L'Architecture Gothique
gothique, bien que corrompue, abâtardie, subsiste. Beaucoup de grandes cathédrales sont terminées, un grand nombre de petites églises, dévastées pendant les guerres, ou tombées de vétusté par suite d’un long abandon et de la misère publique, sont rebâties ou réparées. Mais bientôt la Réformation vient arrêter ce mouvement et la guerre, les incendies, les pillages détruisent ou mutilent de nouveau la plupart des édifices religieux à peine restaurés. Cette fois le mal était sans remède, lorsqu’à la fin du XVIᵉ siècle le calme se rétablit de nouveau; la Renaissance avait effacé les dernières traces du vieil art national et si, longtemps encore, la construction des édifices religieux, les dispositions des églises françaises du XIIIᵉ siècle furent suivies, le génie qui avait présidé à leur construction était éteint, dédaigné[21].»
L’église de Saint-Ouen, à Rouen, est un exemple des rares édifices religieux du Nord construits pendant le XIVᵉ siècle, à l’exception des tours de l’ouest et de la façade qui sont modernes. Les dispositions de ces églises varient parce qu’elles suivent le mode de construction adopté par les architectes du Nord, au XIIIᵉ siècle, avec cette particularité que les piles s’affinent ou plutôt s’effilent, moins par la réduction réelle des points d’appui que par l’affectation d’en diminuer l’apparence, en multipliant les lignes verticales du faisceau qui forme les piles, dont la gracilité est encore augmentée par l’extrême profusion des moulures et la complication des profils évidés à l’excès. Ces profils et ces moulures montent de la base au sommet en marquant encore, au XIVᵉ siècle, la naissance des arcs par des bagues sculptées surmontées d’un rudiment de tailloir, lignes et détails caractéristiques, derniers vestiges des traditions qui disparaissent au XVᵉ siècle; les lignes architectoniques des arcs croisés de la voûte et des arcs longitudinaux et latéraux, s’effilant encore et n’indiquant leurs naissances qu’à la base des piles qui présentent un réseau inextricable de moulures croisées, entre-croisées et imbriquées, démontrent surtout l’habileté de main du tailleur de pierre.
Il semble que la préoccupation des architectes de ce temps ait été de faire disparaître les pleins pour ne laisser apparentes que les piles et les voûtes amincies; il n’existe plus de murs que dans la partie basse des fenêtres dont les claires-voies occupent tout l’espace compris entre les piliers. Les voûtes ne laissent plus voir leurs triangles qui disparaissent sous un réseau serré de croisées d’ogives supplémentaires et, par conséquent, inutiles ou simplement décoratives. Il est juste de noter que les claires-voies de ces immenses fenêtres furent ornées de verrières qui ont donné l’essor à l’art de la peinture sur verre, art admirable, d’une merveilleuse souplesse, qui s’était manifesté dès le XIIᵉ et le XIIIᵉ siècle et qui a produit, depuis cette époque jusqu’à la Renaissance, de véritables chefs-d’œuvre[22].
Cependant il faut remarquer que le grand mouvement de construction et même de reconstruction qui s’était manifesté, dans toute l’Europe occidentale et particulièrement dans les provinces françaises du Nord, par de grands édifices voûtés et arc-boutés, avec les modifications successives que nous venons d’indiquer, ne s’était pas généralisé dans le Midi, à part quelques exceptions: à Bazas, à Bayonne, à Auch, à Toulouse et à Narbonne, pour ne parler que des édifices importants. Les architectes du Midi, ainsi que nous l’avons déjà dit, soit par réaction, résistance ou défiance, avaient conservé les traditions antiques, ce qui s’explique simplement dans un pays où tout ce qui touchait à la construction était resté gallo-romain. Les constructeurs des XIIIᵉ et XIVᵉ siècles avaient bien accepté, sans déroger à leurs principes conservateurs, la voûte sur croisée d’ogives inventée par les Angevins et d’un emploi si facile dans son admirable simplicité; mais ils conservèrent dans les dispositions générales de leurs édifices religieux les usages et les exemples romains dont les plus connus sont la basilique de Constantin et le Tépidarium des Thermes d’Antonin Caracalla à Rome[23].
On construisit dans le Midi, à la fin du XIIIᵉ siècle et pendant le XIVᵉ, un grand nombre d’églises composées d’une seule nef, large et haute, dont les voûtes, sur croisée d’ogives, sont maintenues par des contreforts accusés faiblement à l’extérieur, mais fortement à l’intérieur; des chapelles au-dessus desquelles étaient ménagées des tribunes ou une galerie de passage occupant la grande saillie des contreforts intérieurs. A Toulouse, dans la seconde moitié du XIIIᵉ siècle, on bâtit, en briques du pays, les deux vastes églises des Cordeliers et des Jacobins; celle-ci possède deux nefs selon les usages dominicains du temps, mais ses dispositions extérieures sont semblables à celles des églises à nef unique. Les églises de Saint-Bertrand de Comminges, de Lodève, de Perpignan, de Condom, de Carcassonne, de Gaillac, de Montpezat, de Moissac, etc., etc., furent élevées aux XIVᵉ et XVᵉ siècles sur le plan des églises à une seule nef. Celle de Perpignan présente cette particularité que les voûtes sur croisée d’ogives sont cependant construites selon les procédés romains, conservés aussi bien comme forme donnée aux matériaux en terre cuite, que dans le mode de les mettre en œuvre; les reins de la voûte—qui ne mesure pas moins de seize mètres de largeur—sont garnis par des jarres en terre cuite hourdées en excellent mortier de chaux d’une grande dureté. La toiture proprement dite est portée, sans aucune charpente en bois, sur des voûtains en briques romaines reliées par une aire en terre cuite recevant les tuiles, également de forme romaine antique, et rejetant au dehors les eaux d’infiltration par suite de rupture des tuiles, précaution nécessaire pour protéger les voûtes en les gardant complètement étanches, condition essentielle de leur conservation.
La cathédrale de Sainte-Cécile à Albi est le monument type des grandes églises à une seule nef. Son immense vaisseau unique, qui n’a pas moins de dix-huit mètres de largeur, construit entièrement en briques, sauf les meneaux des fenêtres, la clôture du chœur et le porche sud, en fait l’un des plus vastes édifices parmi ceux qui ont été construits dans le
Midi suivant les principes traditionnels de l’antiquité romaine. Ces principes ou ces systèmes, aussi simples que sages, présentent toutes les conditions nécessaires pour assurer la stabilité d’un ouvrage; les points d’appui et de soutènement des voûtes sur croisée d’ogives, se trouvant à l’intérieur, sont par conséquent protégés contre les intempéries ou toute autre cause extérieure de destruction et lui assurent une durée indéfinie.
Commencée en 1282 sur les ruines de l’ancienne église de Sainte-Croix, la cathédrale, dédiée à sainte Cécile, fut achevée vers la fin du XIVᵉ siècle et complétée, telle qu’elle est aujourd’hui, vers la fin du XVᵉ siècle et les premières années du XVIᵉ, par la construction du baldaquin qui précède la porte sud, l’entrée principale; par celle du jubé et de la clôture du chœur, en pierre, avec ses stalles en bois sculpté, ainsi que par la peinture totale de l’église. Ces travaux sont des plus instructifs pour l’histoire de l’art décoratif en France, avec ses transformations successives, qui sont marquées à Albi par des monuments de premier ordre, inspirés ou créés sous l’action de diverses influences. L’architecture est française, du Midi, en ce qui touche l’église proprement dite; elle l’est également par le splendide porche dit le Baldaquin, le jubé et la clôture du chœur, mais inspirés de l’architecture française du Nord à la fin du XVᵉ siècle et au commencement du XVIᵉ; la statuaire et les ornements sculptés en pierre ou en bois sont flamands et les peintures, par l’exagération des couleurs et la vulgarité des motifs, sont évidemment italiennes.
La cathédrale d’Albi est d’autant plus intéressante à étudier qu’elle est un des exemples les plus curieux de l’architecture dite gothique du Midi au XIVᵉ siècle. Elle présente de plus cette particularité qu’elle fut tout à la fois une église—ce qu’elle est encore—et une forteresse, particularité qui s’explique facilement en se reportant aux temps qui suivirent la terrible guerre
d’extermination dite des Albigeois, et aux circonstances politiques et sociales qui en furent la conséquence.
Église à l’intérieur et l’une des plus belles de son temps par ses dimensions grandioses, la perfection de sa construction et la splendeur de ses décorations architectoniques.
Forteresse à l’extérieur par la forme des contreforts qui s’élèvent au-dessus du gla cis de la base, comme des tours flanquantes, par la disposition des travées ou plutôt des courtines reliant les tours couronnées de mâchicoulis et d’un crénelage, par le caractère grandiose de son architecture militaire dont l’aspect formidable est encore augmenté par le clocher occidental, véritable donjon complétant le système défensif de l’édifice, se rattachant d’ailleurs aux ouvrages fortifiés de l’archevêché, qui se relie lui-même aux remparts élevés sur les escarpements bordant le Tarn, au nord de la place[24].
Il existe encore quelques églises fortifiées comme celle des Saintes-Maries (Bouches-du-Rhône), qui date du XIIIᵉ siècle. Indépendamment de la cathédrale d’Albi, les églises de Béziers, de Narbonne et un grand nombre d’autres églises paroissiales élevées aux XIIIᵉ et XIVᵉ siècles s’étaient entourées de défenses que les guerres de religion rendaient nécessaires; ces églises, transformées en forteresses par les malheurs des temps, servaient d’ailleurs d’abri temporaire aux populations poursuivies.
Un exemple des plus intéressants nous est donné par l’église d’Esnandes, non loin de la Rochelle, au fond de l’anse de l’Aiguillon, église qui date du XIIᵉ siècle et qui fut fortifiée au commencement du XVᵉ siècle pour préserver le pays des incursions des Anglais.
Ainsi que nous l’avons dit, d’après un auteur autorisé, les édifices construits au XVᵉ siècle sont plus rares que ceux du siècle précédent. On se borna à compléter
les églises selon les idées du temps où on essaya de les reconstruire, mais sur des plans qui ne purent être
Fig. 75.—Abbaye du Mont-Saint-Michel. Arcs-boutants du chœur (fin du XVᵉ siècle).
(D’après les dessins d’Éd. Corroyer.)
suivis et dont on n’exécuta qu’une partie; nous prenons pour exemple un monument célèbre, le Mont-Saint-Michel. Le chœur de l’église, de l’époque dite romane, s’était écroulé en 1421, pendant la guerre de
de la galerie, dite Cent ans. En 1452, le cardinal Guillaume d’Estouteville commença la reconstruction de l’église suivant un projet considérable et dont on ne put achever que le chœur[25] dans les premières années du XVIᵉ siècle. Cette partie de l’église nous montre les effets de la décadence qui s’était annoncée dès la fin du XIIIᵉ siècle. Certaines dispositions, comme celle de la galerie, dite triforium, posée sur des encorbellements portant sur les reins des voûtes basses et contournant extérieurement les points d’appui, sont très ingénieuses; mais l’appareil est négligé surtout dans les arcs-boutants, à la construction desquels les architectes du XIIIᵉ siècle apportaient tant de soins; les lignes amincies par la multiplicité des moulures s’effilent encore, sans chapiteaux indiquant la naissance des arcs et le réseau compliqué des fenestrages ajoutant encore à l’effet produit par une sorte d’étirage qui amoindrit les proportions de l’édifice. Il ne reste plus qu’à admirer l’habileté de main des tailleurs de pierre. La taille du granit, la seule pierre employée au Mont-Saint-Michel, sauf pour les arcatures du cloître[26], est absolument remarquable, aussi bien que la sculpture ornementale, exécutée avec une extrême adresse, malgré les détails dont elle est surchargée.
La décadence de l’architecture dite gothique s’était manifestée dès la fin du XIIIᵉ siècle par les tours de force du chœur de Saint-Pierre à Beauvais et de l’église de Saint-Urbain à Troyes. On construisit pendant les XIVᵉ et XVᵉ siècles des édifices ou des parties d’édifices avec une adresse souvent remarquable; mais l’art de l’architecture, si fort dans sa simplicité au XIIIᵉ siècle, ne se manifeste plus dès la fin du XVᵉ que sous des formes maniérées dont le portail de la cathédrale d’Alençon peut donner une idée, et qui ne fait que s’accentuer encore au siècle suivant.
«Le meilleur côté de l’art en décadence n’est pas la construction des églises, c’est plutôt leur décoration et leur ameublement; là brillent l’habileté dans le détail et la patience dans l’exécution qui distinguent les tailleurs de pierre et les imagiers des deux derniers siècles du moyen âge[27].»
L’architecture dite gothique avait montré sa force
d’expansion dès la fin du XIIᵉ siècle et pendant le XIIIᵉ, non seulement dans toute l’Europe occidentale, mais encore en Orient par des monuments qui présentent un intérêt considérable, car ils ont été créés par des moines-architectes venus de France à la suite des premiers croisés. Dès la fin du XIIᵉ siècle, des édifices célèbres de
la terre sainte, modifiés ou agrandis, portent les traces de leur influence, qui s’affirme par les monuments qui s’élevèrent à Chypre et à Rhodes du XIIIᵉ au XVᵉ siècle, selon les méthodes occidentales et particulièrement françaises.
«On ne saurait contester que le séjour prolongé des croisés dans le Levant, les enseignements de leurs architectes, la vue de leurs monuments aient contribué au développement de l’art arabe. Il y a eu réaction de l’Occident sur l’Orient; quelquefois même l’imitation est si directe qu’elle jette le trouble dans l’esprit de l’observateur... Pour bien comprendre le rôle des croisés en Orient, pour en saisir le caractère indépendant et occidental, il faut, par un rapide coup d’œil jeté sur les monuments construits par eux à Chypre et à Rhodes après leur expulsion de la Syrie, voir le mouvement commencé au XIIᵉ siècle se continuer dans les siècles suivants sans interruption et en conservant le même caractère, c’est-à-dire en se laissant toujours guider par la France[28].»
«L’île de Chypre, conquise en 1191 par Richard Cœur-de-Lion, fut cédée l’année suivante à Guy de Lusignan et resta dans la maison de ce prince jusqu’à la fin du XVᵉ siècle. Catherine Cornaro, veuve du dernier Lusignan, la donna en 1489 à la république de Venise, qui la conserva jusqu’à la conquête des Turcs en 1571. Pendant tout le XIIIᵉ siècle, elle recueillit successivement les débris des colonies chrétiennes de la Syrie. Au XIVᵉ siècle, la puissance française atteignit son apogée. Les monuments religieux élevés pendant cette période sont fort nombreux et de formes très variées. L’art était sorti du cloître et avait cessé d’être le monopole exclusif des corporations monastiques. Aussi l’on ne trouve plus dans les églises de Chypre cette uniformité scolastique qui caractérise les églises latines de la terre sainte. L’architecture romane, vivifiée par les efforts des architectes séculiers, est entrée dans une nouvelle voie, à Chypre comme en France... Les architectes appliquent les procédés du XIIIᵉ siècle avec toutes leurs conséquences; le sacrifice qu’ils font aux nécessités locales est la suppression des combles en charpente; ils les remplacent
par des terrasses horizontales, mais sans rien changer à la disposition de leurs édifices.
«Le monument le plus considérable du XIIIᵉ siècle est la cathédrale de Nicosie, bâtie de 1209 à 1228, sous le vocable de Sainte-Sophie (fig. 79), grande église à trois nefs... ayant tous les caractères des cathédrales françaises de la même époque[29].»
Les églises de Sainte-Catherine, des Arméniens, les
mosquées de l’Emerghié et d’Arab-Achmet sont encore des églises de la fin du XIIIᵉ siècle. Parmi les édifices les plus nombreux qui datent du XIVᵉ siècle, il faut citer la cathédrale de Famagouste, Saint-Nicolas (fig. 80 et 81), avec ses trois portails et ses deux tours; l’église de Sainte-Sophie à Famagouste (fig. 82); le monastère de Lapaïs, de l’ordre des Prémontrés, remarquable par la beauté et la grandeur de ses bâtiments abbatiaux, comprenant une grande chapelle à trois nefs, ainsi que d’autres édifices religieux à Paphos et à Limassol. La ville de Rhodes possédait un grand nombre d’églises construites au XVᵉ siècle selon les méthodes françaises, qui avaient été suivies aussi bien pour les édifices religieux et militaires que pour les habitations; en un mot, l’architecture religieuse,
militaire et civile était française dans toutes ses expressions... «Les canons de l’ordre sont encore aux embrasures des tours, les boulets de pierre de Soliman jonchent le terrain, chaque maison porte, sculpté sur sa façade, le blason et souvent même le nom—français—de son dernier possesseur. Involontairement la pensée recule de trois siècles; elle donne un corps à tous ces noms et repeuple toutes ces demeures; on s’attend, au moment du réveil, quand s’ouvriront ces portes armoriées, à voir sortir tous ces chevaliers pour se réunir une dernière fois sous la bannière de saint Jean[30].»
CHAPITRE X
TOURS OU CLOCHERS.—CHŒUR.—CHAPELLES.
Les premiers clochers furent de forme ronde, à l’exemple des coupoles byzantines ou grecques, et toujours d’un petit diamètre, ce qui prouve que les cloches qu’ils contenaient étaient fort petites. Les cloches étaient suspendues au sommet de la tour dans une partie évidée par des arcades et recouvertes par un comble[31].
Les clochers étaient très souvent séparés du corps de l’église; en Italie, un grand nombre d’églises de tous les temps du moyen âge ont leur clocher séparé d’elles par une distance souvent considérable.
La force de l’habitude fit appliquer la forme ronde à des clochers construits au XIIᵉ siècle; cependant, il paraît certain que dès le Xᵉ siècle le plan carré fut préféré, disposition nécessitée d’ailleurs par les cloches auxquelles l’art du fondeur avait, dès le commencement du XIIᵉ siècle, donné des dimensions considérables. Outre les grosses cloches qui annonçaient au loin les offices, on continuait, pour régler les exercices religieux du clergé, d’employer les clochettes. Elles sont appelées dans les textes latins: signum, schilla, nola; en français: sin, esquielle, eschelitte; elles prirent place dès le Xᵉ siècle dans les campaniles qui couronnaient les dômes.
Campanile, en italien, a la même signification que tour, clocher, beffroi[32], en français; cependant, la dénomination de clocher s’applique en général à toute construction pyramidale dominant les combles d’une église.
Le beffroi, édifice particulier aux anciennes provinces du Nord, est une tour, isolée ordinairement, dans laquelle on plaçait la cloche destinée à sonner le couvre-feu, le tocsin et à convoquer les habitants des villes aux assemblées communales.
Comme le beffroi, le campanile italien est un édifice le plus souvent isolé, mais ordinairement élevé dans le voisinage d’une église. Parmi les campaniles célèbres, on cite ceux de Florence, commencés sur les plans de Giotto, au XIVᵉ siècle; de Padoue, de Ravenne, et la fameuse tour penchée de Pise.
En France, on donne le nom de campanile aux petits clochers à jour qui, dans certaines églises, surmontent le mur de la façade, ajouré d’arcades dans lesquelles sont suspendues de petites cloches.
Les plus anciens clochers élevés dans les provinces qui ont formé la France présentent de grandes analogies avec les monuments byzantins, quant à la forme, sinon par les détails de leur construction. L’un des plus remarquables est le clocher de Saint-Front, à Périgueux, qui paraît avoir été construit dans les premières années du XIᵉ siècle, au-dessus de la sépulture de saint Front, sur deux travées de l’église latine à trois nefs, du VIᵉ siècle, dont on a retrouvé les traces certaines à l’ouest de la grande église à coupoles[33].
Le clocher de Saint-Front se compose de trois étages carrés, en retraite l’un sur l’autre et couronnés par une coupole conique portée sur une colonnade circulaire formée de colonnes, de hauteur et de diamètre différents, provenant de monuments romains de la région.
Ce remarquable édifice exerça une influence considérable et il servit de type aux architectes des provinces voisines. Le clocher de l’église abbatiale de Brantôme en offre un exemple perfectionné, dans lequel les constructeurs évitèrent les porte-à-faux de Saint-Front; celui de Saint-Léonard, près de Limoges, présente des dispositions très originales par la forme octogone de son couronnement. Les architectes de l’Auvergne apportèrent encore de grands perfectionnements en établissant, comme au Puy, des colonnes ou des piles intérieures destinées à porter, de fond, les retraites successives des étages supérieurs de la tour[34].
Il faut remarquer que, malgré l’importance considérable donnée à ces édifices, l’emplacement destiné aux clochers était restreint, ce qui amène à croire que les clochers n’étaient pas destinés uniquement à loger les cloches. Au XIᵉ siècle, le clocher était à l’église, abbatiale ou cathédrale, ce qu’était le donjon au château féodal, c’est-à-dire le signe de la puissance. Les abbés et les évêques possédant les mêmes
droits que les seigneurs, on comprend que cette manifestation extérieure n’eut alors d’autres limites que celles des ressources des manifestants, et on s’explique le nombre des clochers élevés en même temps sur les grandes églises abbatiales, sur les cathédrales et même l’importance des clochers élevés sur de simples églises comme expression de la commune affranchie; les questions et les rivalités de clocher n’ont certainement pas d’autre origine.
Vers la fin du XIᵉ siècle et pendant le XIIᵉ, les églises possédaient un clocher placé à l’angle ou au devant de la porte pour former un porche, comme à Saint-Benoît-sur-Loire, ou à Poissy, ou sur la porte même, comme aux églises d’Ainay et de Moissac.
Plus tard, d’immenses tours carrées, couronnées de flèches, s’élevèrent à chaque angle des façades, laissant voir entre elles le pignon de la nef principale.
A l’église abbatiale de Jumièges, un grand porche saillant fut établi entre la base de ces tours; mais le plus souvent les clochers furent construits au même plan que le porche et percés de portes latérales ornées de voussoirs sculptés, qui formaient, avec la porte principale, un vaste ensemble décoratif.
Les architectes de l’époque dite romane élevèrent des clochers ou plutôt des tours sur la croisée des nefs; mais, évitant les hardiesses de construction du clocher de Saint-Front, qui fut l’un des types imités par les constructeurs des XIᵉ et XIIᵉ siècles, ils donnèrent à ces tours centrales une grande solidité en établissant leurs coupoles, plus ou moins coniques, sur une base carrée dont les angles sont soigneusement chargés et contrebutés.
A la fin du XIIᵉ siècle, les architectes de l’Ile-de-France adoptèrent le plan carré pour le corps du clocher et, à l’imitation des édifices élevés dans les provinces de l’Est et sur les bords du Rhin, ils conservèrent la forme octogone pour les flèches seulement, en combinant les dispositions les plus ingénieuses afin d’assurer la solidité des angles.
Les grandes tours centrales des églises normandes, élevées du XIIIᵉ au XIVᵉ siècle en Angleterre et en Normandie, n’avaient pas toujours le caractère de véritables clochers, comme ceux de Salisbury et de Langrune par exemple; elles étaient souvent des tours-lanternes destinées à éclairer le centre de l’église et à décorer magnifiquement la croisée des bras de croix formée par la nef, le chœur et les transsepts, comme celles de Saint-Georges de Bocherville, de Coutances, etc. La Normandie fut d’ailleurs, de toutes les provinces françaises, celle qui persista le plus longtemps à élever des tours-lanternes, et l’une des plus intéressantes est celle de l’église de Saint-Ouen à Rouen.
Plus tard, dans les autres provinces et particulièrement dans la Picardie, la Champagne, la Bourgogne et l’Ile-de-France, on remplaça les tours-lanternes par des flèches en charpente, recouvertes de plomb et qui s’élevaient à l’intersection des combles de la nef et des transsepts.
Parmi les clochers les plus remarquables du XIIᵉ siècle, on peut citer dans le Nord ceux de Tracy-le-Val (Oise), de l’église abbatiale de la Sainte-Trinité à Vendôme, de Bayeux; ceux de l’Abbaye-aux-Hommes à Caen, le vieux clocher de la cathédrale de Chartres et celui de Saint-Eusèbe à Auxerre.
Avec le XIIIᵉ siècle, les clochers prennent une élévation et une richesse extraordinaires. Le clocher de Senlis (fig. 86) est un spécimen des plus élégants des édifices construits dans les premières années du siècle qui vit naître tant de merveilles architecturales.
En Bourgogne, l’ordre de Cluny, qui ne partageait pas le rigorisme de Cîteaux réformé par saint Bernard, éleva plusieurs clochers remarquables, entre autres ceux de l’église de Saint-Père, près de Vézelay, construits vers 1240.
Dans le Midi, l’architecture dite gothique s’est manifestée sous des formes originales résultant logiquement de l’emploi judicieux des matériaux du pays, c’est-à-dire de la brique, et le clocher de l’église des Jacobins, élevé à Toulouse vers la fin du XIIIᵉ siècle, en est un type des plus intéressants. Il en est de même du clocher-donjon d’Albi dont nous avons signalé les caractères particuliers[35].
On ne trouve plus guère de clochers isolés à partir du XIIIᵉ siècle, sauf peut-être à Bordeaux; les tours font partie de la composition générale de la façade et ne deviennent exactement des clochers qu’au-dessus des collatéraux et de la nef. Notre-Dame de Paris nous en offre un exemple admirable dans ses grandioses combinaisons.
La cathédrale de Laon, contemporaine de Notre-Dame de Paris, possède quatre clochers terminés par des beffrois octogones dont les angles sont flanqués de pinacles à deux étages ajourés; sur le second de ces étages sont placés des bœufs de dimensions colossales dont l’effet est très original.
Les clochers de la cathédrale de Reims, construits dans la seconde moitié du XIIIᵉ siècle, n’ont qu’une importance relative dans la superbe façade de cet édifice; mais ils présentent cette particularité, nouvelle alors, que l’étage du beffroi forme à l’intérieur une cage carrée nécessaire au jeu des cloches et à la charpente qui les supporte, et qu’à l’extérieur il forme une tour octogone flanquée de pinacles puissants.
Les constructeurs de l’époque
dite gothique atteignaient alors la limite extrême qui les séparait de l’exagération et de la manière; mais la passion de la légèreté et le désir d’élever des édifices surprenants entraînèrent bientôt les architectes dans une voie dangereuse qui aboutit à une décadence rapide. Ces effets se produisirent surtout dans les provinces voisines de l’Allemagne, et le clocher de Strasbourg, achevé au XIVᵉ siècle, en est une preuve célèbre.
Pendant les XIVᵉ et XVᵉ siècles, les clochers conservent les formes et les dispositions adoptées par les constructeurs de la fin du XIIIᵉ siècle, mais avec un luxe extraordinaire de détails et de sculptures et un excès de légèreté; leurs points d’appui deviennent plus grêles et les ornements accumulés semblent d’ailleurs avoir pour but de les dissimuler. En France, les malheurs du temps favorisèrent le développement de ces dangereuses tendances, car ces édifices, commencés à la fin du XIIIᵉ siècle, ne furent achevés qu’aux XVᵉ et XVIᵉ siècles, au moment où les principes de l’art dit gothique étaient déjà en pleine décadence.
Cependant il convient de citer des édifices célèbres par la hardiesse de leur construction et la magnificence de leur décoration, sinon par la pureté de leur style. En France, le clocher de Saint-Pierre de Caen, qui montre l’analogie, l’air de famille pour ainsi dire, qui existe entre les édifices normands; celui de Saint-Michel, à Bordeaux, dont la flèche, détruite par un ouragan en 1768, vient d’être rétablie à sa hauteur primitive de 110 mètres; en Autriche, le clocher ou dôme de Saint-Étienne, une des constructions les plus importantes de ce pays et qui fut terminée en 1433; le clocher de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau (grand-duché de Bade), l’un des plus beaux et des plus importants, élevé d’un seul jet vers la fin du XIVᵉ siècle et terminé, par sa flèche ajourée, vers le milieu du siècle suivant.
En Belgique, la cathédrale d’Anvers, commencée au milieu du XIVᵉ siècle, ne fut terminée qu’un siècle plus tard par sa nef avec ses quatre bas côtés. La façade de la cathédrale aurait été commencée vers 1406 par un maître maçon boulonnais, du nom de Pierre Amel; mais des deux tours clochers, celle du Nord fut seule achevée en 1518; son principal mérite consiste dans la hardiesse de sa construction, dans sa hauteur extraordinaire—123 mètres—plutôt que dans la pureté de sa composition et de ses détails empruntés à toutes les époques de l’architecture dite gothique.
Chœur.—Dans les églises chrétiennes le chœur[36] proprement dit a été établi longtemps avant les chapelles[37].
A l’extrémité de la nef de la basilique, au centre du chalcidique, ou transsept, donnant au plan basilical la forme d’un T ou d’un Tau—figure symbolique vénérée des chrétiens parce que le Tau était l’image de la croix—se trouvaient l’autel, le sanctuaire et la place des diacres et des sous-diacres. L’autel était placé au milieu, entre l’hémicycle, ou abside, et l’arc triomphal s’ouvrant sur la nef. L’hémicycle, ou abside, qui avait été jadis le tribunal, devint pour les chrétiens le lieu réservé aux prêtres ordonnés—presbyterium. Un banc circulaire interrompu au milieu par un siège plus élevé—consistorium,—contournait le mur circulaire du fond, et la place éminente—suggestus—était celle de l’évêque ou du dignitaire qui le remplaçait.
Cette partie de la basilique changea encore de destination; elle cessa d’être le presbyterium pour devenir le martyrium, c’est-à-dire le lieu qui recevait le corps du saint, patron de la basilique, ou la relique à qui s’adressait particulièrement la dévotion des fidèles; cet usage existait déjà avant l’an 500, dans la première basilique de Saint-Martin à Tours.
L’abside primitive n’était éclairée que par le jour venant de la nef ou du transsept. Transformée en martyrium, elle fut non seulement percée de fenêtres, mais encore, suivant certains auteurs, elle aurait été ajourée et même ouverte à sa base, afin d’être mise en communication avec une galerie basse qui la contournait. De sorte que la disposition si caractéristique des églises du moyen âge remonterait au Vᵉ siècle.
Par la suite, lorsque l’usage prévalut de placer l’autel au fond de l’hémicycle ou abside, les sièges furent disposés en avant pour l’évêque, les prêtres et les chantres—pour le chœur.—Dans les églises monastiques, bâties selon la tradition latine, le chœur était le plus souvent établi dans la croisée du transsept ou, si le plan de l’église était plus simple, dans la nef. Il en était séparé par des cloisons basses, de pierre ou de marbre. On trouve même des exemples de deux chœurs: l’un à l’orient et l’autre à l’occident.
Dans les premières églises construites à l’époque dite romane, le chœur était limité à l’espace compris entre les piliers de la croisée du transsept; il prit bientôt un développement considérable, surtout dans les grandes églises monastiques. Les religieux entouraient le chœur et le sanctuaire de clôtures en pierre ou en bois, disposées entre les colonnes du pourtour, et ils fermèrent l’entrée vers la nef par un jubé, dont la partie supérieure était accessible aux clercs, pour la lecture de l’épître et de l’évangile. Les évêques, n’ayant pas les mêmes motifs que les religieux pour clore le chœur de leurs cathédrales, voulurent au contraire offrir aux fidèles de larges espaces dans lesquels les cérémonies se développaient librement.
Les architectes de la fin du XIIᵉ siècle et du commencement du XIIIᵉ construisirent de grands édifices selon ces idées; cependant celles-ci se modifièrent encore, car on voit sous le règne de saint Louis, et surtout plus tard, les chœurs des grandes cathédrales s’entourer comme ceux des églises monastiques de clôtures hautes en pierre protégeant les rangées de stalles fixes en bois, ornées de dossiers surmontés de dais richement sculptés.
Parmi les chœurs les plus célèbres, on peut citer ceux des cathédrales de Paris, d’Amiens, de Beauvais, d’Auch, de Spire, de Worms, de Burgos, de Lincoln, de Cantorbery, etc., etc. Mais, afin de donner satisfaction au peuple auquel les clôtures dérobaient la vue des cérémonies du culte qui se faisaient dans le chœur, on éleva autour du chœur et du sanctuaire des chapelles, ménagées dans le mur de l’abside et dans les bas côtés de la nef.
Chapelles.—Dès la fin du Xᵉ siècle, suivant M. de Caumont, on voit quelquefois les bas côtés conduits tout autour du chœur et du sanctuaire, et communiquant avec lui par des arcades portées sur des colonnes; ces bas côtés durent dès cette époque donner asile à quelques chapelles. Au XIᵉ siècle, l’allongement du chœur et ces dispositions devinrent d’un usage général dans les grandes églises; elles apportèrent des modifications importantes dans le plan des églises. L’église de Vignory, qui date du Xᵉ siècle[38], montre une abside cantonnée de trois chapelles, dont le plan rappelle celui du Saint-Sépulcre à Jérusalem.
L’église de Saint-Savin, bâtie au XIᵉ siècle, a cinq chapelles autour du chœur, et les églises d’Auvergne, Notre-Dame-du-Port à Clermont, de Saint-Paul à Issoire, entre autres, qui remontent au commencement du XIIᵉ siècle, présentent à ce sujet des particularités fort intéressantes. Ce qu’il faut remarquer, c’est l’importance donnée à l’abside des édifices religieux élevés à cette époque par l’ensemble de ces chapelles rayonnant autour du chœur.
Ces chapelles absidales ne consistent, en général, qu’en une demi-tour ronde, voûtée en quart de cercle et percée d’une ou de plusieurs fenêtres cintrées. A l’extérieur, elles sont souvent plus ornées, par des moulures, des modillons et même par des pierres de couleurs diverses, incrustées dans les parements. On voit rarement, à l’époque dite romane, des chapelles élevées entre les contreforts des bas côtés des nefs, mais un grand nombre d’édifices religieux de cette période en furent pourvus à une date postérieure.
La grande révolution qui se produisit, dans l’art de bâtir, à la fin du XIIᵉ siècle et au commencement du XIIIᵉ, eut, pour un de ses effets, de multiplier, comme forme et comme nombre, les chapelles au pourtour des grandes églises élevées en si grande quantité à cette époque. Les principes de cette révolution architectonique étant de remplacer la masse résistant aux poussées des voûtes par des points d’appui plus fins et plus rapprochés, dont l’équilibre est maintenu par des charges ingénieusement réparties, la conséquence de ce nouveau système de construction fut d’augmenter considérablement la surface intérieure des édifices religieux. Les espaces libres, simples clôtures entre les points d’appui, furent ornés de vastes réseaux de pierre, décorés de verrières immenses, retraçant, avec un art admirable, les principaux faits de l’Ancien et du Nouveau Testament et les scènes si vivement décrites par les mystérieuses et poétiques légendes du temps. De grandes chapelles s’ouvrirent non seulement dans les murs ou plutôt entre les piles de l’abside, mais aussi dans les bas côtés des nefs, dont le mur de clôture était reporté jusqu’à la saillie externe des contreforts des arcs-boutants qui formaient les parois latérales des nouvelles chapelles disposées dans leurs intervalles.
La dévotion aux reliques des saints ayant augmenté après l’an 1000, à la suite des pèlerinages en terre sainte qui ont précédé les croisades, il fallut à chaque corporation un patron et, par conséquent, un oratoire particulier, qui devait être plus riche que celui de la corporation voisine et presque toujours rivale. Ces exigences devinrent si grandes à la fin du XIVᵉ siècle et pendant le siècle suivant, que les chapelles bâties dans toutes les parties disponibles d’un édifice, aussi vaste qu’il fût, devinrent insuffisantes et que ces sanctuaires, particuliers d’abord, furent affectés à plusieurs confréries.
La chapelle dédiée à la Vierge s’élevait ordinairement au chevet de l’église. Dès le XIIIᵉ siècle et surtout vers la fin, cette partie de l’abside prit une très grande importance par son développement considérable dont les cathédrales de Bourges, d’Amiens, de Meaux et de Rouen, entre autres, offrent des exemples fort curieux.
Plusieurs cathédrales ou églises du moyen âge possèdent des chapelles latérales ou annexes, bâties pour recevoir des services accessoires: salle capitulaire, d’archives ou de trésor, ou bien encore de chapelle mortuaire, comme la salle capitulaire de Lincoln, la chapelle circulaire de Cantorbery, renfermant le tombeau de Thomas Becket, et celle de Westminster.
A Soissons, la cathédrale possède un exemple des plus intéressants de ce genre de construction qui date de la fin du XIIᵉ siècle; un édifice à deux étages voûtés et reliés aux galeries superposées du transsept circulaire du sud, sur lesquelles ils s’ouvrent, contient une chapelle funéraire et, au-dessus, une autre salle voûtée dite le trésor.
Il existe en divers pays de petits édicules anciens, baptistères ou chapelles; ces dernières sont sans doute des exemples des petites églises rurales bâties en grand nombre dès les premiers siècles de notre ère et que les textes du temps de Charlemagne désignent sous le nom de capella, ou bien des oratoires érigés ordinairement dans le charnier des villes ou des grands établissements religieux[39].
L’origine des oratoires particuliers remonte aux premiers temps du christianisme, et les grands personnages d’alors ne faisaient que suivre l’exemple des Romains qui élevaient des basiliques privées dans l’intérieur de leurs palais. Cet usage se perpétua et la splendide chapelle palatine d’Aix en est un des plus magnifiques exemples. Par la suite, les rois et les grands seigneurs firent construire dans l’enceinte de leurs châteaux des édifices religieux. Le Louvre, du temps de Charles V, possédait une chapelle importante; les châteaux féodaux de Coucy et de Pierrefonds, pour ne citer que ces deux exemples, contenaient de grandes chapelles dont les dispositions sont des plus curieuses. Les archéologues signalent parmi les plus belles chapelles seigneuriales l’ancienne chapelle des ducs de Bourbon à Moulins, les chapelles des châteaux de Chenonceaux, de Chambord, de Chaumont et celle de l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges. Plusieurs palais épiscopaux possèdent des chapelles remarquables, entre autres celle de l’archevêché à Reims.
Les maisons d’asile, les maladreries, les hôtels-Dieu et les prisons mêmes possédaient également des chapelles plus ou moins vastes.
Au moyen âge, on donna le nom de Sainte-Chapelle[40] aux édifices élevés sur l’emplacement sacré par le martyre d’un saint, ou à ceux qui étaient destinés à renfermer des reliques considérables. La plus célèbre est celle qui fut l’oratoire royal, construit de 1242 à 1248 par Pierre de Montereau—sur le côté sud du Palais du Roi, aujourd’hui le Palais de Justice—pour recevoir la couronne d’épines, les morceaux de la vraie croix et les autres reliques précieuses que saint Louis, son fondateur, avait rapportées de la terre sainte.
Le caractère particulier de la Sainte-Chapelle du Palais, à Paris, c’est la division en chapelle haute, qui communiquait avec les salles et les appartements royaux, et en chapelle basse, au niveau du sol extérieur, qui pouvait être ouverte au public. Sa construction est remarquable aussi bien par la hardiesse du parti, faisant de l’espace compris entre les contreforts autant d’immenses verrières, que par la perfection apportée, malgré sa rapidité, à l’exécution de l’œuvre même et des sculptures qui la décorent; une construction annexe s’élevait sur le côté nord du chevet—et qui a disparu—et était divisée en trois étages pour les sacristies et le dépôt des chartes. La flèche, en bois recouvert de plomb, du temps de Charles VII, incendiée en 1630, remplacée à cette époque et détruite de nouveau à la fin du siècle dernier, a été refaite par l’architecte Lassus qui a restauré l’édifice.
La Sainte-Chapelle du château de Saint-Germain-en-Laye aurait été construite quelques années avant celle du Palais à Paris. Elle est dans tous les cas remarquable par les particularités de sa structure, qui témoigne d’une plus grande habileté dans l’art de
bâtir; les piles portant les voûtes sont plus saillantes à l’intérieur; les formerets sont isolés du mur de face et les fenêtres, de forme carrée, occupent sous la corniche tout l’espace compris entre les contreforts. Cette disposition originale, d’une science achevée, donne à l’édifice un grand aspect de légèreté et en fait valoir les élégantes proportions.
La Sainte-Chapelle du château de Vincennes, commencée par Charles VI, fut terminée seulement sous Henri II; elle ressemble comme construction à celle de Paris; les annexes formant les sacristies et le trésor à deux étages ont été terminées vers la fin du XVᵉ siècle.
A l’exemple des rois et des princes, les puissantes abbayes élevèrent de grands oratoires indépendants de l’église conventuelle. L’abbaye de Saint-Martin des Champs, à Paris, fit bâtir vers le milieu du XIIIᵉ siècle deux grandes chapelles: l’une dédiée à Notre-Dame et l’autre à saint Michel.
Pierre de Montereau fut chargé, en outre de la Sainte-Chapelle du Palais, d’élever une chapelle dédiée à la Vierge, dans l’enceinte de l’abbaye de Saint-Germain des Prés; le plan des voûtes se distingue de celui de la Sainte-Chapelle du Palais. D’après un dessin d’Alexandre Lenoir, relevé avant la destruction de la chapelle de la Vierge, les arcs-ogifs comprenaient deux travées à l’imitation des voûtes sur croisée d’ogives de Notre-Dame de Paris, dont nous avons indiqué l’origine au chapitre VI.
L’abbaye de Châalis, près de Senlis, fondée en 1136 par Louis le Gros, et qui était au XIIIᵉ siècle une des abbayes les plus considérables de l’ordre de Cîteaux, possédait une église abbatiale à cinq nefs et de cent mètres de longueur; cependant elle fit construire vers le milieu du XIIIᵉ siècle une Sainte-Chapelle, dite chapelle de l’Abbé. Cet édifice a subi diverses atteintes et ses voûtes sur croisée d’ogives, du temps de saint Louis, ont été décorées de fresques attribuées au Primatice; mais il existe encore presque tout entier. Il prouve l’influence considérable que la Sainte-Chapelle de Paris exerça, dès son origine, sur les grands seigneurs et surtout sur les abbés des opulentes abbayes, jalouses de manifester leur puissance et leur richesse, qui étaient alors immenses.
CHAPITRE XI
LA SCULPTURE.
Au moyen âge, tous les arts étaient solidaires de l’architecture. L’architecte traçait les épures sur le chantier et conduisait les travaux de construction; il dirigeait les tailleurs de pierre, les maçons en même temps que les tailleurs d’images, les sculpteurs ainsi que les enlumineurs, les verriers et les peintres, en imprimant à tous le mouvement d’exécution de l’œuvre tout entière dont il était le créateur.
Tout se tient partout et particulièrement dans l’art et toutes ses branches. L’histoire de la sculpture est la même que celle de l’architecture, car elles ont subi ensemble les influences diverses qui ont marqué leurs origines et leurs transformations; elles sont arrivées ensemble à l’apogée par les manifestations éclatantes du XIIIᵉ siècle et elles ont suivi les mêmes voies qui les ont amenées à leur déclin, moins de deux siècles plus tard.
La statuaire et la sculpture ornementale étaient inséparables, parce qu’elles étaient exécutées par les mêmes
artistes soumis à une même idée: l’étude de la nature.
Subissant la loi de la transformation incessante, ils abandonnèrent les formes hiératiques imposées par les traditions religieuses, en donnant une nouvelle expression à ces mêmes traditions respectées et conservées.
L’inspiration romaine, l’imitation même de la statuaire romaine est certaine dans la première moitié du XIIIᵉ siècle. Reims, qui semble être l’expression suprême, le chef-d’œuvre de l’architecture dite gothique, nous en montre un magnifique exemple par un certain nombre des statues qui ornent le portail occidental de la cathédrale.
Les architectes du XIIIᵉ siècle, tout aux idées de leur temps, oubliant leurs origines latines, avaient suivi la voie tracée par les novateurs pour la construction monumentale, mais en abandonnant les formes conventionnelles de l’art byzantin, aussi bien pour la statuaire que pour les ornements sculptés qui l’accompagnent,—en honneur encore pendant le siècle précédent—et, en s’inspirant de l’art romain, ils avaient fait un retour salutaire vers les traditions antiques qu’ils abandonnèrent ensuite pour n’y plus revenir.
L’influence romaine est certaine pour la statuaire et on en trouve la preuve soit dans les relations qui existaient entre le Nord et le Midi, bien avant les croisades, principalement par les grands ordres religieux du temps, soit—ce qui est peut-être le plus simple—dans les innombrables monuments que les Romains eux-mêmes
avaient élevés en Gaule à l’imitation de Rome, et ceux construits par les Gallo-Romains pendant plusieurs
siècles et qui n’avaient pas été tous détruits par les invasions barbares.
La sculpture ornementale doit avoir une origine non moins ancienne. Elle semble tout d’abord inspirée des détails de l’époque dite romane; mais d’après les savants modernes[41], elle remonte beaucoup plus haut. L’art oriental, importé et barbarisé en Scandinavie, fut introduit en Irlande dès les premiers siècles de notre ère. Les moines irlandais, si puissants, et qui paraissent avoir été les principaux agents de la Renaissance de Charlemagne, créèrent ou influencèrent, par les manuscrits et les miniatures, l’art carolingien dont procède l’art dit roman, qui a engendré la sculpture ornementale du XIIIᵉ siècle, art d’un caractère si particulièrement décoratif, dû évidemment aux traditions très anciennes conservées et transmises, puis rajeunies, fortifiées, transformées dans ses détails par l’étude de la nature, de même que pour la statuaire.
Les architectes de l’Ile-de-France, comme ceux de Reims, s’assimilèrent ces principes de l’art nouveau avec la souplesse et l’adresse merveilleuses qui les caractérisaient si bien et ils en donnèrent des preuves nombreuses à Notre-Dame de Paris par la statuaire qui décore le portail principal et, peut-être
plus encore, par les ornements qui les accompagnent.
La cathédrale de Chartres, dans ses portails nord et sud du XIIIᵉ siècle, est un sujet d’études les plus instructives
par la comparaison, qui peut être faite sur un même édifice, des sculptures inspirées de l’hiératisme byzantin et de la statuaire transformée, naturalisée pour ainsi dire, par l’influence antique.
La cathédrale d’Amiens possède certaines parties de sa sculpture qui ont subi cette influence; mais elle montre, dans l’abondance des motifs sculptés et dans le relâchement de leur exécution, les mêmes symptômes
de décadence qui s’annoncent par la hardiesse des tours de force que les constructeurs avaient accomplis dans sa structure.
Fig. 106.—Abbaye du Mont-Saint-Michel.—Cloître du XIIIᵉ siècle.
Ornements sculptés des tympans intérieurs.
La sculpture du moyen âge suit la fortune de l’architecture
Fig. 107.—Statuette en bois
(0ᵐ,60 de hauteur) (XIIIᵉ siècle).—Ateliers de la Chaise-Dieu (Auvergne).
dans son ascension et dans sa décadence; à son origine, d’une pureté de style qui rappelle en son genre le beau temps de la sculpture romaine, elle perd bientôt la proportion et la mesure en s’éloignant des traditions antiques. L’exubérance déréglée de ses compositions, surchargées de détails, lui fait oublier les sages lois de la simplicité, condition essentielle de toute œuvre d’art, et l’entraîne à une décadence rapide qui s’annonce dès le XIVᵉ siècle et s’accomplit un siècle plus tard. «La statuaire est alors à son apogée, et rien de plus surprenant que l’activité et la fécondité des sculpteurs du XIIIᵉ siècle, qui peuplèrent de personnages hauts de deux à trois mètres les embrasures des portes et les façades, sans compter les statuettes qui animaient les tympans. La façade de Notre-Dame de Paris, qui est loin d’être la plus riche, a soixante-huit statues beaucoup plus grandes que nature, et la plupart exécutées avec une rare perfection; il y en a plus de cent à chacun des porches de Notre-Dame de Chartres et d’Amiens. Dans celle-ci, la statue du Christ est un chef-d’œuvre d’une valeur exceptionnelle; les bas-reliefs complètent les sujets qu’indiquent les statues, et ajoutent une foule de scènes traitées avec la verve la plus heureuse et la plus féconde.»
Les sujets préférés par l’imagerie du XIIIᵉ siècle étaient un peu ceux de l’époque romane, mais avec une sensible différence et un progrès considérable dans la composition, qui présente plus de science, de goût et moins d’excentricité. Il fallait cependant un exutoire à la verve satirique de nos ancêtres et à leur penchant vers la caricature; ils trouvèrent satisfaction dans les allusions mordantes qu’ils se permirent quelquefois à l’adresse du clergé, des princes, des riches bourgeois, et dans les formes fantastiques de leurs gargouilles. Une plantureuse ornementation, empruntée au règne végétal, accompagnait les sujets, les encadrant, leur servant de fond ou s’ajoutant à eux pour compléter l’effet décoratif. Ce système de
sculpture était aussi employé seul et parfois répandu avec profusion, surtout en Bourgogne et en Normandie, où il se développait aux dépens de la statuaire,
fort en retard dans ces provinces. Il n’a plus le caractère byzantin des enroulements, des rinceaux et des feuillages fantastiques de l’époque romane; il se rend indépendant et va prendre directement ses types dans la flore indigène[42]. Les plantes de notre pays se pétrifient en quelque sorte pour s’appliquer aux éléments d’architecture de nos églises, mais en se prêtant
d’abord, par d’ingénieuses combinaisons, à l’ampleur que doit conserver la sculpture.
C’est aux XIVᵉ et XVᵉ siècles seulement que la reproduction devient servile, minutieuse, banale, et sacrifie les ensembles à l’exactitude exagérée des détails[43].
Il faut remarquer que la décadence, visible déjà dans la sculpture monumentale, ne se manifeste pas autant ni aussi rapidement dans la sculpture intime, pour ainsi dire: l’imagerie. Au XIIIᵉ et au XIVᵉ siècle, tous
les sculpteurs étaient des imagiers; mais, à la fin de ce dernier siècle et pendant le XVᵉ, on désignait, sous la dénomination d’imagiers, les tailleurs d’images en bois, en ivoire, etc. Dans leurs ateliers, l’art s’était maintenu, comme celui des orfèvres particulièrement, qui fabriquaient des images de haut et bas-relief en métaux précieux, grâce aux maîtrises, dont les règlements, établis avec une sévérité protectrice, ont porté et soutenu les arts décoratifs français à un si haut degré de perfection. Les admirables stalles en bois sculpté d’Amiens, d’Auch et d’Albi, pour ne citer que les plus justement célèbres, témoignent du talent vigoureux des imagiers des XIVᵉ et XVᵉ siècles.
Les ateliers flamands, soutenus par les règlements
sévères de leurs guildes, surtout ceux d’Anvers et de Bruxelles, et peut-être aussi ceux du sud de l’Allemagne, exercèrent une influence salutaire sur les ateliers bourguignons, qui réagirent à leur tour sur ceux de l’Ile-de-France et plus vivement encore sur ceux de Paris, centre d’art si brillant au XIVᵉ et vers la fin du XVᵉ siècle, en excitant leur émulation. Ces éléments réunis, ravivant les belles traditions d’art du XIIIᵉ siècle,
Fig. 111 bis.—Plaque en ivoire (0ᵐ,17 de hauteur). Couverture d’évangiliaire (XIVᵉ siècle).—Ateliers de l’Ile-de-France (Soissons).
rajeunies par ce concours nouveau, préparaient, dans la dernière moitié du XVᵉ siècle, une Renaissance française
qui a précédé sûrement celle du XVIᵉ siècle, attribuée aux Italiens qui, pour un certain temps et par suite de l’engouement de ce temps, ont affaibli notre art français bien plus qu’ils ne l’ont régénéré.
Les sculptures des ateliers d’Anvers, si curieuses à tous égards, sont marquées d’une main coupée, frappée au fer rouge,—l’une des pièces des armoiries de la
ville: Antwerpen;—celles de Bruxelles portent également un signe frappé au feu. Les images en bois, en ivoire, en vermeil, que nous indiquons à titre de spécimens de l’art des imagiers du XIIIᵉ au XVᵉ siècle, démontrent que les traditions s’étaient conservées
Fig. 114.—Statuette en bois peint et doré (0ᵐ,50 de hauteur) (XVᵉ siècle). Ateliers de Bruxelles (Belgique).
dans cette corporation. Obéissant à des conventions iconographiques, leurs œuvres portent encore des traces hiératiques qui ne nuisent pas à la justesse du mouvement et de l’expression; elles sont composées avec tant d’adresse, de goût, de finesse, et complétées par une grande liberté d’exécution, qu’elles font encore l’admiration des artistes modernes[44]. Elles doivent ces qualités essentiellement françaises au talent des artistes certainement, mais aussi et peut-être surtout à l’institution protectrice des maîtrises qui pourraient servir d’exemple, après avoir été modifiées par les idées progressives du temps, à ceux qui ont la mission de maintenir les arts nationaux au plus haut degré de perfectionnement.
Fig. 115.—Statuette en bois peint et doré (0ᵐ,50 de hauteur) (XVIᵉ siècle). Ateliers de Munich (Allemagne).
CHAPITRE XII
LA PEINTURE.
L’origine de la peinture paraît remonter à l’antiquité, et elle avait accompli bien des transformations lorsque les architectes de l’époque dite gothique l’appliquèrent à la décoration de leurs édifices.
«Le XIIᵉ siècle atteint l’apogée de l’art de la peinture architectonique pendant le moyen âge en France; les vitraux, les vignettes des manuscrits et les fragments de peintures murales de cette époque accusent un art savant, très avancé, une singulière entente de l’harmonie des tons, la coïncidence de cette harmonie avec les formes de l’architecture. Il n’est pas douteux que cet art s’était développé dans les cloîtres et procédait de l’art grec byzantin[45].»
Cependant, il est prudent, au point de vue archéologique, de tenir compte de l’influence considérable que les moines d’Irlande avaient exercée sur l’art continental, par leurs manuscrits et leurs miniatures, dès le temps de Charlemagne.
Vers la fin du XIIᵉ siècle, à la suite de l’évolution architectonique que nous avons étudiée, la sculpture ainsi que la peinture entrèrent dans une voie nouvelle; elles abandonnèrent les traditions hiératiques pour étudier la nature et en tirer leur principale inspiration.
Mais si le talent des peintres s’agrandit, les surfaces murales, sur lesquelles ils auraient pu appliquer leurs nouvelles méthodes, diminuent rapidement et, dès
Fig. 116.—Cathédrale de Cahors.—Peintures.
Projection horizontale de la coupole montrant en raccourci, par conséquent, les personnages et les motifs d’architecture qui les encadrent.
le XIIIᵉ siècle, il ne reste plus, à l’état de mur, que le soubassement des fenêtres et les quelques rares triangles des voûtes, qui elles-mêmes se couvrent d’un réseau de plus en plus serré d’arcs croisés et recroisés. N’ayant plus la place nécessaire dans les édifices nouveaux de l’architecture dite gothique, les peintres du temps cherchèrent et trouvèrent à appliquer leur art, enrichi des nouvelles méthodes naturalistes, dans des monuments plus anciens. Les coupoles des grandes églises abbatiales, à l’exemple de l’église mère de Saint-Front à Périgueux, leur présentaient d’immenses surfaces, dont ils utilisèrent avec une extrême adresse la forme convexe, et sur lesquelles ils créèrent des compositions dont les personnages et les ornements sont si bien combinés qu’ils paraissent être de proportions normales, malgré leurs dimensions gigantesques (fig. 117).
Nous pouvons en donner la preuve la plus certaine, grâce à la découverte, faite en 1890, dans la cathédrale de Cahors, de peintures murales du plus haut intérêt archéologique.
Les travaux de consolidation des deux coupoles de la cathédrale ont fait découvrir, sous plusieurs couches épaisses de badigeon, des peintures d’une grande importance décorant la coupole de l’ouest, vers l’entrée de l’église. On a trouvé également dans la coupole de l’est et sur ses pendentifs des traces de peinture qui n’ont pas pu être conservées, parce qu’elles s’effritaient sous l’action de l’air et tombaient de vétusté. Mais la décoration de la coupole de l’ouest est entière dans sa composition, et si le temps en a éteint quelque peu la coloration, le dessin tracé en noir, avec une science, une vigueur et une sûreté de main remarquables, existe tout entier ou à très peu de chose près.
La coupole ouest, de 16 mètres de diamètre et de forme ovoïde—comme celle de l’est—est divisée par
Fig. 117.—Cathédrale de Cahors.—Peintures.
Fragment de l’un des huit motifs des secteurs de la coupole.
Le prophète Ézéchiel.
la composition picturale en huit secteurs, séparés par de larges bandes formées de rinceaux de fleurs et de fruits fortement dessinés, dont la figure 116 donne une idée exacte. Les figures de huit prophètes, de dimensions colossales qui varient de 4ᵐ,70 à 4ᵐ,90 de hauteur, forment le point capital de chaque secteur. Le prophète-roi David et les quatre grands prophètes: Daniel, à gauche de David, puis Jérémie, Isaïe, Ézéchiel à droite, vers le chœur de l’église, ainsi que trois parmi les douze petits prophètes: Jonas, Esdras et Abacuc, sont peints de divers tons modelés, sertis par un trait sur un fond variant du rouge orangé au rouge foncé et encadré dans un motif d’architecture tracé en lignes fermes. Le motif se détache en gris sur un fond d’appareil dont les assises sont indiquées par un double trait brun sur un ton général d’ocre clair. Chacun des personnages tient un phylactère, banderole ou rouleau, portant son nom écrit en belles lettres du XIIIᵉ siècle.
Les bandes divisant les secteurs aboutissent à une frise circulaire entourant le sommet de la coupole, formant un ciel étoilé au milieu duquel est représentée l’apothéose de saint Étienne, patron de la cathédrale; la frise est composée de personnages grandeur nature, figurant, en des attitudes diverses et toutes très vivement expressives, les scènes du jugement et de la lapidation du saint martyr. Ces peintures montrent une phase de l’évolution vers le naturalisme; si les figures des prophètes sont encore hiératiques dans certaines de leurs parties, leur pose, leur tête et les détails dénotent une recherche évidente de la physionomie. Cette recherche est poussée très loin dans les personnages de la frise par le dessin des mains qui résulte d’une étude d’après nature.
Au point de vue technique, les peintures de la coupole
Fig. 118.—Cathédrale de Cahors.—Peintures.—Fragment de la frise centrale de la coupole[46].
ne sont point des fresques: «Le procédé employé paraît être la peinture à l’œuf, blanc et jaune mélangés, procédé analogue à la peinture à l’aquarelle... Les tons rouges ont été posés sur une assiette de mine orange, ce qui leur donne une vigueur et un éclat étonnants, relativement aux matières employées, l’usage des dessous était systématique et il apparaît toutes les fois qu’on a voulu obtenir une certaine intensité de tons ou des effets de coloration. On a modelé autant qu’on a pu, mais sans direction unique de la lumière, et si ce n’était le gros trait de redessiné ou serti, en beaucoup d’endroits ces peintures auraient des points de ressemblance avec les recherches d’éclairage diffus qui, sous le nom de plein air, caractérise la peinture moderne. La tonalité générale est celle des peintures simples du XIIIᵉ siècle, c’est-à-dire de celles où l’on n’a pas employé l’or. L’aspect est chaud, brillant, orangé avec des intensités rouges de plusieurs nuances[47].»
D’après les renseignements archéologiques recueillis en divers ouvrages des historiens du Quercy, les peintures de la coupole ouest de Cahors auraient été faites par les soins des évêques Raymond de Cornil, 1280-1293, Sicard de Montaigu, 1294-1300, Raymond Panchelli[48], 1300-1312, ou Hugo Geraldi, 1312-1316, l’ami du pape Clément V et du roi de France Philippe IV, et qui fut brûlé vif à Avignon, ou bien encore Guillaume de Labroa, 1316-1324, qui, résidant à Avignon, ne gouverna le diocèse de Cahors que par procuration. Après cette période il n’est plus question de travaux décoratifs, les successeurs de ces évêques ayant à soutenir la lutte contre les Anglais.
Il est donc permis de croire que les peintures de Cahors sont de la fin du XIIIᵉ siècle ou du premier quart du siècle suivant; mais ce qui est certain, c’est que la décoration de la coupole ouest de la cathédrale de Cahors est d’un très grand caractère et qu’elle présente un exemple unique en France de l’art décoratif au plus beau temps du XIIIᵉ siècle—à l’apogée de l’architecture dite gothique—dont les exemples ont été suivis par les artistes contemporains et surtout dans les premières années du XIVᵉ siècle.
L’administration des cultes, gardienne vigilante de nos belles cathédrales—nos principaux monuments historiques,—a pris, avec l’esprit d’ordre et de méthode qui lui fait honneur, toutes les mesures nécessaires non pour restaurer, mais pour conserver ces curieuses peintures telles qu’elles existent encore, afin de laisser toute leur valeur archéologique à ces précieux documents qui attestent le talent de nos peintres français du moyen âge.
N’ayant plus de surfaces murales à peindre, la décoration se bornant à l’enluminure des divers membres de l’architecture, les artistes peintres appliquèrent leur talent, développé par l’étude de la nature, à décorer les verrières qui, dès la fin du XIIIᵉ siècle, s’agrandissaient de plus en plus jusqu’à occuper, par leurs réseaux de pierre, tout l’espace compris entre les points d’appui du pourtour des édifices. Cet art nouveau, ou plutôt, cette incarnation de l’art décoratif, appliqué à des dispositions nouvelles, montre encore la souplesse et l’esprit d’assimilation qui distinguaient déjà les artistes français de ce temps.
Fig. 119-120.—Vitraux du commencement du XIIᵉ siècle.
Saint-Remi, à Reims[49].
«Par la nature de la matière qui le compose, le vitrail coloré a une influence certaine sur la physionomie de l’édifice qu’il décore. S’il est mal compris, l’effet des formes architecturales peut s’en trouver modifié; il les fait valoir, au contraire, lorsqu’il est conçu avec intelligence... Comme tout autre genre de peinture ayant
la fonction de s’unir intimement à l’architecture, le vitrail exige une composition simple, ainsi qu’une exécution sobre ne visant pas à l’imitation rigoureuse de la réalité; il exclut l’illusion de la perspective. Sa coloration doit être franche, énergique, composée d’un petit nombre de tons et produisant une harmonie à la fois somptueuse et calme qui attire doucement l’attention, sans l’absorber au détriment du cadre. Comparable à une mosaïque murale, aux émaux de l’orfèvrerie du XIIᵉ au XIVᵉ siècle et aux tapis d’Orient, une verrière véritablement décorative n’a aucune analogie avec un tableau, scène ou paysage que l’on voit à travers une fenêtre ouverte, où l’intérêt se concentre plus particulièrement sur un point et qui ne reçoit pas la lumière diffuse éclairant également toutes ses parties. La loi fondamentale de la peinture décorative repose sur une convention établie pour la satisfaction des yeux, qui recherchent bien plus la décoration rationnelle d’une construction ou d’un objet
d’usage que la sensation des réalités de la nature. Il y a donc un abîme entre le vitrail et le tableau. Pour avoir essayé de le franchir, l’école moderne, héritière de la renaissance italienne, a fait dévier l’art de la décoration de la voie qui lui était tracée par le bon sens[50].»
Le rôle véritable du vitrail n’a jamais été mieux compris qu’au XIIᵉ siècle. Les artistes de ce temps avaient une admirable entente de l’harmonie des couleurs,
dont l’éclat tempéré convenait aux formes simples et robustes de l’architecture romane. Sur le verre aux tons variés, le peintre appliquait un trait noir pour dessiner une figure ou un ornement; il soutenait ce trait avec une demi-teinte plate constituant un modèle rudimentaire, ce qui laissait aux formes exprimées leur effet exact à distance. Au XIIIᵉ siècle, avec le style moins
austère des édifices, l’éclat des vitraux augmente; la coloration est plus pétillante, plus énergique, sans nuire à l’harmonie générale; elle a plus de richesse
encore, parfois, au XIVᵉ siècle, car on emploie le verre rouge avec une certaine prodigalité à cette époque. Jusque-là le système d’exécution reste le même; mais le trait du dessin devient plus fin et la demi-teinte qui le souligne tend à prendre beaucoup moins d’importance, les figures perdent leur calme hiératique et affectent des mouvements accentués, élégants, qui accusent déjà la préoccupation des artistes de se rapprocher de l’imitation de la nature. C’est un commencement de réalisme dont les conséquences ne tarderont pas à être considérables; à la fin du XIVᵉ siècle, la découverte du jaune, obtenu par des sels d’argent et la facilité de son emploi pour colorer des verres grisâtres au feu de moufle, sur des parties que le dessin délimite, sera la cause d’une révolution dans l’art du vitrail et frayera le chemin aux émaux de toute couleur. Cette découverte, assurément utile et qui, appliquée discrètement, rend de précieux services, deviendra une ressource d’un usage exagéré.
Au XVᵉ siècle, les saints personnages représentés sont habituellement exécutés sur verre teinté donnant l’impression d’un blanc très doux; mais les cheveux, les barbes, les coiffures, les bijoux, les galons et les broderies des vêtements sont peints en jaune. Les figures se détachent vivement sur un fond bleu ou rouge, divisées par une draperie damassée, verte ou pourprée; une vaste ornementation architecturale les encadre et emplit les fenêtres immenses de la dernière période de l’art du moyen âge. La transformation est radicale. L’épanouissement final du style dit gothique aurait dû logiquement, et il est intéressant de le constater, amener une recrudescence de la coloration des vitraux; or on s’accommode, au contraire, d’un affaiblissement caractérisé de la puissance d’effet obtenu par la diversité des tons intenses. Cette sorte de camaïeu oblige le peintre à augmenter l’importance du modelé, au détriment du trait noir qui va disparaître.
Avec le XVIᵉ siècle, le vitrail devient, dans une certaine mesure, un tableau translucide qui ne respecte plus les formes architecturales. Les scènes se compliquent et s’étendent sans tenir compte des meneaux de pierre. Toutefois, son exécution large et nerveuse, ainsi que la beauté des tons du verre, impriment aux verrières de cette luxuriante époque un aspect décoratif d’un genre spécial qui en fait oublier les défauts et en expliquer le succès.
L’émail se rattache trop directement au vitrail pour n’en pas dire un mot; c’est une des applications de l’art décoratif du moyen âge, et si son emploi s’est limité à orner des œuvres d’orfèvrerie plutôt qu’à décorer de grands espaces, l’émail est cependant une des expressions les plus brillantes et les plus précieuses de l’art du peintre.
Les émaux les plus anciens sont généralement champlevés et cloisonnés: champlevés, c’est-à-dire creusés pour recevoir l’émail fusible, le creux contournant la masse des figures ou des ornements; cloisonnés par de petites lames de métal fixées sur le fond et marquant les détails des nus et des vêtements. Le fond, les cloisons et les parties nues des figures sont dorés et les détails dessinés par des traits
gravés, de sorte que les vêtements seuls sont émaillés.
La figure 128 montre un émail de la fin du XIᵉ siècle, dont les inscriptions, placées de chaque côté de la croix, sont formées de lettres superposées verticalement, se lisant de haut en bas, et dans lequel on peut étudier ces diverses particularités.
Dès le commencement du XIIIᵉ siècle, l’émail est fait en taille d’épargne, c’est-à-dire que le fond est champlevé pour recevoir les matières diverses qui doivent être soumises à l’action du feu pour former l’émail. Les vêtements, les mains et les pieds des figures—épargnées—sont modelés et ciselés en très bas-relief; mais le personnage principal, le Christ, les têtes des personnages qui l’accompagnent, ainsi que les têtes des anges, sont en véritable relief, modelés et ciselés vigoureusement.
La plaque-couverture d’évangéliaire (fig. 129) nous donne un exemple des plus caractéristiques de ce genre d’émail, qui remonte aux premières années du XIIIᵉ siècle et provient des ateliers de Limoges, fondés par les moines de Solignac.
La châsse (fig. 130) provient également des ateliers des émailleurs limousins. Le procédé est analogue, mais la ciselure des figures est moins fine et même rudimentaire, parce qu’elle est remplacée par des traits gravés rapidement. Ce reliquaire représente le martyre de saint Thomas Becket, archevêque de Cantorbery, et la partie haute de la châsse, formant toiture à deux pentes, l’apothéose du saint.
On sait que saint Thomas Becket fut canonisé deux ans après sa mort tragique, qui souleva une réprobation générale dans toute la chrétienté, et se traduisit à Limoges par la fabrication, pour ainsi dire, pendant le XIIIᵉ siècle, d’un grand nombre de châsses-reliquaires destinées à contenir les reliques du saint martyr.
Il nous semble qu’on peut voir dans les détails des vêtements et des mains ciselés en très bas-relief de la figure 129 l’origine des émaux de basse taille, dits translucides ou, plus exactement, transparents, procédé qui était en usage en Italie, en France et même en
Allemagne, au XIVᵉ et principalement au XVᵉ siècle. Ces émaux ne pouvaient être faits que sur l’or et l’argent, et s’obtenaient par la ciselure en très bas-relief
Fig. 131.—Émail du XVIᵉ siècle.—Notre-Dame des Sept-Douleurs.
Émail peint signé I.-C. (Jehan Courteys ou Courtois) (hauteur, 0ᵐ,27; largeur, 0ᵐ,21)[51]
sur ces métaux précieux des motifs qui étaient ensuite recouverts légèrement d’émaux de nuances peu variées, travail aussi long que difficile, et, par conséquent, d’un prix très élevé qui en rendait l’usage fort restreint.
Les émailleurs du XVIᵉ siècle, surtout ceux du commencement, s’inspirèrent évidemment des émaux de basse taille pour obtenir le même effet brillant et chatoyant par des procédés plus savants et surtout plus économiques, qui se simplifièrent encore en se vulgarisant et en perdant de plus en plus leurs qualités originelles. La figure 131, représentant Notre-Dame des Sept-Douleurs, signée I. C., (Iehan Courteys ou Courtois), est un exemple, quant au dessin tout au moins, des émaux peints, exécutés par les artistes limousins dans les premières années du XVIᵉ siècle.
L’architecture dite gothique, et principalement l’architecture religieuse du XIIᵉ au XVᵉ siècle, a exercé une action féconde, non seulement par la structure proprement dite des édifices qu’elle a élevés en si grand nombre, mais encore par les arts divers qu’elle a créés ou perfectionnés et, dans tous les cas, mis en œuvre pour les décorer. Nous n’en avons tracé que les grandes lignes, en regrettant que la place nous fasse défaut pour étudier toutes les manifestations d’un art bien français, dont les rares et d’autant plus précieux débris sont les plus beaux ornements des musées de France et d’Europe. Ils figurent avec honneur parmi les modèles les plus utiles pour l’enseignement des arts, en préparant par leurs exemples la création de nouveaux chefs-d’œuvre français.
DEUXIÈME PARTIE
L’ARCHITECTURE MONASTIQUE
CHAPITRE PREMIER
ORIGINE.
L’origine de l’architecture monastique ne remonte pas au delà du IVᵉ siècle de l’ère chrétienne. Les ermites et les anachorètes des premiers temps, habitant les cavernes ou les déserts de la Thébaïde, ont pu laisser le souvenir de leurs vertus, mais aucune trace des édifices qu’ils auraient élevés pendant leur vie érémitique; tandis que les premiers chrétiens réunis sous une règle religieuse, changeant cette existence solitaire en une vie cénobitique, ont attesté leur passage en ce monde par des monuments dont il reste des vestiges nombreux, et tout au moins des témoignages historiques.
L’histoire monumentale des églises abbatiales se confond avec celle des cathédrales[52], en ce sens que les évolutions et les transformations architectoniques qui se sont succédé aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles se sont manifestées successivement dans ces grands édifices, qu’elles ont été préparées par les moines architectes et qu’elles ne se sont accomplies que par leur concours direct ou celui des élèves qu’ils avaient formés.
Mais l’étude de l’abbaye proprement dite nous reste à faire au point de vue de l’organisation corporative des moines comme à celui des édifices destinés à les abriter.
L’institution monastique date de l’époque romaine, et les premières abbayes furent établies en France au IVᵉ siècle par Saint-Hilaire de Poitiers et Saint-Martin de Tours. Ces associations, ces corporations religieuses, puissantes par le nombre et plus encore par l’esprit qui les animait, et qui ont rendu d’immenses services à la civilisation au moyen âge, étaient des institutions admirables, à ne considérer même que le côté philosophique de la règle religieuse qui soumettait tout à la domination éclairée de l’intelligence. La règle de saint Benoît est à elle seule un monument considérable qui a pour base la discipline et pour couronnement le travail. Principes excellents toujours, puisqu’ils sont l’expression de la vérité éternelle dont nos économistes modernes, fort bien inspirés en préconisant la fondation de toute espèce de syndicats corporatifs, pourraient, comme au temps de saint Benoît et toutes proportions gardées, tirer en cette fin de siècle les plus utiles et les plus féconds enseignements.
Trois grands foyers intellectuels ont éclairé les premiers siècles du moyen âge: Lérins, l’Irlande et le mont Cassin. Ils ont brillé du plus vif éclat du IVᵉ siècle jusqu’à Charlemagne, en préparant les évolutions successives des connaissances humaines, par le développement cultivé des sciences, des arts, et particulièrement l’art de l’architecture, sous l’action constante des lois de la filiation et celles de la transformation incessante, poursuivant immuablement à travers les siècles leur marche progressive.
Lérins.—Saint Honorat et ses compagnons, abordant dans l’archipel de Lérins, en 375 ou 390, fondèrent sur l’île principale une chapelle entourée de cellules et de bâtiments nécessaires à la vie commune. Les moines composant le monastère naissant étaient des lettrés qui avaient accepté la règle religieuse qui était devenue leur loi; ils instruisaient les néophytes venus du continent, et leur réputation, s’étendant au loin, fit bientôt de Lérins une école théologique, un séminaire, une pépinière, pour ainsi dire, où l’église du moyen âge vint chercher les abbés et les évêques les plus dignes de la gouverner.
L’école de Lérins devint même si savante qu’elle prit parti dans la question du pélagianisme[53] qui animait alors les esprits, et elle paraît s’être maintenue de haute lutte dans la demi-mesure, c’est-à-dire dans le semi-pélagianisme, idées agitatrices qui paraissent avoir été calmées par saint Vincent de Lérins, dont les doctrines étaient beaucoup plus orthodoxes. Il paraît certain d’ailleurs que l’enseignement théologique de Lérins domina, ou tout au moins dirigea l’opinion dans les Gaules jusqu’au VIᵉ siècle.
L’Irlande.—Dès le VIᵉ siècle, l’Irlande était le foyer des sciences et des arts en Occident. Les moines irlandais avaient suivi les traditions importées par les Scandinaves en transformant l’art oriental; par les manuscrits et les miniatures, ils exercèrent une influence considérable sur l’art continental en préparant la Renaissance de Charlemagne, qui a eu elle-même une si grande importance par les manifestations monumentales de l’époque dite romane.
Saint Colomban était un des moines du monastère de Benchor, en Irlande, lorsqu’il passa sur le continent où, vers la fin du VIᵉ siècle, il fonda aux environs de Besançon les abbayes de Luxeuil et de Fontaine, puis en Italie, celle de Bobbio, où il mourut en 615. Son œuvre capitale est la Règle, qu’il donna aux moines irlandais qui l’avaient accompagné et aux religieux qui étaient venus habiter les monastères qu’il avait fondés. Saint Colomban ne se contentait pas de prescrire dans sa Règle l’amour de Dieu et celui du prochain qui en étaient la base; il montre la beauté et l’utilité de ses prescriptions, qu’il appuie sur des passages de la Bible et des principes de morale. L’école du monastère de Luxeuil fut une des plus célèbres au VIIᵉ siècle et devint semblable à celle de Lérins, comme une pépinière de savants docteurs et d’illustres évêques.
Le mont Cassin.—Au VIᵉ siècle, saint Benoît prêcha le christianisme dans le sud de l’Italie, où, malgré les édits impériaux, le paganisme était resté la religion populaire. Il éleva une chapelle dédiée à saint Jean-Baptiste, sur les ruines d’un temple consacré à Apollon, puis il fonda un monastère qui fut le berceau de l’ordre célèbre des bénédictins, auquel il donna sa Règle en 529.
Saint Benoît avait groupé autour de lui des disciples dont le nombre s’accrut rapidement. Il leur avait fait accepter, avec l’esprit d’obéissance et de subordination, c’est-à-dire la discipline, les prescriptions de sa Règle, ayant pour point capital le partage de leur temps entre la prière et le travail. Il en fit l’application au Mont-Cassin dont les bâtiments furent élevés par lui-même et ses compagnons. Les terres stériles furent cultivées et transformées en jardins pour la communauté; des moulins, des fours, des ateliers pour fabriquer toutes les choses nécessaires à l’existence, furent construits dans l’enceinte de l’abbaye, afin que les moines pussent se suffire à eux-mêmes; cependant on avait réservé des bâtiments destinés à offrir l’hospitalité aux pauvres et aux voyageurs, mais disposés de façon à laisser les étrangers en dehors des lieux réguliers destinés exclusivement aux religieux.
Le grand mérite de saint Benoît, indépendamment de sa grande sagesse philosophique, c’est d’avoir compris, le premier peut-être, que le travail, utile et intelligent, est une des conditions, sinon l’unique condition, de la perfection morale que ses disciples devaient s’efforcer d’atteindre et, à ce titre seul, le nom de saint Benoît méritait de passer à la postérité.
«Les apôtres et les premiers évêques furent les guides naturels des constructeurs appelés à édifier les basiliques dans lesquelles se réunirent d’abord les fidèles et, lorsqu’ils portèrent la foi dans les provinces de l’empire, eux seuls pouvaient indiquer ou tracer de leurs propres mains les distributions des édifices nécessaires à l’exercice du nouveau culte... Saint Martin dirigea la construction de l’oratoire d’un des premiers monastères des Gaules à Ligujé, et plus tard celui de Marmoutier, auprès de Tours, sur les bords de la Loire. Saint Germain, sous Childebert, conduisit les travaux de l’abbaye de Saint-Vincent—depuis saint-Germain-des-Prés—à Paris. Bientôt saint Benoît établit dans sa Règle que l’architecture, la peinture, la mosaïque, la sculpture et toutes les branches de l’art seraient étudiées et enseignées dans les monastères; aussi le premier devoir des abbés, des prieurs, des doyens, était-il de tracer le plan des églises et des constructions secondaires des communautés qu’ils étaient appelés à diriger. Il s’ensuivit que, dès les premiers siècles chrétiens jusqu’aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles, l’architecture, science réputée sainte et sacrée, n’était pratiquée que par des religieux; aussi les plus anciens plans qui nous restent, ceux de Saint-Gall et de Cantorbery, sont-ils tracés par les religieux Éginhard et Edwin... Pendant les XIᵉ et XIIᵉ siècles, toute la chrétienté se couvrit d’édifices admirables dus à l’art et à l’industrie des moines, qui, préparés par les études et l’expérience que leur léguaient les siècles précédents, durent trouver un nouveau stimulant, pendant ce moment de régénération générale, dans l’élan que les rois leur donnaient pour les immenses ruines du IXᵉ siècle[54].»
Dès les premiers siècles du christianisme, il s’était formé des associations d’hommes et de femmes dans le but de vivre en commun sous une règle religieuse; mais il paraît certain que le plus grand nombre des monastères durent, sinon leur origine, tout au moins leur célébrité et leurs richesses, à la réputation des reliques qu’ils possédaient. Elles attiraient la foule, et les pèlerinages étaient si fréquents et si nombreux au moyen âge qu’on avait dû créer des hospices—on pourrait dire des asiles de nuit—en différentes villes situées sur les principaux passages de ces pèlerinages. Une confrérie des Pèlerins de Saint-Michel s’était formée, dès les premières années du XIIIᵉ siècle, à Paris, où la confrérie de Saint-Jacques aux Pèlerins avait une chapelle et son hôpital rue Saint-Denis, près la porte de ville.
Du VIIᵉ au IXᵉ siècle, il existait des abbayes importantes dans presque toutes les provinces qui ont constitué la France moderne. Puis, après Charlemagne et sous ses successeurs, de grands monastères se fondèrent dans tous les pays qui formaient son empire. Charlemagne, s’appuyant sur les évêques et surtout sur les moines qui représentaient les progrès du temps, contribua au développement des institutions religieuses, secondant sa politique et augmentant les effets de sa puissance civilisatrice. Mais, après sa mort, l’étude des sciences et des arts déclina si rapidement qu’une réforme s’imposait dès le Xᵉ siècle, réforme qui paraît avoir pris naissance dans l’abbaye bénédictine de Cluny, fortement établie en Bourgogne vers l’année 930.
D’après cette étude rapide de l’organisation monastique, on peut se faire une idée de l’importance qu’avaient prise aux XIᵉ et XIIᵉ siècles les institutions religieuses, dont les immenses services se sont manifestés par l’agriculture remise en honneur, par l’étude des sciences, des arts et principalement de l’architecture; en un mot, par le travail intelligent et utile.
L’architecture monastique a exercé une influence considérable, décisive, sur l’art national par les immenses édifices religieux qu’elle a créés et qui ont précédé la fondation de nos grandes cathédrales.
Jusqu’au milieu du XIIᵉ siècle, les sciences, les lettres, les arts, la richesse et surtout l’intelligence, c’est-à-dire la toute-puissance sur la terre, étaient possédés par les corporations religieuses. Il faut se rappeler—et c’est de simple justice historique—que les abbayes ont illustré et surtout éclairé le moyen âge, et que ces grandes maisons étaient alors de véritables écoles dont la force d’expansion fut énorme. Il faut se souvenir que si les grandes cathédrales des XIIᵉ et XIIIᵉ siècles ne sont pas l’œuvre des religieux, les architectes laïques qui les ont construites étaient les disciples de ces religieux, moines-architectes, et que c’est dans les écoles des abbayes, si libéralement ouvertes à tous, qu’ils avaient puisé les premières connaissances d’un art qu’ils ont appliqué avec tant d’habileté.
L’enseignement de l’architecture, particulièrement, n’était pas seulement théorique: il était surtout appliqué par les religieux dans les constructions monastiques très considérables dont le point capital était l’église abbatiale, souvent plus vaste et plus ornée que les cathédrales contemporaines.
Suivant les plans généralement adoptés, à côté de l’église, au nord et souvent au midi, s’étendait le cloître, vaste préau orné de plantes, entouré de galeries ouvertes sur ce préau, qui assurait la communication entre les divers services principaux de l’abbaye, dont les plus nécessaires étaient: le réfectoire, le plus souvent établi dans une belle salle voûtée, en rapport direct avec les cuisines; la salle capitulaire, reliée à l’église, le dortoir des moines étant placé à l’étage au-dessus; les celliers et greniers voûtés, au-dessus desquels étaient disposés les logements des hôtes; les magasins se rattachaient aux écuries, aux étables et aux dépendances qui étaient très importantes. Tous ces différents services, nécessaires à la vie du monastère, étaient tenus très sévèrement indépendants les uns des autres, afin de ne pas troubler la vie ordinaire des religieux, tout en prévoyant les moyens de satisfaire largement les besoins et les devoirs de l’hospitalité.
Les abbayes élevées à l’époque dite romane étaient, en leur temps, de véritables modèles architectoniques. Les architectes religieux ou laïques les modifièrent, tout en les maintenant au même degré de perfection; ils suivirent les progrès qui signalèrent le milieu du XIIᵉ siècle, en transformant et en perfectionnant le mode de construction par l’adoption de la méthode angevine pour la construction des voûtes sur croisée d’ogives, caractère très particulier de l’architecture dite gothique.
CHAPITRE II
ABBAYE DE CLUNY.—ABBAYES CISTERCIENNES.
Les bénédictins, les cisterciens, les augustins, les prémontrés et particulièrement la congrégation de Cluny ont créé des œuvres remarquables par l’ampleur et la magnificence de leurs constructions, réputées en leur temps comme les plus parfaites en leur genre. L’étude de ces édifices: église, bâtiments d’habitation de l’abbé et des moines, avec toutes les dépendances qui composaient l’abbaye, est des plus instructives; elle fait connaître la science et l’esprit judicieux des moines-architectes s’inspirant du climat, des lieux mêmes, des matériaux du pays, du nombre des religieux, des ressources de l’ordre et de toutes les circonstances, afin d’en tirer le meilleur parti pour l’accomplissement de l’œuvre.
Il est bien certain que les architectes des premières abbayes avaient adopté le mode de construction contemporaine, c’est-à-dire l’architecture latine, romaine ou gallo-romaine. La double porte de l’abbaye de Cluny, dont l’auteur probable est Gauzon, l’ancien abbé de Beaune, qui commença la construction du célèbre monastère, en est une preuve des plus intéressantes. Le caractère architectural se modifia sous l’action successive des diverses influences, les mêmes que celles qui se sont manifestées dans l’architecture religieuse[55] dès le XIᵉ siècle et qui se sont si magnifiquement exprimées dans les édifices élevés depuis ce temps jusqu’au XIIIᵉ siècle, l’apogée de l’architecture dite gothique.
Les abbés des innombrables abbayes de tous ordres étaient trop éclairés pour ne pas profiter des progrès réalisés de leur temps en les appliquant à la construction ou à l’embellissement de leurs monastères.
L’abbaye de Cluny, fondée en 909 par Guillaume, duc d’Aquitaine, et affranchie de toute dépendance par le pape Jean XI, qui confirmait, en 932, la charte de Guillaume, prit un développement aussi rapide que considérable en raison des circonstances politiques et sociales qui avaient marqué son origine. Au commencement du Xᵉ siècle, les invasions normandes et les
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