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L'ange du bizarre

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LE VAISSEAU DU DÉSERT

Ç’avait été un grand deuil : la mascotte du 27e fusiliers de l’armée royale anglaise, une délicieuse antilope parfaitement apprivoisée, que, depuis douze ans, le régiment avait promenée de l’Egypte aux Indes, des Indes en Angleterre, d’Angleterre à Malte, cette bête charmante qui passait la revue derrière le colonel, et la passait mieux que lui, prétendaient les troupiers, ne verrait pas les hauts faits qu’accompliraient ses amis dans la grande guerre continentale ; dès les premiers jours du mois d’août 1914, au cours même de la traversée, ses tendres yeux s’étaient fermés à la lumière : elle était morte d’une indigestion, les uns disaient de tabac navy cut, les autres de cirage, ses deux friandises préférées.

Contrairement à toutes les règles de l’art littéraire, nous allons passer sans transition à un sujet tout différent.

Quelques jours avant la guerre, M. Aristide Pimperel bâillait sur la jetée d’Ostende. Cette expression manifeste de découragement, en présence de toutes les joies que peut présenter l’existence, était rare chez lui : M. Aristide Pimperel était un homme qui passait pour ne s’ennuyer jamais, bien qu’il n’eût rien à faire, se trouvait affligé d’une agréable fortune. C’était, comme on dit en Belgique, une riche nature, douée d’une intarissable gaieté. Blond jusqu’au jour qu’il devint chauve, solide, grand, gros et gras, bon garçon et bon vivant, il avait des éclats subits de bizarrerie formidables. Ce sont ces sortes de gens-là qui inventent les zwanzes : la galéjade méridionale est un mot ou une histoire ; la zwanze belge est un acte, une plaisanterie en acte, énorme, imprévue, déconcertante. La galéjade sort du cerveau, la zwanze est l’expansion d’un tempérament.

Ayant bâillé, M. Pimperel se le reprocha comme un crime. Il alluma un cigare et s’en fut faire un tour au Kursaal, mais les plaisirs qu’il y rencontra avaient quelque chose de trop connu ; il les dédaigna. Après avoir échoué dans un bar pseudo-américain, où il absorba des boissons glacées, mais violentes, il reprit sa course sans but, étonné lui-même de son vague à l’âme.

Ce fut ainsi qu’il parvint au Tattersall. On y vendait des chevaux, des automobiles et des bicyclettes. M. Aristide Pimperel n’aimait pas les chevaux ; il possédait une automobile, et les bicyclettes ne lui disaient rien du tout. Mais, subitement, son cœur battit : on mettait en vente un chameau.

De sa nature, le chameau est un animal triste. Mais, en Belgique, il a l’air plus triste encore. Ce n’est pas sa place, il y est visiblement dépaysé. Celui-là était un laissé pour compte d’une ménagerie qui n’avait pas réussi. Son entrée fut saluée par des applaudissements dérisoires. Des messieurs sans éducation se plurent à faire allusion à la concurrence qu’il pourrait faire, sur la plage, à certaines personnes. D’autres, insistant, répondirent « qu’il y en avait déjà assez » ! Par esprit de contradiction, M. Aristide Pimperel affirma que celui-là était charmant, et, en tout cas, « beaucoup mieux ». Il commençait de se réconcilier avec l’existence. Sans qu’il sût encore pourquoi, la vue du chameau l’ébaudissait.

— Alors, achetez-le ! fit quelqu’un.

Le préposé aux ventes en avait demandé cinq cents francs, puis quatre cents, puis trois cents, mais nul ne savait quoi faire d’un chameau en Wallonnie ou dans les Flandres. Ce n’est pas un animal d’appartement.

— Faites une offre, au moins ! cria ce fonctionnaire, découragé.

— Cinquante-deux sous ! proposa M. Aristide Pimperel.

Il l’eut pour douze francs cinquante, aux félicitations de l’assistance. Ceux qui le connaissaient lui demandèrent : « Qu’est-ce que tu vas en faire, Pimperel, de ton chameau ? » M. Pimperel, à la fois songeur et dédaigneux, refusa de répondre. Ses yeux s’illuminaient.

Vers cinq heures du soir, le lendemain, ses deux vieilles cousines, Mlles Lucile et Adélie Justadieu, qui avaient loué pour la saison un chalet près de la Panne, reçurent une lettre de leur cousin Aristide, les avertissant qu’elles recevraient bientôt une petite curiosité et qu’il les priait de l’agréer. La nouvelle leur en fit plaisir.

— Aristide est un peu fou, dit Mlle Lucile, mais il a bon cœur. Il ne nous oublie pas. Quand il est à Ostende, il nous envoie toujours quelque chose : des fleurs, un beau poisson, un baril d’huîtres.

— Cette fois, il dit que c’est une curiosité, remarqua sa sœur.

— Ce doit être une porcelaine, conclut alors Mlle Lucile : Aristide se connaît en porcelaines, il en a une belle collection.

Mais le chameau arriva deux jours plus tard, conduit par un groom du Tattersall qui semblait, du reste, ne le considérer qu’avec une méfiance mêlée de dégoût. La présence de ce ruminant causait déjà une révolution dans la Panne, qui était à cette époque, hélas ! un endroit paisible.

— Jésus mon Dieu ! cria Mlle Adélie, qu’est-ce que c’est que ça !

— C’est le chameau, dit le groom, concis. Le chameau de M. Pimperel.

Et il tendit des papiers qui le prouvaient, demandant un reçu, comme pour une caisse d’emballage.

— Mais qu’est-ce qu’il veut que nous en fassions ! gémirent les deux demoiselles.

— Il y a des personnes qui montent dessus ! dit le groom, sans paraître lui-même y croire.

Les deux demoiselles Justadieu déclarèrent que jamais, au grand jamais, elles ne monteraient sur cette bête féroce. Le groom haussa les épaules. Ça ne le regardait pas.

— Et qu’est-ce qu’il mange ? demanda Mlle Adélie.

Le groom réfléchit :

— Il ne mange pas de viande ! déclara-t-il après un instant.

— Ah !

— Ni de poisson ! ajouta ce jeune homme sagace… Mais, à part ça, il mange… il mange de tout… excepté des oignons. Ça lui f… la colique, les oignons.

Comme pour confirmer ces renseignements, le chameau, toujours mélancolique et désillusionné, venait de dévorer tout un massif de roses trémières. Le jeune homme était déjà parti. Il revint sur ses pas :

— Vous pouvez ne lui donner à boire que tous les trois mois ! déclara-t-il avec conviction.

Le chameau fut un drame dans la vie des demoiselles Justadieu. Il les épouvantait, elles ne savaient qu’en faire, et, pourtant, dans la bonté de leur cœur, elles ne voulaient pas le laisser mourir. Il devint leur maître et leur tyran. D’autant plus que, comme elles ne lui donnaient point à boire, sur la foi des dires du groom, il fut de fort mauvaise humeur jusqu’au jour où il découvrit tout seul la fontaine publique de la Panne. De tous les environs, on accourait pour voir le chameau de Mlles Justadieu. Cela leur fut plus pénible que tout le reste : elles n’aimaient point être l’objet des conversations.

— Aristide viendra le chercher ! disaient-elles parfois pour se consoler.

Ce ne fut pas M. Aristide qui vint, mais les Allemands. Ces demoiselles Justadieu n’eurent le temps de rien emporter : elles s’enfuirent par le dernier train sur route : le tramway qui suit la côte.

Mais avant de partir, s’emparant de son licol, avec une crainte affreuse d’être dévorée, Mlle Adélie, dans une attendrissante compassion pour son persécuteur, avait rendu la liberté au chameau.

Celui-ci erra dans les dunes, savourant, sans doute, la liberté qui lui était si mystérieusement rendue, après tant d’années d’esclavage. Quand il entendit tomber autour de lui les premiers shrapnells, il secoua philosophiquement la tête, en animal qui sait que le bonheur ne peut être durable, et prit sa course vers l’ouest, qui lui paraissait plus tranquille.

… Et c’est ainsi que les fusiliers du 27e d’infanterie anglaise ont retrouvé une mascotte. Ce n’est plus une antilope, c’est un chameau. Il avait une balle dans l’épaule et deux autres sous la bosse, que le vétérinaire a soignées. Considérant qu’il est tombé du ciel, ils éprouvent pour lui une affection pleine de fierté.

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