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L'Alfabet européen appliqué aux langues asiatiques: OEuvres de C.-F. Volney, tome VIII

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The Project Gutenberg eBook of L'Alfabet européen appliqué aux langues asiatiques

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Title: L'Alfabet européen appliqué aux langues asiatiques

Author: C.-F. Volney

Release date: February 11, 2018 [eBook #56545]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif, Hans Pieterse and the Online
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http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ALFABET EUROPÉEN APPLIQUÉ AUX LANGUES ASIATIQUES ***

Au lecteur

Table des matières

L’ALFABET EUROPÉEN
APPLIQUÉ AUX LANGUES ASIATIQUES.


SIMPLIFICATION DES LANGUES ORIENTALES.


L’HÉBREU SIMPLIFIÉ
PAR LA MÉTHODE ALFABÉTIQUE.

PAR C. F. VOLNEY,
COMTE ET PAIR DE FRANCE, MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
HONORAIRE DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE SÉANTE A CALCUTA.

PARIS,
PARMANTIER, LIBRAIRE, RUE DAUPHINE.
FROMENT, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS.


M DCCC XXVI.

ŒUVRES
DE C. F. VOLNEY.

DEUXIÈME ÉDITION COMPLÈTE.

TOME VIII.

IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
RUE JACOB No 24.

L’ALFABET
EUROPÉEN
APPLIQUÉ
AUX LANGUES ASIATIQUES.

OUVRAGE ÉLÉMENTAIRE, UTILE A TOUT VOYAGEUR EN ASIE.

Ne quis igitur tanquam parva fastidiat grammatices elementa;.... quia interiora velut sacri hujus adeuntibus apparebit multa rerum subtilitas quæ non modo acuere ingenia puerilia, sed exercere altissimam quoque eruditionem ac scientiam possit.

Quintilianus, lib. I, c. IV.

Ne dédaignez point comme minutieux les élémens alfabétiques;...... car si vous scrutez leurs replis mystérieux, vous en verrez sortir une foule de questions subtiles, capables non-seulement d’exercer les enfans, mais d’embarrasser les esprits les plus savans et les plus profonds.

Quintilien, liv. I, c. 4.

ÉPITRE
DÉDICATOIRE
A L’HONORABLE SOCIÉTÉ ASIATIQUE,
SÉANTE A CALCUTA.


Monsieur le Président et Messieurs,

Si les dédicaces ont pour motif de manifester les sentimens de gratitude qui animent un auteur, et de solliciter un suffrage puissant qui accrédite près du public une production nouvelle, à qui dédierais-je mon nouveau livre plus légitimement qu’à l’honorable Société asiatique, qui, depuis des années, me gratifie de faveurs distinguées, et qui, par la nature de ses travaux, par les circonstances où elle vit, par les lumières qu’elle rassemble, est le tribunal éminemment compétent dans la question que j’ai l’honneur de lui soumettre?

[VIII] Déjà, messieurs, il y a vingt ans, une première tentative en ce même genre me valut la flatteuse distinction d’être porté au rang de vos associés... Comment oublierais-je une faveur où se peignit si bien la libéralité de vos principes? Une guerre funeste déchirait deux grands peuples que le ciel n’a point fait ennemis: je cherchai, sur une terre étrangère, la paix, seul bien de l’homme studieux.... Une main amie vous présenta mon livre, alors récent, de la Simplification des Langues orientales[1]: vous jugeâtes ma méthode fondée en principes, utile en pratique; et, laissant à part les passions des gouvernemens, vous affiliâtes à une société de savans anglais l’auteur français du Voyage en Syrie et des Ruines, comme pour déclarer qu’entre les vrais [IX] amis de la civilisation il n’existe de barrière ni de nation, ni de secte.

[1] Ce livre fut publié en 1795: l’auteur partit dans l’année pour les États-Unis; il fut élu membre honoraire de la Société asiatique en 1798. Ayant eu le bonheur en 1803 de faire parvenir à Calcuta le premier exemplaire du bel ouvrage de M. Denon, la Société asiatique lui adressa en retour la collection de ses Recherches, dès-lors extrêmement rare, et depuis cette époque elle a pris soin que chaque nouveau volume lui fût transmis.

Jusque-là, je n’avais porté à mon systême que l’affection de la paternité; votre suffrage, en l’ennoblissant, me fit y attacher plus d’estime: je regardai comme un devoir de le rendre plus digne de vous: à titre d’innovation, il ne pouvait manquer d’être attaqué par les anciennes habitudes; je veillai l’occasion de le défendre: cette occasion se présenta en 1803: le gouvernement français venait de commander le somptueux ouvrage de la Description de l’Égypte; il voulut qu’une carte géographique y fût jointe, et que sur cette carte la double nomenclature arabe et française fût tracée littéralement correspondante. Les arabistes de Paris trouvèrent la chose impraticable, vu la différence des prononciations: mes idées nouvelles sur cette matière étaient connues, je fus invité à en faire l’application; mais considérant qu’elles étaient repoussées par nos orientalistes, et ne voulant pas hasarder l’honneur d’un monument public pour une petite vanité personnelle, je priai que, sous la forme d’un jury, il fût établi un champ-clos où [X] la querelle scientifique fût jugée entre mes adverses et moi par la force de la logique. Le choix des juges était épineux; ils devaient surtout être impartiaux: pour cet effet, je proposai trois savans éminens par leurs connaissances mathématiques[2]: n’étant point versés dans l’arabe, ils furent surpris de leur mission; mais bientôt, ayant reconnu qu’il ne s’agissait que d’une opération algébrique, ils furent presque étonnés de la voir mise en litige.

[2] MM. Monge, Berthollet, La Croix.

Dans les formes du jury, j’étais seul une partie égale à mes adverses, au nombre de sept. Le gouvernement crut plus équitable de nous constituer tous en une commission de douze membres votant par majorité. Sous cette forme nouvelle, ma cause dut sembler perdue; mais tel fut le degré d’évidence où la discussion la porta, qu’au moyen d’un seul amendement prévu, mon systême de transcription européenne fut admis par une majorité des deux tiers. J’ai l’honneur de vous adresser le procès-verbal qui constate les faits; il [XI] est fâcheux que cet acte trop sommaire n’ait point relaté les objections et leurs solutions, pour épargner les redites qui peuvent se reproduire en de nouvelles discussions.

L’ensemble de mes vues ayant été sanctionné par un décret officiel, peut-être on demandera pourquoi je présente aujourd’hui un nouveau travail: des incidens naturels expliquent ce cas; si vous remarquez, messieurs, que sur douze membres de la commission onze furent Français[3], vous sentirez que les habitudes nationales ne purent entièrement disparaître; des sacrifices furent faits à l’orthographe française, et le systême perdit de son unité: d’autre part, l’exécution du travail typographique, confiée à des mains étrangères, fut soumise à d’autres vues, à d’autres intérêts: les lettres factices, improvisées au gré variable de douze délibérans, au lieu d’être perfectionnées, furent portées brutes sur la carte: enfin, pour des raisons politiques, cette carte étant devenue un prisonnier d’état, le [XII] nouvel alfabet est resté comme enseveli: par tous ces motifs, j’ai dû cesser de regarder comme mien-propre un ouvrage dont tout m’avait écarté: j’ai dû me réhabiliter dans mes droits de propriété; et, profitant de ce qu’une lumineuse controverse avait ajouté à mon instruction, j’ai tendu vers un but nouveau, plus parfait et plus élevé.

[3] Le seul Michel Abeid, Syrien, fut arabe, et servit beaucoup pour la prononciation.

A l’époque de mon premier essai (1795), je n’avais aucune idée des alfabets de l’Inde, du Japon, de la Chine: je n’avais ni osé, ni pu porter mes vues jusqu’à un Alfabet universel, quoique déjà je sentisse toute la puissance de ce grand véhicule de lumières et de civilisation; mais lorsque mon séjour aux États-Unis[4] m’eut enrichi de la langue anglaise, et par elle m’eut ouvert les trésors de votre littérature asiatique, je conçus non-seulement la possibilité, mais encore la facilité et l’urgence d’établir promptement un systême unique de lettres, au moyen duquel cette multitude de langues ou de dialectes pût se lire, s’écrire, s’imprimer, sans l’inutile redondance [XIII] de tant de signes divers pour un fond semblable.—Je fus étonné qu’il pût exister à cet égard des objections, et des préjugés, et surtout que les grammairiens anglo-asiatiques pussent avoir deux opinions sur la manière d’y procéder, lorsque l’honorable sir William Jones avait si lumineusement développé les principes sur lesquels devait s’établir la représentation des sons élémentaires du langage. Flatté de l’accord non prémédité de mes opinions avec les siennes, je m’affligeai de voir marcher en lignes divergentes les savans auteurs de tant de grammaires et de dictionnaires qui se multiplient de jour en jour dans l’Inde. Je sentis la nécessité de remonter aux principes fondamentaux de la science, pour y raccorder comme à un centre tous ces rameaux détachés. Mes recherches à cet égard ont été le sujet habituel de mes méditations depuis plusieurs années; et c’est parce que j’ai cru qu’elles avaient acquis non la perfection, mais une suffisante maturité, qu’aujourd’hui je prends la liberté de vous en offrir le résultat sous le titre d’Alfabet Européen appliqué aux Langues Asiatiques.

[4] De 1795 à 1798.

[XIV] Ce volume se compose de trois parties distinctes: dans la première, j’établis les définitions et les principes tant du systême général des sons parlés, que du systême des lettres, ou signes destinés à les figurer; malgré tout ce que l’on a écrit sur ce sujet élémentaire, il me semble y avoir ajouté quelques idées nouvelles et plus claires.

Dans la deuxième partie, je passe en revue toutes les prononciations usitées dans nos langues d’Europe: je n’y trouve pas plus de dix-neuf à vingt voyelles, et trente-deux consonnes, y compris les deux aspirations: pour peindre ces deux sommes d’élémens, l’on n’a donc besoin que de cinquante-deux à cinquante-quatre signes ou lettres alfabétiques: l’alfabet romain, qui n’en a que vingt-cinq ou vingt-six, n’est pas suffisant; mais parce qu’il a le précieux avantage d’être déjà répandu dans toute l’Europe, dans l’Amérique, et dans toutes vos possessions et colonies, que par conséquent il règne sur plus de la moitié du globe, je le prends pour base et souche d’un alfabet que je rends universel, en tirant de son propre fonds le surplus des signes dont [XV] on a besoin pour figurer des sons étrangers.

Enfin dans la troisième partie, voulant donner un exemple pratique de ma manière d’opérer, je reprends l’alfabet arabe comme l’un des plus compliqués de l’Asie; et, après l’avoir analysé jusque dans les procédés de sa formation, je démontre qu’il se résout entièrement en nos formules européennes, selon les règles et principes que j’ai démontrés. De cette opération naît un nouvel alfabet Romain, que j’appelle Européen, lequel résout immédiatement le turc, le persan, le syriaque, l’hébreu, l’éthiopien, etc. Il s’agit maintenant d’en étendre l’application aux langues de l’Inde et de tout le reste de l’Asie: je n’y conçois aucune difficulté, pas même pour la langue chinoise; car si la valeur des mêmes mots y est différente selon les tons ou accens qu’on leur donne, au nombre de cinq, on pourra caractériser chaque valeur en désignant chaque ton par un numéro qui lui sera approprié, et qui se placera sur la lettre ou sur la syllabe: sans doute j’eusse aspiré à l’honneur de compléter ces travaux; mais il est une limite à l’ambition littéraire comme aux forces [XVI] physiques: désormais la carrière qui s’ouvre, et dont je pense avoir levé la barrière, excède trop les moyens d’un individu quelconque: elle exige un concours d’efforts divers et successifs comme les opérations que le sujet comporte: il ne suffit pas d’avoir projeté un alfabet universel, il faut le mettre à exécution. Pour cet effet, il faut qu’une autorité centrale et publique en constate le mérite par son approbation, et la pratique par son exemple; il faut que des encouragemens efficaces soient offerts, soient donnés à tout travail tendant à le propager; que les meilleurs dictionnaires et grammaires de chaque langue soient transcrits dans le nouveau type; que des écoles soient instituées, des études dirigées sur ce plan; que, pour l’usage des élèves, les meilleurs livres ou fragmens de livres asiatiques soient transcrits et multipliés par l’impression; et, ce qui est bien plus important, il faut que nos meilleurs livres d’Europe, traduits par d’habiles interprètes, soient également transcrits et imprimés en cette forme, un antique préjugé vante vainement la littérature orientale: le bon goût et la raison [XVII] attestent qu’aucun fonds d’instruction solide ni de science positive n’existe en ses productions: l’histoire n’y récite que des fables, la poésie que des hyperboles; la philosophie n’y professe que des sophismes, la médecine que des recettes, la métaphysique que des absurdités; l’histoire naturelle, la physique, la chimie, les hautes mathématiques, y ont à peine des noms: l’esprit d’un Européen ne peut que se rétrécir et se gâter à cette école; c’est aux Orientaux de venir à celle de l’Occident moderne: le jour où les hommes d’Europe traduiront facilement leurs idées dans les langues d’Asie, ils acquerront partout en cette contrée une supériorité décidée sur les indigènes en tout genre d’affaires: ceux-ci, étonnés d’entendre leurs langues parlées plus purement, lues plus couramment, écrites, apprises plus promptement par des étrangers que par eux-mêmes, voudront connaître l’instrument mécanique de ce singulier phénomène; ils finiront par discuter, étudier notre nouvel Alfabet Européen; la génération vieillie le repoussera; la génération naissante l’adoptera: il se formera un schisme salutaire; et de ce moment [XVIII] commencera pour l’Asie une grande et heureuse révolution morale, seule capable de la régénérer. Mais par qui s’exécuteront tant de travaux préparatoires, à-la-fois scientifiques et dispendieux? J’ose le garantir: par vous, messieurs! oui, par vous, dont l’association libre, éclairée, généreuse, placée en avant-garde sur les bords du Gange, y a élevé les premiers signaux de la civilisation. Fidèles au caractère national, vous ne repousserez point une industrie nouvelle, sans avoir bien examiné ce qu’elle a d’utile ou de défectueux: vous calculerez les résultats frappans de celle-ci, ne fût-ce qu’en économie sur le matériel littéraire, sur les opérations mécaniques de traduire, de copier, d’imprimer, de graver, de fondre, appliquées à toutes les branches administratives, civiles, militaires, commerciales, de votre gouvernement dans l’Inde; vous verrez dans le projet qui vous est soumis un de ces leviers simples, d’autant plus puissans qu’ils saisissent les résistances avant leurs développemens; et alors que vous aurez acquis la conscience de rendre un important service national et philanthropique, vous appliquerez [XIX] vos judicieux et puissans moyens à le perfectionner et le mettre en activité. C’est la conscience acquise de cette utilité, messieurs, qui a excité, soutenu mon courage dans un travail digne, du moins par ses difficultés, d’obtenir votre indulgence; et c’est aujourd’hui la confiance en cette indulgence, qui m’enhardit à vous offrir ce tribut respectueux des sentimens de haute considération, avec lesquels je suis,

Monsieur le Président et Messieurs,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Comte Volney.

Paris, janvier 1819.


L’ALFABET
EUROPÉEN
APPLIQUÉ
AUX LANGUES ASIATIQUES.

CHAPITRE PREMIER.


Définitions et Principes.

§ Ier.

On appelle alphabet la liste méthodique des lettres qui, par convention, servent à figurer les sons élémentaires d’une langue quelconque.

Chez les anciens Grecs, de qui viennent nos beaux-arts, cette liste commençait par A, B; et comme ces deux lettres, en leur origine asiatique, étaient appelées Alpha, Bêta, l’usage s’introduisit de citer ces deux premiers mots, pour indiquer toute leur suite, et l’on a fini par dire, «L’enfant étudie l’Alpha-Bêta», de la même manière que le peuple dit chez nous, «L’enfant étudie l’Abécé

Chez les Latins, le mot litera (lettre), écrit d’abord litura, signifia une raie, un trait, formés, soit avec une pointe dure sur un corps poli, soit avec une pointe souple, enduite d’un liquide gras, coloré, que la main promène sur un corps lisse, de couleur différente[5]: or comme certaines formes et combinaisons de ces raies ou traits furent affectées à figurer les sons élémentaires du langage, le nom spécial de litera finit par leur rester approprié.

[5] Les anciens Latins écrivirent souvent avec un stylet d’acier sur des tablettes de bois poli, tantôt nu, tantôt garni d’une couche de cire. Chez les Indous modernes on écrit encore quelquefois avec un tel stylet sur des feuilles de palmier: l’on en voit des échantillons à la Bibliothèque Royale.

Au lieu de ce mot, les Grecs disaient gramma, grammatos, d’où est venu celui de grammaire, qui, d’abord en un sens direct, a désigné l’art mécanique de tracer des lettres, puis par extension, a signifié l’art de peindre les idées (que rappellent ces lettres), l’art d’écrire, dans le sens abstrait ou intellectuel.

On a donné le nom de sons élémentaires à ceux qui composent les mots d’une langue, et qui, formés d’une seule émission de voix, ne peuvent se diviser ni se décomposer, par exemple: A, O, B, D.

Les hommes studieux qui se sont occupés de l’art d’écrire, les grammairiens, semblent s’être accordés de tout temps à diviser ces élémens de la parole en deux classes principales, qu’ils ont nommées, l’une les voyelles, l’autre les consonnes.

Dans la langue française, on ne peut douter que le mot voyelle ne vienne du latin vocalis, signifiant un son vocal, un son de la voix: cette origine serait encore plus évidente, si, comme il y a lieu de le croire, les Latins du moyen âge ont prononcé ca, en mouillant le c, et s’ils ont dit vokialis (kia, d’une seule syllabe); ajoutez que le peuple altère volontiers a en e: qu’au lieu de panier, charbonnier, charrue, il dit penier, cherbonnier, chêrue; et que probablement il a dit vokêlis: nous verrons par la suite les causes naturelles et les exemples fréquens de ces altérations. Suivons notre sujet.

Qu’est-ce qu’une voyelle? qu’est-ce qu’une consonne?

Ici se présente un cas singulier, et qui cependant est commun à d’autres branches de nos connaissances; dès le bas âge on nous a inculqué l’usage mécanique des mots voyelle et consonne; maintenant si nous voulons nous rendre un compte clair du sens de ces mots et de l’objet qu’ils représentent, nous sommes étonnés d’y trouver de la difficulté: par autre cas bizarre, il arrive que nos maîtres ne sont guère plus habiles; car, en remontant jusqu’aux Latins, je n’ai pas trouvé de grammairien qui ait donné de définition claire et complète de la voyelle et de la consonne. Le lecteur peut parcourir les auteurs compilés par le docte Putschius; feuilleter, comme je l’ai dit, les grammairiens français, depuis Jacobus Sylvius[6], les Anglais, depuis John Wallis, et les plus connus chez les Allemands, les Italiens, les Espagnols, il se convaincra que le plus grand nombre a omis ou éludé la question, et que les autres ne l’ont traitée que d’une manière incomplète et superficielle: pourquoi cela? parce que, pour la résoudre, il eût fallu connaître anatomiquement les organes qui forment la parole, étudier leur jeu mécanique en cette opération; or, les scholastiques, surtout chez les anciens, livrés à leurs argumentations abstraites, se sont rarement avisés d’étudier de si près la nature: ce n’a été qu’en ces derniers temps que, toutes les sciences se prêtant la main, l’on a vu des médecins porter leur esprit observateur vers cet objet, dans l’intention de soulager les sourds-muets[7]; et telle est la subtilité de ce sujet que l’on ne peut pas dire qu’ils aient entièrement réussi: néanmoins en ajoutant quelques traits à leur définition de la voyelle, nous croyons pouvoir la définir exactement de la manière suivante:

[6] Jacques Dubois, médecin d’Amiens, qui en 1531 publia et dédia à la reine de France un traité latin intitulé Isagoge in linguam gallicam unà cum ejus grammaticâ latino-gallicâ, paraît être le plus ancien grammairien français; comme chez les Anglais, le mathématicien John Wallis, auteur en 1664 d’une Grammatica linguæ anglicanæ, où quelques vues judicieuses sont mêlées aux paradoxes systématiques du temps.

[7] Le premier auteur connu de ce genre est Jean Conrad Amman, médecin suisse établi à Amsterdam vers 1690. Il fut en relation avec John Wallis. L’épître où il développe sa théorie a été traduite en français en 1768, par Préau de Beauvais, médecin à Orléans, sous le titre de Dissertation sur la parole. C’est l’ouvrage d’un homme estimable pour les intentions, mais dont l’esprit indécis entre l’évidence des faits naturels et les préjugés d’une éducation visionnaire, est plein de contradictions, d’incohérences, et de faux aperçus.

§ II.
De la Voyelle.

«La voyelle est un son simple, indivisible, émis par le gosier (humain ou autre), lequel son affecte l’ouïe d’une sensation uniforme, sans égard aux tons musicaux, ni aux mesures de poésie que l’on peut lui donner.»

Par exemple, quand je profère le son A, il n’importe que je le chante sur les divers tons de la gamme, ou que je le scande bref ou long dans les vers d’Homère ou de Virgile; l’oreille n’entendra pas moins constamment le même son A, la même voyelle A; mais si, par un léger changement dans le gosier, ou dans l’ouverture de la bouche, je profère le son E ou le son O, ce n’est plus la même voyelle que l’on entend; c’est un autre individu de la même espèce qui, à raison de sa différence, veut être peint par un signe différent, par une autre lettre que A.

De ce fait il résulte clairement que, si chaque degré d’ouverture de la bouche, si chaque forme diverse de ses cavités, si chaque état du gosier, produisent ou peuvent produire des voyelles différentes et distinctes l’une de l’autre, il pourra en apparaître, en exister un nombre plus ou moins grand, par exemple, quinze ou vingt: et réellement nous allons voir que l’analyse de quatre ou cinq alfabets, seulement de langues vivantes, en fournit presque ce dernier nombre, tellement distinctes qu’on ne peut les substituer ou les confondre, sans changer le sens des mots.

Il peut se faire que quelques disciples des vieilles doctrines prétendent que cette opinion a contre elle les décisions des anciens philosophes, nos maîtres, qui ont déclaré, les uns, qu’il faut compter sept voyelles, parce qu’il y a sept sons musicaux, par analogie aux sept sphères célestes: les autres, qu’il n’y a que cinq voyelles, parce qu’il n’y a dans le monde physique que cinq élémens radicaux: d’autres enfin, qu’il faut les réduire à trois, parce qu’il n’y a selon eux que ce nombre dans l’alfabet hébreu, qu’ils disent émané de Dieu même, ou parce que c’est le nombre de la triade divine de Platon, etc., etc. A ceux qui font sérieusement de telles objections nous n’avons rien à répondre, sinon que les opinions et les réputations sont des choses de circonstances, par conséquent variables comme elles: que si Platon, Pythagore, et autres visionnaires, revenaient au monde, leur philosophie serait aujourd’hui très-différente, ou leur considération tomberait nulle. Quant aux prêtres égyptiens et chaldéens, dont ils furent les disciples, il n’est pas étonnant que leur régime monastique décrit par Porphyre[8], en exaltant le genre nerveux à force de jeûnes, de veilles, de solitude, et de méditation, dans un climat ardent, en ait fait des rêveurs hypocondriaques, inspirés (selon le peuple ignorant), et délirans selon la saine médecine; ainsi donc, sans égard à leurs idées mystiques, nous disons que dans l’ordre physique, dans le système mécanique du langage, le nombre des voyelles n’est pas limité; qu’il peut s’étendre selon les habitudes des peuples, selon la finesse de l’ouïe, dont les insulaires des mers du Sud nous ont offert en ces derniers temps des exemples singuliers en leurs idiomes désossés de consonnes.

[8] De Abstinentiâ animalium.

Une difficulté nous reste à résoudre, savoir en quoi et comment le son voyelle diffère du son musical, lorsque d’ailleurs l’un et l’autre procèdent des mêmes organes.

Pour bien entendre cette question, il est nécessaire d’avoir une idée, du moins approximative, de la formation mécanique de la voix; je n’en ferai point une description anatomique, les gens de l’art n’en ont pas besoin, et leur nomenclature grecque serait une obscurité de plus pour la plupart de mes lecteurs, qui me dispenseront de trop de précision, pourvu qu’en résultat j’aie été clair.

Dans l’homme comme dans tous les animaux, la voix provient de la gorge, où elle est formée par un mécanisme compliqué mais très-ingénieux, comme tout ce que fait la nature: ce mécanisme est du genre des instrumens à vent et à anche, tels que l’orgue, la musette, le haut-bois, le basson, etc. Le poumon fait office de soufflet, le larynx contient l’anche résonnante, et les cavités de la bouche et du nez sont le cornet variable où se modifient les sons: je m’explique.

Le larynx est cette grosseur que chacun, se plaçant devant un miroir, le cou découvert, peut remarquer à sa gorge. C’est ce que le peuple appelle morceau d’Adam, pomme d’Adam. Si l’on tâte avec les doigts cette grosseur, l’on s’aperçoit qu’elle est composée de lames cartilagineuses qui en forment une sorte de petite boîte ou petit tambour, susceptible d’être haussé, baissé, resserré, dilaté, selon le jeu des muscles destinés à cet effet: de cette petite boîte creuse, descend d’une part vers la poitrine un tuyau également cartilagineux, appelé trachée-artère, qui se termine dans le poumon, et s’y ramifie en une multitude de petits tuyaux: d’autre part, en haut vers la gorge, cette boîte a une issue qui ne peut se voir par la bouche, attendu que cette issue, placée vers la racine de la langue, est encore recouverte d’une petite soupape mobile qui la clôt au besoin. Cette soupape est l’épiglotte. Ici est le jeu subtil de l’instrument. Cette soupape charnue faisant partie de la langue, et semblable à une feuille de pourpier, se couche en arrière quand on veut avaler; en se couchant elle couvre et bouche une concavité, comme celle d’un petit cuilleron dans lequel est une fente longue de cinq à six lignes, sur une largeur variable de demi-ligne à une ligne et demie: cette fente est la glotte par laquelle l’air descend d’abord dans la boîte du larynx, puis dans le tuyau de la trachée, et enfin dans les mille tuyaux du poumon. C’est à cette glotte ou fente que l’air fortement rechassé par le poumon, se trouvant serré par le jeu des petits muscles tendus, produit, en s’échappant de force, les vibrations des cartilages et de leurs fines membranes, dont il apporte à notre oreille la perception que nous appelons le son; ce son, à l’instant où il est produit, est immédiatement musical, parce que, soit haut ou bas, soit grave ou aigu, il correspond déjà nécessairement à un ton de la gamme; l’on peut bien dire aussi que déjà il est voyelle, c’est-à-dire qu’il a une des formes de son parlé; mais il ne l’a point nécessairement. Pourquoi cela? parce que si vous supprimez toute la cavité de la bouche et celle du nez, le son ne continuerait pas moins d’être entendu et d’être correspondant à un ton de la gamme, par conséquent d’être musical; mais il ne serait plus un son descriptible par aucune voyelle, ni applicable à aucune d’elles. Il ne serait pas encore une voyelle: pour devenir ce nouvel être, il faut qu’il se soit déployé dans les cavités de la bouche et du nez, qu’il y ait revêtu une des formes distinctes, sous lesquelles il arrive à l’ouïe, en lui causant des sensations diverses: ce sont ces cavités de la bouche et du nez qui, prenant des dimensions diverses de capacité, des rapports divers de situation, concourent avec les divers degrés d’ouverture de la bouche et d’écartement des deux lèvres à mouler des ondulations de l’air sonore, et à le faire retentir de diverses manières selon les lois des cavités acoustiques.

La question résumée se trouve réduite aux deux termes simples qui suivent:

Le son musical est formé dans et par l’anche de la glotte;

Le son voyelle se forme dans et par les cavités de la bouche et du nez.

Examinez ce qui se passe dans la formation, de o et de i; pour o, votre bouche forme une cavité considérable entre la langue et le palais; c’est une sorte de voûte où le son s’arrondit et s’approfondit: pour i au contraire, votre langue touche presque le palais, il ne reste qu’un mince espace où le son s’amaigrit et glapit; ouvrez un peu plus le passage, vous aurez une autre voyelle, par exemple, e, ainsi du reste. Passons à la consonne, qui jusqu’ici a opposé plus d’obstacle, et n’a pas été complètement éclaircie.

§ III.
De la Consonne.

Le mot consonne en son origine latine signifie sonner avec: on comprend bien que c’est avec la voyelle; mais quel est cet être qui sonne avec la voyelle et qui n’est pas elle? Si cet être sonne, y a-t-il deux sons, deux voyelles? non pas, disent les grammairiens, la consonne n’est pas sonore.—En ce cas, réponds-je, voilà un être qui sonne, et qui pourtant n’est pas sonore: expliquez-moi ce mystère. Les grammairiens me disent, la consonne est une lettre muette, une lettre qui de soi ne peut faire un son.

Je réponds, la consonne n’est point d’abord la lettre quelconque, parce que la lettre n’est que le signe fictif d’un objet donné: la consonne est cet objet lui-même; quel est-il? voilà ce que je demande. Ils finissent par dire la consonne est une articulation, une modification, etc.

J’analyse ces mots, et je dis qu’articulation, en son sens radical, signifie un nœud (ἄρθρον) qui joint deux choses: ici la voyelle est une de ces choses; définissez-moi l’autre. Le mot modification signifie manière d’être: il ne s’agit pas ici de la manière; il s’agit de l’être même qui se lie au son; montrez-moi cet être.

Le lecteur, qui trouve ici la substance de presque toutes les grammaires anciennes et modernes, s’aperçoit que rien n’est défini, et que les auteurs ne se sont pas compris eux-mêmes, faute de comprendre le fond de la chose: pourquoi cela? parce que les Latins, dont nous sommes les échos, comme ils furent les échos des Grecs, ont trouvé plus commode d’imiter la garrulité de leurs maîtres, que d’étudier l’opération de la nature en son propre instrument. Voyons si, en employant cette dernière méthode, nous n’acquerrons pas plus de véritables lumières.

Je me demande qu’est-ce qu’une consonne? que dois-je entendre par ce mot? je m’en propose un exemple, et prenant à la main un miroir pour étudier les mouvements de ma bouche, je prononce la syllabe Ma: mon oreille, qui a reçu le son a, s’aperçoit qu’il est précédé de quelque chose, qu’il s’agit de définir, parce que ce quelque chose est la consonne elle-même.

Je répète mon expérience plus attentivement: j’en étudie le détail; je remarque 1o que pour proférer Ma, mes lèvres, d’abord séparées, se sont rapprochées et jointes; qu’elles se sont mises en contact, et ont clos ma bouche; 2o que l’air sonore voulant en sortir a fait un léger effort, lequel, séparant mes lèvres, a porté à mon oreille la sensation du petit bruit non sonnant, causé par la rupture du contact: j’en conclus que c’est ce bruit, ou plutôt le contact même dont il dérive qui est ce qu’on appelle la consonne. Je prends pour autre exemple la syllabe Ba; j’y trouve le même mécanisme, excepté que le contact de mes lèvres a été plus serré, et que mon oreille a reçu la sensation d’un effort plus sec pour les séparer. J’examine encore la syllabe Pa; j’y trouve toujours la même chose, excepté que mon oreille a senti un degré de contact et de rupture plus ferme et plus fort: je m’affermis dans ma première conclusion, et je dis que la consonne n’est pas autre chose que le contact de deux ou de plusieurs parties de la bouche, rendu sensible à l’ouïe, par le bruit sourd de sa rupture.

J’étends mes recherches à d’autres exemples; j’analyse la syllabe Fa; j’observe que le contact se fait de la lèvre inférieure au dentier supérieur, et parce que les interstices des dents laissent filtrer de l’air pendant le contact, je dis qu’ici le contact n’est pas clos et entier, comme celui des deux lèvres; mais il n’en est pas moins un contact, dont je trouve les analogues dans les syllabes va, ja, cha, za, la, ra, etc.

Nous posons pour conclusion qu’il y a deux classes de consonnes; l’une celle des consonnes où le contact est parfaitement clos; l’autre celle des consonnes où le contact laisse échapper de l’air: les anciens qui, comme nous, remarquèrent ces deux états, ont cru les bien définir en appelant muettes les consonnes parfaitement closes, et semi-voyelles les consonnes imparfaitement closes: mais on ne doit point admettre cette définition; car si, comme il est vrai, la voyelle est essentiellement l’être sonore, on ne peut donner son nom à un bruit qui ne sonne pas. Or ce bruit qui a lieu dans les consonnes ja, cha, la, va, etc., n’est autre chose que celui du souffle, ou air non sonnant, qui s’échappe par les interstices qui lui sont laissés: il est contraire au bon sens d’appeler demi-voyelles ce que l’on reconnaît pour être des consonnes; mais il a été naturel, quand on n’a pas eu l’idée juste de l’un de ces êtres, d’en donner une définition fausse ou imparfaite.

Ce sont de semblables théories scholastiques qui ont causé de tels embarras pour définir et classer l’aspiration: beaucoup de grammairiens ont refusé de reconnaître son signe, la lettre h, pour une lettre digne de tenir place dans l’alfabet: d’autres ont voulu nier que son type fût un élément de prononciation; heureusement la question se trouve résolue par la pratique même de plusieurs nations civilisées et lettrées, dans les langues et l’écriture desquelles l’aspiration, c’est-à-dire son signe, fait constamment office de consonne: et cela à juste titre, puisque l’aspiration se compose d’un souffle sec, que l’oreille sait distinguer, alors même que s’y joint un son plus ou moins marqué: pour nous, en notre théorie, par cela même que ce souffle n’est pas sonnant, nous le considérons comme un corps solide en contact avec un autre (lequel est la membrane de la glotte plus ou moins tendue); et par conséquent comme formant consonne, quand une voyelle se joint à lui pour le rendre plus perceptible.

Nous pensons donc pouvoir définir d’une manière correcte et générale l’élément de la parole appelé consonne, en disant:

«La consonne est le contact plus ou moins complet de certaines parties de la bouche, telles que les lèvres, les dents, la langue, le palais, le voile du palais, lequel contact affecte l’ouïe d’une sensation indivisible et distincte de ce qui la suit ou la précède, soit voyelle, soit autre contact ou consonne.»

Maintenant il peut se faire que quelque lecteur, guidé par ses habitudes, présente comme une objection le raisonnement suivant: S’il est vrai que chaque contact qui frappe l’ouïe d’une sensation simple et distincte soit un individu consonne, tenant sa place particulière dans l’alfabet, l’on devra donc admettre et compter autant de consonnes qu’il pourra se former de tels contacts.

Oui sans doute, cela nous semble incontestable, mais nous ajoutons que pour les consonnes comme pour les voyelles, le possible idéal est tout-à-fait oiseux à chercher; il suffit au besoin de la science de connaître ce que la pratique la plus répandue des nations rend utile et démontrable. Or, si nous trouvons que les alfabets comparés de dix ou douze langues principales, vivantes, ne donnent guère plus de vingt voyelles, ni plus de trente-deux à trente-quatre consonnes, il nous sera permis d’appeler Alfabet général le tableau que nous en aurons dressé, et cela, jusqu’à ce que des recherches plus étendues aient découvert de nouveaux élémens, soit dans ces idiomes, soit dans d’autres moins connus.

§ IV.
Résumé du Chapitre.

Avant de procéder à ce tableau, résumons ce que les antécédents viennent de nous donner d’idées claires, propres à nous servir de règle et de principes.

1o L’alfabet en général est une liste méthodique de lettres que l’on est convenu d’employer pour figurer les sons ou prononciations élémentaires d’une langue quelconque.

2o Les lettres sont des traits de forme déterminée, établis par convention pour rappeler aux yeux les sons fugitifs de la parole.

3o Ces sons n’étant eux-mêmes que d’autres signes établis par convention pour rappeler à l’entendement les sensations et les idées qui l’ont affecté, il s’ensuit que par un artifice ingénieux, les lettres sont devenues les signes des idées, les instrumens de la pensée.

4o Tous les élémens de la parole paraissent se réduire à deux branches distinctes: l’une, le son indivisible de la voix, ce que l’on appelle voyelle; l’autre, le contact également indivisible de quelques parties solides de la bouche, ce que l’on appelle consonne.

5o Lorsque ces deux élémens sont unis l’un à l’autre, ils forment ce que l’on appelle une syllabe, mot qui, dans son origine grecque, signifie union de deux choses dont l’une enveloppe l’autre, de manière que les deux ensemble forment une chose complète[9].

[9] Συν-λαβὴ, simul comprehensa (res), vient de συν-λαβέω, simul unàque capio. On dirait que les inventeurs de cette expression ont eu l’idée d’un fruit, tel que la noix, et surtout la moitié de la noix, dont l’écorce creuse, et sans vie par elle-même, enveloppe le fruit qui lui donne sa valeur. Séparez le fruit de l’écorce, elle reste un corps sans action, sans vie: n’est-ce pas une image de la consonne, qui, privée de la voyelle, est muette ou morte, selon l’expression des grammairiens occidentaux, et quiescente, ou privée de mouvement, selon les grammairiens orientaux, ainsi que nous le verrons?

6o La syllabe a plusieurs manières d’être ou de se présenter: si elle se compose d’une consonne suivie d’une voyelle, c’est une syllabe directe, par exemple: bé, po, da.

7o Si la voyelle vient la première, suivie d’une consonne, c’est une syllabe inverse, par exemple: ab, id, od.

8o Enfin, la syllabe peut se composer d’une voyelle entre deux consonnes, par exemple, rat, bac, mol: cet état se désigne assez bien par l’épithète de syllabe close ou fermée; de syllabe parenthèse, vu la ressemblance de cette figure (=), où les deux crochets représentent les deux consonnes. Les Orientaux, chez qui ce genre de syllabe donne lieu à d’importantes règles de grammaire, s’en sont beaucoup occupés, comme nous le verrons.

9o Dans le sens strict du mot syllabe, la consonne seule n’en peut former une, puisque sans voyelle c’est un être muet; mais les grammairiens ont dit, et semblent avoir droit de dire, que la voyelle seule peut former syllabe, parce que, quoique seule, elle forme une portée de voix complète, une prononciation entière, telle qu’est la syllabe.

10o Maintenant, quant aux lettres, alors que les voyelles et les consonnes sont des êtres simples non divisibles à l’ouïe, il s’ensuit que leurs signes représentatifs, dans un système alfabétique bien organisé, doivent participer à leur nature: par conséquent, il doit être de principe général et constant que chaque voyelle, chaque consonne ait pour signe représentatif une seule et même lettre appropriée, invariable, et qu’une lettre ainsi appropriée ne puisse jamais servir à figurer un autre modèle.

11o Il s’ensuit encore qu’une seule voyelle, une seule consonne ne puisse jamais être figurée par deux ou par trois lettres: comme, par inverse, une lettre seule ne doit jamais représenter deux voyelles, ni deux consonnes, ni même une syllabe, puisque la syllabe est composée de deux élémens.

12o En un mot, la perfection de l’alfabet consistera à ne donner à tous et chacun des élémens prononcés qu’autant de signes qu’il y aura de modèles; et l’écriture sera un tableau représentatif si exact, si scrupuleux de la prononciation, que tous les détails de celle-ci se trouveront retracés strictement et complètement dans celui-là.

Après l’exposition de ces principes, que nous croyons d’une évidence et d’une simplicité incontestables, ce serait un travail curieux et instructif que de passer en revue les divers alfabets de l’Europe, pour leur en faire l’application, et montrer jusqu’à quel point ils s’en écartent ou s’y conforment: le lecteur ne verrait pas sans surprise que des peuples, fiers de leurs progrès dans les sciences et les arts, soient restés si fort en arrière dans la science la plus élémentaire de toutes, dans celle même qui sert de base à l’édifice si vaste, si compliqué de la civilisation; car sans l’alfabet, sans ces petits pieds de mouche (les lettres), que l’on est tenté de mépriser, où seraient nos bibliothèques, nos précieux recueils de lois, nos livres de morale, de mathématiques, de physique, de poésie, nos dictionnaires, nos grammaires, nos imprimeries, nos manuscrits? que serait le langage lui-même, quand nos grammairiens ont démontré qu’il n’a dû son développement qu’à l’heureuse invention des signes fixes par qui la mémoire vacillante et fugace s’est fait un solide et permanent appui? N’est-il pas clair que sans l’alfabet l’espèce humaine serait encore, sinon tout-à-fait barbare, du moins très-peu développée en civilisation? et si, par la suite de nos recherches, nous venions à prouver que l’alfabet cru primitif, celui des Phéniciens, est bien plus grossier, plus imparfait qu’on n’a voulu le croire, ne sera-ce pas une autre preuve de cet état général de l’esprit humain à l’époque où il fut inventé? L’homme, fatigué de son ignorance, mécontent des équivoques, des confusions du genre de peinture mal à propos nommée écriture hiéroglyphique, se saisit avidement d’un instrument qu’avec raison il jugea plus efficace, plus heureux; il l’employa sitôt qu’il le trouva capable de service, sans se donner le temps de le porter à plus de perfection: les habitudes s’établirent, et il a fallu que des secousses accidentelles vinssent ensuite les rompre, pour que les inconvéniens sentis par expérience fissent soumettre l’art à un nouvel examen.

On peut dire que depuis l’adoption, et en même temps la modification de l’alfabet phénicien par les Grecs, aucune amélioration, aucun progrès n’a été fait dans la chose. Les Romains, vainqueurs des Grecs, ne furent à cet égard, comme à bien d’autres, que leurs imitateurs. Les Européens modernes, vainqueurs des Romains, arrivés bruts sur la scène, trouvant l’alfabet tout organisé, l’ont endossé comme une dépouille de vaincu, sans examiner s’il allait à leur taille: aussi les méthodes alfabétiques de notre Europe sont-elles de vraies caricatures: une foule d’irrégularités, d’incohérences, d’équivoques, de doubles emplois, se montrent dans l’alfabet même italien ou espagnol, dans l’allemand, le polonais, le hollandais. Quant au français et à l’anglais, c’est le comble du désordre: pour l’apprécier, il faut apprendre ces deux langues par principes grammaticaux; il faut étudier leur orthographe par la dissection de leurs mots. L’inconvénient de cet état de choses est d’autant plus grave, que, outre la difficulté d’apprendre l’idiome lui-même, il y a danger et presque impossibilité d’y porter remède: car si l’on veut plier l’orthographe vieillie à la prononciation nouvelle et variable, on efface la trace précieuse des origines étymologiques. Je laisse donc aux grammairiens de chaque langue d’Europe l’honorable mais épineux travail d’en réformer l’alfabet, et me bornant à la tâche que je me suis créée dans une direction nouvelle, je vais retirer de ces diverses langues toutes les prononciations, voyelles et consonnes, qu’elles contiennent; en dresser un tableau régulier et complet dans l’ordre que dicte la nature des choses; ensuite, par la confrontation de ce tableau à celles des langues orientales que je connais, et par l’addition des prononciations différentes et nouvelles qu’elles me fournissent, dresser sinon un alfabet général, du moins un premier essai, qui déjà sera un instrument d’une extrême commodité, et d’une application aussi facile qu’utile à l’universalité des langues.


CHAPITRE II.


Recensement de toutes les Voyelles usitées en Europe.

§ Ier.
Origine commune des Alfabets de l’Europe moderne.

On sait que les alfabets de l’Europe moderne ne sont que l’alfabet latin adapté aux idiomes nouveaux qui, après le démembrement de l’empire romain, se formèrent du mélange de la langue du peuple vaincu avec les dialectes scytho-gothiques que parlaient les sauvages vainqueurs venus du Nord. Il fallut du temps pour former ces jargons: lorsqu’enfin ils eurent pris quelque consistance par plus de fixité dans les gouvernemens, les gens d’église et d’administration ne tardèrent pas de vouloir écrire ce qui était parlé. Ces écrivains se trouvèrent embarrassés par des prononciations que le grec et le latin nomment barbares, c’est-à-dire hors de leurs habitudes. Ils remarquèrent des voyelles et des consonnes nouvelles, inconnues à la langue savante: on sentit la nécessité de les peindre par des signes particuliers; mais parce que, dans l’état d’ignorance générale qu’avaient amenée des guerres continues, personne ne possédait les principes d’une science aussi subtile, aussi délicate que celle de la grammaire en ses élémens, les écrivains de chaque nation, la plupart moines, firent sans beaucoup de discernement des comparaisons de sons, des combinaisons de lettres, qui, aujourd’hui soumises à un examen judicieux, ne présentent qu’incohérence et désordre. En outre, comme les peuples furent isolés par un état permanent d’hostilité, la formation de leur alfabet se fit d’après des idées diverses: une même prononciation fut peinte par des lettres différentes, et une même lettre servit à peindre des sons différens. Aujourd’hui que les communications, devenues faciles, ont rendu ces discordances plus saillantes, et, qu’en lisant les mêmes mots, on s’est aperçu que l’on ne s’entendait pas, l’on a commencé de sentir le besoin d’un type uniforme, d’un modèle régulier et commun, auquel on pût rapporter tous les points individuels qui en divergent. C’est en cette intention, et pour arriver à ce premier but, que j’ai dressé le tableau suivant de toutes les prononciations qui me sont connues en Europe, rangées en un ordre méthodique nouveau, fondé sur une étude réfléchie des analogies ou des dissemblances.

§ II.
Détail des Voyelles européennes.

Pour rendre intelligible au lecteur les diverses prononciations soit voyelles, soit consonnes, dont je veux lui exposer le tableau, je ne puis employer ni la méthode de ceux qui croient pouvoir fabriquer des automates parlans, à l’imitation de l’automate flûteur de Vaucanson[10], ni la méthode des instituteurs de sourds-muets, qui, comme le médecin Amman, croient pouvoir décrire les voyelles et les consonnes par la position anatomique que prennent les organes de la bouche pour former chacune d’elles. Quiconque étudiera ce sujet avec attention se convaincra que dans l’acte de la parole, la nature agit par des nuances trop fines, trop subtiles, pour être traduite par des moyens si mécaniques. Je n’en connais qu’un seul efficace; c’est d’entendre les prononciations de la bouche même des personnes qui en ont l’habitude: et telle est la délicatesse de la chose en elle-même, que, si cette habitude n’a pas été contractée dès le bas âge, les organes deviennent avec le temps inhabiles, et comme rebelles à les proférer: nous en avons l’exemple dans les Espagnols et les Italiens, pour qui la prononciation de l’u (dans mur, futur), si facile aux Français et aux Turcs, est d’une extrême difficulté: les Français, les Allemands, les Italiens, élèvent la même plainte contre le th anglais, si facile à cette nation, ainsi qu’aux Grecs et aux Espagnols. Les Anglais de leur côté, comme les Français, se récrient sur la dureté apparente du jota espagnol ou ch allemand (dans buch, nacht), etc. Je supposerai donc que mon lecteur est exempt de ces préjugés, et qu’il a la connaissance acquise, ou la possibilité de connaître par consultation auriculaire les voyelles et consonnes que je vais recenser. Je commence par les voyelles.

[10] Un livre récent et digne d’estime, intitulé Éducation physique de l’homme, un volume in-8o, 1815, chez Treuttel, m’indique, à son chapitre IX (où il traite de la parole), un essai de ce genre, fait par Kempeln. Je ne puis le juger, ne sachant pas l’allemand; mais si Kempeln n’a trouvé que douze voyelles en Europe, et si dans les consonnes il juge que p n’est pas la forte de b, selon les citations de M. Friedlander on a lieu de croire qu’il n’est pas dans la route du vrai.

D’après les recherches que j’ai faites sur ce sujet, il me semble que le nombre total des voyelles diverses usitées dans les langues d’Europe ne se monte pas à plus de dix-neuf, y compris les quatre nasales. Voyez le tableau des voyelles, à la fin de ce chapitre.

Dans ce tableau, je n’ai point disposé leurs signes, c’est-à-dire les lettres, selon l’usage accoutumé, parce que le mélange des voyelles et des consonnes qui a lieu dans tous nos alfabets est une confusion de choses essentiellement différentes, qui tend à prouver que l’alfabet primitif dont ils dérivent n’a point été une invention systématique, dressée par calcul de principes, et organisée d’un seul et même jet; mais plutôt le résultat progressif d’un premier aperçu, peut-être autant fortuit qu’ingénieux, dont l’auteur se serait hâté de faire l’application pratique, sans prendre le temps, ou sans avoir l’art de bien connaître les élémens philosophiques de sa chose: ce que les anciens nous disent d’un premier alfabet qui n’aurait eu que seize à dix-huit lettres, viendrait à l’appui de mon idée.

J’ai conservé l’A en tête des voyelles, non à raison du droit divin que lui attribuent d’anciens rêveurs scholastiques, qui, ne comprenant rien à l’origine naturelle des choses, ont partout supposé des causes fantastiques, et ont voulu que l’alfabet fût une invention du dieu Thaut ou du dieu Mênou; ni parce que de prétendus physiciens l’ont regardé comme le premier son naturel proféré par l’homme en naissant, comme si les accoucheurs n’attestaient pas que sur vingt enfans nouveau-nés, dix crient en Ê quand dix crient en A; et comme s’il était probable que l’observateur subtil qui le premier s’avisa de peindre les sons, n’eût pas eu des motifs d’intérêt personnel autrement stimulans que la fade curiosité de guetter les enfans à naître, pour savoir comment ils crient. De si puériles raisons prouvent seulement l’enfance du raisonnement dans leurs auteurs; et comme il vaut mieux avouer franchement ce qu’on ignore, que de fausser son jugement par de sottes croyances, nous dirons que personne n’a encore deviné pourquoi la lettre A se trouve en tête de tous les alfabets: et cependant nous lui conservons cette place, ne fût-ce que parce qu’étant le signe d’une voyelle ouverte, elle nous offre le moyen de passer de proche en proche des plus ouvertes aux plus serrées.

Nos grammairiens français sont d’accord que la lettre A, quoique seule de son espèce en notre alfabet, peint réellement deux voyelles bien distinctes l’une de l’autre dans la prononciation: l’une de ces voyelles se trouve dans les mots Paris (ville), ami, attaqua, frappa, patte (d’oiseau), tache (d’huile); on appelle bref cet a, et l’on a tort; car il peut se solfier aussi bien sur une note blanche que sur une double croche. Le nom d’a ouvert ne le qualifie guère mieux, car on peut le faire entendre en ouvrant très-peu la bouche, comme l’avouent les observateurs.

C’est une véritable difficulté que de donner des épithètes aux voyelles, de vouloir les caractériser par la sensation qu’elles causent, ou par leurs moyens de formation. D’autre part, les classer géométriquement, comme a fait le mathématicien anglais John Wallis, qui compte trois labiales, trois dentales, trois palatales, est une erreur aussi manifeste en son prétexte qu’inutile en sa pratique. Ce classement est vrai pour les consonnes, comme nous le verrons, et sans doute c’est ce fait qui a suscité l’idée de Wallis; mais son application aux voyelles est d’autant plus fausse, que plusieurs d’entre elles peuvent se faire entendre les mêmes, quoique l’on ait changé l’ouverture des lèvres et de la bouche, ainsi que l’avoue le médecin Amman[11]. On ne peut donc désigner que par des épithètes de pure convention les diverses voyelles que peint une même lettre, et comme la chose importante est de bien s’entendre, nous proposons d’appeler petit a, ou a clair, l’a prononcé dans les mots Paris, ami, frappa, etc. Nous verrons par la suite le motif et l’utilité de ces noms.

[11] Page 218.

Cet a clair est le plus habituel de la langue italienne et du haut dialecte allemand qui domine en Saxe; il est aussi très-fréquent dans la prononciation anglaise, et cependant il n’a aucun représentant dans l’alfabet de cette langue; car sur la lettre a les Anglais épellent notre e: sur e français ils prononcent i, sur i ils prononcent la diphtongue ai, ce qui est un contre-sens; aussi n’est-il point d’Anglais instruit qui n’avoue que l’alfabet de sa langue est un chaos d’irrégularités: par esprit de justice, j’en dirai autant de l’alfabet français et de son système orthographique; en sorte qu’ici nous avons le phénomène bizarre des deux peuples de l’Europe qui, ayant le plus et le mieux cultivé l’art du langage, ont le système le plus absurde de le peindre. Quels progrès eût donc fait leur littérature, quelle extension eût pris leur langage, si leur système d’orthographe eût eu seulement la demi-perfection de l’orthographe italienne et castillane?

TABLEAU GÉNÉRAL
DES VOYELLES USITÉES EN EUROPE.

Nos FIGURE. DÉSIGNATION. EXEMPLES.
 
EN FRANÇAIS. EN ANGLAIS. EN ALLEMAND.
1 a clair, ou bref, petit à Paris, patte (d’oiseau), mal. habit, rabbit, sad, mad. alabaster, abend.
2 a profond, ou long, grand â âme, âge, pâte (de farine), mâle, (sexe). fall, call, law, because. aal (anguille), ahl (alêne): surtout dans le bas-allemand.
3 o clair, ou bref, petit o odorat, hotte (d’osier), molle (cire), sol. rod, gut, nut, cut, lull. och, oft.
4 o profond, ou long, grand ô. hôte, haute, môle, saule, pôle. road, goat, note, coat, foe, whole. hanover, eroberer, pohle.
5 bref, petit ou chou, sou, trou. good, wood. gut; en général u dans le haut-allemand.
6 profond, grand voûte, croûte, roue, boue. rule, book, shoe, move. uh, buhle, buhlen.
7 clair, guttural cœur, peur, bonheur. très-rare (se trouve dans Burr.) ö tödten, göthe, stöcke.
8 eux profond, creux eux, deux, ceux. manque. öh höhe.
         
9     e muet, féminin borne, gronde, ronde. rul-e, mov-e, prov-e binde, blatte.
e gothique que je me repente. sir, bird, wat-er, mill-er. wass-er, ab-er, hab-en.
         
10 e ouvert fête, faîte (de toit), mer, fer. nail, where, fair, bear. ä, älter, läben, bäten.
11 ée s (sans nom) æ, ē née, nez. take, make, scale, gate. eh, stehlen, sehen, see.
12 é masculin né, répété. red, bed, head. etwas, besser.
13 i bref, petit i midi, imité, ici. spirit, hill, still, mill, it. bitte, gift.
14 î long, grand î île (en mer), la bîle. heat, kneel, steal, meal, eat. ihnen, ihrer.
15 u français et turc hutte, chutte, nud. manque. ü, über, üben, füchs.
         
16 N
A
S
A
L
E
S
  an   pan (de mur).   anker.
17 on   son (de voix).   onkel.
18 in   brin (d’herbe), pain, pin, peint.    
19 un   un, chacun.    
         
Face à la page 28. No Ier.

La deuxième voyelle figurée par a se prononce dans les mots français âme, plâtre, gâte, pâte. C’est à tort qu’on l’appelle a long, car il peut se solfier aussi bref que l’autre: l’épithète de a profond ou creux lui convient mieux, parce que réellement il porte cette sensation à l’oreille, et que pour le prononcer la bouche forme une plus grande cavité, surtout vers son fond.

La différence que nous signalons entre à clair et â profond est tellement réelle, que si l’on prononce l’un au lieu de l’autre, le sens des mots en certains cas sera changé: par exemple, lorsqu’on fait entendre à mon oreille (sans que je voie l’écriture) ces deux mots màl faible, je conçois douleur faible: si l’on me fait entendre mâl faible, je conçois un être masculin faible: si l’on dit patte, j’entends patte d’oiseau: si l’on dit pâte, j’entends pâte de farine: si l’on dit tàche, j’entends tache d’huile: si l’on dit tâche, j’entends tâche de travail: bal, j’entends la danse; bâl, j’entends la ville de Basle, etc.

De semblables différences ont lieu en anglais, par exemple, fat signifie gras; fought, qui se prononce fât, signifie combattu: l’orthographe ne fait rien à la chose.

Les grammairiens français qui, dès le temps de François Ier, remarquèrent l’inconvénient de n’avoir qu’un signe pour deux sons, conçurent le dessein d’y remédier: Jacobus Sylvius proposa des accents, et après lui peu à peu s’est introduit l’usage de distinguer a clair par les accens à á, et a profond par l’accent circonflexe (â), ce qui en fait deux lettres réellement différentes.

L’écriture anglaise, qui n’a point admis l’utile expédient des accens[12], laisse sur la lettre a la triple équivoque d’être ou a clair, comme dans rábit (lapin); ou â profond comme dans hâll (salle); ou ée, ez, comme dans make, take (qu’un Français doit dire mée-ke, tée-ke); ou même comme é masculin dans surface, stomach (prononcez sorféce, stomék). Par un autre vice d’alfabet, cette écriture donne deux signes ou lettres à l’indivisible son â dans les mots, law, thaw, raw. L’habitude apprend tout, dit-on, à Londres, comme à Pékin: cela est vrai, mais le travail inutile use les forces et dévore le temps.

[12] Et cependant Wallis dans sa grammaire nous en produit trois, savoir, â, á, ò. Ce sont sans doute les imprimeurs qui, pour la prétendue beauté des planches, les auront fait disparaître.

L’â profond est d’un rare usage chez les Italiens et chez les Allemands du haut dialecte; il est au contraire habituel dans le bas dialecte, qui se parle en Bavière, le long du Rhin, dans le pays de Hambourg, les provinces prussiennes, etc. En France, l’â profond domine dans nos provinces du nord, tandis que à clair domine dans le midi: ce qu’un Normand prononce bâteau, bâron: un Languedocien le prononce báteau, báron; l’observation d’une juste mesure constitue le bon accent, la diction élégante, dont la capitale passe pour être le tribunal et le foyer, encore que le peuple n’y prononce pas correctement.

Deux autres voyelles également distinctes sont représentées par la seule lettre ó. L’une (troisième de mon tableau), est ó, que j’appelle ó clair, petit ó, prononcé dans les mots français dóré, bródé, frótté, et dans les mots anglais nót, clock, top, but, cut, shut, rod. L’analogie de cet ó avec à clair est assez marquée pour que les instituteurs de la langue anglaise conseillent aux Français de prononcer de la gorge un à au lieu d’un ó, dans les mots offer, often, office: il est certain que l’on peut émettre un son qui laisse l’oreille indécise de savoir s’il est à ou bien ó; mais pour sentir cela, et pour l’imiter, il faut l’entendre et le bien écouter.

Ó clair, ou petit ó, est le plus usité, et, pour ainsi dire, le seul de la langue italienne, qui d’ailleurs le prononce long ou bref à volonté. Comme les Français et les Anglais ont l’habitude de le prononcer plus profond, il en résulte dans leur prosodie italienne un vice d’accent, qui décèle toujours leur qualité d’étrangers.

A cette occasion je remarquerai, qu’entre les Anglais d’une part et les Italiens de l’autre, il y a cette différence notable dans la prononciation de toutes les voyelles, qu’elles ont un son plus clair chez les Italiens, parce que leur bouche plus ouverte laisse passer plus librement le son, qui, de la gorge vient droit frapper l’oreille avec éclat; tandis que chez les Anglais, les lèvres moins écartées, surtout des deux côtés, retiennent une partie du son entre la langue et l’arrière-palais, où il retentit comme en une concavité, ce qui lui fait porter à l’oreille une sensation de creux et de profond. La cause de cette différence nationale ne serait-elle pas que l’habitant de l’Italie, vivant sous un ciel tempéré, même chaud, a pris l’habitude de respirer largement un air frais et pur; tandis que la race anglo-saxonne, ayant toujours vécu sous un ciel humide et froid, a dû craindre de humer un air désagréable, nuisible surtout aux dents, et prendre par conséquent l’habitude de prononcer du fond de la bouche en serrant les lèvres. C’est à de telles causes physiques que sont dues bien des habitudes nationales: dans le cas présent, les Français, qui tiennent le milieu de toute manière entre les deux peuples dont je parle, en sont une autre preuve.

Le second ô (quatrième voyelle du tableau), est le son que j’appelle ô profond, grand ô, prononcé dans les mots français pôle, môle, fantôme, saule, baume; et dans les mots anglais bold (hardi), cold (froid), coat (habit), goat (chèvre), road (route).

La plupart des grammairiens l’ont appelé ô long, mal à propos, ce me semble, puisqu’il peut se solfier bref: l’épithète de profond le caractérise mieux, en ce que réellement la bouche, pour le prononcer, forme vers l’arrière-palais une cavité qui lui donne un son creux.

Cet ô profond qui a de l’analogie avec l’â profond, diffère comme lui du son clair, dont il partage le signe (ó): la preuve en est que si vous dites côte, on entendra côte d’animal, ou colline; si vous dites cóte, on entendra une cotte d’armes, une cotte de mailles: si vous dites sóte, c’est une épithète; si vous dites sôte (saute), c’est l’action de sauter: de même hóte (pour panier), ou haute (pour l’élévation), ou hôte (pour la personne qui loge), etc.[13].

[13] C’est pour cette raison que l’oreille dans la poésie n’aime pas que l’on rime ó bref avec ô long, comme dans ces vers:

Le bonheur n’est pas sur le trône,
La médiocrité nous le donne.
(Dorat, fable de la Linotte.)

De semblables différences existent chez les Anglais: si vous leur faites entendre ród, c’est une baguette; si vous prononcez rôd (road), c’est une route; si vous dites cót (cut), c’est coupé; côt (coat), c’est vêtement; bót (but), c’est la particule mais; bôt (boat), c’est un bateau; gót (gut), c’est intestin; gôt (goat), c’est chèvre, etc.

Dans l’écriture de ces deux langues, c’est un vice commun de peindre ce son simple par des combinaisons de lettres, comme en français eaux, hauts; en anglais oa, foe; toe, qui ne représentent que ô.

Ainsi que son analogue â, l’ô profond est assez peu fréquent dans la prononciation italienne et dans le haut-allemand: il domine au contraire dans le bas-allemand. Chez les Français, les habitans du nord le prononcent très-souvent là où ceux du midi prononcent ó clair. Un Normand, un Flamand disent vôtre, nôtre; un Languedocien, un Gascon disent nóttre, vóttre.

Une cinquième voyelle est ou dans les mots français cou, clou, genou, chou (légume). Les Allemands, les Italiens l’écrivent par u seul, et quelquefois aussi les Anglais; par exemple, dans le mot rule, (règle): d’autres fois par oo; dans tool (outil), cook (cuisinier). Chez eux comme chez nous, c’est un vice d’orthographe de donner plusieurs lettres à cette voyelle qui est un son aussi simple que o et que a; car on ne saurait diviser ou en deux.

D’autre part, je dois remarquer que dans les mots français cou, clou, genou, chou, le son n’est pas réellement le même que dans les mots roux, doux, roue, boue: on pourra dire qu’en ces derniers, semble plus long que dans les premiers; cependant si l’on y fait attention, l’on peut prononcer l’un aussi bref ou aussi long que l’autre: le fait est que pour prononcer dans les mots roux, doux, boue, etc., les lèvres s’avancent davantage en se resserrant comme pour faire la moue, tandis que cela n’a pas lieu dans les mots cou, clou, chou. Par la suite nous trouverons la différence de ces deux ou très-marquée, et pour ainsi dire constituée dans les langues orientales; et par cette raison, dès ce moment nous en ferons la distinction, en appelant, óu clair et petit óu, la voyelle des mots cou, clou, etc.; profond, grand , la voyelle des mots doux, roux, qui me semble identique à celle des mots anglais rule, tool, cook.

Une septième voyelle est dans les mots français peur, cœur, bonheur: cette voyelle manque aux Italiens et aux Anglais, et cependant mon oreille croit l’entendre chez ceux-ci dans les mots burr et furr. Elle a lieu chez les Allemands, qui la peignent ö, et qui écriraient notre mot cœur de cette manière (kör): cette voyelle, quoique figurée en français par deux, et quelquefois trois lettres (comme dans les mots cœur, sœur), n’en est pas moins un son aussi simple que a, que o, etc.: je l’appelle clair, ouvert, pour le distinguer du suivant:

Huitième voyelle. Eu dans eux, ceux, Dieux, mieux. On se trompe lorsqu’on croit cette voyelle plus longue que la précédente: elle peut se solfier aussi brève: sa vraie différence est d’être plus profonde, plus creuse. Il suffit, pour s’en convaincre, de bien s’écouter en prononçant: le cœur, et je veux; j’ai peur et je peux: les Allemands prononcent cette voyelle dans stöbern, chasser; tödten, tuer; stöcke, bâton, etc.; ils la peignent à volonté, en ajoutant une h après ö: par exemple, ils écriraient föh, pour feux. Les Anglais et les Italiens n’ont pas cette prononciation.

Entre cet eù clair dans cœur, et eû profond dans feux, toute oreille exercée distingue encore un autre son eu, qui n’est ni l’un ni l’autre: par exemple, dans le mot peu, eu n’est ni comme dans peux, ni comme dans peur. On pourrait à la rigueur dire que cet eu est une autre voyelle, mais je n’insiste pas sur une nouveauté qui serait peu utile. Voyons une huitième voyelle.

La lettre E, commune à toute l’Europe, sert chez les Français à peindre jusqu’à quatre voyelles parfaitement distinctes; savoir: 1o e muet; 2o ê ouvert; 3o é fermé ou masculin; 4o ée ou ez, qui n’a point de nom; nous allons les décrire.

Je classe pour neuvième voyelle l’e, qu’en français on appelle e muet, sans doute parce que, toujours placé à la fin des mots, il peint un son expirant qu’à peine on doit entendre: le mot étant terminé par une consonne, si on la prononçait close, c’est-à-dire sans qu’elle fût suivie d’une voyelle, la bouche resterait fermée, et, dans beaucoup de cas, la consonne ne serait point entendue: par exemple, si des mots frappe, jappe, on ôte l’e final, les lèvres resteront closes sur p: or, parce qu’un mécanisme naturel engage toujours le parleur à faire sentir ce p, en laissant sortir un son léger après lui, les premiers grammairiens ont avec raison trouvé convenable de peindre ce son mourant par un signe qu’aujourd’hui nous appelons e muet. C’est à raison de ce mécanisme naturel que cet e a lieu également chez les Anglais, dans tous les mots terminés en e, par exemple pile, rime, style, etc. Il n’existe pas chez les Italiens, ni chez les Espagnols; mais je le trouve chez les Allemands, jouant comme chez nous un autre rôle où il cesse d’être muet, sans changer de figure, et sans que les grammairiens aient noté sa métamorphose[14].

[14] Je dois excepter Anthoine Oudin, secrétaire-interprète du roi, qui, dans sa grammaire dédiée au comte de Waldeck (1645), outre l’e muet féminin, remarque qu’il y a un autre e, ressemblant à eu, lequel se fait sentir dans les mots me, que, je, ne; Oudin aura dû cette observation à la connaissance qu’il avait de la langue allemande.

En effet, écoutons au théâtre un poëte ou un acteur déclamer avec l’accent convenable ces mots:

Que je me repente.....

Le grammairien aura beau nous dire que l’e final de chaque mot est un e muet, notre oreille protestera qu’elle entend distinctement une voyelle sonore, qui tient de eu et de ó, sans être ni l’un ni l’autre; qu’ensuite nous écoutions avec attention les mots allemands wasser (eau), zimmer (fleur), elter (plus âgé), et les mots anglais water (eau), matter (matière), sylver (argent), nous sentirons que tous ces e portent à notre oreille la même sensation que celle des mots français cités, et beaucoup plus forte que celle de l’e muet proprement dit, dans frappe, trompe, etc.

Je viens de dire que dans la prononciation poétique des mots que je me repente, le son e tient de eu et de ó clair; réellement, en remontant à son origine, je crois en trouver la preuve dans une altération que les mots de la langue romane ont subi en passant dans la bouche des Franco-Germains: ce que cette langue romane prononçait bono, rondo, grando, comme on le dit encore en Provence, les Francs le prononcèrent boneo, rondeo, grandeo, en appuyant sur E final, et le prononçant comme dans wasseor, elteor, zimmeor; et si l’on y fait attention, le mot wasser, allemand, prononcé wassre, à la française, en faisant bien sonner l’E final, n’a de différence que dans la position de cet e avant ou après R.

D’après ces remarques, il me semblerait convenable de ne pas donner à l’E muet, lorsqu’il expire, le même signe que lorsqu’il est fortement exprimé; et comme en ce dernier cas je le trouve d’origine gothique ou allemande, je proposerais de lui affecter la figure que lui donne cet alfabet, et que nous avons maintenue dans notre écriture de ronde (l’ε). Nous réserverions au véritable E muet expirant son habituelle figure de E nu.

Je retrouve cet e gothique dans tous les infinitifs allemands finissant en en, comme haben (avoir), leben (vivre), schlafen (dormir), etc.

Je le trouve encore bien caractérisé dans les mots anglais sir, bird, shirt, et même dans la syllabe ure des mots pleasure, measure (prononcez pléjer, méjer), et encore dans la syllabe on des mots bacon, fashion, faction, nation, (prononcez fachen, née-chen, etc.)[15].

[15] A la manière dont j’ai ouï les trois Indiens à Paris prononcer Bermah, je ne doute pas que l’e gothique n’existe dans le Sanscrit et dans plusieurs de ses dérivés, où les Anglais le peignent par w.

Dans notre langue française, le bas-peuple, qui conserve souvent les vieux usages, semble avoir gardé la trace de l’origine romane que j’ai indiquée: dans le midi, vous entendrez les enfans crier ma mērò, mon pērò; vers le nord, ma mēre, mon pēre, et vers la Bretagne et le Maine, ma mēran, mon pēran.

Les anciens grammairiens français, en donnant au véritable e muet le nom de e féminin, semblent avoir eu pour raison que dans les adjectifs il sert souvent à marquer le genre féminin: par exemple, bon, bonne; grand, grande; planté, plantée; frappé, frappée; mais cette prétendue règle subit une foule d’exceptions, comme on le voit dans les adjectifs à deux genres, tels que fidèle, infidèle, parallèle, austère, sévère, et surtout dans les substantifs père, frère, arbre, trouble, etc.

Une dixième voyelle est ê, appelé ouvert, dans les mots français tête, fête, quête, être, prononcé de la même manière sous la forme ai, dans les mots maître, naître, paître, etc.

Les Anglais le prononcent et l’écrivent comme nous dans les mots air, pair, fair, nail, sail, etc., de même que dans les mots where, there, they, etc. (ouêre, thêre, thê): les Italiens le prononcent dans bello, ferro, vero.

Les Allemands le figurent par ä: ainsi lorsqu’ils écrivent bäten (prier), läben (vivre), älter (plus vieux, de alt, vieux), ils le prononcent comme nous ferions bêten, lêben, êlter.

On sent ici l’utilité de distinguer les divers E par des accens ou marques quelconques: avant le règne de François Ier, tous nos E se ressemblaient; en lisant cœur ferme, l’on ne savait si ce n’était pas cœur fermé; esprit informe, pouvait être esprit informé: ce fut le médecin Jacques Dubois qui, instruit dans la langue grecque, proposa des accens du genre de ceux dont Aristophane de Byzance fut, dit-on, le premier inventeur. L’on n’a conservé que l’accent aigu de Dubois sur é; mais on a profité de ses idées pour introduire d’abord l’accent grave, qui se montre dès avant 1600: puis l’accent circonflexe, qui ne date guère que de 1720 à 1730, et dut à l’abbé de Saint-Pierre une grande partie de son crédit.

A l’occasion du grec, j’observe que, selon nos classiques, sa voyelle êta est identique à notre ê français: les Grecs modernes nient cela par la raison qu’ils prononcent i sur êta, et qu’à titre de descendans, ils prétendent mieux représenter les anciens: à ce titre, les paysans d’Italie nous retraceraient les vieux Latins: dans cette hypothèse grecque, ce vers du poète Kratinos, contemporain d’Hérodote:

Comme une brebis qui va criant bê, bê;

devra se lire, qui va criant vi, vi; car nos Grecs actuels prononcent sur le , et s’ils veulent dire B, ils écrivent MP, ce qui est tout-à-fait barbare. Par suite de ceci, les chèvres égyptiennes du roi Psammetichus n’auront point crié bêk, bêk, comme le dit Hérodote[16], mais vik, vik: leur cri a-t-il changé? J’atteste qu’il m’a semblé être encore ou , avec quelque chose de plus à la fin du mot: et du temps de Moïse, les Hébreux l’ont ouï ainsi, puisque, en leur dialecte arabique, le nom de la chèvre est meuz, par imitation de son cri.

[16] Cet auteur nous dit que, pour découvrir quelle langue naturelle parlerait l’homme absolument sauvage, les savans de Psammetichus firent élever deux enfans nouveau-nés par une chèvre, avec défense expresse au berger de jamais parler. Le cri unique des enfans grandis se trouva être bek (sans la finale grecque os); on rechercha le sens de ce mot en diverses langues: il se trouva signifier pain, en langue phrygienne; et les savans d’Égypte furent assez enfans pour ne pas voir qu’il était l’imitation du cri de la chèvre. Quant au sens de ce mot en phrygien, il est curieux de le trouver le même qu’en anglais, où Bèke (bake) signifie boulanger ou cuire du pain. La raison en est que l’ancien anglais dérive du deutche ou mœso-gothique, qui fut la langue des Daces et des Thraces dont les historiens nous disent que le phrygien fut un dialecte. Les Tartares de cette contrée que visita Busbec, vers 1550, parlaient encore ce même langage, puisque, dans le vocabulaire qu’il cite, plus d’un tiers des mots est anglais.

Quant au B, prononcé V, comment se fait-il que les anciens Grecs rendent toujours par cette lettre le B de tous les dialectes arabiques lesquels n’ont point de V: ce serait un utile travail de comparer l’alfabet grec moderne à l’ancien, à dater seulement du temps de l’évêque Eusèbe (320). Un autre travail curieux serait de nous développer cette descendance des Grecs actuels, en déduisant tout ce que les conquêtes des Barbares, tout ce que leurs invasions, leurs incorporations à l’état militaire ont introduit et mêlé de sang étranger, goth, thrace, bulgare, au sang des Hellènes.

Une onzième voyelle est peinte par les composés ée, ez; dans les mots fée, née, nuée, donnée, tombez, chantez, bornez. Les Anglais ont évité ce vice d’orthographe en peignant cette voyelle ée par A seul, dans les mots make, faire; bake, boulanger; snake, serpent; shake, secouer; que nous devons prononcer mée-ke, bée-ke, snée-ke, chée-ke. Mais comme chez eux la lettre A prend d’autres valeurs, il eût été plus convenable d’établir ici un signe spécial, par exemple, æ, qui précisément en anglais vaut ée, comme dans le français et dans la prononciation latine de presque toute l’Europe. La voyelle ée existe en allemand, sous la forme eh: on l’entend dans les mots ehren, honorer; dehnen, tendre; behner, panier.

Je ne la connais pas dans l’italien ni dans l’espagnol.

N’est-il pas singulier que chez les Français, où elle est d’un usage fréquent, pas un grammairien, depuis Jacques Dubois (1531), ne l’ait ni comptée ni remarquée? Tous se bornent à reconnaître trois E, savoir: E muet final; É masculin ou fermé; È ouvert, qu’ils frappent de l’accent grave jusque vers 1720, où le circonflexe (Ê) commence à paraître. L’abbé Regnier, organe de l’Académie française en 1706, n’a pas d’autre doctrine. L’abbé Dangeau qui, en 1695, publia des vues neuves et judicieuses sur les voyelles, pense de même, et cite les mots fermeté, netteté, comme contenant les trois E, savoir, È ouvert dans fer, E muet dans me, É masculin dans : la même chose en nètteté, qu’aujourd’hui nous ne prononçons plus de même, mais netteté. Enfin, si Beauzée, qui en 1767 eut le bon esprit de profiter de celui de ses devanciers, nous compte quatre E, c’est parce qu’il veut que l’on distingue È de Ê; ce qui ne peut guère s’admettre vu l’infiniment petite différence de leur prononciation, et vu l’origine des deux accens, dont l’un (ê) n’est réellement que l’è grave mieux marqué, auquel il a succédé. Jacques Dubois est réellement le seul qui compte quatre voyelles distinctes sous la figure E, savoir:

1o é qu’il appelle son plein dans amé;

2o è, son faible dans bonne grace (on voit que c’est E muet);

3o âi ou êi dans maître (c’est notre Ê);

4o Enfin ē, son moyen dans vous aim-ēs (pour aimez).

Voilà notre voyelle E qui n’a point reçu de nom propre, et à laquelle il est embarrassant d’en donner. On ne peut l’appeler E long, puisqu’elle peut se prononcer brève: nous proposons de l’appeler ÉE double, et de la figurer ē dans un alfabet régulier.

Une douzième voyelle est peinte par É que l’on nomme É masculin ou fermé, qui se prononce dans les mots armé, clarté, bonté, etc.

Il existe dans les mots anglais red, rouge; bell, cloche; head, tête; death, mort (prononcez héd; déth);

Dans les mots allemands besser, meilleur; etwas, quelque chose, etc.

Il est le plus habituel dans les langues espagnole et italienne. Pourquoi les Français l’appellent-ils E masculin? Ce doit être parce qu’ils auront remarqué qu’il caractérise ce genre dans une foule de participes: armé, honoré, frappé, brisé, etc. Mais si d’autre part il se montre dans une foule de substantifs féminins, tels que santé, bonté, clarté, etc., que devient son nom? L’épithète de E fermé ne lui convient guère mieux: en quoi l’est-il plus qu’aucune autre prononciation E? Je ne vois de réponse qu’en ce que les participes masculins armé, honoré, frappé, etc., sont clos ou fermés par cet É, sans qu’ils soient suivis de E muet final, qui les rouvrirait pour les rendre féminins. Si l’on trouvait cela une mauvaise raison, je dirais que dans les anciens grammairiens elles sont presque toutes de ce genre.

Une treizième voyelle est peinte par I; et se prononce de la même manière chez tous les Européens, avec la seule différence d’être tantôt brève, tantôt longue. Les grammairiens anglais sont les seuls qui aient caractérisé ce double état par deux signes différens. Selon leur orthographe, I bref se trace d’une seule lettre dans les mots spirit, habit, fit, envy, sorry, merry: I long se trace au contraire par deux EE dans need, knee, to see, ou par EA dans the sea, to fear, to beat, qu’un Français doit prononcer nîd, knî, to sî, the sî, to fîr, to bît: je le répète; ces signes multiples, pour un objet simple, sont un vice d’alfabet, comme, par inverse, c’en est un autre de prononcer les deux voyelles AI sur la seule lettre I, ainsi que le pratique l’alfabet anglais.

Quant à une différence réelle entre i bref et î long, on ne peut se dispenser de la reconnaître, puisqu’il en résulte des différences matérielles dans le sens des mots: car si je prononce sick, ce mot pour un Anglais signifiera malade; sîk (seek) signifiera chercher: bit signifiera morceau; bît (beat) signifiera battre: rich signifiera riche; rîch (reach) signifiera portée, capacité: fit signifiera accès; fît (feat) signifiera fête, etc. Comme nous trouverons cette distinction de I bref ou I petit et de I long ou grand I, établie organiquement dans l’arabe et dans ses analogues asiatiques[17], nous croyons devoir en tenir compte dès à présent, affectant i pointé à i bref, et î romain circonflexe à i long.

[17] Elle existe dans le latin.

L’I bref ou long est la voyelle qui laisse le moins de cavité dans la bouche, le moins d’espace entre la langue et le palais; de manière que, en resserrant encore un peu, l’on produit le sifflement des oies, qui est ich allemand, réputé consonne[18]; et si l’on touche tout-à-fait, l’on forme le gué et le , consonnes positives, dont l’affinité avec et ïé a causé des permutations de mots capables d’embarrasser l’étymologiste qui n’a pas cette clef. C’est par cette affinité que le ianus des Latins est identique au ganes-a indien prononcé guianesa; que le gelas grec est devenu le yellow anglais, guiallo et djallo italien, et jaulne français; que le latin ego, prononcé eguio, a fait eyo, et io, je ou moi; qu’en anglais, le mot indian est prononcé indjén, etc. Enfin, qu’en français le mot trier, dans le peuple, est devenu triquer; triquer le bon du mauvais.

[18] Litera anserina des Latins.

C’est encore à raison de cette affinité que dans l’ancien latin, comme dans le sanscrit, la voyelle i, suivie d’une autre voyelle, usurpe quelquefois le rôle de consonne, sans pourtant le devenir, comme le croient quelques-uns. Écoutons Quintilien: «Il est du devoir du grammairien d’examiner si l’usage n’a pas admis quelques voyelles en fonction de consonnes; car on écrit iam comme tam, quos comme cos[19]

[19] In vocalibus videre est an aliquas pro consonantibus usus acceperit: quia iam sicut tam scribitur, et quos sicut cos.

Remarquez bien que Quintilien ne dit pas que dans iam, i fût consonne, mais seulement que l’usage lui en donnait la fonction, en prononçant iam d’une seule syllabe comme tam. Certainement I ne saurait changer de nature: étant un son, il ne peut en même temps être un contact; mais dans l’état de rapprochement où le palais et la langue se placent pour former i, la voyelle a s’échappe comme s’il y avait contact vrai, sans changement de position; ce qui n’arriverait pas s’il leur fallait former EA. Ceci peut sembler subtil, parce qu’en ce genre d’explication l’on ne peut rendre par écrit les nuances de la prononciation, mais les faits n’en sont pas moins vrais.

Quand on lit les auteurs latins dans les livres imprimés, on pourrait croire qu’ils eurent nos lettres j et v, parce que maintenant elles se trouvent dans leurs ouvrages; mais la vérité est qu’elles n’existent dans aucun manuscrit ancien, pas même dans les imprimés antérieurs à la fin du seizième siècle: jamais on n’y voit que les lettres i et u. Ce fut vers cette époque que les grammairiens français surtout commencèrent à se plaindre de la confusion de u et i, pris tantôt pour voyelles, tantôt pour consonnes; et ce ne fut que vers et depuis 1600 que s’introduisit l’usage d’allonger l’i en j, d’arrondir l’u en v, pour faire ja et va; ce qui a produit deux lettres nouvelles dans l’alfabet français. Le poëte Corneille a beaucoup contribué à cette innovation, dont le mérite originel remonte à Loys Meygret, qui, profitant des idées de Jacques Dubois, en fit le premier la proposition dans son livre sur l’orthographe, imprimé en 1545.

Une quinzième voyelle est l’u français dans les mots sur, pur, mur etc. Cette voyelle existe aussi dans les langues turque, flamande, hollandaise et dans le haut allemand, où elle est peinte par ü. Elle a même lieu dans le nord de l’Italie, mais elle ne se trouve point chez les Autrichiens, chez les Bavarois et autres riverains du Rhin, qui, au lieu de prononcer pureté, sureté, nud, crud, disent pirté, sirté, neid, creid. Cette substitution d’i à u, qui fait rire le vulgaire, a le mérite de révéler au grammairien pourquoi les anciens latins disent indifféremment optimus ou optumus; maximus et maxumus. Pour peu que l’on se rende compte de l’état de la bouche en ces deux voyelles, on s’aperçoit que le passage est également resserré pour l’une et pour l’autre, et qu’il y a entre elles un terme moyen analogue, que Quintilien a bien senti en citant les exemples que nous venons de rapporter, et en insistant sur la différence de I long dans opimus, qui n’a pas permis cette confusion.

L’exemple d’optumus et maxumus n’est pas le seul qui autorise à croire que les Latins aient connu notre U français, quoique en général ils le prononçassent OU. D’abord ils purent le tirer des anciens Grecs, leurs aïeux, chez lesquels le υ semble avoir été ordinairement ou bref, et quelquefois notre u français même. Ensuite les Latins Cisalpins et d’autres étrangers incorporés durent propager cet u, qui leur était familier: à la manière dont les mots uel, uelle, uir, uirtus, uoluit, uoluere, sont encore aujourd’hui prononcés chez les Allemands, les Slavons, les Transylvains, etc. Il y a lieu de croire que les Romains ne prononçaient pas ouel, ouelle, ouir, ouirtous, ouolouit, ouolouere; mais que par euphonie ils employaient soit notre U véritable, soit son analogue le w belge, qui, formé par le rapprochement des deux lèvres, comme pour jouer du fifre, est une prononciation moyenne entre notre U français et notre consonne v. Quintilien dit expressément que dans les mots seruus, vulgus, le premier U est le digamma éolien, lequel ne saurait être que notre v français ou le double W belge. Sans insister sur cette question d’érudition, il me suffit de remarquer que dans tout le midi, en Italie, en Espagne, chez les Arabes d’Afrique et d’Asie, notre U français n’a point lieu; tandis que dans le nord il existe chez les Belges, chez les Hollandais, chez les Allemands du haut dialecte, chez les Turcs, c’est-à-dire chez tous les peuples d’origine gothique et tartare. Néanmoins il faut en excepter les Anglais, qui ne le prononcent point, mais qui, sur son signe U, prononcent rapidement une diphtongue que John Wallis a bien désignée en disant qu’elle ressemble à iu (iou) bref dans le mot espagnol ciudad.

Il est inutile de remarquer que, de toutes nos voyelles, celle-ci fatigue le plus les étrangers qui n’en ont pas l’habitude; elle les jette dans des contre-sens très-incommodes pour eux et pour nous: un Espagnol, un Italien ne disent point mettre son chapeau dessus sa tête, mais dessous sa tête. Cela fait rire le vulgaire; mais cela fait méditer le philosophe sur la puissance physique des habitudes de l’enfance, et sur les difficultés que l’art du langage, maintenant si facile, a dû opposer aux premiers humains qui l’ont inventé.

Après les diverses voyelles que je viens de décrire, je ne vois plus que les quatre nasales an, on, in, un, qui passent mal à propos pour n’exister que dans le français, et qui néanmoins se trouvent dans plusieurs langues de l’Asie et même de l’Europe. Par exemple, les Polonais prononcent on et in comme nous, et les peignent judicieusement par un signe simple ą pour on, et ę pour in. Si les Anglais et les Allemands, n’en ont pas fait une telle distinction, ils ne profèrent pas moins le son, surtout lorsque an, on, in, sont suivis d’une consonne. Par exemple, anker (ancre), ingber (gingembre).

Les grammairiens français ont assez long-temps hésité s’ils admettraient pour voyelles ces quatre prononciations, sans doute par la raison qu’ils les voyaient toujours figurées par plusieurs lettres: mais si, comme il est de fait, les nasales an, on, in, un, sont aussi indivisibles que A, E, O, elles sont aussi réellement des voyelles. Il y a seulement cette circonstance particulière que dans leur peinture, comme dans leur prononciation, la consonne nasale n est toujours prête à se montrer lorsqu’elle est suivie d’une voyelle; tandis qu’elle reste cachée, si elle est suivie d’une consonne. Par exemple, dans les mots un œuf; un animal, la nasale un semble se décomposer en U, qui reste seul, et n, qui se joint à animal, u-nanimal; tandis que dans les mots un bœuf, un cheval, cette même nasale un reste indivisible. La même chose se remarque dans les mots bon ami, etc., l’an passé, etc.

Cette nature mixte vient de ce que le son partagé entre la cavité du nez et celle de la bouche porte à l’oreille une sensation d’un genre que les autres voyelles n’ont pas. Ceci nous mène à faire une remarque qui n’a pas encore été citée, ou du moins développée; savoir, qu’il existe une voyelle purement nasale, ou son émis par le seul canal du nez, la bouche restant parfaitement close: chacun peut s’en convaincre; et dans l’essai que l’on en fait, l’on s’aperçoit qu’il s’y joint une sorte de consonne qui porte à l’oreille une sensation à peu près comme kn. Cette espèce de k est formée par l’application du voile du palais contre l’arrière-bouche; et si cette application est plus faible, il en résulte un g-n. Ces prononciations ne sont représentées par aucune lettre dans les alfabets, et cependant mon oreille croit bien les entendre dans les mots allemands qui finissent en ken, comme saken (ensacher), brocken (émiéter), même un peu dans les mots anglais broken, spoken, etc.

Importante ou non, cette remarque doit tenir sa place dans l’analyse générale des prononciations.

Quant aux nasales on, an, in, un, mon oreille les entend dans les langues turque, persane, même dans l’arabe et dans les échantillons d’indien, malabare et de Bengali, qui ont été à ma portée: elles se trouvent surtout à la fin des mots, comme une sorte de repos à la respiration nonchalante et fatiguée par la chaleur; sous ce rapport elles ont de l’analogie avec l’E muet, qui est le son de repos des hommes du nord: ainsi la nature a fait les premiers frais de ces habitudes, et l’imitation les a implantées. Il est probable que primitivement ces finales on, en, in, un, ne furent point partie intégrante des mots, et qu’elles n’y ont été ajoutées que par la suite; que, par exemple, dans l’ancien allemand, les infinitifs ne se terminaient point par en, comme dans haben, läben, glauben (croire), fragen (s’informer), mais qu’ils se disaient nûment hab, läb, glaub, frag, comme il arrive encore chez les Autrichiens, les Bavarois, etc.

Il appartient aux savans de cette langue de nous donner la solution de cette question dont les rameaux s’étendent jusqu’au sanscrit, qui, de jour en jour, se décèle davantage pour être la souche de tous les idiomes gothiques.

Maintenant si nous résumons toutes les voyelles décrites, nous en trouvons dix-sept, y compris les quatre nasales, par conséquent treize seulement dans l’acception vulgaire: ce nombre treize est celui du grammairien Beauzée, qui, parmi nos modernes, passe pour avoir le mieux étudié cette question (il a écrit en 1767). Néanmoins entre son tableau et le mien, il y a des différences essentielles: Beauzée compte quatre E; mais il veut que dans fer, mer, amer, è soit différent de Ê dans faire, maire, tête, fête, etc. Cela peut se dire strictement parlant, mais la différence consiste plutôt en ce que dans les mots fer, mer, Ê est plus bref que dans les mots faire, maire: aussi les grammairiens antérieurs, tels que Regnier, Dangeau, etc., n’ont-ils point fait cette distinction en citant les mêmes mots pour exemples; et lors même qu’on la ferait, l’on ne pourrait se dispenser d’admettre à plus forte raison le ée que j’ai établi, lequel a une différence bien autrement caractérisée, encore qu’aucun de ces savans n’en ait tenu compte. Je diffère encore de Beauzée, en ce que, comptant comme moi deux eu, il veut les trouver dans les mots jeûneur et jeunesse, qui, selon moi, se ressemblent trop. EU dans jeûneur est bien mon EUX profond; mais dans jeunesse, EU n’est point assez ouvert; il ressemble à peu, feu, etc., et non à EU dans peur, cœur, sœur, qui est très-différent. Du reste, nous admettons deux a, deux o, un ou, un i, un u; mais je blâme et rejette comme inutiles et embrouillés ses classemens de voyelles en constantes ou variables, retentissantes ou graves, labiales, orales, aiguës, etc. Tout cela n’est bon qu’à embarrasser l’esprit. J’en dis autant des dentales et palatales de Wallis, comme s’il y avait des voyelles où les dents et le palais fussent plus particulièrement utiles.

Avant Beauzée, l’abbé Dangeau (en 1695) avait compté aussi treize voyelles, mais il y comprenait les quatre nasales: par conséquent il les bornait à neuf. Ce fut déjà une grande hardiesse à lui de les proposer au corps académique, qui, selon l’habitude des corporations et la pesanteur des masses, se tenait stationnaire dans le vieil usage de ne reconnaître que les cinq voyelles figurées par A, E, I, O, U. L’abbé Dangeau eut le mérite d’établir si clairement ce qui constitue la voyelle, que la majorité des académiciens ne put se refuser à reconnaître pour telles les prétendues diphthongues OU, EU, qui réellement ne sont pas diphthongues, mais digrammes, c’est-à-dire doubles lettres. Du reste, Dangeau ne distingua pas bien les deux A, les deux O, ni les deux EU.

Après Dangeau (en 1706), l’abbé Regnier Desmarets, chargé par l’Académie d’établir une grammaire officielle comme le dictionnaire, n’osa que faiblement suivre la route ouverte par Dangeau: en établissant d’abord six voyelles, il commit la faute de présenter y et i comme différens, lorsque de fait leur son est le même; et dans l’exposé confus, embarrassé, qu’il fit de toute sa doctrine, il décela l’hésitation et le peu de profondeur de la doctrine encore dominante. A ce sujet je ne puis m’empêcher de remarquer que les innovations ne sont jamais le fruit des lumières ou de la sagesse des corporations, mais au contraire celui de la hardiesse des individus, qui, libres dans leur marche, donnent l’essor à leur imagination, et vont à la découverte en tirailleurs: leurs rapports au corps de l’armée donnent matière à délibération: elle serait prompte dans le militaire, elle est plus longue chez les gens de robe. Toute innovation court risque d’y causer un schisme, d’y être une hérésie, et ce n’est qu’avec le temps, qu’entraînée par une minorité croissante, l’inerte majorité, moins par conviction que par imitation, entre et défile dans le sentier de la vérité.

Par suite de controverses qui eurent lieu à l’époque dont nous parlons, quelques grammairiens voulurent compter plus de treize voyelles, en observant que, pour une oreille exercée à la prosodie française, il y avait réellement trois A, trois O, trois EU, etc. Cela est vrai, et l’observation de leurs nuances se fait sentir dans une prononciation élégante. Mais, parce que le sens des mots n’en est pas matériellement changé, j’ai cru inutile de les porter en compte, surtout lorsque les langues étrangères ne m’en ont point fait sentir la nécessité. La science est déjà par elle-même assez subtile, sans la compliquer davantage: je n’aurais même pas établi deux I et deux OU, si l’obligation ne m’en eût été imposée par l’alfabet arabe et par ses analogues, où nous verrons toute l’utilité de cette distinction. D’ailleurs, au moyen des accens français, auxquels nous sommes habitués, j’ai pu la faire sans introduire de nouveaux caractères; que si l’on veut faire entrer en ligne ces deux doublemens, encore qu’ils ne diffèrent que dans leur mesure longue ou brève, l’on n’aura pas plus de quinze voyelles, et au total dix-neuf avec les nasales: je ne crois pas que les langues d’Europe en aient davantage. L’arabe en Asie nous fournira ses trois gutturales qui feront vingt-deux. Le russe en ajoutera peut-être encore une: nous aurions alors vingt-trois signes de voyelles. Supposons vingt-cinq: nous allons voir que toutes les consonnes connues ne passent guère trente-quatre à trente-cinq; nous aurons donc un total de cinquante-huit à soixante lettres, formant un alfabet universel capable de peindre toutes les langues, et de remplir à lui seul les fonctions de plus de trois mille caractères, soit simples, soit syllabiques, dont se composent présentement les divers alfabets. Que de précieux avantages en cette simplicité!

Les Français, épris de leur langue, pourront lui faire un mérite de réunir plus de voyelles qu’aucune autre: les Italiens, les Espagnols pourront s’applaudir de n’en avoir que sept ou huit: ce sont là de ces vanités nationales qui, comme celles des individus, ne se fondent que sur les habitudes et le dédain de ce que l’on ne connaît pas[20]: pour l’esprit qui connaît ou qui étudie, chaque chose a son inconvénient et son mérite: mais on ne peut disconvenir que, relativement à l’alfabet, le nôtre français n’offre aucune compensation pour les vices de toute espèce dont il abonde, ne fût-ce, par exemple, que pour avoir trente-sept ou trente-huit manières d’écrire la seule nasale AN, blanc, quand, quant, ans, ants, ands, am, en, ens, etc. Ce vice n’est guère moindre dans l’alfabet anglais, qui, selon mon calcul, compte cinquante-huit combinaisons de lettres pour peindre dix ou onze voyelles que l’idiome prononce. Je n’ignore pas que quelques grammairiens anglais en veulent compter davantage: la vérité est que, de l’aveu de tous les étrangers, presque aucune voyelle anglaise n’a un caractère décidé, et un son parfaitement semblable aux voyelles du continent. La bouche et le gosier d’un Anglais, comme je l’ai déjà remarqué, prennent pour l’acte de parler une disposition particulière à cette nation: il y a quelque chose de creux dans les sons, et une tendance singulière à les cumuler, c’est-à-dire à former des diphthongues des voyelles multipliées. Les esprits observateurs et judicieux, dont cette nation abonde, ont déjà fait de semblables remarques, et ont proposé des moyens ingénieux de fixer la prononciation en corrigeant l’alfabet: ce sujet est hors de ma sphère. Tout ce que je vois clairement, c’est qu’avec l’écriture anglaise, telle qu’elle est, il est impossible de peindre les langues étrangères malgré le haut intérêt, je ne dis pas scientifique, mais commercial, qui en résulterait pour la nation, sur-tout vis-à-vis des langues asiatiques[21].

[20] Avec cette différence que la vanité de l’individu trouve à chaque instant des contre-poids qui la ramènent vers l’équilibre de la raison, tandis que les vanités accumulées d’une nation s’encouragent électriquement à devenir rebelles et intraitables.

[21] Aussi dans les vocabulaires des langues sauvages que dressent leurs voyageurs, un même mot sera lu de diverses manières par les Anglais même les plus habiles.


CHAPITRE III.


Détail des Consonnes.

Nous avons déjà vu que la consonne est un contact de certaines parties de la bouche, lequel étant non sonore, muet par lui même, ne peut être entendu et proféré qu’autant qu’il est suivi d’une voyelle, ou son vocal qui le manifeste: de là résulte que dans un alfabet bien construit une première règle à observer, à exiger, est de n’appeler les consonnes qu’en prononçant la voyelle après chacune d’elles, et non avant. Nous trouvons cette règle observée chez les Grecs anciens, chez les Arabes modernes, et, par induction, chez leurs maîtres communs, les Phéniciens et les Chaldéens. Pourquoi les Latins, disciples des Grecs, y ont-ils dérogé en plusieurs consonnes? Pourquoi, par exemple, ont-ils voulu qu’au lieu d’épeler les lettres fi, mu, nu, ro, si, lambda, on dît ef, em, en, er, es, el? ne serait-ce pas que quelque grammairien subtil aurait remarqué que, dans l’émission de ces consonnes, il s’échappe un peu d’air, et que, pour ce motif, il aurait jugé convenable de les distinguer par cette forme, en leur donnant le nom de semi-voyelles? Je n’insiste point en ce moment sur cette question liée à l’analyse de l’alfabet latin, dont je compte traiter ailleurs; mon travail sur cette matière, sans être complet, est assez avancé pour m’autoriser à dire qu’aucun des grammairiens cités par Putschius n’a eu d’idées claires sur cette matière; que l’alfabet latin a été construit sur des principes moins habiles que l’alfabet grec; et que nos écoles modernes se sont soumises à beaucoup d’erreurs, en recevant sans discussion la doctrine des Romains. Aujourd’hui les principes que j’ai développés me mettent dans le cas de n’avoir pas besoin de ces guides, et je ne nommerai ou n’épellerai aucune consonne qu’en la faisant suivre d’une voyelle.

S’il était vrai que les grammairiens latins, et même leurs prédécesseurs, eussent fait une étude judicieuse et approfondie de la nature des consonnes, ils auraient dû s’apercevoir d’une circonstance remarquable dans la formation et dans la série de ces élémens; savoir: «que les consonnes marchent classées par la nature des organes qui servent à les produire, de manière que chaque contact de deux organes forme deux consonnes, et quelquefois trois, qui ne diffèrent que par le degré d’intensité de ce contact, et qui, sous le nom de fortes, ou de faibles, d’aînées ou de cadettes, sont absolument de la même famille.» Par exemple, les consonnes Ma, , Po, proviennent également du contact des deux lèvres, avec la seule différence que ce contact est plus serré sur que sur , et plus sur que sur : la même chose a lieu pour , , qui sont formés par le contact du bout de la langue avec le dentier supérieur; pour et qui le sont par le contact de la lèvre inférieure avec le tranchant des incisives supérieures; ainsi des autres, comme nous le verrons en détail. Pourquoi, n’aperçoit-on aucune trace de cette observation dans les grammairiens latins, échos et disciples des Grecs, disciples eux-mêmes des Phéniciens? Pourquoi, dans l’alfabet de tous ces peuples, les consommes se trouvent-elles jetées pêle-mêle, sans égard à leurs analogies ou à leurs différences, et, qui plus est, mêlées aux voyelles, dont elles diffèrent si essentiellement? Après A on voit B, qui est une labiale; puis Gamma[22], qui vient du milieu de la langue collée au palais; puis Delta, qui est une labio-dentale, puis la voyelle epsilon, etc. Si les inventeurs de ce système eussent connu l’ordre méthodique et naturel que je viens de citer, est-il probable qu’ils l’eussent négligé? je ne le puis croire, et j’y trouve un motif de m’affermir dans l’opinion qu’ils n’ont point été aussi profonds dans l’art grammatical qu’on l’a voulu penser; bientôt l’analyse de l’alfabet arabe fournira de nouvelles preuves à cette opinion: laissant à part les idées de routine, je vais offrir un système plus régulier, plus étendu, et en même temps plus facile.

[22] Si dans le latin on trouve Ca à la place de Ga, c’est par une confusion née de l’analogie de valeur, et aussi de la ressemblance approximative des deux anciennes lettres.

Je range d’abord les signes des consonnes par familles, ou natures d’organes, et, commençant par les lèvres, je procède de proche en proche jusqu’aux consonnes du fond de la bouche; ensuite, pour dénommer ou épeler chacune d’elles, je ne leur attache point une même et commune voyelle, ainsi qu’il est d’usage en notre Europe, où l’on épèle généralement Bé, Cé, Dé, Gé, Pé, etc. Cette manière a l’inconvénient de ne point assez marquer à l’oreille du disciple, surtout étranger, la différence entre une consonne qui lui est connue et sa pareille qui ne le lui est pas: je prends, par exemple, un Arabe, qui, dans sa langue, n’a que le , et point le : si je lui dis que n’est point , il ne me comprend point, il répète ; mais si je lui dis que n’est point Po, son oreille est avertie de la différence, et son esprit commence à la chercher. D’après ce plan, j’ai dressé le tableau des consonnes que je joins ci à côté, et dont je vais donner l’explication détaillée. (Voyez le tableau, no II.)

La première classe ou famille provient des deux lèvres qui par trois degrés de contact font entendre Ma, , Po. Ces trois prononciations et leurs signes sont les mêmes pour toute l’Europe.

Dans Ma, le contact est faible: une portion du son s’échappe par le nez, et donne à cette consonne un caractère nasal.

Dans , le contact est plus ferme. Il s’échappe moins d’air par le nez, ainsi qu’on le peut voir en y présentant une fine bougie allumée, dont la flamme varie moins que pour Ma. (La main doit séparer la bouche du nez.)

Dans Po, le contact est complet: aucun air ne s’échappe par le nez: ces trois nuances, ou degrés de contact, ont pour cause la souplesse des lèvres, laquelle ne se trouve point dans les autres organes de la bouche. Ma peut s’appeler labiale douce ou faible; Po, labiale dure ou forte; , labiale moyenne[23].

[23] On voit ici pourquoi de tout temps, en toute langue, il s’est fait des permutations habituelles de ces trois lettres, et pourquoi le p se trouve altéré en b, le b en m, selon que l’oreille trouve plus ou moins de grace à ces échanges: l’art des étymologies repose sur ce genre d’observations: l’alfabet arménien distingue deux p: l’un plus dur, appelé piur; l’autre plus doux, appelé pien. En transcrivant cette langue il faudrait également les distinguer.

La seconde classe des consonnes provient du contact de la lèvre inférieure avec le tranchant des dents incisives supérieures. Si ce contact est doux, l’on entend , s’il est plus serré, l’on entend le Fi grec, qui est notre européen.

La lettre n’a point une même valeur dans toute l’Europe: les Allemands la prononcent , par confusion du fort au faible. Ils disent Fater, au lieu de Vater, etc. S’ils veulent dire notre (du moins ceux du haut dialecte), ils écrivent le signe W, qui a l’inconvénient d’être usité dans l’écriture anglaise avec une valeur très-différente, puisqu’il y figure notre ou français, de manière qu’entre nos trois nations il y a confusion habituelle sur cette lettre w: ce qu’un Anglais écrit water, well, where, un Français le prononce ouater, ouell, ouhere; un Allemand presque vater, vel, vhere. Je dis presque, parce qu’il y a une nuance dont je vais bientôt tenir compte.

L’étroite affinité qui existe entre V et F explique pourquoi, en toute langue, il y a un échange habituel de l’un en l’autre. Dans notre français nous voyons sauf devenir sauve; veuf, devenir veuve; fugitif, fugitive: ici l’échange est du fort au faible; en d’autres cas, c’est du faible au fort, et cela par une disposition particulière à chaque nation: on a remarqué qu’elle domine chez les Allemands, et qu’ils la portent sur toutes les consonnes; s’ils parlent français nous les entendrons dire pon, pour bon; poire, pour boire; tiner, pour dîner; choli, pour joli, foir, pour voir, etc. Les Italiens et les Anglais attestent la même chose à leur égard. D’où vient cette disposition singulière, lorsque l’idiome allemand possède toutes les nuances des consonnes? Serait-ce un défaut d’attention dans l’éducation, lorsque l’éducation et l’attention ne manquent point chez cette nation judicieuse? Serait-ce une roideur naturelle de fibres qui viendrait d’un tempérament robuste? Cette question est digne des physiologistes. Quand je considère que la langue chinoise, formée par un peuple d’abord sauvage, dans le rigoureux climat des provinces du nord, a plutôt les consonnes fortes que les faibles, je suis porté à croire que c’est par l’effet de la seconde raison que j’indique.

L’on a dès long-temps remarqué que certains peuples confondent habituellement le B avec le V. Ce cas a lieu de préférence chez les peuples Vasques ou Basques ou Gascons, de qui un poète latin a dit:

«O fortunatas gentes quibus vivere est bibere.»

Cet abus s’est propagé chez les Espagnols, et il y cause souvent des équivoques. L’on ne sait si de leur bouche le mot rebelado ou revelado, signifie révolté ou révélé. Quant au changement de V en g, qui se remarque dans les deux mots Vasquons et Gascons (car ils y sont synonymes), nous l’expliquerons à l’article du g, et nous ferons voir comment le même mécanisme a produit chez les Russes l’échange de moiégo en moiévo.

Ici vient se placer une prononciation particulière aux Belges, aux Hollandais, et à plusieurs autres tribus des anciens Deutches. Cette prononciation peinte par w, n’est ni notre v français, ni le w anglais: c’est un terme moyen qui tient plutôt de l’U (français): les lèvres sont disposées comme pour souffler dans le fifre; elles sont prêtes à se toucher, mais il n’y a pas contact entier, et le souffle léger, semblable à une aspiration, est la seule circonstance qui puisse lui donner le caractère de consonne plutôt que de voyelle. J’ai déjà indiqué qu’elle me semble avoir existé chez les Latins, et je suis porté à croire, aussi chez les Grecs, surtout de Macédoine et d’Épire, voisins des Deutches (Daces), où elle fut commune. L’emploi de l’upsilon en plusieurs cas conduit à cette idée. Quant à la différence de ce w belge à notre français, elle est telle que si l’on écrit werven, on voudra dire enrôler, tandis que verven ou verwen, signifiera teindre.

La troisième classe ou famille des consonnes provient de la pointe de la langue en contact avec la paroi intérieure des dents incisives supérieures: il en résulte deux nuances, l’une forte, peinte par la lettre T, l’autre faible, peinte par la lettre D. Maintenant je n’ai pas besoin de dire au lecteur pourquoi dans notre langue verd se change en verte; grand homme, se prononce grant homme: la voyelle force, pour ainsi dire, d’appuyer sur la consonne pour la faire sentir.

Une quatrième famille dérive de celle-ci d’une manière assez singulière: ayant disposé la langue pour proférer Da, si l’on fait passer par le nez une forte partie du son, avant de détacher la langue, on profère la consonne Na. Dangeau a le premier fait cette remarque, et il la prouve en observant que si le nez est obstrué, comme dans les rhumes de cerveau, l’on ne peut plus proférer Na, mais seulement Da.

Maintenant dans la syllabe Na, si l’on introduit I, faisant Nia, prononcé d’un seul temps, et si l’on serre la langue contre le palais, on forme une autre consonne que les Français peignent par gn, comme dans signe, digne, indignation, ignorance: les Italiens de la même manière prononcent degno; les Anglais, par l’inverse ing, comme dans ring, anneau; thing, chose; king, roi; enfin les Espagnols par ñ, qu’ils appellent n avec tildé, c’est-à-dire avec un trait: l’alfabet espagnol a le mérite ici de s’être préservé du défaut des précédens, qui emploient deux ou trois lettres à peindre une seule consonne aussi simple que D et B. Car gn en digne, en degno, en king, etc., est un contact aussi indivisible que les autres consonnes: la lettre espagnole ñ étant commode et connue, il faut la conserver dans l’alfabet général.

Enfin si l’on appuie le milieu de la langue contre le voile du palais, et que l’on fasse passer plus de son par le nez que par la bouche avant de rompre le contact, on formera encore une consonne nasale, inconnue en Europe, mais très-usitée dans l’Inde, et qui, dans les recueils d’alfabets indiens, est désignée sous le nom de nga (voyez Alfabet de l’Encyclopédie, pl. XIX, article Consonnes, figure 5). Pour bien saisir cette consonne, il faut l’entendre, comme j’en eus l’occasion au Kaire, de la part de trois Malabares qui revenaient de Constantinople: elle me frappa dans les mots nganngani-nganan (formule de bonjour). Ces trois consonnes paraissent mériter le nom spécial de nasales.

Une cinquième famille se forme en repliant la pointe de la langue contre le palais, à l’origine de la gencive des dents incisives: de ce contact résulte la consonne La, dont la valeur et le signe sont les mêmes pour toute l’Europe. Cette consonne se change ou se confond quelquefois avec la consonne Na; notre peuple dit Écolomie, pour Économie; canneçon, pour caleçon; ceci indique une analogie de formation entre La et Na, mais il y a cette différence que pour Na, la pointe de la langue serre les dents elles-mêmes, et que pour La, elle se replie, s’élève et s’appuie plus doucement contre les gencives et le palais.

Si dans la syllabe La, on introduit i, faisant Lia, prononcé d’un seul temps, et si l’on serre la langue aplatie contre le palais, on obtient une autre consonne, que les Français peignent par ill, dans les mots fille, famille; les Espagnols par ll, dans les mots llanos, llorar; les Italiens par gli, dans figlia, famiglia; etc. Cette consonne n’a point lieu chez les Anglais et les Allemands qui y substituent notre syllabe ordinaire li.

Dans un alfabet régulier, on pourrait sans choquer les yeux, introduire un L ayant le tildé par-dessous.

Il existe encore une autre consonne appartenant à cette famille, mais dont je ne connais d’exemple que chez les Polonais; c’est ce qu’ils appellent L barré. Pour former cet L, la langue se replie fortement vers le fond du palais, et par ce moyen elle opère une cavité singulière dans la gorge: l’on n’a d’idée de cette prononciation qu’en l’écoutant attentivement, et elle reste difficile à imiter; mais il est facile de classer la lettre[24].

[24] Dans les chansons anglaises, lorsque la voix se repose sur une finale de vers terminée en le, comme dans little, bubble, il m’a semblé que cette prononciation ble et tle avait quelque chose d’analogue à l’l barré.

Cette classe a mérité le nom de linguale.

La langue, à raison de sa souplesse, pouvant se mettre en contact avec les diverses parties de la bouche, parvient aussi à former presque seule une et même deux consonnes que l’on peint par la lettre R, et que je place en sixième classe.

Je dis deux consonnes, parce qu’après avoir écouté avec attention les Anglais prononcer leur R en certains mots, je reste convaincu qu’ils ont deux R bien distincts; l’un celui que prononce toute l’Europe (Ro), dans lequel la pointe de la langue légèrement appuyée contre les gencives supérieures, ne laisse sortir le son qu’en subissant trois ou quatre vibrations très-marquées à l’oreille: on les entend dans les mots je frapperai, je porterai; to trust (confier), the frost (la gelée): dans l’autre R, la langue ne subit point de vibration sensible; mais elle laisse passer avec gêne un son froissé, qui porte à l’oreille la sensation d’un son bègue; par exemple, dans les mots sir (monsieur), fur (fourrure), warm (chaud); quiconque écoutera bien ces mots, s’apercevra que l’R n’y est point vibré à notre manière, et qu’il est réellement un R distinct, un R faible ou doux, dont l’alfabet arménien semble offrir un autre exemple; car les Arméniens comptent deux R aussi, l’un rude, no 28 de leur alfabet, l’autre R doux, no 32.

Cet R faible est une des prononciations auxquelles les Anglais reconnaissent le mieux un étranger: le mot sir, lui seul, est une pierre de touche d’autant plus fine, que l’i n’est pas ce qu’il semble, mais bien cet E gothique tenant de l’o et de l’eu, dont j’ai parlé.

Pour ne pas confondre ces deux lettres, donnons à l’R vulgaire son nom grec Ro, et à l’R anglais son nom national aR.

Entre Ro et La il y a une analogie de mécanisme qui explique pourquoi l’une de ces lettres se change quelquefois en l’autre; par exemple, pourquoi le mot latin prononcé lousciniola, est devenu notre français rossignol: ici entre R et L, il n’y a de différence que les vibrations du bout de la langue: cette classe ou famille est notre sixième.

La septième est celle des deux consonnes dites sifflantes, dans la plupart des langues: elles se forment en rapprochant les deux dentiers, et en appuyant le bout de la langue contre la jointure des incisives hautes et basses: de ce contact et du bruit de l’air sifflant il résulte une consonne douce ou faible, peinte par zed, et une consonne plus ferme, peinte par Sa.

De leur analogie ces deux prononciations sont fréquemment confondues chez les Français et les Allemands, mais en ce sens que la forte S dégénère en la faible Z: on écrit rose, on prononce roze. Il a plu aux imprimeurs d’user de cette licence au point d’écrire hasard, au lieu de hazard, selon l’ancienne et véritable orthographe; de cette manière rien n’est fixé, et les difficultés de lecture se multiplient pour l’étranger. Chez les Allemands, Z n’est pas simple, c’est un composé de DS, d’autant plus vicieux que D, consonne faible, se lie mal à Sa, consonne forte, et que malgré soi on prononce DZ, ou ts; les Italiens sont dans le même cas.

Il est assez singulier qu’en quelques pays on ait la fantaisie de supprimer totalement l’S devenu Z au milieu de certains mots: ainsi dans notre ancienne Bourgogne le peuple dit volontiers mai-on pour maison, ré-on pour raison. A mesure que le langage est plus pratiqué, il tend à ce qu’on appelle s’adoucir, c’est-à-dire que la bouche supprime, ou amincit les consonnes pour prononcer plus coulamment et plus vite.

Si la pointe de la langue s’élève et s’appuie légèrement contre la paroi des dents incisives supérieures, il en résultera deux autres nouvelles consonnes, toujours l’une douce, et l’autre ferme, qui ne sont usitées que par les Anglais en Europe (on pourrait les nommer demi-sifflantes). Ils peignent l’une et l’autre par TH, ce qui est un double défaut; d’abord, parce qu’elles sont l’une et l’autre indivisibles; en second lieu, parce que H se trouve ici sans motif, puisqu’il n’y a pas plus d’aspiration que dans Sa et Zed: enfin parce que dans les mots anglais this, there, those, th est aussi doux que zed, tandis que dans les mots thick, think, with, il est ferme et sec, comme dans Sa. Je dis que les Anglais seuls en Europe ont l’usage entier de ces deux consonnes: cela me semble vrai en ce que les Grecs qui ont le Th dur dans leur thita, et les Espagnols dans leur Ç et dans Zed, n’ont point le Th doux des mots anglais this, those, there.

Nous verrons que l’alfabet arabe contient ces deux lettres, l’une, no 4, nommée ta; l’autre, no 9, nommée zâl: comme elles ont des figures tout-à-fait différentes, il est clair que les auteurs de cet alfabet ont prononcé l’une et l’autre de ces consonnes: aujourd’hui elles ne sont réellement prononcées que chez quelques tribus de Bédouins; et la majeure partie des Arabes leur substitue tantôt le T ou l’S, tantôt le Z ou le D.

Pourquoi le TH dur ou thêta se trouve-t-il une des consonnes les plus répétées dans l’idiome berbère, c’est-à-dire dans la langue des indigènes disséminés sur la côte-nord de l’Afrique, depuis l’Égypte jusqu’à Maroc? Leurs ancêtres en des temps reculés eurent-ils quelque analogie d’origine avec les indigènes d’Arabie, ou tiendraient-ils cette consonne du langage phénicien que répandit la domination de Carthage?

Une neuvième famille est peinte en français par les lettres ja, et par le composite che (sh anglais, sch allemand, etc.), qui donne lieu à plusieurs remarques.

La formation de ces deux consonnes ne laisse pas d’être compliquée; les lèvres y concourent assez peu; les deux dentiers sont rapprochés, la langue ne les touche point par sa pointe, mais bien par ses deux côtés, en se relevant vers son milieu, pour serrer plus ou moins les bords du palais. Si ce contact est ferme, il produit la consonne che, comme dans chercher: s’il est doux, il produit le faible ja, comme dans jamais, jadis; l’une et l’autre se trouvent dans le mot joncher. Plusieurs grammairiens français ont proposé pour ces consonnes l’épithète de chuchotantes: elle peut convenir dans notre langue et dans celle des espagnols qui disent aussi cuchuchear pour chuchoter; mais que signifiera-t-elle pour les Italiens, les Anglais, les Allemands, qui rendent ce mot par sousourrar, to whisp, pispern et flüstern? (Les Latins disaient mussitare): un alfabet général ne peut guère s’accommoder de ces dénominations nationales. Le ja et le che n’ayant point existé chez les Grecs et les Latins, ce fut pour nos grammairiens du moyen âge un embarras de peindre ces prononciations: il se fait sentir dans tous les alfabets d’Europe, par l’incohérence de leurs signes représentatifs. Dans l’Anglais notre ja n’a point de lettre propre, et cependant il est prononcé correctement dans les mots pleasure, measure, équivalens à plejer, mejer; en outre il y est fréquent sous le composé dj, et , gi: par exemple le mot juge est prononcé djodje[25].

[25] Wallis n’a pas bien analysé cette consonne, puisqu’il a cru que se formait de D et de y (faisant dyé), et que se formait de Ty (faisant tyé). L’art n’est pas si facile que l’on pourrait croire.

Chez les Allemands, notre j ne vaut que i: ils disent iong, et non pas jong, de manière qu’ils n’ont réellement point cette consonne. Il en résulte un grand embarras pour leurs voyageurs en Asie, lorsqu’il leur faut écrire les mots persans et turcs où elle se trouve pure, et les mots arabes où elle est en composé, comme dans djebel (montagne), djamil (beau): en ce cas ils emploient les combinaisons dsj, dzj, qui ne font qu’embrouiller: aussi en lisant les relations, d’ailleurs estimables, de Niebuhr et de Seetzen, nous ne comprenons rien à leurs mots géographiques, si l’original n’est à côté.

Chez les Italiens le ja n’existe point simple mais combiné avec le D; ils prononcent djusto, ce qu’ils écrivent giusto: ceci donne lieu à deux remarques: 1o que la lettre g, a le tort de représenter, elle seule, les deux consonnes d et j; 2o que l’i n’est ici qu’une véritable cheville insérée pour empêcher qu’on ne dise gusto, qui signifierait plaisir; par conséquent cet i cesse d’être une lettre, car il ne représente rien: voilà encore un défaut commun dans nos alfabets. Le français en offre l’exemple dans les mots changea, mangea, où l’e ne sert que de plastron entre le g et l’a, pour l’empêcher de faire ga. Le même vice se trouvait ci-devant dans les mots forcea, commencea, avant que l’on eût introduit le ç, qui aujourd’hui fait força, commença, etc.[26].

[26] L’idée de cette cédille paraît encore être due au médecin Jacques Dubois, car il avait proposé de mettre sur le c un s, que l’on a mis dessous (Ç).

Les Espagnols ont bien la lettre j, mais ils la prononcent comme le ch allemand dans buch (livre), ainsi que nous le verrons: ils ne disent ni ja, ni dja, à notre manière.

Notre che français éprouve encore plus de variantes: les Anglais le peignent sh, les Allemands sch; les Polonais sz; les Italiens sci; les Portugais x; les Espagnols ne le prononcent point simple, mais seulement composé de tch. C’est aussi la manière défectueuse dont les Anglais prononcent leur ch.

Les Russes et les Asiatiques ont été plus habiles, ou plus heureux: ils ont tous une lettre appropriée à cette consonne.

Le désordre qui résulte de toutes ces variantes dans nos alfabets européens devrait être un motif suffisant de convenir d’une lettre commune, mais l’habitude y opposera de longs obstacles: heureusement cette habitude n’étant point établie ou affermie relativement aux langues asiatiques, je m’en prévaudrai pour proposer un signe nouveau dans mon projet d’alfabet[27].

[27] Les Polonais ont pour je et pour che, deux modifications particulières, qui en sont comme des diminutifs. Ils prononcent ja et cha en plusieurs cas, avec une sorte de mignardise qui en fait presque deux lettres nouvelles.

Une dixième famille succède à celle-ci par droit d’analogie en sa formation: la langue demeurant dans la position de ja et de che, si au lieu de laisser passer l’air sifflant qui caractérise ces deux consonnes, on colle la langue au palais, ce contact produit deux autres consonnes, l’une forte qui doit s’écrire , et que les Français prononcent dans question, quelqu’un; l’autre douce, que les Français prononcent dans les mots gué, guérison: c’est ce qu’ils appellent le g mouillé. Nous examinerons cette épithète.

Dans la peinture de ces deux consonnes, tous nos alfabets sont remplis d’irrégularités qui, pour être consacrées par l’usage, n’en sont pas moins déraisonnables. Dans tous les syllabaires, on commence par épeler ga, go: mais quand g vient en présence de e et de i, sa valeur change; il devient jé, ji; il passe réellement d’un organe à un autre, puisque ga et ja sont deux diverses positions de la langue: il change même encore devant u; car dans gu, le g est mouillé: pour être conséquent, après avoir dit ga, go, l’on devrait dire gué, gui, et pourtant on ne le serait pas encore; car on convient que dans ga, go, le g est dur, et que dans gué, gui, il est mouillé: pourquoi cette nouvelle inconséquence? Il faut l’avouer; elle a sa cause dans la nature même des organes, qui éprouvent de la difficulté à prononcer sur e et sur i le g comme il l’est sur a et sur o: il faudrait presque dire d’un seul temps gaé ou goé, et cela est difficile, parce que les voyelles é et i comportent un resserrement, un aplatissement de la langue, qui ne s’accommodent point avec la consonne ga, comme nous le verrons.

Ces irrégularités causent beaucoup de peines aux pauvres enfans qui apprennent à lire: la justesse native de leur esprit n’entend rien au commandement qu’on leur fait: pour épeler ga, on leur dit épèle plus a, et dis ga; mais, répondent-ils, plus a, doit faire ja. Ils ont raison: et le maître a d’autant plus tort qu’ici sa méthode est fausse de toutes manières; car, pour se redresser, s’il épèle comme quelques-uns ga, gué, gui, go, gu, gou, je lui objecte que selon ses propres définitions g est ce qu’il appelle dur dans ga, go, gou; qu’il est mouillé dans gué, gui, gu; tandis que dans g-é, comme on l’épèle, il est le d’une autre famille; ces états sont tout-à-fait divers. Maintenant sachons ce que signifient les épithètes de g dur et g mouillé.

Dans le mouillé gu, gué, gui, la langue portée quarrément en avant, forme son contact avec la partie antérieure et moyenne du palais: elle s’y colle à plat.

Au contraire dans le g dur, ga, go, gou, elle se retire quarrément en arrière, et se relevant vers sa racine, elle forme son contact avec le palais à la racine du voile. De là deux sensations de contact, et deux classes de consonnes distinctes à l’oreille; l’une, classe de mouillées, divisée en forte et en faible, savoir gué, si l’on appuie légèrement, et , si l’on appuie plus ferme: l’autre classe dure également divisée en consonne faible ga, et en consonne forte ca. L’on n’a peut-être jamais bien remarqué ces différences, mais elles n’en sont pas moins positives: outre celles de la formation, il y a encore cette circonstance que gué et sont déclinables régulièrement et commodément sur toutes les voyelles, et forment avec chacune d’elles une syllabe d’un seul temps, comme on peut le voir dans le tableau suivant:

guia, gué, gui, guio, guiou, gu, guê, etc.
kia, ké, ki, kio, kiou, ku, kê.

Ce n’est pas ma faute si les syllabes guia, guio, guiou, sont composées de plusieurs lettres: c’est la faute de l’alfabet qui n’a point établi le g particulier, qu’ensuite il a fallu spécifier par le nom de mouillé. La syllabe gu, qui pour nous a cette qualité, s’étant trouvée régulière, c’est-à-dire formée d’une seule consonne et voyelle, on lui a emprunté son u, sans lequel les autres lettres dérogeraient et feraient gia, gié, gi: on voit que u n’est ici qu’une cheville: cette observation s’applique au kia, kiou, relativement à l’i.

Dans la classe dure ga et ca il y a cette différence que ces deux consonnes ne se déclinent pas commodément sur toutes les voyelles. L’on dit bien ga, go, gou, ca, co, cou, et même encore gue et que par e muet (digue, brique); mais l’on ne trouve plus la même facilité, comme je l’ai déjà dit, à prononcer ga et ca sur i et sur u: on retombe comme malgré soi dans le mouillé gué, , gui, ki: il aurait fallu que dans cet état dur, les lettres ga et ca eussent un signe particulier pour les distinguer de gué et de , et encore plus de . C’est à quoi j’ai eu égard dans mon alfabet européen asiatique, et par la suite les étymologistes en sentiront toute l’utilité.

Mais d’où viennent ces épithètes bizarres de mouillé, de dur? je crois en apercevoir la raison: les grammairiens français ayant voulu rendre sensible, aux étrangers sur-tout, la différence de L ordinaire (notre La) et de ill ou lle (brille, fille), ils ont trouvé que le meilleur moyen était de citer en exemple un mot où cette dernière se prononçât: ils auraient pu citer famille, failli, taillé, ils ont préféré le mot mouillé, sans doute parce qu’il leur a semblé que dans llé, la langue, en se détachant du palais, se faisait réellement sentir comme mouillée de salive. Ce terme une fois imaginé, l’on s’en est servi pour d’autres états, avec moins de justesse peut-être, mais avec l’utilité d’établir une distinction désirable: et remarquez que dans tous ces états llé, gué, , la langue serre le palais, et ne s’en détache qu’en formant nécessairement la voyelle i, qui leur donne un caractère commun; tandis que dans ga, go, ca, co, le contact a quelque chose de rond[28], qui amène comme nécessairement les voyelles ouvertes a, o, et ne revient que par effort sur l’e fermé et sur i; ce mécanisme est si vrai, que je le retrouve dans toutes les langues.

[28] «Quintilien indique positivement cet effet, lorsqu’il dit, page 64, et Q cujus similis effectu specieque, nisi quod paullum a nostris obliquatur, Kappa apud Græcos, etc.»—Et le Q qui ressemble au K grec de valeur et d’espèce, si ce n’est qu’il est plus courbé (ou arrondi) par nos Latins.

J’appelle donc ma dixième classe les deux mouillées gué, ké; et ma classe onzième, les deux dures ga, co, en me proposant de ne jamais confondre leurs signes dans un alfabet général.

J’ai dit que l’alfabet italien, irrégulier comme le nôtre en déclinant ga, , gi, prononçait ga, dje, dji, ce qui est vicieux: pour dire gué et gui il a imaginé d’insérer h après g et d’écrire ghé, ghi: mais que fait ici cet h quand il n’y a aucune aspiration, dont il soit le signe?

Dans l’alfabet espagnol, ge, gi, ne fait point gué ou djé, mais il devient la gutturale ch des Allemands et des Écossais, qui est l’Χ grec en certains cas.

Chez les Anglais il y a moins d’irrégularités, puisqu’ils mouillent volontiers le g et le k devant toutes les voyelles: ils disent plutôt guiap que gap, kiâlm que câlm, et ils prononcent guillespie, quoiqu’ils écrivent gillespie.

Les Allemands ont aussi leurs irrégularités, puisqu’à la fin des mots le g devient habituellement gutturale ch, forte ou faible, et que cela même lui arrive en certains dialectes au milieu des mots: par exemple ego est prononcé echo (ejo espagnol). En d’autres dialectes on le prononce à la hollandaise, en lui donnant la valeur du gamma grec, ou grassèyement doux dont nous parlerons. Par exemple geographia: chronologia.

Les irrégularités du g mouillé se retrouvent naturellement dans le qui est sa nuance forte. Les Français ne peuvent écrire kia kio qu’en introduisant i; long-temps même ils ont repoussé ce k grec et n’ont voulu le rendre que par qué, sujet à bien des équivoques, car on ne sait quelquefois si quia doit se prononcer cuya ou kia.

Les Italiens emploient ici la même cheville que pour g, et écrivent che, chi, pour ne pas dire tche, tchi sur les syllabes , ci: mieux valait adopter le k, écrire , ki. Les Allemands qui ont retenu du grec le kappa sont moins embarrassés, mais ils sont encore irréguliers dans leur manière de le syllaber, ca, tsé, tsi, co, etc.

Les Anglais, en mouillant, tantôt c devant a comme dans calm, et même devant e comme dans cape, tantôt en ne le mouillant pas comme dans cook, ou en le prononçant s comme dans sity (city), prennent leur part de toutes ces anomalies.

On peut dire que cette lettre c est une pierre de scandale dans tous les alfabets d’Europe: aucun ne la décline régulièrement, excepté le Polonais qui dit tsa, tse, tsi, tso, tsu, etc. Encore ici se trouve le vice de représenter deux consonnes par une seule lettre.

Chez les Italiens devant e, i, le c devient tché, tchi: chez les Français il se dit , si, avec la bizarrerie de redevenir k s’il est suivi d’une consonne, comme dans perfection, etc.

D’où viennent tant de variantes, quand cette lettre c nous vient d’une source commune, le latin? n’a-t-elle pas dû y avoir une valeur fixe, et cette valeur n’a-t-elle pas été celle du kappa grec, selon l’aveu positif des auteurs, et selon la traduction constante des noms latins tels que Cicero, Cæsar, Cincinnatus, Corbulo, qui sont rendus en grec Kikero, Kaisar, Kinkinnatus, Korbulo? enfin selon l’origine de la lettre même; car la série des monumens prouve que jadis le C fut le K lui-même dont les deux traits saillans, attachés d’abord carrément au trait vertical, se sont ensuite arrondis avec lui pour la commodité de l’écriture. Si les Latins, comme il est vrai, le prononcèrent ka, , comment les Italiens l’ont-ils altéré en tcha, tché; les Polonais, en tsa, tsé; les Français et les Anglais, en sa, se? Voilà de ces choses que les grammairiens qui se bornent à une ou deux langues ne devinent pas aisément: les voyageurs ont ici un avantage marqué, résultant de comparaisons nombreuses et diversifiées. C’est à ce titre qu’arrivant en Égypte, je fus bientôt frappé d’entendre les Arabes du pays prononcer guemel, guizeh, guebel, tandis que les Arabes nés en Syrie prononçaient djemel, djizeh, djebel: à la vérité les uns et les autres prononçaient kelb, kerim, kebir; mais lorsque je fus chez les Bédouins, ces mots en k devinrent tchelb, tcherim, tchebir (Tshelb, tsherim, tshebir), et partout tche pour ke. J’analysai ces consonnes gué, , et je trouvai que réellement elles avaient de l’analogie dans leur formation; que leur différence ne venait que d’un peu plus ou un peu moins d’aplatissement de la langue et de serrement des dentiers: cette cause naturelle me fut confirmée, lorsque de retour en France, je trouvai que dans la Brie le peuple disait habituellement tchetchun m’a tchestchionné pour quelqu’un m’a questionné: j’ai conçu que ce mécanisme devait être général par la raison qu’il était naturel; enfin la Chine même m’en a offert un exemple dans la controverse récente des deux auteurs d’un dictionnaire anglo-chinois et d’un dictionnaire franco-chinois: l’un soutient que le nom du défunt empereur fut Kia-Kinn; l’autre veut que ce soit Tsia-Tsinn, en faisant l’S gras; ils ont tous deux raison, attendu que dans la vaste Chine, telle province prononce sans doute kia ce que telle autre prononce tcha, qui est le tsia gras mentionné. L’on voit que ces permutations ont leur importance dans les étymologies[29].

[29] En Picardie, le chi devient Ki: on dit le kien pour le chien.

Par exemple, nous écrivons Daces, et nous prononçons Dasses, ce que les Grecs et les Romains disaient Dakae ou Dakiae, Dakioi. L’on ne sent point l’analogie; mais prononcez le en tché, vous avez Datches, qui devient clairement le Deutches allemand (Deutsch). Nous prononçons Sites (Scythes) ce que les Grecs et les Latins prononçaient Skout, analogue à Skout-um, un bouclier fait de cuir ou de peau, en latin cut-is: or les tentes de ces peuples étaient faites de cuir; leur nom signifiait donc les hommes aux maisons de cuir (en hébreu sokout signifie tente).

La confusion du gué avec djé a les mêmes causes et les mêmes conséquences[30].

[30] L’échange des fortes avec les faibles a pour les étrangers l’inconvénient de dénaturer les mots mêmes: on le voit dans les mots égorger et écorcher.

Que la forte et la faible, c’est-à-dire gué et , aient pu se confondre, c’est ce dont nous avons un exemple remarquable dans les deux verbes facere et agere: si vous les prononcez à la française, fassere, agere, fassio, ago, fessi, egi, ils n’offrent point de ressemblance; mais si vous les prononcez selon mes principes, leur identité de son et de sens devient frappante:

Fakere, fakio, feki, fakiam, factum, fakiendo.
Aguére, aguio, egui, aguiam, aktum, aguiendo.

L’unique différence consiste en ce qu’étant originairement un même mot grec, il sera arrivé qu’une tribu rude et sauvage l’aura prononcé avec la consonne ferme k, et l’aspiration figurée par F, qui fut le digamma éolien; tandis qu’une tribu policée, amollie, le prononça par la consonne faible gué avec l’aspiration douce, conservée dans le mot grec aguê (αγὴ), et dans le verbe agô.

Chez les Polonais le C n’est devenu tsé qu’en perdant l’intensité qu’il avait en tché; et chez nous Français qui n’aimons pas l’accumulation des consonnes, il s’est encore adouci en perdant t et restant s: enfin par un dernier abus, cet s dégénère en z: avec de telles altérations comment reconnaître les étymologies?

Il nous reste à décrire plusieurs consonnes assez difficiles pour qui n’en a pas l’usage ou l’audition.

D’abord se présentent les deux grasseyemens, l’un ferme et rude assez commun à Paris, très-répandu chez les Provençaux, et constitué consonne réelle chez les Arabes, dans le gaïn, dix-neuvième lettre de leur alfabet; c’est une des prononciations dominantes des Berbères: l’autre grasseyement, doux et faible, est le gamma des Grecs, que la prononciation des Hollandais et de plusieurs Allemands a rappelé à mon oreille dans les mots geographia, geometria. Ces deux consonnes forment notre douzième famille.

Dans le grasseyement dur, le contact se fait entre le voile du palais et le dos de la langue vers sa racine: les deux organes sont disposés comme pour l’acte que nous appelons se gargariser: étant souples l’un et l’autre, leur contact a quelque chose de gras à l’oreille; on peut même dire qu’il n’est pas clos et complet: s’il l’était il formerait la consonne ga.

Dans le grasseyement doux la langue se retire un peu en arrière, et ne forme qu’un demi-contact de son milieu avec le palais près de l’attache du voile: c’est moins un contact qu’un froissement qui a de l’analogie avec le jota espagnol: la différence est que, dans ce dernier, le froissement est plus sec, et pour ainsi dire aspiré: comme la langue se trouve ici presque dans la même position que pour former i, il est arrivé quelquefois que cette voyelle a été changée en gamma et vice versâ: l’ancien grec a dit γέλας (éclat, splendeur), le moderne dit yelas; le Dorien disait γα pour oui, l’Allemand dit ia: et sans beaucoup de peine ego par gamma a pu faire eio.

Le grasseyement dur est considéré, en France, comme un vice de prononciation, parce qu’il est la substitution d’une consonne non avouée à une autre consonne constituée (notre Ro); nos grasseyeurs ne peuvent prononcer cette dernière: chez les Arabes et les Berbères il est indispensable de prononcer l’une et l’autre; car elles se trouvent souvent dans un même mot: l’on ne saurait les confondre sans tout brouiller[31].

[31] Dans le tome XIX des Sciences Médicales, on trouve un article complet sur le grasseyement. L’auteur, médecin savant, n’a pu manquer de bien décrire le mécanisme de cette consonne, ainsi que de l’R, qu’il lui adjoint; mais quant à sa nomenclature, je ne puis être de son avis, lorsqu’il appelle grasseyement cinq manières d’altérer l’R: la première, en lui substituant le vrai grasseyement, gaïn, des Arabes; la deuxième, en disant pour , opeva pour opera; la troisième, en substituant le G dur ou mouillé, et en disant gaison pour raison, et Figago pour Figaro; la quatrième, en prononçant zraison ou zaison, pour raison; enfin la cinquième, en supprimant totalement R, et en disant mou’ir pour mourir, et Pa’is pour Paris. Ce ne sont point là des grasseyemens; ce sont de ces vices de prononciation, dont certains grammairiens arabes comptent jusqu’à douze (y compris le haquetonnement et le bégayement), et dont ils disent que la réunion se trouve dans le langage du peuple de Bairout: c’est beaucoup dire; mais on ne peut nier que les villes maritimes de cette côte, à raison du mélange des étrangers, n’aient une portion de ces défauts.

Les Latins ont habituellement traduit le gamma grec par g: mais l’on ne saurait assurer s’ils lui ont donné les valeurs différentes du g dur ou du mouillé, et même du grasseyement doux. Chez les peuples modernes à qui il manque ces deux consonnes, il est arrivé quelquefois des substitutions bizarres: par exemple, l’l substitué à gaïn: les Italiens des croisades on écrit baldachino, ce que les Arabes prononçaient bagdâdino (notre baldaquin)[32]. Ceci nous avertit que dans un alfabet général il nous faudra une lettre particulière pour gaïn, et une autre pour gamma.

[32] Les Grecs n’ont-ils pas écrit Xaldai, ce que les Phéniciens et les Juifs prononçaient Kachdai, par un chin?

Une treizième famille est celle de deux consonnes inconnues et désagréables aux Français, aux Anglais et aux Italiens: l’une dure est le jota des Espagnols, ch allemand, dans buch, et Χ grec, en certains cas. Pour former cette consonne, la langue et le palais sont presque dans la même position que pour le grasseyement dur, et que pour se préparer à cracher, ayant d’ailleurs la gorge sèche; car humectée, on forme gaïn. Au reste, cela ne se conçoit bien qu’en l’entendant l’exécuter.

Cette consonne jota est usitée dans l’idiome fraternellement conservé par les Bas-Bretons et les Gallois, issus des anciens Keltes: elle a lieu aussi chez les Écossais, les Polonais, les Russes, et encore plus chez les Arabes (lettre septième).

Sa nuance faible est une autre consonne moins répandue, dont l’exemple le plus marqué se trouve dans les mots allemands terminés en ich, tels que ich (moi), iarnovich, metternich: quoique écrite de la même manière que ch, dans buch, nacht, elle en diffère sensiblement, en ce qu’elle se forme vers la partie antérieure du palais, par une position de la langue analogue à celle de la voyelle i: le contact n’est pas clos: il y a seulement un passage d’air sec, un sifflement semblable à celui des oies, ce qui l’a fait nommer par le Latins litera anserina: ce nom a pu s’appliquer aussi à sa nuance forte (ch, jota). Les Grecs modernes, en adoucissant leur X devant e et i, lui donnent souvent la valeur de l’ich allemand.

Les Espagnols n’ont que la nuance dure, qu’ils appellent jota, peinte tantôt par j, tantôt par x, et quelquefois par g, mais seulement devant i, et e. Il serait nécessaire de caractériser ces deux prononciations par deux lettres particulières qui en fissent sentir la distinction.

Une quatorzième et dernière classe est celle des deux aspirations proprement dites, qui observent, d’une manière sensible, la règle générale de forte et de faible.

Je ne vois l’aspiration forte usitée en Europe que par les Florentins, qui prononcent de cette manière le c dur des autres Italiens: ainsi, tandis que ceux-ci disent casa, core, cavallo, etc., les Florentins disent hasa, hore, havallo[33], avec une aspiration ferme, que l’on ne retrouve que chez les Arabes, dans la sixième lettre de leur alfabet. Il est probable cependant que dans l’ancien allemand cette prononciation eut son énergie.

[33] N’est-ce pas la même permutation qui se retrouve dans l’ancien gothique haus, une maison, et le latin casa?

La nuance faible, peinte par h, est connue dans toute l’Europe, mais presque inusitée en Italie: elle décroît sensiblement en France, où de jour en jour on prononce moins l’h, et où l’on est prêt à dire du fromage d’Ollande au lieu de Hollande. Sans doute l’homme, amolli en se civilisant, trouve pénibles et inutiles ces efforts de poumons que les passions vives et les besoins violens inspirent à l’homme sauvage ou rustique.

Des grammairiens anciens et modernes ont quelquefois mis en question de savoir si l’aspiration était une voyelle ou une consonne, si son signe était une lettre digne de tenir place dans l’alfabet. Ces arguties sont décidées par le fait, puisqu’en Asie, comme nous le verrons, un usage ancien et général donne aux aspirations toutes les fonctions de consonnes: au reste il est singulier, tandis que les uns veulent chasser h, de voir les autres l’employer partout sans besoin: car il n’existe aucune aspiration dans toutes les combinaisons de ch, gh, sh, th, ph, usitées dans nos langues modernes. Nous ne saurions assurer la même chose du ch, que les Latins ont écrit pour l’X grec: il paraît certain qu’ils ne l’ont point prononcé comme nous faisons dans charmant, chercher: mais il est douteux qu’ils l’aient prononcé comme nous Français dans charitas, dans archontes (caritas, arcontes): il ne serait pas déraisonnable de penser qu’il y a eu ici une division des deux lettres qui, en rendant sensible l’aspiration, aurait produit ark-hontes, k-haritas, pour imiter un peu l’aspiration dure de l’χ grec[34].

[34] L’ancienne écriture michi pour mihi, nichil pour nihil, favorise cette opinion.

De leur côté les Grecs, qui n’ont point eu la véritable aspiration dure des Florentins et des Arabes, lui ont de tout temps substitué leur χ (jota), qui a l’inconvénient de faire de graves contre-sens en arabe; car ɦaraq, par ɦa, signifie il a brûlé; par χ, χaraq, il a percé; ɦabar signifie il a embelli; χabar, il a appris, etc.[35].

[35] D’après cette règle, le mot grec χρυσὸς (or) serait synonyme à horos (par h dur et par sâd), qui en phénico-hébreu signifie or; et à hors (par h dur), qui signifie soleil; mais pourquoi en anglais horse signifie-t-il cheval? Ne serait-ce pas parce que le mot anglais serait d’origine ou de parenté persane, comme mille autres? Or, chez les anciens Persans, le cheval fut l’emblème spécial du soleil. Zoroastre appelle sans cesse le soleil coursier vigoureux.

TABLEAU GÉNÉRAL
DES CONSONNES USITÉES EN EUROPE.

Nos CLASSES.
  
1 1re   m-a.
2 b-é.
3 p-o.
  
4 2e   w-a belge.
5 v-é.
6 f-i.
  
7 3e   d-a.
8 t-é.
  
9 4e   n-a.
10 ñ-é espagnol; gn français, italien; ing, anglais.
11 ng-a. (indien.)
  
12 5e   l-a.
13 ll-é.
  
14 6e   l barré polonais.
15 ar anglais.
16 r-o.
  
17 7e   z-ed.
18 s-a.
  
19 8e   th anglais doux (those).
20 th anglais dur (thick), thêta grec.
  
21 9e   j-a.
22 ch-in. Sh, angl.; sch, allem.; sci, ital.; x, port.; sz, pol.
  
23 10e   gué, g mouillé.
24 k-é mouillé.
  
25 11e   ga g dur.
26 co c dur.
  
27 12e   grasseyement doux, γαμμα grec.
28 grasseyement dur.
  
29 13e   ich allemand.
30 jota espagnol; ch allemand; χ grec.
  
31 14e   he aspiration douce.
32 ha aspiration dure, ca florentin.
  
No II. Face à la page 90.

On peut s’étonner que les Anglais, de race teutonique, n’aient point l’usage du ch allemand; mais Wallis[36] nous avertit que cet usage a existé, et, pour preuve, il cite un nombre de mots anglais où le gh remplace le ch allemand: par exemple, night, right, light, fight, daughter, au lieu de nacht, recht, licht, fecht, dochter, etc. Il est clair qu’à l’époque où s’introduisit une telle orthographe, il y eut motif de peindre ainsi un son alors existant, mais perdu depuis.

[36] Grammat. linguæ anglic. Page 82.

Quant à la valeur de , donnée aujourd’hui à gh, dans enough (enof), cough (cof), cette permutation se retrouve presque semblable dans l’espagnol, où le représente quelquefois l’aspiration forte, et même la faible: on y dit albufera, pour l’arabe albůhaira (un lac); et par inverse, hierro, pour le latin ferro; c’est-à-dire qu’en divers lieux, l’on a également tâché d’imiter un sifflement qui n’était pas bien distinct à l’oreille, par quelque chose d’analogue, qui lui fût connu: ce qui tous les jours se passe sous nos yeux en devient une preuve; car lorsque le chat entre en colère, il donne le change à notre oreille, qui croit entendre fot, fot, comme venant des lèvres, tandis que c’est de la gorge que vient ce bruit, véritable jota. C’est encore par quelque analogie de sifflement à sifflement qu’il y a eu quelquefois permutation de l’h avec l’s; ainsi le mot Ἅλς de certaines tribus grecques, prononcé avec aspiration, devint le mot sal (le sel) de quelques autres tribus colonisées en Italie[37]: les mots yper et yperbos devinrent super et superbos, etc. Notez que y se trouve ici rendu dans le plus ancien latin par u qui n’est pas i, comme le veulent les Grecs modernes. Il est remarquable encore que dans l’ancien idiome scythique, appelé sanscrit, avec lequel le grec et le latin ont de nombreuses analogies, l’addition de la lettre sifflante s est d’un usage fréquent au commencement des mots, comme pour leur donner plus de grace. L’introduction de l’r, qui s’y pratique aussi dans le corps des mots mêmes, est une autre indication d’énergie et de contraction dans la fibre, qui cadre très-bien avec l’origine présumée de ce peuple.

[37] Et du mot sal, signe d’hospitalité, est venu le mot sal-us, salutation de celui qui la demande ou qui la donne.

Désormais, munis de la connaissance de toutes les voyelles et consonnes des langues d’Europe, nous allons nous en faire un instrument sûr et commode pour apprécier et classer les prononciations de l’Asie, et obtenir par ce moyen l’alfabet le plus général que l’on ait dressé jusqu’à ce jour.


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