L'Alfabet européen appliqué aux langues asiatiques: OEuvres de C.-F. Volney, tome VIII
CHAPITRE IV.
§ Ier.
Des Alfabets asiatiques, et spécialement de
l’Alfabet arabe, et de ses analogues.
Les révolutions politiques qui ont tourmenté l’Asie ne lui ont pas procuré, comme à l’Europe, le bienfait d’un alfabet unique, ou du moins semblable en ses figures et en sa construction: les peuples de l’Asie, séparés les uns des autres par de trop vastes déserts, ou de trop fortes chaînes de montagnes, ont été moins susceptibles de s’amalgamer, ont opposé plus de résistance inerte au changement de leurs habitudes: de là cette diversité persistante d’alfabets chinois, mantchou, japonais, malais, tibetan, hindou, tamoul, bengali, malabare, arménien, géorgien, arabe, éthiopien, copte, etc.
Il est clair que cette diversité est un obstacle matériel à la communication des esprits, par conséquent à la diffusion des connaissances, aux progrès de la civilisation: d’ailleurs elle subsiste sans aucun motif raisonnable; car si, comme il est de fait, le mécanisme de la parole est le même pour toutes ces nations, quelle utilité, quelle raison y a-t-il de le figurer par des systèmes si différens? Si le modèle est un, pourquoi ses copies n’auraient-elles pas la même unité? et quel immense avantage pour l’espèce humaine, si de peuple à peuple, tous les individus pouvaient se communiquer par un même langage! Or le premier pas vers ce but élevé est un seul et même alfabet: la myope ignorance peut traiter de chimère cette haute perspective; mais l’expérience du passé démontre qu’un mouvement puissant et presque automatique y pousse graduellement l’espèce humaine: il n’y a pas deux mille ans que les historiens et les géographes[38] comptaient dans l’Ibérie, l’Italie et les Gaules plus de huit cents peuples parlant des idiomes divers: aujourd’hui trois langues seulement, et trois langues très-analogues entre elles, divisent les habitans de ces pays, et déjà une seule[39] lie tous les individus lettrés de notre Europe. Concourons par nos efforts au but de la nature; le temps fera le reste.
Il faut l’avouer, le premier aspect des alfabets orientaux frappe le disciple européen d’une sensation pénible et décourageante: la figure des lettres est étrange pour lui: son amour-propre se sent blessé de n’y rien comprendre: déjà loin de l’enfance, il va redevenir écolier; il s’alarme avec raison du travail d’introduire en sa mémoire tant de signes bizarres, et de plier sa main à une habitude que l’âge adulte supporte bien plus impatiemment que l’enfance: ce ne sont là que des préliminaires: l’explication commence; il a coutume d’écrire de gauche à droite, on lui ordonne d’écrire de droite à gauche: son écriture européenne trace tout ce qui se prononce: l’écriture asiatique, en général, n’en trace qu’une partie; il faut deviner le reste: les professeurs royaux, étrangers à ces langues, décrivent plutôt qu’ils ne font entendre à son oreille des sons inaccoutumés; parmi ceux qu’il reconnaît, ils lui prescrivent d’appeler consonne ce qui chez nous est appelé voyelle: enfin toute la doctrine grammaticale est exposée en un langage qui, ne lui étant point encore connu, laisse tout obscur à sa pensée. La faible enfance se plie à ce joug, mais le disciple adulte y résiste: il veut se rendre compte de ses idées: après un premier étonnement, passant à la réflexion, il argumente, et se dit:
«Si l’organisation humaine est la même en Asie qu’en Europe, le langage dans ce pays-là doit être composé d’élémens semblables aux nôtres, par conséquent de voyelles, de consonnes et d’aspirations; dès-lors les alfabets asiatiques ne doivent être, comme les nôtres, que la liste des signes qui représentent ces élémens; mais ces signes peuvent avoir deux manières d’être: ils peuvent être simples, comme les élémens A, E, D, P, etc., ou composés, formant sous un seul trait des syllabes, et même des mots entiers: dans l’un et l’autre cas, c’est une pure opération d’algèbre, par laquelle des signes divers sont appliqués à des types identiques. Pourquoi cette diversité de tableaux? il faut opter entre deux partis: si ces lettres que je ne connais pas représentent des sons que je connais, je n’ai pas besoin d’elles; je puis me servir de mon alfabet accoutumé: si au contraire ces lettres représentent des sons inconnus à mon oreille, l’étude va me les faire apprécier; et même, sans pouvoir les prononcer, je peux leur donner des signes, leur attribuer des lettres de convention, déduites de celles que je connais. On me présente vingt alfabets divers, par conséquent vingt diverses figures d’une même voyelle que j’appelle A, d’une même consonne que j’appelle B: pourquoi chargerais-je ma mémoire de ces vingt répétitions? une seule figure me suffit; avec un seul alfabet, je peux peindre toutes les prononciations de ces langues, comme, avec un seul système d’écriture musicale, je puis peindre tous les tons, tous les chants des divers peuples de la terre.»
Telles furent mes impressions, et tels furent mes raisonnemens, lorsque, me préparant à voyager en Syrie, je voulus acquérir les premiers élémens de la langue arabe: j’ouvris la grammaire d’Erpénius: ne comprenant rien à ce genre nouveau de doctrine, j’eus recours au professeur royal alors en fonction[40]: sa patiente complaisance écouta toutes les questions et les objections dont j’avais rédigé la liste: elles lui parurent raisonnables; mais le résultat fut «que les usages étant établis, l’on ne pouvait les changer; que le but de l’institution des professeurs royaux n’était pas tant d’enseigner l’arabe parlé, que l’arabe écrit, en tant qu’il contribue à expliquer les anciens livres des Juifs; que sans doute l’arabe vulgaire avait une grande utilité commerciale et diplomatique; mais que quoiqu’il y eût à Paris une école destinée à ce but, le meilleur parti était d’apprendre la langue dans le pays même et de la bouche des naturels.» A cette occasion, le savant professeur prenant un volume du voyageur Niebuhr, me lut l’anecdote du jeune Suédois Forskâl, qui, arrivé en Égypte sans savoir un mot d’arabe, parvint à le parler couramment en douze ou quinze mois, tandis que l’érudit professeur danois Von Haven, qu’il accompagnait, ne put jamais ni se faire entendre, ni même entendre ce qu’on lui disait.
[40] En 1780, M. Leroux des Hautesrayes, professeur d’arabe au collége royal de France.
Je sentis le mérite de la leçon et de l’exemple; mais je l’appréciai bien mieux encore lorsque, visitant l’Égypte et la Syrie, je reconnus que plusieurs prononciations éprouvaient des différences de canton à canton; et que, malgré la prétention de chaque ville d’avoir le meilleur systême, il y avait, dans l’opinion de tous les Arabes un peu lettrés, une grande différence entre la prononciation du Kaire et celle de Damas ou d’Alep: entre l’école de la mosquée d’el Az’hâr, toujours subsistante au Kaire, et les écoles variables des autres petites villes d’Égypte et de Syrie.
Muni de ces moyens de comparaison, je pus dès-lors étudier à fond les problèmes que je m’étais proposés, et je le pus avec d’autant plus de latitude, que, dans le cours de mon voyage, j’eus l’occasion d’entendre parler dix ou douze langues diverses, dont les sons devenus familiers à mon oreille, furent appréciables à mon esprit, en même temps que ma bouche sut les imiter[41]. Je n’ai donc pas besoin de m’appuyer d’autorités étrangères ou médiates dans la question que je vais traiter; et vis-à-vis des auteurs qui, comme moi, auraient puisé aux sources, l’on ne me refusera pas de prétendre à un crédit équivalent: redressé d’ailleurs, là où j’aurais pu errer, par une instructive controverse, je vais analyser l’alfabet arabe, et comme les principes de cette langue se trouvent développés dans la grammaire de M. de Sacy[42], avec l’habileté qui caractérise ce profond orientaliste, je prends son livre pour base de mon opération, avec d’autant plus d’utilité pour le lecteur, qu’il va devenir juge entre deux auteurs qui ne sont pas d’accord sur divers chefs.
[41] Au Kaire, j’entendais l’arabe de la bouche du peuple, et le turc de la bouche des militaires et des effendis. Mon maître d’écriture était Turc de Constantinople: j’eus l’occasion d’entendre les Gellâb, ou marchands d’esclaves noirs, parler éthiopien, et trois Malabares parler leur dialecte indou; dans Alep, outre l’arabe et le turc, j’entendais journellement l’arménien, le grec, plusieurs fois le kurde et le persan, sans compter l’allemand, l’anglais, le hollandais, le slavon, l’espagnol et l’italien, dans les maisons des Francs. En cette ville, il n’est pas rare de voir une seule maison se composer d’individus parlant cinq ou six langues, et les enfans les entendre sans les confondre. Ce fut dès lors que, me rendant compte de toutes ces prononciations, et n’en trouvant guère plus de cinquante, je conçus la possibilité d’un seul alfabet dont je fis sur l’arabe un premier essai qui est devenu l’instrument du reste. Lorsque j’ai dit que j’entendais parler tant de langues, je n’ai pas eu l’idée d’insinuer que je les comprenais: je sais qu’avec quelque adresse en ce genre, et sachant seulement écrire des alfabets et lire des mots, on peut agrandir sa taille naturelle; mais en toute chose je préfère de posséder moins, pour cultiver et défendre mieux.
[42] Grammaire arabe à l’usage des élèves de l’école spéciale des langues orientales vivantes. Paris, 1810, 2 vol. in-8o.
§ II.
Grammaire Arabe de M. de Sacy, Chap. Ier. Des
sons et des articulations de l’alfabet arabe.
«1o Les élémens de la parole sont de deux sortes: les sons, nommés aussi voix par quelques grammairiens, et les articulations. (Page 1re.)
(J’observe que le mot articulation est bien vague; voyez ce que j’en ai dit, page 12.)
«Les sons consistent en une simple émission de l’air modifiée diversement: ces diverses modifications dépendent principalement de la forme du passage que la bouche prête à l’émission de l’air, mais sans aucun jeu des organes; les sons peuvent avoir une durée plus ou moins prolongée.»
(Voyez ma définition des voyelles, page 5.)
«Les articulations sont formées par la disposition et le mouvement subit et instantané des différentes parties mobiles de l’organe de la parole, telles que les lèvres, la langue, les dents, etc. Ces parties, diversement disposées, opposent un obstacle à la sortie de l’air; et lorsque l’air vient à vaincre cet obstacle, il donne lieu à une explosion plus ou moins forte, et diversement modifiée, suivant le genre de résistance que les parties mobiles opposaient, par leur disposition, à sa sortie.»
(Voyez ma définition des consonnes, page 11.)
«La conséquence de ceci est qu’une articulation n’a par elle-même aucune durée, et ne peut être entendue que conjointement avec un son: ainsi quand nous prononçons ba, on entend en même temps l’articulation produite par le jeu des lèvres qui opposaient une résistance à la sortie de l’air, et le son a.
«L’aspiration plus ou moins forte est comprise avec raison parmi les articulations.
«La réunion d’une articulation et d’un son, forme un son articulé. (C’est la syllabe.)
«2o Les élémens de l’écriture, destinés à représenter ceux de la parole, sont, comme ceux-ci, divisés en deux classes: les uns peignent les sons, les autres les articulations.
«3o On donne aux sons et aux signes dont on se sert pour les représenter, le nom de voyelles. Les articulations, et les signes par lesquels on les représente, sont nommés consonnes.» (Ceci peut introduire des équivoques et des confusions.)
«4o Chez le plus grand nombre des peuples, les signes qui représentent les sons, et ceux qui peignent les articulations, sont de la même espèce; ils sont compris les uns et les autres sous la dénomination commune de lettres.» (Jusqu’ici, à cela près des expressions, je suis d’accord avec M. de Sacy, sur les principes; maintenant viennent les divergences.)
«Il est néanmoins des peuples, tels que les Hébreux, qui n’écrivent que les consonnes.
(Je demande au savant professeur de nous prouver cette assertion: l’école savante des Buxtorf y a complètement échoué.)
«Lorsque les Hébreux veulent peindre les voyelles, ils emploient pour cela des figures qui ne se placent point dans la série des consonnes, mais au-dessus ou au-dessous de ces lettres.»
(Il faut prouver depuis quand cela? Il faut montrer des manuscrits, des monumens quelconques antérieurs au sixième siècle, qui autorisent une telle assertion. L’auteur lui-même nous apprend ailleurs «Qu’encore aujourd’hui le livre officiel qui sert à la lecture publique dans les synagogues, ne porte aucune de ces figures, et cela par imitation et par respect de l’ancien usage.»)
«Dans ce système d’écriture on ne donne le nom de lettres qu’aux signes représentatifs des articulations: ceux des sons se nomment points-voyelles ou motions. Le premier de ces noms est dû, parmi nous, aux grammairiens hébreux, qui vraisemblablement le tenaient des premiers grammairiens arabes, et vient originairement de ce que les sons, ou du moins une grande partie des sons ne sont représentés que par des points dans l’écriture hébraïque: le second est commun aux grammairiens orientaux en général; et ils ont ainsi nommé les signes des voyelles, parce que l’explosion de la voix ne pourrait avoir lieu malgré les dispositions des parties de l’organe nécessaire pour former les articulations, sans l’émission d’air qui forme le son, et qui meut ou met en jeu les parties de l’organe.
«Les Arabes sont du nombre des peuples qui ont admis ce dernier système d’écriture.»
Ce texte veut plus d’un éclaircissement: l’auteur a dit plus haut que les grammairiens hébreux tenaient le nom de points-voyelles des premiers grammairiens arabes: donc ces Arabes avaient écrit avant ces rabbins hébreux: en ce cas, comment dire que les Arabes ont admis ce système d’écriture, lorsque le mot admettre signifie recevoir ce qui déjà existe, et ce qui se trouve indiqué préexistant dans cette phrase première: «Il est des peuples tels que les Hébreux qui n’écrivent que les consonnes.» Cette indication est d’autant plus formelle, que le nom d’hébreu ne s’entend de ce peuple que dans son ancienne existence nationale: une fois dissous par les Chaldéens, et sur-tout par les Romains, il porte plus particulièrement le nom de Juifs: l’auteur eût dû faire cette distinction, et au contraire son texte est tissu de manière à l’écarter: quand il parle de l’écriture hébraïque, on peut lui demander laquelle, puisqu’il y en a deux, et que la plus véritable est le caractère samaritain qui est sans points-voyelles: tout le monde sait que l’hébreu actuel est le vrai chaldéen, pris à Babylone, qui ne fut admis, ou du moins consacré que par Ezdras: à cette époque, et après elle, on cherche vainement les points-voyelles dans les livres juifs; la plus âpre controverse n’a pu prouver l’existence de leur système mis en pratique, avant l’assemblée des docteurs juifs à Tibériade, au commencement du sixième siècle[43]: et nous verrons ailleurs que M. de Sacy est de cet avis. Continuons son texte.
[43] D’après l’aveu formel d’Elias Levita; voyez les écrits de Louis Capel et du P. Simon, oratorien, contre Buxtorf; voyez aussi les Prolégomènes de la Polyglotte de Walton.
«Les Arabes sont du nombre des peuples qui ont admis ce dernier système d’écriture: toutes leurs lettres sont des consonnes; elles sont au nombre de vingt-huit. Outre cela ils ont pour voyelles trois signes qu’ils appellent d’un nom générique motions.»
Ainsi l’auteur se place au nombre de ceux qui veulent que les lettres A, i, ou, et ain, soient des consonnes: cette thèse sera difficile à soutenir: l’on conçoit qu’elle l’ait été et le soit encore par des savans de cabinet, qui n’expliquant les livres orientaux qu’à la manière algébrique, c’est-à-dire par la seule vue des signes, ne s’occupent point de la valeur prononcée des lettres et qui même la dédaignent comme une chose barbare: mais de la part d’un professeur versé dans la théorie et la pratique, qui a entendu beaucoup d’individus égyptiens, syriens, barbaresques; qui a présidé la commission arabique tenue en 1803, et même dressé l’alfabet harmonique, conforme à mes principes, auxquels alors il adhéra; cette nouvelle assertion serait inconcevable, s’il n’y joignait immédiatement des restrictions qui l’atténuent infiniment, je pourrais dire qui la détruisent. Écoutons-le.
«Il est assez vraisemblable, dit-il, no 5, page 3, que parmi les lettres des Arabes, ainsi que parmi celles des Hébreux, il y en eut autrefois plusieurs qui ont fait au moins dans certains cas les fonctions de voyelles. Cela paraît même certain de l’élif, du waw, et du ya (a, ï, ou), qui, dans le système actuel de l’écriture arabe, semblent faire encore souvent la fonction de voyelle. Le waw et le ya sont même prononcés dans le langage vulgaire, lorsqu’ils se trouvent au commencement d’un mot, comme nos voyelles ou et i (françaises).»
Il y a dans ce texte une incertitude remarquable d’expressions:—Il est assez vraisemblable.—Cela paraît même certain—au moins dans certains cas.—Si cela est certain, pourquoi l’appeler apparent, surtout quand on l’avoue fréquent dans l’usage actuel[44]? En outre que veulent dire ces mots: plusieurs lettres qui ont fait les fonctions de voyelles?—En faisant ces fonctions restent-elles consonnes? peuvent-elles changer de nature à volonté? et si, comme il est de fait, ces lettres, dans l’usage actuel, représentent habituellement des voyelles comme les nôtres, avec ou sans les points postiches, dits motions, où est la preuve qu’elles n’en représentaient pas avant l’invention de ces signes interpolés? Ne peut-on pas dire qu’il y a ici un mélange de deux doctrines? l’une dogmatique, résultant d’autorités anciennes, que l’on ne veut pas enfreindre; l’autre personnelle, résultant de la conviction intime que donne l’examen judicieux des faits.
[44] L’auteur, page 4, à la note, cite Antoine Ab Aquilâ pour quelques exemples de l’i; mais tout l’arabe usuel en est rempli et pour l’a, et pour l’ou, et pour l’aïn.
En procédant d’après cette seconde méthode, je pourrais trancher la difficulté par la seule application des principes généraux dont j’ai démontré l’évidence; mais il m’a paru plus instructif et plus curieux de résoudre le problème par ses propres racines, et de faire connaître au lecteur comment les constructeurs eux-mêmes de l’alfabet arabe ont raisonné en le formant, et comment ils ont donné lieu à un paradoxe qui ne fut point d’abord général, et qui ne l’est devenu que par une position vicieuse de la question. Mes autorités ne seront pas équivoques, puisque je vais les emprunter de M. de Sacy lui-même, qui, dans le volume 50 des Mémoires de l’Académie des Inscriptions, a publié, d’après les écrivains originaux, un travail du plus grand intérêt sur l’histoire de cet alfabet: je vais en rassembler les résultats dans l’ordre que prescrit la clarté de mon sujet.
§ III.
Précis historique de la formation de l’Alfabet
Arabe.
«Les meilleurs historiens arabes[45] s’accordent à dire que le caractère d’écriture dont se sert maintenant cette nation, fut inventé seulement vers les premières années du quatrième siècle de l’hégire (vers l’an 940 de notre ère), par le visir Ebn Mokla: que ce fut moins une invention qu’une réforme nécessitée par le désordre que la fantaisie et la négligence des copistes avaient introduit dans le caractère antérieur usité.
[45] Voyez d’abord sa grammaire arabe, page 4, no 5; puis les Mémoires de l’Académie, page 386, tome L.
«Ce caractère antérieur avait pour la première fois été apporté (vers l’an 558 de notre ère) aux pays de la Mekke et de Médine, où personne avant cette époque ne savait écrire. (Par conséquent ni lire).
«Le premier Mekkois qui l’apprit fut un nommé Harb, cousin issu de germain du père de Mohammed (né, comme l’on sait, en 571).
«Ce Harb le tint d’un habitant de Hira, qui, lui-même, l’avait appris à Anbar[46], de deux Arabes[47] de la tribu de Taï, lesquels étaient venus s’y établir.
«D’après les plus anciens monumens arabes, cette écriture première était de forme quarrée, semblable au caractère syrien, dit estranguelo. Or, comme la tribu de Taï, établie dans le désert de Syrie, a toujours eu des rapports commerciaux avec le littoral de ce nom, on a droit de conclure que ce fut réellement l’alfabet syrien, alors usité, qu’apportèrent les deux arabes dans les villes d’Anbar et de Hira. Cette conclusion a d’autant plus de force que le nombre actuel des vingt-huit lettres arabes et leur ordre dans la liste alfabétique, ne sont pas d’une date aussi ancienne, et qu’avant Mohammed les lettres étaient classées selon l’ordre des vingt-deux lettres syriennes.»
Sur ce texte, j’observe d’abord que l’alfabet syrien estranguelo n’étant, selon les antiquaires, qu’une forme, une variété de l’alfabet phénicien dont les Grecs adoptèrent l’usage environ quinze siècles avant notre ère, on a droit de conclure que les Grecs et les Arabes, qui ne se connaissaient ni ne se communiquaient, n’ont pu s’entendre à recevoir les mêmes lettres pour figurer leurs prononciations respectives sans qu’il y ait eu identité ou très-grande ressemblance entre les valeurs de ces lettres: par conséquent A, i, ou, même ain, ont dû être des sons-voyelles identiques, ou très-analogues chez les Grecs et les Phéniciens qui leur ont donné un même ordre alfabétique, et chez les Arabes qui n’ont dérangé cet ordre que depuis Mohammed: en ce cas, l’on ne saurait dire qu’elles soient devenues consonnes par la raison qu’elles ont changé de pays; et quant à l’altération qu’y aurait pu apporter le temps, si l’on veut disputer sur le passé, du moins accordera-t-on ce qui est constaté par le temps présent.
Nous regrettons que le savant auteur n’ait point traité la double question de savoir en quel temps l’alfabet arabe fut élevé au nombre de vingt-huit lettres, et en quel temps fut changé l’ordre ancien des vingt-deux qui furent sa base. Pour suppléer à cette lacune ne peut-on pas dire que l’arabe étant parlé sur une immense étendue de pays, par diverses tribus ou peuplades, les unes sédentaires, les autres errantes, qui se communiquaient peu, il dut naître des prononciations nouvelles, par des accidens naturels, et même individuels? Ainsi un individu puissant, un chef de tribu ou de famille, ayant, par quelque défaut d’organe, émis une consonne singulière, comme il est arrivé chez nous pour le grasseyement, cela aura suffi chez une tribu isolée, pour introduire et fixer une nouvelle consonne: d’ailleurs les Arabes, sur leurs frontières égyptiennes et persanes, ont pu prendre des femmes qui auront apporté et transmis à leurs enfans des prononciations étrangères: lorsqu’ensuite de telles peuplades auront voulu écrire, elles auront été forcées de faire des lettres nouvelles, et le recueil de ces alfabets partiels a servi à composer finalement un alfabet général: l’établissement de celui-ci, qui suppose la préexistence de tous les autres, exige pour son époque et pour son foyer, un pays et une époque de civilisation et de culture des lettres, avec une communication facile entre tous les Arabes. On n’aperçoit pas des traces d’un tel état de choses avant Alexandre le conquérant; et, comme après lui les Grecs, vainqueurs de l’Asie, donnèrent partout une vive impulsion aux lettres, il serait naturel de croire que l’opération dont nous parlons se fit sous l’influence scientifique des Séleucides ou même des Ptolomées sur les bords du Nil ou ceux de l’Euphrate.
Quelque part qu’elle se soit faite, on doit remarquer qu’elle fut du genre de celle que je propose, et que l’addition de six lettres à l’antique alfabet dut être une innovation hétérodoxe, d’abord blâmée, mais qui ensuite, fortifiée par l’utilité et par l’usage, devint dominante, et par conséquent orthodoxe; car l’orthodoxie n’est que la puissance.
Sans doute l’alfabet de vingt-huit lettres existait déjà depuis du temps lors de l’apparition de Mohammed; mais l’ordre actuel des lettres était-il fixé? cela n’est pas si clair: les premiers savans qui ajoutèrent six lettres nouvelles aux vingt-deux anciennes, durent ne pas heurter l’usage établi; ils durent faire ce qu’ont fait les Syriens et les Juifs qui, voulant peindre des sons étrangers, prennent dans leur alfabet la lettre la plus analogue, et se contentent de la noter d’un point par-dessus ou par-dessous: ils donnent à cette méthode le nom de kerchouni: en de tels cas, l’idée naturelle est d’accoler cette lettre neuve à sa semblable pour faire saillir leur différence. Par cette raison, l’ordre premier des vingt-huit lettres arabes a dû imiter l’ordre ancien: alors on pourrait supposer que les premiers musulmans l’ont changé pour effacer une trace de ce qu’ils appellent le temps d’ignorance et d’idolâtrie; cela serait dans leur caractère: le savant auteur du mémoire que je cite nous en donne une autre raison fondée en faits plus positifs[48].
[48] Mémoires de l’Académie, tome L, page 348.
Il observe que dans l’ancienne écriture quarrée la ressemblance de certaines lettres n’avait pas lieu au point de les faire confondre l’une avec l’autre; mais dans les transplantations d’écriture qui eurent lieu d’école en école, d’abord d’Anbar à la Mekke, puis de la Mekke à Médine, à Basra, enfin à Koufa, les copistes qui, pour leur commodité, arrondirent de plus en plus les lettres, parvinrent à en altérer plusieurs de manière à ne plus les différencier: il en résulta des méprises, graves en certains cas: l’un de ces cas étant arrivé dans le camp des Musulmans au temps d’Othman, troisième kalife (élu l’an 643), ce chef des fidèles imagina pour premier remède de retirer de la circulation, encore très-bornée à cette époque, toutes les feuilles du Qôran, composées de fragmens de papyrus, de parchemin, de feuilles de palmier, et même d’omoplate de mouton, dont on cite un exemple formel[49]: le scribe Zeïd, fils de Tabet, chargé de ce travail, parvint à composer un exemplaire régulier, qui a été le type de tous les Qôrans écrits depuis. Il est reconnu que cet exemplaire d’Othman fut écrit sans aucun des points soit diacritiques, soit voyelles, inventés depuis pour différencier les lettres: à mesure que l’on en tira des copies successives, la figure propre des lettres subissant des altérations, il s’ensuivit confusion de quelques-unes: par exemple, i fut pris pour n, Sad pour Dad, etc. Ces méprises devinrent de jour en jour plus fréquentes, plus fâcheuses; l’on ne fut pas d’accord immédiatement sur le remède: les uns voulurent appliquer des signes; les autres, plus scrupuleux, s’opposèrent à l’introduction de tout corps qui fût étranger à la pure parole divine.
[49] Mémoire cité, page 307 à 311.
§ IV.
Définition des points-voyelles ou motions, et des
points diacritiques ou différentiels.
Deux causes principales de méprise et de confusion existaient: l’une était la ressemblance des lettres elles-mêmes; l’autre, était l’absence d’une partie considérable des voyelles prononcées: cette deuxième cause était inhérente à l’ancien alfabet; en outre, les voyelles mêmes qui étaient écrites changeaient quelquefois de valeur. Divers expédiens sans doute furent proposés: on préféra celui de ne pas toucher au corps de l’écriture sacrée, venue de Dieu par le prophète; et l’on imagina d’apposer hors de cette écriture, dessus et dessous la ligne, des signes factices pour remplir l’objet désiré: les premiers de ces signes furent des points et des barres, divisés en deux classes distinctes; l’une, celle des points diacritiques; l’autre, celle des points-voyelles, ou motions: les points diacritiques sont ceux qui, selon la valeur de ce mot grec, distinguent une lettre de sa semblable; placés sur elle ou sous elle, ils font partie intégrante et constitutive de cette lettre: ainsi la figure du grand H, si l’on met un point par-dessus, vaut jota, χ grec: djim ou ɠ, si le point est par-dessous. (V. le tableau, no V).
Note de transcription
Ce tableau no V ne figure pas dans le document original de la Bibliothèque de France. Cependant le tableau no 2 à la page 219, intitulé ALFABET ARABE, TRANSPOSÉ EN CARACTÈRES EUROPÉENS contient sensiblement les mêmes informations.
Les points-voyelles, ou plutôt les motions, selon le terme arabe, sont ceux qui suppléent aux voyelles absentes, ou modifient les voyelles écrites.
Ces deux espèces de points ont-elles été inventées ensemble, ou l’une après l’autre? en quel temps précis leur usage fut-il introduit? L’auteur des mémoires produit à cet égard les opinions de beaucoup d’écrivains musulmans qui ne sont pas d’accord entre eux: les uns, sans preuves, et même contre toutes preuves, raisonnant à la manière de l’école rabbinique, veulent que les deux espèces de points soient aussi antiques que le livre sacré; qu’ils soient partie intégrante de l’ancien système d’écriture qui, sans eux, disent-ils, n’eût pu avoir de clarté, etc. Les autres réfutent cette opinion par des monumens authentiques, qui démontrent la non-existence des points dans les temps anciens, et leur première apparition seulement après le kalife Othman: quant au défaut de clarté, nous ajoutons qu’il a pu, qu’il a dû exister par deux raisons puissantes, l’une fondée sur le génie mystérieux de l’antiquité, l’autre sur la nature de la chose même.
D’une part on ne saurait douter que l’homme ingénieux qui le premier imagina les lettres, et qu’après lui ceux qui fixèrent l’alfabet, n’aient remarqué que la consonne en général ne peut se prononcer sans être suivie d’une voyelle: cette remarque faite, ils ont pu conclure qu’il suffirait de peindre cette consonne pour que nécessairement la voyelle fût appelée: et si, comme on a lieu de le croire, les premiers auteurs de l’alfabet furent des marchands, des navigateurs phéniciens, c’est-à-dire des hommes qui parlaient l’un des nombreux dialectes du vaste idiome arabe, ces hommes qui auront remarqué ce fait encore existant, savoir «que les petites voyelles diffèrent de tribu à tribu, quoique leurs consonnes affixes soient les mêmes;» ces hommes auront jugé convenable de ne tracer que ces dernières, en laissant à chacun le soin de suppléer les voyelles selon son dialecte et son habitude: ainsi, trouvant que le mot prononcé Ka Ta Ba, en Chaldée, se prononçait Ko To Bo, dans le nord de la Syrie, Ké Té Bé en Palestine, sans que le sens fût changé, ils auront jugé superflu, et même embarrassant de tracer les voyelles variables, et ils se seront contenté d’écrire le canevas élémentaire K T B.
D’autre part, une seconde cause d’obscurité, et celle-là préméditée, a dû être l’esprit mystérieux des anciens savans qui, surtout chez les peuples d’Asie, s’étant organisés en castes héréditaires, n’acquirent leur immense pouvoir politique et sacerdotal que par le monopole de toute science: le système hiéroglyphique servit bien leur jalousie par son vague et par ses équivoques; ils durent s’opposer à l’introduction du système alfabétique; mais, lorsqu’une fois ils l’eurent admis, ils durent conserver les difficultés nécessaires à en repousser le vulgaire: il convint au génie des prêtres de rendre les livres difficiles et mystérieux; et lorsqu’ensuite des novateurs posèrent en dogme le besoin de lire correctement la parole de Dieu, cela devint le germe, le signal d’une révolution dans tout le système théocratique. Aussi une partie même des dévots musulmans blâma-t-elle les moyens de rendre la lecture trop facile et trop populaire: tant il est vrai que le monopole de la science et du pouvoir est le virus moral de l’espèce. Revenons à notre narration.
Le savant auteur du mémoire observe[50] que selon d’autres narrateurs, Othman fut le premier qui fit apposer non les motions, mais seulement les points diacritiques; on objecte à ceux-ci que ni le manuscrit original de ce kalife, ni ses premières copies, jusqu’à la mort des compagnons du prophète, ne furent marqués de ces points; et l’on ajoute qu’à leurs premières apparitions, il ne fut permis de les peindre qu’en couleur rouge ou bleue, pour les distinguer du texte sacré: il paraît que dans le principe, les points quelconques ne furent apposés qu’en certains passages, susceptibles de controverse ou de méprise.
[50] Mémoire cité, page 318.
Selon une troisième opinion, la première opposition régulière et systématique aurait été faite quarante années après Othman, par Abou’l Asouad-el-Douli, sur l’ordre du kalife Abd-el-Melek, fils de Mérouan; mais d’après les circonstances que l’on récite, le système ne fut pas encore complet, et le plus grand nombre des auteurs qui se montrent les mieux informés s’accorde à reconnaître que ce fut le grammairien K’alil, qui enfin, vers l’an 770, organisa de toutes pièces l’édifice orthographique aujourd’hui subsistant.
L’un des narrateurs arabes (el Mobarred), s’exprime à cet égard d’une manière très-remarquable; il dit[51]:
[51] Mémoire cité, page 369.
«Les figures des voyelles qui se voient aujourd’hui dans les alcorans sont de l’invention de Khalil: ces figures sont prises de celles des lettres: le domma n’est autre chose qu’un petit ou, que Khalil plaça au-dessus de la lettre: le kesrah est un petit ï, posé au-dessous de la lettre, et le fat’ha est un elif placé horizontalement au-dessus de la lettre.»
Je prie le lecteur de bien noter ces phrases: les figures des motions sont prises de celles des lettres (a, i, ou); c’est-à-dire de ces grandes voyelles, de ces voyelles constitutives de l’alfabet dès son origine phénicienne: ce fait seul résout toute la question.
Nous voyons que K’alil fut l’organisateur définitif de l’alfabet arabe; mais ce que l’on cite du travail antérieur d’Abou’l Asouad-el-Douli indique que celui-ci avait eu l’idée première des motions; l’un des narrateurs nous dit que ce grammairien, sollicité par Ziad, d’orthographier le Qôran, pour l’usage des Persans convertis, exigea qu’il lui fût fourni un copiste auquel il prescrivit l’ordre suivant[52]:
[52] Mémoire cité, page 325.
«Quand j’ouvrirai la bouche, mets un point sur la lettre;
«Quand je serrerai la bouche, mets un point devant la lettre;
«Quand je briserai la bouche, mets un point sous la lettre.»
Or voilà exactement le nom et la définition des trois motions arabes subsistantes, fat’ha (ouverture), domma (serrement), kesra (brisement): et si K’alil ne leur a point conservé la forme de points, mais bien la figure diminutive des grandes voyelles, on devine qu’il a eu pour motif d’éviter la confusion que l’on en aurait faite avec les points diacritiques.
Maintenant, si nous considérons d’une part, que les musulmans, à l’époque de 680, voulant peindre les voyelles occultes, employèrent d’abord de simples points, et d’autre part, que vers l’an 510, c’est-à-dire un siècle et demi auparavant, les rabbins juifs[53], dans leur concile de Tibériade, avaient discuté et fixé définitivement le système de leurs points-voyelles, n’avons-nous pas lieu de croire qu’ici les grammairiens arabes empruntèrent quelque chose des Juifs? surtout quand nous savons que plusieurs de ceux-ci devinrent partisans de l’islamisme. Bien des questions curieuses pourraient se présenter ici: par exemple, jusqu’où s’étend l’analogie entre l’un et l’autre système orthographique arabe et juif? ce dernier, réellement antérieur à l’autre, fut-il improvisé à Tibériade, ou fut-il seulement le résumé de beaucoup de tentatives partielles et successives, faites depuis long-temps, ainsi que l’indique avec candeur le rabbin Elias Levita? Les Juifs d’Asie qui connurent la langue grecque depuis les Ptolémées, ne durent-ils pas puiser, dans l’examen de son alfabet, des idées de comparaison qui leur auront fait sentir les imperfections et les besoins du leur? L’analogie entre leurs cinq voyelles principales et les voyelles grecques ou latines n’est-elle pas marquée? D’autre part, quand nous voyons la langue grecque régner en Syrie depuis le Macédonien Alexandre; quand nous calculons la nécessité où se trouvèrent les premiers chrétiens parlant syriaque, de comprendre et de traduire avec précision les livres saints, écrits dans les deux langues; enfin quand ces chrétiens syriens nous présentent aussi un système de points-voyelles à eux particulier, n’est-ce pas un autre problème de savoir comment ce système s’est formé; pourquoi l’on y trouve une branche de points-voyelles véritables, et une autre branche de trois lettres diminutives, évidemment tirées du grec, et formant motion, comme les arabes; enfin quels rapports de construction et d’origine peuvent avoir le système des Juifs et celui des Arabes? Ces recherches, en ce moment, me conduiraient trop loin; je dois me hâter de revenir à mon sujet.
[53] Connus sous le nom spécial de masorètes, c’est-à-dire, traditionnaires, dépositaires des traditions, chose si casuelle par elle-même, que, pour lui donner crédit, il a toujours fallu commencer par en faire un dogme hors de discussion.
Après le premier essai d’Abou’l Asouad-el-Douli, de nombreux incidens ayant fait sentir l’insuffisance de sa méthode, et le besoin d’un système plus étendu, le mérite et l’art du grammairien K’alil furent de profiter de l’état des choses et de la préparation des esprits pour construire l’édifice qu’adoptèrent ses compatriotes, et que je vais analyser.
§ V.
Système du grammairien K’alîl.
Nous avons vu que dans l’écriture arabe le premier besoin senti fut de distinguer les lettres trop ressemblantes: ce besoin fut rempli par l’admission de ce qu’on appelle les points diacritiques, qui, posés dessus ou dessous la lettre, lui donnent une valeur différente: c’est par ce moyen que les lettres ɦ, χ, ɠ, diffèrent l’une de l’autre, ainsi que les lettres sâd et dâd, tâ et zâ, i et n, r et z, etc.
Le second besoin qui ensuite frappa le plus vivement fut de rendre visibles les petites voyelles, qui, quoique non écrites, devaient se prononcer après les consonnes. Par exemple, l’écriture n’offrant que les consonnes k t b, il s’agissait d’indiquer si l’on dirait ka ta ba, ou ko to b, ou ke t b, ou ka tta b, ou ka tte b, etc., tous mots ayant des sens différens. Ici le moyen adopté par K’alîl fut, comme nous l’avons vu, de réduire à l’état de miniature les trois grandes lettres a, i, ou, et de placer ces nouvelles figures là où il convenait: l’on nous avoue que ces figures sont des voyelles; mais puisqu’elles ne sont que le diminutif d’a, i, ou, il s’ensuit évidemment qu’Abou’l Asouad et K’alîl les ont considérées comme étant de même nature, également voyelles, avec cette seule différence, que les trois grandes avaient un son plus long, plus marqué; et les petites, un son plus bref, exactement comme dans les vers grecs et latins où l’a, l’i, et l’ou, tantôt brefs, tantôt longs, causent cette cadence harmonieuse qui, par le même motif, existe éminemment dans la langue arabe.
Les noms donnés aux trois petites figures sont eux-mêmes la preuve de l’identité de leur son avec les trois grandes lettres; car fat’ha (ouverture), est la définition générale de l’a, selon tous les grammairiens; domma, ou serrement, est l’état où ils disent que sont les lèvres pour produire ou et u; kesra, ou brisement, a signifié pour l’auteur arabe l’écartement des lèvres à leur commissure pour prononcer les lettres i et e.
Le nom de motion ou mouvement, appliqué à ces signes, n’est pas d’un choix très-heureux; néanmoins il nous montre que les Arabes regardèrent la consonne comme un empêchement, comme un verrou, mis sur la voix qui ne prenait son issue et son mouvement que lorsqu’il était levé: il y a bien quelque chose de cela, mais l’expression est trop vague pour mériter approbation, surtout quand le nombre des voyelles, en arabe, n’est pas restreint aux trois motions, quoi qu’en aient dit leurs grammairiens et les nôtres; et qu’au contraire ce nombre s’étend à six ou sept autres sons parfaitement distincts, ainsi que nous allons le prouver, tant par l’examen de l’état actuel, que par l’analyse des combinaisons qu’inventa K’alîl, pour exprimer ces variétés encore subsistantes.
Il est de fait incontestable que l’oreille de tout Européen attentif distingue dans l’idiome arabe bien prononcé une diversité considérable de voyelles: tous les voyageurs rendent ce témoignage: l’auteur de la grammaire que nous suivons, n’en disconvient pas lui-même, quand il dit, page 3:
«Dans le système actuel de prononciation, les lettres elif, ié et wau semblent faire (font) souvent fonction de voyelles: que wau et yé sont même prononcés dans le langage vulgaire au commencement du mot, comme nos propres voyelles i et ou; que l’on en pourrait dire autant du hê, qui souvent répond à notre a et à notre é; et encore du ha, qui fait entendre avant lui un ê très-marqué; que ain aussi semble prendre le son d’une voyelle, et le plus ordinairement de la voyelle a, etc.»
Cet état de choses fut reconnu vrai, et fut sanctionné par la commission arabique de 1803: le tableau qu’elle dressa à cette époque, porte au-delà de quatorze le nombre des voyelles distinctes chez les Arabes[54].
[54] Je n’en avais marqué que douze dans mon travail de 1795.
Je présente au lecteur ce tableau ci à côté.
| VALEUR (FRANÇAISE) DES VOYELLES (ARABES) BRÈVES,
LONGUES ET DIPHTHONGUES, Selon l’Alfabet Harmonique de la Commission officielle en 1803. |
|||
|---|---|---|---|
| 1 | بَ | ba ou bè. | |
| 2 | بِ | bi, be, ou bé. | |
| 3 | بُ | bo, bu[55], bou, beu. | |
| 4 | بَا | bâ. | |
| 5 | بَا | be ou bɐ[56].] | b’ellah, b’esm. |
| 6 | بِى | bî. | |
| 7 | بُو | boû. | |
| 8 | بَو | baw. | |
| 9 | بىَ | bai ou bei. | |
| 10 | بَى | bä. | |
| 11 | عَ | oa. | |
| 12 | عِ | oi ou oe. | |
| 13 | عُ | oo ou oeu. | |
|
[55] J’observe que l’u français et turk n’a pas lieu en arabe. [56] La Commission a oublié cette combinaison: avec les variantes bo, bou, beu et be, il y aurait seize voyelles diverses plutôt que treize. |
|||
| (Face à la page 122.) | No III. |
Jusqu’ici l’opération de K’alîl ne nous a montré que sept voyelles, savoir, les trois grandes a, ω, î; les petites a, ů, ì, et la gutturale ăïn. Sept autres restaient à exprimer; savoir: deux modifications de l’ăïn, è, et eù (de gorge); plus notre é masculin; notre ê (ai), notre ô, et même notre o moyen dans leur mot omam (les nations), enfin notre son eu, dans certains cas, ou plutôt en certains cantons, par exemple, celui d’Alep, où ce son est très-usité devant ou après la forte aspiration: il est probable qu’Abou’l Asouad avait trouvé trop de difficultés à peindre ces divers sons, et qu’il y avait renoncé; après lui, l’extension que les conquêtes de l’islamisme donnèrent au langage du Qôran chez toutes les tribus arabes et chez plusieurs peuples étrangers[57], ayant de plus en plus fait sentir le besoin d’en préciser les moindres détails de lecture, il dut se faire beaucoup de raisonnemens et de discussions dans les diverses écoles arabes: ces discussions durent amener quelques idées générales, dont on fut d’accord, et ce furent sans doute ces idées qui suggérèrent à K’alîl les moyens de résoudre les divers problèmes à la satisfaction sinon de tout le monde, du moins de la grande majorité.
[57] L’auteur du mémoire cite des exemples notables de méprises occasionnées par les barbarismes et solécismes, même du bas-peuple arabe. Un cas grave et grossier fut celui d’un gouverneur de La Mekke, qui, trompé par une tache d’encre tombée par hasard sur le grand h, lut Xasä, au lieu de hasa, et fit sur les jeunes conscrits de la ville l’opération de les châtrer, au lieu de les dénombrer.
Il paraît qu’en cette occasion il arriva ce qui a lieu dans la plupart des inventions: un premier moyen ayant été imaginé, l’inventeur ou le perfectionneur s’en saisit pour l’appliquer à d’autres cas de même espèce: Abou’l Asouad avait imaginé les trois points-voyelles; mais il ne s’en était servi que relativement aux consonnes: K’alîl, trouvant le sentier frayé, fit un pas de plus; après avoir changé seulement leur forme, il les appliqua aux grandes voyelles, et il fit des unes et des autres cette variété de combinaisons qui, approuvée par les docteurs, est devenue le système dominant et unique, tel qu’il existe de nos jours: voici les statuts de ce système, dont je rends le style arabe intelligible, en le traduisant en style européen.
(Le lecteur est instamment prié de prendre une attentive connaissance du tableau ci-joint no IV.)
SIGNES
COMBINÉS PAR LE GRAMMAIRIEN K’ALIL,
POUR REPRÉSENTER LES DIVERSES VOYELLES PRONONCÉES DANS L’ARABE USUEL.
| 1 | اَ | fat’ɦa sur alef lui confirme sa valeur naturelle a | a (petit) sur grand a égal a plein et pur. | |||
| 2 | ٻَ | idem sur ï fait ai égal à ê et ai français | a (petit) sur grand ï égal ai français et ê. | |||
| 3 | ٻَ | idem fait quelquefois a | (ramä, iermi) | idem fait quelquefois a. | ||
| 4 | وَ | fat’ɦa sur ωaω fait ô profond (au français), et aou diphthongue | a (petit) sur ou fait au, et ô profond français: ſôq (désir) ṣôṯ (voix) | |||
| 5 | ٻِ | kesra sous grand I lui confirme sa valeur î et ï | petit i sous grand î fait î plein et pur. | |||
| 6 | اِ | idem sous alef fait é ou æ français ɐ (exemple el esm) | petit i sous a fait ē. | |||
| kesra sous ou n’a pas lieu | petit i n’a pas lieu sous ou. | |||||
| 7 | وُ | domma sur ωaω lui confirme sa valeur ω | petit ou sur grand ou fait où plein et pur. | |||
| 8 | اُ | idem sur alef fait quelquefois o moyen | omam (les nations) | petit ou sur a fait o moyen. | ||
| idem sur le kesra n’a pas lieu | ||||||
| 9 | عَ | fat’ɦa sur ăïn lui confirme sa valeur ă | petit a sur a guttural fait ă guttural pur. | |||
| 10 | عِ | kesra sous ăïn fait è guttural ĕ | petit i sous a guttural fait ĕ guttural. | |||
| 11 | عُ | domma sur ăïn fait eù guttural ĕ | petit ou sur a guttural fait ŏ guttural. | |||
| En réduisant toutes ces expressions à leurs plus simples termes, il en résulte le tableau européen suivant: | ||||||
| REPRÉSENTATION EUROPÉENNE DES VOYELLES ARABES. |
||||||
| 1 | a | long, ou grand a. | ||||
| 2 | à | bref, ou petit à. | ||||
| 3 | î | long, ou grand î ï. | ||||
| 4 | i | bref, ou petit i. | ||||
| 5 | é | bref (kesré) é. | ||||
| 6 | ou | long, ou grand ω. | ||||
| 7 | où | bref, ou petit ů. | ||||
| 8 | aî | valant ê français et quelquefois ä. | ||||
| 9 | aω | valant ô profond. | ||||
| 10 | oa | valant o moyen. | ||||
| 11 | ia | valant æ, e et ɐ. (esm.) | ||||
| 12 | ă et a ă guttural, ou prononcé de la glotte. | |||||
| 13 | iă | valant è guttural. | ||||
| 14 | oă | valant èu français prononcé de la glotte. | ||||
Nota. Ce tableau a trois voyelles de plus que les précédens, parce qu’il comprend les trois motions pures. |
||||||
| Face à la page 123. | No IV. |
En se rendant compte de ce tableau, n’est-il pas singulier de trouver, 1o qu’aux septième et huitième siècles de notre ère, les grammairiens arabes aient opéré précisément comme nos grammairiens d’Europe? que n’ayant les uns et les autres que quatre à cinq voyelles à leur disposition, ils aient également imaginé de les combiner ensemble, pour exprimer le surplus des sons qu’ils trouvaient existans? je n’examine pas si ce surplus avait existé dès le principe de la langue: la négative me semble indiquée par le petit nombre des signes primitifs; mais cela m’est étranger en ce moment. 2o N’est-il pas singulier que parmi ces combinaisons plusieurs se trouvent exactement les mêmes en arabe qu’en grec et en latin? par exemple: a joint à i, se prononce comme notre ai français, c’est-à-dire, comme ê dans être et maître, analogue à l’ai grec et à l’æ latin: ce même a joint à ou, fait le latin au, tantôt diphtongue (aou), tantôt voyelle simple valant notre ô et au français dans les mots autre et apôtre; enfin, par la combinaison du petit i (kesré), avec alef, il fait notre é dans esm, émir. Il est clair que l’inventeur arabe a raisonné à l’européenne; il a dit: «La bouche ouverte fait â; la bouche serrée fait ï; entre ces deux termes, l’ouverture moyenne me donne é; je le peindrai par a moins i = é; en outre, le système arabe partage avec les Européens le défaut de plusieurs double-emplois des mêmes signes pour des valeurs simples, et de quelques signes simples pour des valeurs doubles: j’y reviendrai à l’instant. Ici, je dois saisir l’occasion de montrer au lecteur la solution matérielle du problème paradoxal: Que les «vingt-huit lettres de l’alfabet arabe sont toutes des consonnes.»
D’après les principes physiques de la science, il est démontré que les quatre lettres représentant a, i, ou et ăïn, ne peuvent être considérées comme consonnes: comment donc l’opinion contraire a-t-elle pu s’établir chez des hommes d’ailleurs doués d’esprit et de sens? l’analyse du procédé de K’alil va nous l’expliquer.
Du moment que les grammairiens eurent adopté l’expédient d’appliquer les trois petites voyelles ou motions sur les grandes, pour exprimer de nouveaux sons-voyelles, ils s’accoutumèrent à regarder la présence des motions comme indispensable à fixer la valeur de toute lettre indéfiniment; aucune lettre n’ayant pour eux un son déterminé sans ces auxiliaires, ils regardèrent toute lettre comme essentiellement muette, ou, selon leur langage, comme quiescente, c’est-à-dire en repos, et par cela même comme consonne: or, parce que les lettres alef, i, ou, ăïn, quand elles étaient nues, c’est-à-dire, sans motions écrites, étaient susceptibles de valeurs diverses, et que par conséquent elles n’en avaient point encore une fixe, l’addition des motions leur devint aussi nécessaire qu’aux autres lettres; on les regarda également comme des signes muets et en repos, et par suite comme des consonnes. Cela est vrai sous certains rapports; mais ce n’en est pas moins une subtilité de la vieille école, qui, rétorquée contre elle, prouve, sans réplique, le vice énorme dont nous l’accusons, «celui de n’avoir écrit que la moitié de ce qu’il fallait prononcer, et d’avoir laissé le reste à deviner.»
La preuve que ma solution n’est point idéale, se trouve dans le témoignage positif d’un Syrien maronite qui, en 1596, publia une grammaire syriaque infiniment supérieure en clarté à ce qu’on a fait depuis[58]. Ce Syrien nommé George Amira, en attaquant l’opinion de quelques grammairiens antérieurs, et entre autres, d’un nommé David, fils de Paul, s’exprime de la manière suivante[59] (page 31):
«Selon David, fils de Paul, les lettres se divisent en deux classes; les unes ayant voix (les voyelles); les autres sans voix (les consonnes): celles ayant voix (les voyelles) se prononcent par elles-mêmes, semblables à elles-mêmes, formant un son complet sans le besoin d’aucune associée pour compléter l’émission de leur son: chacune d’elles complète sa propre syllabe.
[58] J’entends surtout désigner la grammaire de Jean David Michaelis, imprimée en 1784; Halle, in-4o.
[59] Les parenthèses ne sont pas du texte.
«Les autres sont appelées sans voix, parce qu’elles ne peuvent à elles seules compléter un son comme les voyelles.»
George Amira trouve cette définition assez juste.
«Mais, dit-il, elle ne peut s’appliquer à notre alfabet syriaque, parce qu’aucune de nos lettres ne peut se proférer sans le secours de l’une des six ou sept voyelles établies par nos grammairiens: je suis du nombre de ceux qui considèrent toutes nos lettres comme des consonnes, par la raison qu’aucune d’elles ne sonne par elle-même; et que toutes ont besoin qu’on leur joigne quelques voyelles ou motions qui les fassent sonner chacune diversement.»
On voit ici très-positivement exprimé ce que j’ai établi ci-dessus. Amira continue: «Je n’aime pas non plus la doctrine d’un de nos grammairiens, qui a écrit en langue arabe, et qui, comme plusieurs, veut qu’on divise les lettres en voyelles et en quiescentes, en appelant voyelles celles qui, comme alef, ou, et i, commencent par une motion; et quiescentes celles qui commencent sans motion.»
Sur ce texte, George Amira fait un mauvais raisonnement, en inférant que le Qâf et le Sâd seraient aussi des voyelles, parce que, dit-il, pour les prononcer, nous commençons par une motion. Le fait est faux, à moins qu’on n’en dise autant de ma, de bé, etc.: cela nous montre seulement que George Amira, né montagnard du Liban, par conséquent nourri en un dialecte paysan et grossier, a eu le vice de prononciation qui dénature le Qâf, à la manière de Damas, et quelque chose de semblable pour le Sâd.
Ensuite, citant des mots qui commencent par a et ou (abina), un parent; wa qâm (et il se leva): «Leurs initiales, dit-il, n’ont point de motion, et par la définition de notre adverse, elles seraient consonnes; ce qui, dit-il, est un contre-sens.»
Donc Amira les reconnaît pour voyelles, et lui-même est en contradiction: ce qui nous importe en ces aveux est de voir que les anciens grammairiens n’eurent point, sur la question qui nous occupe, cet accord dont on veut se prévaloir aujourd’hui; et que si l’opinion actuelle domine chez les Musulmans, c’est parce que, selon leur esprit intolérant, la majorité, après l’avoir adoptée, n’a plus permis que l’on soutînt le contraire, et a fait disparaître tous les témoignages relatifs.
Un autre aveu notable de George Amira, est celui-ci: «Je conviens que lorsque ces lettres a ω i, se trouvaient tracées dans les livres (anciens), sans aucune motion, et qu’elles ne pouvaient alors sonner par elles-mêmes, il dut exister une grande difficulté de lecture; c’est pourquoi nos docteurs imaginèrent de petites marques, faisant fonction de voyelles, afin que les lettres affectées de ces marques, ne laissassent plus d’embarras sur leurs valeurs.»
On voit ici que les points-voyelles ou motions n’ont été chez les chrétiens syriens qu’une invention tardive, née, comme chez les Arabes, du besoin d’éclaircir le logogriphe de la vieille écriture. Quant à l’objection qu’on en pourrait tirer, nous apprenons d’un autre grammairien, antérieur à George, que des prêtres éthiopiens, venus à Rome (vers 1530), avec des livres syriaques sans aucuns points-voyelles, furent étonnés d’apprendre l’existence de ces signes, et qu’ils n’en conçurent pas même le besoin, vu, dirent-ils, la facilité que donne l’habitude contractée dès l’enfance, de lire sans points[60].
[60] Introductio in linguam Syriacam, Chaldaicam, auctore Thesæo Ambrosio, etc.
Revenons à l’examen des procédés de K’alil pour lever une dernière portion des difficultés de la lecture arabe: le mérite de cette portion semble lui appartenir tout entier, d’après les expressions du narrateur el Mobarred, qui dit:
«Mais les signes de hamza, tašdid, roum et ištimâm, sont de l’invention de K’alîl[61].»
[61] Mémoire cité, page 239. M. de Sacy observe que le Roum équivaut au Katef des Juifs, l’Ištimâm au Scheva.
§ VI.
Signes orthographiques, djazm, hamza, tašdid, etc.
Nous avons vu que, dans le système phénico-arabe, la consonne écrite renferme une voyelle occulte qu’il faut ajouter dans la lecture et dans la prononciation: cependant, par la construction du langage, il s’est trouvé beaucoup d’exceptions où la consonne doit rester close et muette, par exemple: dans les mots qalb (cœur), kelb (chien), esm (nom), oktob (écris), etc., on voit lb, sm, kt, liés sans motions intermédiaires: pour spécifier cet état, il fallut un signe particulier: K’alil imagina ou adopta celui qu’on appelle djazm, qui signifie séparation, césure (et encore repos): c’est une espèce d’apostrophe assez bien représentée ainsi: qal’b, kal’b, es’m, ok’tob. On voit ici l’embarras et la contradiction qui résultent du vice organique de l’alfabet arabe; son principe fondamental a voulu que la consonne fût ouverte: un usage très-fréquent veut qu’elle soit close et muette: le principe lui attache une voyelle; il faut un signe négatif pour effacer un signe positif qui devient superflu, c’est-à-dire, qu’il faut un moins pour détruire un plus, et faire zéro. Quel détour pour un but simple! Quelle complication inutile! Le nom de séparation donné à ce signe est insignifiant: celui de repos cadre mieux avec l’idée arabe de considérer la consonne comme un obstacle stationnaire mis en mouvement par la voyelle.
Par suite du principe vicieux qui veut que la consonne soit toujours ouverte, toujours munie de sa voyelle cachée, il est encore arrivé qu’une même lettre consonne n’a pu s’écrire double, quoique prononcée telle, parce que la voyelle cachée vient toujours s’interposer à la première, par exemple: si l’on écrivait Ka T Ta B, par deux TT, on lirait Ka Ta Ta B. Pour remédier à cet inconvénient, K’alîl imagina d’appliquer sur la lettre-à-redoubler un signe spécial qu’il appela tašdid, c’est-à-dire, renforcement à-peu-près comme ceci ( ّ ).
Je reproche au mot renforcement de n’être ni bien choisi, ni exact; car il ne suffit pas ici de prononcer plus ferme; il s’agit de doubler, attendu que la consonne est évidemment doublée, ainsi que le prouvent les verbes qui n’ont que deux consonnes écrites, par exemple: RaD (il a repoussé), équivalent à RaDD; MaD (il a entendu), équivalent à MaDD, etc.: lorsque ce radical entre en régime, le double D se développe, et dans le participe, il fait maRDωD (objet repoussé), maMDωD (objet étendu), etc. Il est apparent que les grammairiens arabes n’ont pas été de savans analystes; les auteurs de l’ancien alfabet grec furent plus habiles ou plus heureux, lorsqu’en adoptant le phénicien, ils rejetèrent le principe d’écrire la consonne seule comme portant avec elle une voyelle occulte et affixe: et lorsqu’ils établirent que la consonne serait essentiellement close, et ne s’ouvrirait que par la présence d’une voyelle écrite: par là, il n’y eut de prononcé, dans leur système, que ce qui fut écrit; et il n’y eut d’écrit que ce qui fut prononcé; alors la consonne tracée seule n’eut point besoin d’un signe particulier pour la faire taire, il ne lui fallut ni le djazm arabe, ni le scheva juif; ni même le tašdid, puisque l’on put et l’on dut l’écrire double quand elle fut prononcée double. Qui pourra nous dire les conséquences qu’a eues cette clarté de méthode sur tout le système scientifique des occidentaux? Qui pourra dire jusqu’à quel point la méthode logogriphique des phénico-arabes, et de leurs disciples, a entravé la marche de l’esprit chez les Asiatiques? Mais revenons à notre grammairien qui nous donne encore à déchiffrer trois signes plus compliqués et moins utiles que les précédens.
Le premier de ces signes est celui que l’on nomme hamza, c’est-à-dire piqûre; aucun européen n’a bien défini son objet, parce que c’est un incident de prononciation qui, jusqu’ici, ne s’est montré que dans l’arabe, et qu’il faut l’avoir anatomiquement étudié pour le comprendre: cet incident est une coupure ou interruption subite de la voix, opérée par le rapprochement des deux parois de la glotte, qui forme un contact léger, seul de sa classe. Sous ce rapport, le hamza mérite le nom de consonne, et le judicieux auteur français de la grammaire que nous suivons a eu raison de l’appeler articulation[62]. Il est également fondé à lui trouver de l’analogie avec l’ăïn, dont le mécanisme dépend aussi de la glotte: K’alîl paraît avoir eu la même idée; car sa figure du hamza ( ٔ ) n’est qu’un diminutif de cette lettre: néanmoins, quiconque aura bien écouté un Arabe chantant des vers où l’ăïn se trouve sous ses trois modifications, ă, ĕ, ŏ, surtout dans les finales, ne pourra se dissimuler qu’elles ne soient autant de véritables voyelles, difficiles sans doute pour des étrangers, mais non pour les Arabes, qui s’habituent dès l’enfance à faire jouer les petits muscles de la glotte. Lorsque ensuite l’auteur français ajoute que alef, marqué de hamza, cesse d’être voyelle et devient consonne, je ne puis du tout adopter son avis: je conviens seulement que A est si brusquement étranglé par hamza, qu’à peine peut-on le distinguer de ce pincement de la glotte qui le suit: la voix se coupe comme d’un hoquet pour être immédiatement reprise et continuée. Le mot piqûre ne me paraît pas une expression plus heureuse que le renforcement et la césure; j’aurais mieux aimé pincement.
[62] Page 52 et page 18.
Les fonctions du hamza ne sont guère relatives qu’à la lettre alef; il avertit qu’elle est mobile, c’est-à-dire susceptible d’être changée par toute motion survenante. Quelquefois les copistes se permettent d’écrire hamza pour alef même, par exemple: supposant le signe (”) valoir hamza, ils écrivent D”B au lieu de DAB: GÏ” au lieu de GÏA: Sω” au lieu de SωA: ïeS”aL au lieu de ïeSAL, etc.
Ce dernier exemple a ceci de remarquable, que le djazm, appliqué à l’s’, produit l’effet de hamza même; c’est-à-dire qu’il arrête subitement la voix en sorte qu’il faut épeler non pas ïe-sal, mais ïes-al; la même chose a lieu dans le mot qor’an, et partout où la consonne djezmée est suivie d’une voyelle.
Hamza suit encore alef sous ses formes de ou et de i, c’est-à-dire lorsque ces deux voyelles remplacent A, par exemple: dans mω”men, Gi”la: son mérite alors est d’avertir que A radical est caché là: ce mérite sera facile à conserver dans mon système d’écriture européenne, en donnant au hamza une figure convenue: je viens de proposer celle du guillemet renversé (”).
Il ne nous reste plus à discuter que deux derniers signes appelés wasl et madda.
Le mot wasl signifie jonction; il a pour signe un trait courbe qui se place sur Alef commençant un mot (ٱ): ce trait avertit que la voyelle finale du mot précédent va tuer Alef, pour se joindre à la lettre qui le suit, et se prononcer avec elle, par exemple: on a écrit Raïtoú, Abna Ka: le trait wasl, en se posant sur A, ordonne de lire Rait ů bna Ka: on a écrit abnu-al-maleki; le wasl ordonne de lire abn-u-lmaleki.
Par conséquent, c’est comme si, en français, ayant écrit: la joie et l’espérance ont enivré son âme; on imaginait des signes pour faire lire la joy et l’espéran’ son tanyvré so nâme. Assurément de telles précautions seraient un abus ridicule et très-onéreux pour le lecteur; j’ajoute très-inutile dans l’une comme dans l’autre langue; car si le disciple ne veut qu’expliquer le sens à la manière des savans d’Europe, ces subtilités d’orthographe ne lui servent à rien; si, au contraire, il veut parler selon l’usage vulgaire, toutes ces règles lui sont superflues, car on n’acquiert cet usage que par la pratique auriculaire: en aucun pays arabe on n’entendrait un homme qui dirait comme nos érudits de Paris: raïtubna ka, ibnůlmaliki, ïaqwlů zan, ihdiniyossirâta nimatiya ’llati: je puis attester que dans toute l’Égypte et la Syrie on dit à la française, rait ebnak; ebn-el malek; iaqwl aïzen; ehdini el serât, ou bien es-serât, nemati ellati, etc. J’ajoute que cette prononciation d’A ou de E en i est entièrement turke; qu’aucun pur Arabe ne dit, ibn, il melïki; ni b’ism illah irrahmani, ihdina, etc. Mais bien clairement à la française, b’esm, ellah errahmân; ehdi-na, etc.
L’abus du wasl est porté au point de l’écrire sur Alef, alors même qu’il ouvre une phrase, un alinéa, ou qu’il est précédé d’un mot terminé par une consonne sans action sur Alef. Pour montrer tout l’imbroglio de cette orthographe, je veux épeler, à la manière arabe, quelques mots, en nommant tous leurs signes tant négatifs que positifs: par exemple, le mot oktob (écris), un Arabe épélera:
Alef plus domma fait o, plus hamza, plus kef, djezm, Te, domma, Bé, djezm: voilà dix signes pour écrire un mot que notre méthode rend très-bien en cinq lettres, oktob: on voit toute la supériorité du système européen en clarté et simplicité: sa construction dispense de l’échafaudage de toutes ces règles positives et négatives qui fatiguent l’étudiant[63], et de plus elle nous permet de remplacer par des signes équivalens ce qu’elles peuvent avoir d’utile: voyons le madda ( ٓ ).
[63] L’auteur de la Grammaire arabe, page 62, no 140, dit positivement: «Dans les livres imprimés, et même dans les manuscrits avec voyelles, on omet souvent medda, wesla, hamza, sans qu’il en résulte aucune difficulté réelle pour la lecture.»
Ce mot signifie extension ou prolongation: le signe est un trait semblable à celui que les Espagnols mettent sur l’ñ: son emploi est encore relatif et presque exclusif à l’alef: comme il arrive en certains cas que deux alef doivent se suivre, l’un radical et l’autre mobile, le signe madda, placé sur un seul, dispense d’écrire l’autre: par exemple, on devrait écrire samaa (le ciel), on écrit samã; on devrait écrire aamanna, aakelωn, on écrit ãmanna, ãkelωn; par conséquent madda est une véritable abréviation, dont nous avons l’exemple dans nos anciens manuscrits, et dans les premiers imprimés de l’Europe: je néglige ses autres règles tout-à-fait insignifiantes.
Nous avons vu tout ce qui concerne les voyelles arabes: nous avons prouvé qu’elles sont de même nature que les nôtres européennes, mais que leur système représentatif est beaucoup plus compliqué par suite des bases vicieuses de l’antique alfabet. J’allais oublier de parler de trois signes assez peu signifians, appelés tanouin, par les Arabes, et nunnations, par nos grammairiens. Ce sont les figures de nos trois prononciations, an, on, in, que les Arabes placent, ou plutôt ont jadis placées à la fin des mots en certains cas, pour montrer qu’ils sont dans un état de régime: l’on ne peut pas dire que ces trois finales soient nos voyelles nasales, puisque les Arabes font sonner la consonne n, d’une manière sensible à l’oreille, encore qu’ils y mettent du nasillement: ce n’est pas que dans leur prononciation générale il n’y ait certains cas où l’on puisse leur citer de vrais nasalemens comme les nôtres; mais ces cas résultent de la rencontre de certaines consonnes qui rendent l’n sourd, et comme ce cas est commun à toutes les langues, l’on ne peut les noter d’exception.
Pour figurer ces trois finales an, on, in, les Arabes ont imaginé de doubler le signe de la voyelle ou motion qui compose chacune d’elles, comme si nous redoublions aa, oo, ii.
L’usage de ces signes et de ces prononciations paraît avoir été fréquent dans l’ancien arabe, et y avoir eu pour but d’exprimer le nominatif, l’accusatif et l’ablatif, ou datif indéfini, comme chez les Grecs os et on; et chez les Latins am, um: les Arabes modernes ne s’en servant presque plus, ces figures deviennent peu utiles, et cependant il nous sera facile de les représenter dans notre Alfabet Européen. Il suffira de graver trois poinçons dans lesquels an, on, in, formés en italiques, seront liés d’une manière particulière, qui les distinguera toujours de tous autres a et n alfabétiques, lesquels seront constamment séparés, sans compter qu’alors la consonne n sera toujours en caractères romains. Passons à l’examen des consonnes.
Le lecteur est prié de tenir sous ses yeux le tableau de correspondance, no V, et de se rappeler que le ſ n’est pas s vulgaire, mais chin, etc.
CHAPITRE V.
§ Ier.
Des Consonnes arabes.
D’après ce que nous avons dit ci-devant, le nombre des consonnes arabes se trouve n’être réellement que de vingt-quatre, y compris les deux aspirations: si l’on voulait y joindre le hamza, ce serait vingt-cinq. L’alfabet syro-phénicien n’en eut que dix-huit[64]: les six sur-ajoutées sont connues, nous les désignerons en temps et lieu.
[64] En arabe, une lettre s’appelle harf, au pluriel horouf: ce mot a une analogie remarquable avec le γράφὼ des Grecs, signifiant j’écris, je trace. Les trois consonnes sont les mêmes, car la différence de ha à γα est très-peu de chose. En arabe, le sens du radical haraf n’a point d’analogie, puisqu’il signifie échanger et commercer; mais il est singulier que ce sens rappelle l’idée des Phéniciens commerçans, de qui les Grecs tinrent leurs lettres. Si le dictionnaire de ce peuple industrieux nous était parvenu, que de mots nous y trouverions qui manquent au dictionnaire de leurs ignorans voisins!
Sur ces vingt-quatre consonnes, cinq seulement sont inusitées en Europe: je ne dis pas inconnues, parce qu’il y en a quatre qui trouvent chez nous leurs analogues dans nos lettres S, D, T et Z: la différence est qu’en arabe ces quatre prononciations, appuyées plus fortement, s’accompagnent d’un renflement de gosier, et comme d’un o sourd qui leur donne un caractère emphatique: ce sont les nos 14, 15, 16 et 17 du tableau V. (Sâd, Dâd, Tâ, Zâ).
La cinquième consonne particulière aux Arabes, se nomme qâf: elle est produite par le contact du voile du palais avec le dos de la langue vers l’épiglotte: les Égyptiens de la Basse-Égypte la prononcent très-bien; ceux de la Haute la trouvent incommode, et lui substituent le g dur ga (ga, go, gω): dans une partie de la Syrie, surtout à Damas, à Bairout, à Acre, elle est remplacée par une espèce de hoquet désagréable à l’oreille, et produisant des équivoques qui égarent surtout un étranger[65]; l’influence de Damas a beaucoup répandu ce vice: cependant le Qâf persiste dans sa pureté chez la plupart des montagnards, et chez les Bédouins: j’ignore ce qui a lieu en Ïemen; mais je sais que les Persans et les Turks rejettent toutes les particularités de ces voyelles, et qu’ils les prononcent comme nous-mêmes faisons S, D, T, Z, et ga dur. Pour rendre cette dernière, j’ai trouvé notre lettre Q d’autant plus commode que sa figure est presque la même en sens retourné[66]: à l’égard des quatre autres, j’ai cru ne devoir point altérer les lettres, mais seulement les distinguer par un petit trait au-dessous, lequel pourra être négligé impunément là où l’on ne tiendra pas aux étymologies.
[65] J’en trouve un exemple dans le voyage de Hornemann en Afrique, traduit en 1803, sous la direction de M. Langlès; ce professeur dit, page 42, à la note: «L’emplacement des ruines de Syouah se nomme oûmmebeda. Ce nom a une forme arabe, mais on ne sait s’il signifie emplacement vaste, ou pays merveilleux.»—Je réponds que c’est tout simplement qoum el baida, signifiant monticule blanc, tertre blanc, qui est la définition juste du local donné par Hornemann. Mais ce voyageur ayant prononcé à la manière de Damas, il a supprimé le qâf; de même il a écrit, page 16, oumm essogheïr, que M. Langlès n’explique pas; c’est encore le tertre petit. Ailleurs, page 24, à la note, on lit: hoeckl ouhhchyet, c’est le kohl ou henné sauvage, etc.
[66] Q français, q romain.
Les dix-neuf autres consonnes arabes ne diffèrent en rien des nôtres d’Europe; mais comme nous en avons quelques-unes qui ont le vice d’être représentées par deux et trois lettres, comme ch français, sh anglais, sch allemand, j’ai été obligé d’imaginer des figures spéciales et simples pour exprimer leurs correspondantes dans l’alfabet arabe: l’étude du tableau qui les représente devra être pour le lecteur un sujet particulier d’attention. (Voy. le tableau, no V).
Les grammairiens arabes ont quelquefois, comme ceux d’Europe, distribué les consonnes par familles d’organes, en désignant les linguales, les labiales, les dentales, etc.; mais entre eux ils ont des variantes qui prouvent, ou qu’ils n’ont pas étudié cette matière avec une égale attention, ou que leur manière de prononcer n’a point été la même: ils ont d’ailleurs des divisions de lettres fortes, et de lettres faibles ou infirmes, de disjointes, de cachées, etc., qui sont des subtilités de l’art, très-inutiles à la pratique. La savante grammaire de M. de Sacy, page 26, expose ces détails de manière à dispenser de les répéter.
Dans la prononciation des Syriens et de beaucoup d’autres Arabes, la lettre appelée djim a le défaut d’exprimer deux consonnes (le d et le ja): ce défaut n’existe point en Égypte et en d’autres contrées où l’on prononce guim par g mouillé: pour y remédier, je n’ai vu d’autre expédient que de conserver l’unité de la lettre, sous la condition d’être prononcée en chaque pays, selon l’usage régnant: en employant pour le djim ou guim notre g italique, je lui ai encore donné une forme particulière, afin d’avertir toujours le lecteur de sa différence aux autres g, et g que je réserve pour d’autres valeurs[67].
[67] Si l’on coupait en deux ce nouveau signe, on y trouverait dj.
Cette conservation de l’unité de chaque lettre arabe est un article de la plus haute importance dans tout le système de transcription: elle est exigée par l’organisation même de l’idiome et de l’alfabet phénico-arabe, laquelle consiste surtout en ce que les mots radicaux se composent de deux et de trois syllabes, dont chacune est tracée par une seule lettre, dite radicale, comme nous l’avons déjà vu: ainsi Ka Ta Ba (il a écrit), Sa Fa Ra (il a sifflé) Da ha qa (il a ri), etc., présentent leurs radicales toutes également d’une seule lettre, et cette lettre sert à faire retrouver le mot dans les diverses formes où il se combine par régime: tels sont maKTωB (objet écrit), estaDRaB (il a été battu), moDTaRaB (vacillant). D’après ce principe ingénieux et commode, l’on sent que, si l’unité d’une lettre radicale était violée, si l’on y substituait deux ou trois lettres, il s’ensuivrait une confusion inextricable: prenons pour exemple un mot arabe composé des trois consonnes ſ, h, r, (chin, hé, ré), il se prononce ſahar, et signifie il a divulgué. Si je l’écris à la manière allemande, ce sera schahhar: comment le disciple distinguera-t-il ici les trois radicales? et dans cette méthode, quel bizarre aspect nous présentera le composé maschhhourah (chose divulguée)? et l’hébreu schischschah (le nombre sixième), au lieu de ſiſſah et maſhωrah; telle est néanmoins la méthode actuelle de tous les Européens orientalistes: ouvrez leurs traductions de livres arabes, turks et persans, vous n’y verrez dans les noms géographiques et patronimiques qu’un chaos de lettres disparates, accumulées sans raison, sans goût; demandez-leur sur quelle autorité primitive: ils ne pourront citer que l’autorité et l’exemple des premiers Européens marchands, soldats ou moines, qui, en des temps d’ignorance et de barbarie, firent ces pélerinages de massacres et de bigoterie, fameux sous le nom de croisades, et qui nous rapportèrent d’Égypte et de Syrie des mots tellement défigurés, qu’ils ont écrit miramolin ce que l’arabe avait prononcé emir-el-moumenin (le prince des fidèles).
TABLEAU COMPARÉ
DES MÉTHODES
DE MM. SACY, LANGLÈS, VOLNEY.
| NUMÉROS. | ARABE. | SACY. | LANGLÈS. | VOLNEY. |
|---|---|---|---|---|
| 1 | ا | a** | â | a |
| fat’ɦa | a | a | a | |
| 4 | ٽ | ts | tç ou sç | ţ ou ş |
| 5 | ج | dj | dj | ɠ |
| 6 | ح | h* | hh | ɦ |
| 7 | خ | kh | kh | χ |
| 9 | ذ | dz | ds | ȥ ou ḑ |
| 12 | س | s* | ṣ ou ç | s |
| 13 | ش | sch | ch | ſẛ |
| 14 | ص | s* bis | ss | ṣ |
| 15 | ض | dh | dh | ḏ |
| 16 | ط | th | th | ṯ |
| 17 | ظ | dh** bis | td | ẕ |
| 18 | ع | a** bis | ’ | ă |
| 19 | غ | gh | gh | ģ |
| 21 | ق | k | q | Q |
| 22 | ك | c | k | k |
| 26 | ه | h* bis | h | h |
| 27 | و | w | v ou | ω |
| domma | ou | o | ů, ò. | |
| 28 | ى | y | y ou Ï | ï, î. |
| Face à la page 144. | No VI. |
Les studieux de cabinet qui ensuite lurent ces relations mirent peu d’importance à une matière que n’entendait pas le plus grand nombre; il s’établit des habitudes que les savans postérieurs ont admises, les uns par imitation et insouciance, les autres, par un respect systématique de ce qui, selon leur style, est consacré par le temps et l’usage: mais outre que l’erreur n’a pas droit de prescription, il va suffire de développer un peu l’effet de celle-ci pour en faire sentir même le ridicule en France, c’est-à-dire à Paris (puisque là seulement on s’occupe de langues orientales); chaque professeur d’arabe, de turk, d’hébreu, etc., se fait une orthographe particulière, mais s’écartant peu de quelques usages généraux, dont l’ensemble est à-peu-près réuni dans le tableau ci-joint, no VI: une colonne présente la méthode la plus ordinaire, que M. de Sacy a modestement adoptée: l’autre, une méthode que M. Langlès a publiée comme chose nouvelle, inventée par lui, selon les expressions de sa note, qui sert de préambule au tome cinquième des notices des manuscrits orientaux[68]: voici ce que dit cet orientaliste à la page IV du volume:
[68] Publié à Paris, in-4o; l’an VII, égal à 1798-99.
«L’alfabet des Arabes, des Turks, des Persans, etc., est plus nombreux que le nôtre; ils ont, en outre, des sons étrangers à nos organes: la transcription de leurs mots en caractères français présente donc deux difficultés capitales: 1o la représentation équivalente du nombre des lettres; 2o l’expression la moins imparfaite qu’il est possible du son de ces lettres: personne n’ayant cherché jusqu’ici à établir un système de correspondance plus ou moins exact entre ces lettres et les nôtres, il est souvent difficile de reconnaître le mot écrit par différens auteurs, et impossible aux Orientaux même de deviner de quelle manière ce mot doit être écrit dans sa langue originale. C’est ce système que j’ai essayé d’établir dans les notes qui accompagnent ma nouvelle édition du voyage de Norden, et dans les notices que j’ai insérées dans ce volume. J’ai rédigé un alfabet harmonique arabe, turk, persan et français, par le moyen duquel non-seulement j’ai tâché d’exprimer, autant qu’il m’était possible, la véritable prononciation du mot, mais encore j’ai exprimé toutes les lettres dont ce mot est composé, de manière qu’une personne médiocrement versée dans les langues orientales dont je viens de parler, peut restituer en caractères originaux les mots, et même les passages transcrits d’après mon système, que je vais exposer en peu de mots.»
Ce préambule exige de ma part une note aussi: dès les premiers mois de 1795, sous le titre de Simplification des langues orientales[69], j’avais publié un premier travail, dirigé vers ce but, d’une manière si positive et si neuve, qu’il en résulta scandale dans l’école orientaliste de Paris: les professeurs blâmèrent beaucoup ma nouveauté dans leurs leçons: M. Langlès, l’un d’eux, a moins ignoré que personne l’existence de mon écrit; comment donc se fait-il que trois ou quatre ans après, lorsque j’étais aux États-Unis, il ait affirmé que personne n’a encore cherché a établir un système de correspondance plus ou moins exact entre les mots arabes et les nôtres? A la vérité, à la fin de sa note, en parlant de mon travail, il le qualifie de procédé ingénieux, mais inadmissible, vu les caractères étrangers que je veux introduire. Vicieux ou non, mon travail existait; il était de son genre le premier en date; on pouvait le censurer, le corriger; mais étant motivé dans ses détails, il était autre chose qu’un procédé: si l’invention est un mérite, pourquoi y céderais-je mes droits? Mais voyons comment il a organisé ce qu’il appelle son nouvel alfabet harmonique.
[69] Ou Méthode nouvelle et facile d’apprendre les langues arabe, persane et turke, avec des caractères européens. Paris, in-8o.
Pour exprimer la quatrième lettre arabe, le th anglais dur, M. Langlès écrit tç ou sç: voilà deux valeurs dissemblables entre elles, et qui ne peignent point le th anglais; de plus, comme il peint quelquefois l’s commun par ç, lorsqu’un t naturel précédera, il y aura équivoque (par exemple matsωĕ, formé de tesă, 9, ou de ţă, (vomir); j’en dis autant de DS pour exprimer le zal arabe (no 9), ou th doux anglais; j’ajoute que l’union d’une consonne faible comme D, à une consonne forte comme S, est un contre-sens d’harmonie et d’organe; et ce ta, pour peindre le za emphatique, que signifie-t-il?
Cette idée de peindre des sons étrangers, inconnus, par des combinaisons de lettres déjà connues, a été si bien combattue et réfutée par l’honorable sir Williams Jones, qu’il est étonnant de voir l’un de ses admirateurs y revenir et y persister[70]: il est de vérité algébrique qu’un son étranger à une langue ne peut y être figuré que par un signe nouveau et conventionnel, lequel doit se prononcer comme son type, mais se prononce mal, tant que ce type n’est pas connu.
[70] Voyez le tome premier des Recherches Asiatiques, traduites de l’anglais en français, par La Baume, sous la direction de M. Langlès.—Paris, 1805. On a voulu faire de cette utile collection un livre de luxe; et pour deux volumes seulement, on a dépensé trente mille francs, qui eussent suffi à imprimer tout l’ouvrage, qui est resté là.
Maintenant que signifie cet h, ajouté à K, à D, à T, à G, (kh, dh, th, gh)? y a-t-il aspiration dans ces lettres? pas du tout: mais ce pauvre h, comme personnage insignifiant, est employé à tout rôle.
M. Langlès figure l’aïn par une simple apostrophe, comme si cette prononciation n’avait pas d’existence réelle: certes il ne penserait pas de même s’il eût entendu les Arabes chanter abou’el ŏiωn el sωd: ou bien el ảaſeq nafs-oh maksoura.
Pour le ωaω arabe, il propose notre v: quelle bouche arabe a jamais prononcé cette consonne turke? cela ne s’entend qu’à Paris, où l’on dit aussi à la turke: bism illah ir’rahman ihdina issirat il mistaqim, au lieu de l’arabe b’esm ellah el raɦman el raɦim ehđi na el serat el mestaqim. De l’arabe dans la bouche d’un Turk! c’est comme si les mots français, Voulez-vous venir à Paris? étaient prononcés, Vulez-vu vinir è Péris[71]?
[71] Comment cela serait-il autrement? Les Turks, par suite de leur puissance politique, ont pris la prépondérance dans l’instruction asiatique: des effendis turks régissent les écoles arabes, même dans la grande ville du Kaire. Pour avoir à Paris quelque lettré arabe, il faudrait des soins particuliers, et surtout il faudrait établir des concours: le gouvernement français, qui en cette branche ne voit que par des yeux subalternes, suit leur routine partiale; aussi la fabrique des interprètes est-elle en complète décadence, surtout depuis que l’on y a fait une dernière épuration.
L’auteur de la note admet pour peindre Qâf, l’emploi de notre lettre q sans u: et lorsque, dans mon Voyage en Syrie, j’en montrai le premier exemple, nos orientalistes crièrent au scandale.
Il peint l’aspiration faible par un h, et la forte par deux hh; mais quand il arrivera que l’un suivra l’autre, ou qu’ils seront précédés de kh, de dh, de th, nous aurons donc une file de trois ou quatre h; le même vice a lieu pour son sad, peint ss, quand cette lettre sera précédée de ds.
Au demeurant, le vice incurable de cette méthode est le doublement des lettres européennes, pour figurer les lettres simples de l’arabe. L’on ne peut admettre cette violation du principe constitutif, qui veut que l’on ne trouble pas les lettres radicales des mots, et l’on a tout droit de s’étonner du profond silence de l’auteur sur ce point, comme sur tout autre; car il ne donne pas un seul motif de ses opinions; il assure qu’il a exprimé les prononciations, qu’il a rendu les lettres des mots: ce n’est pas là un système raisonné; c’est une formule prescrite; c’est une recette arbitraire: sans doute il a eu le droit de l’appliquer aux ouvrages dont il s’est rendu l’éditeur; mais avoir usé de tout son crédit à l’imprimerie du gouvernement, pour déparer le magnifique ouvrage de la Description d’Égypte, par une orthographe sans règle et sans goût, c’est ce dont tous les amis des arts ont droit d’être choqués: en se conformant à cette orthographe, comment s’écriraient les mots arabes achehhhha (avares), hhachichah (de l’herbe), moutahachhechah (femme caressante). Le lecteur trouvera sans doute ces combinaisons nouvelles; mais elles n’ont pas même le mérite de l’invention: car pour peu qu’on ait feuilleté les grammairiens arabes et les voyageurs au Levant, on verra que le professeur n’a fait que s’approprier celles de leurs combinaisons qu’il lui a plu de choisir[72].
[72] La plupart de ces combinaisons se trouvent dans la grammaire arabe de Savary, que M. Langlès a publiée en 1803 (trois ans après celle de M. de Sacy), en déclarant que depuis long-temps elle avait été dans ses mains.
Quant à la méthode suivie par M. de Sacy, après être convenu, lors de la commission de 1803, de tous les inconvéniens que j’attaque, cet orientaliste profond a sans doute eu ses raisons de garder un silence absolu sur une innovation qui tend à écarter les anciennes doctrines; de mon côté je me bornerai à dire que mes observations ont la même force sur les figures qu’il adopte; ses trois lettres sch pour ſ, quoique autorisées des Allemands, n’en sont pas moins un vice capital; une même s employée pour sad (14), et pour sin (12), un même a pour alef, aïn, fat’ɦa; un même dh pour dâd (15), et pour za (17); une même h pour les deux aspirations (6 et 26), sont une source d’équivoques: on les verra naître à chaque pas dans la rencontre des lettres simples et des lettres composées: par exemple, si dans un mot on trouve dz, on doutera si c’est la lettre simple zal (dzal), ou le concours des deux lettres d, z; ainsi du th, du dh, du gh, etc.: désormais la question est trop claire pour y insister.
Je ne veux donc point répéter mes remarques sur les défauts de l’alfabet harmonique, dressé par la commission de 1803: le peu de convenance de plusieurs de ses caractères, et l’admission de quelques lettres doubles le gâtent entièrement. Je viens à l’examen de ma nouvelle méthode, rectifiée par les nombreuses épreuves que la commission de 1803 fit subir a mon premier essai de la Simplification des langues orientales.
§ II.
Transcription des Consonnes arabes.
Je commence par les consonnes, et d’abord je mets à part celles qui, dans l’arabe, sont les mêmes que dans nos langues d’Europe, avec la condition d’y être également peintes par une seule lettre: cela me donne les lettres B, F, D, T, R, L, Z, S, K, M, N, H, total, douze.
Je divise le reste en deux autres parties, l’une celle des consonnes ayant même valeur que les nôtres, mais que nous écrivons par deux lettres, telles sont djim, ou guim, et chin; l’autre celle des consonnes dont la valeur est étrangère à notre oreille, lesquelles sont le thêta, le zal, le jota ou χ grec, le ha, les quatre emphatiques ṣâd, ḏâd, ṯa, ẕa, le ģaïn, et le Qâf, total, dix.
Je prends les quatre emphatiques, et parce qu’elles ne diffèrent pas matériellement des nôtres S, D, T, Z, et que les Turks et les Persans, qui les tiennent des Arabes, ne leur ont pas gardé leur valeur, mais les prononcent comme nous, je ne change rien au corps de ces lettres; seulement je les souligne d’un trait qui avertit qu’elles ne sont pas nos lettres simples S, D, T, Z, et qui en même temps donne le moyen de recourir au mot radical dans l’original arabe, turk ou persan: il résultera de ceci que les Persans, les Turks et les Européens qui ne donneront pas la valeur arabe, pourront sans inconvénient, dans un usage vulgaire, négliger d’écrire le trait souligné, qui pour eux ne signifie rien; on verra combien cette orthographe simplifie le turk et le persan.
Je prends ensuite le θητα, no 4, ou th anglais dur, et le zal, no 9, th anglais doux: ces deux lettres, chez les Arabes eux-mêmes, ont le défaut que, selon les divers pays, elles sont diversement prononcées: beaucoup de Bédouins leur conservent leur ancienne et véritable valeur: dans l’Égypte au contraire et dans la Syrie, le θητα se prononce tantôt comme notre T naturel (par exemple, telaté, trois); tantôt comme notre S, (par exemple ouâres, ou ωarit, héritier); le zal, tantôt comme z (ellazi, zalek); tantôt comme D. Nous pourrions sans plus d’inconvénient, écrire nos propres lettres; cependant, afin de conserver la trace de l’étymologie, j’en use pour ces lettres comme pour les quatre emphatiques, et je leur attache un petit signe qui les caractérisera toujours, sauf à le négliger dans l’usage vulgaire[73].
[73] Quand zal sera prononcé d, rien n’empêche de lui donner la cédille: ḑanab, ḑail (queue).
Le no 7, qui est jota espagnol, ch allemand, est plus difficile à tracer: nos alfabets français, italien, anglais, n’ont pas d’équivalent: nous ne pouvons employer le grand j, parce qu’il sert à notre neuvième classe, dans la consonne ja: il faudrait une lettre nouvelle; mais nous avons un moyen d’éviter ce désagrément: nos principes rendent inutiles dans tous les alfabets européens la lettre X parce qu’elle a le vice de représenter deux et même quatre consonnes; car tantôt elle vaut ks, comme dans Saxe, fixe, que l’on devrait écrire Sakse; fikse; tantôt gz (mineures ou faibles de ks), comme dans examen, exercice, que l’on devrait écrire egzamen, egzercice; cette lettre X se trouvant supprimée de droit, nous pouvons la rendre utile; et puisqu’en sa fonction ancienne et primitive dans l’alfabet grec, elle eut précisément la même valeur que notre lettre arabe, no 7, il m’a semblé naturel et possible de la réintégrer dans ses droits, en convenant avec le lecteur que dans notre alfabet arabico-européen, elle aura l’invariable valeur du jota espagnol: si le lecteur ne connaît pas cette valeur, il est instamment prié de ne point retomber dans l’habitude du ksé, ou gz, pour X, mais de le prononcer plutôt k, et de dire kota, au lieu de ksota; c’est afin de lui rappeler cette convention que j’ai introduit l’χ grec d’une forme particulière, au lieu de notre x ordinaire, qui eût été plus gracieux, mais qui pourra se rétablir sitôt qu’on le voudra.
Vient l’aspiration forte: pour la peindre j’emprunte le signe de la faible h; mais afin de les distinguer, j’attache à celle-ci un petit trait qui avertira toujours qu’elle est la lettre, no 6, de l’alfabet arabe, équivalente au ca florentin: nous l’appellerons hache dur ou grand hache (ɦa).
Le petit h arabe lui-même a exigé une modification de forme pour exprimer un état particulier qu’il prend assez souvent à la fin des mots: au lieu d’y être aspiré, il se prononce t: ainsi, au lieu de marráh ωaɦedah, on dit marrat ωaɦedat. Les arabes spécifient ce changement, en posant deux points sur leur hé: mais cette multitude de points en notre écriture ayant l’inconvénient de papilloter aux yeux, j’ai préféré la forme nouvelle h, qui ne choque pas les yeux, et qui de l’h éteint, fait le t prononcé.
Maintenant j’ai à peindre la lettre du grasseyement dur, dite ghaïn: je ne puis lui conserver l’h que lui a donné l’usage: je ne puis non plus employer notre g vulgaire, qui n’exprimerait pas sa valeur: il faut encore une lettre de convention: la commission arabique de 1803, en adoptant le g, l’avait distingué par une barre transversale: comme cette barre, désagréable à l’œil, a des inconvéniens dans l’écriture et dans l’imprimé, j’ai trouvé préférable de donner la forme ci-jointe, que l’habile artiste a trouvée commode, (ģ).
Si l’on avait un besoin exprès de peindre le grasseyement doux, et que l’on ne voulût pas accepter le gamma grec, un trait sur celui-ci ferait la différence.
La cinquième lettre, appelée djim ou guim, a été difficultueuse: il fallait éviter l’équivoque des g dur ou mouillé, dont j’ai parlé. J’ai choisi un ɠ italique, en lui donnant un appendice qui l’appropriera à la lettre arabe, et qui avertissant le lecteur par une forme spéciale, le laissera libre de prononcer djé, ou gué, selon l’usage du pays, (ɠ).
Une lettre plus embarrassante encore a été la lettre chin, sur laquelle tous les alfabets européens sont en discord: il est indispensable de lui attribuer un seul signe, et la difficulté est de le faire accepter unanimement; les anciens Grecs et Latins ayant presque toujours exprimé cette consonne par s, j’ai cru que le meilleur parti était d’accepter cette lettre, telle qu’on s’en servait ci-devant dans l’imprimerie, c’est-à-dire le ſ allongé hors de ligne, qui restera affecté au ch français, au sh anglais, au sch allemand, etc.
L’emploi de la lettre Q, pour le Qâf arabe sans lui ajouter l’u, est une chose si naturelle et si commode, qu’il est étonnant qu’on ne l’ait pas adopté plutôt[74]: d’ailleurs on peut dire que la figure est la même avec la seule différence que le Q romain est tourné dans un sens tandis que le qâf est tourné dans l’autre: et l’on donne un emploi utile à une lettre qui sans cela n’en aurait plus.
[74] Je croyais l’avoir imaginé le premier, mais en ces derniers temps, je l’ai trouvée dans la grammaire de George Amira.
De ces détails résulte le tableau total des consonnes arabes, exprimé comme on le voit dans le tableau ci-joint (voyez le tableau, no V): les voyelles vont être un peu plus minutieuses à régler.
§ III.
Transcription des Voyelles arabes.
Je pose d’abord nos trois voyelles européennes, grand a, grand ï, grand ou, ω, comme identiques à l’alef, au ïa, et au ωaω.
Pour distinguer ensuite les trois petites voyelles qui leur correspondent et qui en sont les mineures, voici les règles que je propose.
Alef, ou grand a, sera toujours peint par a romain: fatha, ou petit a, par a italique.
Grand i, sera peint par I romain, soit tréma, soit circonflexe ï, î: le kesré, ou petit i, sera peint tantôt par i italique, tantôt par e italique aussi, selon qu’il sonne dans l’arabe même. Je n’emploie point l’y, parce que, outre son inutilité, dans le cas présent, c’est trop le détourner de son ancienne valeur, qui, chez les Grecs et les Latins, fut notre u français, ou notre ou très-bref. La preuve en est dans les mots arabes sour écrit Tyr: baîrout, écrit Bêryt; dans les mots romains Romulus, écrit par Plutarque Romylos; Valerius, écrit par Polybe et Eusèbe, Oyalerios. On pourrait citer nombre d’autres exemples.
Nos arabistes veulent écrire Yemen: je demande s’il n’est pas aussi bien exprimé par Ïemen.
Grand ou sera toujours peint par ω.
Domma, ou petit ou, tantôt par ů valant ou bref, tantôt par o italique, selon qu’il sonne dans l’arabe même. En certains lieux, par exemple Alep, le domma sonne souvent comme notre eu: mais du moment que nous lui donnons un signe propre, on sera libre de lui donner la valeur qui est usitée. Nous avons vu, ci-devant, que alef, souligné de kesré ou i bref, se prononçait souvent é, comme dans les mots el esm, émir, eslam: pour éviter de confondre cet é avec celui du kesré, je propose le signe æ italique, que l’on prononce dans presque toute l’Europe é, ou bien le a renversé (ɐ), qui par cas heureux est une sorte de e, tout-à-fait bien adapté au besoin de cette circonstance.
Alef, frappé de domma, ou petit o, sonne quelquefois comme notre o moyen, par exemple, dans omam (les nations), omm (mère), omol (espère); je rends cet état par le signe ō.
Grand i, frappé de fatha, ou petit a, se prononce comme notre ê, dans être, ou notre ai dans maître. Il est intéressant de conserver cette forme ai, parce que souvent le mot où elle se trouve au singulier, fait son pluriel en la retournant; par exemple, dair (une maison), fait au pluriel diar (les maisons), bairaq (un drapeau), fait au pluriel biareq (les drapeaux): nos principes ne permettent pas de donner deux signes au son simple ai; mais j’ai pensé que l’on pouvait, par cas particulier, sauver ici cet inconvénient, en liant l’a italique à l’i romain, par un poinçon particulier.
L’Arabe a quelquefois la bizarrerie de prononcer a sur i; par exemple, il écrit rami, et prononce rama, par la raison que i est frappé de fatha; pour exprimer cet état particulier, je propose le signe ä, qui fut agréé par la commission.
Grand ou, frappé du domma (ou petit ou), vaut notre oû français: pour corriger le vice de deux lettres, pour sauver l’équivoque de u, que les étrangers prononcent ou, et pour éviter que le double w anglais fût prononcé vé à la manière allemande, j’ai cru nécessaire d’introduire le signe ω, qui ne choquera point les yeux accoutumés au grec, et qui est presque la réunion des deux oo anglais: l’usage fera sentir la commodité de ce signe.
Ce ωaω frappé de fatha, sonne quelquefois comme notre ô profond; par exemple dans les mots arabes ṣoṯ (la voix), ſôq (le désir): il semblerait qu’on dût l’écrire tel qu’on le voit; mais parce que le pluriel de ces mots fait reparaître l’a caché, et que l’on dit asωat (les voix), aſωaq (les désirs), il a été utile de garder une trace de cet a, et j’ai tâché de remplir ce but par la figure ῶ, qui maintient l’unité, et qui s’autorise d’exemples semblables chez les Allemands.
Maintenant nous avons les trois formes de la prononciation gutturale aïn, dont nous avons parlé ci-devant: les trois voyelles qui en résultent sont tout-à-fait particulières aux Arabes; mais, comme les Turks et les Persans, en adoptant leurs figures alfabétiques, ne leur ont point gardé leur valeur gutturale, et qu’ils les prononcent simplement comme les voyelles communes auxquelles elles correspondent, il m’a semblé convenable d’en user ici comme pour les quatre emphatiques, c’est-à-dire d’attacher seulement un petit signe spécial à nos voyelles analogues. En conséquence,
| je peins l’aïn | frappé de fatha, par ă, |
| frappé de kesré, par ĕ, | |
| frappé de domma, par ŏ. |
J’ai dit que ce dernier sonne dans la bouche des Arabes, presque comme notre eu, dans cœur, peur: dans tous les cas, il suffit que ce signe soit affecté à cette forme, pour être prononcé suivant l’usage du pays.
Il nous reste à tenir compte des notes orthographiques: celle du doublement (taſdid), nous est inutile, puisque dans le système européen, la lettre s’écrit double quand la prononciation le demande: cependant la méthode arabe ne laisse pas d’avoir quelque mérite, elle économise beaucoup de place, et je serais d’avis de lui donner un équivalent.
Le djazm est nécessaire à conserver; nous le remplaçons très-bien par l’apostrophe, qui, comme lui, avertira que la voix est coupée: par exemple, dans le mot fat’ɦa, il avertit de ne pas prononcer t’ɦa d’un seul temps, mais de faire sentir l’ɦ séparément de t, comme s’il y avait un rapide e muet interposé, fate-ɦa; c’est le cas du point-voyelle juif, scheva.
D’autre part, la nécessité de ce signe et de cette coupure de voix se fait sentir dans la conjugaison de certains verbes, par suite des principes constitutifs mêmes de la langue.
En effet, dans l’arabe, il est de principe général, comme je l’ai dit plus haut, que le mot radical, lequel est la troisième personne masculine singulière du passé ou prétérit, soit composé de trois syllabes, et que chacune de ces syllabes soit prononcée en a, par exemple, KaTaBa, il a écrit; NaSaLa, il est sorti, etc.; pour convertir ce radical en indicatif présent, on le modifie, et l’on dit, ïaKToBo, ou ïaKTůBů. Ici l’on voit la première consonne K, privée de sa voyelle, et T, B, se prononcer en u, o: dans nos formes européennes, nous n’avons pas besoin de djazmer, c’est-à-dire de noter l’arrêt de ce K: nous supprimons la voyelle, et le but est rempli; mais si, comme il arrive en bien des cas, une ou même deux ou trois syllabes du radical se trouvent être une grande voyelle, comme a, o, ou, ăin, il en résulte des règles particulières pour la manière de conjuguer: par exemple, dans le verbe SaALa (il a interrogé), nous avons nos trois syllabes radicales S, pour première, A, pour seconde, L, pour troisième: maintenant, afin de les tourner à l’indicatif présent, il nous faut priver S de son a ou fat’ɦa; mais alors, si l’on dit IaSaLo, cette privation n’est point sentie, parce que alef se trouve là pour la masquer; l’écriture arabe a imaginé son djazm, pour la faire sentir; nous remplirons parfaitement son objet en in traduisant notre apostrophe IaS’aLo; pour bien le prononcer, il suffira de l’avoir entendu d’un maître.
C’est encore par suite du principe des trois syllabes, ou temps de voix, prononcés en a, dans le radical, que la voyelle ï se trouvant quelquefois former la troisième syllabe, ou temps de voix, on est forcé de la prononcer en a, quoiqu’elle soit écrite i: par exemple RaMA, il a jeté; iaRMI, il jette; NaSA, il a oublié; iaNSI, il oublie: l’arabe écrit RaMi, NaSi, mais l’application du fat’ɦa, ou petit a, avertit de dire RaMA, NaSA. La commission de 1803 adopta l’a frappé de deux points (ä) pour figurer cet état, et je le conserve. En d’autres circonstances, il arrive que la seconde syllabe est formée de aïn, par exemple QaăDa, il s’est assis; en le tournant à l’indicatif présent, iaQ’ŏdo, il s’assied. Là on voit l’application des deux règles, l’une du djazm, après le Q’, l’autre du domma, au lieu de fat’ɦa, convertissant l’aïn en notre véritable ŏ guttural: la simplicité comme l’efficacité de ma méthode se rend de plus en plus sensible.
Il est difficile de penser qu’un langage ainsi combiné dans ses bases ait été composé par des sauvages errans dans le désert, par des Bédouins nomades: tout dans ce système d’organisation annonce un état de société riche d’idées, par conséquent ayant pour base un sol fécond, qui a suscité, et qui entretient une population progressivement industrieuse: je pourrai par la suite examiner les conséquences de cette idée-mère: en ce moment, je me borne à remarquer que la voyelle dans le radical figure à l’instar de la consonne, c’est-à-dire qu’elle y tient lieu de syllabe complète, comme si les inventeurs eussent cru que l’un et l’autre fussent une même chose.
Le hamza, qui ne s’applique qu’au grand a, ou alef, se remplace facilement, comme nous l’avons vu, par le signe ”. Le point essentiel est d’avoir bien saisi d’une bouche arabe la vraie valeur du son ainsi figuré.
Nous avons vu que wesla et madda sont réellement superflus, nous n’en tenons point compte.
Tout mon édifice orthographique se trouvant ainsi complété, je vais en rendre sensibles les effets, en le comparant avec la méthode vulgaire, dont j’ai parlé ci-dessus. Le lecteur jugera par lui-même combien ma méthode est préférable aux routines suivies jusqu’à ce jour.
Je prends pour exemple le modèle de transcription qui se trouve à la page 65 de la grammaire de M. de Sacy, en regard à la page 64, où est écrit le texte arabe; cette transcription porte ces mots:
«Akh-bâ-rou a-bi dou-lâ-ma-ta wa-na-sa-bou-hou a-bou dou-lâ-ma-ta zan-dou ’b-nou ’l-djoûni wa-ac-tsa-rou ’n-nâ-si you-sah-hi-fou ’s-ma-hou.»
Voici mes remarques: d’abord le domma étant écrit absolument comme le waw à la fin des verbes, l’on ne peut distinguer le singulier du pluriel: par exemple, dans you-sah-hi-fou, si l’ou final est domma, c’est la troisième personne singulière, signifiant il a erré; si, au contraire, cet ou final est waw, c’est la troisième personne au pluriel: de même dans akh-bâ-rou, si ou est domma, c’est le substantif histoire, récit; s’il est waw, c’est le verbe à sa troisième personne du pluriel, ils ont appris.
2o De ce qu’une même lettre française en représente deux différentes en arabe, il résulte une seconde cause de méprise; par exemple, dans le mot you-sah-hi-f, on ne sait si c’est le verbe sahaf, par notre s et h européens, signifiant il a brûlé de soif; ou saɦaf, par l’aspiration florentine, signifiant il a rasé, il a taillé de la chair; ou ṣaɦaf, par ṣâd et grand ɦ, signifiant errer, se tromper: on voit ici l’inconvénient de la même figure h, représentant les deux aspirations: pour éviter cet inconvénient, M. Langlès, comme nous l’avons vu, peint la forte, par deux hh; dans sa méthode on écrirait yous-sahhhhifou.
Une troisième source d’embarras est de faire disparaître totalement des lettres radicales, par exemple, on lit you-sah-hi-fou ’s-ma-hou; l’arabe porte en toutes lettres youṣaɦifou Esma hou: E, figurant alef frappé de kesré, comment deviner un mot sous cette forme tronquée ’s-ma-hou? et cela sous le prétexte qu’en parlant, le ou dévore e: c’est comme si en français l’on écrivait el-accept-av’e-kindifférence (au lieu de, elle accepte avec indifférence): l’usage seul doit enseigner ces nuances de prononciation. C’est encore ainsi qu’en faisant disparaître l’article al ou el, on embrouille le texte gratuitement. L’arabe vulgaire écrit aktar-el-nas, et prononce aktar-en-nas; qui pourra le reconnaître dans ac-tsa-rou-n-na-si? laissez l’usage apprendre que l dans l’article al ou el s’élide par euphonie devant certaines lettres; mais laissez au lecteur un signe pour se reconnaître: d’ailleurs, combien est vicieuse cette manière de syllaber
ac-tsa-rou|
akh-ba-rou,
et cela quand le corps du mot est akţar, aχbar, plus le ou final (domma) dans le littéral, mais qui ne se dit point dans le vulgaire. En lisant ac-tsa-rou-n’ na-si, ne peut-on pas croire que na-si appartient au verbe na-sä, iansi, oublier? Pourquoi au mot nas incorporer le kesré i, qui n’est que le signe savant de son génitif? Les mêmes vices se répètent dans zan-doub’ nou ’l-djou-nï, dont la véritable syllabation est zandou ebnou el djouni. Là du moins on reconnaît le texte. Il ne faut pas s’étonner si, avec tous les vices de leur orthographe, nos orientalistes soutiennent qu’il vaut mieux apprendre l’arabe en son propre système que dans le leur. Voyons les effets de la méthode que je propose: je vais écrire à ma manière le même texte: je prie le lecteur de se rappeler 1o que mon χ n’est pas iks, mais jota, et qu’à défaut de la vraie prononciation, il faut plutôt dire ahbar que aksbar;
2o Que a romain est alef pur; et a italique fat’ɦa, que ɐ ou ē long est alef par kesré; que ů pointé est ou bref, domma, etc.
Le corps de ma ligne figure le texte arabe si exactement, qu’avec mon tableau de comparaison on peut restituer le texte arabe.
J’ai placé en dehors de ce corps les finales scientifiques, exprimant les cas dans l’ancien arabe, comme les finales latines us, a, um. Elles n’ont plus lieu dans l’arabe actuel; en les négligeant, le lecteur sera bien compris du vulgaire. J’ai distingué tous les mots, parce que leur liaison, enchaînée telle qu’on l’a vue dans l’exemple ci-dessus, forme un chaos inintelligible. Si l’on objecte que l’arabe s’écrit sans points ni virgules, je répondrai qu’en apprenant l’arabe, un Européen n’est point obligé d’en épouser les absurdités. (Notez qu’en cette lecture u vaut ou.)
| aχbaru | abi důlâmaha, | ωa | nasabu | hu. |
| Historia | Abi‑Dulamati | et | stirpis | ejus. |
| abω‑dωlamata | zandu | ben (ou ebn) | el ɠωni; |
| Abû‑Dulamatus | Zandus | filius (fuit) | Djûni; |
| ωa | akţaru | el | nasi | ïůṣaɦɦefu | esma | hu[75]. |
| major (pars) hominum | et | adulterat | nomen | ejus. | ||
[75] «Histoire d’Abi-Doulamah et de son origine (ou de sa famille). Abou-Doulamah (dit) Zand, était fils de Djoûni. La plupart se trompent sur son (vrai) nom.»
Si l’on compte le nombre de mes lettres, y compris les finales, on en trouvera quatre-vingt-une. La méthode vulgaire en donne quatre-vingt-quatorze, c’est-à-dire au-delà d’un septième plus que le texte arabe. Continuons encore quelques lignes.
ORTHOGRAPHE VULGAIRE.
fa-ya-koû-lou zaï-doun bi-’l-yâ-i[76] wa-dza-li-ca-kha-ta-oun-hou-wa[77] zan-doun b’in-noû-ni.
[76] Selon M. de Sacy, on dit (ou plutôt l’on écrit) zaïd par y: cela ne s’entend pas; je ne vois pas d’y dans zaïd: il fallait donc écrire zayd. Pourquoi ces deux lettres diverses, quand leur type arabe est le même? pourquoi appeler y ce que vous écrivez ï?
[77] Dans l’arabe il y a wa hou, ce qui est l’inverse.
wah-wa[78] coû-fiy-youn[79] as-wa-dou-moû-lan li-ba-ni a-sa-din-câ-na-a-boû[80] hou ab-danli-râ-djou-lin[81] min houm: you-kâ-lou la[82] hou-fa-sâ-fi-sa.
(Traduction.) «Or on dit Zaïd par i, et cela (est une) faute.
«C’est Zand, par n, et il fut (natif de) Koufa, noir (de couleur) affranchi de Liban-Asad; son père fut esclave d’un homme d’entre eux, on l’appelle Fasafes.»
[78] wah-wa, au lieu de wa houa: qui peut comprendre cette coupure wah-wa?
[79] coû-fiy-youn. Le texte ne porte qu’un seul i long; pourquoi le peindre par deux y, plus un i? as-wad, au lieu de asouad, noir.
[80] Doit-on lire aboû-hou (son père)? ou bien hou-abdan (lui esclave). Rien n’est distinct par ponctuation: abdan est-il par aïn ou alef?
[81] râ-djou-lin est-il le duel, est-il le pluriel? voilà trois équivoques.
[82] la hou, encore une équivoque: ou peut croire non ille, au lieu de illi (non lui, au lieu de à lui).
ORTHOGRAPHE NOUVELLE.
| fa | iaqωlu | zaidou | b’ ɐl i: | ωa | ʐaleka | χaṯaon: |
| Nam | dicit | Zaïd | per ï: | et | istud | peccatum: |
| hωa | zandon | b’el n: | ωa | hωu | kωfiou, | asωadou, | mωlan |
| ipse | Zandus | per n: | et | ipse | Cuficus | niger | libertus |
| libani‑asaden: | kana | abω‑hu | ăbdan | l’ roɠůlen |
| (fuit) Liban‑Asadi: | fuit | pater | ejus servus | homini |
| men | hom: | ïůqalo | l’hω | fasafisa. |
| ex | illis: | dicitur | illi (nomen) | Fasafes. |
C’en est assez sur ce chapitre: tout lecteur touche au doigt et à l’œil les vices nombreux de la vieille méthode; mieux il connaîtra le texte arabe, mieux (j’ose le dire), il appréciera la combinaison de mes moyens pour le figurer. Je demande la permission de l’appliquer encore aux lectures vulgaires du Pater Noster en arabe, et même en hébreu. Je les puise dans la collection célèbre qu’en a faite le docteur Chamberlayne (Amsterdam, 1715), ouvrage surpassé sans doute par des successeurs rivaux, quant au luxe typographique, mais non quant au mérite du savoir.
Chamberlayne cite d’abord, page 8, une lecture qu’il dit venir d’un moine allemand, élève de la propagande, lecture qui aurait passé par les mains du savant français La Croze: ces circonstances sont utiles pour apprécier l’orthographe. On va remarquer que cette lecture, prise dans les missions de Mésopotamie et de Syrie, ressemble bien plus à la mienne que celle du docte Erpenius, sans doute parce que le moine allemand et moi nous avons écrit d’après un même modèle vivant qui a frappé notre oreille des mêmes sensations; tandis que le hollandais Erpenius, opérant sur un modèle mort, c’est-à-dire sur l’arabe ancien et littéral, tombé en désuétude, comme le grec et le latin, et comme eux défiguré par des grammairiens de diverses nations, a copié et mêlé leurs signes orthographiques sans en connaître les valeurs. (Voyez ci-à côté le tableau A, intitulé: Texte arabe et lecture vulgaire, Chamberlayne, page 8.)
Maintenant si nous confrontons l’arabe ancien et littéral selon Erpenius, page 7 de Chamberlayne, on va remarquer une bien plus grande différence de lecture ou d’orthographe, et cependant les lettres et les motions sont à peu de chose près les mêmes. (Voyez au verso, p. 200.)
| PATER NOSTER EN ARABE VULGAIRE. Lecture de VOLNEY. |
TEXTE ARABE ET LECTURE VULGAIRE. Voyez CHAMBERLAYNE, page 8. |
|---|---|
| abω na èllaȥi fi el samaωat père (à) nous lequel (es) dans les cieux |
ابونا الّذى فى السّموات abuna elladhi fi[84] ssamwat. |
| iatqaddas esm-ak sanctifié (soit ou est) nom (à) toi |
يتقدّس اسمك jetkaddas esmac. |
| tâṯî malkωt-ak vienne règne (à) toi |
تاتى ملكوتك tati malacutac. |
| takωn maſit-ak kama kama fi el sama keȥalec ălä èl arḏ soit (ou est) volonté (à) toi comme dans le ciel de même sur la terre |
تكون مشيتك كما فى السّما كذلك على الارض tacuri[85] machiatac, cama fi-ssama[86] kedhalec ala[87] lardh. |
| aăt-na χobz-na kefat-na ïωm bïωm donne (à) nous pain (à) nous suffisant (à) nous jour par jour |
اعطنا خبزنا كفاتنا يوم بيوم aatina chobzena kefatna iaum be iaum. |
| ωa eģfor lena ḑonωb-na ωa χataïa-na kama neģfor naɦna léman asa èlaina et pardonne à nous fautes (à) nous et péchés (à) nous comme nous pardonnons nous à qui a nui envers nous |
واغفر لنا ذنوبنا و خطايانا كما نغفر نحن لمن اسآلينا wogforlenadonubena[88] wachatiana, ama nogfor nachna lemanaça[89] deina. |
| ωa la tadaχχel-na fi el teɠarîb et ne fais entrer nous dans les épreuves |
و لا تدخّلنا فى التجاريب wala tadachchalna fi[90] hajarib. |
| laken naɠɠina men èl ſarîr. mais délivre-nous du malin (esprit)[83] |
لكن نجّنا من الشرير laken nejjina me[91] nnescherir. |
|
[83] Dans le latin, le mot malo laisse équivoque si c’est le substantif mal, ou l’adjectif malin: cette équivoque n’a point lieu en arabe, non plus qu’en français; le sens précis est l’adjectif: délivrez-nous du malin, c’est-à-dire du mauvais génie (Daimon, Satan). Il est vrai que l’arabe est une traduction; mais le texte original, qui n’a pu être que le syriaque, langue des apôtres, se sert de l’adjectif mal di bèſa, du malin, et non pas di biſ du mal. L’hébreu n’est d’aucun poids, puisqu’il est lui-même une traduction tardive. |
[84] Deux ss comme pour sâd et l’article el supprimé. [85] tacuri, au lieu du texte écrit takon. [86] kedhalec; en ce mot, deux lettres diverses k et c pour la même lettre arabe kef. [87] Le texte dit el ardh, la terre. Comment deviner lardh? [88] donub-na: le d n’est point distinct de zal, et le e ne peut avoir lieu. [89] deina au lieu de eleina, faute grave. [90] Suppression de l’article el. hajarib au lieu de tajarib. [91] Séparation vicieuse du mot men, et suppression de l’article el. |
| No VII. | Face à la page 170. |
ARABE LITTÉRAL.
Lecture selon Volney.
[92] L’arabe littéral donne la pleine valeur d’a à l’alef, que le vulgaire prononce e: il dit al, et non el.
[93] La lettre l, comme signe d’impératif, n’a point besoin du kesré; l’apostrophe avertit et sauve les équivoques.
[94] Délivrez-nous du malin (esprit), aucun texte oriental ne dit: délivrez-nous du mal.
ARABE LITTÉRAL.
Lecture selon les Grammairiens européens.
(Chamberlayne, page 7.)
[95] abahna. Il n’existe ni aspiration dans la parole, ni signe d’aspiration dans l’écrit.
[96] lledhsi est tout barbare: dhs pour la lettre zal.
[97] ssemavati, voilà le v turk inconnu aux Arabes.
[98] liute, c’est un scheva que cet e muet, au lieu du djazm, ou consonne close que veut le texte.
[99] Pourquoi tantôt c, tantôt k quand c’est la même lettre au texte?
[100] litekun: pourquoi te, quand le texte porte ta par fat’ha? pourquoi deux ji, quand il n’y en a qu’un seul? toujours l’article al supprimé; phi-ssemai-vealei, d’un seul mot quand il y en a deux: aïn n’est point distingué; lei, au lieu de lai par fat’ha; lardhi, d’un seul mot.
[101] chuhze, doit se dire chuhza: kephaphe, faute semblable, et de plus il y a erreur totale dans le mot qui est kafat, ou kiafat, et non kafâf: âthina; l’aïn est sauté; phi’ ljieumi, toujours l’article el fondu dans le mot; et ïeum par kesrè, au lieu de ïaum.
[102] ghph et neghpheru-nahhn, quel chaos de consonnes?
[103] mine’ schscheriri, au moins il fallait écrire men e’ schscheriri, pour faire sentir que par l’élision d’l le sin était doublé.
Il devient inutile de multiplier des exemples qui ne seraient que la répétition des mêmes règles et des mêmes censures; il suffit à mon but d’avoir mis en évidence tout le désordre des méthodes actuelles, et toute la supériorité de celle que je propose d’y substituer. Le lecteur versé dans les langues orientales saura déduire de mes principes les diverses applications qui leur conviennent: par exemple, il verra que l’écriture persane et turke, imitées de l’arabe, ne donnent lieu à aucune difficulté, et que, pour en faire la transcription, il suffit d’assigner des représentans aux cinq lettres que ces deux langues ont de plus que l’arabe. La commission de 1803 a déjà donné l’exemple de cette opération: j’admets avec elle de figurer par notre P, la lettre persane et turke qui porte trois points sous le b arabe; de figurer par notre ja français la lettre qui porte trois points sur un z; de rendre par l’ñ espagnol la lettre qui porte trois points dans le kef, et qui s’appelle sagir-noun, petit n; d’exprimer par g romain l’autre kef, qui porte trois points sur sa tête, et qui se prononce tantôt en gué, tantôt en ga: mais je n’admets point le c italien, ou le ch anglais, pour exprimer le tchim persan et turk, peint par le djim arabe, souligné de trois points: cette prononciation est évidemment formée des deux consonnes té, ché; l’on ne peut la peindre régulièrement par un signe unique, mais on peut capituler avec cette difficulté, en frappant un poinçon qui portera notre tſ liés en un seul groupe; le tableau ci-dessous présente cette correspondance établie:
| پ | p européen. |
| چ | ts tché. |
| ژ | ja français. |
| g gué mouillé. | |
| ñ gné espagnol. |
Je ne dis rien présentement des alfabets indiens ni de l’écriture chinoise: il faudrait que mon oreille eût entendu ces langues de la bouche des naturels, pour en apprécier et classer les sons: si je puis juger du sanscrit et de ses dérivés par quelques mémoires insérés dans les Asiatik Researches, leur système pourra exiger quelques expédiens nouveaux et particuliers: par exemple, les consonnes frappées d’une aspiration immédiate sont pour moi un cas nouveau que je ne conçois pas nettement: n’y a-t-il aucun sentiment de voyelle entre le b et l’h, dans bh, ou y a-t-il un a très-rapide, faisant bàh, comme je l’ai entendu à Paris, des trois jongleurs indiens? voilà ce que je ne puis éclaircir sans un plus ample informé.
A l’égard du chinois, les cinq tons ou accens qui donnent une valeur si différente aux mêmes prononciations, ne sont point un obstacle radical à notre transcription: on aurait le choix, ou d’écrire sur cinq lignes, comme on écrit la musique, ou d’employer nos chiffres 1, 2, 3, 4, 5, à noter le ton de la lettre qui en serait frappée.
Un sujet d’un intérêt plus immédiat pour les lettrés européens, est l’application de nos lettres à la lecture des langues mortes, telles que l’hébreu, le syriaque, l’éthiopien, qui jusqu’ici ont été sous le monopole d’un petit nombre d’érudits, pleins de partialité. Ce serait une chose utile et curieuse de soumettre le système grammatical de ces langues à l’examen de tout littérateur libre des préjugés de l’enfance et de l’éducation; cette opération n’est pas aussi épineuse qu’on peut le croire, car si l’on veut que la lecture se fasse selon la doctrine rabbinique, avec les points-voyelles des massorètes, rien de si aisé que d’exprimer ces points par nos lettres correspondantes; si au contraire l’on admet que l’écriture se fasse à l’ancienne manière orientale, sans points-voyelles, il suffira d’exprimer les lettres alfabétiques de l’hébreu et du syriaque par les nôtres, et déjà ce travail se trouve fait, puisque la correspondance de ces deux alfabets avec l’arabe est solidement établie par les orientaux eux-mêmes: il est vrai que cette hypothèse partagera avec ceux-ci l’inconvénient de présenter beaucoup de consonnes sans voyelles; mais ce ne sera pas la faute de notre méthode, et l’on n’aura pas droit d’exiger d’elle plus que les anciens Hébreux et les Phéniciens n’exigèrent de la leur: si l’on dit qu’il restera beaucoup d’arbitraire, le tout rejaillira sur ceux qui ont voulu le corriger ou le masquer par des expédients apocryphes, eux-mêmes arbitraires. Non, jamais devant aucun jury raisonnable l’on ne pourra légitimer la lecture factice des massorètes: si nous avions les procès-verbaux des assemblées de ces docteurs, nous verrions, que nés, éduqués chez les divers peuples de l’Europe et de l’Asie, chacun d’eux avait contracté des habitudes et des opinions dont la différence devint la cause même de leur congrès de conciliation; et dans cette lutte de tant d’amours-propres mondains et théologiques, nous verrions que l’on ne parvint à un concordat que par des capitulations étrangères au fond de la question, comme il arrive toujours dans toutes les assemblées délibérantes: on peut le dire sans témérité, la vraie lecture de l’ancien hébreu et du syriaque est absolument perdue, parce que, dès le temps d’Alexandre, le fil de la tradition authentique était déjà rompu; toutes les lectures actuelles des écoles européennes sont fausses et ridicules: s’il existe un type raisonnable, c’est à la langue arabe qu’il faut le demander, parce qu’elle est de la même famille, et qu’ayant persisté dans les déserts, à l’abri des invasions étrangères, elle a mieux conservé le caractère original qui fut ou qui dut être celui de ses sœurs depuis long-temps éteintes. Si donc il fallait introduire des voyelles dans l’hébreu et dans le syriaque, écrits textuellement, je ne verrais pas de meilleur moyen que de les placer selon les règles arabes: ce serait le sujet d’un travail trop étendu pour que j’en raisonne en ce moment: je me borne à présenter pour échantillon la lecture du Pater Noster, écrit d’une part selon l’orthographe vulgaire, dans le livre de Chamberlayne, page 1re; et d’autre part selon mon système.
PATER NOSTER HÉBREU.
Lecture de Chamberlayne, page 1[104].
[104] Cet hébreu est une traduction faite par les Chrétiens.
[105] abhi-na, l’h est sans motif, il n’y a pas d’aspiration.
[106] Quel étrange pudding que ce mot de dix-neuf lettres pour les six du texte! voilà le produit du sch allemand allié aux règles rabbiniques: et notez qu’ici le redoublement du sch et du b n’a aucun motif en hébreu, mais qu’il est une imitation de l’arabe, où il est ainsi prononcé. L’école juive serait donc postérieure.
[107] scheme-cha, le ch pour k, est un contre-sens, deux lettres pour une; et jota pour k, et tout le reste confus, sans distinction d’un mot à l’autre. Faut-il s’étonner de l’adage: un vrai grimoire d’hébreu!
| Face à la page 181. |
PATER NOSTER HÉBREU.
Lecture de Volney.
| abinω | ẛi be ẛamim[108] | ioqaddaẛ | ẛem-ka[109] |
| Pater noster | qui in cœlis | sanctificetur | nomen tuum |
| tebωa | malkωt-ka |
| adveniat | regnum tuum |
| ïeɦi | roṣωn-ka | k’aẛr | be-ẛamim | ωa kan | b’arṣ |
| vivat | voluntas tua | ut qui | in cœlis et | sic in | terra |
| laɦm-nω | dabr | îωm | b’iωmω | tan | l’nω | hiωm[110] |
| panem nostrum | post | diem | in diem | da | nobis | hoc die |
| ωa | soleɦ | lenω at | ɦωbωtinω | k’ẛr |
| et | dimitte | nobis | debita nostra | ut qui |
| salaɦnω | lebăli[111] | ɦωbωtinω |
| dimittimus | super (eos qui) | debent nobis |
| ωa | al | tebia-nω | lenesîωn |
| et | ne | inducas nos | in tentationem |
| ki | am | ɦaṣîlnω | meră |
| sed | quidem | solve nos | ab maligno |
| kîle | ka | hemalkωt | ωa | ɠobωrah |
| quia | tibi | imperium | et | potentia |
| ωa | kobωd | l’ăωlam | ăωlamîm. |
| et | gloria | in sæculum | sæculorum. |
| amin. |
[108] On voit par les mots latins qu’il y a trois mots dans ẛi be ẛamim: j’écris be, parce que ba laisserait l’équivoque d’a-lef: e n’existant pas dans l’alfabet hébreu, on sent qu’il y est hors de texte.
[109] ẛem-ka: les Hébreux ont pu prononcer comme l’arabe vulgaire sem-ak: il semble que les rabbins ont emprunté leur lecture du chaldaïque qui me paraît tenir beaucoup du nahou.
[110] Chamberlayne a écrit par erreur ha dur par he doux.
[111] Il est probable que l’Hébreu a prononcé ala comme l’Arabe, quoique écrit ali, etc., etc.
L’on peut se convaincre par cet échantillon qu’il serait facile de transcrire le dictionnaire hébreu lui-même en entier, et de le rendre lisible à tout lettré européen: pour base de l’opération, on prendrait le Lexique de Buxtorf, ou plutôt celui de Simonis, et l’on observerait les règles suivantes:
1o Transcrire les mots hébreux lettre pour lettre (selon mon tableau), et si l’on voulait y joindre les points-voyelles, on placerait hors de ligne leurs équivalens dont on serait convenu; le mieux, selon moi, serait d’appliquer à l’hébreu les règles de la lecture arabe, bien plus certaine que celle des massorètes;
2o On négligerait tout ce qui dans Simonis ne tend point à l’explication directe, par conséquent toutes les citations qui remplissent plus des deux tiers de son livre: cela simplifierait beaucoup le travail;
3o Sur la marge du livre transcripteur on noterait les pages du livre transcrit, comme il se pratique dans les réimpressions d’éditions anciennes; à ce moyen le lecteur pourrait sans cesse recourir à l’original pour le consulter.
Ce travail exécuté conduirait naturellement à celui d’une grammaire dressée sur les mêmes principes: on serait étonné de la simplicité qu’elle prendrait, alors qu’on aurait écarté les règles factices des massorètes, tant pour l’alfabet, que pour les déclinaisons et conjugaisons, et qu’à leur baroque langage grammatical, l’on aurait substitué celui de nos grammairiens modernes, bien plus clair par lui-même, et qui, de plus, nous est familier.
Une semblable opération pratiquée sur le syriaque, le chaldéen, l’éthiopien, etc., en ramenant toutes ces langues mortes à la condition du grec et du latin, donnerait lieu à une foule de travaux utiles et curieux sur leurs affinités, leurs différences, leur origine. Par cette même méthode on pourrait transcrire le corps entier des livres hébreux, imprimer le texte de la Bible, avec autant de fidélité que d’économie: l’on ne saurait douter que si les sociétés bibliques appliquaient leur zèle et leurs talens à une telle entreprise, conforme d’ailleurs à leur esprit d’évangélisme, elles n’obtinssent un succès aussi rapide qu’éclatant... Mais désormais j’en ai assez dit sur les moyens, c’est au temps d’amener les réalités; j’ai la persuasion que cette nouvelle branche d’instruction, aidée de la méthode de l’enseignement mutuel, avec qui elle sympathise, aura d’ici à vingt ans produit des effets surprenans, et d’avance apercevant ses heureux et immenses effets sur la diffusion des lumières et sur les progrès de la civilisation, j’aime à inscrire au pied de ce livre: