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L'ange du bizarre

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LES MYRTES SONT FLÉTRIS

Vers onze heures du matin, après avoir surveillé du coin de l’œil et tout en achevant sa toilette la femme de chambre du Titanic Hotel, qu’il avait chargée de « faire » sa valise, M. Scévenoz sortit, rasé de frais, le sang fouetté d’eau froide, souriant inconsciemment à toutes choses. Comme l’air était doux, lumineux, caressant, ce jour de novembre, comme il était bon d’y aspirer ces suprêmes parfums de l’automne agonisant, un peu amers, délicieusement amers, mélancoliques, voluptueux et déchirants comme l’amour d’une femme qui vieillit ! M. Scévenoz tira sa montre : il avait tout le temps de passer chez son banquier, rue de Richelieu, puis chez Herbelin, le joaillier, rue de la Paix, et de déjeuner sans se presser avant de sauter dans le rapide de Tours, à trois heures. Et il ne prendrait pas de voiture, il faisait trop bon marcher.

Non loin du carrefour Vivienne, il s’arrêta un instant pour écouter des chanteurs, un baryton guitariste, un ténor, une femme, dont les voix usées, mais encore émouvantes, jaillissaient du fond d’une cour par la porte cochère, telle une bouffée d’air tiède, en hiver, d’une chambre bien chauffée. Les chanteurs de rue remplissent obscurément un sacerdoce, ils devraient bénéficier d’une subvention d’Etat : ce sont eux qui conservent et transmettent, à la mémoire populaire, les mélodies sentimentales qu’aima notre jeunesse et que les salons n’entendent plus parce que la mode a changé et qu’une dame du monde qui se respecte ne doit pas même avoir l’air de savoir qu’elles existent :

Au temps de nos amours, ma toute belle,

roucoulait le baryton, de sa voix trop grasse. Et M. Scévenoz continuait involontairement à demi-voix, les yeux un peu humides et le cœur frémissant :

Vous entendiez souvent… ma ritournelle !

en traînant comme il convient sur la dernière syllabe. Il lui parut que le sort lui envoyait des émotions qui s’ajoutaient tout naturellement à celles que son cœur nourrissait. Il avait les sens calmés, tout à fait calmés, il éprouvait même ce plaisir égoïste et intime, commun à la plupart des hommes, « que ça fût fini ». Cette semaine passée, ces nuits passées avec la Tcherkowska, la sublime interprète des beaux hymnes brusques et poignants de Moussorgski, ne lui laisserait que des souvenirs délicieux, inoubliables, et pas un regret, pas un souci, pas un remords : il allait retrouver son usine, ses ouvriers, sa femme encore charmante et toujours fidèle, toute la réalité enfin de son existence ordinaire, raisonnable, active, honorée, décente : un beau décor où il s’admirait. Un grand coup de soleil changea en gros diamants toutes les fenêtres, d’un côté de la place Louvois. Il s’aperçut que les marronniers du square avaient repoussé des hampes de fleurs nouvelles : « L’été de la Saint-Martin ! songea-t-il. Ce n’est donc pas une invention, il y a un été de la Saint-Martin ! » Il en félicita lui-même et la nature.

A la banque Horn et Decker, qui avait la clientèle de sa maison depuis cinquante ans, il prit quarante mille francs, les serra dans son portefeuille, qu’il mit dans une poche intérieure de son gilet, car c’était un homme prévoyant et soigneux, et s’en fut chez Herbelin, le joaillier.

C’était là une chose convenue tacitement, élégamment, entre lui et Mme Tcherkowska. Sans avoir éprouvé l’un pour l’autre une passion dévorante et tumultueuse, ils s’étaient plu réciproquement tout de suite, et avec vivacité, dès le premier soir où Scévenoz, le jour même de son arrivée à Paris, avait rencontré, dans une maison amie, cette brillante étoile du Nord. L’illustre chanteuse, à la fois romanesque et sensuelle, impulsive et calculatrice, ne se piquait pas de vertu ; elle ne tenait qu’à ce qu’il faut exiger, pour ne pas déchoir, de décence et de discrétion. L’admiration et le désir de ce provincial solide, sain, vigoureux, sans excès de culture, sans balourdise non plus, lui apportait quelque chose de neuf que ne lui avaient donné ni les Parisiens, ni ses compatriotes. Il y a, pour les étrangères une séduction parfois irrésistible dans cette phrase, qu’elles échangent assez souvent entre elles, et qui est flatteuse pour notre vanité : « C’est un Français de bonne souche. » Elles cherchent à définir par là un ensemble harmonieux de qualités moyennes, d’intelligence sans ostentation, de simplicité, de politesse innée, de grâce naturelle même dans les moments amoureux, où la plupart des mâles ne cherchent point d’excuse pour être uniquement des mâles, sans plus. Enfin, sa sensibilité avait été subitement émue, et non sans violence : elle n’était point femme à ne point faire indulgence à sa sensibilité. Mais, d’autre part, ayant les mœurs de sa caste et de sa profession, elle n’avait jamais compté que cette semaine d’amour, bien qu’elle en eût apprécié l’agrément en toute sincérité, ne valût point, de la part de M. Scévenoz, ce qu’on est convenu d’appeler un petit souvenir. Au fond, toutefois, elle n’y tenait pas autant que des esprits froids et mesquins seraient portés à le croire. Mais, si elle n’eût obtenu, en le sollicitant avec délicatesse, cette espèce de « don du matin », elle se serait crue déconsidérée à ses propres yeux ; les sentiments ne doivent jamais empêcher qu’on s’estime à sa valeur.

Voilà pourquoi elle avait fait, un jour, une visite chez Herbelin, qui est son joaillier ordinaire, et, distinguant une paire de dormeuses en brillants qui lui parut le seul objet digne d’elle, n’avait pas hésité à en demander le prix.

— Trente mille francs, madame, dit Herbelin.

Mme Tcherkowska réfléchit. Elle retrouva dans sa mémoire les habitudes, la taille, la figure de M. Scévenoz ; elle le vit penser, elle pensa véritablement avec lui parce qu’elle était bonne, à sa manière. Et puis, elle ne voulait pas qu’il gardât de leurs relations, l’ayant trouvé « si gentil », une idée qui, sur le point tout spécial de l’économie domestique, eût un arrière-goût un peu amer.

— Ecoutez, dit-elle, je reviendrai avec un ami. Vous lui montrerez ces dormeuses. Et s’il en demande le prix, vous direz vingt mille. Vous n’êtes pas inquiet du reste, n’est-ce pas ? Nous sommes en compte…

— Oh ! madame… avait répondu Herbelin.

C’est ainsi que Mme Tcherkowska était revenue le lendemain avec M. Scévenoz ; et M. Scévenoz avait compris, avec les éloges qu’on donnait au bijou, ce qu’on attendait de lui. C’est aussi pourquoi, prêt à partir, il était allé chez son banquier. Maintenant, l’argent était là, dans sa poche. Il en échangerait la moitié contre un écrin et il enverrait l’écrin, bien serré dans une belle gerbe de roses d’automne. Il lui plaisait d’y songer ; il revoyait un grand lit, le matin, un grand lit qu’il connaissait bien, et l’éclat fier des gemmes sur la candeur des draps, tout près des fleurs jonchées.

Midi. Il retrouva les chanteurs dans la rue Thérèse : « Les myrtes sont flétris, les roses mortes ! » Intérieurement, il enleva le refrain avec eux. Un pigeon, venu jusque-là des toits du Louvre, hospitaliers à sa race, battit des ailes sur la chaussée, monta pesamment, puis devint plus léger, plus vite, et disparut. M. Scévenoz eut des impressions de voyage, de lointain ; il se vit en wagon, puis chez lui… Chez Herbelin, il se montra très bref, très décidé, prit l’écrin, le mit dans sa poche, paya, partit en courant déjeuner. Le café à peine avalé, il rentra dans sa chambre du Titanic. C’était un homme très ponctuel ; il voulait faire, sans se presser, ses derniers préparatifs.

Mais tout d’abord il ouvrit l’écrin. Il n’était point sans avoir quelque connaissance des joyaux, comme tout homme bien élevé, assez favorisé des dons de la fortune, qui a eu assez souvent l’occasion d’en voir et d’en manier ; il les aimait pour leur éclat, leur destination, qui est heureuse, leur valeur ; et il avait des traditions, il les considérait comme une réserve, une fortune qui dort, mais en s’étalant, ajoute au crédit de ceux qui les possèdent. Ce sont des choses qu’on aime à revoir, à tenir, à détenir… Il fit trembler les deux dormeuses dans sa paume largement ouverte, à la lumière.

— Les beaux diamants, fit-il à demi-voix, les beaux diamants ! Et vingt mille francs… ce n’est pas cher.


Le lendemain, Mme Tcherkowska reçut une gerbe de roses rouges opulentes, glorieuses, parfumées, orgueilleuses. Elle défit, elle-même, avec un peu d’impatience, dans cette attente du plaisir imminent qui brusque les gestes et les énerve, le papier qui les enveloppait : « Je sais, disait-elle, je sais… » La carte de Scévenoz tomba sur le tapis. Elle répéta : « Je sais » en la ramassant, l’air ravi, et rompit la gerbe. Et ce fut une gerbe, rien de plus, un amas splendide, odorant et vide ; des roses, voilà tout, des roses rouges, ardentes, croulantes, insolentes. Mme Tcherkowska murmura :

— Ce n’est pas possible, voyons. Ce n’est pas possible… Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y a erreur !

Elle courut chez Elise, la fleuriste.

— On ne vous a rien donné à porter avec les roses que vous m’avez envoyées ? Il n’y avait pas autre chose… une petite boîte, un écrin ?

— Non, madame, répondit Elise.

Alors elle alla chez Herbelin.

— La personne, fit-elle, la respiration un peu courte, l’ami avec lequel je suis venue l’autre jour n’a donc pas acheté ces dormeuses ?…

— Si, madame. Hier matin. Au prix où vous m’aviez dit de les lui laisser. Si vous désirez que je vous les reprenne ?… Dans le cas contraire, ne vous pressez pas.


On admire beaucoup, dans son entourage, les belles dormeuses de Mme Scévenoz. Et elle dit en souriant, un peu fière : « Mon mari a fait une folie ! » Alors M. Scévenoz répond :

— C’était une occasion, figurez-vous, une véritable occasion. Je n’ai pas voulu la laisser échapper !

Et sa femme lui jette un regard reconnaissant…

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