L'affaire du bonnet et les Mémoires de Saint-Simon
[308] Collection de Gilbert de Lisle, lequel fait, à l'occasion de ce repas, l'observation suivante: «Je marque cecy par rapport à M. le duc de Saint-Simon pour son raccommodement avec M. le Premier Président qui fera ensuite celuy du Parlement avec luy, suivant toutes les apparences, après avoir été brouillés ensemble, ainsi qu'un grand nombre de Messieurs les pairs depuis la mort du feu roy.» Le chroniqueur termine par ces paroles qui révèlent les sentiments du milieu auquel il appartenait: «C'est luy (M. de Saint-Simon), avec M. l'archevêque de Reims, et encore plus le duc de La Force, qui s'est avily a estre comme premier commis du malheureux Law, qui ont été les auteurs de s'être tous brouillés avec le Parlement, au lieu d'être unis comme ils le devoient faire... Cela auroit pu éviter beaucoup de maux et la ruine du peuple qui ne s'en relèvera jamais.»
[309] Sœur de M. de Lorges.
[310] Sœur du Premier Président.
[311] M. Chéruel, faisant état des Mémoires de Villars, s'explique, à ce sujet, dans les termes suivants: «Ce qu'il (Saint-Simon) ne dit pas, c'est qu'il chercha à tirer parti de cette réconciliation pour la question du bonnet qui ne cessait de le tourmenter.»—Saint-Simon considéré comme historien du règne de Louis XIV, p. 115.
Ce qu'il y a de piquant, c'est que les pairs se figurèrent que l'accord allait s'établir. Ils se flattèrent même que, le jour de la réception du duc de Nevers, M. de Mesmes donnerait un gage de son bon vouloir en ôtant son mortier. Ce jour fut attendu, Dieu sait avec quelle impatience! La cérémonie eut lieu à l'heure dite, mais hélas, comme par le passé, le mortier présidentiel demeura immobile sur l'énorme perruque dont il couronnait l'édifice.
Encore une tentative avortée.—Comme elle n'était pas de nature à accroître auprès de la postérité le prestige de son auteur, celui-ci a jugé opportun de n'en point perpétuer le souvenir: on n'en trouve trace ni dans les Mémoires, ni dans les Écrits inédits. C'est au maréchal de Villars que l'histoire est redevable du renseignement[312].
XVI
Les accusations de Saint-Simon contre le Premier Président de Mesmes.—De Mesmes fut-il vénal?—Son rôle pendant l'exil de Pontoise.—Il meurt pauvre.—Son prestige.—Appréciation des contemporains.—A-t-il trempé dans la conspiration de Cellamare?—Invraisemblance de cette accusation.
Saint-Simon se dédommageait de ces déboires en déversant sur son hôte de la veille ses plus ingénieuses diffamations. Au milieu «des horreurs» dont il le déclare convaincu, il l'accuse d'avoir vendu sa Compagnie au Régent et le Régent à sa Compagnie, de les avoir trompés à tour de rôle et de ne s'être prêté au règlement des affaires confiées à ses soins qu'à la dernière extrémité, afin de ne point tarir «la mine d'or» dont l'exploitation, savamment dirigée, constituait le salaire de ses honteuses complaisances.
Ce que nous avons déjà dit de M. de Mesmes permet de pressentir que rien de cela n'est bien sérieux. Des explications n'en sont pas moins nécessaires sur cette imputation de vénalité qui sonne si mal à l'oreille, surtout lorsqu'il s'agit de la magistrature.
Sous l'ancien régime, la remise par le souverain de sommes d'argent à un grand seigneur, à un dignitaire de l'État, à un officier de robe, n'impliquait aucune diminution morale de celui-ci. C'était, au contraire, un témoignage d'estime, en même temps qu'une récompense pour des services rendus. Les chefs du Parlement figuraient, en bonne place, sur la liste des gratifiés. Leurs fonctions étaient si onéreuses et le profit qu'ils en retiraient si exigu que, sans l'appui des libéralités du prince, bien peu eussent pu tenir leur rang. En dehors des pensions,—dont, le plus souvent, les quartiers servaient à payer l'intérêt du brevet de retenue conféré à leur prédécesseur[313],—les Premiers Présidents recevaient des gratifications en numéraire ou en immeubles et des cadeaux à l'occasion de circonstances solennelles, comme le mariage de leurs enfants[314]. C'étaient, parfois, des sommes fort importantes. C'est ainsi que Nicolas de Novion, si généreusement traité au moment de sa retraite, touchait d'un seul coup, l'année même de sa nomination, le joli denier de cent mille écus qui lui valait les félicitations de Bussy-Rabutin[315]. Certains, et des meilleurs, ne craignaient même pas de provoquer les offres:
[313] C'était, comme l'explique Gilbert de Lisle, le cas de M. de Mesmes. Les quartiers de sa pension de 25 000 livres étaient affectés au paiement des arrérages du brevet de retenue établi au profit de son prédécesseur Le Pelletier.
[314] Le marquis de Sourches (t. II, p. 8) rapporte que Mlle de Ribeyre, petite-fille de Nicolas de Novion, reçut, au moment de son contrat, une paire de pendants d'oreilles de huit ou dix mille écus. Il serait facile de multiplier les exemples.
[315] Correspondance de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 284. Novion était, en même temps, gratifié d'un billet de retenue de pareille somme.
—Sire, déclarait un jour Guillaume de Lamoignon, j'ai trois cent mille livres de dettes. Mais mes plus rudes créanciers, ce sont mon fils et ma fille. Sans les grâces de Votre Majesté, je serais fort en peine de les établir[316]...
[316] Mai 1664.—Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 135.
C'est précisément vers cette époque que des lettres-patentes lui attribuaient la propriété de la terre de Courson confisquée au début du procès de Fargues.
A l'égard de M. de Mesmes, les procédés ne pouvaient être différents. Nul, en effet, n'avait plus besoin de la manne royale et, à vrai dire, n'y avait plus de droits. Pénétré de l'importance de sa charge, il lui avait, au grand profit de son autorité, imprimé un lustre jusqu'alors inconnu. En contact quotidien avec les vétérans de la Grand'Chambre, les Premiers Présidents n'entretenaient que peu de rapports avec l'élément jeune,—Enquêtes et Requêtes,—dont la turbulence faisait le désespoir des chanceliers. De Mesmes s'appliqua à attirer chez lui, par l'éclat de ses réceptions, ces redoutables frondeurs et à les retenir par la séduction de son esprit. A ce jeu, sa bourse s'épuisa rapidement; mais l'influence présidentielle s'accrut si bien qu'il ne tarda pas à devenir l'arbitre de toute la Compagnie.
Pour un pouvoir débile, attaqué de toutes parts, et contraint de faire face à des difficultés multiples, c'était une fortune inespérée que cette influence du représentant de la Couronne sur le corps, réputé ingouvernable, dont il était chargé de diriger les débats. La laisser s'amoindrir, en refusant un concours pécuniaire qu'aux heures de sa toute-puissance le grand roi ne marchandait pas, c'eût été une lourde faute. Philippe d'Orléans n'eut garde de la commettre. De Mesmes accepta les subsides qu'on lui offrait, comme un homme qui, recevant son dû, ne se tient pas pour obligé. Non content, d'ailleurs, de parer aux exigences d'une représentation très onéreuse, il employait aussi les largesses du Trésor à effectuer au Palais des travaux importants, notamment à rétablir dans leur ancienne splendeur les lambris de la Grand'Chambre. Mais l'intervention opportune du Régent à son égard se manifesta surtout durant cet exil de Pontoise, qui se produisit dans les conditions économiques toutes particulières révélées par la relation de Gilbert de Lisle. La déroute du système de Law avait ruiné Paris, et bon nombre de magistrats, réduits «à la charité», n'étaient pas en état de pourvoir à la plus petite dépense[317]. Ceux même qui possédaient de quoi se suffire ne trouvaient, dans l'ancienne capitale du Vexin, envahie par la multitude des gens vivant du Palais, aucune des ressources nécessaires pour un établissement, si modeste fût-il. La plupart de ces Messieurs, logés dans de misérables chambres d'auberge, où l'on couchait à cinq ou six, plusieurs dans le même lit, n'avaient la possibilité ni de se livrer au travail, ni de faire bouillir un pot-au-feu. De Mesmes apparut à tous comme un Dieu sauveur. Mis en possession de la demeure princière des Bouillon, l'abbaye de Saint-Martin, il s'installa avec cette magnificence, non exempte d'ostentation, dont il avait le secret. Il établit deux tables en permanence: l'une, destinée au personnel subalterne, que présidaient ses secrétaires: l'autre, de quarante à cinquante couverts, dont, en personne, il faisait les honneurs à ses collègues. Telle était sa profusion, que ceux qui préféraient vivre chez eux pouvaient envoyer prendre des provisions de tous genres. Le dîner de rentrée du 11 novembre coûta à lui seul vingt mille livres... C'est le Régent qui payait...
[317] Relation de Gilbert de Lisle.
Le Premier Président ne lui avait pas, en effet, dissimulé les dangers de son coup de force, le mécontentement qui régnait au sein d'un corps où il suffisait d'une imprudence pour faire surgir quelque Broussel, les sympathies que ce corps recueillait auprès des grandes Compagnies du royaume, son extrême popularité, tant en province qu'à Paris. Avec sa mobilité habituelle, le duc d'Orléans, en vue de parer aux périls d'une décision regrettée peut-être aussitôt que prise, avait ouvert les caisses de l'État à ceux des exilés qui, ayant pu se créer un intérieur décent, étaient en situation «d'adopter des orphelins». Le procureur général Joly de Fleury toucha, de ce chef, cent mille livres[318]. De Mesmes reçut bien davantage pendant les cinq mois que dura la disgrâce du Parlement. Quatre cent mille livres, assure Saint-Simon. Il faut, croyons-nous, doubler au moins la somme; car ce bourreau d'argent dépensait sans compter, comme s'il se fût agi de son propre fonds. On imagine s'il s'enrichissait à ce métier! Quand il mourra, deux ans plus tard, c'est à peine si, des grands biens recueillis par lui en héritage, il restera de quoi payer ses dettes.
[318] Journal de Barbier, t. I, p. 299.
Telles sont les conditions dans lesquelles se poursuivaient, entre le gouvernement et la Première Présidence, de laborieuses négociations, agrémentées de gros mots d'une part, d'impertinences de l'autre. L'opinion publique les suivait avec passion. De Mesmes cédait-il sur un point? C'était, aux yeux de l'opposition, un homme que ses prodigalités mettaient à la merci de la Couronne[319]. Résistait-il aux exigences du Régent? La Cour aussitôt criait à la trahison. Ce sort peu enviable sera, pendant le cours du dix-huitième siècle, celui de tous les Premiers Présidents lorsque, par suite de conflits incessants, ils se trouveront placés «entre l'enclume de leur compagnie et le marteau du despotisme[320]». Tout, en 1720, ne s'en terminait pas moins,—résultat sans exemple,—à la satisfaction des deux parties. La Constitution (bulle Unigenitus) était enregistrée avec la participation des gallicans les plus rigides; Law, abandonné de ses protecteurs, cherchait son salut dans la fuite; et le Parlement, rappelé à Paris, rentrait en possession des droits dont l'avait privé le lit de justice du 26 août 1718.
[319] Ibid., p. 245.
[320] Mathieu Molé lui-même, durant sa glorieuse magistrature, n'avait pu parvenir à échapper aux suspicions.
C'est, n'en déplaise à Saint-Simon, d'une façon triomphale que s'achèvera l'existence de Jean-Antoine de Mesmes. Mathieu Marais, qui prisait fort ses remontrances, écrit de lui en 1717: «M. le Premier Président s'est comporté avec toute la dignité, la noblesse, l'esprit, l'amour et l'attachement pour sa Compagnie que l'on peut désirer[321].» Barbier, qui ne saurait être suspect, car il accueille avec complaisance les bruits les plus malveillants, dit de son côté: «Cet homme a fini glorieusement sa carrière: il a parfaitement rempli sa charge. L'affaire de Pontoise l'a immortalisé par la grandeur avec laquelle il a vécu. S'il s'entendait avec la Cour, il y a grande apparence: il l'a fait assez adroitement pour être toujours aimé et respecté de sa Compagnie[322].» Cette opinion ne faisait, d'ailleurs, que se fortifier avec le temps. Lorsque, trente ans plus tard, le Président Hénault rédigera ses souvenirs de jeunesse, il tracera de son ancien chef un portrait ému auquel nous avons déjà fait quelques emprunts. Jamais, déclarera-t-il, aucune personne «ne fut plus heureusement formée pour la première place». Il ajoutera que, révéré de ses collègues, M. de Mesmes restera comme le type «du Premier Président qui, n'ayant jamais eu d'exemple, ne sera jamais imité[323].» Le dernier hommage que nous ayons à citer émane d'un membre de la pairie. M. de Luynes écrit, en 1757: «M. de Mesmes, dont le nom sera à jamais illustre par le talent supérieur de gouverner le Parlement presque en maître, faisoit une dépense prodigieuse, et quoiqu'il fût médiocrement instruit, la supériorité de son esprit lui avoit attiré une considération à laquelle il n'est pas facile de parvenir[324].»
[321] Journal de Mathieu Marais, t. I, p. 236.
[322] Journal de Barbier, t. I, p. 298.
[323] Mémoires du président Hénault, p. 398.
[324] Mémoires du duc de Luynes, t. XVI, p. 192.—La seule note discordante que nous ayons trouvée sur la valeur de M. de Mesmes émane de Mme de Staal de Launay. «Le Premier Président, dit-elle, étoit, selon les apparences, tout dévoué à la maison du Maine. Elle en tira peu de secours. C'étoit un grand courtisan et un homme médiocre, d'un esprit et d'une société agréables, faible, timide, rempli de ces défauts qui aident à plaire et empêchent de servir.» De ce jugement il convient de retenir ces mots: Elle en tira peu de secours, et ceci également: rempli de ces défauts qui aident à plaire et empêchent de servir. C'est une présomption de plus à joindre à celles que nous allons énumérer touchant la prétendue participation de M. de Mesmes à la conspiration de Cellamare.
Malgré la protection dont le couvrent ces témoignages, nous ne saurions dissimuler qu'il y avait, au dire des Mémoires, un abominable forfait dans l'existence de ce galant homme. Ce n'était ni la condamnation à mort d'un innocent, comme dans la vie de Lamoignon, ni une félonie compliquée d'abus de dépôt, comme dans celle de Harlay: c'était un crime de haute trahison.—Outrée de la situation faite aux bâtards par le lit de justice de 1718, la duchesse du Maine avait tourné ses regards du côté de Madrid. Sa participation à la conspiration de Cellamare, qui avait pour but de renverser le Régent et de lui substituer Philippe V, n'est pas douteuse. Saint-Simon a jugé opportun de lui donner de Mesmes comme compère... La preuve? Elle résultait d'une lettre écrite de la main même du Premier Président, «par laquelle il répondait du Parlement à l'Espagne et parloit sans ménagements sur la chose et sur les moyens»... De quoi faire pendre dix fois son homme!—Ce conjuré, chez qui l'ingénuité le disputait à l'imprudence, craignait-il, un jour, qu'on eût vent de sa perfidie? On doit le croire, car il sollicitait, par l'entreprise d'une personne nommée Mlle de La Chausseraye, la faveur d'une entrevue secrète avec le Régent. Ayant obtenu satisfaction, il se rendait au Palais-Royal, frappait à une porte dérobée, était introduit, non par les serviteurs de la maison, mais par un valet de Mlle de La Chausseraye, lequel, au dire de Duclos, remplissait auprès de sa maîtresse, en dehors de son emploi officiel, une fonction d'un ordre plus intime[325], et, en présence de cette même La Chausseraye, recevait audience. Aussitôt, de faire étalage de son talent de beau parleur et de formuler des protestations de fidélité; mais le Régent ne tardait pas à lui placer sous les yeux le corps même du délit, c'est-à-dire la fameuse lettre: un véritable coup de théâtre!—Se voyant déjà la corde au cou, le conspirateur se précipitait à terre, embrassait «non pas les jambes, mais les pieds» du prince, implorait son pardon et manifestait la plus belle peur qui se puisse loger dans l'âme d'un robin. Sur quoi Son Altesse Royale, dépêtrée de cette frénésie de contrition, remettait la lettre dans sa poche,—une arme trop précieuse pour qu'il s'en dessaisît!—et s'éloignait sans ajouter mot[326].
[325] Œuvres complètes de Duclos, t. VII, p. 7.
[326] Mémoires de Saint-Simon, t. XVII, p. 4 et suiv.
Voilà la scène rapportée par Saint-Simon. De qui déclare-t-il la tenir? Du procureur général Joly de Fleury, le seul ami qu'il comptât dans la robe. Référence à coup sûr fort respectable. Ce qu'il y a de préoccupant c'est que, lorsque Saint-Simon tient ou dit tenir une anecdote de Joly de Fleury, cette anecdote est bientôt démontrée inexacte[327]. Aussi bien, Joly de Fleury ne savait rien par lui-même: le récit qui lui est prêté, il l'aurait recueilli de la bouche de La Chausseraye... Quel était donc ce personnage féminin, aux mœurs suspectes, que le Régent initiait aux secrets d'État? C'était une façon d'aventurière dont la vie accidentée participe du roman. Issue d'une mésalliance, elle avait longtemps végété «dans l'angoisse, l'obscurité et la misère». Mais, douée d'un esprit «tourné à l'intrigue, aux manèges, à la fortune», elle parvint, grâce à ses merveilleux talents et à son peu de répugnance pour certaines compromissions, à se pousser dans le monde, à capter les bonnes grâces de Madame Palatine, à «apprivoiser les ministres», dont elle obtenait tout, à pénétrer jusqu'au roi, qu'elle amusait de ses saillies et qui la recevait «par les derrières». Entre temps, elle se lançait dans la dévotion et s'érigeait en protectrice du cardinal de Noailles: ce qui ne l'empêchait pas, d'ailleurs, de jouer un jeu d'enfer et de gagner, au système de Law, une vraie fortune. Au demeurant, on ne vit jamais «créature si adroite, si insinuante, si flatteuse sans fadeur, si fine, ni si fausse[328]»... Si fausse! Nous ne le faisons pas dire. Et c'est uniquement sur la foi de cette personne, ainsi jugée par Saint-Simon lui-même, que celui-ci se fait l'écho de l'étonnant récit dont nous venons de reproduire les grandes lignes. De cette soi-disant participation du plus haut magistrat de France aux entreprises de la duchesse du Maine, il ne recueillera, au cours de son existence de chroniqueur aux aguets, ni un mot, ni une rumeur, ni un soupçon. L'ignorance de ses contemporains sera, du reste, non moins absolue, car dans les relations, correspondances, écrits divers de cette époque, de même que dans les pièces relatives au procès, on ne rencontre aucune allusion à ce détail capital d'une affaire qui, pendant plus d'une année, défraya toutes les conversations. Ce sera seulement un demi-siècle plus tard que Paris étonné apprendra la trahison de M. de Mesmes. De quelle manière? Par la publication des œuvres de Marmontel et de Duclos, lesquels, mis en possession des Mémoires encore inédits, y copieront, sans songer seulement à en vérifier l'exactitude, la prétendue accusation de La Chausseraye. Moyennant quoi ces deux historiens-philosophes, dont la naïveté égalait l'absence d'esprit critique, tiraient cette conclusion que de Mesmes «fut convaincu d'avoir trempé dans la conspiration[329]»!
[327] Ainsi en est-il du prétendu empoisonnement de Madame. Voir, à ce sujet, Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par Chéruel, p. 154 et 473 et suiv.
[328] Mémoires de Saint-Simon, t. VII, p. 222 et suiv.
[329] Ce sont les termes mêmes de Marmontel, Histoire de la Régence, p. 347.—La relation de Duclos se trouve dans ses Œuvres complètes, t. VII, p. 7.
L'invraisemblance de pareils commérages n'est-elle pas saisissante? A quelle personne impartiale fera-t-on croire qu'un Premier Président, chaque jour en contact avec le chef de l'État, ait eu besoin, pour arriver jusqu'à lui, du patronage de La Chausseraye? Que celle-ci, évoluant comme chez elle dans l'intimité du Palais-Royal, ait été promue à l'honneur de juge du camp au cours d'un débat qui mettait en jeu les intérêts les plus graves? Qu'un homme, réputé à juste titre comme «le plus délié de son temps[330],» ait, de sa propre main, dressé le programme d'un complot dont la divulgation pouvait entraîner pour lui les plus fâcheuses conséquences? Que le Régent, peu discret de sa nature, n'ait jamais soufflé mot de cette histoire, même à celui qu'il considérait comme son ami, son conseil, son confident intime: nous voulons dire Saint-Simon?
[330] Mémoires du président Hénault.
Saint-Simon! Aucune objection ne le touche, si ce n'est pourtant cette dernière, qui l'atteint dans sa vanité. Aussi éprouve-t-il le besoin d'attester que, si le duc d'Orléans ne s'ouvrit pas à lui, ce ne fut point par manque de confiance, mais parce que Dubois le lui défendit. Pourquoi? Comment? Dans quelles circonstances? Ici les explications deviennent confuses et subtiles[331]. Ce qui, heureusement, ne participe pas de ce caractère sibyllin, ce sont les raisons qui déterminèrent le Régent à ne point exécuter le criminel qu'il venait de prendre la main dans le sac. Il fallait qu'elles fussent bien puissantes, car le prince était déjà si mal disposé à l'égard du Premier Président que, au moment du lit de justice de 1718, il avait pris la résolution «de le chasser»... Chose inouïe! C'est Saint-Simon,—du moins il l'assure,—qui opéra le sauvetage. Non par bonté d'âme, on peut le croire, mais par un raffinement de haine: il importait, déclare-t-il, de laisser au misérable le temps de se compromettre davantage pour mieux l'accabler[332]!... Raisonnement que le Régent trouva si péremptoire, qu'il se décida à suspendre le cours de sa justice. Mais alors, quelles considérations purent bien l'arrêter quand il posséda les preuves de la félonie?
[331] Moins embarrassé que Saint-Simon, tout en n'étant d'ailleurs pas mieux renseigné que lui, Duclos explique l'indulgence de Dubois de la façon suivante: Il y a, dit-il, apparence que si l'abbé Dubois étouffa l'affaire «c'est dans la vue qu'il pouvoit un jour avoir besoin pour lui-même d'un juge corrompu...» Il est difficile de pousser plus loin le champ des conjectures!
[332] Mémoires de Saint-Simon, t. XV, p. 362.
Cette fois-ci, c'est La Chausseraye qui joue, au profit du coupable, le rôle de Providence... Après l'avoir tiré de son évanouissement et replacé sur ses jambes, elle courut après Son Altesse pour lui tenir le langage suivant: «Avec cette pièce en mains, voilà un homme qui ne peut plus qu'être à vous, à pendre et à dépendre, et c'est la meilleure aventure qui vous pût arriver, parce que, désormais, vous en ferez tout ce qu'il vous plaira sans qu'il ose souffler.»
Avis non moins judicieux que pratique. Si, en effet, le duc d'Orléans est nanti d'un document aussi décisif, c'en est fait de M. de Mesmes: on le tient si bien qu'il ne peut plus être qu'un instrument dont la Cour usera et abusera à sa convenance. Cela se trouve d'autant mieux qu'on est à la veille de graves conflits, ceux-là mêmes dont l'exil à Pontoise va,—trois mois après,—constituer le dénouement... Or qu'arrive-t-il? Précisément le contraire de ce qu'on eût été en droit d'attendre si de Mesmes avait eu les mains liées. Jamais il ne fit preuve de plus d'indépendance: indépendance qui, dépassant parfois la mesure, n'épargnait au chef de l'État ni brocards ni plaisanteries; le tout «de la manière la plus indécente et la moins mesurée[333]». Et quand le Régent manifeste son indignation, «le coquin» ne laisse pas que de persister dans son impertinence... Est-ce là le fait d'un homme qu'on vient de représenter plus mort que vif, se roulant à terre de désespoir, prêt à toutes les palinodies pour obtenir sa grâce? Et vit-on jamais criminel, aussi soucieux de vivre, traiter avec une pareille désinvolture un prince qui a en poche tout ce qu'il faut pour le perdre[334]?
[333] Mémoires de Saint-Simon, t. XVII, p. 8.
[334] Les altercations entre eux étaient fréquentes. Buvat, au mois d'avril 1722, en rapporte une qui, si les détails sont exacts, donne une singulière idée du langage du Régent.
Nous n'aurions garde d'insister!—La Chausseraye a-t-elle imaginé le récit reproduit par les Mémoires? S'est-elle bornée à fournir, à titre d'hypothèse, un canevas qu'avec ses ressources infinies Saint-Simon s'est plu à broder? Le nom de l'habile entremetteuse n'est-il venu sous sa plume qu'en vue de se dégager personnellement d'une responsabilité par lui jugée trop lourde?—Ce sont là autant de questions sur lesquelles nous n'avons pas à prendre parti. Ce que nous croyons pouvoir affirmer, c'est que la coopération de M. de Mesmes à la conspiration de Cellamare est, comme les crimes imputés à ses prédécesseurs, une pure invention[335].
[335] C'est aussi la conclusion de Chéruel. Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 154.
XVII
Divisions dans la pairie.—Désertions.—La robe triomphe.—Ambassade de Saint-Simon en Espagne.—Il se démet de la pairie en faveur de son fils.—Mémoire au Régent.—Le Régent ne répond pas.—Fin de l'affaire du bonnet.—Mort du Premier Président de Mesmes (1723).
L'affaire du bonnet touchait à sa fin: «Elle arriva, d'une part, à force d'art, d'intrigues, de souplesse et d'audace; de l'autre, de dépit, de dégoût et de guerre lasse[336]...» La vérité est que les moins clairvoyants commençaient à se rendre compte qu'il n'y avait rien à attendre ni du présent ni de l'avenir. Cette échéance de la majorité du roi, sur laquelle on avait fondé tant d'espérances, ne pouvait elle-même apporter que des déceptions. En restituant au Parlement ses anciennes prérogatives, la monarchie avait aliéné sa liberté. Comment croire que, sans profit aucun, elle commît l'imprudence d'indisposer une compagnie influente, dont le concours lui était indispensable pour l'établissement des édits fiscaux!... A cette conviction d'impuissance se joignait le souvenir cuisant des blessures reçues. Les dernières escarmouches ne démontraient-elles pas l'inégalité d'une lutte où la pairie, discutée dans son origine, ses attributions, ses dignitaires, laissait chaque jour quelque lambeau de son prestige?
[336] Mémoires de Saint-Simon, t. XII, p. 333.
Parmi les partisans d'une paix reconnue nécessaire, figurait le duc de Noailles. Il eut le courage de dire ce que beaucoup osaient à peine s'avouer. Son opinion ne tarda pas à faire des prosélytes: M. de La Rochefoucauld, personnage bizarre et inquiet; M. de Villeroy, dont l'intransigeance n'avait jamais été bien sincère; M. de Sully, «qu'embabouinèrent» les opposants de la noblesse; M. de Richelieu, qui «ne faisoit que poindre»; M. d'Harcourt, impotent de longue date et n'ayant plus «ni tête ni parole...» Ah! M. de Noailles faisait de belle besogne. Aussi quelle avalanche d'outrages! Jadis on l'avait affublé du surnom glorieux de Brutus; maintenant on lui infligeait un sobriquet de traître, puisé dans l'Écriture Sainte. Ce n'était plus Brutus-Noailles, mais Noailles-Achitophel[337]. Les purs prirent enfin le parti de l'expulser des réunions où se maintenaient les dernières résistances... Bien réduit, du reste, sinon quant à la qualité, du moins quant au nombre, le parti des gens «incapables de gauchir»! Il ne comprenait plus, en dehors des ecclésiastiques, tous inébranlables, que MM. de La Force, de Tresmes, de Charost, de Villars, d'Antin, de Chaulnes et,—cela va de soi,—Saint-Simon. «Aucun de ceux-là, déclare-t-il, ne se démentit; aucun ne faiblit. Tous agirent et firent merveilles. C'étoit avec eux que j'étois uni.»
[337] Achitophel était un des conseillers du roi David: il prit parti pour Absalon, au moment de sa révolte.
Union qui ne devait pas être de longue durée. Tout, en effet, conspirait contre elle. L'écroulement du Système de Law et le procès intenté à M. de La Force, pour accaparement de marchandises payées en papier-monnaie, allaient faire revivre des divisions que, seul, un intérêt pressant avait pu apaiser. Afin de ne point paraître prendre parti pour ceux des pairs qu'accusait l'opinion publique, la majorité se rapprochait tout à coup de la robe. On la vit même,—ô prodige!—assister aux fêtes de l'hôtel du Bailliage. Elle fit mieux: quand le Parlement fut dessaisi, au profit du Grand Conseil, de l'instance suivie contre M. de La Force, princes, ducs et robins se trouvèrent d'accord pour rédiger des remontrances que porta une députation, dans les rangs de laquelle figuraient certains transfuges des plus qualifiés. Un nouveau succès du Premier Président que le greffier Gilbert de Lisle célèbre dans ces termes: «Je marquerai ici, avec joie et comme un bon citoyen, qu'on ne sçauroit avoir plus d'union, mesme de fraternité, qu'il n'y en a, à présent, entre Messieurs les princes, grand nombre de pairs et le Parlement. Dieu veuille que ce soit pour toujours, pour le bien de l'État, le service du roy, le bien de la justice et du peuple qui en a besoin.»
Saint-Simon eut beau se démener en compagnie de son frère d'armes, l'archevêque de Reims, jeter feu et flamme, proférer des anathèmes,—il fallut bien se rendre à l'évidence: c'était, de toutes parts, «la désertion». Sur quoi, se livrant à une récapitulation douloureuse, il constatait que jamais époque n'avait été plus funeste à la pairie. Certes, les belles promesses n'avaient pas été ménagées: promesses perfides en contemplation desquelles les ducs, «stupidement», s'étaient laissé arracher un sursis néfaste. Depuis, malgré des mises en demeure quotidiennes, leurs réclamations étaient demeurées inefficaces. Oublieuse des engagements contractés dans le petit entresol de Versailles, Son Altesse Royale s'était jouée «de leur faiblesse, de leur bassesse, de l'avidité de la plupart et de la sottise de presque tous». Dès lors, que de démembrements nouveaux! Chacun avait tiré à soi: princes, noblesse, robe. Les premiers ne laissaient pas s'écouler un jour sans accroître à leur profit l'intervalle les séparant d'une institution jadis sans rivale, aujourd'hui l'objet du mépris de tous et la risée de l'univers. De son côté, la noblesse ne dissimulait pas ses prétentions à l'égalité, poussant l'audace jusqu'à «disputer les honneurs du Louvre, le tabouret, les housses et le reste...» Et telles femmes qui, sous le règne précédent, n'eussent point osé faire l'aveu d'un semblable désir, «se prélassoient maintenant aux bals du roi ou du Palais-Royal, rangées audessus des duchesses!»... Quant à la robe, son élévation n'était pas moins scandaleuse. En province, elle accaparait le haut du pavé, établissant en sa faveur une suprématie devant laquelle personne n'avait assez de prosternements. A Paris, c'était bien autre chose: les présidents à mortier, qui jouaient à la ville le même rôle que les princes à la Cour, exerçaient, à l'égard de tout le monde, une véritable tyrannie. Il n'y avait pas de distinctions auxquelles ces messieurs n'aspirassent. On les avait vus successivement quitter le drap noir pour s'habiller de velours et de soie, inscrire sur leurs maisons le titre d'hôtel, transformer leur portier en suisse, disposer sur leurs carrosses, à la façon du manteau ducal, leur pèlerine de petit-gris, prétendre enfin, à l'échange du salut, à la housse et au tabouret[338], sans d'ailleurs être contredits par les gens de qualité avec qui ils s'entendaient comme larrons en foire.—Les ducs étaient donc, «en sept ans, tombés dans l'ignominie dernière, déchus de tout, sans distinction nulle part, réduits à s'abstenir de tout et à se cacher. En sorte qu'il étoit inutile de l'être, si ce n'est pour recevoir des affronts et avoir des disputes sur quoi que ce puisse être».
[338] Annotations au journal de Dangeau, t. XVI, p. 467.
La cause de ce lamentable effondrement? C'était,—le mal venait de loin,—la facilité avec laquelle se distribuait la pairie, l'oubli des traditions par «une malapprise jeunesse», les mésalliances contractées en vue de parer au délabrement des fortunes, les schismes au cours desquels on s'arrachait «le nez et les yeux[339]»; c'était, en un mot, l'abaissement des mœurs, des caractères et des intelligences: on ne rencontrait plus, en effet, dans les rangs de la noble phalange, qu'ignorance honteuse, sot bel air, impuissance de tout accord durable, découragement rapide en face des épreuves et lâcheté devant la servitude[340]...
[339] Lettre du 18 avril 1747, citée dans les Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 449.
[340] Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 405.
Ce qui accroissait encore l'amertume de cette déchéance, c'est qu'elle coïncidait avec l'élévation de l'odieuse race des légistes. C'est en vain qu'on eût voulu se le dissimuler: ils passaient à l'état de puissance... Ayant, un jour, dressé le contingent des forces acquises à la haute robe, Saint-Simon constatait avec stupeur qu'il fallait y faire figurer la magistrature entière; ses suppôts devenus légion; les gens faibles et bas, adulateurs d'un pouvoir qui tenait entre ses mains leur fortune, leur honneur et leur vie; la finance, la bourgeoisie, les marchands, les artisans, les ignorants, qui, de tout temps, constituèrent la majorité du public... «Tout cela, s'écriait-il, fait un groupe qui ne s'éloigne guère de l'universalité. Ajoutons à ce parti l'idée flatteuse que le Parlement est le rempart contre les entreprises des ministres bursaux, et il se trouvera que presque tout ce qui est en France applaudira à toutes les plus folles chimères de grandeur en faveur du Parlement, par crainte, par besoin, par basse politique, par intérêt ou par ignorance»...
Cependant les conciliabules secrets continuaient chez M. de Mailly, archevêque de Reims. Mais leur inutilité apparaissait si manifeste que Saint-Simon avait cessé de s'y rendre. Pressé pourtant par sa famille, il consentait à assister à la dernière réunion où devait se résoudre la question «des funérailles». Il y alla, le désespoir au cœur, et participa à une cérémonie qui, par la grandeur qu'il lui prête, exhale comme un parfum antique. Sans doute, le petit cénacle n'imita point ces sénateurs romains qui, ayant eu le malheur de déplaire au prince, se couronnaient de roses et s'ouvraient les veines. Son attitude ne fut même, tout d'abord, ni résignée ni silencieuse, et ce fut par un concert de malédictions à l'adresse des schismatiques que débuta la séance. Mais, ce tribut payé à une légitime indignation, la sérénité philosophique envahit les âmes. Aussi la peine édictée contre les traîtres, mitigée par une saine application des principes de l'Évangile, consista-t-elle en une froideur indifférente... Sur quoi, ayant couvert l'humiliation de la retraite par cette formule accommodante qu'il convenait «de ne plus battre l'air en vain», ces héros méconnus, en proie à un attendrissement général, se précipitèrent dans les bras les uns des autres, s'embrassèrent étroitement et se jurèrent une éternelle amitié[341].
[341] Mémoires de Saint-Simon, t. XII, p. 338.
C'était du moins finir comme il se devait.
Un dérivatif honorable était, d'ailleurs, assuré à Saint-Simon. Au lendemain de cette historique soirée, il partait pour l'Espagne, en qualité d'ambassadeur extraordinaire, avec mission de solliciter, au nom de Louis XV, la main de l'infante, fille de Philippe V. Au retour de cette glorieuse expédition, qui dura six mois, l'obsession du bonnet était cependant encore là pour agiter ses nuits. Mais, s'il conservait encore des espérances, sa foi en un avenir réparateur dut être quelque peu ébranlée. Voilà, en effet, que ses amis les plus fidèles disparaissaient comme s'ils se fussent donné le mot. Hier, l'évêque-duc de Laon, M. Clermont-Chatte, aujourd'hui l'archevêque-duc de Reims, M. de Mailly... Privé de ses chefs de file, le peu qui restait «des débris» du petit groupe s'habituait déjà «à l'ignominie»...
L'heure de la retraite lui semblant venue, Saint-Simon se démit de la pairie en faveur de son fils aîné, le duc de Ruffec[342]: une retraite qui, d'ailleurs, ne le dépouillait que d'une façon relative. Les pairs «démis» conservaient, en effet, la jouissance entière du rang, de l'ancienneté, des préséances, des honneurs de toute nature afférents à la fonction et figuraient à l'almanach royal avant le bénéficiaire de la résignation. Le seul avantage dont ils fussent privés était celui de délibérer et d'opiner aux séances du Parlement. Pouvait-on considérer cet amoindrissement comme une perte? Très atténuée, en tout cas, par la satisfaction de ne plus s'asseoir «sur la planche» des banquettes, en face de ces petit-fils de serfs qui, juchés sur leurs façons de trônes, refusaient aux successeurs des hauts barons la politesse d'un salut!... Ce changement de situation ne l'empêchait pas de se livrer presque aussitôt[343] à une manifestation nouvelle,—pareille à celle qui lui avait attiré la verte réplique où l'origine de sa fortune lui était rappelée. Il s'agissait encore d'un mémoire dont la majorité prochaine du roi et l'imminence du sacre lui fournirent le prétexte. Après avoir formulé la série des récriminations qui lui sont habituelles, il revenait sournoisement à l'affaire du bonnet et soumettait à l'examen du Régent la teneur d'un bon édit qui devait tout régler à la satisfaction des ducs et à la confusion de leurs adversaires... Le Régent ne daigna pas répondre à cette invocation qu'on pourrait qualifier de posthume: le «bonnet» était mort, bien mort, et sans chance aucune de résurrection.
[342] Mai 1722: Journal de Mathieu Marais, t. II, p. 283.
[343] 10 octobre 1722.
Il semble que M. de Mesmes attendît ce moment pour disparaître de la scène. Très malade depuis quelques mois, il s'obstinait à rester à la tête de sa Compagnie, la guidant à travers les écueils de la politique et la mettant en garde contre ses propres entraînements. Il succomba le 23 août 1723, presque en même temps que le cardinal Dubois, premier ministre. Coïncidence dont Saint-Simon ne manque pas de s'emparer, pour procéder à la plus injurieuse des comparaisons. «Un plus corrompu, s'il se peut, que le cardinal Dubois le suivit douze ou treize jours après. Ce fut le Premier Président... Je dis plus corrompu que Dubois par ses profondes et insignes noirceurs, et parce que, né dans un état honorable et riche, il n'avoit pas eu besoin de se bâtir une fortune comme Dubois, qui étoit de la lie du peuple. J'ai eu tant d'occasions de faire connaître ce magistrat également détestable et méprisable que je crois pouvoir me dispenser d'en salir davantage ce papier».
Cependant les filles de M. de Mesmes, ruinées par le faste de leur père, étaient obligées de vendre ses admirables collections, sa bibliothèque, ses manuscrits, en un mot de faire argent de tout. On mit en campagne Saint-Simon, beau-frère de l'une d'elles, pour solliciter une pension en leur faveur. Il s'exécuta, mais de quelle façon! «J'avoue, déclare-t-il, que je n'insistai pas beaucoup pour une chose que je trouvois aussi déplacée et dont je ne me souciois pas du tout...» Ainsi, même dans les détails les plus éloignés de la querelle, se révèle l'état d'âme du duc et pair.
XVIII
André de Novion devient Premier Président.—Sa présentation au roi.—Sa démission (1724).—L'affaire des paniers.—Le libelle des pairs.—La vengeance de Mlle de Charolais.—La colère du roi.—L'arrêt du 30 avril 1728.—Saint-Simon, devenu prudent, n'oublie pas ses rancunes.
Nous en aurions fini avec l'épopée ducale-parlementaire s'il ne nous restait quelques mots à dire de deux des combattants qui lui survécurent: André de Novion et l'auteur des Mémoires.
André de Novion était, par son ancienneté, sa valeur professionnelle, ses services et ceux de ses ancêtres, désigné pour remplacer de Mesmes. Mais il s'entendait mieux au métier de redresseur de torts qu'à celui de solliciteur. Un autre allait être pourvu de la charge, quand la fin subite de Philippe d'Orléans renversa les chances des candidats. Investi des fonctions de premier ministre, le duc de Bourbon n'avait rien à refuser à Mme de Prie. Celle-ci, parente des Potier, jugea piquant d'inaugurer son règne de favorite en portant à la Première Présidence celui-là même qu'on se disposait à en exclure.
Obtenir l'agrément du roi: rien de moins difficile. Enlever l'adhésion de l'intéressé: c'était une autre affaire. Insensible par tempérament à l'attrait des grandeurs, le petit-fils du héros des Grands Jours d'Auvergne n'en éprouvait pas moins le désir d'ajouter un fleuron nouveau à la couronne de sa maison. D'où des perplexités cruelles. Tantôt il paraissait enclin à se laisser faire violence; tantôt,—et plus fréquemment,—il opposait avec obstination une résistance impassible aux objurgations les plus pressantes. On batailla pendant une semaine et, sans doute, pour triompher de sa répugnance, il fallut faire luire à ses yeux la perspective d'une reprise, toujours possible, de l'affaire du bonnet.
Encore une rupture faillit-elle se produire quand il s'agit de la présentation à Sa Majesté. Désirant qu'elle eût lieu sous le patronage d'un Potier, Novion s'adressa à son cousin le duc de Tresmes,—le titulaire de cette académie de jeux dont la Compagnie judiciaire, émue par de fréquents rapports de police, méditait de prescrire la fermeture[344]. M. de Tresmes n'eut garde de laisser échapper une si belle occasion. Il remémora, avec de grands éclats de voix, ses griefs contre le Parlement et se plaignit, entre autres choses, que Novion, en personne, lui eût écrit plusieurs lettres impertinentes.
[344] Après des vicissitudes nombreuses, elle fut fermée définitivement en 1741. M. de Gesvres, à la suite de cette décision, congédia trente-cinq de ses domestiques.—Mémoires du duc de Luynes, t. III, p. 368.
—En effet, monsieur, je me souviens, confessa le coupable.
Et, avec sa logique de juriste ferré sur la théorie des compensations, il ajouta posément:
—Faites-moi autant de réponses sur le même ton et, par là, nous serons quittes[345].
[345] Journal de Mathieu Marais, t. III, p. 58.
—Adressez-vous ailleurs! s'exclama, avec emportement, M. de Tresmes... D'autant plus que, depuis huit jours, j'ai résigné toutes mes charges en faveur de mon fils, M. de Gesvres.
—Que ne le disiez-vous! soupira Novion, qui regrettait son inutile démarche.
M. de Gesvres, promu, par cette démission, à la triple dignité de pair de France, de gouverneur de Paris et de premier gentilhomme de la Chambre, se trouvait tout désigné pour remplir le rôle de parrain. Mais,—coïncidence fâcheuse,—sa personne venait de subir une diminution sensible du fait d'un procès resté célèbre: une instance en nullité de mariage, pour cause d'impuissance, dont le bien-fondé, après enquête, expertise et congrès, fut, à sa confusion, judiciairement établi. Novion n'avait pu l'ignorer; car c'est grâce à ses bons offices que l'épouse,—avant la lettre,—du jeune duc renonça au bénéfice d'un arrêt qui lui restituait son auréole virginale... Être présenté par un Potier «dégénéré», dont les dames saluaient le passage par des chuchotements ironiques, quelle déplaisante disgrâce! Le président fut sur le point de reprendre sa parole, mais il réfléchit, se décida et n'eut point à s'en repentir.
M. de Gesvres mit, en effet, toute sa coquetterie à le combler d'honneurs. Il ne se borna point à l'introduire auprès de Sa Majesté, il tint à assister à l'audience d'installation. C'est pourquoi il se rendit au Parlement en grande pompe, suivi d'un cortège de prince, et jeta au peuple de l'argent à pleines mains, comme il était d'usage pour le sacre des rois. Cette mise en scène, sans précédents dans les fastes du Palais, fut d'autant plus remarquée qu'elle contrastait étrangement avec la simplicité du récipiendaire. Celui-ci en parut moins fier qu'embarrassé. Après quelques paroles, qui obtinrent l'assentiment unanime, il prêta serment d'une voix puissante, en faisant un grand tour de bras à la façon des marchands qui aunent leurs étoffes: une inconsciente réminiscence des Potier d'autrefois.
On comprend que cet original ne possédât point certaines des qualités nécessaires à un chef de corps: le tact qui prévient les froissements, la souplesse qui aplanit les difficultés, l'art de se faire bien venir de ses collègues et du public. Certes, la dignité ne lui faisait pas défaut, non plus que la connaissance des hommes et l'expérience des affaires, mais il avait des franchises indignées et de brusques révoltes qui sentaient leur paysan du Danube. Toute concession aux goûts du jour lui paraissait une faiblesse, et c'est à peine si l'on put obtenir qu'à son portier il substituât un suisse. A vrai dire, il eût voulu n'avoir personne pour ouvrir aux gens...—A quoi bon! pensait-il: si vous avez le bon droit pour vous, qu'est-il besoin de courbettes! Au contraire, si votre cause est mauvaise, toutes les politesses du monde ne prouveront pas que vous ayez raison!... Et, plus que jamais, il allait se blottir au fond de son logis de la rue des Blancs-Manteaux.
Un autre souci le hantait: celui de ses dépenses. Elles excédaient toutes les prévisions de ce bourgeois «mesnager de son bien». La messe rouge de 1723, au cours de laquelle il «dansa très gravement», fut suivie d'un repas maigre dont la note dépassa deux mille écus. Son dîner d'installation coûta plus cher encore. Et voilà que ses collègues de la Cour des Aides et de la Chambre des Comptes, ainsi que le chancelier lui-même, ayant tenu à le recevoir, il fallait rendre les politesses. Quand il fit son calcul, au bout de quelques mois, il constata que sa charge, pour laquelle il avait déboursé cinq cent mille livres, n'en rapportait pas trente-cinq mille, et que, seuls, les frais de représentation, en liardant sur le détail, atteignaient une somme plusieurs fois supérieure... Si, encore, il s'était présenté des devoirs périlleux! Mais, après les troubles qui venaient d'agiter la Compagnie, aucun nuage n'apparaissait à l'horizon parlementaire: vaincus et désarmés, les ducs eux-mêmes ne manifestaient aucune velléité de revanche!
Une année s'était écoulée à peine que, n'y pouvant plus tenir, André de Novion annonçait son départ du Palais. Par une remarquable ironie du sort, ce dégoûté des grandeurs eut toutes les peines du monde à sortir de sa place: presque autant qu'il en avait fait éprouver à ceux qui l'y avaient fait entrer. Sa démission fut refusée trois fois. Ayant enfin obtenu son exeat, il congédia son suisse[346], rappela le portier des anciens jours, prit congé de son ami le charron et, secouant sur Paris la poudre de ses souliers, alla chercher la solitude dans sa terre de Grignon.
[346] Mémoires du duc de Luynes, t. VIII, p. 378.
La retraite de Saint-Simon ne procédait pas des mêmes causes: elle ne fut empreinte ni de résignation, ni de philosophie. L'affaire du bonnet resta, dans sa pensée, aussi lancinante qu'aux jours des plus vives émotions. Et si quelque divinité, se plaisant au désordre, l'eût ressuscitée, on peut tenir pour certain qu'en dépit de sa vieillesse, il eût été le premier à reparaître sur la brèche et à y montrer l'ardeur des premiers temps. On en a pour garant le ton de ses Mémoires et de ses derniers écrits.
Jamais, en effet, ses chimères ne l'avaient hanté davantage. Au lendemain du jour où il déclare renoncer au monde, on le voit se livrer à des manifestations sur la portée desquelles il est impossible de se méprendre: refus, pour cause d'étiquette, d'assister au sacre; récriminations amères sur cette cérémonie; adhésion, en la forme authentique, à toutes les protestations des ducs... Mais sa participation «aux affaires communes» est principalement active dans les démêlés qui se traitent par écrit. Là, il domine sans partage. Il a beau dire «qu'il ne vit plus que dans l'amitié de quelques personnes, très insensible à tout le reste»; qu'il s'occupe «à quelque chose de moins chimérique et de moins dégoûtant que les choses de la pairie[347]»; qu'il se répute «mort et considère sa dignité comme éteinte[348]»... Artifices de parole! La vérité est que, tenu d'une façon exacte au courant de ce qui se passe à Versailles, il est toujours prêt à fournir à ses amis les armes qui leur sont nécessaires, soit pour la défense, soit pour l'attaque.
[347] Lettre du 18 avril 1746, reproduite dans les Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 449.
[348] Supplément aux Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 252.
Seule, sa mésaventure dans l'affaire des paniers, si cruelle pour les duchesses[349], put arrêter l'intempérance de son zèle. Qu'il ait, tout en restant dans la coulisse, pris une part importante à ce nouveau conflit; cela n'est pas douteux. On en trouve la preuve dans ce fait, que c'est surtout contre sa personne que fut dirigée la vengeance des princes,—nous devrions dire des princesses, car c'est Mlle de Charolais qui se chargea de la correction...
[349] Voir plus haut.
En quoi consista-t-elle? On n'a pas oublié le mémoire du 10 octobre 1722 où, avec ses exagérations habituelles, Saint-Simon se plaignait de tout et de tous, revenait à la charge contre la robe et ne ménageait ni «le sang royal, ni le duc d'Orléans, ni le feu roi». Ce mémoire avait été communiqué aux principaux intéressés; mais le public ne le connaissait que par ouï-dire. Mlle de Charolais en publia le texte: si bien qu'après avoir ri de confiance, les Parisiens se délectèrent à bon escient. En même temps, elle faisait rééditer la riposte à ce mémoire, la fameuse riposte où, entre autres choses désobligeantes pour la maison de Rouvroy, était rappelé le rôle décisif joué par le tonnerre dans l'édification de sa fortune. L'exécution était complète.
Sans doute, la pairie entière se trouvait atteinte par cette habile manœuvre; mais son représentant attitré était touché d'une manière toute spéciale. Il ne s'y trompa point. «C'est, se hâte-t-il d'écrire au Garde des sceaux pour justifier son incartade de 1722, une perfide bombe qui me tombe sur la tête[350].» Au cardinal Fleury, à qui il s'empresse aussi d'adresser des explications, il déclare: «C'est un échantillon de ce qui arrivera à tous les hommes au jugement dernier, où leurs actions et leurs pensées les plus secrètes seront exposées clairement à la vue de tout le monde[351]...» Mais, comme il a un ressort inépuisable, il reprend vite assurance, ergote sur de prétendues divergences de texte, affirme qu'il ne possède, pour les relever, aucun moyen de contrôle, alors que la minute de son travail subsiste intacte entre ses mains[352], et, d'accusé se faisant accusateur, démontre que le coupable ce n'est pas lui, mais le clan des princes qui, en livrant à la publicité une œuvre confidentielle, «a violé les droits les plus sacrés de la société des hommes».
[350] 20 mars 1728. Supplément aux Mémoires, t. XXI, p. 251.
[351] Écrits inédits, t. IV, p. 164 et suiv.
[352] «Les passages que critique Saint-Simon se trouvent pourtant dans l'original écrit de sa main, qui est conservé aux Archives nationales.»—Note de M. de Boislisle au Supplément des Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 254.
Ainsi sauvait-il les apparences; mais il avait du plomb dans l'aile... C'est sur ces entrefaites que, en réponse à la publication de Mlle de Charolais, paraissait le libelle des pairs dont nous avons déjà parlé[353], libelle que Louis XV, justement indigné, déféra au Parlement pour outrages «au sang royal». L'arrêt du 30 avril 1728, qui condamnait au feu cet écrit diffamatoire, inspira aux moins timides une crainte d'autant plus vive qu'à la colère de Sa Majesté se joignait celle des princes, dont certains ne passaient pas pour être fort endurants[354]. Ce qui ressortait de tout cela, c'était que, désormais, une prudente réserve était nécessaire: et les ducs en jugèrent ainsi[355].
[353] Voir plus haut.
[354] Déjà, à propos d'une question beaucoup moins grave, l'un d'eux, le comte de Charolais, annonçait qu'il jetterait par la fenêtre ceux des ducs qui tomberaient sous sa main.—Journal de Mathieu Marais, t. II, p. 380.
[355] Saint-Simon demeura-t-il étranger au libelle condamné par le Parlement? Il est difficile de le croire. On aurait peine à comprendre qu'au lendemain de la blessure faite à sa vanité, il fût resté impassible sous l'affront. Cette impression se trouve confirmée, non par le style de l'écrit, mais par de nombreuses présomptions tirées du texte: références à des questions d'étiquette ancienne qu'il était seul à bien connaître, renseignements de fait ne pouvant émaner que de lui... D'où l'on peut conclure que, s'il ne participa point d'une façon directe à la rédaction de ce pamphlet, il documenta l'auteur, l'éclaira de ses conseils et joua le rôle que, sur le marchepied des hauts barons, jouèrent les légistes du moyen âge: le rôle de souffleur.
Saint-Simon ne fut pas le dernier à s'en rendre compte; aussi son attitude se modifia-t-elle. Non, certes, qu'il fût guéri de son goût pour les disputes de rang. Mais lui, qui ne savait rien dissimuler de ses rancunes et mettait son orgueil à combattre au grand jour, il devient d'une extrême prudence. Sa plume s'entoure de mystère et ne se hasarde plus que sous le voile de l'anonymat. «Tout le salaire que je vous demande, écrit-il au duc de Luynes en lui expédiant un plaidoyer de sa façon, est un inaltérable secret sur l'auteur et de brûler cette lettre comme les précédentes. Si donc, par impossible, j'entends quelqu'un, même des nôtres, me parler de ce mémoire, j'ignorerai qu'il en existe un et je refuserai d'écouter ce qu'il me chante[356].» Des ennemis, il en a assez «d'irréconciliables»; il ne lui convient pas de s'en créer d'autres.—Mêmes recommandations au duc de Richelieu... Que l'on tire parti des armes qu'il aiguise, à merveille! Mais qu'on ne le désigne à personne, surtout aux princes, car ils sont capables «de faire courir» ses écrits et de les rendre publics «avec des ridicules et des huées». La discrétion, il l'implore «à genoux» et, pour l'obtenir, revient trois fois à la charge[357]...
[356] Lettre du 20 octobre 1746, reproduite dans les Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 450.
[357] Lettre du 9 août 1753: Supplément aux Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 407.
Mais ce tribut payé au souci de son repos, il ne change rien à ses habitudes de polémiste. On dirait que, pareil au juif Ahasvérus, une force inconnue le contraint à ne point s'arrêter. Il rédige, rédige encore des consultations aussi fiévreuses que savantes, sachant bien quelle en est la valeur, quoiqu'il affecte de dire que, seule, «la beurrière» en profitera[358]. En voici quatre sur les Bouillon auxquels il ne pardonne ni leur fortune, ni leurs prétentions au titre d'Altesse et de princes étrangers, «ces faux princes qu'à sa grande honte connaissoit seule la France»... En voilà également une autre dans une question où sont intéressés les princes du sang, de vrais princes ceux-là, mais qu'il hait tout autant que les faux. «Ce sont, déclare-t-il, nos plus grands ennemis qui se repaissent avidement de nos dépouilles et qu'en toutes occasions, même les plus indifférentes pour eux, nous trouvons qui nous barrent sur tout et qui veulent que, vis-à-vis d'eux, tout soit égal à peuple[359].»
[358] Lettre citée du 20 octobre 1746.
[359] Supplément aux Mémoires de Saint-Simon, t. XXI, p. 407.
Et sait-on, au moment où il a déjà un pied dans la tombe,—août 1753,—les souvenirs qui hantent ses veilles? Ceux qui ont trait aux usurpations de ces mêmes princes, aux usurpations des bâtards, aux usurpations de la noblesse, aux usurpations de la robe et à cette affaire du bonnet qui, bien que close depuis trente ans, ne cesse d'agiter son esprit...
Ainsi mourra-t-il, comme il a vécu: ombrageux, défiant, toujours sur le qui-vive, incapable d'oublier une offense vraie ou imaginaire,—«immuable comme Dieu et d'une suite enragée!...» C'est à cette ténacité inébranlable que la querelle puérile qui fait l'objet de cette étude aura dû l'honneur,—portée par l'œuvre littéraire la plus surprenante du dix-huitième siècle, l'une des plus étonnantes de toutes les littératures,—de passer à la postérité.
TABLE DES MATIÈRES
| Préface, par Frantz Funck-Brentano. | |
| INTRODUCTION | |
| Saint-Simon.—Sa haine pour «la robe».—Querelles de préséance au dix-septième siècle.—Antagonisme de la pairie et de la robe.—La sincérité de Saint-Simon. | 1 |
| PREMIÈRE PARTIE | |
| I | |
| Motifs de querelles entre la pairie et le Parlement.—La formule du serment des pairs.—La préopinion aux lits de justice.—Arrêt du Grand Conseil et lit de justice du 29 août 1664.—Mort du Premier Président de Lamoignon. | 13 |
| II | |
| Nicolas de Novion succède à Lamoignon (1678).—Les Potier de Novion.—Portrait du nouveau Premier Président.—Son passé.—Les grands jours d'Auvergne. | 29 |
| III | |
| La querelle du bonnet.—Son origine d'après Saint-Simon. La garde des bancs.—Le débourrage et le surbourrage des banquettes.—Les paravents en forme de dais.—Examen de la thèse des Mémoires.—Les Écrits inédits de Saint-Simon.—L'État des changements arrivés à la dignité de duc et pair.—Le Mémoire abrégé au roi.—Conséquences à tirer du rapprochement de ces documents. | 49 |
| IV | |
| Autres questions de préséance.—Le salut en pied.—Les huissiers d'accompagnement.—L'entrée et la sortie.—L'échelle de la lanterne.—Doléances des ducs et pairs.—Louis XIV s'en désintéresse.—Le Premier Président de Novion molesté par les ducs d'Aumont et de Coislin.—La mentalité de Saint-Simon comme chroniqueur de l'affaire du bonnet. | 67 |
| V | |
| Inexactitudes relevées dans le récit des Mémoires.—Les chimères de Saint-Simon.—Son appréciation sur Nicolas de Novion.—Cette appréciation contredite par les mémoires du temps.—Retraite du Premier Président de Novion (1689).—Ses causes.—Faveurs que lui accorde le roi. | 81 |
| VI | |
| Le Premier Président de Harlay.—Son portrait.—Ses ancêtres.—Son attitude vis-à-vis des ducs.—Les procès de Saint-Simon et du maréchal de Luxembourg.—L'échec de la candidature de Harlay à la charge de chancelier.—Ses causes.—Mort de Harlay (1707).—Le duc du Maine se prononce contre les ducs dans la querelle du bonnet.—Vaines tentatives de Saint-Simon.—Découragement des ducs.—Fin de la première période de la querelle du bonnet. | 101 |
| VII | |
| Appréciation de Saint-Simon sur Harlay, démentie par les documents de l'époque.—Le dépôt de Ruvigny.—L'arlequin Dominique.—L'affaire de Fargues. | 123 |
| DEUXIÈME PARTIE | |
| VIII | |
| Discussions entre les ducs.—La reprise de l'affaire du bonnet.—Avantages accordés par le roi aux légitimés.—Le rang intermédiaire. | 145 |
| IX | |
| Le duc du Maine et le Premier Président de Mesmes.—Leur duplicité d'après les Mémoires.—Affront au bailli de Mesmes.—Scène violente faite par Saint-Simon au duc du Maine.—La version des Mémoires est-elle la vraie?—Raisons d'en douter. | 158 |
| X | |
| La dernière maladie de Louis XIV.—Les ducs délibèrent.—Les ducs de La Force, de Charost, d'Antin, le maréchal de Villars, les ducs de Coislin, de Tresmes.—Les pairs ecclésiastiques.—M. de Reims.—Questions d'étiquette.—Négociations avec le Régent. | 176 |
| XI | |
| Le Premier Président de Mesmes (1712-1723).—Sa jeunesse.—Sa famille.—Son caractère.—Le Président André de Novion.—Appréciations de Saint-Simon sur ces deux personnages. | 190 |
| XII | |
| Une journée historique (2 septembre 1715).—Les réserves des ducs au sujet de leurs revendications.—Le rôle personnel de Saint-Simon.—La déception des ducs.—Ils répandent un mémoire exposant leurs prétentions.—Les pairs représentent les grands vassaux de la Couronne.—Les empiétements des légistes. | 209 |
| XIII | |
| Réponse qu'on pouvait faire au mémoire des ducs.—L'embarras du Régent.—Railleries des ducs.—Le psautier de la reine Ingeburge. | 230 |
| XIV | |
| La revanche des parlementaires.—Mémoire pour le Parlement contre les ducs et pairs.—L'origine des maisons ducales.—La noblesse de Saint-Simon.—Conversation entre le duc de Gesvres et le maréchal de Villeroy.—La protestation de l'hôtel de Crussol.—Couplets contre les ducs. | 247 |
| XV | |
| La requête des ducs contre les bâtards.—La duchesse du Maine prépare la résistance.—Elle se concilie la noblesse et le Parlement.—Supplique au roi.—Le Régent s'inquiète et veut sévir.—Le lit de justice du 26 août 1718.—La joie de Saint-Simon.—Courte durée du triomphe.—Mlle de Mesmes épouse le duc de Lorges.—Fureur de Saint-Simon.—Il se résigne.—Tentative de transaction.—La réception du duc de Nevers.—La question du bonnet reste entière. | 266 |
| XVI | |
| Les accusations de Saint-Simon contre le Premier Président de Mesmes.—De Mesmes fut-il vénal?—Son rôle pendant l'exil de Pontoise.—Il meurt pauvre.—Son prestige.—Appréciation des contemporains.—A-t-il trempé dans la conspiration de Cellamare?—Invraisemblance de cette accusation. | 286 |
| XVII | |
| Divisions dans la pairie.—Désertions.—La robe triomphe.—Ambassade de Saint-Simon en Espagne.—Il se démet de la pairie en faveur de son fils.—Mémoire au Régent.—Le Régent ne répond pas.—C'est la fin de l'affaire du bonnet.—Mort du Premier Président de Mesmes (1723). | 302 |
| XVIII | |
| André de Novion devient Premier Président.—Sa présentation au roi.—Sa démission (1724).—L'affaire des paniers.—Le libelle des pairs.—La vengeance de Mlle de Charolais.—La colère du roi.—L'arrêt du 30 avril 1728.—Saint-Simon, devenu prudent, n'oublie pas ses rancunes. | 312 |
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT et Cie
RUE GARANCIÈRE, 8