L'Anglais mangeur d'opium: Traduit de l'Anglais et augmenté par Alfred de Musset, avec une notice par M. Arthur Heulhard
QUATRIÈME PARTIE
« Comme lorsque quelque grand peintre trempe son pinceau dans des sombres couleurs du tremblement de terre et de l’éclipse. »
Shelleys, Révolte d’Islam.
Lecteur, qui m’avez accompagné jusqu’ici, je réclame votre attention pour une explication en trois points.
I
Pour plusieurs raisons, je n’ai pas pu composer les notes qui ont servi à cette partie de mon récit d’une manière suivie et régulière. Je les donne donc comme je les trouve, ou comme ma mémoire peut me les rappeler : les unes sont datées, les autres ne le sont pas. Quand j’ai eu besoin de les déranger de leur ordre chronologique, je n’ai gardé aucun scrupule là-dessus ; quelquefois je parle du présent, quelquefois du temps passé.
II
Vous trouverez peut-être que je suis trop prodigue de ma propre histoire : cela doit être. Mais ma manière d’écrire est plutôt de penser tout haut, et de suivre mon envie, que de prendre garde à qui m’écoute ; et, si j’en viens à examiner si l’on peut dire telle ou telle chose, j’en viendrai bientôt à croire qu’on ne peut rien dire du tout. Je me place moi-même à quinze ou vingt ans d’ici, et je suppose que j’écris pour ceux qui prendront alors quelque intérêt à moi. Cherchant ainsi à rassembler tous les événements connus de moi seul, je travaille avec tous les efforts que je suis capable de faire à présent, attendu que je ne sais pas si je pourrai jamais retrouver le temps de les faire une autre fois.
III
Vous serez souvent prêt à me demander pourquoi je ne me débarrasse pas des horreurs de l’opium en le quittant, ou en diminuant la quantité des doses. Je vais bientôt avoir répondu. On a pu supposer que je cédais trop aisément au charme de cette passion ; on ne supposera pas que je trouve du charme dans mes propres terreurs. Que le lecteur croie donc que j’ai essayé de bien des manières, et bien souvent, à réduire la quantité. J’ajouterai que ceux qui m’ont vu souffrir de tels essais, ont été les premiers à me supplier d’y mettre fin. Mais n’aurais-je pas pu retrancher une goutte par jour, ou, en y ajoutant de l’eau, partager une goutte en deux ou trois ? Mille gouttes ainsi partagées, auraient duré près de six ans à réduire. C’est là l’erreur commune de ceux qui ne connaissent pas l’opium par eux-mêmes.
J’en appelle à ceux qui en ont fait l’expérience ; ils ont dû voir que, jusqu’à un certain point, on peut le réduire aisément et sans aucune douleur ; mais qu’ayant une fois passé outre, il ne faut plus songer à revenir. Sans doute, diront ceux qui ne savent de quoi ils parlent, vous souffrirez pendant quelques jours un abattement d’esprit, un engourdissement. Rien de tout cela. Au contraire, les esprits sont exaltés, le pouls est fort, la santé est meilleure. Ce n’est pas là qu’est la souffrance. Ceci n’a aucune ressemblance avec ce qu’on éprouve en renonçant à l’usage du vin. C’est un état d’irritation d’estomac intolérable, accompagné de respiration précipitée, et de telles douleurs qu’il serait inutile d’essayer de les décrire.
Maintenant je vais entrer in medias res, et reprendre ma narration commencée.
Mes études depuis longtemps sont interrompues. Je ne puis lire moi-même avec aucun plaisir ; il m’est difficile surtout de lire quelque temps de suite. Cependant je lis parfois tout haut pour amuser les autres, parce que la lecture est un de mes talents principaux, presque le seul que je possède. Il m’a rendu longtemps très fier, attendu qu’il est assez rare. Les acteurs sont les plus méchants lecteurs qu’on puisse voir : M… lit assez bien ; et Mrs … dont on parle tant, ne sait lire que les pièces de théâtre ; elle ne peut lire Milton d’une manière supportable. En général, ou on lit la poésie sans la comprendre, ou on dépasse les bornes du naturel. Si quelque chose m’a jamais ému dans un livre, ce sont les grandes lamentations de Samson Agonistes, ou les grandes harmonies des discours de Satan dans le Paradis recouvré, lorsque je les lisais tout haut. Une jeune dame venait quelquefois prendre le thé avec nous ; et je lisais les poëmes de M. W…th. (W…, par parenthèse, est le seul poëte que j’aie jamais vu lire bien ses propres vers ; il lit admirablement.)
Depuis près de deux ans, je crois que je n’ai lu qu’un seul livre. Les mathématiques, la philosophie, etc., me sont devenues insipides. Je leur trouve une pauvreté et une faiblesse enfantine qui m’attristent lorsque je pense qu’elles ont fait mes occupations et mes plaisirs d’autrefois. Dans l’état où je me trouve, je me suis tourné pour m’amuser vers l’économie politique. En 1819, un ami que j’ai à Edimbourg m’envoya l’ouvrage de M. Ricardo ; et je m’écriai, avant d’avoir fini le premier chapitre : C’est toi qui es l’homme ! L’admiration et la curiosité étaient des sentiments morts depuis longtemps dans mon sein, j’admirai pourtant. Ce fut là le seul livre que je pus écouter. C’est à ce sujet que je composai mes Prolégomènes à tout système futur d’économie politique. J’espère qu’on ne trouvera pas qu’ils sentent l’opium ; quoique pour bien des gens, ce soit un narcotique assez puissant.
J’avais intention de publier cet ouvrage : l’arrangement fut fait avec un imprimeur de province ; de plus un prote fut retenu pour quelques jours. Mais il me restait une préface à faire, et une dédicace que je comptais adresser à M. Ricardo. Je me trouvai totalement incapable de l’entreprendre. Les arrangements furent contremandés, le prote renvoyé, et mes « Prolégomènes » restèrent paisiblement à côté de leur frère aîné plus heureux.
J’ai ainsi décrit et raconté ma propre imbécillité, en termes qui s’appliquent, plus ou moins, à chaque partie des quatre ans durant lesquels je fus sous le pouvoir de Circé. Mais pour ce qui est de la souffrance et des maux que j’ai endurés, rien ne peut les exprimer. J’étais bien rarement capable d’écrire une lettre ; une réponse de deux mots à celles que je recevais, était tout ce que je pouvais faire ; et cela, souvent après avoir laissé ma lettre ouverte pendant des semaines ou des mois sur ma table. Sans l’assistance de M…, tout billet à faire payer ou à payer serait resté de même, et il en eût été de mon économie domestique comme de mon économie politique.
Le mangeur d’opium pourtant ne perd rien de sa sensibilité morale. Il désire, il attend, il espère aussi vivement qu’auparavant ; il sent ce qu’il doit faire ; mais ce qui est possible est au delà de ses forces, non-seulement sous le rapport de l’exécution, mais encore sous le rapport de la détermination. Il reste à souhaiter tout ce qu’il devrait faire, justement comme un homme qu’une langueur mortelle contraint à garder le lit, se sentirait l’envie de venger une injure ou un outrage fait à quelqu’un qui lui est cher. Il maudit les chaînes qui paralysent ses mouvements. Il donnerait sa vie pour se lever et marcher ; mais, aussi faible que le plus faible enfant, il ne peut même l’essayer.
Je passe maintenant à ce qui fait le sujet de ces dernières confessions, à l’histoire, au journal de ce qui occupait mes rêves, car c’était là la cause immédiate et perpétuelle de mes plus cruelles douleurs.
La première chose qui me força de remarquer en moi un changement notable, fut le retour de ces visions auxquelles l’enfance seule ou les grands états d’irritabilité sont sujets. Je ne sais si le lecteur se souvient que plusieurs enfants, peut-être tous, ont la faculté de se peindre dans l’obscurité toute sorte de fantômes. Dans les uns, ce pouvoir est simplement une affection mécanique de l’œil ; d’autres ont la volonté ou la demi-volonté d’appeler ou d’écarter ces effets singuliers ; un enfant que je questionnais là-dessus, me dit un jour : « Je puis leur dire de venir, et ils viennent ; mais ils viennent quelquefois lorsque je ne leur dis pas de venir. » Sur quoi je lui répondis qu’il avait sur les apparitions un pouvoir presque égal à celui des centurions romains sur leurs soldats. Vers le milieu de l’année 1817, je crois, cette faculté vint décidément s’attacher à moi. La nuit, lorsque j’étais éveillé dans mon lit, de longues processions passaient avec une pompe lugubre autour de moi ; je m’entendais raconter d’interminables histoires, plus tristes et plus solennelles que celles d’avant Œdipe ou Priam, avant Tyr, avant Memphis, et, dans le même temps, un changement s’opéra dans mes rêves ; un théâtre semblait tout à coup s’ouvrir et s’éclairer dans mon cerveau, et me présenter des spectacles de nuit d’une splendeur plus qu’humaine ; et les quatre faits suivants doivent être mentionnés comme remarquables.
I
Au moment où s’augmentait la faculté de créer dans mes yeux, une espèce de sympathie s’établissait entre l’état de rêve et l’état de veille où je me trouvais. Tous les objets qu’il m’arrivait d’appeler et de me retracer volontairement dans l’obscurité, étaient aussitôt transformés en apparitions ; de sorte que j’avais peur d’exercer cette faculté redoutable ; car, semblable à Midas, dont l’avarice se punissait elle-même, et qui changeait en or tout ce qui l’approchait, dès qu’une chose pouvait se présenter aux yeux, je n’avais qu’à y penser dans l’obscurité, et je la voyais paraître comme un fantôme ; et, par une conséquence apparemment inévitable, une fois ainsi tracée en couleurs imaginaires, comme un mot écrit en encre sympathique, elle arrivait jusqu’à un éclat insupportable qui me brisait le cœur.
II
Car ceci, comme tous les autres changements advenus dans mes rêves, était accompagné par une inquiétude et une mélancolie profonde, impossible à exprimer. Il me semblait chaque nuit que je descendais, non pas en métaphore, mais littéralement, dans des souterrains et des abîmes sans fond, et je me sentais descendre, sans avoir jamais l’espérance de pouvoir remonter. Même à mon réveil je ne croyais pas avoir remonté.
III
Le sentiment de l’espace, et plus tard le sentiment de la durée, étaient tous deux excessivement augmentés. Les édifices, les montagnes s’élevaient dans des proportions trop vastes pour être mesurées par le regard. La plaine s’étendait et se perdait dans l’immensité. Ceci pourtant m’effrayait moins que le prolongement du temps ; je croyais quelquefois avoir vécu soixante-dix ans ou cent ans en une nuit ; j’ai même eu un rêve de milliers d’années ; et d’autres qui passaient les bornes de tout ce dont les hommes peuvent se souvenir.
IV
Les circonstances les plus minutieuses de l’enfance, les scènes oubliées de mes premières années, revivaient souvent dans mes songes ; je n’aurais pu me les rappeler ; car, si on ne me les avait racontées le lendemain, je les aurais cherchées vainement dans ma mémoire, comme faisant partie de ma propre expérience. Mais placées devant moi comme elles étaient, dans des rêves et des apparitions, et revêtues de toutes les circonstances environnantes, je les reconnaissais sur-le-champ. Un de mes propres parents me racontait un jour que, dans son enfance, il était tombé dans une rivière, et qu’au moment où la mort allait l’atteindre, sans un secours imprévu, il avait vu en un instant sa vie entière, jusqu’aux plus petits accidents, se présenter à ses yeux comme dans un miroir ; et qu’il s’était senti en même temps la faculté singulière d’en saisir l’ensemble aussi bien que les parties. J’ajoute foi à ce récit, d’après les expériences que l’opium m’a fait faire. Et j’ai retrouvé la même chose dans les livres modernes, accompagné d’une remarque que je crois également vraie : c’est que le livre redoutable des comptes dont parle l’Écriture, est l’âme elle-même de chaque individu. De tout cela, du moins, je tirai cette conclusion, que : oublier est impossible à l’homme. Mille événements peuvent et doivent tirer un voile entre la conscience présente et les secrètes inscriptions de l’âme ; des accidents de même nature peuvent aussi le déchirer ; mais voilée ou découverte, l’inscription reste toujours ; comme les étoiles paraissent s’enfuir devant la lumière du soleil, tandis que la lumière se place entre elles et nous comme un grand voile. Elles attendent, pour se révéler, que l’obscurité succède au jour.
Ayant noté ces quatre faits, comme distinguant spécialement mes rêves de ceux qu’on a dans l’état de santé, je citerai maintenant un cas qui éclaircit ma première assertion ; et ensuite tous ceux que je pourrai me rappeler, soit dans leur ordre chronologique ou de toute autre manière, propre à produire plus d’effet sur le lecteur.
J’ai été dans ma jeunesse, et même depuis, pour mon plaisir, un grand amateur de Tite-Live, dont j’avoue que je préfère le style et la forme, autant que le fond, à ceux de tout autre historien romain ; et je regardais comme le mot le plus redoutable et le plus solennel, comme une espèce de représentation de toute la dignité romaine, ce mot si souvent rencontré dans Tite-Live, consul romanus, surtout le consul étant revêtu de sa puissance militaire. Je veux dire que les mots de roi, sultan, régent, etc., etc., ou tout autre titre donné à ceux qui s’arrogent la majesté collective d’un peuple entier, avaient moins de pouvoir sur moi. De même, quoique je n’aie jamais été bien curieux d’histoire, je m’étais rendu familier avec une période de l’histoire d’Angleterre, celle de la guerre du Parlement, ayant été frappé de la grandeur de quelques-uns des principaux personnages, et de l’intérêt qu’offrent les mémoires qui ont survécu à ces temps de trouble. Ces deux parties principales de mes connaissances m’ayant servi de sujet dans mes réflexions, me servaient maintenant de sujet dans mes rêves. Souvent, après m’être représenté dans les ténèbres une espèce d’assemblée, un cercle de dames, une fête et des danses, j’entendais dire, ou je me disais : ce sont des dames anglaises du malheureux temps de Charles Ier. Ce sont les femmes et les filles de ceux qui se sont rencontrés dans la paix, se sont assis à la même table, alliés par le mariage ou le sang ; et pourtant, après un certain jour du mois d’août 1642, ils ne se virent plus qu’au champ de bataille ; et à Marston-Moor, à Newbury ou à Heseby, ils se donnaient des coups de sabre, et lavaient dans le sang la mémoire de leur ancienne amitié. Les dames dansaient et souriaient comme à la cour de Georges IV. Cependant je savais, même dans mon rêve, qu’elles étaient mortes depuis près de deux siècles. Tout à coup, on frappait des mains, j’entendais prononcer le formidable mot : Consul romanus, et venaient immédiatement Paulus ou Marius, entourés par une compagnie de centurions, avec la tunique écarlate, et suivis des alalagenos des légions romaines.
Quelques années après, comme je regardais les antiquités de Rome de Piranesi, M. Coleridge, qui était à côté de moi, me décrivit une suite de tableaux de cet artiste, appelés ses rêves, et qui ne sont autre chose que de semblables visions pendant un accès de fièvre. Quelques-uns (je parle toujours d’après le récit de M. Coleridge) représentaient de vastes salles gothiques : sur le plancher étaient semées toutes sortes de machines, des câbles, des poulies, des roues, des leviers, des catapultes, etc. Et sur le côté des murs on apercevait un plateau ; et, s’aidant à grimper sur ce plateau, Piranesi lui-même ; suivez l’édifice un peu plus haut et vous voyez qu’on arrive à un précipice escarpé, sans aucune balustrade ; et cependant aucun moyen de retourner sur ses pas. Il faut descendre au fond des abîmes. Quoi qu’il arrive à l’infortuné Piranesi, vous le supposez pour le moins à la fin de ses tourments et de ses efforts. Mais levez les yeux et voyez une seconde échappée plus haute encore ; et encore Piranesi sur le bord de l’abîme. Levez encore les yeux, et encore Piranesi sur un plateau plus élevé ; et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on le perde dans les voûtes ténébreuses des salles. Avec le même pouvoir de s’agrandir et de se multiplier, l’architecture s’introduisit dans mes songes, dans les derniers temps de ma maladie surtout ; et je voyais des cités et des palais que l’œil ne trouva jamais que dans les nuages. Je ne connais de poëte que Shadwell qui se soit inspiré avec de l’opium ; pourtant, dans l’antiquité, Homère est, je pense, justement réputé avoir connu sa puissance et sa vertu.
A mon architecture succédèrent des rêves de lacs, d’étendues immenses d’eau ; ils me tourmentèrent tellement que je craignis (quoique cela doive paraître bien hasardé à un médecin) que quelque affection de semblable nature n’altérât mon cerveau et que l’organe sentant se prît lui-même ainsi pour objet. Je souffris horriblement de la tête pendant deux mois ; et jusque-là, jamais pareille chose ne m’était arrivée ; j’en pouvais dire ce que le dernier lord Oxford disait de son estomac, qu’elle était capable de survivre au reste de mon corps. Je n’y avais encore senti ni migraine ni douleur, excepté ces rhumatismes causés par ma propre folie. Je résistai pourtant, quoique voyant fort bien à quoi je m’exposais.
Les eaux changèrent de caractère ; au lieu de lacs transparents, brillants comme des miroirs, ce furent maintenant des mers et des océans. Et il se fit encore un changement plus terrible, qui me promettait de longs tourments et qui ne me quitta en effet qu’à la fin de ma maladie. Jusqu’alors la face humaine s’était mêlée à mes songes, mais non d’une manière absolue, sans aucun pouvoir spécial de m’effrayer. Mais alors ce que j’appellerai la tyrannie de la face humaine vint à se découvrir ; peut-être dois-je l’attribuer à quelques événements de ma vie à Londres. Quoi qu’il en soit, ce fut maintenant sur les flots soulevés de l’Océan, que la face humaine commença de se montrer ; la mer était comme pavée d’innombrables figures, tournées vers le ciel ; pleurant, désolées, furieuses, se levant par milliers, par myriades, par générations, par siècles ; mon agitation était sans bornes ; mon âme s’élançait avec les flots.
Mai 1818.
Le Malais m’a poursuivi pendant plusieurs mois comme un ennemi acharné. Chaque nuit me transportait au milieu des scènes de l’Asie ; je ne sais si d’autres partageront mes idées sur ce point ; mais j’ai toujours dit que, si j’étais forcé de quitter l’Angleterre pour vivre en Chine, au milieu des usages chinois et de ce peuple inconnu, je deviendrais fou. Les causes de cette horreur sont en grand nombre ; quelques-unes doivent se rencontrer dans l’esprit de tout le monde. L’Asie méridionale, en général, est un lieu plein d’associations et de croyances épouvantables.
Personne ne prétendra que les stupides et barbares superstitions de l’Afrique, ou des peuples sauvages, l’affectent de la même manière que les religions anciennes de l’Indostan, si raffinées dans leur barbarie. La seule antiquité des choses de l’Asie, de leurs institutions, de leurs histoires, de leurs usages, etc., me fait une telle impression qu’à mes yeux l’ancienneté de la masse fait disparaître la jeunesse même des individus. Un jeune Chinois est pour moi un homme d’avant le déluge (renouvelé). Des Anglais mêmes, quoique ignorant tout à fait de telles institutions, avaient horreur des cérémonies mystiques de leurs castes, et refusaient de s’y mêler ; ce qui contribue à cela, c’est le manque total de sympathies entre leurs manières et les nôtres. J’aimerais mieux vivre avec des lunatiques ou des bêtes brutes. Il faut que le lecteur entre dans toutes ces idées, avant de pouvoir comprendre l’inimaginable horreur dont ces rêves orientaux et ces tortures, conseillées par la superstition, m’avaient frappé. Sous le soleil ardent du tropique, je rassemblais toutes les créatures hideuses, les oiseaux, les animaux, les reptiles, les arbres et les plantes de toutes les régions inconnues, dans la Chine et l’Indostan ; l’Égypte même et ses dieux y venaient aussi. J’étais arrêté, heurté, mordu par des perroquets, des singes ; je me frappais sur des pagodes ; j’étais fixé pour des siècles à leur sommet, ou dans leurs chambres secrètes ; j’étais l’idole, j’étais le prêtre, j’étais la victime ; on me sacrifiait. Je fuyais la colère de Brahma à travers toutes les forêts de l’Asie : Vishnu me haïssait ; Seeva m’attendait. Je tombais dans les mains d’Isis et d’Osiris ; j’entendais dire à tout le monde que j’avais commis une action dont le récit faisait trembler l’ibis et le crocodile. On m’ensevelissait, pour des milliers d’années, dans des cachots de pierre, avec des mines et des sphynx, dans des chambres sombres et tristes, au cœur des pyramides éternelles. Je sentais les baisers froids et hideux des crocodiles, et je tombais au milieu des serpents et des monstres, dans les sables et les herbes du Nil.
Je ne sais si le lecteur comprend toute l’horreur de ces visions ; elle était si grande pour moi, qu’elle ressembla d’abord à de l’étonnement. Vinrent ensuite, non pas tant la terreur que l’aversion et le dégoût. Chaque cérémonie, chaque menace, chaque punition, était accompagnée d’une idée d’éternité qui m’accablait jusqu’à me faire perdre la raison. Jusque-là, ce qui m’avait effrayé dans mes rêves, sortait de mon imagination ; ici les causes, les agents étaient physiques : des oiseaux, des serpents ou des crocodiles, des crocodiles surtout. Cet animal maudit m’épouvantait à lui seul plus que tous les autres. J’étais forcé de vivre avec lui, et (comme toujours) pendant des siècles. Je me sauvais quelquefois, et je me trouvais dans des maisons chinoises, avec des tables de bambous. J’avais alors une grande frayeur de ces petits animaux qui s’introduisent dans leurs habitations ; de sorte qu’en dormant, en mangeant, ils sont toujours en danger de mort. Mais les sophas sur lesquels j’étais assis venaient à se mouvoir eux-mêmes ; l’abominable tête du crocodile, avec ses yeux de flamme, me regardait, et je restais comme fasciné. L’affreux reptile se retrouvait si souvent dans mes songes, que plusieurs fois le même rêve finissait de la même manière. J’entendais de douces voix qui me parlaient (j’entends tout ce qui se passe autour de moi pendant mon sommeil), et je m’éveillais aussitôt. Il était grand jour, et je trouvais mes enfants, se tenant la main à mon chevet. Ils venaient me montrer leurs souliers de couleur, ou leurs habits neufs qu’on leur avait mis pour sortir. Je vous jure que passer de ces rêves effroyables à la vue de ces innocentes créatures me causait une révolution si forte, que je pleurais en les embrassant, sans pouvoir m’en empêcher.
Juin 1819.
J’ai eu occasion de remarquer, à différentes époques de ma vie, que la mort de ceux à qui nous sommes attachés, et l’idée même générale de la mort, est (cæteris paribus) plus frappante pendant l’été que pendant toute autre saison. Et voici pourquoi, du moins à ce que je pense : d’abord ce que nous pouvons voir du ciel nous paraît alors plus élevé, plus grand et (si on peut se permettre une telle expression) plus infini. Les nuages, au moyen desquels l’œil mesure ordinairement l’éloignement de ce pavillon bleu suspendu au-dessus de nos têtes, sont en été plus grands, accumulés en masses plus énormes ; secondement, la lumière et le spectacle du soleil couchant et du soleil levant sont plus propres à faire naître l’idée de l’infini ; et troisièmement (ce qui est la plus forte raison), la nature, vivifiée par la chaleur et la puissance du soleil plus ardent, lutte avec horreur contre la pensée de la mort et la froide stérilité du tombeau. Mais l’on peut observer généralement que, si deux idées s’opposent l’une à l’autre et se repoussent, elles se font naître mutuellement. C’est pour cela qu’il m’est impossible de bannir la pensée de la mort, lorsque je me promène seul dans les jours si longs de l’été, et un récit de mort particulier, s’il ne me touche pas davantage, du moins reste dans mon esprit d’une manière plus opiniâtre. Peut-être cette raison et un petit événement que je passe sous silence ont été les causes du rêve suivant. Mon âme, cependant, y était disposée d’avance ; mais, s’étant une fois déclaré, il ne me quitta plus, et, prenant mille formes fantastiques, il les réunissait ensuite toutes à la fois, et composait de nouveau la première vision.
Il me semblait que c’était un dimanche matin du mois de mai. J’étais debout, à la porte de ma chaumière. Devant moi se passait une scène, que la position du lieu même pouvait amener, mais que mon imagination rendait plus solennelle et plus forte. Je voyais nos montagnes et, à leurs pieds, les mêmes vallées ; mais les montagnes étaient plus hautes que les Alpes. D’ailleurs, aucune créature humaine, excepté quelques personnes dormant tranquillement dans le cimetière sur des tombeaux couverts de feuilles et de fleurs, et particulièrement sur le tombeau d’un enfant que j’aimais beaucoup. J’avais vu tout cela, justement une matinée d’été, lorsque était mort ce pauvre enfant. Je regardais cette scène, qui n’était pas nouvelle pour mes yeux, et je me disais tout haut : « Il manque à tout cela un lever du soleil. C’est un triste jour. Et c’est le jour où ils célèbrent les premiers fruits de la résurrection. Je vais sortir. Il faut oublier aujourd’hui les vieux chagrins ; car l’air est frais, et les montagnes sont élevées. Les forêts sont tranquilles comme le cimetière. Cela va m’ôter ma fièvre, et je ne serai plus malheureux dorénavant. »
Je me retournai et j’ouvris la porte de mon jardin. Alors s’offrit à moi une scène toute différente, mais que pourtant mon rêve me faisait trouver en harmonie avec l’autre. C’était une scène orientale : et c’était aussi un dimanche, et aussi une matinée. On voyait dans l’éloignement les dômes et les coupoles légères d’une grande cité… puis une image, prise sans doute de quelque peinture de Jérusalem ; et à deux pas de moi, sur une pierre, et sur des palmiers de Judée, était assise une femme. Je regardai de son côté ; et c’était… Anna ! Elle me fixa d’un regard prompt. Et je lui dis enfin : « Ainsi je vous retrouve après tant d’années ! » J’attendais une réponse : elle ne m’en fit aucune. Je reconnaissais ses traits ; pourtant qu’ils étaient changés ! Dix-sept ans auparavant, lorsque la clarté de la lampe tombait sur son visage, et que, pour la dernière fois, je déposai un baiser sur ses lèvres (qui n’étaient pas souillées, ô Anna !), ses yeux étaient baignés de larmes ; maintenant elle ne pleurait plus. Elle semblait plus belle qu’elle n’était alors, et les années n’avaient laissé sur elle aucune trace. Ses regards étaient tranquilles ; mais ils avaient une expression grave et solennelle. Je la contemplais avec une sorte de vénération ; mais tout à coup elle devint triste, et je vis du côté des montagnes une vapeur qui s’élevait entre nous. Tout disparut.
Les ténèbres revinrent ; et, en un clin d’œil, je me trouvai bien loin de mes montagnes, dans la rue d’Oxford, à la lueur de la lampe, marchant à côté d’Anna… comme nous marchions dix-sept ans auparavant, lorsque nous étions des enfants tous les deux.
Décembre 1816.
J’ai étudié l’anatomie dans ma jeunesse, et sérieusement. La première fois que j’entrai dans les salles de l’école de médecine, je me souviens encore de l’effet que la vue des cadavres produisit sur moi. Nous étions deux ou trois écoliers ensemble, qui revenions d’une classe de philosophie, où l’on nous avait dit beaucoup de belles choses que nous croyions probablement avoir comprises. Nous arrivons. Il y avait sur la table un grand cadavre étendu dans un drap blanc ; on n’en voyait que les pieds ; et à côté sur la table, un bras écorché qui nageait dans du sang caillé. Je ne sais pourquoi une idée risible, qui me vint à l’esprit, me fit tressaillir en ce moment. Je me disais tout bas : voilà un bras qui a l’air de demander l’aumône. Et, en effet, la main pendante avait assez cette singulière expression.
Le professeur n’arrivait pas, et cependant j’attendais avec impatience que ce drap qui me cachait le cadavre fût soulevé ; cet instant vint enfin ; je croyais voir quelque chose de beaucoup plus horrible. La leçon commença. Je riais de mes camarades que le mal de cœur prenait. Mais lorsque le scalpel vint à entrer dans la chair et que le sang noir qui coulait lentement sur la poitrine ouverte commença à exhaler une épouvantable odeur, je m’enfuis à toutes jambes.
Que le caractère de l’homme est bizarre ! Il va dans les cimetières arracher les cadavres aux vers et aux corbeaux ; une odeur dangereuse et dégoûtante l’avertit de laisser en paix les morts. Mais la soif de connaître l’anime, et il emporte sous son manteau la tête d’une femme ou le corps d’un enfant ! Vouliez-vous que le mal de mer arrêtât de pareils hommes et leur ordonnât de s’en tenir au continent, lorsqu’ils voyaient s’élever en rêve, derrière l’Atlantique, les montagnes d’or de la Colombie ?
Cependant, rentré chez moi, je voulus manger, cela me fut impossible ; j’ai même pris tout à fait en horreur le premier plat qu’on me servit, et il m’a été impossible d’en manger depuis.
Ces impressions reçues dans ma jeunesse donnèrent lieu à un rêve que j’avais assez fréquemment.
Il me semblait que j’étais couché, et que je m’éveillais dans la nuit ; en posant la main à terre pour relever mon oreiller, je sentais quelque chose de froid qui cédait lorsque j’appuyais dessus. Alors je me penchais hors de mon lit et je regardais. C’était un cadavre étendu à côté de moi. Cependant je n’en étais ni effrayé ni même étonné. Je le prenais dans mes bras, et je l’emportais dans la chambre voisine, en me disant : Il va être là, couché par terre ; il est impossible qu’il rentre si j’ôte la clef de ma chambre.
Et là-dessus je me rendormais ; quelques moments après j’étais encore réveillé ; c’était par le bruit de ma porte qu’on ouvrait ; et cette idée qu’on ouvrait ma porte, quoique j’en eusse pris la clef sur moi, me faisait un mal horrible. Alors je voyais entrer le même cadavre que tout à l’heure j’avais trouvé par terre. Sa démarche était singulière ; on aurait dit un homme à qui l’on aurait ôté ses os sans lui ôter ses muscles, et qui, essayant de se soutenir sur ses membres pliants et lâches, tomberait à chaque pas. Pourtant, il arrivait jusqu’à moi sans parler, et se couchait sur moi ; c’était alors une sensation effroyable, un cauchemar dont rien ne saurait approcher : car, outre le poids de sa masse informe et dégoûtante, je sentais une odeur pestilentielle découler des baisers dont il me couvrait. Alors je me levais tout à coup sur mon séant, en agitant les bras, ce qui dissipait l’apparition. Un autre rêve lui succédait.
Il me semblait que j’étais assis dans la même chambre, au coin de mon feu, et que je lisais devant une petite table où il n’y avait qu’une lumière ; une glace était devant moi au-dessus de la cheminée ; et, tout en lisant, comme je levais de temps en temps la tête, j’apercevais dans cette glace le cadavre qui me poursuivait, lisant par-dessus mon épaule dans le livre que je tenais à la main. Or, il faut savoir que ce cadavre était celui d’un homme de soixante ans environ, qui avait une barbe grise rude et longue, et des cheveux de même couleur qui lui tombaient sur les épaules. Je sentais ces poils dégoûtants m’effleurer le cou et le visage.
Qu’on juge de la terreur que doit inspirer une vision pareille : je restais immobile dans la position où je me trouvais, n’osant pas tourner la page, et les yeux fixés dans la glace sur la terrible apparition. Une sueur froide coulait sur tout mon corps ; cet état durait bien longtemps ; et l’immobile fantôme ne se dérangeait pas ; cependant j’entendais, comme tout à l’heure, la porte s’ouvrir, et je voyais derrière moi (dans la glace encore) entrer une procession sinistre ; c’étaient des squelettes horribles, portant d’une main leurs têtes, et de l’autre de longs cierges, qui, au lieu d’un feu rouge et tremblant, jetaient une lumière terne et bleuâtre comme celle des rayons de la lune. Ils se promenaient en rond dans la chambre qui, de très chaude qu’elle était auparavant, devenait glacée, et quelques-uns venaient se baisser au foyer noir et triste, en réchauffant leurs mains longues et livides, et en se tournant vers moi pour me dire : « Il fait bien froid. »
Comme dernier exemple, je cite un rêve d’un caractère différent, qui m’arriva en 1820.
Le rêve commença par une musique que j’entends aujourd’hui souvent dans mes songes ; une harmonie qui semble m’annoncer ce qui doit m’arriver : c’est comme l’ouverture de Coronation Anthem, une marche vigoureuse, le bruit d’une armée immense. Je croyais être au matin d’un jour mémorable ; un jour de crise et d’espérance pour le genre humain, affligé alors d’un malheur mystérieux et se débattant contre quelque terrible extrémité. Quelque part, je ne sais où ; d’une sorte, je ne sais laquelle ; entre des gens, je ne sais qui, il y avait un combat, une lutte, une agonie, qui se déroulait comme un grand drame ou comme un grand morceau de musique ; et j’y prenais une telle part qu’il m’était insupportable de n’en connaître ni la place, ni la nature, ni l’issue probable ; et comme, dans de semblables visions, nous nous faisons ordinairement le centre de tous les mouvements qui se passent autour de nous, j’avais le pouvoir d’éclaircir mes doutes en me levant, et cependant je m’en sentais incapable, car le poids de vingt montagnes pesait sur moi, en punition d’un crime que je ne pouvais jamais expier. Alors, comme un chœur qui se rapproche, l’action augmentait de force ; un grand intérêt se décidait ; une cause plus grande que jamais épée n’en avait plaidé, trompette n’en avait proclamé. Venaient les alarmes, les froissements de la mêlée, les trépignements de pieds d’innombrables fuyards, je ne savais s’ils étaient du bon ou du mauvais parti ; les ténèbres et les lumières, la tempête et les faces humaines, et enfin, lorsque tout était perdu, des figures de femmes avec des visages dont la vue valait pour moi le monde entier, et qui ne restaient qu’un moment : elles se serraient la main ; c’étaient des adieux déchirants, et puis, adieu pour jamais ! et avec un soupir, semblable à celui que poussaient les abîmes de l’enfer, lorsque Proserpine prononçait le nom maudit de mort, le son était répété : — Adieu pour jamais ! et encore et encore répété : — Adieu pour jamais !
Et je m’éveillai dans des convulsions ; et je criai tout haut : « Je ne veux plus dormir. »
Mais il est temps de terminer un récit qui s’est déjà trop étendu. L’intérêt du lecteur s’attache à l’opium, non au mangeur d’opium. Il lui suffira de savoir qu’il vint un moment où je vis que j’allais mourir si je continuais. Je ne puis dire combien j’en prenais alors. La quantité des doses variait de cinquante ou soixante grains à cent cinquante par jour. Je la réduisis d’abord à quarante, puis à trente, puis enfin à vingt-quatre grains. Mais qu’on ne croie pas mes souffrances terminées. Je passai quatre mois à me débattre, à crier, à me promener, à m’agiter sans pouvoir fermer l’œil. Telle est la morale de l’histoire que j’ai promise au lecteur dans mon avant-propos. Mes rêves ne sont pas parfaitement tranquilles ; mon sommeil est encore tumultueux, et, comme les portes du paradis de Milton (après le péché du premier homme),
FIN DU MANGEUR D’OPIUM