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L'Anglais mangeur d'opium: Traduit de l'Anglais et augmenté par Alfred de Musset, avec une notice par M. Arthur Heulhard

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DEUXIÈME PARTIE

Il me fallut souffrir pendant plus de seize semaines, c’est-à-dire plus de quatre mois, la douleur physique de la faim, à différents degrés de force ; mais je crois avoir enduré, en somme, tout ce qu’un homme peut endurer sans mourir. Je n’en ferai point le détail fatigant pour le lecteur ; car de pareilles horreurs, lorsqu’elles n’ont été méritées par aucun crime, ne peuvent se raconter sans exciter une pitié vive, et pénible, pour celui qui la ressent. Il suffira de savoir que quelques petits morceaux de pain ramassés après le déjeuner d’un homme (qui me croyait malade, mais non dans une telle misère), et cela à de certains intervalles, faisaient toute ma nourriture. Durant la première époque de mes souffrances (généralement dans le pays de Galles, et toujours dans les deux premiers mois que je passai à Londres), je n’avais pas d’asile et je dormais rarement sous un toit. J’attribue à cette constante habitude d’être exposé à l’air la force qui m’empêche de succomber à mes tourments. Plus tard cependant, lorsque le temps devint froid, et lorsque mes longues douleurs eurent commencé à m’affaiblir et à me mettre dans un état de langueur qui s’augmentait chaque jour, il fut certainement très heureux pour moi que ce même homme, qui me permettait de vivre de ses restes à déjeuner, me donnât pour la nuit une grande maison déserte, dont il était propriétaire : je l’appelle déserte, car il n’y avait dedans qu’une table et quelques chaises.

J’y trouvai cependant, en y entrant, un pauvre enfant tout seul, qui semblait avoir environ dix ans ; mais la faim l’avait probablement aussi fatigué ; c’était une petite fille, et des souffrances de cette nature font paraître les enfants beaucoup plus âgés qu’ils ne sont. J’appris d’elle que, depuis quelque temps, elle dormait seule dans cet endroit, et elle témoigna une grande joie, quand elle apprit que dorénavant elle aurait un compagnon dans l’obscurité. La maison était grande ; les rats, manquant aussi de nourriture, faisaient un tapage infernal dans les cloisons énormes ; et au milieu des douleurs réelles du froid, et sans doute aussi de la faim, la pauvre enfant, délaissée, semblait avoir souffert encore davantage de la frayeur. Je lui promis de la défendre contre tous les fantômes à l’avenir ; mais, hélas ! je ne pus lui offrir d’autre assistance. Nous étions couchés par terre, avec une liasse de papiers pour oreiller et sans autre couverture qu’un grand manteau de cocher. Nous découvrîmes cependant, plus tard, dans un grenier, une vieille garniture de sopha et quelques vieux morceaux de toile qui servirent à nous préserver un peu du froid excessif. La pauvre fille se pressait contre moi pour se réchauffer et pour se défendre des spectres qui lui faisaient peur.

Lorsque je n’étais pas plus mal qu’à l’ordinaire, je la prenais dans mes bras, en sorte qu’elle avait assez chaud et reposait souvent tandis que je veillais, car, pendant cet espace de temps, je dormais plutôt pendant le jour et je tombais très fréquemment dans des faiblesses extrêmes. Mais dormir me faisait plus de mal que veiller ; car, outre les rêves affreux qui m’agitaient sans cesse (et qui pourtant n’avaient rien d’aussi horrible que ceux que je décrirai plus tard), mon sommeil n’était jamais autre chose que ce qu’on appelle dog-sleep[4] ; de sorte que je pouvais m’entendre moi-même gémir, et, quand je m’éveillais, souvent il me semblait que c’était au bruit de ma propre voix.

[4] Dog-sleep, sommeil de chien.

Une horrible sensation commença alors à me hanter ; dès que je tombais endormi, j’étais saisi d’une espèce de soulèvement d’estomac, qui me forçait à jeter mes pieds violemment en avant pour le faire cesser. Cette sensation commençant avec mon sommeil, et l’effort que je faisais pour m’en débarrasser m’éveillant infailliblement, je ne dormais que d’épuisement et de lassitude, et j’ai déjà dit que ma faiblesse, qui augmentait, m’endormait et m’éveillait continuellement. De plus, le maître de la maison arrivait quelquefois à l’improviste, et de très bonne heure ; il avait constamment peur des baillifs ; chaque nuit donc il allait coucher dans un quartier différent de la ville, et j’observai qu’il ne manquait jamais d’examiner, par une fenêtre particulière, tous ceux qui frappaient à la porte avant de permettre qu’on l’ouvrît.

Il déjeunait seul, et, en vérité, sa mesure ordinaire et sa provision de thé lui auraient difficilement permis d’inviter un hôte. Durant ce repas, je trouvais presque toujours une raison pour rester auprès de lui, et, avec l’air le plus indifférent possible, je prenais les morceaux de pain qu’il avait laissés. Il arrivait quelquefois qu’il ne laissait rien. En agissant ainsi, je ne volais que lui, qui était obligé d’envoyer chercher un second biscuit d’extra ; car, pour la pauvre fille, elle n’était jamais admise dans son étude (si l’on peut appeler ainsi la chambre où il entassait ses parchemins et ses papiers) ; cette chambre était pour elle comme le cabinet de la Barbe-Bleue ; fermée régulièrement lorsqu’il partait pour aller dîner, environ à six heures, après quoi il ne revenait qu’au lendemain matin. Cette enfant était-elle une fille naturelle de M… ou seulement une domestique ? C’est ce que je ne puis affirmer ; elle n’en savait rien elle-même ; mais assurément elle était traitée tout au plus comme une servante. Dès que M… paraissait, elle descendait en bas pour brosser ses souliers, son habit, etc., et, excepté lorsqu’on l’appelait, elle ne sortait jamais de la cuisine, jusqu’à ce que ma manière habituelle de frapper à la porte le soir l’eût fait bien vite accourir d’un petit pas tremblant. Je n’appris de ce qu’elle faisait pendant la journée que les détails qu’elle m’en put faire la nuit ; car, dès que le jour venait, je voyais qu’on n’attendait que mon départ, et, en général, je me levais et j’allais m’asseoir dans les promenades, ou autre part, jusqu’à ce que le soleil se couchât.

Mais quel homme était le maître de la maison ? Lecteur, c’était un des exemples de ces anomalies, dans les départemens inférieurs de la législation, qui… que dirai-je ?… qui, par prudence ou par nécessité, se refusent toute espèce de luxe de conscience (périphrase qu’on pourrait abréger, mais je le laisse au goût du lecteur). Dans plusieurs occasions de la vie, une conscience peut encombrer, gêner, embarrasser, plus encore qu’une femme, ou un équipage ; et, comme le peuple dit : se défaire de son équipage, je suppose que mon ami M…, s’était défait, pour un temps seulement, de sa conscience, mais dans la ferme intention de la reprendre le plus tôt qu’il pourrait. La manière de vivre d’un tel homme présenterait un étrange tableau si je pouvais me décider à amuser le lecteur à ses dépens ; mais, dans cet assemblage bizarre de qualités et de défauts, je dois tout oublier, excepté qu’il était obligeant envers moi, et même généreux, eu égard à ce qu’il pouvait faire.

Il est vrai qu’il ne pouvait pas faire grand’chose ; cependant je jouissais de toute liberté, en commun avec les rats ; et puisque Dr Johnson a dit que dans sa vie il ne s’était jamais trouvé qu’une fois logé à son aise, ne dois-je pas être bien heureux d’avoir eu à ma disposition un local aussi grand que je le pouvais désirer ? Excepté la chambre de la Barbe-Bleue, que la pauvre enfant croyait habitée par des revenants, le reste, depuis le grenier jusqu’à la cave, était à notre service ; et nous posions notre tente pour la nuit où nous le jugions à propos. J’ai déjà dit que cette maison était très vaste ; elle est bien située, et dans un quartier connu de Londres ; plusieurs de mes lecteurs doivent, sans aucun doute, avoir passé devant, avant de rentrer pour lire ce chapitre. Pour moi, je ne manque jamais de la visiter, lorsque mes affaires m’appellent à Londres ; environ à dix heures, ce soir même, 15 août 1821, jour de ma naissance, je me suis dérangé de ma promenade de tous les jours, pour aller à la rue d’Oxford. La maison est maintenant occupée par une famille respectable ; et, à travers les carreaux d’une chambre éclairée, j’ai vu plusieurs personnes assemblées, sans doute autour d’une table à thé ; singulier contraste avec l’obscurité, le froid, le silence et la désolation qu’offrait cette même maison dix-huit ans auparavant, lorsqu’elle n’avait pour hôtes qu’un malheureux mourant de faim et un enfant abandonné. Cette pauvre fille n’était ni jolie, ni spirituelle, ni agréable dans ses manières ; mais, Dieu du ciel ! elle n’en avait pas besoin pour être aimée de moi. La nature humaine, dans sa plus triste et sa plus humble forme, était assez pour moi ; et je l’aimais parce que j’étais aussi malheureux qu’elle. Si elle vit encore à présent, elle est probablement mère, elle a des enfants à son tour ; mais je serais incapable de la reconnaître.

J’en suis fâché pourtant ; mais je vis alors une autre personne dont les traits ne s’effaceront jamais de ma mémoire. C’était une jeune femme, et l’une de ces malheureuses qui vivent sur les gages de la prostitution. Et c’est sans aucune honte et sans aucune raison d’en avoir, que j’avoue avoir été lié alors assez familièrement avec plusieurs femmes de cette triste condition. Le lecteur ne doit ici ni sourire ni froncer le sourcil ; car, pour ne pas rappeler aux classiques le vieux proverbe latin : sine Cerere, etc., on supposera sans doute que l’état de ma bourse m’empêchait d’avoir avec de telles créatures d’autres relations que des relations très-pures. Mais la vérité est qu’à aucune époque de ma vie, je n’ai été homme à me croire souillé par le contact ou par l’approche d’un être ayant forme humaine ; au contraire, dès ma première jeunesse, j’étais fier de converser familièrement, more socratico, avec tout le monde : hommes, femmes et enfants que je pouvais rencontrer ; habitude nécessaire pour la connaissance du cœur humain, la bonté propre et la franchise qui doivent honorer un philosophe. Car il ne regarde pas avec les yeux de ces âmes bornées qui s’appellent des gens du monde, et qui sont pleines de préjugés absurdes, dont le plus petit se rapporte à l’égoïsme le plus parfait. L’homme instruit et l’homme du peuple, le coupable et l’innocent, il doit tout connaître.

Étant forcément à cette époque un péripatéticien, j’eus donc naturellement des relations fréquentes avec les péripatéticiennes. Plusieurs de ces femmes m’avaient défendu souvent contre les watchmen qui voulaient me renvoyer des bancs sur lesquels je me reposais. Mais une surtout, la seule pour laquelle j’ai dit tout ici… Ah ! non, que je ne te mêle pas, noble créature, Anna, avec cette espèce de femmes ! Que je trouve, s’il est possible, un nom plus doux pour appeler celle dont la bonté et la compassion n’ont pas oublié celui qui était oublié du monde ! C’est à toi que je dois la vie ! Pendant plusieurs semaines je marchais la nuit avec cette pauvre fille dans la rue d’Oxford, ou je m’asseyais à côté d’elle sur les bancs des péristyles. Elle était plus jeune que moi ; elle me dit qu’elle n’avait pas encore seize ans. Mes questions eurent bientôt obtenu d’elle l’histoire de ses malheurs. On en a vu bien d’autres exemples, et les lois devraient plus souvent les punir ou les venger. Mais qui prête l’oreille à de misérables vagabonds ? On ne peut nier qu’à Londres la classe élevée, en général, ne soit dure, cruelle et repoussante. Je pressai plusieurs fois Anna de porter ses plaintes devant un magistrat, l’assurant qu’elle attirerait aussitôt l’attention, et que la justice punirait l’infâme qui lui avait pris tout ce qu’elle possédait. Elle me promit souvent de le faire, mais elle reculait toujours ce moment ; car elle était timide et honteuse à un point qui montrait combien elle était profondément affligée ; et peut-être pensait-elle que le juge le plus impartial, le tribunal le plus juste ne pouvait rien pour réparer le mal qu’on lui avait fait.

Elle aurait pourtant obtenu quelque chose, j’en suis sûr ; car nous convînmes plus tard entre nous, mais malheureusement au moment même où nous fûmes séparés, que, dans un jour ou deux, nous irions ensemble devant un magistrat, et que je parlerais en sa faveur. Cependant il était décidé que je ne lui rendrais pas ce faible service ; et celui qu’elle m’avait rendu était trop grand pour que je pusse jamais l’acquitter.

Une nuit, tandis que nous marchions lentement dans la rue d’Oxford, comme je souffrais plus qu’à mon ordinaire, je la priai de venir avec moi au Soho-Square ; nous y allâmes, et nous nous reposâmes sur les marches d’une maison devant laquelle je ne puis maintenant passer sans attendrissement et sans respect. Au moment où je m’assis, je me sentis beaucoup plus mal ; j’avais appuyé ma tête dans ses mains, et tout d’un coup je tombai raide sur le pavé. Je serais mort infailliblement, si ma pauvre compagne ne m’eût tiré de cet affreux danger. Elle poussa un cri de terreur, et disparut ; un instant après elle revint avec un verre de vin et un peu de pain qu’elle me donna et qui me firent un bien extrême ; et pour cela, elle avait payé de sa bourse. Oh ! que l’on s’en souvienne ! lorsqu’elle-même, réduite à la plus horrible misère, ne savait pas si un sort pareil au mien ne l’attendait pas aussi. O ma jeune bienfaitrice ! combien de fois, dans mes promenades solitaires, marchant tristement et les bras croisés, j’ai béni ton souvenir ! Je voudrais, comme autrefois la malédiction paternelle poursuivait le crime, que les souhaits ardents d’un cœur accablé de sa reconnaissance eussent aussi leur pouvoir pour t’accompagner, te poursuivre au fond d’une maison infâme de Londres, au fond d’un tombeau, et là te rapporter encore le cri de mon amour, de mon respect, de mon admiration pour toi !

Je ne pleure pas souvent, car ou ma douleur passagère est trop profonde pour demander des larmes, ou ma tristesse habituelle m’empêche d’en trouver dans mes yeux. Les esprits légers seuls pleurent aisément. Mais lorsque je marche dans la rue d’Oxford et que j’entends jouer sur un orgue les airs de ce temps-là, je pleure, et, devant un tel souvenir, je sens que le temps s’arrête et que les années s’effacent de ma vie.

Peu de temps après ce que je viens de raconter, un gentilhomme de la maison du roi m’aborda dans la rue Albemarle ; il avait reçu à différentes occasions l’hospitalité de ma famille. Je ne cherchai point à me cacher ; je répondis sincèrement à ses questions : et, lorsqu’il m’eut donné sa parole d’honneur de ne pas me dénoncer à mes tuteurs, je lui dis où je demeurais. Le lendemain je reçus de sa part un billet de 1,000 livres. La lettre qui le renfermait arriva avec des lettres d’affaires du notaire ; mais, quoique son regard voulût dire qu’il en savait le contenu, il me la donna sans faire d’observations.

Je puis maintenant expliquer ce qui m’avait amené à Londres et ce que j’y sollicitai depuis le jour de mon arrivée jusqu’à celui de mon départ.

Dans une ville comme Londres, on sera étonné que je n’aie pas trouvé quelque moyen d’éviter la dernière misère.

Deux ressources se présentaient au moins : ou de chercher du secours auprès des amis de ma famille, ou d’employer mes talents à gagner ma vie. Mais, d’abord, je ne craignais rien tant que de retourner sous la puissance de mes tuteurs, et je ne pouvais, de peur d’être réclamé par eux, me découvrir même à ceux qui m’auraient servi. Pour le second moyen, j’avoue que je suis aussi surpris que le lecteur de l’avoir oublié ; je savais le grec, mieux qu’il ne le faut savoir pour l’enseigner ; mais j’avais besoin de connaître quelque respectable professeur à qui m’adresser ; et comment le faire sans me trahir encore ? A dire vrai, je n’avais qu’une idée, c’était d’obtenir ce que je demandais.

J’avais fait part à un juif et à d’autres usuriers de mes espérances pour l’avenir ; et ils s’étaient assurés de ma véracité, en examinant le testament de mon père aux Doctors’ Common. La personne qu’on y mentionnait comme le second fils de… avait tous les droits, ou plus que les droits que j’avais annoncés. Mais les juifs se firent une autre question : étais-je cette personne ? Je n’avais jamais pensé à cette difficulté ; je craignais plutôt de n’être que trop connu de mes amis les juifs, et que leur zèle ne me remît entre les mains de mes tuteurs. Il me sembla bien étrange de me voir, moi, pris materialiter, accusé, ou du moins soupçonné de vouloir passer faussement pour moi, considérer formaliter. Je leur montrai pourtant différentes lettres que j’avais reçues de mes amis, tandis que j’étais dans le pays de Galles. C’étaient, je crois, les seuls restes de mon équipage (avec les habits que je portais) dont je n’eusse pas disposé.

Plusieurs de ces lettres étaient du comte de…, qui était alors mon seul ami intime ; j’en avais aussi du marquis de…, son père, datées d’Eton. Le vieux gentilhomme, amateur de sciences et d’agriculture, me parlait des grands changements qu’il faisait ou qu’il méditait dans les terres de M… et de Sl…, ou du mérite d’un poëte latin, ou d’un sujet qu’il me conseillait de mettre en vers.

Sur la foi de ces lettres, un des juifs me proposa 2 ou 3,000 livres sterling par an, pourvu que le jeune comte, qui était de mon âge, voulût garantir le paiement des intérêts et du capital, à l’époque de notre majorité. En conséquence, huit ou neuf jours après avoir reçu les 1,000 livres, je me préparai à partir pour Eton. J’avais donné environ 300 livres de mon argent à mon usurier, qui disait que, pendant mon absence, il allait préparer les papiers nécessaires au contrat. J’étais sûr qu’il mentait ; mais je ne voulais lui laisser aucun sujet de retard. J’avais donné une moindre somme à mon ami le notaire (qui connaissait mes juifs) ; et en vérité je lui devais quelque chose pour le loyer de sa triste maison. J’avais employé environ 15 shillings à ma toilette, qui pourtant n’était pas brillante. Je donnai la moitié du reste à Anna, comptant à mon retour partager encore avec elle ce que j’aurais gardé. Tous ces arrangements faits, à six heures, par une sombre soirée d’hiver, je partis avec elle ; mon intention était d’aller par Salt-Hill. Nous traversions un quartier de la ville qui n’existe plus ; c’était, je crois, la rue Swallow.

Ayant du temps devant moi, je marchais lentement ; nous nous assîmes au coin de la rue de Shersan. Je lui avais déjà parlé de mes projets ; je l’assurai qu’elle partagerait ma fortune, si mon sort venait à changer. Je regardais cette promesse comme m’imposant un devoir sacré ; car je l’aimais comme ma sœur ; et voyant à quels malheurs j’avais résisté, j’étais plein de joie et d’espérance ; Anna, au contraire, se séparant du seul être qui voulût lui servir d’ami, était accablée de tristesse. Lorsque je lui dis adieu en l’embrassant, elle jeta ses bras autour de mon col et pleura sans dire une parole.

J’espérais revenir dans une semaine au plus tard, et je convins avec elle que la sixième nuit, à partir de celle qui commençait, et chaque nuit suivante, elle m’attendrait à dix heures, au bout de la grande-rue de Rich-Field. Je pris encore d’autres mesures pour la retrouver ; j’en oubliai une : elle ne m’avait jamais dit son nom de famille. Les filles d’un rang plus élevé s’appellent miss Douglas, miss Montague, etc. ; mais, quand on est pauvre, on n’a qu’un nom : Mary, Jane, Francis, etc. Il était huit heures lorsque j’entrai au café Glocester, et le Bristol étant sur le point de partir, j’y montai, et bientôt je m’endormis.

Un petit incident m’apprit, à cette occasion, qu’un homme qui n’a jamais souffert peut vivre et mourir sans se douter des travers ou de la bonté du cœur humain. Les physionomies se ressemblent si souvent qu’un observateur ordinaire remarque une espèce d’hommes, puis une autre espèce opposée, et rapporte à ces deux types contraires toutes les nuances qui peuvent s’y confondre. Ils ont leur alphabet avec lequel ils veulent juger toutes les combinaisons des mots. Voici ce qui m’arriva : Pendant les quatre ou cinq premières lieues, en quittant la ville, je fatiguais mon voisin en tombant sur lui chaque fois que la voiture penchait de son côté ; et, en conscience, si la route eût été moins unie et moins douce, je serais tombé de faiblesse. Il s’en plaignit amèrement, et tout le monde s’en serait plaint ; mais il exprima son mécontentement en des termes que tout le monde n’aurait pas choisis ; et certes, si je l’avais quitté à ce moment, ou je ne me serais pas souvenu de lui du tout, ou je m’en serais souvenu comme du plus grand brutal qu’on pût trouver. Cependant je vis que j’avais tort ; je lui demandai pardon en l’assurant que ce n’était pas ma faute, et en même temps je lui dis aussi brièvement que possible la cause de l’état où je me trouvais. Le personnage changea tout à coup ; lorsque je m’éveillai un instant en passant à Hounslow (car en dépit de mes efforts, je m’étais rendormi deux minutes après avoir parlé), je trouvai qu’il avait allongé le bras de manière à m’empêcher de tomber ; et, pendant le reste du voyage, il me traita avec une douceur de femme ; de sorte qu’à la fin, j’étais presque couché dans ses bras, et c’était d’autant plus obligeant de sa part, qu’il ne savait pas si j’allais à Bath ou à Bristol. Malheureusement, j’allai plus loin que je ne voulais ; car mon sommeil me faisait tant de bien que je ne me réveillai qu’au premier relai, après Hounslow ; je demandai où nous étions ; on me répondit à Maidenhead, six ou sept milles, je crois, plus loin que Salt-Hill.

Je descendis ; mon voisin me conseilla de m’aller mettre au lit, ce que je lui promis de faire, bien qu’ayant une autre intention. Je me mis à marcher. Il était environ minuit ; mais j’allais si doucement que j’entendis quatre heures sonner à une petite maison, avant de tourner la route qui conduit de Slough à Eton. J’étais encore bien faible ; il me vint pourtant alors une idée qui me consola de ma pauvreté. On avait commis quelques jours auparavant un assassinat à Hounslow. Je crois que la personne qui avait été tuée s’appelait Steele, et que c’était le propriétaire d’un petit bien dans le voisinage. Chaque pas que je faisais me rapprochait de la place où le meurtre avait été commis, et il me passa dans l’esprit que, si le meurtrier était sorti cette nuit, nous allions nous rencontrer dans l’obscurité : auquel cas, dis-je, si, au lieu d’être, comme je le suis,

Riche en science seulement,

j’avais, comme mon ami lord… 70.000 livres de rente, quelle frayeur panique viendrait m’assaillir ! Il est vrai qu’il n’était pas probable que lord… se trouvât jamais dans ma position. Mais, quoi qu’on dise, la remarque n’en est pas moins vraie, qu’une grande fortune doit inspirer une terrible peur de mourir ; et je suis convaincu que les trois quarts au moins de ces intrépides aventuriers, à qui la pauvreté permettait d’avoir du courage, si, au moment de se battre, on leur eût annoncé qu’ils héritaient de 50.000 livres de rente, auraient senti leur humeur belliqueuse considérablement diminuée.

J’oublie mon voyage. Dans la route entre Slough et Eton, je m’endormis. Au moment où le soleil allait se lever, je fus réveillé par la voix d’un homme qui était debout à côté de moi. Je ne le connaissais pas ; il avait une triste physionomie ; mais il ne s’ensuit pas que ce fût un méchant homme ; et même il aurait pu mériter ce nom sans qu’il y eût aucun danger pour un dormeur en plein champ, à sept heures du matin, en hiver. Pourtant je suis bien aise de le désabuser sur ce qu’il a pu croire, s’il est au nombre de mes lecteurs. Je le regardai en face, et il s’en alla. Je ne fus pas fâché d’arriver à Eton avant le jour. La nuit avait été humide, mais la matinée était fraîche, et les arbres se couvraient de bruine. Je traversai Eton sans être vu ; je me lavai, et me rhabillai de mon mieux dans un petit café de Windsor ; enfin il était huit heures lorsque je me dirigeai vers Pote’s.

Sur ma route, je rencontrai un petit garçon que je questionnai ; un Etonien est toujours gentilhomme ; et malgré ma pauvre apparence, il me répondit poliment. Mon ami lord… était parti pour l’université de… « Ibi omnis effusus labor ! » J’avais pourtant d’autres amis à Eton ; mais ceux qui veulent bien s’appeler ainsi dans la prospérité, ne sont pas toujours disposés à s’en souvenir. Cependant je demandai le comte de D…; il me reçut à déjeuner.

Lecteur, qui me voyez tant de connaissances nobles, ne me croyez pas noble pour cela. Je suis le fils d’un bon commerçant anglais.

Lord D… étala devant moi un déjeuner magnifique. Il me parut bien plus magnifique encore à moi qui, depuis tant de jours, tant de semaines, tant de mois, ne m’étais pas assis à « une table honnête. » Je mangeai pourtant fort peu ; je me souvins de l’histoire d’Otway, et j’eus peur d’obéir trop promptement à une tentation qui pouvait être dangereuse. Je ne me fis même aucune violence pour cela ; car, pendant deux semaines encore, je ne pus prendre que très peu de chose à mes repas ; mon appétit se changeait aussitôt en satiété, et quelquefois en dégoût.

J’expliquai à mylord D… l’affaire qui m’amenait. C’était le meilleur jeune homme du monde, et le plus obligeant ; il hésita cependant, fit ses conditions, et accepta. Lord D… avait alors tout au plus dix-huit ans ; mais je doute, en me rappelant quelle prudence et quel bon sens il sut mêler à tant de courtoisie (courtoisie qui chez lui avait le caractère de la franchise), qu’un homme d’État le plus vieux et le plus accompli diplomate possible, se fût mieux tiré d’un pas semblable. Il y a bien des gens qu’on ne pourrait aborder avec une pareille question, sans les voir prendre un visage plus sévère et plus chagrin que la tête d’un Turc.

Consolé par cette promesse, quoique mes espérances eussent été en partie trompées, je retournai dans une voiture de Windsor à Londres, trois jours après en être parti. Et voici maintenant la fin de mon histoire ; les juifs ne voulurent pas des conditions de lord D… Je ne sais pas s’ils auraient consenti enfin à cet arrangement, et s’ils retardaient seulement l’affaire pour avoir le temps d’aller aux informations ; mais ils me demandèrent de grands délais.

Le temps s’écoulait. Mon billet s’en allait par morceaux, et avant la conclusion de cette affaire, je me voyais déjà retombé dans ma première misère. Tout à coup il se fit entre moi et mes amis un raccommodement par hasard. Je quittai Londres en toute hâte pour une partie éloignée de l’Angleterre, et après quelque temps je retournai à l’Université.

Cependant qu’est devenue la pauvre Anna ? C’est à elle que j’ai réservé la fin de mon récit. Ainsi que nous en étions convenus, je la cherchais tous les jours, et je l’attendais au coin de la rue de Rich-Field. Je parlais d’elle à tous ceux qui pouvaient la connaître, et pendant les dernières heures de mon séjour à Londres, j’employai tous les moyens possibles pour la découvrir. Je connaissais la rue où elle logeait, mais non pas la maison ; et je me rappelai enfin que les mauvais traitements d’un hôte bourru dont elle m’avait parlé avaient pu la faire partir. Elle connaissait peu de monde ; presque tous, d’ailleurs, attribuaient mes recherches à un motif qui les faisait rire et cligner de l’œil ; et d’autres, pensant qu’elle avait pu me voler quelque chose sur son compte et s’enfuir, me donnaient le moins de renseignements possibles. Désespérant enfin de la trouver, je remis à mon départ, entre les mains de la seule personne qui pût certainement connaître Anna, mon adresse dans le Comté de…, où demeurait alors toute ma famille.

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