L'Architecture Gothique
excès du régime féodal avaient ruiné l’œuvre de Charlemagne, et le monde chrétien d’Occident paraissait être revenu à l’état de barbarie après la destruction par les Sarrasins et les pirates du Nord des villes importantes et de la plupart des monastères; la société civile ainsi que les institutions religieuses étaient tombées dans la plus extrême misère, née de la confusion des pouvoirs et du mépris de toute autorité.
Cluny devint rapidement un foyer autour duquel se groupèrent toutes les intelligences qui n’avaient pas été submergées dans le chaos du IXᵉ siècle, et elle fut bientôt une école aussi brillante que celles qui ont illuminé les premiers temps du moyen âge. Grâce à la Règle de saint Benoît dont les bénédictins de Cluny avaient su tirer les plus utiles enseignements, l’abbaye eut un développement considérable, et elle paraît avoir été pendant plus d’un siècle la pépinière fertile qui fournit à l’Europe, pendant les XIᵉ et XIIᵉ siècles, non seulement des professeurs pour les écoles monastiques, mais des savants dans toutes les branches de la science, des lettres, et surtout des architectes qui contribuèrent effectivement à la création de Cluny et de ses filles religieuses, et aussi à la construction des innombrables abbayes fondées par les bénédictins dans toute l’Europe occidentale et en Orient, au berceau même du christianisme.
Pendant toutes ces luttes de l’intelligence contre l’ignorance s’accomplissait une révolution sociale: l’affranchissement des communes, qui eut une portée immense sur les sciences, les arts, la vie matérielle et, en un mot, sur les mœurs du pays.
L’architecture, expression fidèle de tout état social, née aux temps dits païens, s’était christianisée par sa culture dans les abbayes et elle avait pris un essor étonnant que nous avons étudié dans l’architecture religieuse. Mais si l’ascension de l’architecture de ce temps avait été rapide, vertigineuse, sa décadence fut profonde, parce qu’elle était la conséquence d’un affranchissement trop radical des traditions antiques qui avaient établi et affirmé sa supériorité dès les premiers siècles du moyen âge.
L’abbaye de Cluny fut bientôt trop étroite pour le nombre de ses moines. Saint Hugues en entreprit la
reconstruction dans les dernières années du XIᵉ siècle, et le moine Gauzon, de Cluny, en commença les travaux en 1089, sur des plans beaucoup plus vastes et de proportions si magnifiques que l’église de la nouvelle abbaye passait pour être la plus grande de tous les monastères de l’Occident.
Le plan (fig. 134) indique les dispositions de l’abbaye à la fin du siècle dernier, alors que les bâtiments réguliers avaient déjà été reconstruits quelque temps auparavant. Cependant l’église existait encore; commencée par le chœur du temps de saint Hugues, elle n’aurait été consacrée qu’en 1131. La chapelle qui la précède à l’ouest ne fut achevée qu’en 1228 par Roland Iᵉʳ, vingtième abbé de Cluny.
En A se trouvait l’entrée de l’abbaye, porte gallo-romaine qui existe encore. En avant de l’église, en B, des marches aboutissaient au parvis orné d’une croix de pierre; puis un large degré conduisait à l’entrée de la chapelle, en C, ouverte entre deux tours carrées; celle du nord, destinée aux archives, et celle du sud, dite de la Justice. L’église antérieure ou chapelle, en D, paraît avoir été destinée aux étrangers et aux pénitents, qui ne pouvaient pénétrer dans les lieux réguliers; c’était la chapelle des étrangers, séparée de l’église abbatiale, de même que les logements des hôtes étaient séparés des bâtiments destinés aux religieux, qui ne devaient avoir aucune relation avec le dehors; en E était la porte de l’église abbatiale, qui ne s’ouvrait que pour les grands personnages admis exceptionnellement dans le sanctuaire de l’abbaye.
A Cluny, de même qu’à Vézelay, une des filles de Cluny, l’église antérieure, c’est-à-dire la chapelle des étrangers que l’on trouve dans toutes les abbayes bénédictines, avait les proportions d’une véritable église
Fig. 135.—Abbaye de Cluny [56] —Intérieur de la chapelle des étrangers et porte d’entrée de l’église abbatiale.
avec ses collatéraux et ses tours; elle devait communiquer avec les bâtiments destinés aux hôtes et qui se trouvaient au-dessus des magasins de l’abbaye vers l’ouest du cloître, en F du plan. De la chapelle des étrangers, on entrait dans l’église abbatiale par une seule porte, en E, qui rappelait, d’après les descriptions, la disposition et la décoration de la grande porte du Moustier, à Moissac.
Le caractère particulier de l’abbatiale de Cluny, c’est un double transsept, dont on retrouve les dispositions analogues dans les grandes églises abbatiales de l’Angleterre, notamment à Lincoln[57]. D’après une description faite au siècle dernier, l’église de l’abbaye, à Cluny, avait 410 pieds de longueur; bâtie en forme de croix archiépiscopale, elle avait deux croisées: la première, longue de près de 200 pieds, était large de 30; la seconde, longue de 110 pieds, était plus large que la première. La basilique, large de 110 pieds, était partagée en cinq nefs voûtées en plein cintre et supportées par soixante-huit piliers. Plus de trois cents fenêtres cintrées, étroites et très élevées, laissaient pénétrer dans l’église un jour mystérieux propice aux méditations. Le maître-autel était placé un peu au delà de la seconde croisée, en G et en H, l’autel de retro, c’est-à-dire en arrière.—Le chœur, où se trouvaient deux jubés, occupait environ le tiers de la grande nef; il renfermait deux cent vingt-cinq stalles pour les religieux, et fut entouré, au XVᵉ siècle, de tapisseries magnifiques. Un grand nombre d’autels consacrés à différents saints étaient adossés, soit aux jubés, soit aux piliers de la grande nef et de ses collatéraux. D’autres chapelles s’ouvrirent plus tard le long des nefs latérales et sur les côtés est des deux transsepts.
Sur le transsept principal s’élevaient trois clochers couverts en ardoises; celui du milieu, clocher ou tour-lanterne, était désigné: clocher des lampes, parce que l’on disposait aux voûtes de la croisée, de la nef et des transsepts des lampes ou des couronnes de lumières qui brûlaient nuit et jour au-dessus du maître-autel.
Au sud de l’abbaye se trouvait un grand cloître, en F, entouré des bâtiments claustraux, dont il reste quelques vestiges; en K et L sont les bâtiments abbatiaux reconstruits aux XVᵉ et XVIᵉ siècles; en M et N, les édifices construits au siècle dernier sur les bâtiments primitifs. A l’est s’étendaient les jardins avec les grands viviers qui existent encore avec une partie des clôtures, ainsi qu’un bâtiment du XIIIᵉ siècle, dit la boulangerie, en O.
Les abbés successeurs de saint Hugues ne purent maintenir l’abbaye dans l’observance de la règle primitive. Le luxe excessif résultant d’une trop grande prospérité amena un relâchement profond, et dès la fin du XIᵉ siècle la discorde s’était introduite à Cluny.
Pierre le Vénérable, élu abbé en 1112, rétablit l’ordre pour un temps et réunit à Cluny un chapitre général qui comptait deux cents prieurs et plus de douze cents autres religieux. En 1158, lors de la mort de Pierre, l’abbaye comptait encore plus de quatre cents moines, et l’ordre avait fondé des monastères en terre sainte et à Constantinople.
L’abbaye de Cîteaux.—La réforme des ordres bénédictins s’imposait, et saint Robert, abbé de Solesmes, la commença vers 1098. Après avoir quitté son abbaye et s’être réfugié avec vingt et un religieux dans la forêt de Cîteaux, qui lui avait été donnée par don Reynard, vicomte de Beaune, saint Bernard la continua et surtout lui donna l’organisation nécessaire pour régénérer les abbayes bénédictines qui déclinaient de plus en plus et dont les religieux n’avaient plus l’esprit monastique.
«En allant fréquemment dans le monde, les moines en prenaient la dissipation, et quand ils rentraient dans leurs cloîtres, ils y retrouvaient la foule des curieux, des hôtes et des pèlerins qu’eux-mêmes attiraient. Bâtis jusqu’au XIᵉ siècle dans les villes, ou devenus, à la suite des invasions sarrasine ou normande, des centres de population, les monastères ne pouvaient rester l’asile du recueillement que pour un certain nombre de religieux occupés de travaux intellectuels. Les moines étaient en outre propriétaires féodaux, ayant des juridictions à côté de celles des évêques, et Saint-Germain-des-Prés, Saint-Denis, Saint-Martin, Vendôme, Moissac ne relevaient que du pape; de là des soucis temporels, des discussions et jusqu’à des luttes à main armée... La cupidité et la vanité, sinon des religieux, tout au moins de leurs abbés, s’étendaient jusqu’au culte lui-même et aux édifices qui lui étaient consacrés[58].»
Saint Bernard, s’adressant aux moines de son temps, les réprimande sur leur relâchement, en blâmant les dimensions exagérées des églises abbatiales, la richesse de leur ornementation et le luxe dont s’entouraient les abbés. O vanité des vanités! s’écrie-t-il, sottise autant que vanité! L’église brille dans ses murailles et elle est nue dans ses pauvres! Elle couvre d’or ses pierres et laisse ses fils sans vêtements. Les curieux ont de quoi se distraire et les malheureux ne trouvent pas de quoi vivre. Et ce fut pour supprimer ces abus que l’ordre de Cîteaux fut fondé par saint Robert et saint Bernard, et aussi pour mettre fin aux conflits de juridiction ecclésiastique en plaçant les nouvelles abbayes sous la dépendance des évêques. Elles devaient être bâties dans les solitudes «et nourrir leurs habitants par des travaux agricoles. On ne devait point chercher à les fonder sur de saints tombeaux, de peur d’y attirer la foule des pèlerins et avec eux la dissipation. Les constructions devaient être solides et autant que possible en bonne pierre de taille, mais sans aucune superfétation; pas même d’autre clocher qu’un petit campanile, parfois en pierre et presque toujours en charpente[59].»
L’ordre de Cîteaux fut constitué en 1119, et saint Robert imposa à ses moines la règle de saint Benoît dans toute sa sévérité et, pour marquer par des signes extérieurs sa séparation avec les fils de saint Benoît, qu’il trouvait dégénérés, il donna à ses religieux cisterciens la robe brune afin de les distinguer des bénédictins qui étaient vêtus de noir. Après avoir déterminé les obligations religieuses de ses moines, il indique, par des constructions minutieuses, la disposition des bâtiments. La principale condition était que l’emplacement des monastères devait être choisi assez étendu et de telle façon que les religieux pussent trouver dans l’enceinte de l’abbaye même tout le nécessaire, afin d’éviter toute cause de dissipation par les communications avec l’extérieur. Le monastère, établi autant que possible sur un cours d’eau, devait contenir, indépendamment des bâtiments claustraux, de l’église et du logement de l’abbé, qui était en dehors de l’enceinte régulière, un moulin, un four, des ateliers pour les divers métiers fabriquant les choses indispensables à la vie, ainsi que des jardins pour l’utilité et l’agrément des moines.
L’abbaye de Clairvaux était en son temps l’expression des réformes dont saint Bernard, précédé de saint Robert, a été l’apôtre. Les dispositions générales et les détails des différents services étaient à peu près identiques à ceux de Cîteaux, de même que celle-ci procédait de Cluny, mais en tenant compte de la sévérité apportée dans l’observance de la règle bénédictine proscrivant tout ce qui n’était pas absolument nécessaire à la vie matérielle et plus sévèrement appliquée, surtout en ce qui concerne la claustration complète des religieux, dans le but d’augmenter leur perfection morale.
Ce résultat est certainement intéressant au point de vue de la restauration religieuse; cependant, il faut peut-être regretter que le grand mouvement d’art, l’élan intellectuel donné par les grands seigneurs bénédictins de Cluny, n’ait pas été suivi dans le même esprit par les réformateurs rigoristes de Cîteaux qui ont ramené l’art par excellence, c’est-à-dire l’architecture, à un rationalisme réfrigérant, qu’ils ont appliqué sévèrement dans les monastères réformés.
Les travaux des cisterciens n’en sont pas moins des sujets d’études utiles.
Il ne reste de ces monuments, Cîteaux et Clairvaux, que de rares vestiges noyés dans les bâtiments modernes, reconstruits pour la plupart au siècle dernier, vestiges lapidaires moins nombreux que les documents historiques et archéologiques qui ont guidé Viollet-le-Duc par l’étude qu’il a faite dans son dictionnaire—t. Iᵉʳ, p. 263 à 271—des célèbres abbayes cisterciennes, dont il montre une reconstitution graphique qu’il n’est pas possible de présenter plus clairement.
CHAPITRE III
ABBAYES ET CHARTREUSES.
Au XIᵉ siècle, il existait dans toute l’Europe occidentale un grand nombre de monastères créés par les moines de divers ordres, et qui étaient nés des grandes écoles monastiques de Lérins, d’Irlande et du Mont-Cassin. Parmi les abbayes célèbres de cette époque, on peut remarquer, «après Vézelay et Fécamp, anciens couvents de femmes transformés en abbayes d’hommes; Saint-Nicaise, à Reims; Nogent-sous-Coucy, en Picardie; Anchin et Annouain, en Artois; Saint-Étienne de Caen, Saint-Pierre-sur-Dives, le Bec, Conches, Cerisy-la-Forêt[60] et Lessay en Normandie; la Trinité de Vendôme; Beaulieu, près de Loches; Montierneuf à Poitiers[61], etc., etc.»
Les abbayes de Fulde (Hesse) et de Corvey (Westphalie), celle-ci fondée par des moines bénédictins venus de l’abbaye de Corbie, en Picardie, étaient devenues en leur temps les principaux foyers de lumière en Allemagne.
En Angleterre, l’abbaye de Saint-Alban (Hertfordshire) fut élevée en 1077 par un disciple de Lanfranc, l’illustre abbé de la célèbre abbaye du Bec en Normandie. Plus tard, un grand nombre de monastères se fondèrent sous la règle de divers ordres et particulièrement celui des bénédictins: à Croyland, à Malmesbury, à Saint-Edmund, à Péterborough, à Salisbury, à Wimborm, à Wearmouth, à Westminster, etc., sans parler des autres abbayes ou prieurés qui existaient en Irlande dès le VIᵉ siècle.
L’abbaye mère de Clairvaux donna naissance à quatre filles: Clairvaux, Pontigny, Morimond et la Ferté.
Clairvaux prit une extension considérable dès les premières années du XIIᵉ siècle, par la réputation de son abbé, saint Bernard, la personnification la plus brillante du moine au XIIᵉ siècle. Son influence fut immense, non seulement comme moine réformateur ou abbé fondateur de l’ordre cistercien, mais encore comme homme politique servi par des circonstances les plus heureuses, pour sa gloire tout au moins.
Saint Bernard prit part aux grandes querelles théologiques du XIIᵉ siècle en assistant au concile de Sens, en 1140, et en réduisant au silence Abailard, le célèbre défenseur du libre arbitre, et les autres philosophes qui apparurent, à cette époque lointaine, comme les précurseurs de la Réformation
du XVIᵉ siècle. Il eut un rôle prépondérant un peu plus tard en prêchant la seconde et malheureuse croisade, sous Louis le Jeune, et en 1147, quelques années avant sa mort, 1153, il se trouva mêlé à la question des Manichéens, en combattant cette hérésie qui agitait alors les esprits et préparait la séparation qui
amena plus tard la terrible guerre dite des Albigeois, et qui ensanglanta le midi de la France dans les premières années du XIIIᵉ siècle.
La gloire monastique de saint Bernard s’établit non seulement à Clairvaux par la règle sévère et réformatrice qu’il imposa aux moines transfuges de Solesmes ou de Cluny, mais encore par le succès des colonies cisterciennes qu’il fonda, au nombre de soixante-douze d’après ses historiens, en Italie, en Espagne, en Suède et en Danemark.
De son temps, le pauvre ermitage de la Vallée d’absinthe, à laquelle il avait donné lui-même, en 1114, le
nom de Claire-Vallée—Clairvaux,—était devenu une vaste résidence féodale assez riche, par ses fermes et ses dépendances agricoles, pour nourrir plus de sept cents religieux. Le monastère était entouré de murailles qui avaient plus d’une demi-lieue de tour et la maison
abbatiale était devenue une demeure seigneuriale. Comme maison mère et chef d’ordre, l’abbaye de Clairvaux commandait à cent soixante monastères en France et à l’étranger. Cinquante ans après la mort de saint Bernard, l’ordre avait pris une importance colossale. Au XIIIᵉ siècle et plus tard, les moines cisterciens ou bernardins élevèrent des abbayes immenses décorées avec une somptuosité royale; elles comprenaient des églises aussi vastes que les plus grandes cathédrales contemporaines, des bâtiments abbatiaux ornés de peintures dont l’oratoire était, à Chââlis par exemple, une sainte-chapelle aussi riche que celle du roi saint Louis à Paris, et dont les caves mêmes excitaient l’admiration
par les énormes tonneaux sculptés qu’elles contenaient.
De sorte que, par un singulier retour des choses d’ici-bas, les pauvres moines qui s’étaient réfugiés dans les forêts sauvages après avoir quitté Solesmes ou Cluny, par horreur pour la somptuosité de ses bâtiments, fondèrent des établissements nouveaux sous la rigidité de règles austères qui devinrent, à leur tour, plus grands, plus riches, plus somptueux que ceux dont ils avaient condamné la magnificence; avec cette différence que la ruine de l’institut cistercien, causée par l’excès de ses richesses, fut si complète qu’il ne reste plus de leurs innombrables monastères, détruits ou dénaturés par les révolutions sociales, que quelques vestiges archéologiques et des souvenirs historiques.
L’influence de l’institut cistercien se manifesta en divers pays d’Europe: en Espagne, dans le grand monastère d’Alcobaco, en Estramadure, qui aurait été bâti par des moines architectes envoyés par saint Bernard; en Sicile, où l’abbaye de Montreale est célèbre par la richesse de ses détails architectoniques; en Allemagne, par la fondation des abbayes d’Altenberg en Westphalie et de Maulbronn dans le Wurtemberg. En 1133, Everard, comte de Berg, appela les religieux de Cîteaux et, en 1145, ils fondèrent sur les bords de la Dheen une abbaye magnifique qui fut habitée par des religieux cisterciens jusqu’à la Révolution, époque à laquelle elle subit le sort des maisons religieuses.
L’abbaye cistercienne de Maulbronn est la mieux conservée de celles qui sont dues à l’influence de saint Bernard pendant les XIIᵉ et XIIIᵉ siècles. L’église abbatiale, le cloître, le réfectoire, la salle du chapitre, les celliers, les magasins, les granges et le logis de l’abbé, séparé des bâtiments claustraux auxquels ils étaient reliés par une galerie, existent encore dans leur état primitif. L’abbaye de Maulbronn marque mieux encore que celle d’Altenberg le caractère de simplicité conforme aux instructions données par saint Bernard ou sous son influence par les règles bénédictines réformées à Cîteaux dans les premières années du XIIᵉ siècle.
Dans les provinces qui formèrent la France moderne, les colonies cisterciennes s’étaient propagées rapidement dès le XIIᵉ siècle.
Il existait dans l’Ile-de-France des abbayes importantes et célèbres dont il reste encore des ruines qui
donnent l’idée de leur splendeur monumentale, comme celles d’Ourscamps, près de Noyon; de Chââlis, près de Senlis; de Longpont et de Vaux-de-Cernay, près de Paris. En Provence, les monastères et les prieurés du XIIᵉ siècle sont nombreux, comme ceux de Sénanque, de Silvacane, du Thoronet et de Montmajour, près d’Arles, à l’extrémité de la vallée des Baux. Parmi les abbayes fondées au XIIIᵉ siècle, on peut signaler celle de Royaumont, dans l’Ile-de-France; Vaucelles, près de Cambrai; Preuilly-en-Brie; la Trappe, dans le Perche; Breuil-Benoît, Mortemer et Bonport, en Normandie; Boschaud, en Périgord; l’Escale-Dieu, en Bigorre; les Feuillants, Nizors et Bonnefont, en Comminges; Grandselve et Baulbonne, près de Toulouse; Floran, Valmagne et Fontfroide, en Languedoc; Fontenay, en Bourgogne, etc.
Vers la fin du XIᵉ siècle et dans les premières années du XIIᵉ, des congrégations s’étaient formées dans le même esprit que Cîteaux; «au premier rang se place l’ordre des prémontrés, ainsi nommés de l’abbaye mère fondée en 1119 par saint Norbert à Prémontré, près de Coucy[62]». Ils fondèrent les monastères de Saint-Martin à Laon et d’autres en Champagne, en Artois, en Bretagne et en Normandie.
Dans les premières années du XIIᵉ siècle, Robert d’Arbrissel fonda plusieurs monastères doubles d’hommes et de femmes à l’exemple de ceux qui avaient été créés en Espagne au IXᵉ siècle; celui de Fontevrault n’eut pas plus de succès que les autres au point de vue monastique, mais il en est résulté de superbes édifices, et l’abbaye même contribua par ses constructions grandioses au progrès de l’architecture qui se développa en Anjou dès le commencement du XIIᵉ siècle, et se manifesta à Angers principalement par des œuvres architectoniques dont nous avons signalé l’importance capitale dans la première partie de ce volume.
Les églises épiscopales possédaient également des
bâtiments claustraux, les chanoines des cathédrales vivant en commun selon des usages anciens qui se perpétuèrent jusqu’au XVᵉ siècle. Les cathédrales d’Aix, d’Arles, de Cavaillon, en Provence; d’Elne, en Roussillon; du Puy, en Velay; de Saint-Bertrand, en Comminges,
ont conservé leurs cloîtres construits au XIIᵉ siècle.
L’abbaye de la Chaise-Dieu, en Auvergne, fondée au XIᵉ siècle, était devenue une des écoles monastiques qui exerça une grande influence par les talents d’un moine-architecte et sculpteur, Guinamaud, qui établit la réputation d’art de la Chaise-Dieu où, dès la fin du XIIᵉ siècle, se formaient les artistes les plus experts en sculpture, en peinture et en orfèvrerie.
Les bâtiments de la Chaise-Dieu ont été reconstruits aux XIIIᵉ et XIVᵉ siècles.
L’ordre des frères prêcheurs, fondé par saint Dominique dans les premières années du XIIIᵉ siècle, a créé
plus de chefs-d’œuvre intellectuels que de monuments d’architecture, et la renommée des dominicains s’est établie beaucoup plus sur leurs prédications et leurs écrits que par le nombre et la magnificence de leurs monastères.
Vers le même temps saint François d’Assise institua l’ordre des frères mineurs, prêchant la pauvreté absolue—ce qui ne les empêcha pas de devenir autant et même plus riches que leurs devanciers.—Ces deux ordres, prêcheurs et mendiants, qui semblaient être une protestation contre le pouvoir, extraordinairement puissant alors, des ordres bénédictins, furent fortement soutenus par saint Louis, qui protégea également d’autres ordres, les augustins et les carmes, pour réagir contre l’indépendance des clunisiens et des cisterciens.
A Paris, saint Louis donna aux frères prêcheurs l’emplacement de l’église Saint-Jacques, rue Saint-Jacques,—d’où le nom de Jacobins donné aux religieux de l’ordre de saint Dominique,—sur lequel fut élevé en 1221 le couvent des Jacobins, dont l’église présente cette particularité, comme à Agen et à Toulouse, d’être divisée en deux nefs, selon le plan adopté par les frères prêcheurs.
A partir du milieu du XIIIᵉ siècle, les dispositions des abbayes s’éloignent des usages bénédictins et tendent de plus en plus à se modeler sur les habitudes séculières, la vie des abbés étant peu différente alors de celle des laïques et, comme conséquence, l’architecture monastique perdit successivement ses particularités caractéristiques.
L’ordre des chartreux, fondé par saint Bruno vers la fin du XIᵉ siècle, était soumis à une règle si rigoureuse,—qui paraît avoir été non moins rigoureusement suivie, tout au moins jusqu’au XVᵉ siècle,—que cette cause suffirait à expliquer qu’il ne soit resté aucun vestige des monuments élevés par eux à l’exemple des ordres religieux créés à la même époque. Les chartreux paraissent avoir observé plus longtemps leurs vœux de pauvreté et d’humilité qui les obligeaient à vivre comme des anachorètes, bien qu’ils habitassent sous le même toit; car, loin de vivre en commun, c’est-à-dire en cénobites, selon la règle bénédictine, cistercienne ou toute autre, ils s’imposaient le système cellulaire dans toute sa rigueur, et le silence absolu observé strictement était encore une aggravation de ce système d’isolement qui leur faisait dédaigner tout ce qui était de nature à adoucir et, par conséquent, à modifier leurs obligations religieuses.
Cependant les chartreux paraissent s’être départis de cette extrême rigueur, sinon dans leur règle, tout au moins dans les bâtiments de leurs monastères. Ils sacrifièrent à l’architecture vers le XVᵉ siècle par la construction de chartreuses qui sont loin des somptuosités cisterciennes, mais qui présentent cependant un intérêt architectonique par leurs dispositions spéciales.
Les bâtiments ordinaires comprenaient la porterie, dont la porte unique donnait accès dans la cour du monastère, dans laquelle se trouvait l’église, le logis du prieur, la maison des hôtes ou des pèlerins, la buanderie, le four, les étables, les magasins, le colombier. L’église communiquait avec un cloître intérieur desservant la salle du chapitre et le réfectoire qui ne s’ouvrait aux moines qu’à certaines fêtes de l’année. Le caractère très particulier des monastères réguliers de saint Bruno, c’est le grand cloître, le véritable cloître des chartreux. Il est généralement de forme rectangulaire, bordé vers l’intérieur d’une galerie sur laquelle s’ouvrent les cellules des religieux, formant chacune une petite habitation avec un jardin particulier. Outre la porte, chaque cellule est munie d’un guichet sur lequel les frères convers déposent de l’extérieur le maigre repas destiné au chartreux qui ne doit avoir aucun rapport avec ses semblables.
On sait que la règle de saint Bruno exige que les
chartreux vivent en anachorètes; ils doivent travailler, manger, dormir isolément; le silence leur est imposé et lorsque les religieux se rencontrent, ils doivent se saluer sans parler; ils ne se réunissent qu’à l’église pour les offices déterminés par la règle et ils ne prennent leurs rares repas en commun qu’à certains jours de l’année.
Cette règle d’une sévérité si absolue explique l’austérité de l’architecture qui ne s’est manifestée, ainsi que nous l’avons dit, qu’au XVᵉ siècle et seulement
dans quelques parties du monastère comme l’église et les galeries du cloître intérieur, contrastant avec la sévérité obligatoire du grand cloître des religieux.
L’ancienne chartreuse de Villefranche de Rouergue, élevée ou reconstruite aux XVᵉ et XVIᵉ siècles, conserve encore quelques constructions remarquables; le plan et la vue cavalière (fig. 145 et 146), tirés de l’Encyclopédie de l’architecture et de la construction, donnent une idée exacte du monastère dont il reste plusieurs cellules des religieux, ainsi que le réfectoire et quelques vestiges des constructions primitives.
Malgré la sévérité de la règle de saint Bruno, quelques monastères de son ordre sont restés célèbres, notamment celui que les chartreux appelés par saint Louis établirent dans le fameux château Vauvert, hors des murs de Paris, près de la route d’Issy, château qui passait pour être hanté par le diable et dont les Parisiens n’approchaient qu’avec terreur. D’où est venue l’expression populaire: aller au diable Vauvert, ou, plus tard, aller au diable au vert. Cependant les chartreux fondèrent leur monastère, qui fut enrichi d’une magnifique église construite par Pierre de Montereau et dont saint Louis vint poser la première pierre en 1260. La chartreuse de Vauvert prit un grand développement et devint une des plus importantes. C’est dans le petit cloître qu’au commencement du XVIIᵉ siècle le peintre Eustache Le Sueur retraça, dans des fresques célèbres, la vie de saint Bruno.
En Italie, les chartreuses les plus connues sont celles de Florence, créée vers le milieu du XIVᵉ siècle et attribuée à Orcagna pour une partie; de Pavie, fondée à la fin du XIVᵉ siècle par Jean-Galeas Visconti.
En France, indépendamment de la chartreuse de Vauvert qui eut une fortune très particulière par suite des protections royales, les chartreuses les plus intéressantes sont celles de Clermont en Auvergne, de Villefranche de Rouergue (fig. 145 et 146), de Villeneuve-lez-Avignon et de Montrieux dans le Var. La
chartreuse de Dijon est une des plus anciennes, non seulement par les bâtiments fondés par les architectes du duc de Bourgogne, mais surtout par les sculptures, célèbres à juste titre, du tombeau de Philippe le Hardi et de sa femme Marguerite de Flandre, ainsi que celles du puits de Moïse dues aux sculpteurs bourguignons, les frères Claux Suter, qui vivaient à la fin du XIVᵉ siècle
et qui eurent une influence notable sur le relèvement des arts à la même époque[63].
Enfin la chartreuse la plus imposante, sinon la plus intéressante par la beauté de ses bâtiments, tout au moins la plus célèbre, est celle qui fut établie dans les montagnes près de Grenoble et qui est universellement connue sous le nom de Grande-Chartreuse.
Le monastère primitif aurait été fondé par saint Bruno, et il ne comprenait à l’origine qu’une modeste chapelle et quelques cellules isolées, qui occupaient, dit-on, la partie du désert où se sont élevées les chapelles de Saint-Bruno et de Sainte-Marie. Les bâtiments actuels ont été reconstruits aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles selon les usages du temps, dont les galeries du grand cloître donnent une idée exacte. L’église actuelle, très simple, n’a conservé de la décoration du XVIᵉ siècle que les stalles du chœur. Le grand cloître est formé de galeries sur lesquelles s’ouvrent les soixante cellules des chartreux et qui sont aménagées selon la règle de saint Bruno en ce qui concerne les bâtiments du monastère dont nous avons indiqué les principales dispositions.
CHAPITRE IV
ABBAYES FORTIFIÉES.
Au XIIᵉ siècle, les monastères avaient entouré de murs de clôture les différents bâtiments claustraux et leurs dépendances, avec les ateliers et même les fermes de l’exploitation agricole, l’abbaye devant trouver dans son enceinte toutes les choses nécessaires à la vie, afin d’éviter aux moines tout rapport avec le dehors.
Mais, à la fin du XIIᵉ siècle, les grandes abbayes se transforment en demeures féodales; elles s’entourent alors de murailles fortifiées s’étendant même autour de la ville qui s’était formée sous leur protection et qui avait suivi leur fortune. C’est ce qui se passa à Cluny, et la ville, fortifiée par les moines, dut leur payer des dîmes.
Sous Philippe-Auguste et saint Louis, les abbés n’étaient plus seulement les chefs des établissements monastiques, ils étaient devenus des seigneurs féodaux,
Fig. 149.—Abbaye du Mont-Saint-Michel.
Vue d’ensemble prise de la côte sur les enrochements de Couesnon, en 1878, avant la construction de la digue.
les vassaux du pouvoir royal, et cette situation les mettait dans l’obligation de fournir au suzerain des hommes d’armes en temps de guerre ou de tenir garnison[64].
L’abbaye de Tournus fut entourée, comme Cluny, de murailles continuant les remparts de la ville.
L’abbaye de Saint-Allyre, en Auvergne, près de Clermont, était défendue par des murailles et des tours qui
Fig. 150.—Abbaye du Mont-Saint-Michel.
Plan au niveau de la salle des Gardes, de l’aumônerie et du cellier.
LÉGENDE EXPLICATIVE
A, tour Claudine, remparts.—B, barbacane, entrée de l’abbaye.—B´, ruine du grand degré.—C, châtelet.—D, salle des Gardes, dit Bellechaise.—E, tour Perrine.—F, procure et bailliverie de l’abbaye.—G, logis abbatial.—G´, logements de l’abbaye.—G´´, chapelle Sainte-Catherine.—H, cour de l’église, grand escalier.—I, cour de la Merveille.—J, K, aumônerie, cellier (Merveille).—L, anciens bâtiments abbatiaux.—M, galerie ou crypte de l’Aquilon.—N, hôtellerie (Robert de Thorigni).—O, passages communiquant de l’abbaye à l’hôtellerie.—P, P´, prison et cachot.—R, S, ancien et nouveau poulain.—T, murs de soutènement modernes.—U, jardin, terrasses et chemins de ronde.—V, masse du rocher.
Fig. 151.—Abbaye du Mont-Saint-Michel.
Plan, au niveau de l’église basse, du réfectoire et de la salle du Chapitre, dite des Chevaliers.
LÉGENDE EXPLICATIVE
A, église basse.—B, B´, chapelles sous les transsepts.—C, substruction de la nef romane.—C et C´ et C´´, charnier ou cimetière des moines et soubassements de la plate-forme du sud.—D, ancienne citerne.—E, anciens bâtiments claustraux, réfectoire.—F, ancien cloître ou promenoir.—G, passage communiquant avec l’hôtellerie.—H, I, hôtellerie et dépendances (Robert de Thorigni).—J, chapelle de l’hôtellerie (saint Étienne).—K, K´, L, M, réfectoire, tour des Corbins, salle du chapitre ou des chevaliers, chapelle des étrangers (Merveille).—N, salle des officiers ou du gouvernement militaire.—O, tour Perrine.—P, crénelage du châtelet.—Q, cour de la Merveille.—R, S, escalier et terrasse de l’abside.—T, cour de l’église.—U, pont fortifié entre l’église basse et l’abbatiale.—V, X, logis abbatial et logements des hôtes.—Y, Y´, citernes XVᵉ et XVIᵉ siècles.—Z, masse du rocher.
paraissent avoir complété au XIIIᵉ siècle l’abbaye fondée au IXᵉ siècle en la fortifiant selon les usages du temps.
Bien d’autres monastères présentent des dispositions défensives plus ou moins importantes; mais la plus célèbre, parmi tant d’abbayes élevées par les bénédictins, est certainement celle du Mont-Saint-Michel, qui présente, par des monuments d’une hardiesse et d’une grandeur incomparables, les plus beaux exemples de l’architecture monastique et militaire depuis le XIᵉ siècle jusqu’à la fin du XVᵉ.
L’abbaye du Mont-Saint-Michel, fondée en 708, suivant les traditions, par saint Aubert, et restaurée à la fin du Xᵉ siècle par Richard sans Peur, troisième duc de Normandie, avec l’aide des bénédictins du Mont-Cassin qu’il installa au Mont en 966, prit au XIᵉ siècle un grand développement et, vers la fin du XIIᵉ siècle, elle était dans un grand état de prospérité. Toutefois les bâtiments du monastère n’avaient pas l’importance qu’ils ont eue dès le siècle suivant[65]. Au XIIᵉ siècle, ils
Fig. 152.—Abbaye du Mont-Saint-Michel.
Plan, au niveau de l’église haute, du cloître et du dortoir.
LÉGENDE EXPLICATIVE
A, A´, A´´, église, chœur et transsepts.—B, B´, B´´, les trois premières travées de la nef, détruites en 1776.—C, C´, C´´, tours et porche (Robert de Thorigni).—D, tombeau de Robert de Thorigni.—E, ancien parvis.—F, ancien chapitre.—G, G´, anciens bâtiments claustraux, dortoir.—H, plate-forme, entrée sud de l’église.—I, ruine de l’hôtellerie (Robert de Thorigni).—J, infirmeries (XIIᵉ siècle).—K, dortoirs du XIIIᵉ siècle (Merveille).—K´, tour des Corbins (XIIIᵉ siècle) (Merveille).—L, L´, cloître et chartrier (XIIIᵉ siècle) (Merveille).—M, vestiaire (XIIIᵉ siècle) (Merveille).—N, logis abbatial.—O, logements des hôtes.—P, cour de la Merveille.—P´, terrasse de l’abside.—Q, cour de l’église et grand degré.
se composaient de l’église, élevée de 1020 à 1135[66], et des Lieux réguliers, avec les habitations des serviteurs et des hôtes, s’étendant au nord de la nef de l’église—en G, G´ et F du plan, figure 152.—Restaurés ou reconstruits en grande partie par l’abbé Roger II, au commencement du XIIᵉ siècle, ils furent augmentés à l’ouest et au sud-ouest par Robert de Thorigni, de 1154 à 1186.
Le monastère n’était pas fortifié alors.
Placé au sommet d’un rocher dont les escarpements inaccessibles au nord et à l’ouest forment les remparts naturels les plus sûrs, sa position constituait en ce temps son unique défense. Sa situation au milieu des grèves, presque toujours dangereuses à traverser—ce qui l’avait fait désigner au moyen âge: le Mont-Saint-Michel au péril de la mer,—rendait impossible toute tentative d’investissement et le mettait même à l’abri d’un coup de main. Des clôtures en pierres ou des palissades en bois l’entouraient sur les points où les pentes du rocher, moins rudes, permettaient un abord relativement facile à l’est, au point où se trouvait l’entrée et au-devant de laquelle des habitations étaient venues se grouper. Formée au Xᵉ siècle de quelques familles décimées par les Normands qui dépeuplèrent l’Avranchin après la mort de Charlemagne, la ville ne se composait au XIIIᵉ siècle que de quelques maisons établies sur le point le plus élevé du rocher à l’est, afin d’être à l’abri des fluctuations de la mer.
En 1203, l’abbaye fut en grande partie détruite, sauf l’église, pendant les guerres entre Philippe-Auguste, roi de France, et Jean sans Terre, roi d’Angleterre.
Les faits historiques prouvent que l’abbaye et la
Fig. 153.—Abbaye du Mont-Saint-Michel.—Coupe transversale, du nord au sud[67].
ville n’avaient pas d’ouvrages défensifs proprement dits au XIIᵉ siècle ni dans les premières années du XIIIᵉ.
A partir de cette époque, les abbayes, particulièrement celles de l’ordre de saint Benoît, deviennent de véritables forteresses capables de soutenir un siège. Les abbés, seigneurs féodaux, fortifièrent leurs monastères pour les mettre à l’abri des désastres qui avaient signalé le commencement du XIIIᵉ siècle, et le Mont-Saint-Michel est un des plus curieux exemples de cette transformation.
Les premiers constructeurs de l’abbaye semblent n’avoir pas voulu diminuer la hauteur de la montagne et, afin de ne rien enlever à la majesté du superbe piédestal de l’église, ils formèrent un vaste plateau dont le centre affleure la crête du rocher et dont les côtés reposent sur des murs et des piles reliés par des voûtes et
forment un soubassement d’une solidité parfaite couronné par l’église.
La coupe (fig. 153) faite sur le transsept de l’église donne une idée exacte des constructions des XIᵉ et XIIᵉ siècles, ainsi que des bâtiments, la Merveille au nord et le logis abbatial au sud, qui se sont groupés successivement autour d’elles, à différentes époques.
La coupe longitudinale (fig. 154) fait voir la crypte ou l’église basse, qui n’a pas été creusée dans le roc, comme on l’a dit, mais qui a été ménagée et bâtie au XVᵉ siècle sur les ruines de l’église romane, dans l’espace
existant entre la déclivité de la montagne et le plateau
artificiel construit par les architectes primitifs. Cette coupe indique les substructions de l’église romane, agrandies au XIIIᵉ siècle par Robert de Thorigni, et qui ont, principalement du côté de l’ouest, des proportions gigantesques.
La figure 155 nous montre la galerie dite de l’Aquilon, une des salles superposées formant, au nord de l’église, une partie des bâtiments claustraux construits au XIIᵉ siècle par l’abbé Roger II, le onzième abbé du Mont (1106-1122).
Après l’incendie de 1203, lorsque l’abbaye fut devenue vassale du domaine royal, son abbé, Jourdain, et ses successeurs la reconstruisirent presque entièrement, sauf l’église.
En raison de la situation et ne pouvant suivre à la lettre les usages adoptés par les bénédictins pour la construction des bâtiments reliés de plain-pied à l’église abbatiale, ils établirent les Lieux réguliers, en les superposant, dans les magnifiques bâtiments qu’ils élevèrent au nord de l’église et qui, dès leur origine, furent appelés la Merveille.
Cette immense construction peut passer à juste titre pour le plus bel exemple de l’architecture religieuse et militaire au plus beau temps du moyen âge.
La Merveille se compose de trois étages, dont deux sont voûtés. L’étage inférieur comprend l’aumônerie et le cellier; l’étage intermédiaire le réfectoire et la salle des chevaliers; et l’étage supérieur le dortoir et le cloître. Il faut remarquer qu’elle est formée de deux bâtiments juxtaposés et réunis, orientés de l’est à l’ouest et contenant en hauteur: celui de l’est, l’aumônerie,
Fig. 157.—Abbaye du Mont-Saint-Michel. L’aumônerie.—Vue perspective prise de l’est à l’ouest (au fond le cellier).
le réfectoire et le dortoir; celui de l’ouest, le cellier, la salle des chevaliers et le cloître[68].
Ces superbes bâtiments, construits entièrement en granit, furent élevés d’un jet hardi, sur un plan savamment, puissamment conçu sous l’inspiration de l’abbé
Jourdain et que ses successeurs suivirent rigoureusement jusqu’à la fin.
Commencés en 1203, ils furent achevés en 1228 par le cloître, dont les architectes ou les sculpteurs sont connus par leurs noms gravés dans le tympan d’une des arcatures, dans la galerie sud du cloître.
Fig. 159.—Abbaye du Mont-Saint-Michel.—Cellier.—Vue perspective prise de l’ouest à l’est (au fond l’aumônerie).
Il faut rendre hommage à cette œuvre grandiose et l’admirer en songeant aux efforts énormes qu’il a fallu faire pour la réaliser aussi rapidement, c’est-à-dire en
vingt-cinq ans, au sommet d’un rocher escarpé, séparé du continent par la mer ou par une grève mobile et dangereuse, cette situation augmentant les difficultés du transport des matériaux qui provenaient des carrières de la côte, d’où les moines tiraient le granit nécessaire
à leurs travaux. Une partie de ces matériaux, fort peu importante du reste, était extraite de la base du rocher même; mais si la traversée de la grève était évitée, il existait néanmoins de grands obstacles pour les mettre en œuvre, après les avoir montés au pied de la Merveille dont la base est à plus de cinquante mètres au-dessus du niveau moyen de la mer. Bien que des différences se remarquent dans la forme des contreforts extérieurs, différences résultant des dispositions intérieures des salles, il n’en est pas moins certain que les deux bâtiments composant la Merveille ont été combinés et construits en même temps. Il suffit, pour être convaincu, d’étudier par les plans, les coupes et les façades, leurs dispositions générales, surtout l’arrangement particulier de l’escalier ménagé dans l’épaisseur du contrefort, au point de jonction de ces deux bâtiments et couronné par une tourelle octogone; cet escalier prend naissance dans l’aumônerie, dessert la salle des chevaliers à l’ouest et aboutit au dortoir, à l’est, puis au crénelage au-dessus au nord.
Les façades est et nord de la Merveille sont d’une mâle beauté, en raison de leur extrême simplicité; elles présentent l’image de la force et de la grandeur. Leur aspect, particulièrement du côté de la pleine mer, au nord, est des plus imposants. Ces immenses murailles, construites en granit, ainsi que tous les bâtiments de l’abbaye,—à l’exception de la galerie intérieure du cloître,—sont percées de fenêtres de formes diverses selon les salles qu’elles éclairent; celles du dortoir sont remarquables. Elles sont longues et étroites, affectant la forme de meurtrières ébrasées largement à l’extérieur; leurs couronnements semblent être, par leur forme particulière, en nids d’abeilles, une réminiscence de l’art arabe entrevu par les croisés français pendant leurs expéditions en Palestine. Les façades sont renforcées extérieurement au droit des poussées des voûtes intérieures par de puissants contreforts qui ajoutent encore à l’effet général par la vigueur de leurs reliefs.
Indépendamment de ses formidables façades qui
peuvent être considérées comme de véritables fortifications, la Merveille était défendue au nord par une muraille crénelée, flanquée d’une tour qui servait de place d’armes aux chemins de ronde se reliant aux soubassements des ouvrages de l’ouest.
Au milieu, à la hauteur de l’angle nord-ouest de la Merveille, un petit châtelet, aujourd’hui détruit, défendait le passage du Degré, fort roide, fermé de murs crénelés, descendant à la fontaine Saint-Aubert[69].
Les divers bâtiments de l’abbaye furent élevés successivement au XIVᵉ siècle par la construction, après la Merveille, du logis abbatial avec ses dépendances au sud et de divers ouvrages complétant, à cette époque, les défenses de l’abbaye, qui furent reliées au XIVᵉ siècle, puis au XVᵉ siècle, aux murailles de la ville même, ainsi que nous le verrons dans la troisième partie: l’Architecture militaire.
TROISIÈME PARTIE
L’ARCHITECTURE MILITAIRE
CHAPITRE PREMIER
ENCEINTE DE VILLES.
Au moyen âge, l’architecture militaire n’avait de caractère particulier que dans ses dispositions défensives, car le mode de construction était exactement le même que pour toute autre œuvre architectonique. Les rares ornements d’architecture, comme les voûtes intérieures, les profils des consoles et des corniches qui décoraient les ouvrages militaires étaient évidemment de la même famille que ceux des églises, des bâtiments monastiques ou de tout autre édifice du même temps.
Les architectes latins, romains, gallo-romains ou ceux de l’époque dite romane ou de la période dite gothique construisaient tous les édifices: aussi bien une église qu’une forteresse, une abbaye ou une enceinte fortifiée qui en était souvent le complément nécessaire; un donjon ou un château fort de même qu’un hôtel de ville, un hôpital, une grange rurale ou une simple maison urbaine. L’architecte était alors le constructeur des édifices de toutes destinations et par conséquent de toutes formes et il n’était pas doublé, ainsi que nous le voyons, d’un savant, constructeur spécialiste, chargé de vérifier les calculs! Il n’existait pas encore des architectes et des ingénieurs séparant, divisant, par des fonctions spéciales, les diverses parties de construction d’un monument. Il n’y avait que des constructeurs, des maçons si l’on veut, mais qui étaient des architectes dans l’acception véritable du nom; ils traçaient les épures des ouvrages qu’ils avaient conçus et ils en dirigeaient eux-mêmes l’exécution dans toutes les parties et dans tous les détails, aussi soucieux de la solidité de l’édifice que de sa décoration.
Il est très curieux, sinon fort triste, d’observer que les Français qui ont propagé si généreusement dans toute l’Europe occidentale les principes de l’art au moyen âge sont précisément ceux qui les ont abandonnés les premiers et qui ont laissé s’établir chez eux une division qui n’existe pas dans les autres pays formant aujourd’hui cette même Europe occidentale. En Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Suisse et en Allemagne, les architectes sont en même temps ingénieurs, et pour eux l’art est intimement lié à la science. «Aussi certaines de leurs œuvres doivent-elles à cette alliance un caractère particulier qui doit nous inspirer de très sérieuses réflexions, et il serait possible de tirer de ces études comparatives plus d’un utile enseignement. Nous serions obligés tout d’abord de reconnaître que nous subissons actuellement le mouvement, au lieu de l’imprimer comme autrefois[70].»
L’ingénieur moderne paraît ne s’attacher, quant à présent du moins, qu’à satisfaire les nécessités impérieuses, en considérant comme négligeable tout ce qui n’est pas le produit rigide du calcul intégral. Il a réalisé des progrès réels par l’application mathématique de la science moderne. Il a déjà accompli, il est vrai, de véritables chefs-d’œuvre industriels qui répondent aux besoins du moment, sinon de l’avenir, par des ponts ou des ouvrages métalliques, surprenants autant qu’éphémères, en attendant qu’on revienne aux bons vieux ponts de pierre, moins étonnants, mais d’une durée certaine, comme ceux qui ont été construits par nos pères architectes.
Cependant il ne faut pas que l’auxiliaire d’hier devienne le maître de demain et que l’architecte, abandonnant ses hautes fonctions, si belles et si nobles jadis, devienne un simple ou même habile décorateur, en laissant s’éteindre des traditions éminemment françaises qui ont créé des chefs-d’œuvre français et qui doivent en enfanter encore pour la gloire de notre pays.
Il semble d’ailleurs qu’on s’est mépris sur la signification du mot ingénieur, dont l’origine est engigneur, et qui était au moyen âge tout autre que celle qu’on lui donne aujourd’hui.
De nos jours, l’architecte et l’ingénieur sont des constructeurs, avec cette différence que le premier aime et cultive l’art, et que le second le dédaigne le plus souvent ou plutôt affecte de le dédaigner.
Au moyen âge, leurs fonctions étaient absolument différentes: l’architecte construisait tous les ouvrages, tandis que l’engigneur appliquait toute son ingéniosité à les détruire. L’architecte élevait des remparts formés de murailles cantonnées de tours; l’engigneur les minait, ou les contre-minait suivant qu’il attaquait une place ou la défendait; il était chargé d’inventer ou de diriger les machines de guerre comme les trébuchets, les mangonneaux, les immenses arbalètes, les gigantesques frondes lançant d’énormes projectiles ou des matières incendiaires; il devait élever les tours mobiles en bois qui étaient approchées des murs pour faciliter leur escalade, diriger les mineurs qui devaient ruiner les murs, construire tous les ouvrages de campagne pour faire le siège qui nécessitait, avant l’invention des armes à feu, des opérations compliquées, aussi longues qu’incertaines. En résumé, les fortifications étaient construites
par les architectes et l’engigneur était chargé de les défendre ou de les attaquer. Ce n’est que du temps de Vauban que les ingénieurs militaires furent établis avec des attributions beaucoup plus étendues. Il s’était formé avant ce temps des constructeurs spéciaux, des entrepreneurs, on peut dire, comme ceux qui ont élevé les murailles d’Aigues-Mortes et qui n’avaient pas les mêmes fonctions que celles qui sont exercées par les ingénieurs modernes.
Avant l’époque féodale, les fortifications des camps ne se composaient que de levées de terre, ou de murs de bois et de terre, ou de palissades entourées de fossés, selon les méthodes romaines de castramétation. Les enceintes des villes, fortifiées par les Romains, étaient composées de murailles renforcées de tours rondes ou carrées; les murs étaient formés de deux parements de maçonnerie laissant un vide de plusieurs mètres rempli par la terre enlevée pour creuser les fossés et mêlée de débris de pierre fortement tassés, la partie
supérieure pavée, étant le chemin de ronde défendu extérieurement par un mur crénelé suivant le parement extérieur.
La partie de l’enceinte de la cité de Carcassonne, construite par les Visigoths au VIᵉ siècle, a conservé ces dispositions suivant les traditions romaines. «Le sol de la ville est beaucoup plus élevé que celui du dehors et presque au niveau des boulevards. Les courtines[71], fort épaisses, sont composées de deux parements de petit appareil cubique, avec des assises alternées comprenant plusieurs rangées de briques; le milieu est rempli non de terre, mais de blocage maçonné à la chaux[72].» Les tours cantonnant les courtines et s’élevant au-dessus d’elles étaient disposées de manière à pouvoir être isolées des murs par l’enlèvement de ponts mobiles, afin de faire de chaque tour une place d’armes indépendante qui pouvait arrêter l’assaillant.
La figure 165 donne une partie de la face nord-ouest des remparts de la cité de Carcassonne et la première tour ronde; à gauche du dessin est la tour romano-visigothe, accompagnée à droite et à gauche des courtines du même temps.
Suivant les traditions romaines, l’enceinte des villes, formée par les murailles renforcées de tours, était dominée par une construction, château ou donjon, que nous verrons dans le chapitre suivant; le château commandait la place, qui était le plus souvent établie sur les rampes d’une colline bordée par un cours d’eau; le pont communiquant avec l’autre rive était fortifié par un châtelet ou tête de pont qui pouvait défendre le passage.
Les villes avaient souvent deux enceintes séparées par un large fossé, et dès la fin du XIIᵉ siècle les architectes, inspirés par les grands travaux faits par les croisés en Orient, avaient déjà réalisé dans l’architecture militaire les mêmes progrès qui s’étaient manifestés à la même époque dans l’architecture religieuse et monastique.
Les conquêtes faites en Orient par les croisés et établissant la possession chrétienne avaient été divisées en fiefs dès le XIIᵉ siècle; elles se couvrirent de châteaux, d’églises et de fondations monastiques, entre autres celles des ordres de Cîteaux et de Prémontré.
D’après G. Rey, on vit alors aux environs de Jérusalem les abbayes ou prieurés du mont Sion, du mont Olivet, de Josaphat, de Saint-Habacuc, de Saint-Samuel, etc.; en Galilée, celles du Mont-Thabor et de Palmarée... L’organisation militaire fut réglée par les assises de la Haute Cour indiquant le nombre des chevaliers dus par chaque fief et celui des sergents que les églises et les bourgeoisies devaient pour la défense du royaume... Ce fut vers le milieu du XIIᵉ siècle que les établissements chrétiens de terre sainte furent les plus prospères... Au milieu des guerres dont la Syrie fut le théâtre à cette époque, les Francs s’étaient approprié l’architecture militaire byzantine représentant les traditions de l’antiquité grecque et romaine... Dans la construction des forteresses qu’ils élevèrent alors en Syrie, les croisés prirent aux Grecs la double enceinte flanquée de tours...; plusieurs de leurs forteresses, notamment celle de Morgat, du Krak des chevaliers et de Tortose, ont été conçues sur des proportions gigantesques; elles appartiennent à deux écoles: la première est l’école franque, qui paraît avoir pour prototypes les châteaux construits en France aux XIᵉ et XIIᵉ siècles... Les tours de l’enceinte sont presque toujours rondes; elles renferment un étage de défenses, et leur couronnement ainsi que celui des courtines sont crénelés suivant le mode français... Il faut signaler d’abord la double enceinte empruntée aux Byzantins où la seconde ligne commande la première et en est assez rapprochée pour permettre à ses défenseurs de prendre part au combat si l’assaillant emporte la première ligne; ensuite l’application des échauguettes en pierre,—qu’on ne voit apparaître en France qu’à la fin du XIIIᵉ siècle,—remplaçant les hourds en bois et efin l’adoption des talus en maçonnerie, qui, triplant à la base l’épaisseur des murailles, déjouait les attaques des mineurs en affermissant l’édifice contre les tremblements de terre si fréquents dans ces contrées...
La seconde école est celle des templiers; le tracé se rapproche des grandes forteresses arabes et le caractère principal, c’est que les tours, peu saillantes, sont invariablement carrées ou barlongues... La forteresse de Kalaat-el-Hosn[73], ou Krak des chevaliers, commandant le défilé par lequel passent les routes de Homs et de Hamah à Tripoli et à Tortose, était une position militaire de premier ordre... Elle formait, avec les châteaux d’Akkar, d’Arcos, de la Colée, de Chastel-Blanc, d’Areynieh, de Yammour,
Fig. 166 bis.—Forteresse de Kallaat-el-Hosn en Syrie, (le Krak des chevaliers).
Restitution graphique par M. G. Rey [74].
Tortose et Markab, ainsi qu’avec les tours et les postes secondaires, une ligne de défense destinée à protéger le comté de Tripoli contre les incursions des musulmans, restés maîtres de la plus grande partie de la Syrie orientale... La forteresse de Kalaat-el-Hosn, ou le Krak des chevaliers élevé par l’ordre des hospitaliers, comprend deux enceintes que sépare un large fossé en partie rempli d’eau. La seconde enceinte forme réduit et domine la première dont elle commande les ouvrages; elle renferme les dépendances du château:
grande salle, chapelle, logis, magasins, etc.; un long passage voûté et d’une défense facile est la seule entrée de la place... Au nord et à l’ouest, la première ligne se compose de courtines reliant des tourelles arrondies et couronnées d’une galerie munie d’échauguettes et formant sur la plus grande partie du pourtour un véritable hourdage en pierre.
L’action de l’Orient sur l’Occident est évidente par l’adoption, aux XIIIᵉ et XIVᵉ siècles, des dispositions qui avaient été appliquées par les croisés en Syrie et dont se sont inspirés les architectes de Carcassonne et d’Aigues-Mortes.
A Carcassonne, l’influence orientale est visible par
la double enceinte construite à l’exemple des forteresses syriennes.
La cité de Carcassonne est assise sur un plateau dominant la vallée de l’Aude et sur lequel les Romains avaient établi un castellum. Possédée au VIᵉ siècle par les Visigoths, qui en firent une place importante, elle s’agrandit considérablement aux Xᵉ, XIᵉ et XIIᵉ siècles; mais du temps de Siméon de Montfort, en 1209, ou de Raymon de Trancavel en 1240, son enceinte n’était pas aussi considérable qu’elle le devint sous saint Louis. Dès le milieu du XIIIᵉ siècle, ce monarque commença de grands travaux de défense et fit élever l’enceinte extérieure qui existe encore, suivant le plan emprunté à la Cité de Carcassonne par Viollet-le-Duc.
Cette enceinte avait surtout pour but de mettre
la place à l’abri d’un coup de main, en permettant d’agrandir ou de compléter les défenses du corps même de la place. Les travaux entrepris par saint Louis, et continués par Philippe le Hardi, firent de Carcassonne une forteresse qui était considérée comme imprenable. «Le fait est qu’elle ne fut point attaquée et n’ouvrit ses portes au prince Noir, Édouard, en 1355, que lorsque tout le Languedoc se fut soumis à ce prince[75].»
A Aigues-Mortes, l’influence orientale est tout aussi manifeste qu’à Carcassonne, car le Génois Guillaume Boccanera, qui construisit l’enceinte, connaissait évidemment le système de fortification adopté par les
croisés en Syrie. La particularité des échauguettes, qui n’apparaissent en Languedoc, dans les murailles d’Aigues-Mortes, que sous Philippe le Hardi, prouve cette filiation. On voit déjà dans cette place les effets du mode italien par la forme des tours carrées flanquant l’enceinte. En France, les architectes avaient adopté la tour ronde, parce qu’elle présentait plus de solidité et qu’elle était moins attaquable par la sape des mineurs, la circonférence pouvant être battue par les défenseurs placés sur les courtines adjacentes, tandis que les angles de la tour carrée masquaient le mineur attaquant sa face extérieure.
L’enceinte d’Avignon, élevée au XIVᵉ siècle, paraît avoir été construite selon les méthodes italiennes; elle est flanquée de tours carrées, ouvertes du côté de la ville, munies d’un crénelage fixe porté sur des consoles en pierre ménageant entre elles des mâchicoulis destinés à battre la base des murailles.
Au XIIIᵉ siècle, les murailles et les tours étaient munies de hourds, c’est-à-dire d’un échafaud mobile en bois A, établi en temps de guerre sur des poutres, engagées dans les vides ménagés dans la muraille, et placées en saillies pour recevoir une galerie surplombant le parement des murs, afin de pouvoir défendre la base des remparts par des vides ou des trappes: des mâchicoulis ouverts dans le plancher de la galerie. Mais cette galerie étant facilement incendiée par l’assaillant, on construisit au XIVᵉ siècle des mâchicoulis en pierre B, formés par des consoles en pierre supportant le parapet crénelé et laissant entre son parement intérieur et le parement extérieur de la muraille un vide par lequel on pouvait défendre la base du rempart. Cette disposition, dont les tours carrées d’Avignon présentent un des premiers exemples, fut adoptée par les architectes, qui l’appliquèrent dès lors dans la construction des murs d’enceinte des villes.
«L’art de la fortification, qui avait fait un grand pas au commencement du XIIIᵉ siècle et qui était resté
stationnaire pendant le cours de ce siècle, fit de nouveaux progrès en France pendant les guerres de 1330 à 1440. Quand Charles VII eut ramené l’ordre dans le royaume et repris un nombre considérable de places aux Anglais, il fit réparer ou reconstruire toutes les défenses des villes ou châteaux reconquis, et, dans ces nouvelles défenses, il est facile de reconnaître une méthode, une régularité, qui indiquent un art avancé et basé sur des règles fixes[76].»
L’abbaye du Mont-Saint-Michel résume de la façon la plus intéressante les modifications apportées successivement dans la construction des enceintes fortifiées du XIIIᵉ au XVᵉ siècle.
Des fortifications du XIVᵉ siècle, entourant l’ancienne ville au sommet du rocher, et reliant les remparts aux défenses de la Merveille au nord et à celles des bâtiments abbatiaux au sud, il reste encore quelques vestiges, ainsi que la tour du nord tout entière. Les murailles étaient couronnées de mâchicoulis en pierre, selon le système, nouveau alors, qui consistait à installer toute la défense au sommet des remparts. La porte de l’enceinte était au sud-est, suivant les indications fournies par les miniatures du Livre d’heures de Pierre II, duc de Bretagne, qui donnent l’emplacement de la première enceinte à la fin du XIVᵉ siècle.
A cette époque, l’abbaye était gouvernée par Pierre Le Roy, qui fut un de ses plus illustres abbés et l’un de ses plus grands constructeurs. Il reconstruisit le sommet de la tour des Corbins (Merveille), restaura et recouvrit les bâtiments abbatiaux, au sud de l’église, commencés par Richard Tustin en 1260, continués par ses successeurs et en partie ruinés par l’incendie de 1374. Il compléta les défenses à l’est, en élevant la tour carrée, appelée Perrine, du nom de son auteur, en O du plan (fig. 151), et dans laquelle il disposa plusieurs chambres pour loger ses soldats. Nous avons vu que les abbés étaient devenus des seigneurs féodaux, et, au Mont-Saint-Michel, l’abbé était en même temps capitaine de la place pour le roi; et il conféra des fiefs à des seigneurs de la province, à la charge par ceux-ci de venir garder le Mont en des conditions déterminées, dont voici un passage traduit du texte latin[77]: «Ceux qui tenaient ces vavassories les tenaient en foi et hommage, et devaient le relief et treize chevaliers, dont chacun était tenu de venir lui-même pour la garde de la porte de l’abbaye, quand il était nécessaire, c’est-à-dire en temps de guerre; chacun devait la garde pour tout le temps du cours et du décours de la mer, c’est-à-dire de la descente et de la montée de la marée, armé chacun de gambeson, chapel de fer, gantelets, bouclier, lance et toutes armes; et ils devaient se présenter aussi en armes le jour de Saint-Michel, en septembre.»
Au nord de Bellechaise, il construisit, dans les premières années du XVᵉ siècle, le châtelet et la courtine crénelée qui le joint à la Merveille (fig. 163, en tête de ce chapitre). Le châtelet fut élevé en avant de la face nord du bâtiment dit Bellechaise, en D (fig. 150), laissant entre celle-ci et la face sud un espace vide, large mâchicoulis protégeant la porte Nord, celle de la salle des Gardes, devenue la seconde porte intérieure depuis la construction du châtelet. Celui-ci se compose d’un bâtiment carré, flanqué aux angles de la face nord par deux tourelles encorbellées reposant sur des contreforts, et qui semblent être, par leurs formes générales, deux immenses bombardes dressées sur leurs culasses. Entre les piédestaux de ces tourelles s’ouvre la porte, ou la voûte rampante, couvrant l’escalier montant à la salle des Gardes; cette porte était défendue par une herse manœuvrée de l’intérieur, au premier étage du châtelet, et par trois mâchicoulis disposés au sommet de la courtine, entre les tourelles crénelées. Afin de couvrir le châtelet, Pierre Le Roy éleva la barbacane qui l’enveloppe à l’est et au nord, ainsi que le grand degré au nord. Il modifia en même temps les remparts
des côtés nord et ouest, en élevant la tour Claudine, joignant l’angle nord-est de la Merveille, en ménageant, dans l’étage inférieur de cette tour, un corps de garde dont la poterne communique avec le grand degré et commandant tous les passages par des dispositions très ingénieuses, qui forment un exemple unique en leur genre[78].
En 1411, l’abbé Robert Jolivet obtint du pape Jean XXIII le gouvernement de l’abbaye; élu par les moines, il fut chargé par le roi de la garde du Mont-Saint-Michel, et cependant il vivait à Paris; mais, en 1416, il regagna son abbaye, menacée par les Anglais,
Fig. 173.—Mont-Saint-Michel.—Enceinte du XVᵉ siècle.—Restitution graphique d’après les dessins d’Éd. Corroyer.
qui, après la bataille d’Azincourt, en 1415, s’étaient emparés de la basse Normandie. Tandis que les Anglais fortifiaient Tombelaine, Robert Jolivet achevait de bâtir les murs et quelques tours qui cernent la ville, et qui existent encore. Pour subvenir à ces dépenses, l’abbé fut autorisé par le roi à prendre quinze cents livres sur les revenus des aides de la vicomté d’Avranches, et un autre subside sur le maître de la Monnaie de Saint-Lô.
A l’époque où Robert Jolivet éleva la nouvelle enceinte, de 1415 à 1420 environ, la ville s’était agrandie vers le sud, et, indépendamment de la nécessité de la défendre contre les Anglais retranchés à Tombelaine, il était indispensable d’opposer à l’attaque un front de défense beaucoup plus développé que celui du rempart du XIVᵉ siècle. Robert Jolivet vint souder ses nouvelles murailles à l’est sur celles qui devaient être élevées pendant le siècle précédent, et qui descendent des escarpements du rocher, défendues par la tour du Nord, jusque sur la grève. Il flanqua ses murs, d’abord, d’une tour formant un saillant considérable destiné à battre les courtines adjacentes et à défendre le front de l’ouvrage; puis il continua les murs au sud, en les renforçant de cinq autres tours. La dernière, dite tour du Roi, constitue le saillant sud-ouest de la place et défend en même temps la porte de la ville à l’ouest.
Les murailles et leurs bases en glacis sont défendues par des mâchicoulis fixes, en pierre, placés au sommet, et dont les consoles supportent des parapets découverts et crénelés; plusieurs tours étaient couvertes et servaient de place d’armes pour les défenseurs des remparts. A partir de la tour du Roi, les murailles se retournent à angle droit, se relient par des degrés, des chemins de ronde crénelés, commandés par un corps de garde, aux rampes abruptes du rocher inaccessible, dont les crêtes sont pourtant fortifiées et communiquent avec les défenses de l’abbaye au sud.
Dans les premières années du XVᵉ siècle, et surtout vers la fin du même siècle, l’artillerie à feu, qui commençait à être employée avec succès dans les sièges, avait fait de si rapides progrès que les conditions de l’attaque, et par conséquent celles de la défense, furent complètement changées. Les tours devinrent des bastillons, ou bastions, dont la partie supérieure, terrassée, était transformée en batterie, dont les épaulements remplaçaient les crénelages; les mâchicoulis, qui n’étaient plus qu’une décoration traditionnelle, disparurent, et l’art militaire, de progrès en progrès, remplaça l’architecture, dont le concours était désormais inutile.
CHAPITRE II
CHATEAUX ET DONJONS.
Les premiers châteaux semblent avoir eu pour but, au moyen âge, de s’opposer aux invasions et de servir de refuges aux populations décimées par les incursions des Normands. Ils ne se composaient alors que d’un retranchement plus ou moins étendu. Entouré d’un fossé formé par des terrassements dont l’escarpement était entouré de palissades, il rappelait le camp romain, au milieu duquel, à l’exemple du prætorium, s’élevait la motte, élévation conique formée par la nature
ou par l’amoncellement des terres; la motte était couronnée par un bâtiment construit le plus souvent en bois, qui servait de poste d’observation ou de réduit moins accessible que l’enceinte même du château.
Il est permis de voir, dans ces dispositions rudimentaires, l’origine des châteaux et des donjons féodaux, qui ont eu une importance si considérable pendant le moyen âge, et principalement pendant la période dite gothique.
Ces ouvrages défensifs avaient été créés sur divers points du domaine royal exposés aux incursions dévastatrices des pirates scandinaves, afin d’assurer la sécurité publique; mais les concessions temporaires de l’empereur Charles le Chauve furent considérées comme définitives par ceux à qui il les avait faites. «Aussi, quand le faible empereur proclama, à Quierzy-sur-Oise, en 877, l’hérédité des fiefs, principale garantie de l’indépendance seigneuriale, il ne fit que sanctionner un fait accompli... Lorsque la féodalité se fut bien assise et que les seigneurs songèrent à maintenir leurs usurpations à la fois contre les rois de France, contre l’étranger et leurs propres voisins, ils choisirent à loisir les meilleures positions stratégiques de leurs domaines et s’appliquèrent à les fortifier d’une manière durable. Ils avaient de bonnes redevances et leurs serfs étaient corvéables à merci[79].» Alors s’élevèrent des châteaux de pierre, suivant les dispositions primitives. En 980, Frotaire en construisit cinq autour de Périgueux, sa ville épiscopale.
En 991, Thibault File-Étoupe bâtit sur la colline de Montlhéry, près des résidences royales de Paris et d’Étampes, une forteresse qui fut redoutable aux cinq premiers Capétiens, et qui, plus tard, entre les mains de la royauté, fut un des boulevards de la banlieue parisienne.
Au moyen âge, le château était à la ville fortifiée ce que le donjon était au château féodal, et l’histoire de l’un se lie directement à celle de l’autre.
Dans l’enceinte des villes, le château était le logis du seigneur et de ses soldats; il se rattachait au système défensif de la place, et il avait avec le dehors une ou plusieurs sorties spéciales; il était, en outre, fortifié contre la ville même, en formant une forteresse ayant ses défenses particulières.
Le château de la cité de Carcassonne est un exemple
Fig. 175.—Château de Carcassonne.—Vue prise de l’angle nord-est (voir le plan fig. 167).
célèbre de ces dispositions défensives et offensives. Élevé dans les premières années du XIIᵉ siècle, il est formé de bâtiments destinés au seigneur et à la garnison, et défendus, à l’est et au nord, du côté de la cité, par des courtines et des tours (fig. 175). A l’angle sud-ouest du château, des donjons et des réduits, indépendants les uns des autres, commandent les cours et les abords. Son front ouest regarde la campagne, et c’est sur ce point que se trouve la porte communiquant avec les dehors, qui était défendue par une série d’ouvrages formidables et des plus ingénieux pour déjouer toute surprise.
Pendant les époques dites romane et gothique, le château était une petite ville ayant son enceinte fortifiée,
composée de murailles renforcées par des tours, qui constituaient autant de places d’armes interrompant au besoin la circulation et formant autant de réduits capables d’arrêter l’assaillant.
Le donjon était le château de la petite ville, c’est-à-dire le logis temporaire du seigneur, dont les vassaux habitaient les dépendances intérieures, et les soldats les bâtiments de la porte et les tours de l’enceinte. Le seigneur s’ingéniait à donner à son habitation particulière l’aspect le plus formidable, afin d’inspirer la crainte, précaution de première nécessité en ces temps de luttes incessantes qui faisaient des amis de la veille les ennemis les plus irréconciliables du lendemain. «En temps de paix, le donjon renfermait les trésors, les armes, les archives de la famille; mais le seigneur n’y logeait point; il ne s’y rendait seulement, avec sa femme et ses enfants, qu’en temps de guerre. Comme il ne pouvait y demeurer et s’y défendre seul, il s’entourait alors d’un plus ou moins grand nombre d’hommes d’armes dévoués qui s’y renfermaient avec lui. De là, exerçant une surveillance minutieuse sur la garnison et sur les dehors, car le donjon est toujours placé en face du point attaquable de la forteresse, ses fidèles et lui tenaient en respect les vassaux et leurs hommes entassés dans les logis; à toute heure, pouvant sortir et rentrer par des issues masquées et bien gardées, la garnison ne savait pas quels étaient les moyens de défense, et, naturellement, le seigneur faisait tout pour qu’on les crût formidables[80].»
Les châteaux et les donjons construits en pierre s’élevaient le plus souvent sur les escarpements naturels d’un promontoire dominant deux vallées, et souvent dans le voisinage d’une rivière plutôt que sur les mottes féodales primitives, qui étaient souvent artificielles et dont le sol ne présentait pas la consistance nécessaire pour supporter les masses de maçonnerie des nouveaux ouvrages.
Dès la fin du Xᵉ siècle et dans les premières années du XIᵉ, «Foulques Nerra couvre de châteaux ses terres d’Anjou et toutes les bonnes positions dont il peut s’emparer sur son voisin le comte de Blois et de Tours; celui-ci construit également des forteresses pour résister à l’agresseur et complète le réseau de places fortes qu’avait commencé son père Thibault le Tricheur, un des seigneurs les plus turbulents de son époque[81]».
Le donjon de Langeais, construit sur une colline escarpée dominant la Loire, fut fondé par Foulques Nerra à la fin du Xᵉ siècle; il en reste encore trois faces de murs qui portent la marque des traditions gallo-romaines par le mode de construction des murailles en pierre de petit appareil et les fenêtres, dont les claveaux du cintre sont en pierre et en briques.
Un grand nombre de châteaux et de donjons ont été construits aux XIᵉ et XIIᵉ siècles; on peut citer les châteaux du Plessy-Grimoult, du Pin, celui de la Pommeraye, élevé sur une motte entourée de fossés profonds séparant trois enceintes; de Beaugency-sur-Loire dont le vaste donjon avait quatre étages; de Loches, qui aurait été fondé par Foulques Nerra, mais qui paraît appartenir au XIIᵉ siècle, époque à laquelle l’architecture militaire avait accompli de grands perfectionnements. Le donjon de Loches peut passer pour le plus beau de France; il s’élève encore à plus de 30 mètres; l’enceinte paraît avoir été élevée au XIIIᵉ siècle; les tours présentent en plan un arc brisé afin d’offrir plus de résistance au point qui était attaqué le plus souvent par la sape des mineurs.
Au château de Falaise, élevé, comme celui de Domfront, sur un promontoire escarpé, les remparts sont moins anciens que le donjon, dont les détails architectoniques semblent appartenir au XIIᵉ siècle, observation
qui est appuyée par un passage des chroniques de Robert du Mont, cité par M. de Caumont.—En 1123, Henri Iᵉʳ fit refaire le donjon et les murs d’enceinte du château d’Arques, et il exécuta des travaux semblables à Gisors, à Falaise, à Argentan, à Exmes, à Domfront, à Amboise et à Vernon.
Les donjons de Sainte-Suzanne, de Nogent-le-Rotrou, ceux de Broue, de l’Islot, de Tonnay-Boutonne, de Pons, de Chamboy, de Montbazon, de Lavardin, de Montrichard, de Huriet dans le Bourbonnais, sont également très intéressants par leur situation, leurs plans et les détails de leur construction. Ces ouvrages,
et ceux que nous avons étudiés d’abord, présentent cette particularité d’être construits sur un plan carré ou rectangulaire qui paraît avoir été adopté par les architectes.
Dès la fin du XIIᵉ siècle, la forme cylindrique prédomine dans la construction des donjons et des tours; elles résistaient mieux aux efforts destructifs de l’assaillant, leur surface convexe présentant la même résistance, et sa forme permettait, ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent, pour les tours, de défendre, par les courtines adjacentes, l’approche de la base de
ces tours et de s’opposer plus efficacement aux travaux de sape. D’ailleurs, les progrès réalisés pendant la période de l’architecture dite gothique par l’adoption générale de la voûte sur croisée d’ogives, si simple et d’une construction si facile, avaient évidemment exercé une
grande influence sur les dispositions architectoniques des ouvrages militaires. Les lourds planchers en bois des donjons primitifs, si souvent incendiés, furent remplacés par de légères voûtes reliant solidement les murs circulaires, donnant aux différents étages un sol moins tremblant et plus durable que les énormes poutres et solives qui formaient les planchers.
D’ailleurs, les toitures aiguës sur plan circulaire des donjons et des tours résistaient mieux, par leurs formes, aux projectiles ou aux matières incendiaires, qui brisaient les angles de la toiture des donjons carrés et en brûlaient les charpentes.
Cependant, la forme des donjons a beaucoup varié au XIIᵉ siècle; à Houdan, le donjon est une grosse tour cantonnée de quatre tourelles; à Étampes, il est composé de quatre tours réunies formant en plan un trèfle à quatre feuilles; les étages voûtés présentent des dispositions curieuses, entre autres celle d’un puits très profond dont l’orifice se trouvait dans la salle du premier étage. Quelques historiens font remonter cet ouvrage au XIᵉ siècle, mais les détails de l’architecture et des sculptures indiquent qu’il est prudent de ne l’attribuer qu’aux premières années du règne de Philippe-Auguste.
Le donjon de Provins, du XIIᵉ siècle, élevé sur une motte en maçonnerie, présente des dispositions très originales; l’enceinte est circulaire, la base du donjon est carrée, et aux angles s’élèvent quatre tourelles cantonnant les pans de l’octogone partant de ce carré, et se relient à la tour, également octogone, par des arcs-boutants. Le donjon de Gisors a également la forme d’un octogone dont un des pans est tangent à l’enceinte circulaire couronnant la motte féodale; construit au XIIᵉ siècle, le château de Gisors fut considérablement agrandi par l’enceinte que Philippe-Auguste éleva sur un grand espace autour de la motte dont les murs sont renforcés de tours carrées.
Le château Gaillard, élevé à la fin du XIIᵉ siècle sur le promontoire dominant le cours de la Seine aux Andelys, présente des dispositions très spéciales, car le
donjon rond est entouré d’une première enceinte circulaire, ou plutôt de la forme d’un carré dont trois angles auront été arrondis, et qui est elle-même enveloppée d’une autre enceinte elliptique, se rattachant aux défenses du château, composée de demi-tours ou plutôt de segments réunis par une très étroite courtine, ouvrage puissant où l’architecture ne s’est manifestée que par la solidité de ses robustes maçonneries. C’est le donjon dans toute sa rudesse militaire, qui ne comporte aucune espèce d’ornement.
Philippe-Auguste, après avoir fait de Gisors une forteresse aussi puissante que celle du château Gaillard dont il s’empara, fit aussi bâtir le château de Dourdan et, pour sa demeure à Paris, le palais-forteresse du Louvre. Au moment de la mort de son suzerain, Enguerrand III fit commencer à Coucy une forteresse qu’il termina, en moins de dix ans,—1223 à 1230,—qui dépassa par ses proportions grandioses et
ses défenses formidables tout ce qui avait été construit jusqu’à cette époque, manifestation superbe affirmant les prétentions ambitieuses, qu’il exprima, dit-on, pendant la minorité de ce prince et dont la forteresse de Coucy peut être considérée, au point de vue architectonique, comme l’expression la plus caractéristique.
Parmi les châteaux et les donjons les plus importants construits au XIIIᵉ siècle, il faut citer, après ceux que nous avons indiqués: la tour blanche d’Issoudun, la tour de Blandy, le donjon octogone de Châtillon-sur-Loing,
Semur, les forteresses royales d’Angers, élevées par saint Louis; de Montargis, Boulogne, Chinon et Saumur; le donjon ou tour Constance à Aigues-Mortes, attribuée à saint Louis, le château de Najac, élevé par son frère, Alphonse de Poitiers; ceux de Bourbon-l’Archambault, de Chalusset, de Clisson, reconstruit ou commencé par Olivier Iᵉʳ, sire de Clisson, après son retour de terre sainte, etc., etc.
L’architecture militaire se développe encore au XIVᵉ siècle par le remaniement d’anciennes forteresses, suivant les progrès réalisés dans l’attaque et, par conséquent, dans la défense des places dont les sièges avaient fait constater les défauts. Il en fut de même pour la construction des tours qui, jusqu’à cette époque, avaient plusieurs étages d’archères ou de meurtrières,
disposition excellente pour défendre les courtines adjacentes et les abords, mais qui avait pour inconvénient dangereux d’indiquer les parties les plus faibles et les plus faciles à détruire. L’usage des canons eut pour premier effet de faire augmenter l’épaisseur des murs avant de modifier les forteresses, en reportant les défenses au sommet des murs couronnés par des mâchicoulis fixes en pierre. Les principaux châteaux furent construits à Vincennes, près Paris, par Philippe de Valois et Charles V, et à Avignon, par les papes Benoît XII, Clément VI, Innocent VI et Urbain V, les gigantesques bâtiments que nous étudierons dans la quatrième partie. Gaston Phœbus, comte de Foix et de Béarn, construisit des donjons carrés à la Bastide de Béarn, à Montaner, à Mauvezin; à Lourdes et à Foix, un donjon circulaire.
Au nombre des châteaux et donjons achevés ou construits entièrement au XIVᵉ siècle, on peut citer, d’après Anthyme Saint-Paul, ceux de Roquetaillade, de Bourdeilles, de Polignac, de Briquebec, d’Hardelot, de Rambures, de Lavardin, fondé au XIIᵉ siècle, de Montrond, de Turenne, de Billy, Murat et Hérisson, le curieux donjon de Montbard, ceux de Romefort, de Pouzanges, de Noirmoutier, etc., etc.
Dans les dernières années du XIVᵉ siècle et dès les premières du XVᵉ, Louis d’Orléans, fils de Charles V, profita de la démence de son frère Charles VI pour se fortifier dans des places sur lesquelles il pût appuyer ses entreprises ambitieuses. En 1393 et les années suivantes, il acquit plusieurs domaines dans le Valois: Montépilloy, Pierrefonds et la Ferté-Milon qu’il rebâtit complètement; il acheta la seigneurie même de Coucy en 1400, après la mort du dernier descendant mâle d’Enguerrand III.
Coucy, Pierrefonds, la Ferté-Milon sont trop connus par des ouvrages spéciaux, surtout ceux de Viollet-le-Duc, pour que nous ayons à les reproduire; mais nous les avons cités parce que ces colossales forteresses, ces immenses donjons sont l’expression suprême de la puissance féodale, qui s’est manifestée par de superbes bâtiments,
aussi admirables par leurs proportions grandioses que par les détails raffinés de leur construction.
Il se construisit encore quelques châteaux en Albigeois, en Auvergne, en Limousin, en Guyenne, en Vendée, en Provence, notamment à Tarascon; les donjons de Trèves en Anjou.
Au XVᵉ siècle, la Bretagne se couvrit de châteaux importants, comme ceux de Combourg, de Fougères, de Montauban, de Saint-Malo, de Vitré, d’Elven, de Sucinio, de Dinan, de Tonquédec, etc.
Vers la fin du XVᵉ siècle, on construisit un grand nombre de châteaux remarquables par leurs dispositions et la richesse de leurs décorations; mais si ces beaux ouvrages sont dignes de l’attention des artistes, ils échappent à nos recherches, qui avaient pour but d’étudier par les monuments les principaux caractères de l’architecture militaire à l’époque dite gothique.
CHAPITRE III
PORTES ET PONTS.
D’après les études qui précèdent sur les enceintes de villes, les châteaux, les donjons, on peut, sans remonter aux époques romaines et en se bornant à circonscrire les recherches historiques à la période de l’architecture dite gothique, se faire une idée de l’importance que les architectes attachaient à la construction des portes qui défendaient l’enceinte et à celle des ponts qui précédaient l’entrée ou les abords.
Portes.—A l’exemple des forteresses élevées en Syrie par les Francs après les premières croisades et qui paraissent avoir exercé une grande influence dès leur origine, les architectes du temps de Philippe-Auguste et de saint Louis avaient réduit autant que possible le nombre des entrées dans les forteresses ou les enceintes fortifiées; leur construction était sévèrement calculée, afin de déjouer toute tentative d’envahissement par un coup de force; aussi, la plupart du temps, les places de guerre étaient enlevées par surprise, ruse ou trahison plutôt que par un siège en règle.
Les portes construites dans les enceintes du XIIᵉ siècle, et principalement dans celles du XIIIᵉ, sont les ouvrages de la place les plus fortement défendus; elles étaient précédées d’un pont traversant les fossés pour donner accès à la porte et dont le passage pouvait être interrompu immédiatement en avant de la porte même par l’enlèvement d’un pont mobile. Le passage de la porte, fort étroit, s’ouvrait entre deux tours saillantes, percées d’archères, réunies par une courtine, l’ensemble étant un châtelet qu’il fallait traverser pour pénétrer dans l’intérieur de la forteresse. Ce passage était défendu par une ou deux herses entre lesquelles de larges ouvertures, vastes mâchicoulis, permettaient d’assommer l’assaillant pendant le temps qu’il essayait de forcer les herses composées d’une forte charpente bardée de fer, dont les tiges verticales reliant les traverses étaient armées de pointes à la partie basse.
La porte du château, à Carcassonne, construite vers 1120 et qui existe encore, donne un exemple de cette disposition.
On peut même étudier sur cet ouvrage les précautions minutieuses prises par les architectes pour éviter les surprises qui réussissaient parfois, surtout si elles étaient facilitées par les défenseurs mêmes.
Les architectes accumulaient les obstacles dans les passages par des herses dont les treuils étaient placés à des étages différents, afin d’éviter toute entente entre les soldats, mercenaires pour la plupart, qui étaient au plus offrant. A la porte du château de Carcassonne, la première herse en entrant était levée ou baissée par des chaînes, munies de contrepoids, s’enroulant sur un
treuil qui était placé au deuxième étage du châtelet, tandis que la seconde herse était manœuvrée, par le même procédé, du premier étage dans un local n’ayant aucune espèce de communication avec celui du haut, auquel on n’accédait d’ailleurs que par un escalier en bois placé à l’intérieur dans la cour du château.
Au XIIIᵉ siècle, les constructeurs augmentèrent encore les précautions contre les surprises par des ouvrages extérieurs; la porte de Laon, à Coucy, si bien décrite par Viollet-le-Duc, en est une preuve célèbre. Ces ouvrages,
désignés sous le nom de barbacanes, étaient destinés à défendre au dehors l’approche de la porte.
A Carcassonne, la cité entourée de murailles avait été enveloppée dans une seconde enceinte élevée par saint Louis et n’ayant qu’une entrée donnant accès dans les lices (fig. 187), c’est-à-dire dans l’espace compris entre les murailles de la ville et celles de la seconde enceinte; puis il construisit une énorme tour, appelée la Barbacane, à l’ouest du château auquel elle était reliée par des murailles crénelées et des murs intérieurs placés en échelons (plan fig. 167), ouvrage destiné à faciliter les
sorties de la garnison et à couvrir les communications par le pont qu’il jeta sur l’Aude. Cette tour était plutôt un ouvrage avancé qu’une barbacane comme celle qui fut élevée par Philippe le Hardi, vers la fin du XIIIᵉ siècle, en avant de la porte Narbonaise, à l’est de la cité.
La porte Narbonaise présente une disposition analogue à celle du château, mais elle indique les perfectionnements qui s’étaient réalisés depuis un siècle dans la construction des places de guerre. Les tours de la porte sont munies d’un éperon, qui avait été inventé pour éviter les attaques des mineurs et empêcher l’action des béliers en exposant les assaillants aux traits lancés des courtines adjacentes. La porte s’ouvrait de plain-pied sur les lices, et, en avant, la barbacane, en demi-cercle, crénelée, reliée aux parapets également crénelés des lices, en défendait l’approche; on n’accédait
Chargement...
📚Continuer votre lecture
Découvrez d'autres livres qui pourraient vous plaire

Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 1/8)

L'Architecture romane

Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1 - (A)

Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3 - (C suite)

Paris de siècle en siècle: Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs
