L'ange du bizarre
LE PÈRE BIGAME
C’est une erreur, léguée par nos aïeux, mais aujourd’hui universellement redressée, que les légumes et les fruits poussent à la campagne. Ils sont produits à Paris, à Paris seulement, bien que l’on ne sache encore par quels moyens. Les œufs apparaissent brusquement aux Halles par caisses de douze douzaines ; les abricots et les pêches, les poires, dans des petites boîtes, et généralement dans du coton, ce qui tendrait à prouver que cette fibre coloniale est indispensable à leur croissance ; les choux, les carottes, les navets et les pommes de terre dans les charrettes, et le cresson dans des paniers, ce qui prouve que c’est bien à tort qu’on le dénomme cresson de fontaine.
Hors de Paris, on ne peut se procurer ces objets d’alimentation qu’en s’adressant à des sorciers très puissants, dont les procédés d’incantation pour les faire naître demeurent mystérieux, et qui tous, sans qu’on puisse absolument savoir pourquoi, sont Espagnols. Certaines personnes sont portées à croire qu’ils reçoivent ce don de Notre-Dame-del-Pilar, en récompense de la dévotion qu’ils lui témoignent ; d’autres présument qu’ils sont vendus au diable ; aucune de ces hypothèses n’a pu être, jusqu’ici, scientifiquement démontrée.
Mais, dans le pays tout à fait campagnard que j’habite pendant ces vacances, il n’y a ni halles, ni marchés, de quoi l’on ne saurait s’étonner outre mesure ; il n’y a pas non plus d’Espagnol, ce qui est plus extraordinaire : l’expérience m’avait enseigné qu’en France il y en avait partout. Alors j’ai dit aux habitants : « Il me sera donc impossible de manger, pendant trois mois, un chou, un melon, une pomme, ou même un topinambour ? » Ils m’ont répondu : « Mais si ! Mais si ! Vous n’avez qu’à vous adresser au père Bigame ! »
Le père Bigame est un homme qui ressemble à tous les hommes et qui est Français, non pas Espagnol. Il passe tous les deux ou trois jours, avec un petit âne, qui se nomme Baptiste, une petite charrette qui n’a pas de nom ; et il me vend tous les légumes que je veux. Ceci, bien qu’incroyable, est la vérité ! Ma cuisinière lui dit : « Bonjour, père Bigame ! » Je lui dis : « Bonjour, père Bigame ! » Et tout le pays l’appelle « père Bigame ». Dans les premiers temps, j’étais si content d’avoir des légumes que je ne me suis même pas aperçu que ce nom était un peu singulier : il se fût appelé Guillaume II ou Merlin l’Enchanteur, que cela m’eût été bien égal. Mais, à la fin, la réflexion m’est venue. J’ai osé suggérer : « Père Bigame, vous avez là un nom peu ordinaire ! »
Il m’a répondu, non sans fierté :
— Je m’appelle Martin ; mais je suis le seul bigame de France légalement et perpétuellement autorisé à être bigame. Et je suppose que les quatre enfants que j’ai de mes femmes, vivantes, bien vivantes, aussi longtemps vivantes que possible, je l’espère, car je ne leur veux aucun mal, porteront ce nom après moi, tant celui de Martin est oublié !
— Monsieur Martin, lui dis-je, vous avouerai-je que je ne comprends pas ? La bigamie, si je ne me trompe, est considérée comme un crime. Elle est même citée, par certains auteurs et jurisconsultes, parmi les crimes créés par la loi. Car rien n’empêche un homme de posséder plusieurs femmes, à condition qu’il n’en épouse qu’une ou aucune. Cela est immoral, mais la justice n’a rien à y voir. Si, au contraire, il les épouse toutes deux, il encourt les travaux forcés. Dans ce cas, c’est la peine qui qualifie le crime, et non le crime qui entraîne la peine, et de la sorte, on peut dire que celui-ci est créé par la loi. Or, vous affirmez, sous ce ciel de France, à deux pas d’une gendarmerie, que vous êtes légalement bigame ! Monsieur Martin, vous êtes fou, ou bien vous vous fichez de moi !
Le père Bigame répliqua paisiblement :
— C’est l’opinion de la Justice !
— C’est l’opinion de la Justice que vous pouvez avoir deux femmes légitimes ? Ce n’est pas possible.
— Il n’y a pas eu de jugement décidant que l’une des deux n’était pas légitime. Alors, elles le sont toutes les deux : est-ce vrai, ça, oui ou non ?
» Voilà comme ça s’est passé, monsieur. Tout ça, c’est aussi naturel, quand on y pense, que pour vous de m’acheter ce raisin — goûtez-le, il est bon : ce n’est pas du chasselas, je ne veux pas vous mettre dedans ; mais c’est du raisin de vigne, bien sucré, franc de goût ; du pineau, qu’on appelle.
» Je m’avais marié dans mon pays, les Ardennes, avec une fille à mon goût — du reste, elle est toujours à mon goût, et j’ai rien à dire contre elle, — il y a sept ou huit ans. Bien brave, bien travailleuse, pas vilaine. Moi, j’avais déjà du goût pour la bricole ; j’aime bien le travail de la terre, mais j’ai pas de bien ; j’allais chez l’un, j’allais chez l’autre, je maraudais le poisson dans la rivière. La guerre arrive. Bon ! Je suis mobilisé comme tout le monde, je fais Virton, je fais je ne sais pas quoi, je recule, j’avance, je fais ce qu’on fait, qui n’est pas intéressant, excepté que je ne suis pas tué, qui est agréable pour moi. Et puis, à la fin, vers 1916, j’arrive dans ce pays-ci. A l’époque, ça ne s’appelait pas un pays, ça s’appelait un secteur. Les hommes disaient qu’il était pépère ; les officiers prononçaient « passif ». Ça n’empêchait pas d’aller au repos, à quelques kilomètres derrière, là où il y avait encore de l’habitant ; et comme ça, je fais la connaissance d’une fille à mon goût, bien brave, bien travailleuse, pas vilaine. Je lui dis ce qu’on dit quand on a envie ; elle me répond qu’elle est honnête, qu’elle ne marchera que pour le bon motif, et moi, je me pense : « Pourquoi pas ? On pourrait plus mal tomber. »
— Mais l’autre ? protestai-je, scandalisé. Vous étiez déjà marié !
— Puisque l’autre, c’était dans les Ardennes ! fit le père Bigame, étonné. Les Ardennes, c’était plus à nous, c’était à Guillaume. Et qui pouvait savoir si ça ne serait pas toujours à lui ? Alors, un mariage en pays boche, c’est-il un mariage ? Est-ce que j’y serais retourné, après la guerre, dans les Ardennes boches ? Non, n’est-ce pas, on est Français avant tout ! Alors je demande à mes chefs une autorisation pour me marier ; ils exigent mes papiers ; je réponds : « Ils sont chez Guillaume ; demandez-lui ! » Ça fait que mes chefs décident qu’on se passera des papiers et qu’on rédigera un acte de notoriété comme quoi on ne peut pas se les procurer. Me voilà donc marié pour la seconde fois, et toujours soldat dans le secteur pépère. J’avais l’idée, que tout le monde avait, que la guerre durerait indéfiniment dans les mêmes positions. Est-ce qu’il y avait une raison pour que ça finisse ? Expliquez-moi pourquoi ça a fini ? Personne n’en sait rien. Et voilà tout de même qu’en 1918, au moment où on s’y attendait le moins, on quitte les tranchées, on avance, on avance — et je me retrouve… savez-vous où ? Dans les Ardennes ! On m’aurait dit qu’un jour je me verrais en Angleterre ou en Sibérie que je ne l’aurais pas cru davantage ! Et j’arrive dans le village où qu’était ma première femme. Elle me saute au cou, elle me crie : « Comment ! tu n’es pas mort ! » Je lui réponds : « Non. Toi non plus ?… Mariée, peut-être ? » Parce que ça aurait tout arrangé, vous comprenez ! Elle fait : « Comment peux-tu supposer une chose pareille ! » Et là-dessus un copain, qui avait la langue trop longue, lui dit : « Parce que lui, il est remarié ! » Vous voyez le coup ! La patronne fait un foin de tous les diables, et puis elle se calme. Ça s’arrange. Mais la Justice l’apprend et je suis traduit devant un juge d’instruction pour bigamie. Moi, je dis au juge :
» — J’y comprends rien ! Qu’est-ce qu’on me reproche ? Je viens d’avoir une perme de huit jours. J’en ai passé quatre avec la première et quatre avec la seconde. Tout ce que j’avais dans ma bourse, je l’ai partagé entre les deux, moitié à l’une, moitié à l’autre. Est-ce qu’elles se plaignent ? Elle se plaignent pas !
» Le juge rigole, l’avocat rigole, le greffier, mes deux femmes rigolent. Le juge d’instruction réfléchit, et il déclare :
» — Après tout, ça ne me regarde pas, tout ça ! Ça s’est passé quand l’accusé était soldat. Ça n’est pas du ressort de la justice civile. Renvoyé au conseil de guerre !
» Alors je passe en conseil de guerre. L’officier qui devait requérir contre moi se lève et dit :
» — Pourquoi cet homme est-il ici ? C’est incompréhensible, c’est une erreur ! En quoi la bigamie intéresse-t-elle l’ordre et la discipline des armées ? Qu’est-ce que ça peut lui faire, à l’ordre et à la discipline, qu’un militaire ait une femme, douze, ou pas du tout ? Plaise au conseil de guerre se déclarer incompétent !
» Voilà. Il n’y a pas eu de jugement. J’ai toujours deux femmes légitimes, par conséquent. Elles ne réclament pas. Moi non plus. »