L'ange du bizarre
L’INCULPÉ
… Quand le monsieur traversa, pour gagner le cabinet du juge d’instruction, le long corridor dallé de pierres blanches, il mit son chapeau devant sa figure. Ce lui fut un soulagement, à cette heure, bien qu’on l’eût laissé en liberté provisoire, de se rappeler avoir lu jadis, dans les journaux, que les prévenus pouvaient mettre leur chapeau devant leur figure, afin de n’être ni photographiés, ni reconnus. Sans cela, il n’aurait pas su s’il avait le droit. C’était sa grande préoccupation, de se rappeler ou de deviner les choses qu’il pouvait faire sans mécontenter la justice, et sans attirer plus de juste colère sur lui…
Le garde municipal le fit entrer dans le bureau et se tint debout, entre la porte et la muraille ; et le monsieur aussi resta sur ses pieds, parce qu’il ignorait ce qu’il devait faire. Seulement, comme il avait déjà son chapeau à la main, il s’inclina deux fois, très profondément, pour le greffier et pour le juge.
Le petit avocat, qui avait suivi, un avocat désigné d’office, car le monsieur avait déclaré n’en connaître aucun, gardait le silence, comme un enfant bien sage. Tout noir, dans sa robe et sa toque, il semblait guillotiné par la ligne blanche de son faux-col.
Le juge d’instruction consultait son dossier.
— Vous vous appelez Boiry, Ambroise-Armand, né à Choulletot, Seine-Inférieure, le 18 mai 1866, contrôleur des contributions indirectes. Prévenu de vol… Contrôleur des contributions indirectes, une des administrations de France restées les plus irréprochables ! C’est la première fois, monsieur, qu’il m’arrive de voir ici un membre de ce corps rigoureusement honorable !
Le monsieur étouffa un sanglot. On le touchait au point sensible, bien plus qu’en le brutalisant. Lui aussi ne faisait que penser au déshonneur qu’il jetait sur l’administration.
— Vous êtes prévenu, continua le juge, d’avoir dérobé un portefeuille dans la gare Saint-Lazare. Vous faisiez queue, avec d’autres personnes, devant un guichet. En acquittant le prix de son billet, un des voyageurs qui vous précédaient a laissé tomber son porte-cartes. Vous l’avez ramassé précipitamment, et, quittant la file, vous vous êtes dirigé vers l’escalier de la place du Havre… Mais vous avez été vu, vous avez été poursuivi ; vous avez été arrêté, sans résistance de votre part, d’ailleurs, sur les premières marches.
— Je n’ai pas fait de résistance, dit le monsieur, lamentablement. Mais on m’a terrassé, j’ai reçu des coups…
— Vous pouviez vous y attendre ! fit le juge sèchement.
— Oui, mais…
— Niez-vous avoir pris, soustrait ce portefeuille ? On l’a trouvé sur vous.
L’avocat intervint avec timidité :
— Cela ne suffit pas pour que l’intention de vol soit démontrée…
— Oui, je sais, répondit le magistrat. Le prévenu alléguera qu’il a cru que ce portefeuille était le sien. Alors, pourquoi n’a-t-il pas retenu son billet, pourquoi a-t-il pris la fuite ?
Le monsieur se tourna vers l’avocat :
— Je ne conteste rien, murmura-t-il d’une voix découragée. Je savais que ce portefeuille n’était pas à moi. Je l’ai pris, oui, je l’ai…
— Vous l’avez volé, insista le juge. Vous, un fonctionnaire, et jouissant d’une fortune personnelle, d’après les renseignements de police… A propos, avez-vous été condamné ?… Je parie que vous avez déjà été condamné !
Il regardait le greffier. Le monsieur l’interrompit :
— Ne cherchez pas, monsieur le juge d’instruction ; c’est la première fois que je viens ici. Je vous en donne…
Il allait dire : « Je vous en donne ma parole d’honneur », mais se coupa, d’un ricanement désespéré.
— … J’ai pris ce portefeuille. Je suis coupable, j’avoue que je suis coupable !… Mon Dieu, comme ça vient, comme ça vient ! Monsieur le juge d’instruction, écoutez-moi ! Il y a trois ans, j’attendais l’autobus de la place Pigalle, un jour de pluie. Nous étions une masse devant le conducteur, qui appelait les numéros. Moi, j’avais le numéro 53. Et voilà tout à coup que le monsieur qui avait le 52, à l’appel de son numéro me bouscule comme pour entrer. J’allais lui crier : « Ne poussez donc pas comme ça ! » quand il laissa tomber un porte-cartes dans la boue noire, sans chiffre, tout à fait ordinaire, de ceux qui se ressemblent tous. Alors, au lieu de me fâcher, je lui dis poliment : « Monsieur, vous avez laissé tomber quelque chose. » Il ramasse le porte-cartes, me remercie d’un mot, et ajoute : « Décidément, il pleut trop ! J’aime mieux prendre une voiture ! »
» Il s’en va, sans se presser ; je monte dans l’autobus ; et, vers la station des boulevards, comme j’avais gardé mon ticket à la main, je pense tout à coup — car j’ai de l’ordre — qu’il vaut mieux le serrer. Je mets la main dans la poche de mon veston, et alors je dis tout haut, devant les voyageurs :
» — C’était mon porte-cartes ! Mon Dieu, c’est mon porte-cartes que ce monsieur m’a enlevé !
» Comprenez-vous ? C’était mon porte-cartes que ce pickpocket m’avait pris en me bousculant, et qu’il avait laissé tomber par terre. Et moi qui lui avais dit : « Monsieur, vous avez perdu quelque chose » ! Et tous les voyageurs qui riaient, qui riaient de tout leur cœur au lieu de me plaindre ! J’avais l’air d’une poire, j’étais une poire, n’est-ce pas ? Je fis une déposition devant le conducteur. Je la renouvelai devant un agent de police ; inutile de vous dire que ça n’a servi à rien. Il y avait trois cents francs dans mon porte-cartes.
» Mais ce n’était pas seulement mon argent que je regrettais. Ce qui me bouleversait la cervelle, de quoi je ne me consolais pas, c’était d’avoir été une poire, je vous le répète. Ce pickpocket avait raté son coup, et moi, bêtement, je lui avais mis ma propriété dans la main, pour ainsi dire !… D’abord, pourquoi est-ce qu’on ne les arrête pas, les pickpockets, pourquoi est-ce qu’on ne les arrête jamais ?
Le juge fit un geste de protestation.
— On ne les arrête jamais, insista le monsieur. La société ne fait plus rien pour les particuliers. C’est une blague, la société, maintenant !… Alors, je me suis mis à penser, malgré moi : « Si une fois je trouve quelque chose… On m’a pris, je prends ! » Remarquez, monsieur le juge d’instruction, que je ne croyais pas que ça arriverait un jour. Quel est l’homme qui ne s’amuse pas, comme ça, à imaginer des choses ? On se figure qu’elles ne sortiront jamais de la cervelle, que ça n’ira pas plus loin. Mais on se voit, faisant les gestes qu’il faut, on s’habitue… Et, l’autre jour, voilà ce portefeuille qui tombe sous mon nez. Il ressemblait au mien. C’était presque le mien, je vous assure…
Le petit avocat prit la parole.
— Monsieur le juge d’instruction, la personne volée n’a subi aucun dommage, puisque son portefeuille lui a été restitué. Et elle consent à retirer sa plainte si nous versons cinq cents francs à l’Assistance publique. Nous sommes prêts.
— Je suis prêt, dit le monsieur suppliant.
Il importe, à cause de l’insuffisance du nombre des juges à Paris, de ne pas encombrer le rôle des tribunaux correctionnels. Le juge d’instruction prit acte du retrait de la plainte.
Mais le monsieur mit quelques instants à comprendre comment, ayant été si vite inculpé, il était si rapidement blanchi. Quand il eut enfin compris, le souvenir de son désespoir et de ses terreurs passées lui inspira d’étranges réactions. Après s’être condamné dans sa conscience, il cherchait maintenant à s’absoudre. Il protesta :
— Et les pickpockets ? Pourquoi est-ce qu’on n’arrête pas les pickpockets ? Pourquoi la société ne protège-t-elle pas les honnêtes gens ?
— Dites donc, vous, fit le juge, parce qu’on vous lâche, vous n’allez peut-être pas me faire la leçon ? Elle est forte, celle-là !…