurs, se réjouir de ce que le lit de justice ne tranchât, en faveur des ducs, aucune des questions du bonnet. Il y a, en effet, à la joie une mesure qu'on ne dépasse pas sans péril. Quel dommage si une congestion fatale, déterminée par l'excès de grâces nouvelles, était survenue avant la rédaction des Mémoires[305]!
[304] Mémoires du marquis d'Argenson, t. I, p. 46.
[305] Saint-Simon explique (t. XVI, p. 87) pourquoi il ne poursuivit pas, au moment du lit de justice, le règlement de l'affaire du bonnet. Il redoutait des représailles et sans doute aussi, un échec. Il estima «qu'il fallait quelquefois savoir demeurer en souffrance».
Ce jour fortuné ne devait pas, hélas! avoir de lendemain. Non que les bâtards fussent au bout de leurs peines; car, bientôt après, se produisaient les incidents relatifs à la conspiration de Cellamare et l'arrestation des châtelains de Sceaux. Mais la réintégration de M. du Maine au rang intermédiaire n'était qu'une affaire de temps et, en fait, Saint-Simon n'eut jamais cette satisfaction suprême de siéger avant lui. Quant au Parlement, l'ostracisme politique, dont la Couronne entendait le frapper, resta à l'état de lettre morte. Il continuait, comme par le passé, son contrôle gênant, touchait à tout, aux questions financières comme aux spéculations d'ordre religieux, ne ménageait ni critiques ni remontrances et, finalement, se faisait exiler à Pontoise, d'où, après un séjour de plusieurs mois, il rentrait à Paris avec les honneurs de la guerre et l'auréole d'une popularité encore accrue.
Et voici les plus grands déboires des ducs, la perte de leurs illusions et le triomphe définitif de la robe, en la personne de son Premier Président.
Avant de quitter, avec sa Compagnie, la ville de Pontoise, où il se concilia tous les suffrages par sa dignité, son habileté diplomatique et le luxe princier dont il s'entoura,—nous verrons aux frais de qui,—M. de Mesmes apposait sa signature au bas d'un acte qui allait causer à Saint-Simon autant de dépit que le lit de justice de 1718 lui avait procuré de joie. Cet acte, c'était le contrat de mariage de Mlle de Mesmes, la cadette[306], avec le duc de Lorges, le propre beau-frère de l'auteur des Mémoires. Quelle honte, pour l'arrière-neveu des rois d'Italie et de l'empereur Charlemagne, d'avoir pour belle-sœur la fille de son plus cruel ennemi, la descendante, non encore «décrassée», de ces paysans de Gascogne dont le nom figurait toujours sur les rôles de la taille!... Était-ce une revanche, «malicieusement pourpensée», du Premier Président? Nous n'aurions garde de le dire; mais nous n'affirmerions pas davantage que celui-ci, né malin, demeura toujours insensible au déplaisir que cette union devait causer au plus intraitable de ses détracteurs. Toujours est-il que, lorsqu'il apprit cette importante nouvelle, de la bouche même du Régent, avec qui il travaillait, Saint-Simon faillit «crever de colère». Il saisit un tabouret et le lança à toute volée, sous les regards stupéfaits du prince qui, «le voyant si outré, n'osa trop rire du torrent qu'il débondoit». Là-dessus, serments de ne voir de sa vie ni M. de Lorges, qui déshonorait les siens, ni la future épouse qu'il déclare noire, hideuse, sotte, bégueule à l'avenant et dévote à merveille, tandis que les contemporains la représentent comme une femme de mérite et de sagesse, de beaucoup d'esprit, ayant l'usage du monde et très entendue à diriger une maison[307].
[306] Marie-Anne de Mesmes. Sa sœur aînée avait épousé le comte de Lautrec, fils du marquis d'Ambres.
[307] Voir Mathieu Marais, t. II, p. 11. Voir également le Journal de l'exil à Pontoise, rédigé par Gilbert de Lisle.
Un scandale était à craindre. Mais Mme de Saint-Simon, qui ne pouvait se résigner à vivre loin de son frère, ne cessait de répandre des larmes, et sa santé, très délicate, s'altérait profondément. Seule, une réconciliation était de nature à mettre un terme à cet affligeant état de choses. La cervelle du bilieux petit homme fut alors agitée par «des fougues et des élans qui ne se peuvent décrire». Mais comme c'était, à tout prendre, un mari modèle, il finit par se résigner «à ce sacrifice vraiment sanglant». Des visites furent donc échangées avec la nouvelle famille du duc de Lorges: visites au cours desquelles l'attitude de Saint-Simon aurait été froide, hautaine et quelque peu impertinente. Il n'en accepta pas moins, à l'hôtel du bailliage, c'est-à-dire chez le Premier Président, un dîner qui eut lieu le 28 décembre 1720, «feste des saints innocents[308]»... Le fougueux auteur des Mémoires, pénétrant dans le repaire du scélérat qu'il accuse de tant de crimes, devenant son hôte et mangeant à sa table: une réjouissante scène de mœurs!... Mais un dîner, cela se rend. Il fallait rendre celui-ci, sous peine de voir le malade retomber en syncope. On le rendit, «comme de noces». Et de quoi s'entretenait-on après ces festins qui furent suivis de plusieurs autres, notamment chez Mme de Lauzun[309] et chez Mme de Fontenille[310]?—Mon Dieu, déclare Saint-Simon, d'un ton détaché, «on peut croire qu'il n'y eut que de la civilité et que la conversation n'étoit pas intéressante»... Pas intéressante!... Qu'on en juge!... Les convives n'avaient pas plus tôt englouti leur dernière bouchée que «le syndic de la pairie»,—le mot est de Pontchartrain,—s'emparait du Premier Président et, le bloquant dans un coin, s'élevait contre l'injustice du bonnet, dénonçait l'indécence de la garde des bancs, protestait contre le surbourrage, flétrissait l'emploi des «mécaniques» en forme de cabriolet, et, finalement, tirait de sa poche le fameux projet de transaction qui exigeait tout, sans rien donner en échange[311]...