L'ange du bizarre
UN DIMANCHE SOIR…
Il y avait bientôt trente ans que M. et Mme Cauche habitaient le même village des environs de Versailles, dans la même demeure, où les meubles occupaient la même place ; et ils disaient, parlant d’eux-mêmes avec une certaine fierté : « Nous autres, nous ne sommes pas des Parisiens ! »
En effet, leur maison, tout près de l’église, sur le sommet du plateau, était toute blanche, en plâtre bien proprement peint à l’huile, avec des moulures à la grecque autour des fenêtres et un œil-de-bœuf sous les combles, au-dessus du premier et unique étage. Les maisons des Parisiens, au contraire, plus neuves, sont massées autour de la gare, dans la plaine, et bâties en brique et pierre meulière apparentes, avec un portique de bois ouvré, et un toit qui forme une espèce d’auvent en surplomb. Leurs jardins sont plus petits et s’étalent devant la façade, par gloriole ; les plafonds sont plus bas, les pièces plus étroites, et ceux qui y vivent prennent le train tous les jours pour aller à des affaires qu’on ne connaît pas. De plus les fournisseurs leur font des prix différents. On les reconnaît aussi à ce qu’ils ne sont que locataires.
Ainsi, de n’être point des Parisiens, M. et Mme Cauche tiraient un sentiment de supériorité aristocratique. Ils avaient jadis déploré de n’avoir point d’enfants : car le désir de se survivre dans sa descendance, qui est naturel à tous les hommes, devient plus vif lorsqu’on sait qu’on pourra léguer du bien à sa postérité. Mais à la longue leurs regrets s’étaient effacés ; même, si l’on peut dire, ils étaient devenus à eux-mêmes leurs propres enfants : ils s’observaient, se soignaient, jouissaient de leur santé, de leurs revenus, de leurs fleurs, des fruits de leurs espaliers. Il leur fallait aussi des soucis. N’en ayant point de réels, ils s’en donnaient d’imaginaires. Si vous voulez bien y réfléchir une petite minute, cela est inévitable ; en effet, les plaisirs de la vie ne se peuvent guère sentir que par contraste. Voilà pourquoi les gens heureux, mais oisifs, s’offrent si souvent l’illusion d’un trouble qui n’existe pas. La plupart redoutent « la révolution ». Mais M. et Mme Cauche, fort peu préoccupés de politique alors qu’ils étaient jeunes, en étaient devenus de plus en plus insoucieux à mesure qu’ils vieillissaient, n’y entendant rien. D’ailleurs ils manquaient d’idées générales, et la politique, à moins qu’on n’y soit mêlé, n’apparaît faite que d’abstractions. Les Cauche avaient besoin d’une inquiétude immédiate et concrète. Ils vécurent donc dans la crainte des voleurs. Et après tout, quand on habite Paris ou les environs, c’est encore le sujet d’appréhension le plus légitime : il y a des voleurs, cela est certain. Il y en a même beaucoup plus qu’on n’en arrête ou qu’on n’en arrêtera jamais.
Voilà pourquoi, depuis vingt ans, ils regardaient tous les soirs sous leur lit.
Mme Cauche explorait aussi les armoires et les cabinets obscurs, et M. Cauche, avec une lanterne, allait faire un tour à la cave. Leurs amis, auxquels ils avaient confié le secret de leur tâche nocturne et quotidienne, les en raillaient, doucement. Emmeline, leur unique servante, s’étant accoutumée, ne montrait pas beaucoup plus d’indulgence à leur manie, et quand M. Cauche demandait sa lanterne, quand Mme Cauche, avec un frémissement toujours nouveau, ouvrait la porte de la chambre aux robes, d’abord un tout petit peu, puis à moitié, puis toute grande, la domestique s’en allait bien tranquillement finir sa vaisselle. Elle le savait bien, n’est-ce pas, qu’il n’était entré personne !
Les Cauche recevaient le dimanche soir. Il y avait une table de bridge et une table d’écarté. A dix heures, on servait du thé pour les dames et de la bière pour les hommes ; et puis les hôtes s’en allaient, c’était fini jusqu’à la semaine suivante. Ce dimanche-là, ce fut M. Subre, de l’enregistrement, qui prit congé le dernier. Il dit en riant :
— Et maintenant, vous allez faire votre petite perquisition ?
Le ménage ne répondit rien. A la longue, l’espèce de légèreté qu’on mettait à railler une habitude qui leur était devenue aussi chère que la cause en était poignante, avait fini par les vexer. Emmeline alla se coucher, et les Cauche, à leur tour, montèrent dans leur chambre. Ils étaient comme humiliés. Ce n’est pas au bout de vingt ans qu’on inflige un démenti aux principes de toute une existence, mais vraiment ils étaient bien près de s’avouer qu’il est un peu ridicule de se donner du mal pour rien.
— Il y a des voleurs, prononça M. Cauche, rien n’est plus sûr : les journaux, tous les jours, sont pleins d’histoires de voleurs. Mais décidément, s’ils viennent un jour ici, ce sera durant notre sommeil ou en notre absence. Et l’on se moquera de nous, d’autant plus que nous aurons pris en vain plus de précautions.
Durant qu’il parlait, Mme Cauche avait ouvert les placards et les avait refermés, sans y rien trouver, comme toujours, et M. Cauche haussa les épaules.
Tout à coup, Mme Cauche laissa tomber son bougeoir. Heureusement, il y avait encore une petite lampe allumée sur la table de nuit.
— Quoi ? demanda M. Cauche.
— Il y a un homme, dit sa femme, un homme sous le lit. J’ai vu sa barbe, j’ai vu ses yeux… Ah !
— Ce n’est pas possible ! répondit M. Cauche, rendu sceptique malgré lui par vingt années de fouilles infructueuses.
Cependant, il prit son revolver.
Alors il entendit une voix timide et assez maussade, qui disait :
— Ne tirez pas ! Je m’rends ! Puisque j’vous dis que je m’rends !
M. Cauche réfléchit qu’un voleur sous un lit n’était pas un adversaire dangereux.
— Restez où vous êtes, dit-il. Qu’est-ce que vous venez faire ?
L’homme ne répondit pas à cette question, mais à une autre qu’on ne lui avait pas faite. C’est ce qui arrive quelquefois quand on n’est pas à son aise.
— J’suis entré par la fenêtre du jardin, fit-il.
A ce moment, M. Cauche aperçut sur son bureau une forte barre d’acier terminée en biseau et un trousseau de clefs. Ceci lui enleva ses derniers doutes : l’homme n’était pas venu pour la bonne comme il l’avait soupçonné un instant. Il cria :
— Emmeline, Emmeline ! descendez, il y a un voleur sous le lit !
— C’est pas possible ! répliqua Emmeline du haut de l’étage mansardé.
Cependant, comme elle n’était pas encore tout à fait déshabillée, elle se précipita pour voir.
L’homme avait fini par sortir de sa cachette, sans que M. Cauche, tout agité, songeât à le lui défendre. Il avait l’air d’un pauvre diable. Ses pieds nus, sur la descente de lit, étaient très laids.
— J’ai rien pris, dit-il. J’avais encore rien pris.
Mme Cauche cria :
— C’était un voleur, un voleur ! Emmeline, vous voyez bien !
— Oui, madame, dit Emmeline.
— Et si nous n’avions pas regardé ! dit M. Cauche.
Oui, s’ils n’avaient pas regardé ! On avait eu tort de se moquer d’eux : ils avaient eu un voleur, à la fin, et ils l’avaient trouvé.
Alors un étrange sentiment d’indulgence lui vint à l’âme :
— Mon garçon, dit-il, je vais vous montrer la porte. Mais n’y revenez pas.
Le voleur déclara, en termes qu’il vaut mieux ne pas reproduire, qu’il n’avait pas l’intention de recommencer, du moins dans cette maison.
M. Cauche lui fit descendre l’escalier, en ayant soin, toutefois, de marcher derrière lui. Quand ils furent dans le vestibule, la porte du salon, restée ouverte, montra vaguement la bouteille de bière des réceptions dominicales. M. Cauche se souvint qu’on y avait à peine touché ; il s’aperçut en même temps qu’il avait très soif.
— Allons, dit-il au voleur, vous prendrez bien un verre de bière ?
L’autre, abruti de peur, et ne comprenant plus rien à la tournure que prenaient les événements, répondit tout de même :
— C’est pas de refus.
Lui aussi, il avait la gorge très sèche. Les deux hommes finirent la bouteille ensemble. Mais quand il n’y eut plus rien dans les verres, ils n’échangèrent plus l’un et l’autre que des regards détournés : ils n’avaient rien à se dire, ils ne pouvaient décemment rien se dire, et c’est ennuyeux, quand on a bu ensemble ! Silencieusement, M. Cauche ouvrit la porte de la maison.
Quand il eut regagné sa chambre, sa femme lui demanda, avec une émotion où il entrait on ne sait quoi qui ressemblait à de la sympathie :
— Il est parti, tu en es sûr, il est parti ?
— Oui ! fit le mari, de la tête.
— Tu as bien fermé la porte à clef, tu as mis le verrou, la chaîne ?
M. Cauche avait mis le verrou de sûreté, la chaîne. Tous deux se déshabillèrent, et leurs mains tremblaient un peu, mais ils n’eussent su dire s’il n’y avait pas un peu d’orgueil mêlé à leur agitation. Couchés, ils ne purent dormir. Tout à coup, Mme Cauche se releva, ouvrit la porte, et cria dans l’escalier :
— Emmeline ! Emmeline !
— Madame est malade ? dit la bonne. Madame demande…
— Vous l’avez vu, n’est-ce pas, Emmeline, dit Mme Cauche, vous pourrez le dire à tout le monde, que nous avons eu un voleur !