← Retour

L'Anglais mangeur d'opium: Traduit de l'Anglais et augmenté par Alfred de Musset, avec une notice par M. Arthur Heulhard

16px
100%

INTRODUCTION
DE LA
QUATRIÈME PARTIE

De 1804 nous devons passer à 1812. Maintenant les années de ma vie académique sont loin de moi. Le bonnet d’écolier ne presse plus mes tempes ; si mon bonnet existe encore, il est sur la tête de quelque autre amant de la science et de la vérité. Mes livres partagent la triste condition de beaucoup d’autres in-folio et in-octavo du Bodleian ; c’est-à-dire, qu’ils sont devenus la pâture des vers et des souris. La cloche de la chapelle n’interrompt plus mon sommeil ; le portier qui en secouait si régulièrement la chaîne d’airain est mort, et ses victimes l’ont oublié ! Cependant la cloche fait encore le désespoir de bien d’honnêtes gens ; mais pour que son bruit monotone vînt m’éveiller, il faudrait que le vent y mît de la malice, car je suis séparé d’elle par deux cent cinquante lieues, et enterré au fond des montagnes.

Et que fais-je au milieu de ces montagnes ? Je prends de l’opium. Mais quelle vie puis-je y mener ? Je vis dans une petite maison, et je n’ai qu’une servante (honni soit qui mal y pense !) et… Mais ne croyez pas qu’il ne se soit rien passé de 1804 à 1812. Songez qu’à présent, me voyant vivre de mes rentes, mes voisins m’ont accordé le titre de membre indigne de cette société universelle qu’on appelle gentlemen ; et même la courtoisie de la jeunesse anglaise me fait l’honneur de m’écrire : « A Monsieur, etc. esquire[7]. » Je ne suis pourtant ni juge de paix, ni custos rotulorum. Suis-je marié ? Non. Et je prends encore de l’opium ? Oui, le samedi soir ; et cela ne m’a pas fait de mal, depuis le dimanche pluvieux où je vis le bienheureux apothicaire, près de l’immobile Panthéon. En somme, comment est-ce que je me porte ? — Très bien. Mais il faut écouter mon histoire.

[7] Esquire. Terme qui correspond à peu près au titre de chevalier en France.

Un jour d’hiver de 1810, je me promenais sur les longues terrasses de la rue d’Oxford, absorbé dans mes réflexions ordinaires, lorsqu’un jeune officier de mes amis m’aborda. Il me trouva l’air sombre ; je voulus m’excuser ; il faisait froid, et cependant humide ; je souffrais de l’estomac ; il n’en crut rien. — Pour dissiper vos rêveries, dit-il, ce soir je vous emmène au bal. — Au bal ! lui dis-je en secouant la tête. — Ce n’est ni un concert, ni un rout, c’est un bal à la française que nous nous donnons ; vous y verrez tous les officiers du corps. Du reste, point de prudes, ajouta-t-il en souriant ; au lieu de vous montrer les plus sévères, je vous montrerai les plus jolies. — Vous ne me connaissez pas, lui répondis-je ; j’ai eu des moments de gaieté dans ma vie, mais au bal je suis comme un enterrement. — Nous vous égayerons, dit-il. Je me laissai emmener par distraction.


Nous entrons ; c’était la réunion la plus brillante. Moi, vêtu de noir, et les bras croisés, je m’en allai m’appuyer sur une colonne tout au fond de la salle. Si j’avais pris de l’opium ce soir, me disais-je, sans doute je serais plus en train de me divertir. Cependant on arrivait en foule ; j’entendais le groom principal crier à tue-tête le nom de ceux qui paraissaient dans la salle ; peu à peu ces visages nouveaux, qui souvent même étaient fort jolis, me firent relever la tête. On annonça le marquis de C…; il entrait donnant la main à une femme que plusieurs jeunes gens entourèrent aussitôt. Un petit mouvement de curiosité me prit ; mais, au moment où je me levais, attendu que les coiffures et les plumes me gênaient, je sentis au cœur une douleur aiguë, et un frisson qui me parcourut des pieds à la tête ; je retombai assis. Ce que j’avais vu, je ne puis le dire. Lorsque je revins à moi, je ne trouvai dans ma mémoire qu’une robe de satin, un teint d’ivoire, des cheveux d’ébène, tressés en nattes et relevés derrière la tête : c’était la mode.


C’est elle, me dis-je, je l’ai vue. Je me mis debout, mais je la cherchai vainement dans la foule. Étrange vision ! me serais-je trompé ? Anna, celui qui m’aurait dit que je devais te retrouver ainsi, je l’aurais appelé un fou. Cependant le bruit des instruments se faisait entendre ; toute mon âme avait passé dans mes yeux ; mais elle n’était point parmi les danseuses ; il me fallut attendre qu’une longue et mortelle contredanse fût terminée… Alors… je la revis…


Elle était pâle et couverte de diamants ; pourtant elle avait plutôt l’air sérieux que triste ; appuyée sur son bras nonchalamment, elle refusait avec obstination quelques empressés. Ma première idée fut d’aller droit à elle… Je tâchai de sortir de mon coin ; mais c’est alors que je me repentis de l’humeur taciturne qui m’avait conseillé de m’y mettre ; j’étais à une extrémité de la salle, et toutes les mères, les tantes, les sœurs aînées étaient devant moi. J’attendis donc, en frappant du pied et en sifflant entre mes dents, qu’une nouvelle contredanse, me débarrassant de ce rempart, ne laissât plus que la tapisserie.


Anna ou lady C…, ou je ne sais qui (car, dans cette société plus que mêlée, mille idées différentes m’assiégeaient et me tourmentaient encore), refusait absolument de quitter sa place. Cependant lord C…, qui se tenait d’un air froid à côté d’une table de jeu, alla lui parler à l’oreille ; elle se leva, prit la main d’un de ses attentifs, et vint se mettre devant moi.


Comment faire ? Elle me vit en passant, mais sans paraître m’observer ni me reconnaître ; cependant, à un second coup d’œil jeté de mon côté, il me sembla la voir plus pâle encore qu’auparavant ; je me trompais sans doute, car, dès que la contredanse fut achevée, elle prit le bras du marquis et sortit de la salle.


Nul ne peut concevoir mon profond étonnement ; stupéfait, debout comme une pierre, je croyais avoir rêvé. Anna, te souvient-il, lorsqu’à la lueur des lampes nous marchions dans la rue d’Oxford ? te souvient-il de m’avoir vu ? te souvient-il de m’avoir aimé ? de n’avoir eu sur la terre que moi seul pour ami, pour consolation, lorsque, partageant tout entre nous, nous ne pouvions partager que nos douleurs ? Cela est impossible, elle ne m’a pas reconnu. Et ce lord C… qu’est-il pour elle ? son mari ? son amant ? Je sortais aussi ; mon jeune officier me joignit à la porte. — Eh bien ! me dit-il, vous ai-je tenu ma promesse ? N’avons-nous pas ici les plus jolies femmes de Londres ? — Quelle est donc, lui répondis-je, celle qui vient de partir à l’instant avec le marquis de C…? — Ah ! me dit-il en riant, c’est une espèce de dame ; ne l’avez-vous pas trouvée charmante ? — Charmante, je vous assure. — Vous sortez ? Quoi ! à la première entrevue, déjà prêt à la suivre ? Votre philosophie s’est égayée, j’avais raison ; adieu, adieu ! — Je vous jure… — Ne jurez pas. Je ne veux pas vous retenir… adieu…

Je descendis lentement et me mis à marcher plus lentement encore ; je ne pris même pas garde qu’il pleuvait à verse, et que j’avais une longue route à faire. J’étais comme un homme à qui l’on vient de lire sa sentence de mort ; un coup terrible m’avait brisé. — Si l’on disait à un homme : ton ami vient d’être assassiné, il crierait, il s’arracherait les cheveux dans son désespoir. Mais, si vous lui disiez : ton ami vient de commettre un assassinat, alors il se tairait, il baisserait la tête et cesserait de croire à la Providence. C’est dans cet état que je me trouvais. Oui, plutôt que de voir ainsi tomber toutes mes espérances comme tous mes souvenirs, se détruire le seul rêve de mes nuits, se rompre la seule corde qui vibrât encore dans mon cœur ; plutôt que de voit Anna devenir la maîtresse d’un marquis de C… j’aurais voulu la voir morte.


Je m’aperçus ou crus m’apercevoir que j’étais suivi. Deux hommes enveloppés de manteaux marchaient de toutes leurs forces derrière moi, et semblaient tâcher de m’atteindre ; je ralentis le pas, et bientôt je les vis distinctement s’avancer de mon côté. L’un deux me dit : — Ne vous nommez-vous pas…? — Oui, répondis-je, que me voulez-vous ? — Si vous avez du cœur, me répondit-il plus bas, trouvez-vous demain à dix heures précises, rue Albemarle, no 6. Ils disparurent plus vite encore qu’ils n’étaient venus.


Le lendemain je fus exact au rendez-vous ; j’avais aussi peu d’ennemis que de bonnes fortunes ; je ne m’attendais ni à un duel ni à un déjeuner. On me fit entrer dans une petite pièce basse et assez mal éclairée, où je vis une femme près de la cheminée, assise sur un sopha. — Laissez-nous, dit-elle, quand je fus introduit. C’était sa voix. Je restai debout sans pouvoir parler.

Elle se jeta à mon col. — C’est moi ! s’écriait-elle, ne me reconnaît-il plus ? — Anna, lui dis-je, je te reconnais. Puis, revenant à moi : Madame, je vous ai reconnue hier ; si j’avais pu vous approcher !… — Asseyez-vous, dit-elle, et écoutez-moi ; nous n’avons pas de temps à perdre. Je m’assis auprès d’elle.


— Ce que je craignais est donc arrivé ! Le seul homme qui eût compris mon cœur m’a jugée comme tout le monde ! Tant d’amitié, tant de souvenirs se sont effacés devant une toilette de bal, devant une parure de diamants ! C’est bien, cela devait être ainsi, et pourtant, ô mon Dieu ! en quoi l’ai-je donc mérité ? Écoutez-moi : je vous ai vu hier, j’ai deviné votre pensée, et ne pouvant la supporter, je me suis en allée.

— Mais pourquoi, l’interrompis-je, pourquoi ce lord C… à votre bras ? pourquoi cette fuite ? Anna, expliquez-moi…


— Si vous m’aviez parlé hier, répondit-elle, c’eût été le plus grand de tous les malheurs, car je serais tombée par terre de faiblesse ; j’en étais sûre, vous m’avez jugée ainsi !


Lorsque vous me laissâtes, il y a deux ans, sur un banc, au coin d’une rue, pleurant votre départ, j’eus à peine la force de retourner chez moi. Il ne me restait plus rien. J’entrais dans ma maison, lorsque mon hôte, que je rencontrai sur le pas de la porte, me voyant dans l’état où j’étais, se mit à plaisanter : — Est-il parti, dit-il en riant, ce cher ami ? Je passais sans répondre ; il m’en empêcha ; je me dégageai de ses bras en criant. Ce furent alors les injures qui succédèrent aux railleries. Sentant que je les méritais, je m’enfuyais pour les éviter ; il m’arrêta encore. — Écoutez, me dit-il, je veux faire quelque chose pour vous ; montez dans votre chambre, faites un paquet de vos hardes, et puis alors…, et puis…, ajouta-t-il avec un grand éclat de rire, vous irez coucher où vous pourrez, ou bien où vous voudrez. Il y a assez longtemps que je vous garde chez moi par charité.


Je montai chez moi, je fis un paquet de mes hardes, je le payai[8], et je sortis à onze heures du soir sans avoir un gîte, sans savoir où aller. Je m’assis sur une borne et j’y demeurai comme immobile ; puis tout à coup je me mis à fondre en larmes.

[8] On se souvient que j’avais laissé à Anna un peu d’argent avant mon départ.


Je marchai toute la nuit sans penser à rien, regardant la terre et les pavés humides, que je comptais machinalement ; le froid était aigu. Lorsque le jour commença à paraître, me sentant accablée de fatigue, je m’endormis sur le boulevard. Je ne sais pas si je reposai longtemps, mais un homme qui me secouait le bras rudement, m’éveilla ; je ne le connaissais point. — Qui êtes-vous ? me dit-il ; pourquoi êtes-vous là ? Au lieu de lui répondre, je cherchais autour de moi le paquet que j’avais laissé tomber en m’endormant : il n’y était plus. Je commençai à me tordre les mains et à pousser des cris de douleur. Qu’allais-je devenir ? — Il ne faut pas vous désespérer, me dit-il (je crois encore l’entendre) ; il ne faut pas pleurer : venez avec moi. Que vous est-il arrivé ? qu’avez-vous ? Je n’avais pas la force de lui répondre ; il m’aida à me relever, je m’appuyai sur lui : puis, essayant de marcher, je me trouvai mal.


C’est une chose bien singulière que tout ce qui m’arriva dans cette matinée ; je pouvais aller coucher dans une autre maison, il me restait de quoi vivre quelques jours ; mais je n’avais plus ma tête : votre départ m’avait tuée.


Lorsque je revins à moi, j’étais dans une chambre très-riche et bien meublée, sur un lit de repos ; le même homme se tenait auprès de moi et semblait me prodiguer des soins : c’était le marquis de C…, celui que vous avez vu hier. — Vous allez me dire qui vous êtes, s’écria-t-il, car il faut que je le sache. Mes genoux tremblaient sous moi ; je n’osais pas lui dire toute la vérité. — C’est bien, répliqua-t-il ; je ne serai pas pour vous comme un tyran de mélodrame, mais il faut m’écouter et m’obéir. Alors il me fit donner à manger, puis voyant que nous étions seuls, il s’assit près de moi, appuya son bras sur son genou, et d’une voix presque basse il me tint un discours qui me fit horreur.


Je me levai tout à coup comme sortant d’un songe pénible, et je marchai vers la porte. — Ah ! ah ! dit-il en riant, c’est très-bien ; mais la porte est fermée. Il courut après moi et me retint. Je le repoussai, il riait plus fort. Voyant que je prenais un couteau pour me défendre, il me l’ôta de la main et me jeta rudement par terre. — Écoutez, me dit-il d’une voix de tonnerre, ceci est une plaisanterie ; vous êtes bien jeune pour être si méchante ; si vous voulez vivre, il faut rester ici. Qui sait où vous êtes ? qui vous connaît ? qui vous réclamera ? Si vous étiez morte de faim et de froid au coin du boulevard, qui s’en serait inquiété ? Songez que vous n’existez plus pour le monde, que vous n’existez que pour moi. A ces mots, il se leva, ferma la porte et me laissa seule.


Mon ami, vous savez toute mon histoire ; je vécus comme dans un tombeau, ne voyant que lui et une vieille domestique qui me gardait. Hélas ! je n’avais qu’une ressource, c’était de me tuer ; mais, mon ami, je suis une faible femme… je n’en ai pas eu le courage[9] ! Ainsi le sort a épuisé sur moi toute sa colère ! Et pourtant qu’avais-je fait, ô mon Dieu ?

[9] Songez qu’Anna, beaucoup plus jeune, avait été vendue par ses parents.


Cependant, quelques mois après, il me vint chercher en voiture, m’ordonna de m’habiller et me mena au bal ; et de temps en temps, il continua ainsi de me tirer de ma prison pour une soirée. J’ai su plus tard que ces sortes de prisons avaient un nom plus noble, et que le monde les connaissait et les permettait.

Et puis, à qui m’adresser ? qui m’eût voulu croire ? J’aurais excité le sourire et non la pitié ! J’ai passé là, mon ami, plus d’une année ; je ne crois pas qu’on puisse être plus malheureuse que je l’étais. Hier, enfin, je vous ai aperçu. Rentrée chez moi à la hâte, pour la première fois, chose étrange, l’idée me vint de gagner ma vieille gardienne ; je lui offris un écrin de diamants ; elle l’accepta ; je vous fis suivre par mes gens et c’est ainsi que j’ai pu vous retrouver.

— Anna, lui répondis-je, c’est à moi de vous sauver. Quand puis-je vous revoir ?

— Demain matin, me dit-elle, à la même heure.


Elle regarda à une petite montre couverte de pierreries, qui pendait à sa ceinture. — Déjà si tard ! s’écria-t-elle ; s’il est rentré, je suis perdue !

— Écoutez, écoutez, lui dis-je, je vous attends demain ; j’aurai des chevaux de poste et une épée. Que le ciel…


Et une voix forte cria derrière la porte : « Anna, ouvrez, c’est moi ; ouvrez sur-le-champ. » Anna se leva et voulut aller ouvrir, mais elle n’en eut pas la force, et resta appuyée sur un fauteuil.


J’ouvris. Le marquis de C… entra.

— Mort et damnation ! s’écria-t-il.

— Monsieur, lui dis-je d’un grand sang-froid, voulez-vous que nous passions chez moi pour prendre des épées ? — Me battre pour une fille ! dit-il. Mais qui se fait son champion ? Quelque misérable, digne de ses bonnes grâces. — (J’avoue qu’ici mon sang-froid se démentit.) Je lui donnai un soufflet. — Un valet ! s’écria-t-il, un misérable ! — Monsieur, répliquai-je, venez avec moi, si vous n’êtes pas un lâche ? Il me prit au collet. — Oui, dit-il, je vous suis ; venez avec moi. Puis il s’arrêta tout à coup : — Non, non, restons dans cette chambre. Pourquoi sortir ? Il alla à une petite armoire qui était dans le mur au fond de la chambre, et en tira deux épées et des pistolets. — Ceci fait moins de bruit, lui dis-je en prenant une épée. Nous ôtâmes nos habits.


J’ai déjà dit que la chambre était petite. Nous n’avions pour nous battre que l’espace du lit à la cheminée, et il était presque impossible de reculer. Anna était trop faible pour crier. Je la pris et l’assis sur le sopha qui était derrière moi. Lord C… ne disait plus rien ; il avait repris son air impassible, et essayait la pointe de son épée sur le tapis.


Nous commençâmes à nous battre. A la première attaque, je reçus un coup d’épée dans l’épaule gauche, et je fus forcé de m’appuyer sur le sopha. J’y portai la main ; ne voyant pas de sang, je me remis en garde, quoique sentant une douleur froide et cuisante. Lord C… parait tous mes coups avec une tranquillité et une adresse qui m’inspirèrent de la rage. Je criais et je tournais autour de lui. Il demeurait ferme ; mais, me voyant faire une faute, tout à coup ses yeux s’animèrent ; il fondit sur moi de toutes ses forces. Il était grand, je parai le coup en levant son épée, qui perça le rideau. Alors reprenant tout mon avantage, je l’atteignis au-dessous du bras, et l’étendis sur la place.

Sans dire un seul mot, et comme si je venais de faire la chose la plus simple du monde, je pris Anna dans mes bras. Le marquis, nous voyant sortir, jura et se débattit. Nous descendîmes. Trouvant une voiture de place sur mon passage, je la mis dedans, et nous gagnâmes promptement la rue de…, où je logeais. En deux heures de temps nous eûmes des chevaux de poste ; j’envoyai un chirurgien au marquis, et nous partîmes.

Ce fut alors seulement que je pus réfléchir à l’action que je venais de commettre ; en même temps à ma blessure, qui, commençant à saigner beaucoup, m’affaiblissait. Nous nous arrêtâmes au premier relais, où je me fis panser (je n’étais pourtant pas blessé grièvement), en sorte que nous arrivâmes jusqu’ici sans accident.


Heureuse ou malheureuse, telle fut l’issue de cette affaire. Et pendant longtemps une tristesse mortelle, avec des irritations d’estomac, me tourmentèrent dans ma retraite. Mais Électre veillait auprès d’Oreste, pour écarter de sa couche les songes funèbres et les apparitions. Toi, la compagne de mes dernières années, tu étais mon Électre ! tu pleurais avec moi, afin de me faire oublier mes pleurs ; mes lèvres brûlantes se rafraîchissaient à ton haleine douce et pure ; non, jamais, lorsque ton âme était triste de mes plus noirs chagrins, lorsque mes fantômes t’épouvantaient toi-même dans la nuit, jamais alors il ne t’échappa une plainte ou un murmure ; ton sourire d’ange restait sur ta bouche, comme sur celle de la bienveillante Électre. Car, elle aussi, quoiqu’elle fût la fille du pasteur des peuples[10] elle pleurait quelquefois, et cachait son visage[11] dans sa robe.

[10] Ἄναξ ανδρῶν Ἀγαμεμνῶν.

[11] Ὄμμα θείσ’ εἴσω πέπλων.


Mais ces temps de douleur sont passés ; et tu nous liras cette page si terrible de notre histoire comme la légende d’un drame hideux qui ne reviendra jamais.


Qu’on se figure une chaumière, au fond d’une vallée, à dix-huit milles de la ville la plus prochaine ; la vallée n’étant pas bien grande, deux milles de long sur un demi de large ; des montagnes, mais de véritables montagnes, de trois ou quatre mille pieds de haut ; et une chaumière, mais une véritable chaumière, non pas (comme l’a dit un spirituel auteur) avec remises et écuries ; mais une petite maison blanche, toute couverte de feuilles et de fleurs ; et les roses de mai commençant à l’entourer d’un berceau que les jasmins finissent. Que ce ne soit pourtant ni le printemps, ni l’été ni l’automne, mais l’hiver dans sa plus grande rigueur. C’est un point très important pour qui sait être heureux. Je suis surpris de voir tant de gens se féliciter de la fin de l’hiver, ou, s’il vient, de ce qu’il ne s’annonce pas bien tristement. Pour moi, au contraire, je demande au bon Dieu, chaque année, autant de neige, de grêle, de glaces, de tempêtes que la terre peut en porter et que les cieux en peuvent fournir. Et qui n’a goûté les divins plaisirs d’un coin de feu d’hiver ! Des lumières à quatre heures, les pieds bien chauds, du thé, une jolie main pour le verser, les portes et les fenêtres bien fermées et les rideaux lourds tombant jusqu’à terre, tandis que le vent et la pluie font rage sur les carreaux et sur les toits.

En novembre il fait froid ; et mieux vaut un asile
Que le toit d’un ciel noir par d’humides sentiers.

Donnez-moi un hiver de Russie pour mon argent ; hiver charmant, où l’on dispute ses oreilles au vent de bise ! Mais ici il me faudrait un peintre pour me représenter une petite chambre de dix-sept pieds sur douze, et qui n’a que sept pieds et demi de haut. Ma famille lui avait donné le titre ambitieux de cabinet de travail. Mais je l’appelle prosaïquement ma bibliothèque : car je ne suis plus riche que mes voisins, qu’en livres. J’en ai environ cinq mille, que j’ai peu à peu rassemblés depuis ma dix-huitième année. Ainsi donc que l’artiste en mette le plus qu’il pourra dans la chambre. Peignez-moi aussi, monsieur, un bon feu ; et auprès de ce feu une table à thé ; et comme il est clair que nous n’aimons pas beaucoup les tiers, ne mettez que deux tasses sur cette table ; et si vous pouvez me représenter une chose aussi rare, peignez-moi une théière éternelle. Éternelle à parte post et à parte ante ; car, à l’ordinaire, je prends du thé depuis huit heures du soir jusqu’à quatre heures du matin. Et comme il est ridicule de faire du thé pour un, faites-moi, je vous prie, une jeune et jolie femme, assise à côté de moi. Mettez-lui des bras comme ceux d’Aurore, une bouche comme celle d’Hébé. Mais non, mon cher Monsieur, faites-moi un mangeur d’opium avec sa petite soucoupe d’or devant lui. Ceci vaut mieux que toutes les tasses de thé du monde.


A propos d’opium, il faut que je vous conte un petit incident qui ne laissa pas que d’influer beaucoup sur les rêves que j’ai à vous décrire. Un jour, un Malais frappa à ma porte. Quelle affaire amenait un Malais dans les montagnes de l’Angleterre ? je n’en puis rien vous dire ; mais peut-être allait-il à un port de mer qui est à quarante milles de ma maison.

La servante qui lui ouvrit était une jeune fille née et élevée dans les montagnes, qui n’avait jamais vu le turban d’un Asiatique ; il lui fit donc une grande peur ; et, comme il ne se trouva pas beaucoup plus familiarisé avec le costume anglais qu’elle ne l’était avec le sien, ils restèrent tous deux sans dire mot. Dans cet embarras, la jeune fille, me croyant sans doute plus qu’érudit dans tous les langages de la terre (si je ne l’étais pas même dans quelques-uns de ceux de la lune), vint me chercher et me fit entendre qu’une espèce de démon me demandait. Je ne descendis pas aussitôt ; mais quand je descendis, je trouvai l’étranger dans la cuisine. — Son turban de lin blanc posé sur le tapis, il s’était placé plus près de la jeune fille qu’elle ne semblait le vouloir elle-même : en sorte que sa frayeur contrastait singulièrement avec cette expression de hardiesse qu’ont toutes les jeunes filles des montagnes. Rien n’était si beau à la fois et si bizarre, que la finesse et la blancheur de son visage, auprès des traits basanés et de la barbe noire de l’homme aux grosses lèvres et aux yeux ardents. Il y avait un petit garçon du voisinage, à moitié effrayé, à moitié content, qui le regardait en face, en s’accrochant d’une main au tablier de la jeune fille. Je ne suis pas bien fort sur les langues orientales, car je ne sais du turc que le mot Madjoon (opium), que j’ai lu dans Anastase ; et, comme je n’avais ni un dictionnaire malais, ni même un Mithridates d’Adelung, qui pût m’aider pour quelques mots, je lui dis quelques lignes de l’Iliade, pensant que de toutes les langues que je savais, le grec était celle qui se rapprochait le plus de celle de mon hôte ; il me salua de la manière la plus polie et me répondit en une langue qui était sans doute du malais. C’est ainsi que je sauvai ma réputation aux yeux des voisins, car le Malais était incapable de trahir mon secret. Il s’assit par terre environ une heure et continua sa route. A son départ, je lui présentai un morceau d’opium. Je pensais qu’en sa qualité d’Asiatique, l’opium devait lui être connu : l’expression de sa physionomie suffit pour m’en convaincre. Cependant j’avoue que je tombai de mon haut en le voyant porter sa main à ses lèvres et avaler le tout en trois bouchées. Il y en avait assez pour tuer trois cuirassiers et leurs chevaux ; et je fus d’abord effrayé ; mais que faire ? Je lui avais donné cet opium en pensant qu’il avait peut-être traversé à pied les provinces et la ville, et que, depuis trois semaines, il n’avait pas échangé une pensée avec une créature humaine. Il s’en alla ; et, comme je n’entendis point dire qu’on l’eût trouvé mort nulle part, j’en concluai qu’il avait l’habitude de prendre de l’opium.


J’ai fait cette digression, parce qu’elle était nécessaire pour l’intelligence de certaine partie de mon récit ; mais je m’empresse de revenir à mon texte, et de dire ce que j’ai encore à raconter.

Chargement de la publicité...