L'Anglais mangeur d'opium: Traduit de l'Anglais et augmenté par Alfred de Musset, avec une notice par M. Arthur Heulhard
TROISIÈME PARTIE
Il y a si longtemps que j’ai pris de l’opium pour la première fois, que si jamais j’en ai su la date, je l’ai oubliée ; mais, comme des événements plus importants se rapportent à ce souvenir, je puis croire, en m’en servant pour m’aider, que ce fut dans l’automne de 1804 ; et voici comme l’idée m’en vint (j’étais alors à Londres) : dès mon enfance, on m’avait accoutumé à me baigner la tête dans l’eau froide, au moins une fois par jour. Étant saisi d’une rage de dents, je l’attribuai à une interruption momentanée de ma méthode ordinaire ; je sautai à bas du lit, plongeai ma tête dans un bassin rempli d’eau froide, et retournai me coucher sans essuyer mes cheveux.
Le lendemain matin, je m’éveillai avec les plus effroyables douleurs de rhumatisme à la tête et au visage ; douleurs qui ne me laissèrent aucun répit pendant environ vingt jours. Le vingt-et-unième jour, ce fut, je crois, un dimanche, je sortis plutôt pour me faire oublier mes maux, que dans aucune intention fixe. Le hasard me fit rencontrer un camarade de collége qui me recommanda l’opium ; opium, redoutable instrument de plaisir ou de peine ! J’en entendis parler comme de la manne ou de l’ambroisie : mais rien de plus. Quel mot vide et insignifiant c’était alors pour moi ! combien de cordes ne fait-il pas maintenant vibrer dans mon âme ! Tout mon cœur s’agite à ces doux et tristes souvenirs ; en me rappelant ces détails, je sens comme un voile mystérieux qui couvre les plus petites circonstances, et la place, et le temps, et l’homme (si c’en était un) qui le premier m’ouvrit ce paradis des mangeurs d’opium !
J’ai déjà dit que c’était un dimanche dans l’après-midi ; et il n’y a pas sur terre un plus triste spectacle qu’un dimanche pluvieux à Londres. Ma route, pour m’en retourner, était la rue d’Oxford ; et près de l’immobile Panthéon (comme l’appelle obligeamment M. Wordsworth), je vis la boutique d’un apothicaire. L’apothicaire, dispensateur indigne des célestes plaisirs, plus triste et plus stupide que ce jour pluvieux lui-même, avait justement ce regard d’un apothicaire mortel, un jour de dimanche ; et lorsque je lui demandai mon opium, il me le donna comme l’aurait fait l’homme le plus ordinaire ; bien plus, il me rendit sur mon shilling ce qui lui parut être la moitié d’une pièce de monnaie, qu’il prit dans un tiroir de bois.
Malgré cela, en dépit de toutes ces preuves d’humanité, je l’ai toujours considéré en moi-même comme l’ombre ou l’apparition divine d’un immortel apothicaire, descendu sur la terre à mon intention. Et ce qui me confirme dans cette idée, c’est que lorsque je revins à Londres, je le cherchai autour de l’immobile Panthéon, et ne le trouvai pas ; et pour moi, qui ne savais pas son nom (si toutefois il avait un nom), il était plus croyable qu’il s’était évanoui de la rue d’Oxford dans les airs que de toute autre manière plus matérielle. Le lecteur est pourtant libre de ne le regarder, s’il le veut, que comme un apothicaire sublunaire et terrestre ; pour moi, je le crois évanoui[5] ou évaporé, tant il me répugne de rattacher quelque souvenir mortel à ce moment, à cette place, et à cette créature, qui me fit faire ma première connaissance avec le céleste présent.
[5] Évanoui. Ce mode de quitter la scène du monde paraît s’être établi surtout dans le XVIIe siècle ; mais il fut regardé alors comme un privilége particulier à la famille royale, et nullement aux apothicaires ; car en l’an 1686, un poëte distingué, M. Flasman, parlant de la mort de Charles II, s’étonne qu’un prince puisse faire une action aussi absurde que de mourir ; car, dit-il,
« Les rois doivent dédaigner de mourir, et seulement disparaître. »
Arrivé chez moi, on doit supposer que je ne tardai guère à prendre la quantité désignée. J’ignorais nécessairement tout l’art et le mystère qui doivent accompagner une pareille action ; et ce que je pris, je le pris de la manière la plus désavantageuse possible ; mais je le pris. — Et en une heure, ô ciel ! quel changement ! du plus profond abîme à la plus sublime exaltation ! C’était l’Apocalypse que j’avais au dedans de moi. — Le soulagement de mes douleurs était la chose la moins importante à mes yeux ; cet effet négatif disparaissait devant la multitude des effets positifs que je ressentais à la fois. C’était un trésor, un φαρμακον νηπενθές pour toutes les souffrances humaines ; c’était le secret du bonheur tant cherché et si longtemps discuté par les philosophes de tous les temps ; on achèterait maintenant son bonheur deux sous et on le porterait dans la poche de son gilet. Les divines extases devaient s’envoyer en bouteilles cachetées, et la tranquillité de l’âme pouvait se communiquer par le coche. Mais le lecteur va croire que je plaisante ; celui qui connaît l’opium n’est pas disposé à rire ; ses plaisirs ont un aspect grave et solennel, et, dans les plus grandes joies, ce n’est jamais l’allegro, c’est toujours il penseroso.
Et d’abord, un mot sur les effets de l’opium ; car pour tout ce qui a été écrit sur ce sujet, soit par les voyageurs en Turquie (qui ont conservé leur habitude de mentir comme un droit d’origine immémoriale), soit par les professeurs de médecine, écrivant ex cathedrâ, je n’ai qu’un mot à dire : Mensonge ! Je me souviens qu’une fois en feuilletant un étalage de bouquiniste, j’ai trouvé ces paroles dans un auteur satirique : « En ce temps-là, je devins convaincu que les journaux de Londres disent la vérité au moins deux fois par semaine, savoir : le mercredi et le samedi, et qu’on pouvait s’en rapporter à eux pour la liste des banqueroutiers. » Ce n’est pas pourtant que je prétende accuser de fausseté tout ce qui a été dit sur l’opium : des savants nous ont appris qu’il avait une couleur brune : remarquez bien que j’en conviens ; deuxièmement, qu’il coûtait fort cher, et cela est vrai ; car de mon temps l’opium des Indes-Orientales coûtait trois guinées la livre, et celui de Turquie huit guinées ; troisièmement, que si vous en preniez beaucoup à la fois, vous finiriez probablement par faire… ce qui est toujours désagréable à un homme rangé dans ses habitudes, savoir : mourir[6]. Tout cela est très-beau et incontestable, et la vérité aura toujours son mérite, car elle est rare.
[6] Les savants ont pourtant mis en doute cette proposition : car dans une édition de contrebande de la Médecine domestique de Buchan, que j’ai vue une fois dans les mains de la femme d’un fermier qui s’en servait pour se soigner, on faisait dire au docteur : « Prenez garde surtout de ne jamais prendre plus de vingt-cinq onces de laudanum à la fois. » Il fallait probablement dire : plus de vingt-cinq gouttes, ce qui fait à peu près un grain d’opium cru.
Mais dans ces trois théorèmes, je crois que nous avons épuisé la mesure du savoir jusqu’à présent amassé par les hommes au sujet de l’opium. Ainsi, digne docteur, comme il me paraît qu’on peut aller plus loin encore, restez derrière, et laissez-moi vous dire ma façon de penser.
Premièrement donc, j’ai vu qu’on regardait généralement comme assuré que l’opium produisait ou pouvait produire l’ivresse. Mais, lecteur, je vous assure, meo periculo, que jamais de la plus forte quantité d’opium n’a résulté un pareil effet. Pour la teinture d’opium (appelée communément laudanum), elle produirait certainement l’ivresse, si un homme en pouvait supporter une dose assez considérable ; mais pourquoi ? parce qu’on y trouverait plus de liqueur spiritueuse, et non plus d’opium. Mais l’opium cru (je l’affirme d’une manière péremptoire) est incapable de donner aucun des symptômes qui suivent l’enivrement de l’alcool, et non pas en degrés, mais en nature ; ce n’est pas en quantité qu’ils diffèrent, mais en qualité. Le plaisir causé par le vin monte sans cesse, tendant à une crise, après laquelle il redescend ; celui de l’opium, une fois excité, reste huit ou dix heures : le premier, pour emprunter à la médecine un terme technique, donne une jouissance brève, le second une jouissance chronique. L’un est une flamme, l’autre un foyer.
Mais la principale distinction consiste en ceci, que toujours le vin dérange les facultés mentales, et que l’opium (s’il est pris comme il doit l’être), loin de les altérer, y apporte l’ordre et l’harmonie. Le vin ôte à l’homme la connaissance de lui même ; l’opium la rend plus sensible et plus forte. Le vin couvrant la pensée de nuages, grandit l’admiration ou le dédain, l’amour ou la colère ; l’opium, au contraire, introduit la tranquillité et l’équilibre dans toutes les facultés de l’homme, actives ou passives ; et, respectant le caractère et le jugement habituels, leur ajoute seulement cette chaleur vivifiante qu’approuve la raison, et qui devrait probablement accompagner une santé éternelle et antédiluvienne. Ainsi, par exemple, l’opium comme le vin donne de l’expansion au cœur et aux affections bienveillantes ; mais alors avec cette différence remarquable, que, dans ces témoignages soudains d’amour ou d’amitié qui accompagnent l’ivresse, il y a toujours un côté ridicule qui excite le mépris : on se serre la main, on se jure une immortelle fidélité, on pleure ; nul ne sait à propos de quoi ; la créature sensuelle se montre à tous les regards. Mais l’expansion donnée par l’opium aux sentiments les plus doux, loin d’être un accès de fièvre, ne semble qu’un retour à cet état naturel d’un cœur bon et juste, que la douleur seule a endurci en le déchirant. En un mot, c’est la passion brutale et grossière opposée à l’exaltation pure des puissances morales de l’âme.
Telle est la doctrine de la véritable église, au sujet de l’opium, de laquelle église j’avoue que je suis l’alpha et l’oméga ; mais on doit se souvenir que je parle d’après une longue et profonde expérience. Pour les auteurs qui ont traité expressément cette matière, il est évident, par l’horreur qu’ils disent en avoir, qu’ils n’ajoutèrent jamais la pratique indispensable aux vaines théories. J’avouerai cependant que j’ai rencontré un exemple d’ivresse causée par l’opium, malgré mon incrédulité ; c’était un chirurgien qui en prenait beaucoup. Je lui disais que ses ennemis (à ce que j’avais entendu dire) l’accusaient de raisonner comme un fou en politique, attendu qu’il s’enivrait sans cesse avec de l’opium. — Je le maintiendrai, me répondit-il, et je ne déraisonne pas par principe, mais purement et simplement parce que je m’enivre purement et simplement, répéta-t-il trois fois, et cela tous les jours. L’autorité d’un chirurgien doit être assurément d’un grand poids ; je lui oppose pourtant mes propres expériences, plus fortes que ses plus fortes, de 7,000 gouttes par jour. D’ailleurs, j’ai vu des gens me soutenir qu’ils s’étaient enivrés avec du thé ; et un étudiant en médecine à Londres, pour les connaissances duquel j’ai le plus grand respect, m’assurait l’autre jour qu’un malade, en sortant de son lit, s’était enivré avec un beef-steak.
Ayant détruit cette première erreur, j’en combattrai vite une seconde ; c’est que l’exaltation d’esprit causée par l’opium soit désagréablement suivie d’abattement ou de sommeil, comme on le croit. Certainement l’opium doit être compté au nombre des narcotiques ; il doit donc produire le sommeil après un certain temps ; mais ses premiers effets sont toujours, au plus haut degré, d’exciter le système entier du cerveau. La durée de son action est toujours de huit heures à peu près ; ce sera donc la faute du mangeur d’opium, s’il ne calcule pas sa dose de manière à n’avoir besoin de se coucher qu’au moment de le faire. Les Turcs sont assez absurdes pour s’asseoir, comme des statues équestres, sur des escabelles de bois aussi stupides qu’eux-mêmes ; mais, pour que le lecteur puisse juger du degré de stupidité dont l’opium peut frapper les facultés morales d’un Anglais, je vais raconter la manière dont je passai un soir d’opium à Londres entre 1804 et 1812. (Pour ce qui est de l’abattement supposé, je me contente de le nier, attendu que, pendant des expériences de dix années, jamais le jour qui en suivit une ne fut pour moi qu’un jour de bien-aise et de tranquillité parfaite.)
Le dernier duc de… avait coutume de dire : — Jeudi prochain, si le ciel me prête vie, j’ai l’intention de me griser. C’est ainsi que je fixais toujours à l’avance combien de fois, dans quel temps et en quel lieu je ferais une débauche d’opium : rarement plus d’une fois en trois semaines ; car, dans ce temps-là, je ne me serais pas hasardé à demander (comme je le fis ensuite) un verre de laudanum chaud et sans sucre. J’en buvais, dis-je, rarement et plus souvent le mercredi et le samedi soir. Ces jours-là Grassini chantait à l’Opéra, et la voix de cette actrice était pour moi la chose la plus délicieuse du monde. Je ne sais pas ce qu’on fait maintenant à l’Opéra, vu que je n’y ai pas mis le pied depuis sept ou huit ans ; mais je sais que dans ce temps-là on n’aurait pu trouver un meilleur endroit pour passer une soirée. Cinq shillings vous permettaient d’entrer à la galerie, aussi curieuse à voir que la scène ; l’orchestre se distinguait par sa douce mélodie des orchestres anglais, où je ne puis supporter les instruments criards et l’aigreur dominante des violons. Les chœurs étaient divins à entendre, et lorsque Grassini paraissait dans quelque interlude sous le voile noir d’Andromaque à la tombe d’Hector, etc., jamais Turc ne goûta un plaisir comparable au mien. L’erreur du peuple est de croire que c’est par les oreilles qu’il communique avec l’harmonie, et qu’il reçoit l’effet d’une manière purement passive. Il n’en est pas ainsi ; c’est par la réaction de l’âme que le plaisir est ressenti ; de là vient la différence entre les sensations éprouvées, qui varient selon les facultés de celui qui éprouve. Or, maintenant l’opium, augmentant les facultés de l’âme, augmente nécessairement ce mode particulier d’activité qui fait la jouissance. — Mais, me dit un ami, une succession de sons et de notes est pour moi comme une collection de caractères arabes : je n’y attache aucune idée ; des idées ! mon bon sire ! il n’en faut point attacher ; laissez-vous faire. L’harmonie d’un chœur me déploie comme un tissu de soie tous les souvenirs de ma vie, non pas comme un écho, mais comme une sensation présente, non pas ramassés à grands frais de mémoire ou tirés dans quelque sombre abstraction, mais les faits oubliés et les passions exaltées, ressuscitées, redevenues sublimes ! Tout cela pour cinq shillings.
Et autour de moi, outre la scène et l’orchestre, j’avais pour remplir les vides de l’action la musique de la langue italienne parlée par des femmes italiennes, et j’écoutais avec un plaisir semblable à celui qu’éprouva Weld le voyageur en écoutant au Canada le rire gracieux des femmes indiennes ; car moins vous entendez les mots, plus l’harmonie est douce. Il était donc avantageux pour moi de n’être qu’un pauvre apprenti, lisant peu l’italien, ne le parlant pas du tout, et ne comprenant pas les trois quarts de ce que j’écoutais.
Tels étaient mes plaisirs à l’Opéra : mais un autre plaisir que je ne pouvais avoir non plus que le samedi soir, luttait avec mon amour pour le premier. J’ai peur d’être obscur sur ce sujet ; mais je puis assurer le lecteur que je ne le serai pas plus que Marinus dans sa vie de Proclus, et plusieurs autres biographes et autobiographes de même réputation. Ce plaisir, dis-je, ne pouvait exister que le samedi soir. Qu’avait-il donc, ce samedi, de plus que tout autre jour pour moi ? Je n’avais à me reposer d’aucun travail ; point de paiement à recevoir ; cela est vrai, judicieux lecteur. Mais vous savez qu’il y a des âmes compatissantes qui aiment à partager les maux des pauvres en les soulageant ; moi j’aime à partager leurs plaisirs ; j’avais senti leurs peines.
Or, maintenant le samedi soir est le régulier et périodique témoin de la gaieté du pauvre : en ce point les sectes en hostilité s’unissent, et reconnaissent une marque de fraternité ; toute la chrétienté se repose. Ce jour est séparé du travail par un jour entier et deux nuits, et moi-même je suis aussi heureux le samedi soir que si j’avais à me reposer. Dans l’intention donc de jouir sur une échelle aussi large que possible d’un spectacle avec lequel je me sentais si bien en sympathie, souvent, après avoir pris mon opium, j’allais sans regarder la direction ni la distance sur toutes les places, à tous les endroits de la ville où le pauvre vient le samedi soir recevoir le gain de la semaine. Plus d’une famille, consistant en un seul homme avec sa femme, quelquefois un ou deux de leurs enfants, se consultait sur l’emploi de la journée, sur ses plaisirs, sur ses peines, parlait du prix des choses de ménage. Peu à peu je me familiarisais avec leurs désirs, leurs embarras et leurs opinions. Quelquefois on pouvait entendre des murmures de mécontentement ; mais plus souvent on ne trouvait que l’expression muette ou expansive de la patience, de l’espérance et de la tranquillité ; et généralement l’on peut dire que, sur ce point du moins, le pauvre a plus de philosophie que le riche. Il se soumet plus vite à toute perte qu’il doit considérer comme inévitable. Partout où j’en pouvais trouver l’occasion sans paraître les gêner, je me mettais de la partie, et mon opinion sur le point contesté, sinon judicieuse, était toujours reçue avec bonté. Si les prix étaient un peu plus haut, ou qu’on rapportât que les oignons et le beurre allaient baisser, j’étais heureux. Cependant, si le contraire était vrai, je m’en allais, et je demandais à mon opium mes consolations. Et combien de fois, essayant de retrouver ma route, d’après les règles de la navigation, en fixant l’étoile polaire et cherchant audacieusement un passage au nord-ouest, au lieu de doubler tous les caps et les isthmes que j’avais rencontrés, en sens inverse, j’arrivais subitement dans des carrefours tellement inconnus, des endroits si difficiles, qu’ils auraient raillé l’impudence des porteurs et confondu l’intelligence des cochers ! Je crus d’abord plusieurs fois avoir découvert quelques terras incognitas, et me proposais bien de consulter la carte de Londres. Tout cela cependant me coûta cher plus tard, lorsque la face humaine peupla mes rêves et que mes longs détours dans la ville revinrent effrayer mon sommeil, et m’apporter une douleur plus grande que l’inquiétude, plus affreuse que le remords.
Je crois avoir prouvé que l’opium ne produit ni l’engourdissement ni l’inaction, mais, au contraire, fait courir les carrefours et les théâtres. Franchement pourtant, ce ne sont pas là des places dignes d’un mangeur d’opium, lorsqu’il est parvenu au plus haut degré de l’exaltation. La solitude lui plaît alors, et la foule l’oppresse ; la musique même est une jouissance trop grossière et trop sensuelle pour lui. Il cherche le silence, aliment des profondes rêveries et des méditations délicieuses. Pour moi, je n’étais que trop enclin à méditer ; et les misères dont j’avais été la victime aussi bien que le témoin avaient augmenté ce penchant à la mélancolie. Je ressemblais en vérité à celui qui, suivant la vieille légende, entrait dans la cave de Trophonius ; et mon remède était de me contraindre à vivre en société, et à occuper mon esprit des choses extérieures. Mais, après avoir pris de l’opium, je tombais dans de longues rêveries ; et plus d’une fois il m’est arrivé, dans une nuit d’été, lorsque je m’asseyais à ma fenêtre qui donnait à la fois sur la mer et sur toute la ville de L…, de rester, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, sans bouger et sans vouloir bouger.
On va m’accuser de mysticisme, de behménisme, de quiétisme, etc. ; mais cela ne m’inquiète pas. Sir H. Vane, le plus jeune, était un de nos plus grands sages, et pourtant l’on peut voir dans ses œuvres de philosophie s’il n’est pas plus mystique que moi. Je soutiens que la scène elle-même ressemblait aux impressions qu’elle faisait naître. La ville de L…, avec ses clochers et ses toits tout couverts de fumée et de brumes, représentait la terre avec ses chagrins et ses tombeaux qu’elle oublie, et pourtant qu’elle laisse voir encore. L’Océan, tranquille et infini, c’était l’âme du sage qui la contemple ; et il me paraissait que le tumulte, la fièvre étaient suspendus pour un temps ; la paix était garantie aux secrètes blessures du cœur ; il y avait un repos, un sabbat ! Alors les espérances et les illusions se réconciliaient avec l’horrible réalité de la mort et des jours qui sont passés. Ce n’était pas la tranquillité de l’inertie, mais des forces opposées et égales qui se maintiennent et s’arrêtent ; non pas l’oiseau qui se repose, mais celui dont les ailes vont si vite qu’on le dirait immobile et suspendu dans les airs. Éternelle activité ! Éternel repos !
Maintenant, lecteur bénévole, qui m’avez suivi jusqu’ici, si vous voulez me suivre encore, lecteur indulgent, il faut être encore indulgent. Vous savez sans doute par vous-même que ceux qui ont beaucoup lu, ou beaucoup vu, ou beaucoup rêvé, ont beaucoup comparé ; or, si le voyageur a parcouru le monde dans sa chaise de poste, ou le curieux dans son cabinet de travail, ou enfin le penseur dans son imagination vagabonde, n’ont-ils pas dû choisir, chacun de leur côté, parmi tous ces peuples bigarrés qui s’agitent à la surface de la terre, celui où ils auraient voulu, sinon oublier leur patrie, du moins séjourner, comme les hirondelles qui suivent les jours du printemps ? Où l’on peut trouver l’antipathie, on peut rencontrer aussi l’amour. On verra plus tard que j’ai rencontré plus que l’antipathie. — Je veux parler à présent de mes plaisirs. — L’Espagne a de tout temps été pour moi un lieu de délices où se reportaient mes pensées et mes rêves ; car, de si loin, j’écartais de ma baguette magique la funèbre inquisition, la triste jalousie des Castillans et les embuscades des assassins de grande route. Mais si, dans un théâtre, assis à l’écart, je voyais de loin, sous les plis d’une écharpe molle, quelqu’une de ces femmes dont Raphaël aurait peuplé son Paradis, c’était en Espagnole que j’aimais à la transformer ; je la plaçais sous les bois touffus d’oliviers noirs, sous les berceaux d’orangers blancs que Madrid ou Séville étalent dans leurs campagnes ; ou bien le soir, lorsque tout se taisait dans la ville, c’était derrière la jalousie de fer ou de bois peint que je voulais la voir se pencher au bruit d’une sérénade ; c’est alors qu’agissait l’opium, prolongeant une douce vision qui, sans son aide, eût passé comme une ombre ; ne pouvais-je pas dire, la réalisant ? Car, si l’impression est durable et forte, si elle a laissé son souvenir, que lui manque-t-il pour cesser de s’appeler un rêve ? et quel rêve délicieux ! ce n’était pas seulement le soir, mais dans la journée, aux plus grandes chaleurs de midi, que je la trouvais encore derrière sa jalousie ; le soleil, à travers la soie rouge des stores, répandait une lumière aussi douce que les rayons de la lune, sans être pourtant aussi triste, et par la fenêtre ouverte du côté de l’ombre et du jardin, le bruit de la cascade arrivait faible jusqu’à nous. Elle, à demi voilée, reposait sur un divan couleur d’azur clair (couleur inséparable de ces sortes de rêves) et c’était là que, pendant des journées entières, je restais à lui parler, à la voir, mon œil sous le sien (comme l’a dit quelqu’un), effleurant de ma main sa robe de soie ou de velours, quelquefois sa main délicate et petite, rien de plus, mais il y avait dans cette sensation seule de quoi peupler ma vie entière de souvenirs ; sensation qu’on ne peut se représenter qu’après l’avoir éprouvée !
J’étais encore jeune alors ; et ne me taxerait-on pas de folie, si je rapportais des dialogues, des événements, des intrigues qui jamais n’ont existé ailleurs que dans ma tête, lorsque sur le rivage de la mer je me couchais au fond d’une petite barque, regardant le ciel et l’eau, tandis que mon batelier chantait à voix basse. J’avais aussi adopté, pour voir le coucher du soleil, une position que je n’ai jamais vu prendre à d’autres qu’à moi ; il s’agit de se coucher horizontalement sur le côté, de sorte qu’on ait en face de soi la ligne de démarcation du ciel et de la terre ; car alors il semble qu’une roue énorme tourne au-dessus de vous ; le ciel paraît parfaitement arrondi ; et les montagnes bleues, les nuages dorés, les brumes grisâtres se mêlent si bien à tout ce qui s’élève sur l’horizon, ou tout ce qui paraît s’abaisser du ciel, qu’emporté d’ailleurs par le mouvement doux et régulier de ma barque, j’aurais passé ma vie à rêver devant ce prisme éblouissant. C’était comme une musique de l’âme, qui la faisait bondir et s’élancer hors d’elle-même ; alors paraissaient à mes yeux tous ces fantômes charmants que créait mon imagination.
Ces rêves étaient trop délicieux pour durer longtemps ; il faut que j’en raconte un où l’on trouvera un singulier mélange de tristesse et de joie.
Il me semblait que j’avais commis un grand crime (ce rêve me poursuivit souvent) et dans la funèbre cour, à la lueur des torches et des flambeaux, au milieu des piques et des hallebardes qui brillaient dans l’obscurité, la voix monotone du greffier me lisait ma sentence, qui finissait comme toujours « pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive ; » cependant, chose étrange, on me laissait ma liberté pour tout un jour. C’était alors que mon songe devenait plus doux : ou dans les fêtes étincelantes, parmi les danses légères et les groupes entremêlés ; ou sur des lacs immenses, dans une barque dont le vent faisait enfler la voile aux sons des instruments, et tandis que la lune versait sur les flots d’argent ses rayons,
ou dans l’été, sur le sommet des montagnes, au milieu des herbes, des fleurs, des brises embaumées du soir, partout un sentiment inconnu de volupté m’accompagnait. Il me semblait avoir à mes côtés un être (une femme ou un ange, je ne sais) qui se penchait sur moi pour me consoler, quand parfois, au milieu de ma joie, le souvenir de ma condamnation et du sort qui m’attendait le soir, venait me saisir et m’abattre, comme un coup de tonnerre pendant la moisson. Car tel était mon rêve ; si, une mandoline à la main, chacun, selon la mode italienne, chantait après le repas champêtre, une ballade ou une romance, quand venait mon tour, je saisissais l’instrument, et les femmes, enivrées de joie, de vin et d’amour, applaudissaient de leurs mains blanches et délicates ; mais tout à coup la guitare me tombait des mains, je pâlissais, et l’idée de la mort me faisait tressaillir et pleurer. Mon ange alors essuyant mes larmes, peu à peu la joie revenait dans mon cœur, jusqu’à ce qu’une volupté nouvelle vînt me rapporter un moment d’horreur nouveau.
Ce rêve est certainement un des plus tristes qu’on puisse imaginer ; je le donne pourtant aussi pour l’un des plus délicieux ; car il tient un milieu entre les rêves purement agréables et les apparitions terribles qui vinrent m’épouvanter plus tard, comme la mélancolie tient le milieu entre la gaieté folle et le sévère ennui.
Oh ! gracieux, subtil et puissant opium ! toi qui verses le baume sur la plaie ardente, la consolation sur les peines qui ne finiront jamais ; toi qui, pour une nuit, rends à l’âme criminelle les espérances de la jeunesse et des mains pures du sang des hommes ; à l’âme fière du philosophe, montres
toi qui élèves dans les ténèbres ton architecture fantastique, devant laquelle pâlissent les Phidias et les Praxitèle, la splendeur de Babylone et d’Hécatompylos ; toi qui, sous les rayons pâles de la lune, vas éveiller ceux qui dorment dans leurs tombeaux pour rendre aux jeunes trépassées leur visage de quinze ans ! Les hommes qui ont peuplé le paradis de l’Orient des houris immortelles ; le paradis de Rome des anges au front vermeil ; ceux à qui Dieu a donné le céleste don de poésie, le génie de l’harmonie immense, ceux-là ne connaissent pas encore tout le charme de tes voluptés divines, ô gracieux, subtil et puissant opium !