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L'affaire du bonnet et les Mémoires de Saint-Simon

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[61] Ce passage est extrait d'un manuscrit de la fin du dix-septième siècle, analogue à ceux que possédaient la plupart des magistrats de l'ancien régime.

[62] On lit dans le Journal d'Olivier d'Ormesson, sous la date du 14 décembre 1771 (t. II, p. 621), l'indication suivante relative à la prestation de serment de l'archevêque de Reims: «Lorsque le Premier Président demanda l'avis, il n'osta point son bonnet aux ducs, qu'il nommoit par le titre de leur duché, mais seulement aux princes du sang, qu'il ne nommoit point.» Dix-huit pairs assistaient à la séance; pas un ne protesta.

Mais ce qu'il y a de plus décisif encore, c'est l'aveu du coupable. Qu'on veuille bien se reporter au Mémoire abrégé que Saint-Simon rédigea, le 11 novembre 1714, en vue de rappeler au roi les grandes lignes de la querelle. Pas un mot de Novion, en tant qu'instigateur du conflit. En revanche, le mémoire explique que c'est en 1643, époque où les ducs cessèrent d'être reçus en audience publique, que commença l'abus. «Telle est, déclare-t-il, l'origine du bonnet, sur lequel on objectera deux choses: la première, la tolérance depuis 1643...». Cette «tolérance» constituait une grave présomption en faveur des présidents. Saint-Simon s'en rend bien compte. Aussi s'empresse-t-il d'expliquer l'inaction de ses collègues par «les troubles qui ont accompagné la minorité et les commencements de la majorité, les guerres qui occupèrent le roy dans la suitte et les pairs à son service et mille autres raisons semblables». Il ajoute que, dès qu'ils en eurent le loisir, les intéressés protestèrent avec énergie. Ils étaient même à la veille d'obtenir gain de cause lorsque,—détail à retenir,—«la mauvaise conduite de M. d'Uzès[63] à la réception de M. de Noailles, cardinal-évêque de Châlons, en 1680[64]», modifia les dispositions du roi et arrêta le cours de sa justice[65].

[63] Allusion à ce fait que M. d'Uzès «enfonça son chapeau et opina couvert avec un air de menace».

[64] Saint-Simon dit tantôt 1680, tantôt 1681.

[65] Écrits inédits, t. III, p. 375.

1643!—Trente-cinq ans avant l'élévation de Novion à la Première Présidence... N'est-ce point le cas de rappeler certain vers bien connu:

Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né?

La contradiction avec les Mémoires est si violente qu'on se demande si on a bien lu. Mais voici, dans l'État des changements arrivés à la pairie, un second aveu qui dissipe toute incertitude: Saint-Simon confirme sans ambages que c'est bien à la date sus-indiquée, 1643, que l'abus s'est établi. S'il discute, c'est uniquement pour démontrer que la robe en impose lorsqu'elle fait remonter à une époque antérieure le refus du bonnet. «Le premier vestige, déclare-t-il, qui paraît de cette usurpation si indécente, se trouve sur les registres du Parlement, à la réception du premier duc de Valentinois, en 1643. Les Premiers Présidents, qui sont les maîtres absolus de registres et très soigneux d'y insérer tout ce qui peut être à leur avantage, et, après eux, les présidents à mortier, non moins vigilants, n'auroient pas manqué d'y marquer plus tôt cette usurpation si, plus tôt qu'en ces temps de besoin d'eux et de misères publiques, ils eussent osé commencer[66]

[66] Écrits inédits, t. III, p. 87.

Les conséquences à tirer de cette double reconnaissance sont si claires qu'il serait puéril d'insister. Ces trois points peuvent être tenus pour acquis: l'affaire du bonnet remonte à une époque antérieure à 1680, au moins à 1643; elle ne fut point une revanche de l'arrêt de 1664; ce n'est pas Novion qui l'engagea.

Que se passa-t-il donc à la réception du cardinal de Noailles? Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour le deviner. Enhardis par leurs succès antérieurs, jaloux d'obtenir davantage, excités peut-être,—l'hypothèse n'a rien d'inadmissible,—par l'attitude acerbe de Novion, escomptant sans doute une de ces impatiences dont il était coutumier, les ducs engagèrent les hostilités sans avoir, au préalable, pris l'agrément du roi. Mais ils avaient trop présumé de leurs forces et mal jugé leur adversaire. Quoique peu endurant de sa nature, celui-ci était trop avisé pour compromettre par une algarade intempestive les intérêts de sa Compagnie. Il sut, en opposant une résistance aussi courtoise qu'opiniâtre, infliger à l'ennemi une de ces défaites dont les battus n'aiment guère à perpétuer le souvenir. Se taire eût été une preuve de sagesse; mais la sagesse n'était point le fait de Saint-Simon. Il estima qu'il importait, non de dissimuler un incident, dont d'autres que lui pouvaient parler, mais de le raconter à sa manière, en intervertissant les rôles: de telle sorte que la robe, qui fut troublée dans une possession, sinon légitime, au moins ancienne, paisible, non équivoque, parut être l'usurpatrice. Les choses ainsi réglées, M. d'Uzès, que les Écrits inédits représentent sous les traits d'un délinquant dont ils blâment «la mauvaise conduite», est, dans les Mémoires, transformé en sympathique redresseur de torts; tandis que Novion qui, contre toute attente, fut, ce jour-là, un modèle de longanimité, devient une façon d'hypocrite qu'il sera désormais permis de charger de tous les péchés d'Israël. Cette combinaison, organisée avec une désinvolture qui paraîtrait inadmissible si, dans la suite de ce travail, on n'en rencontrait pas de nouveaux et fréquents exemples, était d'autant plus tentante qu'elle fournissait l'heureuse occasion d'accabler le détracteur acharné des ducs, le bourgeois «infecté de l'amour du bien public», le factieux du cabinet de la «première des Enquêtes», le rédacteur d'impertinentes remontrances adressées à une reine, le champion, jadis si vibrant, de ces doctrines parlementaires dont la pairie avait horreur!

A ne considérer que le but à atteindre, la perfidie était peut-être excusable. Malheureusement elle ne pouvait résister à la publication du Mémoire abrégé, de 1714, et de l'État des changements, de 1711. Mais aussi, comment prévoir que ces pièces malencontreuses auraient l'honneur d'être classées dans nos archives, exhumées de la poussière à la fin du dix-neuvième siècle et imprimées par un chercheur aussi indiscret que zélé!... Quoi qu'il en soit, la morale à tirer de ces constatations, c'est que le rôle prêté par les Mémoires à Nicolas de Novion est de pure fantaisie. De pure fantaisie, également, la mise en scène où on le représente déposant son bonnet sur le bureau, le replaçant ensuite sur sa tête, l'ôtant à la première alerte, le reprenant encore comme par inadvertance, levant enfin le masque à la manière de Tartuffe, et le tableau tout entier si vivant, si coloré, si pittoresque... C'est dommage; car, dans l'œuvre du maître, il est parmi les mieux venus.


IV

Autres questions de préséance.—Le «salut en pied».—Les huissiers d'«accompagnement».—L'entrée et la sortie.—L'échelle de la lanterne.—Doléances des ducs et pairs.—Louis XIV s'en désintéresse.—Le Premier Président de Novion molesté par les ducs d'Aumont et de Coislin.—La mentalité de Saint-Simon comme chroniqueur de l'affaire du bonnet.

Les «abus», dont nous venons de dresser la nomenclature, n'étaient pas les seuls qui eussent le privilège d'alimenter la discorde. A cette liste déjà longue, il faut ajouter ceux, de date ancienne, dont Novion maintenait l'exercice avec l'âpreté d'un homme qui, attaqué hors de propos, considère qu'il n'a plus de ménagements à garder...

Il y avait la question des saluts «en pied».—Quand un pair pénétrait dans la Grand'Chambre, ses collègues, les princes du sang et les fils de France, se découvraient «et se levoient en pied»... Les présidents et les conseillers daignaient bien se découvrir, mais ne prenaient pas la peine de «se mettre debout»,—honneur qu'ils n'accordaient qu'aux fils de France[67].

[67] Ils le refusaient même au garde des sceaux. Ce fut la cause de luttes mémorables dans lesquelles le roi fut obligé d'intervenir.

Il y avait la question des huissiers «d'accompagnement».—Chaque président en avait deux qui l'attendaient à son entrée au palais, lui frayaient un passage à travers la foule et, après l'audience, l'escortaient jusqu'à son carrosse, avec le même cérémonial.—Les ducs, au contraire, n'en avaient pas, sous prétexte que, leur nombre étant devenu trop considérable, la corporation entière n'eût pu y suffire. C'est à peine s'ils en pouvaient obtenir un,—un seul «avec baguette frappante»,—le jour de leur prestation de serment[68].

[68] Les princes du sang avaient également droit à deux huissiers à verge.

Il y avait aussi la question «de l'entrée et de la sortie» qui, sur le plan annexé aux Mémoires, est expliquée par une série de lignes pointillées, pareilles à celles des cartes marines.

Pour l'entrée cela allait encore. Princes et présidents franchissaient l'intervalle demeuré libre entre le carré des banquettes et traversaient le milieu, en forme de rosace, qu'on nommait le parquet[69]. Les ducs n'avaient pas le droit de suivre ce chemin. Ainsi que les conseillers, ils devaient rejoindre leurs places en se faufilant entre les bancs et les bureaux: itinéraire fort incommode dont il est facile de saisir «le caractère humiliant»!

[69] Le parquet fut longtemps considéré comme une sorte de lieu sacré sur lequel, hormis les fils de France, personne ne pouvait mettre les pieds. Un jour, le grand Condé, qui marchait difficilement, à raison d'une crise de goutte, s'y engagea pour raccourcir la route; son exemple ne tarda pas à être suivi par les autres princes du sang et par les présidents à mortier. Quand le duc du Maine sera dépossédé de la qualité de prince, on lui enlèvera aussi le droit de traverser le parquet.

Quant aux sorties, elles avaient donné lieu à presque autant de difficultés que le bonnet lui-même. Jadis, en vertu de la fiction qu'il représentait la personne du roi, le Parlement, en quittant la Grand'Chambre, était suivi des princes et des ducs. Après avoir longtemps subi cet état de choses, les princes réclamèrent. Guillaume de Lamoignon, toujours animé de dispositions conciliantes, n'opposa à leur requête qu'une condition: c'est que le principe de la prééminence judiciaire demeurât intact. Chacun y mettant du sien, on tomba d'accord sur le modus vivendi suivant: les princes se levaient les premiers, échangeaient avec l'assistance les saluts d'usage et sortaient, comme s'ils étaient appelés au dehors avant l'issue de l'audience. L'audience, en effet, continuait pour la forme pendant quelques secondes. Après quoi, elle prenait fin officiellement, et la sortie s'effectuait dans l'ordre habituel, à cette différence près, que, seuls dorénavant, les ducs devaient accompagner la cour[70].

[70] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 426 et suiv.

Cet arrangement n'avait qu'un défaut, celui de ne pas tenir compte de l'orgueil de la pairie. Le rôle de «caudataires» ne pouvait convenir à des gens aussi chatouilleux, maintenant qu'ils n'avaient plus, pour les couvrir, «le bouclier des princes». A leur tour, ils s'ingénièrent à trouver un expédient qui leur permît de s'affranchir «d'une servitude aussi déshonorante». Après de laborieuses méditations, ils s'arrêtèrent à celui-ci: malgré la clôture des débats, les ducs resteraient sur leurs sièges, immobiles comme des statues, se lèveraient seulement quand la salle serait vide et prendraient alors, pour rentrer chez eux, un chemin que n'eussent point suivi présidents et conseillers,—le chemin aboutissant à la porte du barreau... Combinaison merveilleuse qui donnait satisfaction aux plus susceptibles!—Ainsi procédait-on depuis plusieurs années. Mais voici qu'un jour cette porte du barreau se trouva close... C'était, manifestement, une manœuvre pour obliger les ducs à reprendre la suite de la Compagnie, du moins, ils le crurent. Grand émoi, nouveau conseil, discussion orageuse et délibération finale décidant qu'à l'avenir l'entrée et la sortie s'effectueraient par «la lanterne de la cheminée». Moyennant quoi, les ducs pénétraient dans la Grand'Chambre par le carré réservé au public, escaladaient l'escalier étroit qui, de ce carré, conduisait à la lanterne, traversaient ce réduit, en sortaient par une échelle[71] qui débouchait sur leurs gradins, prenaient séance en ayant soin, pour assurer leurs derrières, de veiller à la garde de ladite échelle, et, quand l'audience était achevée, suivaient en sens inverse la route, hérissée d'obstacles, par laquelle ils étaient venus.—Il y avait de quoi se briser bras et jambes; mais la dignité de la plus haute institution du royaume ne subissait aucun dommage[72].

[71] Une échelle «mobile». Histoire du Palais de justice de Paris, par Rittiez, p. 368.

[72] Cette horreur du second rang était poussée à des limites telles que la pairie renonça à participer aux jugements criminels intéressant les nobles et les ecclésiastiques parce que, un seul chemin existant pour se rendre à la Tournelle, «il n'y en peut rester pour les pairs seuls, qui ne veulent pas suivre les présidents». Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 430.

Des causes de dissentiment, il en existait encore bien d'autres; mais il importe de se borner. Réunies au bonnet, à la garde des bancs, au surbourrage, aux «machines» en forme de dais ou de cabriolet, elles constituaient un ensemble de vexations intolérables. La certitude que Novion ne lâcherait pied sur aucune d'elles acheva d'exaspérer les ducs. Que faire, en une pareille détresse, sinon s'adresser à la justice du roi? Les plaintes affluèrent, pressantes, bruyantes, indignées. Mais,—ô déconvenue!—elles ne trouvèrent que peu d'accueil. Ce qui démontre, de plus belle, l'inexactitude des récits de Saint-Simon. Quelle apparence, en effet, que Louis XIV, jusque-là si sévère pour la robe, se fût relâché de ses rigueurs si la provocation était émanée d'elle?

La vérité est que ses sympathies à l'égard du Parlement ne s'étaient pas accrues, mais qu'en revanche l'âge et l'expérience avaient modifié ses sentiments vis-à-vis des ducs. Ceux-ci, à force de présomption, avaient trouvé le moyen de se mettre tout le monde à dos. «Ils ont», écrit Madame Palatine, qui dépasse un peu la mesure, comme cela lui arrive quelquefois, «ils ont un orgueil tellement excessif qu'ils croient être au-dessus de tout. Si on les laissoit faire, ils se regarderaient comme supérieurs aux princes du sang, et la plupart d'entre eux ne sont pas même véritablement nobles[73]». Pris isolément et envisagés au point de vue privé, c'étaient de très honnêtes gens possédant mille qualités. On en pourrait même citer plusieurs, qui étaient renommés à juste titre pour leur pondération, leur modestie et leur humilité chrétienne. Mais, en tant que collectivité se réclamant de la pairie carolingienne, ils étaient, presque tous, franchement insupportables. Convaincus que leur institution formait un organe essentiel de la monarchie, sans lequel celle-ci n'eût pu fonctionner, ils ne voyaient qu'eux, considéraient que toutes les faveurs leur étaient dues, passaient leur temps à maugréer, à critiquer, à récriminer sur le passé aussi bien que sur le présent. Quand ils attaquaient le chapitre «des retranchements» dont ils se prétendaient victimes, c'était à fuir, tant la nomenclature en était longue et fastidieuse:—suppression des salves d'artillerie, lorsqu'ils franchissaient le seuil des places fortes;—méconnaissance du droit exclusif aux «honneurs du sacre», consistant à porter, dans cette cérémonie, la couronne, la première et la deuxième bannière carrée, l'étendard de guerre, l'épée et les éperons du prince;—exclusion du cortège royal à certains offices religieux, tels que l'adoration de la croix;—abolition du cadenas marqué, des couverts, du bassin, des serviettes à laver;—interdiction aux duchesses de se faire suivre de dames d'honneur et de confier, au cours de la procession du Saint-Sacrement, leur parasol à un laquais;—faculté à la noblesse non titrée (comtes, barons, marquis) d'accoler le manteau aux carrosses, de draper en housses d'impériale, de se faire éclairer de flambeaux à deux branches;—tolérance scandaleuse concédée aux femmes dépourvues de rang et, par suite, condamnées à rester debout, «de ne se point trouver là où il y en a d'assises[74]», etc... Toutes prérogatives découlant de traditions séculaires dont la royauté, dans son intérêt propre, eût dû assurer la conservation. Comment, en effet, ne pas comprendre que l'avilissement de la première dignité du royaume, envisagée jadis comme la parure du souverain, rejaillissait fatalement sur celui-ci: les demi-dieux ne descendent pas de leur piédestal sans que le dieu lui-même n'y perde de son prestige.

[73] Correspondance de Madame, t. I, p. 339.

[74] Les duchesses avaient grand soin de tenir à distance les femmes non assises et ne leur donnaient pas la main. Écrits inédits de Saint-Simon, t. III, p. 128. Cette distinction entre femmes assises et non assises se maintiendra sous la Restauration, ainsi qu'en témoignent les Mémoires de Mme de Boigne.

Ces sentiments de vanité, exigeants et agressifs, occasionnaient à tout propos des conflits auxquels les duchesses se mêlaient avec une ardeur qui ne reculait pas devant les voies de fait. Ce qu'il y avait de plus grave, c'est qu'ils n'épargnaient même pas les étrangers. Il n'arrivait, à la Cour de France, ni un prince d'Allemagne ou d'Italie, ni un nonce, ni un ambassadeur, sans que, immédiatement, la pairie ne se mît en mouvement pour quelque dispute de préséance. Avec les Électeurs de l'Empire, c'était une guerre permanente, et la question de savoir s'ils avaient droit aux titres de Monseigneur, d'Altesse Sérénissime, de Sérénissime prince, d'Altesse Électorale, revenait sans cesse sur le tapis. Quant à la «réciprocité de main», qu'ils se disaient en droit d'exiger, les ducs n'eussent pas craint, pour en assurer l'exercice, de mettre l'Europe en feu!

Louis XIV avait fini par se lasser de tant d'incartades. D'autant plus que certains de ces orgueilleux poussaient l'indiscrétion jusqu'à violer les secrets de son intimité. Croirait-on que l'un des derniers venus, M. de Mazarin, osa lui adresser des remontrances, sous prétexte que ses rapports avec Mlle de La Vallière causaient un scandale public[75]?—Il n'est pas, non plus, interdit de croire qu'une de ces arrière-pensées d'ordre stratégique, dont le grand roi était coutumier, contribua à le maintenir dans une froide réserve. Saint-Simon ne cesse de l'en accuser. «Le roi, dit-il, a, tant qu'il a pu, diminué le rang des ducs en tout ce qui lui a été possible. Il n'étoit pas fâché des querelles de cette nature et il aimoit à les faire durer, en ne les jugeant point, pour maintenir les parties en division et plus dans sa dépendance.» Quoi qu'il en soit, on eut beau, dans les limites que commandait le respect, insister pour obtenir réparation de tant d'insultes, Sa Majesté ne daigna pas se départir de son calme olympien. Comme on lui rapportait l'action de M. d'Uzès qui, outré de l'attitude du Premier Président, avait enfoncé son chapeau jusqu'aux yeux, le roi aurait répliqué:—«Alors, de quoi se plaint-on? M. d'Uzès n'a-t-il pas sauvegardé les intérêts de la pairie?»

[75] Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 274.—Voir aussi les Mémoires de Conrart.

Donc, pas de délégation au Grand Conseil, pour trancher le litige, comme en 1664. Pas de conclusions acerbes livrées au public. Pas de plaidoiries retentissantes où, sous couleur de discussion, on eût pu exhaler sa bile. Pas d'arrêt réparateur: un véritable déni de justice!

Il fallait cependant que Novion expiât ses méfaits. Les ducs s'arrêtèrent au parti de le pourchasser, à la Cour comme à la ville, de le mettre à l'index, lui et les siens, de lui susciter des embarras de toutes parts, même dans son domestique[76], de diriger enfin contre sa personne toute une campagne d'avanies. Aucun outrage ne fut épargné à ses cheveux blancs. Non, bien entendu, dans l'enceinte du Palais, où l'on eût trouvé à qui parler, mais au dehors, quand on avait la bonne fortune de le rencontrer seul, loin des huissiers à verge et des hocquetons de la Grand'Salle.

[76] Souvenirs de Dongois.

L'une de ces manifestations eut pour théâtre l'appartement même du roi et se produisit peu après l'opération de la fistule. Sa Majesté ayant fait dire qu'elle recevrait dans son lit, le Premier Président considéra qu'il était de son devoir de se rendre à Versailles pour lui présenter ses vœux. Le duc d'Aumont, qui était de service, prit un malin plaisir à faire passer avant lui toute la théorie des visiteurs et à prolonger son attente. Introduit enfin dans la chambre royale, il se disposa à franchir «le balustre». Mais c'est là qu'on l'attendait. A peine avait-il commis cette infraction à l'étiquette que d'Aumont se précipita sur lui, le saisit avec rudesse par sa robe et le repoussa en proférant ces paroles vengeresses:

—Où allez-vous? Sortez. Les gens comme vous n'entrent pas dans le balustre, à moins que le roi ne les appelle.

Et le chroniqueur, dont la haine s'épanouit au récit de cette correction manuelle, d'ajouter que l'intrus dut dévorer sa honte, faute d'un bâtard derrière lui pour relever l'affront[77].

[77] Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 34.

Une autre fois, les choses allèrent plus loin. C'était à la Sorbonne. Le duc d'Albret, second fils de M. de Bouillon, qu'on destinait à l'Église, y soutenait sa thèse. Ces sortes de cérémonies attiraient toujours un public nombreux. Et l'on voyait cette fois dans l'assistance, à raison de la qualité du récipiendaire, plusieurs grands seigneurs, parmi lesquels M. de Coislin, récemment reçu pair de France. Nicolas de Novion, étant entré à ce moment, salua les princes de Condé et de Conti et, désirant s'entretenir avec le cardinal de Bouillon, alla s'asseoir auprès de lui sur le premier des sièges attribué aux ducs. C'en fut assez pour faire bondir M. de Coislin, qui était pourtant d'une politesse outrée, en même temps d'ailleurs que d'une impuissance notoire,—«pourquoi il se ruinoit avec une comédienne qui le gouverna jusqu'à sa mort[78]». Coislin s'empara d'un fauteuil, avec une vigueur dont on eût été en droit de ne pas le croire capable, planta ce fauteuil devant celui du Premier Président, s'assit dessus, emprisonna, à les briser, les genoux du malheureux, se raidit pour paralyser toute résistance et attendit, dans la posture impassible d'un agent du guet, qui, tenant son homme, s'est mis en tête de ne le point lâcher. Novion eut beau pousser des cris de détresse: enfermé, comme dans un étau, il ne pouvait faire aucun mouvement. Et plus il protestait, plus Coislin s'acharnait à serrer... Le scandale fut si grand qu'on dut interrompre la harangue et suspendre la séance. Le duc de Bouillon et le prince de Condé intervinrent pour mettre fin à cette scène que rendait plus pénible la vieillesse de celui qui en était l'objet: ils faillirent ne pas pouvoir l'arracher aux étreintes de cet enragé...

[78] Ibid., t. VII, p. 329.

Cette exécution fit, à Versailles, autant de bruit qu'une tragédie nouvelle de Racine ou une victoire du maréchal de Luxembourg. Saint-Simon en retrace les détails avec la minutie qui lui est habituelle et s'applique à donner à chacun d'eux une importance capitale. Il n'oublie ni les félicitations des princes du sang, ni les témoignages d'estime de la Cour qui s'inscrivit en masse à l'hôtel de Coislin. Le roi, lui-même, assure-t-il, exprima le désir de voir le héros de cette aventure et lui demanda un récit,—lequel, en dépit de sa prolixité, ne parut pas suffisant. A la façon de nos magistrats modernes, qui se plaisent à reconstituer, sur le terrain où telles se sont déroulées, les péripéties des drames judiciaires, Sa Majesté éprouva le besoin d'une représentation du crime. On cala congrûment, dans un premier fauteuil, un gentilhomme destiné à tenir l'emploi de patient. Coislin, assis dans un autre fauteuil, lui barricada les jambes et lui fit subir, au figuré, le supplice d'une pression ininterrompue. Il mima ensuite, avec cris à l'appui, les gestes désordonnés du Premier Président, ne laissant dans l'ombre aucune particularité de nature à édifier la religion du royal spectateur... Après quoi, celui-ci aurait déclaré impertinente l'entreprise de Nicolas de Novion, l'aurait appelé à comparaître devant sa justice souveraine, réprimandé d'importance et condamné à faire des excuses.

Pour M. de Coislin, ce haut fait constitua le plus beau succès de sa carrière. Il en contait les péripéties à tout venant, avec cette exagération de courtoisie qui était sa marque distinctive. Sa narration, maintes fois renouvelée en présence de Saint-Simon, ne tomba point dans l'oreille d'un sourd, et l'on peut tenir pour certain qu'en passant par la plume du maître elle n'a perdu ni de son acuité ni de son agrément[79].

[79] Mémoires de Saint-Simon, t. III, p. 109.

Tels furent, durant un intervalle de dix années, les procédés des ducs à l'égard du descendant de «l'homme juste»:—procédés bien anodins, d'ailleurs, si on les compare au traitement que, un demi-siècle plus tard, lui infligera le rédacteur des Mémoires. Il ne s'agira plus, en effet, de simples molestations, moins odieuses en somme que ridicules, mais d'accusations d'une haute gravité dont, sournoisement et à l'insu de ses collègues qui, sans doute, ne l'auraient pas suivi dans cette voie, l'ex-vidame de Chartres va se constituer l'artisan, le metteur en scène et le propagateur... Mais, avant d'aborder cet ordre nouveau de faits, il nous paraît nécessaire de dire quelques mots d'une question qui n'est pas sans intérêt dans le débat: celle de la valeur de Saint-Simon envisagé, non comme historien du règne de Louis XIV,—cette lourde tâche a été accomplie de main de maître[80],—mais comme chroniqueur... de l'affaire du bonnet.

[80] Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par Chéruel.


V

Inexactitudes relevées dans le récit des «Mémoires».—Les «chimères» de Saint-Simon.—Son appréciation sur Nicolas de Novion.—Cette appréciation contredite par les mémoires du temps.—Retraite du Premier Président de Novion (1689).—Ses causes.—Faveurs que lui accorde le roi.

Des inexactitudes, nous en avons déjà relevé quelques-unes dans le récit de Saint-Simon: combien d'autres ne rencontrerons-nous pas en avançant en besogne!... Est-ce à dire qu'il faille le tenir pour un imposteur inventant de toutes pièces des faits que, pertinemment, il sait être faux? Ce serait peut-être excessif. Sans doute le mensonge, tel que le définissent les docteurs, n'est point pour l'effrayer. Mais on peut admettre que, même dans ce cas, l'imagination joue chez lui un rôle considérable. Le travail d'amplification et de grossissement, qui s'opère alors dans cet esprit en révolte contre la réalité, échappe à l'examen lorsqu'on se trouve en présence d'une relation unique. Au contraire, il se révèle avec évidence quand le même fait est rapporté plusieurs fois, à quelques années d'intervalle. Il suffit, pour apercevoir les altérations subies en cours de route, de comparer entre elles ces diverses versions. Particularité bien caractéristique: dans les étapes successives de ce mensonge progressif, c'est toujours la première version qui s'éloigne le moins de la vérité[81].

[81] Cette particularité n'a pas échappé aux éditeurs du Journal de Dangeau. «Il y aurait, disent-ils (t. XVIII, p. 487), un travail considérable à faire, tant pour le fond que pour la forme, sur les différences essentielles qui existent entre les Additions au journal de Dangeau et les Mémoires de Saint-Simon. On y verrait souvent l'addition plus modérée, plus exacte, plus impartiale, plus vraie, plus près de la source, les Mémoires plus acerbes, plus passionnés, plus littéraires».

Saint-Simon n'est pas seulement un passionné; c'est aussi un malade. Pour peu qu'on le suive dans les manifestations de sa vie publique, il apparaît avec les symptômes d'une double affection,—impressionnabilité, susceptibilité, irritabilité extrêmes, qui sont le propre des affections nerveuses;—envahissement d'idées fixes tournant à l'obsession et vision de dignités fabuleuses, qui caractérisent certaines affections mentales...

Le mal datait de loin. Il remontait à son enfance, bercée de récits héroïques sur la grandeur de sa «maison». Avant de savoir conjuguer un verbe, le vidame de Chartres n'ignorait rien des prétentions de la pairie. L'élévation du duc du Maine le jeta dans une incroyable agitation, et ce fut du désespoir lorsque, en 1686, ce favori de la fortune fut promu dans l'ordre du Saint-Esprit. «Je n'ose dire, déclare-t-il, qu'à douze ans que je n'avois pas encore, j'étois fort en peine et je m'informois souvent de l'état du duc de Luynes, qui avoit la goutte, parce qu'il auroit été parrain de M. le prince de Conti avec le duc de Chaulnes, et M. du Maine eût échu à mon père[82]

[82] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 221.

Telles sont ses hantises d'écolier. A peine adolescent, le regret des disgrâces subies par les ducs, avec le ferme propos d'en obtenir réparation, ne cesse de le poursuivre. L'excitation qui accompagne ce regret grandit encore avec l'âge. Elle affecte alors un caractère si impérieux qu'il se déclare incapable d'y résister[83] et proclame que, pour avoir satisfaction, il est prêt à sacrifier, «avec transport de joie», sa fortune «et présente et future[84]».

[83] Ibid., t. III, p. 285.

[84] Ibid., t. XV, p. 375.

Que l'on joigne à ces prédispositions natives une vanité invraisemblable et un attachement inouï aux illusions les plus manifestes,—autour de lui on disait ses chimères,—on verra à quel degré d'aberration pouvait être entraînée cette intelligence si pénétrante et si alerte. Il suffit de parcourir, dans ses œuvres, ce qui, de près ou de loin, concerne la pairie, pour se rendre compte qu'on a affaire à un de ces sujets que jadis la Faculté nommait des lunatiques, et que les aliénistes modernes classent dans la catégorie des candidats à la monomanie des grandeurs et au délire de la persécution,—persécution visant en sa personne la dignité qu'il recueillit en héritage.

Pour peu qu'on touche à cette corde, il s'opère dans ce cerveau, d'ordinaire si lucide, une révolution qui lui enlève tout sang-froid. A partir de ce moment, pondération, discernement, logique, scrupules lui font également défaut. Ce n'est plus, comme d'habitude, auprès des hommes d'indiscutable sincérité,—les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, le ministre Chamillard, le chancelier de Pontchartrain, le maréchal de Boufflers,—qu'il cherche à se renseigner. C'est dans les cercles où se colportent commérages, calomnies et médisances qu'il puise ses inspirations. Au besoin il s'adressera à des valets... Des valets sûrs et «très principaux», proclame-t-il... Pas toujours, nous l'allons voir. Et, pour peu qu'au cours de cette poursuite passionnée il ait l'heureuse fortune de saisir au vol un récit équivoque, une anecdote suspecte, un propos d'antichambre ou d'office, sa haine s'en empare avec délices. Il se produit dans cette tête, «qui bout comme un volcan», une agitation analogue à celle des nuits fiévreuses où les moindres incidents grossissent au point de prendre des proportions monumentales. D'ordinaire, les fantômes nés durant les heures d'insomnie ne survivent pas à l'éclat du jour. Ceux que se forge Saint-Simon ne s'évanouissent jamais. Il les choie, les caresse, et vit avec eux dans une intimité étroite. Les gens les moins suspects auront beau démontrer que ce sont de pures ombres, des créations d'une fantaisie dévoyée, de vaines illusions... Il ne veut rien entendre et persiste dans son erreur, en dépit de tout et de tous. «Cet homme, dira le Régent, est d'une suite enragée!» Enragée, c'est cela même; mais, parfois aussi, aveugle et inconsciente, «qui, dans une certaine mesure, atténue une mauvaise foi dont il est, trop souvent, impossible de douter.» C'est en s'inspirant de ce point de vue complexe qu'il convient d'envisager les questions d'ordre critique que soulève ce débat:—à commencer par celle qui concerne Nicolas de Novion...

Saint-Simon s'occupe de lui, d'abord dans ses notes sur Dangeau, puis dans ses Mémoires.

La note qu'il lui consacre est ainsi conçue: «Le Premier Président étoit fort accusé de vendre la justice et on prétend qu'il fut, plus d'une fois, pris sur le fait, prononçant à l'audience des arrêts dont aucun des deux côtés n'avoit été d'avis. En sorte qu'un côté s'étonnoit de l'avis unanime de l'autre, et ainsi réciproquement, et que, sur ces injustices réitérées, le roi prit enfin le parti de l'obliger à se défaire[85].»—Ce sont des bruits dont le chroniqueur se fait l'écho, sans se porter garant de leur exactitude: le Premier Président était fort accusé... On prétend que...

[85] Journal de Dangeau, t. II, p. 473.

Dans ses Mémoires, postérieurs de plusieurs années, il ne s'agit plus d'une médisance sujette à controverse, mais de faits affirmés sans réserves: «Lamoignon mourut en 1677. Novion lui succéda qui fut chassé de cette belle place pour les friponneries et les falsifications d'arrêts qu'il changeoit en les signant. Les rapporteurs s'en aperçurent longtemps avant que d'oser s'en plaindre. A la fin, les principaux de la Grand'Chambre lui en parlèrent et l'obligèrent à souffrir un témoin, d'entre les conseillers, à le voir signer. Il avoit encore une façon plus hardie pour les arrêts d'audience: il les prononçoit à son gré. Chaque côté de la séance, dont il avoit été prendre les avis, admira longtemps comment tout l'autre côté avoit pu être d'un avis différent de celui qui avoit été le plus nombreux du sien, et cela dura longtemps de la sorte. Comme cela arrivoit de plus en plus souvent, leur surprise fit qu'ils se la communiquèrent. Elle augmenta beaucoup quand ils s'apprirent mutuellement qu'elle leur étoit commune depuis longtemps et que ces arrêts, qui l'avoient causée, n'étoient l'avis d'aucun des deux côtés. Ils résolurent de lui en parler la première fois qu'ils s'en apercevroient. L'aventure ne tarda pas, et le hasard fit que la cause regardoit un marguilliage. Quelques-uns des plus accrédités de la Grand'Chambre lui parlèrent comme ils en étoient convenus entre eux et tout modestement le poussèrent. Se trouvant à bout, il se mit à rire et leur répondit qu'il seroit bien malheureux, étant Premier Président, s'il ne pouvoit pas faire un marguillier quand il en avoit envie. Ces gentillesses furent rapportées au roi, et il étoit chassé honteusement et avec éclat sans le duc de Gesvres, premier gentilhomme de la Chambre et, de tout temps, fort lié et fort libre avec le roi, qui en obtint qu'il donneroit sa démission, comme un homme qui veut se retirer, et se chargea de l'apporter au roi[86]

[86] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 420.

Cette seconde version doit être complétée par l'indication nouvelle que voici: «Le Premier Président de Novion étoit un homme vendu à l'iniquité, à qui l'argent et les maîtresses obscures faisoient tout faire... Il vécut encore quatre ans dans l'abandon et l'ignominie et mourut à sa campagne sur la fin de 1693[87]

[87] Ibid., t. III, p. 312.

Telles sont les accusations, si différentes de ton, qu'à des intervalles éloignés Saint-Simon a formulées contre l'adversaire des ducs. Y a-t-il opportunité à les opposer l'une à l'autre pour en établir l'inquiétante progression? Nous ne le pensons pas; car il est facile de démontrer que toutes deux sont également inexactes.

Et d'abord, quelle est l'impression qui se dégage de cet ensemble d'imputations? Un sentiment de surprise. On a peine à concevoir que l'ancien justicier des grands jours, tenu en haute estime par tant de gens de bien, se soit transformé tout à coup, après sa soixantième année, en magistrat cupide, vénal, prévaricateur et faussaire... A la réflexion, on découvre vite que certains détails manquent de vraisemblance: celui notamment qui a trait aux supercheries du délibéré. Comment admettre qu'une moitié des magistrats ait longtemps ignoré l'opinion unanime de collègues séparés d'eux par quelques pas à peine? Il faut n'avoir aucune notion des mœurs judiciaires pour considérer comme possible la mise en pratique d'aussi périlleuses combinaisons[88].

[88] «Ce récit, dit M. Chéruel, n'est pas admissible et porte avec lui sa réfutation. Le vote avait lieu à haute voix. Comment admettre que le Parlement ait été distrait au point de ne pas s'apercevoir que le Premier Président dictait un arrêt contraire à l'avis unanime des conseillers? Saint-Simon a tellement dépassé les bornes du vraisemblable qu'il se réfute lui-même.» Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 501.

Ces récits,—qu'il s'agisse d'une simple rumeur ou d'une affirmation catégorique,—ne pourraient donc trouver crédit qu'autant qu'on en aurait la confirmation dans les correspondances et les écrits du temps. Or c'est précisément le contraire qui arrive.

Le premier des contemporains dont il convienne d'invoquer le témoignage, c'est Louis XIV lui-même, qu'on nous représente comme décidé à faire un éclat, et ne mettant un frein à sa colère que sur l'intervention du duc de Gesvres... Que Sa Majesté, sur de pressantes sollicitations, ait pardonné à un grand coupable, on peut facilement l'admettre. Mais qu'elle eût accablé ce coupable de bienfaits, tout en le chassant, ce serait la plus choquante des contradictions. La question ainsi posée, que voyons-nous? Loin de traiter Novion en magistrat indigne, le roi lui accorde les faveurs suivantes: attribution d'une année de gages; maintien de sa pension de dix-huit mille livres; constitution d'un brevet de retenue de cent mille écus; allocation d'une somme de trois cent soixante-quatorze mille livres pour l'acquisition d'une présidence à mortier destinée à son petit-fils, André de Novion. Les fils sont également l'objet de promesses réalisées à brève échéance: une abbaye à celui qui est d'Église; le grade de brigadier au colonel du régiment de Bretagne. Enfin le gendre, M. de la Briffe, est nommé procureur général en remplacement de Harlay... On confessera qu'il n'y a là rien qui ressemble à une disgrâce, encore moins à une déroute.

Interrogeons maintenant Dangeau, si bien renseigné sur les bruits de Cour. Dangeau consigne, à sa date, la retraite de Novion, sans lui attribuer aucune cause désobligeante. Au contraire, en chroniqueur scrupuleux, il énumère chacune des libéralités dont nous venons de dresser l'état et ajoute même qu'elles furent encore accrues de cent mille livres, à la suite d'une visite de l'intéressé au roi[89].

[89] Journal de Dangeau, t. II, p. 475.

Au témoignage de Dangeau, il faut joindre celui de Bussy-Rabutin. Pour ce dernier, la démission du Premier Président est motivée par le souci d'assurer l'avenir des siens[90]. Un arrangement de famille: tel est aussi le sentiment du marquis de Sourches. Même note à l'Académie, où Nicolas de Novion avait été reçu en 1680[91]. Sa mort, survenue en 1693, y fut saluée dans des termes qui, en faisant une large part à l'hyperbole d'usage, ne laissent pas de place à l'équivoque. L'un des orateurs, l'abbé Boileau, célèbre les actes publics du défunt, la fécondité de son génie, la justesse de son discernement, la dignité avec laquelle il prononçait les oracles de la justice. Mais, s'il admire les talents qui le portèrent à la tête de l'un des premiers sénats du monde, il ne tarit pas sur la sagesse de sa retraite où il n'est pas éloigné de voir un signe de la protection divine[92].

[90] Correspondance de Bussy-Rabutin. Lettre du 10 octobre 1689.

[91] C'est à ses bons offices qu'eut recours la docte assemblée pour régler son différend avec Furetière.

[92] Recueil des harangues de messieurs les académiciens, t. II, p. 459.

Ces considérations avaient frappé M. Chéruel. Aussi n'hésitait-il pas à regarder comme dénuées de fondement les imputations de Saint-Simon[93]. Que n'eût-il pas dit s'il avait eu sous la main les Souvenirs du greffier Dongois, neveu de Boileau-Despréaux!

[93] L'opinion de M. Chéruel paraît avoir été partagée par M. de Boislisle, dans la grande édition de Saint-Simon, t. II, p. 51.

En vertu de ses fonctions, Dongois était préposé à la garde des registres du Parlement. Par suite, son attention devait être attirée d'une façon spéciale sur les agissements de nature à en compromettre la sincérité. Toute altération de ses minutes l'eût touché autant qu'un attentat contre sa personne. Cependant, au cours des notes qu'il consacre à Nicolas de Novion, on ne relève aucune allusion ni aucune réticence qui puisse éveiller le soupçon. S'explique-t-il, en revanche, sur les relations du chef de la Compagnie avec ces rapporteurs dont on s'est plu à signaler l'attitude indignée et les précautions outrageantes, voici de quelle manière il les juge: «Le Premier Président avoit une grande facilité d'esprit et une appréhension si vive que, quelque nombre d'affaires qu'il eût envie de communiquer, il les remettoit avec une netteté surprenante. Il ne demandoit que le nom des parties et aussitôt rapportoit le procès à merveille en apparence. Du moins, les rapporteurs en étoient très contents...» Satisfecit flatteur dont l'importance ne saurait échapper. Comment le concilier avec le flagrant délit au cours duquel Novion, «pris la main dans le sacq», aurait été démasqué et publiquement flétri?... Dongois déguise-t-il la vérité? Pourquoi, et dans quel intérêt? C'était, en même temps qu'un personnage considérable, un galant homme d'une probité à toute épreuve[94]. Ajoutons que ses Souvenirs, rédigés pour son petit-fils, Roger-François Gilbert de Voisins, qui lui succéda en 1717, avaient un caractère essentiellement privé[95].

[94] Mémoires de Saint-Simon, t. XIV, p. 87.

[95] Dongois a laissé, outre les Souvenirs, un Journal, d'un haut intérêt documentaire, composé pendant son séjour à Clermont, où il remplissait les fonctions de greffier près de la Chambre de justice instituée par Louis XIV. Coïncidence curieuse: le Journal défend Novion contre certaine médisance de l'abbé Fléchier, de même que les Souvenirs le protègent contre les calomnies de Saint-Simon. Rendant compte des poursuites dont le marquis de Pont-du-Château fut l'objet en 1665, le futur évêque de Nîmes, après un long exposé des crimes de ce gentilhomme, insinue qu'à raison de son alliance avec M. de Ribeyre, gendre de Novion, il fut traité par celui-ci avec une indulgence scandaleuse. Or Dongois, qui rapporte, avec l'autorité attachée à son caractère officiel, les débats de ce procès, démontre l'inanité des bruits recueillis par Fléchier et justifie pleinement la décision rendue (voir à l'appendice les Mémoires de Fléchier, p. 393):—ce qui n'empêche pas Sainte-Beuve, dans l'étude qui figure en tête de cet ouvrage, de faire état des dires de l'auteur, de les rapprocher des attaques de Saint-Simon et d'émettre cet avis que le président des grands jours préludait alors, par «une nuance légère d'iniquité», aux méfaits dont, plus tard, il devait se rendre coupable.

Dongois ne s'y montre pas, d'ailleurs, d'une tendresse aveugle à l'égard de son ancien chef. C'est ainsi qu'après l'avoir représenté comme «bon et compatissant», il expose «qu'il changeoit aisément d'amitiés et sentiments». Il termine même ses critiques par cette constatation peu flatteuse «qu'on ne peut pas disconvenir qu'il manquoit de tenue». Assurément, cette formule un peu nuageuse ne vise pas des négligences de toilette, mais certaines faiblesses d'un ordre tout à fait intime:—ce qui nous amène à la question «des maîtresses obscures»...

Que Nicolas de Novion eût du goût pour ce qu'un ministre de l'empire, dans une correspondance célèbre, appelait l'odor della feminita, cela n'est pas douteux. Il est certain que, dans sa jeunesse, les succès ne lui firent pas défaut. L'âge glissa-t-il sur lui sans calmer ses ardeurs? Il y a lieu de le croire. On doit même admettre, d'après les dires de Dongois, qu'il négligeait de prendre ces précautions qui, sans atténuer la gravité de la faute, ont l'avantage d'en restreindre la publicité. Mais il importe, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, de se tenir en garde contre toute exagération. Les notes rédigées, à la demande de Fouquet, sur le personnel du Parlement, contiennent, relativement à Novion, l'indication suivante: «Est souvent brouillé en son domestique: Mme des Brosses-Chouart a grand crédit sur lui.» Mme des Brosses-Chouart: une favorite, tenons-le pour acquis. Celle-ci fut-elle suivie d'une ou plusieurs autres? C'est fort possible... Défaillances fâcheuses, même en un siècle qui vit tout à la fois les dernières amours de Henri IV et les liaisons scandaleuses du Roi-Soleil. Mais, de ces habitudes de galanterie à une domination déshonorante, exercée par des personnes de bas étage exploitant les vices d'un vieillard et se livrant, de concert avec lui, à un trafic honteux, il y a une distance que rien ne nous permet de franchir.—Comment oublier d'ailleurs que, de ce vieillard, Guy Patin a dit: «C'est un fort honnête homme[96]», et l'abbé Legendre: «C'étoit un bon juge[97]»!

[96] Lettre du 8 décembre 1665.

[97] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 30.—L'édition de Saint-Simon, publiée par M. de Boislisle, contient sur les mœurs de Nicolas de Novion la précision suivante qui ne contredit en rien notre opinion: «Le bruit public lui attribuait la paternité illégitime de cette cousine de Boileau qui épousa le frère de Jean de La Bruyère.» Notice de M. Servois.

Que reste t-il, en somme, des deux versions accusatrices? On peut dire rien... La calomnie n'en subsistera pas moins avec les conséquences cruelles que lui imprime le talent de son auteur. Elle fera son chemin et, plus tard, sera reproduite par les gens de lettres qui, soucieux d'aller vite en besogne, épousent volontiers les opinions toutes faites. Parmi tant de noms qu'on pourrait citer, nous n'en désignerons qu'un: celui de Duclos, dont on connaît les prétentions bourrues à l'indépendance et l'orgueilleuse affectation de sincérité. Duclos copie servilement, sans du reste indiquer la source, les dires de l'ex-vidame de Chartres sur Nicolas de Novion. Moyennant quoi, il libelle cette phrase lapidaire: «On en avait fait pendre de moins coupables, mais ce n'était pas de ceux qui font pendre!»—C'est ainsi qu'au cours de ce grand dix-huitième siècle, qui revendiqua si haut les droits de la libre critique, un philosophe doublé d'un moraliste comprenait les devoirs de l'historien[98].

[98] Vers la même époque, Voisenon et Marmontel eurent aussi la bonne fortune de prendre connaissance des Mémoires. Ils y puisèrent également une foule d'indications, mais, pas plus que Duclos, ils ne songèrent, semble-t-il, à en contrôler l'exactitude.

Est-ce à dire qu'en haut lieu on ne trouvât point que, pour Novion, l'heure de la retraite avait sonné? Si, on le pensait. Et c'est là l'équivoque dont les Mémoires ont si habilement tiré parti. Il se produisit, en effet, une intervention officielle, mais motivée par des raisons qui n'entachaient en rien l'honneur de l'intéressé...

En 1689, l'ancien président des grands jours était parvenu au terme de sa carrière: soixante et onze ans d'âge et cinquante-deux ans de services. La maladie l'avait gravement éprouvé: il était infirme et entendait à peine. Ses facultés intellectuelles s'affaiblissaient également. La preuve en éclata dans une circonstance qui eut un retentissement considérable. Un Te Deum, en l'honneur du rétablissement de Sa Majesté, venait d'être célébré à la Sainte-Chapelle (6 février 1687), en présence du chancelier Boucherat, des représentants de la haute robe et de nombreuses personnes de distinction. Avant de se rendre au repas qu'allait lui offrir le chef de la Compagnie judiciaire, l'assistance se réunit à la Grand'Chambre pour y entendre les harangues d'usage, l'une du Premier Président, l'autre du chancelier. La curiosité était vive. On s'attendait, en effet, à un beau tournoi d'éloquence, chacun des orateurs devant briller par des mérites divers. Mais les suffrages étaient acquis d'avance au Premier Président qu'on savait doué d'un remarquable talent de parole[99]... Que se passa-t-il en lui? Il serait malaisé de le dire. Toujours est-il que, sous le coup d'une éclipse soudaine, son cerveau ne lui fournit aucune idée et sa mémoire aucune parole: il s'arrêta net au début de son discours et ne trouva pas un mot pour sauver la situation. «Ce fut, dit l'abbé Legendre, une scène désagréable pour un homme qui avoit préparé un dîner de plus de mille écus pour régaler le chancelier et tout ce qu'il y avoit de plus distingué dans la robe[100].» Le marquis de Sourches indique que la réputation du Premier Président était si bien établie que cette mésaventure ne pouvait lui causer aucun tort. Elle ne l'en affecta pas moins au delà de toute mesure. Il se regarda comme irrémédiablement amoindri, devint taciturne, tomba dans une affliction profonde, qui le suivit jusqu'au tombeau, et refusa longtemps de prendre possession de son siège[101].

[99] «Il se piquoit, dit Dongois, de parler aisément sur-le-champ et, en effet, il le faisoit avec une facilité extraordinaire.»

[100] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 36.

[101] Souvenirs de Dongois.—Le discours qu'il ne put prononcer n'en fut pas moins publié. Il se terminait par cette phrase sonore, rapportée par Gilbert de Lisle. «Nous avons en lui—c'est de Louis XIV qu'il est question—un libérateur; mais nous n'entreprendrons pas son éloge: l'écho n'a point assez de voix pour rendre le bruit du tonnerre».

Des difficultés d'une autre nature lui rendaient également pénible l'exercice de ses fonctions. Ses rapports avec le procureur général de Harlay étaient extrêmement tendus, bien que celui-ci fût son neveu à la mode de Bretagne. Lorsque, après la mort de Lamoignon, la Première Présidence était devenue vacante, Harlay avait, nous le savons, posé sa candidature. Les compétitions furent, semble-t-il, fort ardentes. D'où une rivalité qui, avec le temps, ne fit que s'accentuer[102].

[102] En 1685, ils avaient aussi été en concurrence pour la place de chancelier.—Journal de Dangeau, t. I, p. 242.

L'un et l'autre avaient, au surplus, de ces railleries piquantes qui n'étaient pas de nature à rétablir la bonne harmonie.—«Les gens du roi! se plaisait à dire Novion: comme les orgues à l'église, ils ne servent qu'à allonger la cérémonie[103]...» Mais il avait affaire à forte partie. Pour un lardon lancé, il en recevait quatre. Le neveu, doué d'une verve intarissable, n'avait garde de ménager l'oncle et se montrait d'autant plus acerbe que, désigné pour recueillir sa succession, il lui tardait qu'elle fût ouverte. Passé maître en l'art de la procédure, et supérieur aux plus fins limiers de la chicane, il s'ingéniait à soulever des contestations de forme où il ne manquait jamais d'avoir le dernier mot. S'il s'était agi d'une de ces querelles qu'on vide au champ d'honneur, le vieil athlète, retrouvant sa vigueur ancienne, l'eût sans doute emporté. Mais que pouvait sa fougue généreuse contre les coups d'épingle dont on se plaisait à le harceler? L'homme, que Mazarin avait su berner de si adroite manière, était, en dépit de ses facultés brillantes, pourvu d'une certaine dose de naïveté. Ajoutons que le sang-froid n'était pas sa qualité dominante. Aussi donnait-il «dans tous les panneaux que le procureur général lui tendoit». Dongois, qui nous donne ces détails, servait d'intermédiaire et s'efforçait de mettre le holà. Ce manège, qui durait depuis douze ans, n'en devait pas moins aboutir à un éclat public, sinon à un scandale.

[103] Messagiana, t. II, p. 210.

Supposer que cet antagonisme, si nuisible à l'administration de la justice, prit fin après la déconvenue oratoire du Premier Président, ce serait faire injure à l'espèce humaine. On peut affirmer que les partisans de Harlay profitèrent de l'occasion pour remontrer au roi les inconvénients de cet éternel conflit, le grand âge de Nicolas de Novion, le délabrement de sa santé, la diminution de son prestige, l'opportunité de son remplacement par un magistrat plus jeune et mieux en main. Ils agirent avec d'autant plus d'ardeur qu'ils se sentaient soutenus par le parti des ducs, heureux de satisfaire sa vengeance. C'était, d'autre part, le moment où Harlay, n'ayant pas eu encore à prendre parti sur le bonnet, jouissait de la faveur qui s'attache aux héritiers du trône, dont chaque mécontent escompte le libéralisme réparateur. Cette coalition d'intérêts et de rancunes manœuvra si habilement que Louis XIV, convaincu, chargea le marquis de Seignelay de faire comprendre au Premier Président que l'heure de la retraite avait sonné pour lui; Seignelay devait, en même temps, énumérer les faveurs qui, à titre de récompense, seraient attribuées au démissionnaire. Celui-ci, dont cette démarche comblait les désirs secrets, ne se le fit pas dire deux fois. Il se hâta d'en tirer profit en se faisant gratifier «d'une rançon de prince», manda chez lui son notaire et signa, en présence des témoins requis, le contrat qui le déchargeait d'un fardeau devenu trop lourd pour ses épaules.

Telle est, semble-t-il, la vérité: il importait qu'elle fût dite[104].

[104] Ajoutons, pour ne rien laisser dans l'ombre, qu'en 1702 il parut sous ce titre: Mémoire pour servir à l'histoire du marquis de Fresne, un libelle qui mettait en cause la tribu entière des Novion et dirigeait spécialement contre son chef—Nicolas V—les imputations les plus odieuses. Ce libelle, qui a inspiré à M. E.-D. Forgues un article publié en 1867 dans la Revue des Deux Mondes, était l'œuvre d'un criminel condamné pour meurtre, tentative d'empoisonnement et trafic de sa femme qu'il essaya de vendre à des pirates. (Voir les Mémoires du comte de Rochefort, édition de 1692, p. 237). Saint-Simon, qui n'a pu ignorer l'existence de ce pamphlet, n'y fait aucune allusion: c'est dire le cas qu'il mérite.


VI

Le Premier Président de Harlay.—Son portrait.—Ses ancêtres.—Son attitude vis-à-vis des ducs.—Les procès de Saint-Simon et du maréchal de Luxembourg.—L'échec de la candidature de Harlay a la charge de chancelier.—Ses causes.—Mort de Harlay (1707).—Le duc du Maine se prononce contre les ducs dans la querelle du bonnet.—Vaines tentatives de Saint-Simon.—Découragement des ducs.—Fin de la première période de la querelle du bonnet.

C'est en septembre 1689 que se produisait la retraite de Novion. Messieurs de la pairie l'accueillirent avec allégresse, tout en ne se défendant pas de quelque inquiétude. C'était sans doute une admirable chose que d'en finir avec le passé; mais qu'allait être l'avenir? Tous les regards se tournèrent vers celui que chacun désignait pour la fonction la plus élevée du Parlement, où il fut d'ailleurs porté tout aussitôt: le procureur général Achille III de Harlay, seigneur de Grosbois et de Beaumont-en-Gâtinais, celui-là même dont nous venons de voir passer la silhouette.

Au physique, tout le contraire de Novion, dont il ne rappelait en rien le grand air et l'imposante majesté: un robin dépourvu de prestance, au geste effacé, orné d'une barbiche broussailleuse, semblable à celle d'un bouc, médiocrement vêtu, peu soigné de sa personne et ayant moins l'apparence d'un haut magistrat que celle d'un régent de collège. Mais quand l'attention se portait sur la figure, on éprouvait une sorte de saisissement, tant il s'en dégageait d'intelligence et de vie. Et l'impression première se modifiait et l'on s'expliquait le choix de Louis XIV.

Saint-Simon nous a laissé du personnage jusqu'à trois portraits, d'un relief saisissant, qu'il est facile de fondre en un seul, car, à quelques détails près, ils ne diffèrent pas sensiblement. «Pour l'extérieur, dit-il, un petit homme vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardoient qu'à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étoient pour le faire rentrer en terre; un habit peu ample, un rabat presque d'ecclésiastique, et des manchettes plates comme eux, une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue mais courte, avec une grande calotte par-dessus. Il se tenoit et marchoit un peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasoit toujours les murailles, pour se faire faire place avec plus de bruit, et n'avançoit qu'à force de révérences respectueuses et comme honteuses, à droite et à gauche, à Versailles[105]

[105] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 136.

Les yeux constituaient la marque caractéristique de cette physionomie. Saint-Simon, qui était lui-même pourvu «d'un œil de vrille», ne tarit pas d'exclamations à ce sujet. Il le fait en termes qui ne permettent guère de concevoir que ce fussent des yeux sournois, «ne regardant qu'à la dérobée». Il spécifie, en effet, que «c'étoient des yeux de vautour qui sembloient dévorer les objets et percer les murailles». Or des yeux, même de vautour, ne sauraient accomplir de pareils prodiges, sans regarder en face!

«Les sentences, poursuivent les Mémoires, et les maximes étoient son langage ordinaire, même dans les propos communs. Toujours laconique, jamais à son aise, ni personne avec lui; beaucoup d'esprit naturel et fort étendu; beaucoup de pénétration, une grande connoissance du monde, surtout des gens avec qui il avoit affaire; beaucoup de belles-lettres, profond dans la science du droit et, ce qui malheureusement est devenu si rare, du droit public; une grande lecture et une grande mémoire et, avec une lenteur dont il s'étoit fait une étude, une justesse, une promptitude, une vivacité de réparties surprenante et toujours présente. Supérieur aux plus fins procureurs dans la science du Palais, et un talent incomparable de gouvernement par lequel il s'étoit tellement rendu le maître du Parlement qu'il n'y avoit aucun de ce corps qui ne fût devant lui un écolier et que la Grand'Chambre et les Enquêtes assemblées n'étoient que des petits garçons en sa présence, qu'il dominoit et qu'il tournoit où et comme il le vouloit, souvent sans qu'ils s'en aperçussent, sans oser branler devant lui, sans toutefois avoir jamais donné accès à aucune liberté ni familiarité avec lui à personne, sans exception; magnifique par vanité aux occasions, ordinairement frugal par le même orgueil, et modeste de même dans ses meubles et dans son équipage, pour s'approcher des mœurs des anciens grands magistrats...»

Voilà ce qu'on peut appeler le côté des mérites... Il faut reconnaître que, bien qu'entremêlés de coups de griffe, les compliments abondent: procédé habituel à Saint-Simon quand il veut accabler son homme,—la scélératesse exigeant, pour être poussée à l'excès, une forte dose de facultés brillantes... Voici, maintenant, le revers de la médaille: «C'est un dommage extrême que tant de qualités et de talents naturels et acquis se soient trouvés destitués de toute vertu et n'aient été consacrés qu'au mal, à l'ambition, à l'avarice, au crime. Superbe, venimeux, malin, scélérat par nature, humble, bas, rampant devant ses besoins, faux et hypocrite en toutes ses actions, même les plus ordinaires et les plus communes, juste avec exactitude entre Pierre et Jacques pour sa réputation, l'iniquité la plus consommée, la plus artificieuse, la plus suivie, suivant son intérêt, sa passion et le vent surtout de la Cour et de la fortune[106]

[106] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 166.

Cette accumulation d'outrages paraîtra peut-être excessive. Ce n'est là cependant qu'un simple spécimen: nous en verrons bien d'autres!... En attendant qu'il nous soit permis de remettre les choses au point, ce qu'il importe de retenir, c'est la grande situation occupée par Harlay au sein du Parlement. Cette situation, il la devait, en partie, au prestige de ses ancêtres, au premier rang desquels figurait Achille Ier, celui-là même dont L'Estoille a dit «qu'il étoit le vrai atlas de sa compagnie, le Piso de nostre aage, descrit par Tacite au sixième livre des Annales, qui n'inclinoit jamais à opinion qui sentist son homme lasche[107]». C'est de lui qu'Achille III tenait ces «yeux de vautour» qui faisaient rentrer les méchants en terre et transperçaient le roc. La chronique rapporte,—et cet exemple d'atavisme ne manque pas d'intérêt,—qu'un jour Achille Ier se trouvant à Estains, où il possédait une maison, le village fut envahi par une troupe de lansquenets à la solde de l'Espagne. Déjà les logis étaient marqués, les vivres mis en réquisition, les tonneaux tirés de la cave, quand le Premier Président apparut sur le seuil de sa porte, n'ayant d'autres armes que son bonnet, sa robe écarlate et son regard... Mais ce regard, dans son éloquence muette, disait tant de choses que, saisie d'une épouvante subite, la bande entière, sans en demander plus long, rechargea ses bagages, se remit en selle et détala à toute bride.

[107] Mémoires de de L'Estoille, édit. Petitot, 49, p. 61.

On ne s'imagine pas quels souvenirs avaient laissés au Palais, où le culte des traditions était resté vivace, les hauts faits de ce personnage, son patriotisme ardent, ses vibrantes objurgations aux Guises, sa résistance héroïque aux factieux. La légende s'était peu à peu mêlée à l'histoire et le petit-fils en recueillait comme une sorte d'auréole à laquelle ne nuisaient pas non plus ses relations étroites avec les maréchaux de Luxembourg, de Noailles et de Villeroy, et ses alliances avec les maisons les plus puissantes de la robe[108].

[108] Sa mère était une Bellièvre, sa bisaïeule une de Thou. Enfin, il avait épousé, au mois de septembre 1667, Mlle de Boissy, fille de Guillaume de Lamoignon. Mémoires d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 520.

Mais c'est surtout à lui-même qu'il devait sa grande autorité. Investi, dès 1667, de la charge de procureur général que, en 1661, son père avait acquise de Fouquet, au prix de 2400000 livres[109], il avait, pendant vingt-deux ans, exercé cette fonction avec une maîtrise incomparable. La jurisprudence, en matière civile autant qu'en matière religieuse, n'avait pas de secrets pour lui. Mais c'est principalement dans les questions de droit public, si fréquemment agitées alors, que se révélait sa vaste érudition. Il possédait, sur ce sujet unique, plus de deux mille manuscrits provenant des recueils constitués par les anciens Premiers Présidents: c'étaient «les trésors de la tradition parlementaire»... Aussi n'est-ce pas à lui qu'on eût pu faire accroire que les pairs du temps de Louis XIV descendaient des grands vassaux et qu'ils étaient «les successeurs nés des rois»!

[109] Note au journal de Dangeau, t. II, p. 473. Achille II, père d'Achille III et petit-fils d'Achille Ier, avait été conseiller au Parlement, maître des requêtes et conseiller d'État, avant de devenir procureur général.

Quoi que Saint-Simon en puisse dire, cet extraordinaire petit homme possédait,—nous le verrons bientôt,—quelques qualités. Par contre, il était affligé de deux défauts. Premièrement, il était d'un caractère peu maniable; certains disaient même hargneux. Deuxièmement, il avait trop d'esprit,—un esprit amer, piquant, emportant la pièce. Un de ses biographes proclame que ses morsures atteignaient seulement ceux qui les méritaient[110]. L'abbé Legendre s'en explique différemment: «Tout en lui, dit-il, sentoit son grand magistrat, hors peut-être un peu trop d'humeur... Quoiqu'il eût toujours le sourcil froncé, c'était un homme à sarcasmes qui ne pouvoit retenir un bon mot, y allât-il de se brouiller avec son meilleur ami[111]

[110] Causes célèbres et intéressantes, Paris, 1752, t. IX, p. 676.

[111] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 31.

On eût pu, de ces facéties, composer plusieurs volumes. On se borna à en composer un, qui parut sous le titre de Harlæana... J'imagine bien qu'il doit en être de quelques-unes comme des réponses historiques qui, pour la plupart, sont fabriquées après coup. Mais, même en en supprimant la moitié, la collection resterait encore assez riche. Ce virtuose de l'épigramme possédait, en outre, un art merveilleux pour décourager les solliciteurs. Ne pouvant refuser audience au supérieur des Jésuites et au prieur des Oratoriens, entre lesquels un litige était pendant, il les convoqua ensemble dans son cabinet. Il plaça l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, les invita à s'expliquer à tour de rôle et les écouta avec une patience qui, d'ordinaire, n'était pas son fait. Et lorsque, suspendus à ses lèvres, ils attendaient l'oracle qu'ils supposaient devoir servir d'opinion à la Cour, Harlay se leva, prononça quelques paroles sur la sanctification des âmes par la vie monastique et l'éternelle béatitude qui en est la récompense, puis, s'inclinant devant chacun des religieux:—Mon Père, dit-il au Jésuite, c'est avec vous que je voudrais vivre...—Et avec vous, mon Père, dit-il à l'Oratorien, que je voudrais mourir... Ils n'en tirèrent pas davantage[112].

[112] Sa causticité, qui n'était pas toujours aussi bénigne, n'épargnait personne. La liste serait longue des gens de qualité que, toujours avec force saluts, il exaspéra de ses boutades. Irritée de n'en rien obtenir, certaine grande dame le traite de Barbe de chat. Une seconde, la duchesse de La Ferté, le qualifie de vieux singe. Il accompagnait les mécontents jusqu'à leur carrosse, sous prétexte de ne rien perdre des assiduités dont on le gratifiait et souvent, au moment de prendre congé, trouvait le moyen de lancer un nouveau lardon.

Était-ce la paix, était-ce la guerre qu'apportait, dans les plis de sa robe écarlate, cet étrange personnage? Ce qu'on savait de son tempérament n'était pas de nature à rassurer. Les ducs, au surplus, avaient déjà contre lui un grief sérieux: la part qu'il avait prise à l'élévation des enfants de Mme de Montespan. Mais de ce grief même pouvait naître un avantage. En récompense des services rendus dans cette conjoncture délicate, Harlay avait reçu la promesse du poste de chancelier «que le cadavre du bonhomme Boucherat» ne pouvait occuper longtemps. Or le désir qu'il éprouvait d'obtenir les sceaux devait, pensait-on, donner barres sur lui. Comment admettre, en effet, qu'il s'exposât à s'aliéner un parti puissant dont l'animosité pouvait constituer un obstacle sérieux au succès de sa candidature?

Ce n'était donc pas sans impatience qu'on attendait une prestation de serment fournissant aux pairs l'occasion de se rendre au Palais. Quelle serait l'attitude du Premier Président? Se découvrirait-il? Ne se découvrirait-il pas? Chercherait-il quelque expédient qui lui permît de réserver l'avenir?—Le jour décisif arrivé, l'émotion dut être intense au camp des ducs... Leur incertitude fut, d'ailleurs, de courte durée. Suivant son habitude, Harlay distribua force révérences; mais lorsqu'il s'adressa à la pairie, il tint son mortier fixé sur sa tête à la façon d'un homme qui n'en démordrait pas.—C'était la guerre.

On espérait que, intransigeant sur cette question de principe, il se relâcherait sur les points secondaires. Mais ici encore il en fallut rabattre. Tel avait été Novion, tel était Harlay. Rien de changé, ni sur le bonnet, ni sur la garde des bancs, ni sur le surbourrage, ni sur l'installation des paravents en forme de guérites. Les ducs continuèrent, sous la surveillance d'un conseiller, à se meurtrir sur le bois dur, tandis que les présidents, haut perchés sur leurs banquettes, dont le cuir se tendait sur l'abondance du capiton, et préservés des vents coulis sous «leurs mécaniques», insultaient à la disgrâce de la pairie.

Si encore Harlay s'en était tenu aux entreprises anciennes! Mais voilà qu'à son tour il se lançait dans la voie des usurpations. On n'a pas oublié la gymnastique à laquelle se livraient les ducs pour sortir de séance, par suite de la fermeture de la porte du Barreau. Or, qui fit condamner cette porte, dont la suppression les mit dans la pénible nécessité de grimper à l'échelle donnant accès dans la lanterne de la cheminée? C'est Harlay... Qui accorda une distinction nouvelle aux princes du sang en leur attribuant licence de quitter leur siège par le petit degré du roi,—ce qui leur permettait de suivre un autre chemin que les pairs? Harlay, encore Harlay... Qui infligea à ces derniers cette suprême humiliation de voir, à chaque fin d'audience, un huissier escalader les hauts gradins pour frayer passage au Premier Président, alors qu'eux-mêmes ne recevaient même pas les bons offices d'un laquais? Harlay, toujours Harlay... Misères sans doute que tout cela, misères qu'on éprouvait quelque honte à décrire, mais qu'il était impossible de ne pas souligner, parce qu'elles dénotaient bien «l'esprit orgueilleux et tracassier de la robe[113]»!

[113] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 429.

Et puis, aux griefs d'ordre général s'ajoutaient les griefs particuliers. Ceux-ci s'accumulaient peu à peu, au point de former bientôt une masse formidable. Saint-Simon, pour son compte, eut à soutenir, contre Mme de Lussan, une instance qui mettait en jeu des intérêts considérables. Rien de plus simple, dit-il, que son affaire; mais Harlay veillait. Il intervint, sous prétexte de réglementation, fit la leçon aux conseillers, «qu'il menoit à la baguette», et, comme il vouloit que Saint-Simon perdît son procès, le procès plaidé par Saint-Simon fut effectivement perdu par lui[114].

[114] Ibid., t. V, p. 248.

En même temps s'en poursuivait un autre qui eut le don de révolutionner un groupe de ducs dont La Rochefoucauld se constitua le chef: celui du maréchal de Luxembourg, le héros de Steinkerque et de Fleurus, lequel réclamait un droit de préséance sur certains de ses collègues de la pairie. Les prétentions du maréchal paraissaient peu fondées. Il n'en gagna pas moins. Pourquoi? Parce qu'il était le parent de Harlay.

Maudit Harlay! Alors se déchaîna contre lui une tempête de rage: c'était à qui découvrirait le moyen de lui nuire. Il ne pouvait plus s'agir, comme pour Novion, de genoux brisés entre deux fauteuils ou de scènes de pugilat autour du balustre royal: les molestations de ce genre ne sont plaisantes qu'une fois. Ce que l'on s'ingéniait à trouver, c'était un affront qui l'atteignît tout à la fois dans sa personne et dans sa fortune... L'occasion se fit longtemps attendre. Elle finit par se produire,—au moment où, par suite du décès de Boucherat, devint vacante la charge de chancelier. Cette charge, la première du royaume, avait été à deux reprises différentes, promise au Premier Président par Sa Majesté elle-même. Quelle vengeance raffinée que de déterminer l'échec d'une candidature qui, reposant sur des bases aussi solides, devait être considérée comme inexpugnable!—C'est à quoi, de longue date, avaient tendu les efforts des conjurés.

Comment y parvinrent-ils et quelle fut leur tactique?—A en croire Saint-Simon, le duc de La Rochefoucauld se serait fait une application continuelle de desservir Harlay en se prévalant du procès du maréchal de Luxembourg. Explication inadmissible: cette affaire, qui passionna les ducs, avait laissé tout le monde, Louis XIV en particulier, fort indifférent[115]. C'est dans un motif plus sérieux,—la question religieuse,—qu'il faut, semble-t-il, chercher le secret de l'élimination du Premier Président.

[115] Dangeau rapporte que, le 27 mars 1696, à la veille du procès, le roi fit venir les officiers du Parlement qui devaient connaître de l'affaire et leur déclara qu'il leur laissait le soin de la juger «selon les lois».

On sait que les chefs de la Compagnie judiciaire jouissaient du privilège de traiter directement avec Sa Majesté les affaires touchant la cour de Rome. On connaît, d'autre part, la politique constante du Parlement: soumission sans réserves, au point de vue spirituel, aux décisions des conciles, «aussi haut placés au-dessus des papes que les papes au-dessus des évêques»; indépendance absolue, au contraire, en tout ce qui avait trait au temporel, et spécialement à ce qu'on appelait les franchises nationales,—indépendance d'autant plus irréductible qu'elle prenait son point d'appui sur le droit divin des rois. Poussée à ses limites extrêmes, cette doctrine pouvait mener jusqu'au schisme, ce qui avait failli advenir, au siècle précédent, par le fait d'Achille Ier de Harlay. Son rôle, à l'encontre du parti ultramontain, ne se borna pas, en effet, à faire condamner les théories du père Mariana et le livre de Bellarmin sur le pouvoir des papes. Il forma, dans la période qui précéda l'abjuration d'Henri IV, le projet de secouer le joug de Rome en instituant un patriarche français: une révolution qui eût fait de Paris «une nouvelle Genève» et bouleversé le monde catholique[116]... Achille III eût sûrement reculé devant une mesure aussi radicale; mais il n'en partageait pas moins les convictions de ses ancêtres, et souvent ses scrupules de gallican imposaient silence à son ambition. Certaine conversation qu'il eut avec Louis XIV est restée célèbre. Comme il soumettait à l'examen du roi un bref qui lui semblait attentatoire aux libertés de l'église nationale, Sa Majesté insinua qu'on ne pouvait avoir trop d'égards pour la personne du Saint-Père:

[116] Ce projet fut sérieusement discuté. Il recueillit l'adhésion de deux princes de l'Église, l'archevêque de Bourges et le cardinal de Lenoncourt. Histoire du Parlement, par Voltaire, chap. XXXIV.

—Oui, Sire, répliqua Harlay. Il faut lui baiser les pieds et lui lier les mains[117].

[117] Il s'agissait du bref par lequel Clément IX avait condamné in globo la consultation du cas de conscience en faveur des jansénistes.

Cette façon d'apprécier les rapports de la cour de France avec le Vatican n'avait pas déplu, pendant la première moitié du règne. Elle parut choquante et «fut tournée à poison» lorsque, dominé par son entourage acquis lui-même à la politique de la Compagnie de Jésus, Louis XIV modifia sa manière de voir. Dévot, nul doute que Harlay ne le fût; mais, pour rigide qu'elle pût être, sa dévotion était celle de presque toute la robe, c'est-à-dire qu'elle frisait le jansénisme. N'avait-il pas été l'élève, n'était-il pas resté l'ami du vertueux Hamon, celui-là même que Sainte-Beuve range parmi les grands spirituels du dix-septième siècle, et dont la tendre piété édifia si longtemps la petite phalange de Port-Royal[118]? N'entretenait-il pas encore des relations secrètes avec certains solitaires? Ne comptait-il pas enfin, dans sa parenté la plus proche, l'ancien archevêque de Paris, lequel, en grande faveur au moment de la déclaration de 1682, était devenu la bête noire de Mme de Maintenon[119]! Or, de jansénisme, on ne voulait plus, à la Cour, entendre parler. C'était la pire des tares, c'était «le crime le plus irrémissible et certainement exclusif de tout[120]». Mieux valait passer pour un franc libertin que d'être soupçonné de bienveillance à son égard. Louis XIV n'hésitait pas entre les deux états d'esprit. Le duc d'Orléans, avant son départ pour l'Espagne, étant allé prendre congé de lui, indiqua que, parmi les gentilshommes attachés à sa suite, se trouvait M. de Fontpertuis:

[118] Port-Royal, par Sainte-Beuve, t. IV, p. 289.

[119] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 277.

[120] Ibid., t. VIII, p. VI.

«—Comment! mon neveu, reprit le roi avec émotion, le fils de cette folle qui a couru M. Arnauld partout! Un janséniste! je ne veux point de cela avec vous.

—Ma foi, Sire, lui répondit M. d'Orléans, je ne sais point ce qu'a fait la mère; mais, pour le fils, être janséniste!... Il ne croit pas en Dieu.

—Est-il possible, reprit le roi, et m'en assurez-vous? Si cela est, il n'y a point de mal; vous pouvez le mener[121]

[121] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 135. Voir également (t. III, p. 414) le récit relatif à la visite du chirurgien Maréchal à Port-Royal-des-Champs.

C'étaient, chaque jour, des manifestations de même nature, se traduisant par des actes non moins caractéristiques[122]... Quel merveilleux moyen, pour perdre le serviteur dans l'esprit du maître, que cet antagonisme en matière religieuse! Quel puissant appui les ducs n'allaient-ils pas trouver auprès du cénacle dans l'intimité duquel se réfugiaient les scrupules séniles du roi! Celui-ci n'avait plus cette volonté tenace devant laquelle tout cédait. Certaines personnes, affectionnées d'une façon plus spéciale, le dirigeaient sans peine, à condition de ne le point heurter de face et d'attendre qu'un travail patient et assidu eût porté ses fruits. Les voies furent ainsi préparées et, quand sonna l'heure décisive, la meute entière donna à pleine voix. M. de La Rochefoucauld, qui avait eu, de tout temps, l'oreille de Sa Majesté, intervint au dernier moment et porta de si furieux coups «d'estramaçon» qu'il obtint gain de cause. C'est Pontchartrain qui fut choisi: Harlay, courbé sous l'affront, put se convaincre de la fragilité des ambitions humaines, même lorsqu'elles reposent sur la parole du plus grand des rois. On ne lui épargna, du reste, aucune avanie. Saint-Simon clôture, en effet, le bulletin de la journée par cette note suggestive: «Aucun de nous ne se cacha de lui nuire en tout ce qu'il put, et tous se piquèrent de faire éclater leur joie lorsqu'ils le virent frustré de cette grande place. Le dépit qu'il en conçut fut extrême et si public qu'il en devint encore plus absolument intraitable et qu'il s'écrioit souvent, avec une amertume qu'il ne pouvoit contenir, qu'on le laisseroit mourir dans la poussière du Palais[123].»—Ailleurs, les Mémoires diront plus franchement «qu'il en creva de rage[124]».

[122] L'une des plus remarquables avait été la substitution, pour les représentations de Saint-Cyr, de la tragédie de Jephté, de l'abbé Boyer, un poète de cinquième ordre, à l'Athalie, de Racine, frappé d'ostracisme, parce que réputé janséniste. Voir, à ce sujet, un article de M. Gazier, dans la Revue hebdomadaire du 18 janvier 1908.

[123] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 219.

[124] Ibid., t. X, p. 224.

La vérité est que, vers cette époque, peut-être à la suite des assauts dont il venait d'être l'objet, il fut atteint d'une attaque d'apoplexie pour laquelle on le saigna quatre fois,—accident qui inspira l'épigramme suivante, plus acerbe que spirituelle:

Ne le saignez pas tant: l'émétique est meilleur.
Purgez, purgez, purgez! le mal est dans l'humeur[125].

[125] Correspondance de Mme de Sévigné. Lettre du 9 juillet 1695.

Les ducs étaient-ils pour quelque chose dans cette malicieuse publication? Rien ne permet de le dire; mais on peut affirmer qu'ils en firent des gorges chaudes.

C'est au lendemain de cet effort que se termina la première période de l'affaire du bonnet. Chacun, en effet, se rendait compte qu'il n'y avait rien à faire: d'autant mieux qu'il venait de se produire un événement qui éloignait de plus en plus la réalisation de toute espérance. Par sa déclaration du 5 mai 1694, portant reconnaissance des légitimés, Louis XIV avait décidé que ceux-ci, le duc du Maine et le comte de Toulouse, occuperaient au Parlement «un rang intermédiaire» entre les ducs et les princes du sang, avec cette précision qu'en prenant leur avis le Premier Président ne ferait qu'une demi-révérence, mais se découvrirait[126]. Cette attribution du droit au salut, destiné à établir la supériorité des bâtards sur les ducs, condamnait implicitement les prétentions de ces derniers. C'est ainsi, du reste, qu'en jugea M. du Maine. Dès qu'il fut en âge de prendre parti dans la querelle, il se prononça nettement contre les ducs, afin d'empêcher que, traités comme lui, ils ne parussent ses égaux... C'était, tant que la situation des jeunes princes ne serait pas modifiée, un obstacle insurmontable: les pairs se le tinrent pour dit.

[126] On avait pensé à mettre les légitimés au même rang que les princes du sang, mais Harlay «fit entendre à M. du Maine qu'il ne feroit jamais rien de solide qu'en mettant les princes du sang hors d'intérêt et en leur en donnant un de soutenir ce qui seroit fait en sa faveur; que, pour cela, il falloit toujours laisser une différence entière entre les distinctions que le Parlement faisoit aux princes du sang et celles qu'on lui accorderoit au-dessus des pairs, et de former ainsi un rang intermédiaire». Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 165.

Il se produisit bien encore quelques tentatives de rébellion; mais elles ne parvinrent pas à triompher du découragement général. Deux d'entre elles émanaient de Saint-Simon qui, au lendemain du jour où il eut prêté serment, jugea opportun de se précipiter dans la lice... Oh! la robe n'aurait pas facilement raison de lui! Il le fit bien voir.

Sa première manifestation visa les fameuses guérites. Les présidents n'ayant pas eu l'audace de s'en servir en présence du duc de Berry et du duc d'Orléans, il n'admit pas qu'à son égard il pût en être d'autre sorte. C'est pourquoi il alla s'asseoir à la place réservée aux pairs ecclésiastiques, juste derrière les «mécaniques», et, prenant prétexte de ce qu'elles lui cachaient la vue, envoya un émissaire pour les faire baisser. Aussitôt les ficelles furent mises en mouvement, les anneaux glissèrent sur les tringles, les guérites s'évanouirent et le jeune néophyte apparut aux regards de tous dans l'auréole de sa dignité nouvelle!

Son second exploit ne fut pas moins glorieux. De nombreuses réceptions s'étant produites, peu après la sienne, il constata, à l'une d'elles, que, pour trois bancs de pairs, il y avait quatre conseillers-gardiens, c'est-à-dire un de trop. Il fit remarquer «la nouveauté» à ses voisins, qui n'avaient rien aperçu, puis, d'un geste impérieux, la signala au Premier Président. Le moment était solennel. «L'œil de vrille», dont la nature l'avait pourvu, se mesura avec «l'œil de vautour» de Harlay. Ce fut l'œil de vautour qui capitula. Sur un signe rapide, le conseiller usurpateur abandonna le banc où il n'avait que faire et, la mine piteuse, regagna sa place. «Depuis, s'écrie triomphalement le vengeur des ducs, ils n'ont plus hasardé celle-ci[127]»!

[127] Mémoires, t. X, p. 431.—Saint-Simon reporte cet incident à la date de 1700. Il oublie qu'il ne fut reçu au Parlement qu'en 1702.

Poudre perdue! Ces brillantes escarmouches n'eurent pas la bonne fortune de secouer la torpeur des pairs. L'indiscipline, d'ailleurs, régnait parmi eux et chacun tirait de son côté. MM. d'Elbeuf et de Ventadour ne voulaient entendre parler de rien. Le maréchal de Luxembourg, ravi de la tournure de son procès, ne cessait de faire l'éloge du Premier Président. Brissac, obscur et ruiné, ne quittait plus la mauvaise compagnie. Bouillon, assagi par l'histoire du faux cartulaire de Brioude, n'était pas d'humeur à se lancer dans de nouvelles entreprises. La Force, las des exils, prison, enlèvement de ses enfants et mortifications diverses qu'on lui avait fait subir pour le ramener à la foi catholique, se terrait dans ses domaines du Périgord. Lesdiguières sortait à peine de pages. Rohan avait toujours, quand sa présence était utile, quelque étang à pêcher. Tresmes et La Rochefoucauld aimaient mieux perdre leur temps en querelles futiles que de le consacrer à la grande affaire du bonnet[128]...

[128] Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 49.

Ainsi s'acheva cette première période qui, malgré l'agitation profonde à laquelle elle donna lieu, ne peut offrir qu'une faible idée de la seconde, si riche en développements pittoresques, en fantaisies inattendues et en complications théâtrales. C'est qu'il lui manqua cet acteur incomparable, animé du feu sacré et brûlant les planches, que fut Saint-Simon. Son apparition, en effet, ne se produisit qu'à la dernière heure, alors que les troupes, en tête desquelles il aspirait à mener le bon combat, étaient en pleine débandade. Son rôle, dans cette première phase, fut donc le rôle d'un chroniqueur, non celui d'un témoin. Constatation bien faite pour surprendre... En l'entendant exposer, avec cette intensité de vie, les scènes que nous venons de passer en revue, on a peine à croire qu'il ne les ait pas vécues lui-même. Telle est cependant la vérité, au moins pour tout ce qui touche Novion. Lorsque celui-ci quitta le Palais, Saint-Simon avait à peine quatorze ans et ne le connaissait même pas de vue.

Seul, d'ailleurs, pendant que chacun déposait les armes, le nouveau venu persistait à rester sur la brèche. Convaincu que la plume est souvent aussi meurtrière que l'épée, et que les plus rudes coups ne sont pas toujours ceux qu'on porte à visage découvert, il travaillait pour l'avenir dont il espérait une revanche. Retiré dans cet arrière-cabinet, que ses familiers appelaient sa boutique, où se trouvaient réunis déjà d'innombrables matériaux, il préparait, en vue du journal auquel il consacra sa vieillesse, un récit de la querelle du bonnet, arrangé à sa façon, et gravait à l'eau-forte, sans grand souci d'ailleurs de l'exactitude, le portrait de ses adversaires... On se souvient: «Ces hommes si corrompus et de genres de corruptions si divers,... quoique tous corrompus au dernier excès»!—Nous savons que chacun d'eux aura son compte!—Après avoir accommodé Novion de la manière qu'on a pu voir, il composait, «à huis-clos et le verrou tiré», le dossier de Harlay, y classait avec méthode une liasse énorme de fiches griffonnées au cours des luttes dont nous venons de recueillir l'écho, et dressait contre lui le plus âpre des réquisitoires.


VII

Appréciation de Saint-Simon sur Harlay, démentie par les documents de l'époque.—Le dépôt de Ruvigny.—L'arlequin Dominique.—L'affaire de Fargues.

Nous ne croyons pas qu'il existe d'œuvre historique où un personnage,—quels qu'aient pu être ses forfaits,—subisse une avalanche d'injures comparables à celles dont Achille III de Harlay, pour avoir soutenu les prétentions de la robe, est accablé dans les écrits de Saint-Simon. A celles que nous avons relevées, il faut en joindre bien d'autres, et de quelle nature!... Harlay est «le cynique» par excellence, «insolent et entreprenant par audace, bas et rampant,—comme on l'a déjà dit,—devant ses besoins», doué de talents merveilleux qu'il réserve au service «du crime». Cruel mari, père barbare, père tyran, ami uniquement de soi-même, c'est une façon de monstre «sans honneur effectif, sans mœurs dans le secret, sans probité qu'extérieure, sans humanité même, en un mot un hypocrite, sans foi, sans loi, sans Dieu, sans âme[129].»... On se figure que c'est fini! Mais à la page suivante, les diatribes recommencent, accompagnées de malédictions: vil courtisan, pharisien, bouffon, juge prévaricateur, dépositaire infidèle, parjure... Le vocabulaire est inépuisable: on en ferait un volume, comme des fameuses reparties.

[129] Annotations au journal de Dangeau, t. XI, p. 339.

Nous l'avons déclaré: Harlay n'eut pas la bonne fortune de naître sans défaut. Nous savons que «c'étoit un homme à sarcasmes» et, si l'on en juge par ses rapports avec Novion, un neveu dépourvu d'égards. Ajouterons-nous, en tenant pour authentique une anecdote assez répandue, qu'il lui arriva de manquer de galanterie vis-à-vis de celle qui lui avait fait l'honneur de le choisir pour époux[130]? Ses travaux pouvaient ne pas rendre toujours son commerce fort agréable. Mais de là à conclure que ce fut «un bourreau domestique», il y a loin. Le silence gardé à ce sujet par les contemporains est un sûr garant de l'inexactitude ou du grossissement démesuré de cet ordre d'accusations.

[130] «Elle lui dit un jour qu'elle voudroit être un livre, parce qu'elle en seroit plus souvent avec lui.—Et moi aussi, répondit-il gravement, je le voudrois, car on en change souvent.» Note de Saint-Simon au Journal de Dangeau, t. XI, p. 340. Cette note est aussi reproduite dans les Souvenirs du président Bouhier.

Mais si les renseignements font défaut sur sa vie intime, ils foisonnent, en revanche, sur sa vie publique. Là, il n'y a aucune réserve à faire. On peut tenir pour certain que Harlay fut un très galant homme,—«un génie élevé et d'une grande intégrité», dit l'abbé Legendre[131], un magistrat illustre entre tous, «le fléau de l'injustice et de la chicane», assure l'auteur des Causes célèbres[132].

[131] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 31.

[132] Causes célèbres et intéressantes, Paris, 1752, t. IX, p. 676.

Mme de Sévigné, qui eut l'avantage de le bien connaître, en parle avec enthousiasme. «Une belle action du procureur général! écrit-elle, le 13 octobre 1675. Il avoit une terre, de la maison de Bellièvre, qu'on lui avoit fort bien donnée[133]. Il l'a remise dans la masse des biens des créanciers, disant qu'il ne sauroit aimer ce présent quand il songe qu'il fait tort aux créanciers qui ont donné leur argent de bonne foi. Cela est héroïque[134].»—Lorsque Harlay est appelé à la Première Présidence, la joie de la spirituelle marquise déborde. C'est une belle âme! s'écrie-t-elle,—«un peu difficultueuse», ajoutera-t-elle ailleurs. Elle ne cesse d'admirer les mesures prises par le nouveau dignitaire pour assurer le bon ordre dans son entourage: doublement du salaire de ses domestiques, afin de les soustraire à toute tentation; doublement aussi des gages de son secrétaire, auquel il donne, en outre, deux mille écus «d'entrée de jeu».

[133] La mère de Harlay était une Bellièvre. La famille de Bellièvre, à cette époque, tomba en déconfiture.

[134] On trouvera, dans les Mémoires du marquis de Sourches (t. III, p. 470), un autre exemple non moins remarquable du désintéressement de Harlay.

Et voilà qu'au cours de cette instructive correspondance, apparaît un détail intéressant ce foyer familial qu'on nous a dit si troublé. Mme de Mouci, une prétendue victime, s'inquiète du surcroît de dépenses que va occasionner au barbare qu'est son frère la grande fonction dont il est investi. Sa tendresse se traduit par le don de douze mille livres de vaisselle et d'une tapisserie représentant la décollation de saint Jean «valant bien deux mille pistoles». Et Mme de Sévigné de reprendre sur le mode lyrique: «Franchement, ma fille, voilà ce que j'envie, voilà ce qui me touche fort au cœur de voir des âmes de cette trempe... Je mandois aussi à Mme de Mouci qu'il falloit écrire au roi, au Parlement, à la France pour se réjouir de voir un tel homme dans une telle place[135]

[135] Lettre du 9 octobre 1689.

Cette attestation si décisive est corroborée par celle, non moins précieuse, de l'abbé de Rancé, le célèbre réformateur de la Trappe[136], au témoignage duquel nous ajouterons ceux de Colbert, de Catinat, de Condé, de Louis XIV lui-même, qui, tous, tenaient le Premier Président en rare estime, si l'on en juge du moins par les lettres qu'ils lui adressaient[137].

[136] Correspondance administrative sous Louis XIV, t. II, p. 263.

[137] Pour plus amples détails on peut se reporter à Saint-Simon envisagé comme historien de Louis XIV, par Chéruel, p. 607 et suiv.

Ces choses-là, et beaucoup d'autres, Saint-Simon ne peut les ignorer: elles étaient de notoriété publique. Aussi bien ne les nie-t-il pas. A quoi bon! Il a son explication toute prête.—Ces belles paroles, affirme-t-il, ces beaux sentiments auxquels vous vous laissez prendre: affectation dolosive d'honnêteté, désintéressement hypocrite, sacrifices calculés pour mieux tromper son monde!... Inutile d'insister: on n'obtiendrait rien de plus de cet esprit buté, réfractaire à tout ce qui contrarie «les chimères» créées par son imagination.

Faut-il, d'autre part,—comme il le répète à satiété, en formules de plus en plus violentes,—voir en Harlay un vil courtisan, «esclave de la faveur et du crime»?—Courtisan, peut-être, comme chacun l'était à cette époque, mais sans accompagnement d'épithètes flétrissantes. Sans doute possédait-il, en même temps que les facultés maîtresses du diplomate, certaine aptitude à saisir les occasions et à en tirer avantage. Mais cette dextérité n'allait pas sans une véritable indépendance. Ce n'est point un flatteur de profession qui eût, contre l'avis du roi, soutenu la nécessité de lier les mains au pape. Il fallait aussi quelque courage pour parler comme il le fit, du haut de son siège, en 1707. L'heure était tristement critique. Mis à sec par des exigences d'ordre privé qui se joignaient aux charges de la guerre, le Trésor ne pouvait suffire aux dépenses. Chaque année voyait surgir des taxes nouvelles, de ruineuses spéculations sur les monnaies, des emprunts forcés sur les officiers de robe et autres moyens vexatoires de se procurer des ressources. Quoi qu'il pensât de ces procédés, le Parlement enregistrait en silence. Un jour, cependant, Harlay crut devoir s'en expliquer. Sachant, mieux que personne, l'inutilité de la résistance, il n'eut garde de pousser ses collègues dans cette voie; mais il protesta contre les mesures fiscales imposées à leur ratification, et cela avec une mâle éloquence et une liberté de langage dont, depuis longtemps, le Palais avait perdu le souvenir... Une témérité qui, vingt ans plus tôt, aurait été châtiée avec rigueur et qui, du reste, assurent les Mémoires, lui valut l'humiliation de recevoir son congé[138].

[138] «Peu après, on commença à se dire à l'oreille que ce cynique ne demeureroit pas longtemps en place. Il dura pourtant encore quatre mois; mais, à la fin, il fallut céder, pour sortir par la belle porte, en faisant semblant de vouloir se retirer.» Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 164. Rien ne nous paraît moins certain que cette prétendue disgrâce. Il importe cependant de constater que la munificence royale fut moins prodigue à l'égard de Harlay qu'elle ne l'avait été vis-à-vis de Novion.

Mais cet esprit de noble indépendance, Harlay se serait bien gardé d'en faire usage, lorsqu'il s'agit d'attribuer aux fils adultérins de Mme de Montespan un état civil qui, au mépris des ordonnances, les introduisait au sein de la famille royale!... Nous inclinons à penser que, suivant son habitude, l'auteur des Mémoires exagère le rôle joué dans ce débat par «le cynique». L'intervention de celui-ci fut-elle aussi spontanée que l'affirme son détracteur? On pourrait en douter en voyant avec quelle sérénité Louis XIV lui faussa parole pour la charge de chancelier[139]. Sa docilité, d'ailleurs, n'est pas niable. Répréhensible, assurément, si on ne l'envisage qu'au point de vue moral, elle l'est beaucoup moins si l'on tient compte des ambiances. Vivant dans un milieu où on ne rencontre pas une figure qui n'eût subi comme une empreinte de domesticité, Harlay reçut un ordre. Il eut la faiblesse,—que n'aurait sans doute pas eue Michel de L'Hospital,—de ne point formuler de protestations. Sa faute, il faut le dire, fut partagée par tous les hauts dignitaires de l'État. La requête présentée en son nom reçut du Parlement, présidé alors par Guillaume de Lamoignon, un respectueux accueil. Et lorsque, plus tard, il s'agit d'attribuer à M. du Maine ce fameux rang intermédiaire qui provoqua tant de murmures, tous les pairs, tant laïcs qu'ecclésiastiques,—sauf deux,—rehaussèrent par leur présence, par leur vote et par leurs acclamations, l'éclat de la cérémonie[140]. Quant à Saint-Simon, s'il n'y assista point, c'est qu'il n'avait pas encore prêté serment... Dieu merci! s'écrie-t-il, démontrant par cette parole même qu'il n'eût, pas plus que ses collègues, fait preuve d'indépendance... Il ne faudrait pas, d'ailleurs, se laisser prendre à ses transports d'indignation. Ce qui le scandalisait, lui et son entourage, dans la fortune des légitimés, ce n'était ni l'atteinte à la morale et au respect de la famille, ni la violation des lois civiles et religieuses, c'était la création d'une nouvelle catégorie de privilégiés ayant sur les ducs un droit de préséance. Ces privilégiés eussent été placés à la suite des ducs, au lieu de se trouver devant, tout aurait paru pour le mieux et les applaudissements de Saint-Simon auraient éclaté.

[139] M. Louis Vian, dans son ouvrage sur les Lamoignon, émet l'avis que c'est Colbert qui suggéra à Louis XIV l'idée de «la légitimation».

[140] Mémoires de l'abbé Legendre, p. 330.

Mais voici la pièce de résistance de ce long réquisitoire: Harlay, parjure à la foi jurée et délateur odieux, se serait «couvert d'infamie» en abusant d'un dépôt confié à son honneur par un gentilhomme huguenot, du nom de Ruvigny...

Ruvigny était, depuis longtemps, le député de sa religion à la Cour. En 1685, lors de la révocation de l'édit de Nantes, le roi, qui professait pour lui quelque estime, lui laissa la libre disposition de ses biens et, de plus, l'autorisa à rester à Paris. Ruvigny refusa cette dernière faveur et, avant de passer en Angleterre, où il ne tarda pas à mourir, remit à Harlay une cassette contenant deux cent mille livres, «restant des fonds de l'agence des Églises réformées[141].» Cependant son fils, qui avait pris du service dans l'armée du prince d'Orange, et était devenu comte de Galloway, se signalait par son hostilité à l'égard de la France. Louis XIV lui fit adresser des représentations et, comme il n'en tenait aucun compte, confisqua tous ses biens, y compris la fameuse cassette dont le contenu, destiné à l'entretien d'un culte aboli, fut versé au Trésor public.

[141] Indication fournie par le Père Léonard. Archives nationales, MM. 825, fol. 82.

Telles sont, dans leur matérialité, les circonstances de cette affaire.—Que devient-elle sous la plume de Saint-Simon?

Le brillant chroniqueur en parle, pour la première fois, dans une note au Journal de Dangeau. Deux lignes seulement: «Harlay, intime ami de Ruvigny, ne se «lava jamais d'avoir révélé au roi le dépôt qu'il lui avoit confié, ni moins encore d'en avoir profité en partie[142]».—Voilà la glose initiale. Mais lorsqu'il a l'heureuse fortune de mettre la main sur un méfait imputable à Messieurs du bonnet, Saint-Simon n'est pas homme à lâcher prise. Il revient donc sur celui-ci, longtemps plus tard, dans ses Mémoires, et alors, comme toujours, se livre à ses pratiques d'amplification. Harlay ne se borne plus, comme jadis, à profiter d'une partie de la somme; maintenant c'est la totalité du dépôt que «cet hypocrite de justice, de désintéressement et de rigorisme n'a pas honte de s'approprier». Là, d'ailleurs, ne se limite pas le profit qu'il retire de son zèle. Louis XIV, en effet, trouvant la récompense insuffisante, le gratifie d'une pension de vingt mille livres, «qui est celle des ministres», et, en outre, donne à son fils[143], «lequel se déshonoroit tous les jours dans la charge d'avocat général, la place de conseiller d'État vacante par la mort de Pussort».—Et le farouche justicier de conclure par cet apophtegme vengeur: «Ainsi les forfaits sont récompensés en ce monde![144]

[142] Annotations au journal de Dangeau, t. VI, p. 59.

[143] Achille IV de Harlay.—Celui-ci était également un cynique, mais «un autre genre de cynique épicurien». Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 165.

[144] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 397.

Heureusement, Dangeau est là pour rétablir la vérité. «Le roi, indique-t-il, étoit dans la confidence de ce dépôt là, dès que milord Galloway et M. de Ruvigny sortirent de France. Et tandis qu'il a été seul à le savoir, il n'a pas voulu faire saisir le bien pour ne pas abuser du secret. Mais, ayant été averti par beaucoup d'autres endroits et, en dernier lieu, par M. de Barbezieux, il a cru devoir confisquer le bien de ses sujets dont il a grande raison de se plaindre[145]...» Pas un mot, pas une allusion qui soient de nature à incriminer la délicatesse de Harlay. Saint-Simon ignore-t-il cette déclaration si différente de la sienne? Il l'ignore si peu qu'il la fait suivre d'un commentaire,—celui-là même qui constitue sa première version, rapportée plus haut... Mais de Dangeau il n'a cure, bien qu'il connaisse l'exactitude de ses renseignements. Il a un plan bien arrêté et n'en démordra pas. Et, désormais, dans le système qu'il édifie, tout va rouler sur ces deux faits qu'à une époque voisine de la confiscation, Harlay fils fut nommé conseiller d'État et que Harlay père reçut une pension de vingt mille livres. Faits exacts, qu'on le remarque; mais travestis, et de quelle façon! On va s'en rendre compte.

[145] Journal de Dangeau, t. VI, p. 58. Le dépôt avait été effectué en 1685 et la saisie eut lieu en 1687. La somme resta donc deux ans entre les mains de Harlay.

Il est certain que Harlay fils fut, à cette époque, nommé conseiller d'État; mais il n'est pas vrai qu'il l'ait été «en remplacement de Pussort». Pussort, conseiller d'État ordinaire, fut remplacé par Basville, conseiller d'État semestre, lequel eut Harlay fils comme successeur. Ce dernier n'était donc appelé qu'à la charge de conseiller semestre et, en cette qualité, devait recevoir mille écus d'appointements, au lieu des dix mille livres que touchaient les conseillers ordinaires[146]. Distinction essentielle que Dangeau a bien soin de faire[147], mais que néglige Saint-Simon. Il importait, en effet, au succès de sa thèse que Harlay fils parût avoir été l'objet d'une faveur considérable, alors que, en réalité, quittant une place très en vue, il en recevait une autre moins décorative: à peine un équivalent.

[146] Les conseillers ordinaires étaient au nombre de huit, les conseillers semestres au nombre de dix. Il y avait aussi treize conseillers quatrimestres qui recevaient deux mille livres de gages.

[147] Journal de Dangeau, t. VI, p. 75.

Même supercherie en ce qui touche Harlay père. «J'appris, écrit Dangeau le 8 février 1697, que le roi avoit donné, le mois passé, une gratification de vingt mille livres à M. le Premier Président, et l'on croit que cette gratification deviendra pension. D'autant mieux que la pension de vingt mille livres, que le roi donne aux ministres, ne s'appelle que gratification[148].» On peut discuter sur les termes: gratification ou pension. Mais ce qui est hors de doute, c'est qu'il n'y eut pas tout à la fois gratification et pension, pas plus qu'il n'y eut prélèvement sur les fonds de la cassette. Or Saint-Simon, qui s'est manifestement inspiré de Dangeau[149], trouvant que le cumul de la pension de vingt mille livres et de la gratification, représentée par l'attribution «du bien confisqué[150]», renforce son accusation de félonie, n'hésite pas, comme on vient de le voir, à déclarer, ou du moins à laisser comprendre, que Harlay a reçu les deux... En réalité, c'est une pension qui a été allouée: la pension qui, de tradition constante depuis la seconde moitié du dix-septième siècle jusqu'à la fin de l'ancien régime, fut affectée au chef de la Compagnie judiciaire. Et si une chose peut surprendre, c'est que Harlay, en fonctions depuis huit ans, ne l'eût point encore reçue.

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