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L'éclaireur

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The Project Gutenberg eBook of L'éclaireur

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Title: L'éclaireur

Author: Gustave Aimard

Release date: January 7, 2015 [eBook #47903]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Camille Bernard and Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCLAIREUR ***

L'ÉCLAIREUR

par

GUSTAVE AIMARD

Quatrième Édition

PARIS
AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX
MDCCCLX

Table des matières


I.

La surprise.

C'était vers la fin de mai 1855, dans un des sites les plus ignorés des immenses prairies du Far-West, à peu de distance du Río Colorado del Norte, que les tribus indiennes de ces parages nomment, dans leur langage imagé, le fleuve sans fin aux lames d'or.

Il faisait une nuit profonde. La lune aux deux tiers de sa course montrait, à travers les hautes branches des arbres, sa face blafarde, dont ne s'échappaient qu'avec peine de minces rayons d'une lumière tremblotante qui ne laissait distinguer que vaguement les accidents d'un paysage abrupte et sévère. Il n'y avait pas un souffle dans l'air, pas une étoile au ciel. Un silence de mort planait sur le désert. Silence interrompu seulement à de longs intervalles par les glapissements saccadés des coyotes en quête d'une proie, ou les miaulements ironiques de la panthère et du jaguar à l'abreuvoir.

Pendant les ténèbres, les grandes savanes américaines, où nul bruit humain ne trouble la majesté de la nuit, prennent, sous l'œil de Dieu, une imposante splendeur qui remue à son insu le cœur de l'homme le plus fort et le pénètre malgré lui d'un religieux respect.

Tout à coup les branches serrées d'un buisson de floripondios s'écartèrent avec précaution, et dans l'espace laissé vide apparut la tête anxieuse d'un homme dont les yeux brillants comme ceux d'une bête fauve lançaient dans toutes les directions des regards inquiets. Après quelques secondes d'une immobilité complète, l'homme dont nous parlons quitta le buisson au milieu duquel il était caché et s'élança d'un bond au dehors.

Bien que son teint hâlé eut atteint presque la couleur de la brique, cependant à son costume de chasse et surtout la nuance blonde de ses longs cheveux et à ses traits hardis, francs et accentués, il était facile de reconnaître en cet homme un de ces audacieux coureurs des bois canadiens dont la forte race s'éteint tous les jours et tend à disparaître avant peu.

Il fit quelques pas, le canon de son rifle en avant, le doigt sur la détente, inspectant minutieusement les taillis et les fourrés sans nombre qui l'entouraient; puis, rassuré probablement par le silence et la solitude qui continuaient à régner aux environs, il s'arrêta, posa à terre la crosse de son rifle, pencha le haut du corps en avant, et imita à s'y méprendre le chant du centzontle, le rossignol américain.

A peine la dernière modulation de ce chant, doux comme un soupir d'amour, vibrait-elle dans l'air, que du même buisson qui déjà avait livré passage au chasseur, s'élança un second personnage.

Celui-ci était un Indien; il vint se placer auprès du Canadien, et après quelques secondes de silence:

—Eh bien? lui demanda-t-il en affectant une tranquillité peut-être loin de son cœur.

—Tout est calme, répondit le chasseur, la Cihuatl peut venir.

L'Indien secoua la tête.

—Depuis le lever de la lune, Mahchsi-Karehde est séparé de l'Églantine, il ignore où elle se trouve en ce moment.

Un bienveillant sourire plissa les lèvres du chasseur.

—L'Églantine aime mon frère, dit-il doucement, le petit oiseau qui chante au fond de son cœur l'aura guidé sur les traces du chef; Mahchsi-Karehde a-t-il oublié le chant avec lequel il l'appelait à ses rendez-vous d'amour dans la tribu?

—Le chef n'a rien oublié.

—Qu'il appelle donc alors.

L'Indien ne se fit pas répéter cette invitation; le cri du Walkon s'éleva dans le silence.

Au même instant on entendit un froissement de branches, et une jeune femme, bondissant comme une biche effrayée, vint tomber haletante dans les bras du guerrier indien qui s'étaient ouverts pour la recevoir. Cette étreinte n'eut que la durée d'un éclair; le chef, honteux sans doute devant un blanc, bien que ce blanc fût son ami, du mouvement de tendresse auquel il s'était laissé entraîner, repoussa froidement la jeune femme en lui disant d'une voix dans laquelle ne perçait aucune trace d'émotion:

—Ma sœur est sans doute fatiguée, nul danger ne la menace en ce moment; elle peut dormir, des guerriers veilleront sur elle.

—L'Églantine est une fille comanche, répondit-elle d'une voix timide, son cœur est fort, elle obéira à Mahchsi-Karehde (l'Aigle-Volant); sous la protection d'un chef aussi redoutable elle sait qu'elle est en sûreté.

L'Indien lui lança un regard empreint d'une indicible tendresse; mais reprenant presque aussitôt cette apparente impassibilité dont les peaux-rouges ne se départent jamais:

—Les guerriers veulent tenir conseil, que ma sœur dorme, dit-il.

La jeune femme ne répliqua point, elle s'inclina respectueusement devant les deux hommes, et, s'éloignant de quelques pas, elle se blottit dans l'herbe, ferma les yeux et s'endormit ou parut s'endormir.

Le Canadien s'était contenté de sourire en voyant le résultat obtenu par le conseil qu'il avait donné au guerrier; il avait écouté, en hochant approbativement la tête, les quelques mots échangés entre les deux peaux-rouges. Le chef, abîmé dans ses pensées, resta quelques instants les yeux fixés avec une expression indéfinissable sur la jeune femme endormie; enfin il passa à plusieurs reprises la main sur son front comme pour dissiper les nuages qui assombrissaient son esprit, et se tournant vers le chasseur.

—Mon frère, le visage pâle a besoin de repos, un chef veillera, dit-il.

—Les coyotes ont cessé de glapir, la lune a disparu, une bande blanchâtre s'élève à l'horizon, répondit le Canadien; le jour ne tardera pas à paraître, le sommeil a fui mes paupières, les hommes doivent tenir conseil.

L'Indien s'inclina sans répondre, posant son fusil à terre il ramassa plusieurs brassées de bois sec qu'il porta auprès de la dormeuse.

Le Canadien battit le briquet; bientôt le feu jaillit, le bois s'embrasa, la flamme colora les arbres de ses reflets sanglants; alors les deux hommes s'accroupirent auprès l'un de l'autre, bourrèrent leurs calumets de manachée le tabac sacré, et commencèrent à fumer silencieusement avec cette imposante gravité que les Indiens, en toutes circonstances, apportent à cette symbolique opération.'

Nous profiterons du moment de répit que nous offre le hasard pour faire le portrait de ces trois personnages appelés à jouer un rôle important dans le cours de ce récit.

Le Canadien était un homme de quarante-cinq ans environ, haut de six pieds anglais, long, maigre et sec; nature nerveuse composée de muscles et de nerfs, parfaitement adaptée au rude métier de coureur des bois, qui exige une vigueur et une audace au delà de toute expression. Comme tous ses compatriotes, le Canadien présentait dans ses traits le type normand dans toute sa pureté; son front large, ses yeux gris pleins de finesse, son nez un peu recourbé, sa bouche grande et garnie de dents magnifiques, les épais cheveux blonds mêlés de quelques fils d'argent qui s'échappaient de son bonnet de peau de loutre et tombaient en énormes boucles sur les épaules, tous ces détails donnaient à cet homme une physionomie ouverte, franche et loyale qui appelait la sympathie et plaisait de prime abord. Ce digne géant nommé Bonnaire, mais connu seulement dans les prairies par le sobriquet de Bon-Affût, sobriquet qu'il justifiait amplement par la justesse de son coup d'œil et son adresse à découvrir les repaires des bêtes fauves, était né aux environs de Montréal; mais emmené tout jeune dans les grands bois du haut Canada, la vie du désert avait eu tant de charmes pour lui, qu'il avait renoncé à la vie civilisée et depuis près de trente ans parcourait les vastes solitudes de l'Amérique du Nord, ne consentant à entrer dans les villes et les villages que pour vendre les peaux des animaux qu'il avait tués ou renouveler sa provision de poudre et de balles.

Le compagnon de Bon-Affût, l'Aigle-Volant, était un des chefs les plus renommés de la tribu des Bisons-Blancs, une des plus puissantes de la batailleuse nation des Comanches, cette indomptable et féroce nation qui, dans son incommensurable orgueil, s'intitule superbement la Reine des prairies, titre que nulle autre qu'elle n'ose revendiquer.

L'Aigle-Volant, bien que fort jeune encore puisqu'il avait à peine vingt-cinq ans, s'était distingué déjà dans maintes circonstances par des traits d'une audace et d'une témérité tellement inouïes, que son nom seul inspirait une invincible terreur aux innombrables hordes indiennes que parcourent sans cesse le désert dans tous les sens.

Sa taille était haute, bien prise, parfaitement proportionnée; ses traits étaient fins, ses yeux noir comme la nuit acquéraient, sous l'influence d'une émotion forte, cette fixité étrange qui commande le respect; ses gestes étaient nobles et sa démarche gracieuse, empreinte de cette majesté innée chez les Indiens.

Le chef était revêtu de son costume de guerre.

Ce costume est assez singulier pour mériter une description détaillée.

La tête de l'Aigle-Volant était coiffée du mahch-akoub-hachka, bonnet que, seuls, les guerriers distingués qui ont tués beaucoup d'ennemis ont le droit de porter; il est fait de bandes blanches d'hermine ayant par derrière une large pièce de drap rouge tombant jusqu'au mollet, sur laquelle est attachée une crête droite de plumes d'aigle blanches et noires qui commence à la tête et se prolonge en rang serré jusqu'au bout. Au-dessus de l'oreille droite il avait passé dans sa chevelure un couteau de bois peint en rouge et long comme la main: ce couteau était l'emblème de celui avec lequel il avait tué un chef Dacotah; il portait, en outre, huit petites brochettes en bois, peintes en bleu et garnies à l'extrémité supérieure d'un clou doré pour indiquer le nombre de coups de feu dont il avait été blessé; au-dessus de l'oreille gauche il portait une grosse touffe de plumes de hibou jaunes et peintes en rouge à leur extrémité, comme signe de ralliement des Menin-ochaté, c'est-à-dire la bande des Chiens; son visage était peint moitié en rouge et son corps en rouge-brun avec des raies dont la couleur avait été enlevée avec un doigt mouillé. Ses bras, à compter de l'épaule, étaient ornés de vingt-sept raies jaunes indiquant le nombre de ses hauts faits, et sur sa poitrine il avait dessiné avec de la couleur bleue une main, ce qui annonçait qu'il avait souvent fait des prisonniers. Il portait à son cou un magnifique mato-unknappinindè, collier de griffes d'ours gris, longues de trois pouces et blanchâtres à la pointe. Ses épaules étaient couvertes de la grande mih-ihé ou robe de bison, tombant jusqu'à terre et peinte de diverses couleurs. Il avait serré étroitement à la ceinture le woupanpihunchi ou culottes consistant en deux parties séparées, une pour chaque jambe, descendant jusqu'à la cheville et brodée à la partie extérieure de piquants de porc-épic de couleur variée se terminant par une longue touffe traînant par terre; son nokké, larges bandes de drap rayées de blanc et de noir, s'enroulait autour de ses hanches et retombait devant et derrière en longs plis; ses humpés ou souliers en peau de bison étaient peu ornés, mais il avait attaché au-dessus de la cheville des queues de loups qui traînaient à terre derrière lui et dont le nombre égalait les ennemis qu'il avait vaincus; à son ichparakehn ou ceinture pendaient, d'un côté une poire à poudre, un sac à balles et un couteau à scalper, de l'autre un carquois en peau de panthère garni de flèches longues et acérées, et son tomawhauks; son eruhpa,—fusil,—était posé à terre à portée de sa main.

Ce guerrier, revêtu de cet étrange costume, avait quelque chose d'imposant et de sinistre qui inspirait la terreur.

Quant à présent, nous nous bornerons à dire que Églantine avait quinze ans au plus, qu'elle était fort belle pour une Indienne, et qu'elle portait dans toute son élégante simplicité le sévère costume adopté par les femmes de sa nation.

Terminant ici cette description peut-être trop détaillée, mais qui était nécessaire pour connaître les hommes que nous avons mis en scène, nous reprendrons le cours de notre récit.

Depuis longtemps nos deux personnages fumaient auprès l'un de l'autre sans échanger une parole; enfin le Canadien secoua le fourneau de sa pipe sur le pouce de sa main gauche, et s'adressant à son compagnon:

—Mon frère est-il satisfait? demanda-t-il.

—Ooah! répondit l'Indien en baissant affirmativement la tête, mon frère a un ami.

—Bon, reprit le chasseur, et que fera maintenant le chef?

—L'Aigle-Volant rejoindra sa tribu avec Églantine, puis il reviendra chercher la piste des Apaches.

—A quoi bon?

—L'Aigle-Volant veut se venger.

—A votre aise, chef, ce n'est certes pas moi qui vous engagerai à renoncer à vos projets contre des ennemis qui sont aussi les miens; seulement je crois que vous n'envisagez pas la question à son véritable point de vue.

—Que veut dire mon frère le guerrier pâle?

—Je veux dire que nous sommes loin des huttes des Comanches, et qu'avant de les atteindre nous aurons sans doute plus d'une fois encore maille à partir avec les ennemis, dont le chef se croit peut-être un peu prématurément débarrassé.

L'Indien haussa les épaules avec dédain.

—Les Apaches sont de vieilles femmes, bavardes et poltronnes, dit-il, l'Aigle-Volant les méprise.

—Possible! reprit le chasseur en hochant la tête; cependant, à mon avis, nous aurions mieux fait de continuer notre route jusqu'au lever du soleil, afin de mettre une plus grande distance entre eux et nous, au lieu de nous arrêter aussi imprudemment ici; nous sommes bien près encore du camp de nos ennemis.

—L'eau de feu a bouché les oreilles et fermé les yeux des chiens apaches; ils dorment étendus sur la terre.

—Hum! Ce n'est pas mon opinion, je suis au contraire, persuadé qu'il veillent et qu'ils nous cherchent.

Au même instant, comme si le hasard avait voulu justifier la crainte du prudent chasseur, une dizaine de coups de feu éclatèrent avec fracas; un horrible cri de guerre auquel le Canadien et le Comanche répondirent par un cri de défi sortit du sein de la forêt et une trentaine d'Indiens apaches se ruèrent en hurlant vers le brasier auprès duquel se tenaient nos trois personnages; mais ceux-ci avaient subitement disparu comme par enchantement.

Les Apaches s'arrêtèrent avec un frémissement de rage, ne sachant plus quelle direction prendre pour retrouver leurs rusés ennemis. Soudain trois coup de feu furent tirés de l'intérieur de la forêt; trois Apaches roulèrent sur le sol, la poitrine traversée.

Les Indiens poussèrent un hurlement de fureur et se précipitèrent dans la direction des coups de feu.

Au moment où ils arrivaient à lisière de la forêt, un homme en sortit en agitant de la main droite une robe de bison en signe de paix.

Cet homme était Bon-Affût le Canadien.

Les Apaches s'arrêtèrent avec une hésitation de mauvais augure; le Canadien, sans paraître remarquer ce mouvement, s'avança résolument vers eux du pas lent et tranquille qui lui était habituel; en le reconnaissant, les Indiens brandirent leurs armes avec colère et voulurent courir sur lui, car ils avaient bien des motifs de haine contre le chasseur; leur chef les arrêta d'un geste péremptoire.

—Que mes fils soient patients, dit-il avec un sourire sinistre, il ne perdront rien pour attendre.


II.

L'hôte.

Le jour même où commence notre récit, à trois kilomètres environ de l'endroit où se passaient les évènements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre, dans une vaste clairière située sur la lisière d'une immense forêt vierge dont les derniers contreforts venaient mourir sur les rives même du Río Colorado, une assez nombreuse caravane avait fait halte au coucher du soleil.

Cette caravane venait du sud-est, c'est-à-dire du Mexique; elle paraissait être en marche depuis longtemps déjà, autant qu'il était possible d'en juger par l'état de délabrement dans lequel se trouvaient les vêtements des individus qui en faisaient partie ainsi que les harnais de leurs chevaux et de leurs mules. Du reste, les pauvres bêtes étaient réduites à un état de maigreur et de faiblesse qui témoignait hautement des rudes fatigues qu'elles avaient dû éprouver. Cette caravane se composait de trente à trente-cinq individus environ, tous revêtu du pittoresque et caractéristique costume de ces chasseurs et gambusinos demi-sang, qui seuls ou par petites bandes de trois ou quatre au plus parcourent sans cesse le Far-West, qu'ils explorent dans ses plus mystérieuses profondeurs pour chasser, trapper ou découvrir les innombrables gisements aurifères qu'il recèle dans son sein.

Les aventuriers firent halte, mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux à des piquets et s'occupèrent immédiatement, avec cette adresse et cette vivacité que donne seule une longue habitude, à installer leur campement de nuit. L'herbe fut arrachée sur un assez grand espace; les charges des mules empilées en cercle formèrent un rempart derrière lequel on pouvait résister à un coup de main des rôdeurs de la prairie, puis des feux furent allumés en croix de saint André dans l'intérieur du camp.

Dès que ce dernier soin fut pris, quelques-uns des aventuriers dressèrent une large tente au-dessus d'un palanquin hermétiquement fermé et attelé de deux mules, une devant, l'autre derrière. La tente dressée, le palanquin fut dételé, et les rideaux en retombant le couvrirent si bien, qu'il se trouva entièrement caché.

Ce palanquin était une énigme pour les aventuriers; nul ne savait ce qu'il renfermait, bien que la curiosité générale fût singulièrement éveillée au sujet de ce mystère incompréhensible surtout dans ces parages sauvages; chacun gardait avec soin ses appréciations et ses pensées au fond de son cœur, surtout depuis le jour que dans un passage difficile, profitant de l'éloignement accidentel du chef de la cuadrilla qui ordinairement ne quittait jamais le palanquin sur lequel il veillait comme un avare sur son trésor, un chasseur s'était penché de côté et avait légèrement entr'ouvert un des rideaux; mais à peine cet homme avait-il eu le temps de jeter un coup d'œil furtif à travers l'ouverture ménagée par lui, que le chef, arrivant à l'improviste, lui avait fendu le crâne d'un coup de machette et l'avait renversé mort à ses pieds.

Puis il s'était tourné vers les assistants terrifiés, et les dominant par un regard fascinateur:

—Y a-t-il un autre de vous, avait-il dit, qui veuille découvrir ce que je prétends cacher à tous?

Ces paroles avaient été prononcées avec un tel accent d'implacable raillerie et de féroce méchanceté, que ces hommes de sac et de corde, pour la plupart sans foi ni loi, et accoutumés à braver en riant les plus grands périls, s'étaient sentis frissonner intérieurement et leur sang se figer dans leurs veines. Cette leçon avait suffi. Nul n'avait cherché depuis à découvrir le secret du capitaine.

A peine les dernières dispositions étaient-elles prises pour le campement, qu'un bruit de chevaux se fit entendre et deux cavaliers arrivèrent au galop.

—Voici le capitaine! se dirent les aventuriers l'un à l'autre.

Les nouveaux venus jetèrent la bride de leurs chevaux aux hommes accourus pour les recevoir, et se dirigèrent à grands pas vers la tente. Arrives là, le premier s'arrêta, et s'adressant à son compagnon:

—Caballero, lui dit-il, soyez le bienvenu au milieu de nous; quoique fort pauvres nous-mêmes, nous partagerons avec joie le peu que nous possédons avec vous.

—Merci, répondit le second en s'inclinant, je n'abuserai pas de votre gracieuse hospitalité; demain, au point du jour, je serai, je crois, assez reposé pour continuer ma route.

—Vous agirez comme bon vous semblera: installez-vous auprès de ce foyer préparé pour moi, tandis que j'entrerai quelques instants sous cette tente; bientôt je vous rejoindrai et j'aurai l'honneur de vous tenir compagnie.

L'étranger s'inclina et prit place devant le feu allumé à peu de distance de la tente, pendant que le capitaine laissait retomber derrière lui le rideau qu'il avait soulevé et disparaissait aux yeux de son hôte.

Celui-ci était un homme aux traits accentués, dont les membres trapus dénotaient une force peu commune; les quelques rides qui sillonnaient son visage énergique semblaient indiquer qu'il avait dépassé déjà le milieu de la vie, bien que nulle trace de décrépitude ne se laissât voir sur son corps solidement charpenté, et que pas un cheveu blanc n'argentât sa longue et épaisse chevelure noire comme l'aile du corbeau. Cet homme portait le costume des riches hacenderos mexicains, c'est-à-dire la manga, le zarapé aux couleurs bariolées, les calzoneras de velours ouvertes au genou, et les botas vaqueras; son chapeau, en poil de vigogne galonné d'or, avait la forme serrée par une riche toquilla attachée par un diamant de prix; un machette sans fourreau pendait à sa hanche droite, passé simplement dans un anneau de fer; les canons de deux revolvers à six coups brillaient à sa ceinture, et il avait jeté sur l'herbe auprès de lui un rifle américain magnifiquement damasquiné en argent.

Après que le capitaine l'eut laissé seul, cet homme, tout en s'installant devant le feu de la façon la plus confortable, c'est-à-dire en disposant son zarapé et ses armes d'eau pour lui servir de lit au besoin, jeta autour de lui un regard furtif dont l'expression aurait sans doute donné beaucoup à penser aux aventuriers, si ceux-ci avaient pu le surprendre; mais tous s'occupaient aux soins de l'installation du camp et des préparatifs de leur souper; s'en reposant surtout sur la loyauté de l'hospitalité des prairies, ils ne songeaient en aucune façon à surveiller ce que faisait l'étranger assis à leur foyer.

L'inconnu, après quelques minutes de réflexion, se leva et s'approcha d'un groupe de trappeurs, dont la conversation semblait fort animée et qui gesticulaient avec ce feu naturel aux races du Midi.

—Eh! fit un d'eux en apercevant l'étranger, ce seigneur va, d'un mot, nous mettre d'accord.

Celui-ci, directement interpellé, se tourna vers son interlocuteur.

—Que se passe-t-il donc, caballero? demanda-t-il.

—Oh! Mon Dieu, une chose bien simple, répondit l'aventurier; votre cheval, une belle et noble bête, je dois en convenir, señor, ne veut pas frayer avec les nôtres, il fait rage des pieds et des dents contre les compagnons que nous lui avons donnés.

—Eh! Cela est simple, en effet, observa un second aventurier en ricanant; ce cheval est un costeño, il est trop fier pour frayer avec de pauvres tierras interiores comme nos chevaux.

A cette singulière raison, tous éclatèrent d'un rire homérique.

L'inconnu sourit d'un air narquois.

—Peut-être est-ce la raison que vous avancez, peut-être y en a-t-il une autre, dit-il doucement; dans tous les cas, il y a un moyen bien facile de terminer le différend, moyen que je vais employer.

—Ah! fit le second aventurier, et quel est-il?

—Le voici, reprit l'inconnu, du même air placide.

S'avançant alors vers le cheval que deux hommes avaient peine à contenir:

—Lâchez-le! dit-il.

—Mais si nous le lâchons, nul ne sait ce qui arrivera.

—Lâchez-le, je réponds de tout; puis s'adressant au cheval: Lélio! dit-il.

A ce nom, le cheval releva sa noble tête, et fixant son œil intelligent sur celui qui l'appelait, d'un mouvement brusque et irrésistible il se débarrassa des deux hommes qui cherchaient à l'arrêter, les envoya rouler sur l'herbe, aux éclats de rire de leurs compagnons, et vint frotter sa tête contre la poitrine de son maître, en poussant un hennissement de plaisir.

—Vous voyez, reprit l'inconnu en flattant le noble animal, que ce n'est pas difficile!

—Hum! répondit d'un ton de mauvaise humeur en se frottant l'épaule le premier aventurier qui se relevait; c'est un démonio auquel je ne confierai pas ma peau, toute vieille et toute racornie qu'elle soit à présent.

—Ne vous en occupez pas davantage, je me charge de lui.

—Foi de Domingo, j'en ai assez pour ma part; c'est une noble bête, mais elle a le diable au corps!

L'inconnu haussa les épaules sans répondre et retourna auprès du foyer suivi par son cheval qui marchait pas à pas derrière lui, sans témoigner la moindre velléité de se livrer de nouveau à ces excentricités qui avaient si fort étonné les aventuriers, tous hommes cependant passés maîtres dans l'art de l'hippiatrique. Ce cheval était un barbe pur sang arabe, qui avait probablement coûté une somme énorme à son propriétaire actuel, et dont les allures devaient sembler étranges à des gens habitués aux chevaux américains. Son maître lui donna la provende, l'installa auprès de lui, puis il se rassit devant le feu.

Au même instant le capitaine apparut à l'entrée de la tente.

—Je vous demande pardon, dit-il avec cette charmante courtoisie innée chez les Hispano-américains, je vous demande pardon, señor caballero, de vous avoir si longtemps négligé, mais un devoir impérieux réclamait ma présence; maintenant me voici tout à vous.

L'inconnu s'inclina.

—C'est moi, répondit-il, qui vous prie, au contraire, d'agréer mes excuses pour le sans-façon avec lequel j'use de votre hospitalité.

—Pas un mot de plus sur ce sujet, si vous ne voulez me désobliger.

Le capitaine s'assit auprès de son hôte.

—Nous allons dîner, dit-il; je ne puis vous offrir qu'une maigre pitance; mais à la guerre comme à la guerre, j'en suis réduit à la portion congrue, c'est-à-dire au tasajo et aux haricots rouges au piment.

—C'est délicieux, et certes, j'y ferais honneur si je me sentais le moindre appétit; mais, en ce moment, il me serait impossible de porter la plus légère bouchée de quoi que ce soit à ma bouche.

—Ah! fit le capitaine en lançant à l'inconnu un regard défiant.

Mais il rencontra une physionomie si naïvement placide, un sourire si franc, qu'il eut honte de ses soupçons, et son visage, qui s'était rembruni, reprit instantanément toute sa sérénité.

—J'en suis fâché; je vous demanderai alors la permission de dîner seul; car, au contraire de vous, caballero, je vous confesse que je me meurs littéralement de faim.

—Je serais désespéré de vous occasionner le moindre retard.

—Domingo! cria le capitaine, mon dîner!

L'aventurier que le cheval de l'inconnu avait si rudement secoué ne tarda pas à arriver en traînant la jambe, et portant, dans une écuelle en bois, le souper de son chef; quelques tortillas de maïs, qu'il tenait à la main, complétaient ce repas d'une sobriété presque claustrale.

Domingo était un métis indien, à l'air rechigné, aux traits anguleux et à la physionomie sournoise; il paraissait avoir à peu près cinquante ans, autant qu'il est possible de juger de l'âge d'un Indien par l'apparence; depuis sa mésaventure avec le cheval, Domingo gardait rancune à l'inconnu.

Con su permiso, dit le capitaine en rompant une tortilla.

—Je fumerai une cigarette, ce qui sera encore vous tenir compagnie, répondit l'étranger avec son éternel sourire.

L'autre s'inclina poliment et attaqua son maigre repas avec cette vivacité qui dénote une longue abstinence.

Nous saisirons cette occasion pour faire au lecteur le portrait du chef de la caravane.

Don Miguel Ortega, noms sous lesquels il était connu de ses compagnons, était un élégant et beau jeune homme de vingt-six ans au plus, au teint bronzé, aux traits fins, à l'œil fier et brillant, dont la taille élevée, les membres bien attachés, la poitrine large et bombée dénotaient une rare vigueur. Certes, dans toute l'étendue des anciennes colonies espagnoles, il aurait été difficile, sinon impossible, de rencontrer un plus séduisant cavalier, portant mieux le pittoresque costume mexicain, plus hombre de a caballo et réunissant au même degré que lui ces avantages extérieurs qui charment les femmes et entraînent le vulgaire. Cependant, pour un observateur, don Miguel avait une trop grande profondeur dans l'œil, un froncement trop rude du sourcil et un sourire trop faux et trop perfide pour que, sous ces dehors séduisants, cet homme ne cachât pas une âme atrophiée et des instincts mauvais.

Un repas de chasseur assaisonné par l'appétit n'est jamais long; celui-ci fut promptement expédié.

—Là, fit le capitaine en s'essuyant les doigts avec une touffe d'herbe; maintenant une cigarette afin de faciliter la digestion, puis j'aurai l'honneur de vous souhaiter le bonsoir; vous n'avez pas, sans doute, l'intention de nous quitter avant le point du jour.

—Je ne saurais vous le dire, cela dépendra un peu du temps qu'il fera cette nuit; je suis assez pressé, et vous le savez, caballero, ainsi que le disent si justement les Gringos, nos voisins, le temps est de l'argent.

—Mieux que moi, caballero, vous savez ce que vous avez à faire; agissez à votre guise, seulement, avant que je me retire, veuillez agréer mes souhaits de bonne nuit et de bonne réussite dans vos projets.

—Je vous remercie, caballero.

—Un dernier mot, ou plutôt une dernière question avant de nous séparer.

—Faites.

—Il est bien entendu que, si cette question vous paraît indiscrète, vous êtes parfaitement libre de ne pas y répondre.

—Cela m'étonnerait de la part d'un cabellero aussi accompli, veuillez donc vous expliquer.

—Je me nomme don Miguel Ortega.

—Et moi don Stefano Cohecho.

Le capitaine s'inclina.

—Me permettez-vous à mon tour, reprit l'étranger, de vous adresser une question?

—Je vous en prie.

—Pourquoi cet échange de nom?

—Parce que, dans la Prairie, il est bon de pouvoir distinguer ses ennemis de ses amis.

—C'est juste; maintenant?

—Maintenant je suis certain de ne pas vous compter parmi les premiers.

¿Quién sabe? repartit en riant don Stefano; il y a de si étranges hasards!

Les deux hommes, après avoir encore échangé quelques mots de la façon la plus amicale, se serrèrent cordialement la main; don Miguel rentra sous la tente, et don Stefano, après s'être étendu les pieds au feu, s'endormit ou du moins ferma les yeux.

Une heure après, le silence le plus complet régnait dans le camp. Les feux ne jetaient plus qu'une lueur douteuse, et les sentinelles, appuyées sur leurs rifles, se laissaient elles-mêmes aller à cette espèce de vague somnolence qui n'est pas encore le sommeil, mais qui déjà n'est plus la veille.

Soudain un hibou, caché probablement dans un arbre voisin, poussa à deux reprises son hou houlement mélancolique.

Don Stefano ouvrit subitement les yeux; sans changer de position, il s'assura par un regard investigateur que tout était tranquille autour de lui; puis, après s'être convaincu que son machette et ses revolvers ne l'avaient pas quitté, il saisit son rifle et imita à son tour le cri du hibou; un cri pareil lui répondit.

L'étranger, après avoir accommodé son zarapé de façon à imiter un corps humain, dit, en le flattant à voix basse, quelques mots à son cheval, afin de le tranquilliser et de lui faire prendre patience, et s'allongeant sur le sol, il se dirigea, en rampant doucement, vers une des issues du camp, s'arrêtant par intervalle, afin de jeter un regard autour de lui.

Tout continuait à être calme. Arrivé au pied du retranchement formé par les charges des mules, il se redressa, franchit l'obstacle d'un bond de tigre et disparut dans la prairie.

Au même instant, un homme se releva, sauta par-dessus le retranchement et s'élança à sa poursuite.

Cet homme était Domingo.


III.

Colloque dans la nuit.

Don Stefano Cohecho semblait parfaitement connaître le désert. Dès qu'il fut dans la prairie et ainsi qu'il le croyait, à l'abri de toute investigation fâcheuse, il releva fièrement la tête; sa démarche se fit plus assurée, son œil brilla d'un feu sombre, et il s'avança à grands pas vers un bouquet de palmiers dont les maigres parasols offraient pendant le jour un abri précaire contre les rayons ardents du soleil.

Cependant il ne négligeait aucune précaution, parfois il s'arrêtait brusquement pour prêter l'oreille au moindre bruit suspect ou pour interroger d'un regard investigateur les sombres profondeurs du désert, puis, après quelques secondes, rassuré par le calme qui régnait autour de lui, il reprenait sa marche de ce pas délibéré qu'il avait adopté en quittant le camp.

Domingo, pour nous servir de l'expression indienne, marchait littéralement dans ses pas, épiant et surveillant chacun de ses mouvements avec cette sagacité particulière aux métis, tout en ayant bien soin d'être toujours à l'abri d'une surprise de la part de l'homme qu'il espionnait. Domingo était une de ces natures comme il ne s'en rencontre que trop sur les frontières; douées de grandes qualités et de grands vices, aussi bonnes pour le bien que pour le mal, capables d'accomplir des choses extraordinaires dans un sens comme dans l'autre, mais qui, la plupart du temps, ne se laissent guider que par leurs mauvais instincts.

Il suivait en ce moment l'étranger sans se rendre positivement compte du motif qui le faisait agir, ne sachant pas encore lui-même s'il serait pour ou contre lui, attendant pour se décider que la position se dessinât nettement, et qu'il eût pesé l'avantage qu'il retirerait d'une trahison ou de l'accomplissement de ses devoirs; aussi évitait-il avec soin de laisser soupçonner sa présence, il devinait que le mystère qu'il voulait découvrir lui offrirait, s'il parvenait à le découvrir, de grands avantages, surtout s'il savait l'exploiter; et, dans le doute, il ne s'abstenait pas mais agissait de façon à ne pas compromettre la découverte de ce précieux secret.

Les deux hommes marchèrent ainsi près d'une heure à la suite l'un de l'autre, sans que don Stefano soupçonnât une seconde qu'il était aussi finement épié, et que l'un des plus adroits coquins des prairies était sur ses talons.

Après des tours et des détours sans nombre dans les hautes herbes, don Stefano arriva sur la rive même du Río Colorado, qui en cet endroit coulait large et calme comme un lac sur un lit de sable bordé par d'épais bouquets de cotonniers et par de hauts peupliers dont les racines plongeaient dans l'eau; arrivé là, l'inconnu s'arrêta, prêta l'oreille un instant, et portant ses doigts à sa bouche il imita le glapissement du coyote; presque immédiatement le même cri s'éleva du milieu des palétuviers, et une légère pirogue faite d'écorce de bouleau, conduite par deux hommes, apparut sur la rive.

—Eh! fit don Stefano d'une voix contenue, je désespérais de vous rencontrer!

—N'avez-vous donc pas entendu notre signal? répondit un des individus de la pirogue.

—Serais-je venu sans cela! Seulement il me semble que vous auriez pu vous avancer un peu au-devant de moi.

—Ce n'était pas possible.

La pirogue s'engrava alors dans le sable; les deux hommes sautèrent légèrement à terre, et en un instant ils eurent rejoint don Stefano. Tous deux portaient le costume et les armes des chasseurs de la Prairie.

—Hum! reprit don Stefano, la route est longue du camp pour venir jusqu'ici, je crains que l'on s'aperçoive de mon absence.

—C'est un risque qu'il vous faut courir, répondit celui qui déjà avait parlé, homme de haute taille, à la figure ouverte, à la physionomie grave et sévère, et dont les cheveux blancs comme la neige tombaient en longues boucles sur les épaules.

—Enfin, puisque vous voilà, expliquons-nous et surtout soyons brefs, le temps est précieux. Qu'avez-vous fait depuis notre séparation?

—Pas grand-chose: nous vous avons suivi de loin, voilà tout, prêts à vous venir en aide si besoin était.

—Merci; pas de nouvelles?

—Aucunes: qui aurait pu nous en donner?

—C'est juste; et votre ami Bon-Affût, l'avez-vous découvert?

—Non.

—Cuerpo de Cristo! Ceci est contrariant, car si mes pressentiments ne me trompent pas, bientôt il nous faudra jouer des couteaux.

—On en jouera.

—Je le sais, Balle-Franche[1], je connais de longue date votre courage; mais vous, Ruperto, votre camarade et moi nous ne sommes que trois hommes, en résumé de compte.

—Qu'importe?

—Comment, qu'importe? Lorsqu'il s'agit de combattre contre trente ou quarante chasseurs aguerris, en vérité, Balle-Franche, vous me rendrez fou avec vos idées. Vous ne doutez de rien: songez-donc que cette fois nous n'avons pas à lutter contre des Indiens mal armés, mais contre des blancs, des bandits de sac et de corde, qui se feront tuer sans reculer d'un pouce, et que nous succomberons inévitablement.

—C'est vrai, je n'y avais pas réfléchi, ils sont beaucoup.

—Nous morts que deviendrait-elle?

—Bon, bon, reprit le chasseur en secouant la tête, je vous répète que je n'y songeais pas.

—Vous voyez donc bien qu'il est indispensable que nous nous entendions avec Bon-Affût et les hommes dont il peut disposer.

—Oui, mais allez donc trouver à point nommé dans le désert la piste d'un homme comme Bon-Affût? Qui sait; où il se trouve en ce moment? il peut n'être qu'à une portée de fusil de nous comme en être éloigné de cinq cents milles.

—C'est à en devenir fou.

—Le fait est que la position est grave. Êtes-vous au moins sûr cette fois de ne pas vous être trompe et de tenir la bonne piste?

—Je ne puis rien assurer encore, bien que tout me fasse supposer que je ne me trompe pas, mais rapportez-vous-en à moi, je saurai bientôt à quoi m'en tenir.

—Du reste, ce sont les mêmes traces que celles que nous suivons depuis Monterey; il y a des chances que ce soient eux.

—Que résolvons-nous?

—Dame, je ne sais que vous dire.

—Vous êtes désespérant, sur ma parole; comment, vous ne pouvez me suggérer aucun moyen?

—Il me faudrait d'abord une certitude, et puis, vous l'avez dit vous-même: à nous trois, ce serait folie de tenter ce coup de main!

—Vous avez raison, je retourne au camp; la nuit prochaine, nous nous reverrons, je serai bien malheureux si, cette fois, je n'ai pas découvert ce qui nous importe tant de savoir; vous, pendant ce temps-là, cherchez, furetez, fouillez la Prairie dans tous les sens, et, si cela est possible, ayez-moi des nouvelles de Bon-Affût.

—Cette recommandation est inutile, je ne demeurerai pas inactif.

Don Stefano saisit la main du vieux chasseur, et la pressant fortement entre les siennes:

—Balle-Franche, lui dit-il d'une voix émue, je ne vous parlerai pas de notre vieille amitié, ni des services que plusieurs fois j'ai été assez heureux pour vous rendre, je vous répéterai seulement, et je sais qu'avec vous cela suffira, c'est que du succès de notre expédition dépend le bonheur de ma vie.

—Bon, bon, ayez confiance en moi, don José; je suis trop vieux pour changer d'amitié, je ne sais qui a tort ou raison dans cette affaire, je souhaite que la justice soit de votre côté; mais cela ne m'occupe pas, quoi qu'il arrive, je vous serai fidèle et bon compagnon.

—Merci, mon vieil ami, à la nuit prochaine.

Après avoir dit ces quelques mots, don Stefano, ou du moins celui qui se faisait appeler ainsi, fit un mouvement pour s'éloigner, mais d'un geste brusque Balle-Franche l'arrêta.

—Qu'y a-t-il? demanda l'étranger. Le chasseur posa l'index de sa main droite sur sa bouche pour lui recommander le silence, et se tournant vers Ruperto, qui avait assisté, impassible et silencieux, à l'entretien:

—Au Coyote! lui dit-il d'une voix basse et inarticulée.

Sans répondre, Ruperto bondit comme un jaguar et disparut dans un buisson de cotonniers qui se trouvait à peu de distance.

Au bout de quelques instants, les deux hommes qui étaient demeurés le corps penché en avant, dans l'attitude de gens qui écoutent, mais sans prononcer une parole, entendirent un froissement de feuilles, un bruit de branches brisées suivi de la chute d'un corps lourd sur le sol, puis plus rien.

Presque aussitôt, le cri de la chouette s'éleva dans la nuit.

—Ruperto, nous appelle, dit alors Balle-Franche, tout est fini.

—Que s'est-il donc passé? demanda don Stefano avec inquiétude.

—Moins que rien, répliqua le chasseur, en lui faisant signe de le suivre. Vous aviez un espion à vos trousses, voilà tout.

—Un espion?

—Pardieu! Vous allez le voir.

—Oh! Oh! Ceci est grave.

—Moins que vous le supposez, puisque nous le tenons.

—Oui, mais alors il nous faudra donc tuer cet homme?

—Qui sait? Cela dépendra probablement de l'explication que nous aurons avec lui; dans tous les cas, ce n'est pas un grand mal d'écraser de semblables vermines.

Tout en parlant ainsi, Balle-Franche et son compagnon avaient pénétré dans le buisson.

Domingo, renversé et garrotté étroitement au moyen de la reata de Ruperto, se débattait vainement pour rompre les liens qui lui entraient dans les chairs. Ruperto, les deux mains réunies sur le canon de son rifle dont la crosse reposait à terre, écoutait en ricanant mais sans lui répondre le flot d'injures et de récriminations que la rage arrachait au métis.

—¡Dios me ampare! disait celui-ci en se tordant comme une vipère. ¡Verdugo del demonio! Est-ce ainsi que l'on agit entre gente de razón? Suis-je donc un peau-rouge pour me ficeler comme une carotte de tabac et me serrer les membres comme à un veau que l'on mène à l'abattoir? Si jamais tu tombes entre mes mains, chien maudit, tu me payeras le tour que tu m'as joué!

—Au lieu de menacer, mon brave homme, dit Balle-Franche en intervenant, il me semble que vous feriez mieux de convenir loyalement que vous êtes entre nos mains et d'agir en conséquence.

Le bandit tourna brusquement la tête, la seule partie du corps qu'il avait de libre vers le chasseur.

—Vous avez bon air à m'appeler brave homme et à me donner des conseils, vieux trappeur de rats musqués, lui dit-il brutalement; êtes-vous des blancs ou des Indiens, pour traiter ainsi un chasseur.

—Si au lieu de chercher à entendre ce qui ne vous regardait pas, digne señor Domingo, c'est ainsi qu'on vous nomme je crois, dit don Stefano d'un air narquois, si vous étiez resté tranquillement à dormir dans votre camp, le petit désagrément dont vous vous plaignez ne vous serait pas arrivé.

—Je dois reconnaître la justesse de votre raisonnement, reprit le bandit avec ironie, mais dame, que voulez-vous? J'ai toujours eu la manie de chercher à apprendre ce qu'on voulait me cacher.

L'étranger lui lança un regard soupçonneux.

—Et avez-vous depuis longtemps cette manie, mon bon ami? dit-il.

—Depuis ma plus tendre jeunesse, répliqua-t-il effrontément.

—Voyez-vous cela, vous avez dût apprendre bien des choses alors?

—Énormément, mon bon seigneur.

Don Stefano se tourna vers Balle-Franche.

—Mon ami, lui dit-il, desserrez donc un peu les liens de cet homme, il y a tout à gagner en sa compagnie: je désire jouir quelques instants de sa conversation.

Le chasseur exécuta silencieusement l'ordre qui lui était donné.

Le bandit poussa un soupir de satisfaction en se sentant moins gêné et se releva sur son séant.

—¡Cuerpo de Cristo! s'écria-t-il avec un accent railleur, au moins maintenant la position est tenable, on peut causer.

—N'est-ce pas?

—Ma foi, oui, je suis bien à votre service pour tout ce que vous voudrez, seigneurie.

—Alors je profiterai de votre complaisance.

—Profitez, seigneurie, profitez; je ne puis que gagner à causer avec vous.

—Croyez-vous?

—J'en suis convaincu.

—Au fait, vous pourriez avoir raison; dites-moi, à part cette noble curiosité dont vous m'avez si franchement fait l'aveu, n'auriez-vous pas par hasard d'autres petits défauts?

Le bandit eut l'air de chercher consciencieusement pendant deux ou trois minutes dans sa tête, puis il répondit en faisant l'agréable.

—Ma foi non, seigneurie, je ne vois pas.

—En êtes-vous sûr?

—Hum! Il se pourrait, mais pourtant je ne crois pas.

—Là, vous le voyez, vous n'en êtes pas sûr?

—Au fait, c'est vrai! s'écria le bandit avec une feinte franchise; vous le savez, seigneurie, la nature humaine est si incomplète.

Don Stefano fit un geste d'assentiment.

—Si je vous aidais, dit-il, peut-être que...

—Nous trouverions, n'est-ce pas, seigneurie, interrompit vivement Domingo. Eh bien! Aidez, aidez, je ne demande pas mieux, moi.

—Ainsi, par exemple, remarquez bien que je n'affirme rien, je suppose, voilà tout.

—¡Caray! Je le sais bien, allez, seigneurie, ne vous gênez pas.

—Ainsi dis-je! N'auriez-vous pas un certain faible pour l'argent?

—Pour l'or surtout.

—C'est ce que je voulais dire.

—C'est qu'aussi l'or est bien tentant, seigneurie.

—Je ne vous en fais pas un crime, mon ami, je me borne à constater; du reste, cette passion est si naturelle!

—N'est-ce pas?

—Que vous devez en être atteint.

—Eh bien! Je vous avoue, seigneurie, que vous avez deviné.

—Voyez-vous, j'en étais sûr.

—Oh! L'or gagné honnêtement.

—Cela va sans dire; ainsi, par exemple, supposons que quelqu'un vous offrit mille piastres pour découvrir le secret du palanquin de don Miguel Ortega.

—Dame! fit le bandit en fixant un clair regard sur l'étranger qui, de son côté, l'examinait attentivement.

—Et si ce quelqu'un, continua don Stefano, vous donnait en sus, comme arrhes du marché, une bague comme celle-ci.

En disant ces paroles, il faisait chatoyer un magnifique diamant aux yeux du bandit.

—J'accepterais, cuerpo de Cristo! s'écria celui-ci avec un accent de convoitise, dussé-je, pour découvrir ce secret, compromettre à jamais la part que j'espère en Paradis!

Don Stefano se tourna vers Balle-Franche.

—Déliez cet homme, dit-il froidement, nous nous entendons.

En se sentant libre, le métis fit un bond de joie.

—La bague! dit-il.

—La voilà, fit don Stefano en la lui remettant, c'est convenu?

Domingo croisa le pouce de sa main droite sur celui de sa main gauche, et redressant fièrement la tête:

—Sur la sainte croix du Rédempteur, dit-il d'une voix ferme et accentuée, je jure de faire tous mes efforts pour découvrir le secret que don Miguel cache si jalousement; je jure de ne jamais trahir le caballero avec lequel je traite en ce moment; ce serment, je le fais devant les trois caballeros ici présents, m'engageant, si je le faussais, à subir sans me plaindre telle peine, fût-ce la mort, qu'il plaira à ces trois caballeros de m'infliger.

Le serment fait par Domingo est le plus redoutable que puisse prononcer un Hispano-américain; il n'y a pas d'exemple qu'il ait été jamais faussé. Don Stefano s'inclina convaincu de la loyauté du bandit.

Soudain plusieurs coups de feu, suivis de cris horribles, éclatèrent à peu de distance.

Balle-Franche tressaillit.

—Don José, dit-il à l'étranger en lui posant la main sur l'épaule, Dieu nous favorise; retournez au camp: la nuit prochaine, je vous apprendrai probablement du nouveau.

—Mais ces coups de feu?

—Ne vous en inquiétez pas, retournez au camp, vous dis-je, et laissez-moi agir.

—Allons, puisque vous le voulez, je me retire.

—A demain?

—A demain.

—Et moi? fit Domingo, caramba, compagnons, si vous allez jouer du couteau, ne pourriez-vous pas me prendre avec vous?

Le vieux chasseur le regarda attentivement.

—Eh! fit-il au bout d'un instant, votre idée n'est pas mauvaise, venez donc puisque vous le désirez.

—A la bonne heure donc, voilà un prétexte tout trouvé pour justifier mon absence.

Don Stefano sourit; après avoir une dernière fois rappelé à Balle-Franche leur rendez-vous pour la nuit suivante, il quitta le buisson et se dirigea vers le camp.

Les deux chasseurs et le métis demeurèrent seuls.

[1] Voir Balle-Franche, 1 vol. in-12, Amyot, éditeur.


IV.

Indiens et chasseurs.

A l'endroit où se trouvaient les trois chasseurs, nous l'avons dit déjà, le Río Colorado formait une large nappe, dont les eaux argentées serpentaient à travers une contrée superbe et pittoresque.

Parfois, sur l'une ou l'autre rive, le sol s'élevait presque subitement en montagnes hardies d'un aspect grandiose; d'autres fois il se déroulait en rives de fraîches et riantes prairies couvertes d'une luxuriante végétation, ou en vallons gracieux et ondulés, fourrés d'arbres de toutes sortes.

C'était dans l'un de ces vallons que la pirogue de Balle-Franche avait abordé; abrités de toutes parts par les hautes futaies qui les enveloppaient d'un épais rideau de verdure, les chasseurs auraient échappé, même pendant le jour, aux investigations des curieux ou des indiscrets qui auraient tenté de les surprendre à cette heure avancée de la nuit, aux rayons tremblotants de la lune, qui ne parvenaient jusqu'à eux que tamisés par le dôme de feuilles qui les cachait; ils pouvaient se considérer comme étant complètement en sûreté.

Rassuré par la force de sa position. Balle-Franche, dès que don Stefano l'eut quitté, dressa son plan de campagne avec cette lucidité que peut seule donner une longue habitude de la vie du désert.

—Compagnon, dit-il au métis, connaissez-vous la Prairie?

—Pas autant que vous certainement, vieux trappeur, répondit modestement celui-ci; mais assez cependant pour vous être d'un bon secours dans l'expédition que vous voulez tenter.

—J'aime cette façon de répondre, elle dénote le désir de bien faire; écoutez-moi attentivement: la couleur de mes cheveux et les rides qui sillonnent mon visage vous disent assez que je dois posséder une certaine expérience; ma vie entière s'est écoulée dans les bois; il n'y a pas un brin d'herbe que je ne connaisse, un bruit dont je ne puisse me rendre compte, une empreinte que je ne sache découvrir; il y a quelques instants plusieurs coups de feu ont éclaté non loin de nous, le cri de guerre des Indiens a été poussé; parmi ces coups de feu je suis certain d'avoir reconnu le son du rifle d'un homme pour lequel je professe la plus chaleureuse amitié, cet homme est en danger en ce moment, il combat contre les Apaches qui l'ont surpris et attaqué pendant son sommeil. Le nombre des coups de feu me fait supposer que mon ami n'a avec lui que deux compagnons; si nous ne lui venons pas en aide il est perdu, car ses adversaires sont nombreux; le coup de main que je veux tenter est presque désespéré; nous avons toutes les chances contre nous; réfléchissez avant que de répondre: êtes-vous toujours résolu à nous accompagner, Ruperto et moi, en un mot à risquer votre chevelure en notre compagnie?

—Bah! fit insoucieusement le bandit, on ne meurt qu'une fois; peut-être ne retrouverai-je jamais une aussi belle occasion de mourir honnêtement. Disposez de moi, vieux trappeur, je suis à vous corps et âme.

—Bien, je m'attendais à cette réponse. Cependant mon devoir était de vous avertir du danger qui vous menaçait; maintenant, ne parlons pas davantage et agissons, car le temps presse et chaque minute que nous perdons est un siècle pour celui que nous voulons sauver. Marchez dans mes moksens, ayez l'œil et l'oreille au guet, surtout soyez prudents et ne faites rien sans mon ordre; partons!

Après avoir visité avec soin l'amorce de son rifle, précaution imitée par ses deux compagnons, Balle-Franche s'orienta pendant quelques secondes; puis, avec cet instinct des chasseurs qui chez eux est presque une seconde vue, il s'avança d'un pas rapide, bien que silencieux, dans la direction du combat, en invitant d'un geste les deux hommes à le suivre.

Il est impossible de se faire une idée, même lointaine, de ce qu'est une marche de nuit dans la Prairie, à pied, au milieu des broussailles, des arbres enchevêtrés les uns dans les autres, des lianes qui s'enroulent de tous les côtés, montant, descendant dans toutes les directions en formant les plus extravagantes paraboles; marchant sur un terrain mouvant composé de détritus de toutes sortes accumulés par les siècles, tantôt formant des buttes de plusieurs pieds de haut pour tout à coup ouvrir des fosses profondes; non seulement il est difficile de se tracer une route au milieu de ce tohu-bohu et de ce pêle-mêle inextricable lorsqu'on marche franchement devant soi, sans craindre de révéler sa présence; mais cela devient presque impossible lorsqu'il faut s'ouvrir silencieusement passage, ne pas faire fouetter une branche ou frissonner une feuille, bruit presque imperceptible qui suffirait cependant pour donner l'éveil à l'ennemi que l'on veut surprendre.

Une longue habitude du désert peut seule faire acquérir à l'homme l'adresse nécessaire pour mener à bien ce rude labeur.

Cette adresse, Balle-Franche la possédait au plus haut degré; il semblait deviner les obstacles qui, à chaque pas, se dressaient devant lui, obstacles dont les moindres auraient, dans une circonstance semblable, fait reculer l'homme le plus résolu par la conviction de son impuissance à les surmonter.

Les deux autres chasseurs n'avaient plus qu'à suivre le sillon si adroitement et si péniblement tracé par leur guide. Heureusement que les aventuriers n'étaient séparés que par une faible distance de ceux qu'ils allaient secourir; sans cela, il leur aurait fallu la nuit presque tout entière pour les joindre. Si Balle-Franche avait voulu, il aurait pu longer la lisière de la forêt et marcher dans les hautes herbes, route incomparablement plus facile et surtout moins fatigante; mais, avec sa justesse de conception habituelle, le chasseur avait compris que la direction qu'il avait prise était la seule qui lui permettait d'arriver jusqu'au théâtre de la lutte, sans être découvert par les Indiens, qui, malgré toute leur sagacité, ne se douteraient jamais qu'un homme osât se hasarder à suivre un tel chemin.

Après une course d'environ vingt minutes, Balle-Franche s'arrêta. Les chasseurs étaient arrivés.

En écartant légèrement les branches des arbres et les broussailles, voici ce qu'ils aperçurent.

Devant eux, à dix pas à peine, se trouvait une clairière; au centre de cette clairière, trois feux étaient allumés et entourés de guerriers apaches, qui fumaient gravement, tandis que leurs chevaux, attachés à des piquets, broutaient les jeunes pousses des arbres.

Bon-Affût se tenait impassible auprès des chefs, debout et appuyé sur son rifle, échangeant parfois avec eux quelques paroles. Balle-Franche ne comprenait rien à ce qu'il voyait. Tous ces hommes semblaient dans les meilleurs termes avec le chasseur, qui, de son côté, ne trahissait, ni par ses gestes, ni par son visage, aucune préoccupation.

Pour bien faire comprendre au lecteur la position singulière dans laquelle se trouvaient placés tous ces hommes vis-à-vis les uns des autres, il nous faut faire quelques pas en arrière.

Nous avons dit qu'après l'attaque subite des Indiens, Bon-Affût s'était élancé au-devant eux, en agitant une robe de bison, en signe de paix. Les Indiens s'étaient arrêtés, avec cette déférence courtoise qu'ils apportent dans toutes leurs relations, afin d'écouter les explications du chasseur. Deux chefs s'étaient même avancés vers lui en l'invitant poliment à s'expliquer.

—Que demande mon frère le visage pâle? dit un des chefs en le saluant.

—Mon frère rouge ne me connaît-il pas, est-il donc nécessaire que je lui dise mon nom, afin qu'il sache à qui il parle? répondit Bon-Affût d'un ton de mauvaise humeur.

—Cela est inutile; je sais que mon frère est un grand guerrier blanc; mes oreilles sont ouvertes,'j'attends l'explication qu'il veut me donner.

Le chasseur haussa les épaules avec mépris.

—Les Apaches sont-ils donc devenus des coyotes lâches et pillards, qui se mettent en troupes pour chasser dans la Prairie? Pourquoi m'ont-ils attaqué?

—Mon frère le sait.

—Non, puisque je le demande. Les Apaches Antilopes avaient pour chef un grand guerrier, nommé le Loup-Rouge; ce chef était mon ami, j'avais fait avec lui un traité; mais le Loup-Rouge est mort, sans doute, sa chevelure orne la hutte d'un Comanche, puisque les jeunes gens de sa tribu sont venus m'attaquer, contre la paix jurée, traîtreusement, pendant mon sommeil.

Le chef se redressa en fronçant les sourcils.

—Le visage pâle a comme tous ces compatriotes une langue de vipère, dit-il rudement; une peau couvre son cœur, et les paroles que souffle sa poitrine sont autant de perfidies; le Loup-Rouge n'est pas mort, sa chevelure n'orne pas la hutte d'un chien comanche, il est toujours le premier sachem des Apaches Antilopes, le chasseur le sait bien, puisqu'il lui parle en ce moment.

—Je suis heureux que mon frère se soit nommé, répondit le chasseur, je ne l'aurais pas reconnu à sa façon d'agir.

—Oui, il y a un traître entre nous, reprit sèchement le chef; mais ce traître est un visage pâle, et non pas un Indien!

—J'attends que mon frère s'explique, je ne le comprends pas, un brouillard s'est étendu sur mes yeux, mon esprit est voilé; les paroles du chef dissiperont, je n'en doute pas, ce nuage.

—Je le désire! Que le chasseur réponde avec une langue honnête et sans détour; sa voix est une musique qui longtemps a résonné doucement à mon oreille et réjoui mon cœur, je serais heureux que son explication me rendît l'ami que je croyais avoir perdu.

—Que mon frère m'interroge! Je répondrai à ses questions.

Sur un signe du Loup-Rouge, les Apaches avaient allumé plusieurs feux et établi un camp provisoire. Malgré toute sa finesse, le doute était entré dans le cœur du chef apache, il voulait prouver, au chasseur blanc qu'il redoutait, qu'il agissait franchement et ne nourrissait aucun mauvais dessein contre lui. Les Apaches, voyant la bonne entente qui semblait régner entre leur sachem et le chasseur, s'étaient hâtés d'exécuter l'ordre qu'ils avaient reçu. Toute trace de lutte avait en un moment disparu, et la clairière offrait l'aspect d'un campement de chasseurs paisibles, recevant la visite d'un ami.

Bon-Affût sourit intérieurement du succès de sa ruse et de la façon dont il avait su en quelques mots donner un tout autre tour à la position; cependant il n'était pas sans inquiétude sur l'explication que le chef allait lui demander; il se sentait dans un guêpier dont, à moins d'un hasard providentiel, il ne savait comment il parviendrait à sortir. Le Loup-Rouge avait invité le chasseur à prendre place à ses côtés auprès du feu, offre que celui-ci n'avait eu garde d'accepter, ne se doutant pas encore de quelle façon tourneraient les choses, et voulant se conserver une chance de salut au cas où l'explication deviendrait orageuse.

—Le chasseur pâle est-il prêt à répondre? demanda le Loup-Rouge.

—J'attends le bon plaisir de mon frère!

—Bon! Que mon frère ouvre les oreilles alors, un chef va parler.

—J'écoute!

—Le Loup-Rouge est un chef renommé; son nom est redouté par les Comanches, qui fuient devant lui comme des femmes timides. Un jour, à la tête de ses jeunes gens, le Loup-Rouge s'introduisit dans un altepetl (village) des Comanches, les Bisons Comanches chassaient dans la Prairie, leurs guerriers et leurs jeunes hommes étaient absents; le Loup-Rouge brûla les Calli et emmena les femmes prisonnières; est-ce vrai?

—C'est vrai! répondit le chasseur en s'inclinant.

—Parmi ces femmes, il s'en trouvait une pour laquelle le cœur du chef apache avait parlé; cette femme était la Cihuatl du sachem des Bisons Comanches. Le Loup-Rouge la mena dans sa tribu, la traita non comme une prisonnière, mais comme une sœur bien-aimée. Que fit le chasseur pâle?

Le chef s'interrompit en fixant un regard sévère sur Bon-Affût; celui-ci ne sourcilla pas.

—J'attends que mon frère m'accuse, afin de savoir ce qu'il me reproche, dit-il.

Le Loup-Rouge continua avec une certaine animation dans la voix:

—Le chasseur pâle, abusant de l'amitié du chef, s'introduisit dans son altepetl, sous le prétexte de visiter son frère rouge; comme il était connu et aimé de tous, il parcourut le village à sa guise, fureta partout, et lorsqu'il eut découvert l'Églantine, il l'enleva pendant une nuit obscure, comme un traître et un lâche!

A cette insulte, le chasseur serra le canon de son rifle par un mouvement convulsif; mais, reprenant presque aussitôt son sang-froid:

—Le chef est un grand guerrier, dit-il, il parle bien, les paroles arrivent à ses lèvres avec une abondance pleine de charme; malheureusement il se laisse entraîner par la passion et ne rapporte pas les choses ainsi qu'elles se sont passées.

—Ooah! s'écria le chef, le Loup-Rouge est donc un imposteur, sa langue menteuse doit être jetée aux chiens alors.

—J'ai écouté patiemment les paroles du chef, à son tour d'écouter les miennes.

—Bon! Que mon frère parle.

En ce moment, un sifflement faible comme un soupir se fit entendre; les Indiens n'y prêtèrent pas attention, mais le chasseur tressaillit, son œil profond lança un éclair et un sourire de triomphe plissa le coin de ses lèvres:

—Je serai bref, dit-il; je me suis, en effet, introduit dans le village de mon frère, mais franchement et loyalement, pour lui demander au nom de Mahchsi-Karehde, le grand sachem des Bisons Comanches, sa femme que le Loup-Rouge avait enlevée: cette femme, j'offrais de payer pour elle une riche rançon composée de quatre eruhpas,—fusils,—de six peaux de bisons femelles et de deux colliers de griffes d'ours gris; j'agissais ainsi dans le but d'empêcher une guerre entre les Bisons Comanches et les Apaches Antilopes; mon frère le Loup-Rouge, au lieu d'accepter mes propositions amicales, les a méprisées; je l'ai averti alors que, de gré ou de force, l'Aigle-Volant reprendrait sa femme traîtreusement enlevée dans son village pendant que lui était absent; puis je me suis retiré. Quel reproche peut m'adresser mon frère? Dans quelle circonstance me suis-je mal conduit avec lui? L'Aigle-Volant a repris sa femme: il a bien fait, il était dans son droit; le Loup-Rouge n'a rien à dire à cela, dans une circonstance semblable il aurait agi de même; j'ai dit, que mon frère réponde si son cœur lui prouve que j'ai eu tort.

—Bon! répondit le chef, mon frère était ici avec l'Églantine il y a quelques minutes, il me dira où elle s'est cachée; le Loup-Rouge la reprendra, et il n'y aura plus de nuages entre le Loup-Rouge et son ami.

—Le chef oubliera cette femme, qui ne l'aime pas et qui ne peut être la sienne; cela vaudra mieux, d'autant plus que l'Aigle-Volant ne consentira pas à la lui céder.

—Le Loup-Rouge a des guerriers pour soutenir ses paroles, dit l'Indien avec orgueil; l'Aigle-Volant est seul, comment s'opposera-t-il à la volonté du sachem?

Bon-Affût sourit.

—L'Aigle-Volant a des amis nombreux, dit-il; il est en ce moment réfugié dans le camp des visages pâles dont le Loup-Rouge peut d'ici voir étinceler les feux dans la nuit; que mon frère prête l'oreille, je crois entendre des bruits de pas dans la forêt.

L'Indien se leva avec agitation; en ce moment trois hommes entrèrent dans la clairière; ces trois hommes étaient Balle-Franche, Ruperto et Domingo.

A leur vue les Apaches, qui les connaissaient parfaitement, se levèrent en tumulte et poussèrent un cri d'étonnement, presque de frayeur, en saisissant leurs armes. Les trois chasseurs continuèrent à s'avancer tranquillement sans paraître s'occuper de ces démonstrations presque hostiles.

Nous allons expliquer en quelques mots l'apparition des chasseurs et leur intervention qui allait changer probablement la face des choses.


V.

Explications mutuelles.

Balle-Franche et ses deux compagnons, grâce à la position qu'ils occupaient, non seulement voyaient tout ce qui se passait dans la clairière, mais encore ils entendaient, sans en perdre un mot, la conversation de Bon-Affût et du Loup-Rouge.

Depuis longues années déjà, les deux chasseurs canadiens étaient intimement liés; maintes fois ils avaient frappé ou entrepris de compagnie quelques-unes de ces audacieuses expéditions que les coureurs des bois accomplissent souvent contre les Indiens; ces deux hommes n'avaient pas de secrets l'un pour l'autre; tout était commun entre eux, les haines et les amitiés.

Balle-Franche était parfaitement au courant des faits auxquels le Loup-Rouge faisait allusion, et si certaines raisons que nous connaîtrons plus tard ne l'en avaient empêché, il aurait probablement aidé son ami à enlever l'Églantine au chef apache. Cependant un point restait toujours obscur dans son esprit: c'était la présence de Bon-Affût au milieu des Indiens, cette rixe dont il avait entendu les cris et ces coups de feu et qui semblait se terminer par une conversation amicale.

Par quel concours étrange de circonstances, Bon-Affût, l'homme le plus au fait des ruses indiennes, dont la réputation en fait d'adresse et de courage était universelle parmi les chasseurs et les trappeurs des prairies de l'Ouest, se trouvait-il ainsi dans une position équivoque, au milieu de trente ou quarante Apaches, les Indiens les plus fourbes, les plus traîtres et les plus féroces de tous ceux qui sillonnent le désert dans tous les sens; voilà ce que le digne chasseur ne pouvait s'expliquer et ce qui le rendait tout songeur. Au risque de ce qui pourrait arriver, il résolut de révéler sa présence à son ami, au moyen d'un signal convenu entre eux de longue date, afin de l'avertir qu'en cas de besoin un ami veillait sur lui. C'était alors qu'il avait fait entendre ce sifflement au bruit duquel nous avons vu tressaillir le chasseur. Mais ce signal eut un second résultat, auquel Balle-Franche était loin de s'attendre; les branches de l'arbre au tronc duquel s'appuyait le Canadien s'écartèrent doucement, et un homme se suspendant par les bras tomba tout à coup à deux pas de lui, mais cela si légèrement, que sa chute ne produisit pas le moindre bruit.

Au premier coup d'œil, Balle-Franche avait reconnu l'homme qui semblait ainsi tomber du ciel; grâce a sa puissance sur lui-même, il ne témoigna rien de l'étonnement que lui causait cette apparition imprévue.

Le chasseur posa à terre la crosse de son rifle, et saluant poliment l'Indien:

—Drôle d'idée que vous avez, chef, lui dit-il en souriant, de vous promener ainsi sur les arbres à cette heure de nuit.

—L'Aigle-Volant guette les Apaches, répondit l'Indien avec un accent guttural; mon frère ne s'attendait-il pas à me voir?

—Dans la Prairie, il faut s'attendre à tout, chef; je vous avoue que peu de rencontres me sont aussi agréables que la vôtre, en ce moment surtout.

—Mon frère est sur la piste des Antilopes?

—Ma foi, je vous jure, chef, qu'il y a une heure je ne me croyais pas aussi près d'eux; si je n'avais pas entendu vos coups de feu, il est probable qu'en ce moment je dormirais tranquille à mon campement.

—Oui, mon frère a entendu chanter le rifle d'un ami, et il est venu.

—Vous avez deviné juste, chef. Ah ça! Maintenant, mettez-moi au fait, car je ne sais rien, moi.

—Mon frère pâle n'a-t-il pas entendu le Loup-Rouge?

—Parfaitement, il n'y a rien autre?

—Rien, l'Aigle-Volant a enlevé sa femme; les Apaches l'ont poursuivi comme de lâches coyotes, et cette nuit ils l'ont surpris à son feu.

—Très bien, l'Églantine est-elle en sûreté?

—L'Églantine est une femme comanche, elle ignore la crainte.

—Je le sais, c'est une bonne créature; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit pour le moment: que comptez-vous faire?

—Attendre l'instant favorable, pousser mon cri de guerre, et tomber sur ces chiens.

—Hum! Votre projet est un peu vif; si vous me le permettez, j'y changerai quelque chose.

—La sagesse parle par la bouche du chasseur pâle; l'Aigle-Volant est jeune; il lui obéira.

—Bon, d'autant plus que je n'agirai que dans votre intérêt; maintenant, laissez-moi écouter, la conversation me semble prendre une tournure fort intéressante pour nous.

L'Indien s'inclina sans répondre, Balle-Franche se pencha en avant pour mieux entendre ce qui se disait.

Au bout de quelques minutes le chasseur jugea probablement qu'il était temps d'intervenir, car il se tourna vers le chef, et lui parlant oreille à oreille ainsi qu'il avait fait pendant tout leur colloque précédent:

—Que mon frère me laisse mener cette affaire, dit-il; sa présence nous serait plus nuisible qu'utile; nous ne pouvons avoir la prétention de combattre un aussi grand nombre d'ennemis, la prudence exige que nous ayons recours à la ruse.

—Les Apaches sont des chiens, murmura le Comanche avec colère.

—Je suis de votre avis; mais, quant à présent, feignons de ne pas les considérer comme tels. Croyez-moi, nous prendrons bientôt notre revanche; d'ailleurs l'avantage nous reste, puisque nous les trompons.

L'Aigle-Volant baissa tête.

—Le chef me promet-il de ne pas faire un geste sans un signal de moi? reprit le chasseur avec insistance.

—L'Aigle-Volant est un sachem, il a dit qu'il obéirait à la Tête-Grise.

—Bien; maintenant regardez, votre attente ne sera pas longue.

Après avoir prononcé ces paroles avec cet accent railleur, moitié figue et moitié raisin, qui lui était habituel, le vieux chasseur écarta résolument les broussailles et entra d'un pas ferme dans la clairière, suivi de ses deux compagnons.

Nous avons dit l'émotion causée par cette arrivée imprévue.

L'Aigle-Volant avait regagné son embuscade au haut de l'arbre dont il n'était descendu que pour causer avec le chasseur et lui donner les renseignements dont celui-ci avait si grand besoin. Balle-Franche s'était arrêté auprès de Bon-Affût.

—Ami, lui dit-il alors en espagnol, langue que la plupart des Indiens comprennent, votre ordre est exécuté; l'Aigle-Volant et sa femme sont à présent dans le camp des Gambucinos.

—Bien, répondit Bon-Affût, comprenant à demi-mot; quels sont les deux hommes qui vous accompagnent?

—Deux chasseurs que le chef des Gachupines m'a donnés pour m'accompagner, malgré mes assurances que vous vous trouviez au milieu d'amis; lui-même ne tardera pas à arriver à la tête de trente cavaliers.

—Retournez auprès de lui et dites-lui qu'il n'est pas nécessaire qu'il se dérange, ou plutôt, non, j'irai moi-même afin d éviter tout malentendu.

Ces paroles dites sans emphase, naturellement, par un homme que chacun des Indiens présents avait été souvent à même d'apprécier, produisirent sur eux un effet impossible à rendre.

Nous l'avons dit déjà plusieurs fois dans différents de nos ouvrages, les peaux-rouges joignent à la plus folle témérité la plus grande prudence, ils ne tentent jamais une entreprise sans calculer d'avance toutes les chances de réussite qu'elle peut leur offrir. Dès que ces chances disparaissent pour faire place à de mauvais résultats probables, ils n'ont pas honte de reculer, par la raison toute simple que chez eux, l'honneur comme nous le comprenons en Europe ne tient qu'une place secondaire et que le succès seul est considéré.

Certes le Loup-Rouge était un homme brave, il en avait dans maints combats donné d'innombrables preuves; cependant il n'hésita pas devant l'intérêt général à sacrifier ses désirs secrets, et en cela, nous le croyons, il donna une grande preuve de cet esprit de famille et de ce patriotisme pour ainsi dire instinctif qui est une des plus grandes force des Indiens. Tout fin qu'il était, le chef apache se laissa complètement tromper par Balle-Franche, dont l'aplomb imperturbable et l'intervention inattendue auraient suffi pour égarer l'opinion d'un individu plus intelligent encore que l'homme auquel il avait affaire. Le Loup-Rouge prit son parti immédiatement et sans arrière-pensée.

—Mon frère la Tête-Grise est le bienvenu à mon foyer, dit-il; mon cœur se réjouit de recevoir un ami; ses compagnons et lui peuvent prendre place autour du feu du conseil, le calumet d'un chef est prêt à leur être offert.

—Le Loup-Rouge est un grand chef, répondit Balle-Franche, je suis heureux des sentiments de bienveillance qu'il éprouve pour moi; j'accepterais son offre avec le plus grand plaisir, si des raisons urgentes ne m'obligeaient à rejoindre le plus tôt possible mes frères, les visages pâles, qui m'attendent à peu de distance de l'endroit où campent les Apaches Antilopes.

—J'espère qu'aucun nuage ne s'est élevé entre la Tête-Grise et son frère le Loup-Rouge, reprit le chef d'un accent cauteleux; deux guerriers doivent s'estimer.

—C'est aussi mon opinion, chef, voilà pourquoi je me suis aussi franchement présenté dans votre camp, lorsqu'il m'aurait été facile de me faire accompagner de plusieurs guerriers de ma nation.

Balle-Franche savait fort bien que les Apaches comprenaient l'espagnol, et que, par conséquent, rien de ce qu'il avait dit à Bon-Affût ne leur avait échappé; mais il était de son intérêt et de celui de son compagnon de feindre l'ignorer, et d'accepter comme argent comptant les propositions insidieuses du chef.

—Ses amis les visages pâles sont campés non loin d'ici? reprit le chef.

—Oui, répondit Balle-Franche, à quatre ou cinq portées de flèches au plus, dans la direction de l'ouest.

—Ooah! J'en suis fâché, fit l'Indien, sans cela j'aurais accompagné mes frères jusqu'à leur camp.

—Et qui vous empêche de venir avec nous? dit nettement le vieux chasseur; redouteriez-vous une mauvaise réception, par hasard?

—Och! Qui oserait ne pas recevoir le Loup-Rouge avec les égards qui lui sont dus? reprit l'Apache avec orgueil.

—Personne, assurément.

Le Loup-Rouge se pencha vers un chef subalterne et lui dit quelques mots à l'oreille; cet homme se leva et quitta la clairière. Les chasseurs virent ce mouvement avec inquiétude, ils échangèrent un regard qui signifiait: Tenons-nous sur nos gardes; et sans affectation ils reculèrent de quelques pas en arrière en se rapprochant les uns des autres, afin d'être prêts au moindre signe suspect; ils connaissaient la perfidie des gens avec lesquels ils se trouvaient, et s'attendaient à tout de leur part. L'Indien expédié par le chef rentra en ce moment dans la clairière; il avait à peine été absent dix minutes.

—Eh bien? lui demanda le Loup-Rouge.

Nilijti,—c'est vrai,—répondit laconiquement l'Indien.

Le visage da sachem se rembrunit, il crut être certain alors que Balle-Franche ne l'avait pas trompé; car l'homme qu'il avait envoyé hors du camp était chargé, par lui, de s'assurer si effectivement on apercevait à peu de distance le feu d'une troupe de blancs; la réponse de son émissaire lui prouvait qu'une trahison n'était pas possible, qu'il fallait continuer à feindre de bons sentiments, et se séparer dans des termes convenables des hôtes incommodes dont il aurait tant désiré se débarrasser autrement.

Sur son ordre, les chevaux furent détachés, et les guerriers se mirent en selle.

—Le jour est proche, dit-il, la lune est rentrée dans la grande montagne; je me mets en route avec mes jeunes hommes; que le Wacondah protège mes frères pâles!

—Merci, chef, répondit Bon-Affût, mais ne venez-vous pas avec moi?

—Nous ne suivons pas le même sentier, répondit sèchement le chef, en lâchant la bride à son cheval.

—C'est probable, chien maudit, grommela Balle-Franche entre ses dents.

Toute la troupe était partie à fond de train et avait disparu dans les ténèbres; bientôt le bruit de ses pas cessa de se faire entendre, se confondant dans l'éloignement avec ces mille rumeurs sans cause apparente qui troublent incessamment le majestueux silence du désert.

Les chasseurs étaient seuls. Comme les augures de l'ancienne Rome, qui ne pouvaient se regarder sans rire, peu s'en fallut que les chasseurs ne s'éclatassent au nez après le départ précipité des Apaches. Sur un signal de Bon-Affût, l'Aigle-Volant et l'Églantine vinrent se joindre aux coureurs des bois qui déjà s'étaient installés sans façon devant les feux dont ils avaient si adroitement dépossédé leurs ennemis.

—Hum! fit Balle-Franche en bourrant sa pipe, je rirai longtemps de ce tour, il est presque aussi bon que celui que j'ai joué aux Pawnies en 1827, sur le haut Arkansas; j'étais bien jeune alors; depuis quelques années à peine je parcourais la Prairie, et je n'étais pas, comme aujourd'hui, habitué aux diableries indiennes; je me rappelle que....

—Mais par quel hasard vous rencontré-je ici, Balle-Franche? lui demanda son ami en l'interrompant brusquement.

Bon-Affût savait que dès que Balle-Franche commençait une histoire, il n'y avait plus de raison pour qu'il s'arrêtât dans sa narration; le digne homme, pendant le cours d'une vie longue et accidentée, avait vu et fait tant de choses extraordinaires, que le moindre événement qui lui arrivait, ou dont il était seulement le témoin, devenait immédiatement pour lui un prétexte pour un de ses interminables récits; ses amis; qui connaissaient sa faiblesse, ne se gênaient nullement pour l'interrompre; du reste, nous devons rendre à Balle-Franche cette justice de dire qu'il ne se fâchait jamais contre les interrupteurs; il est vrai que dix minutes après il recommençait une histoire qu'on avait soin d'interrompre comme la première, sans qu'il se fâchât davantage.

A la question de Bon-Affût, il répondit:

—Nous allons causer, et je vous conterai cela. Puis se tournant vers Domingo: Mon ami, lui dit-il, je vous remercie de l'aide que vous nous avez prêté; retournez au camp, et n'oubliez pas votre promesse, surtout ne manquez pas de rapporter ce que vous avez vu, à la personne que vous savez.

—C'est convenu, vieux trappeur. Soyez tranquille. Adieu.

—Bonne chance.

Domingo jeta son rifle sur l'épaule, alluma sa pipe et se dirigea à grands pas du côté du camp qui, du reste, n'était pas fort éloigné et où il arriva une heure plus tard.

—Là, dit Bon-Affût, maintenant je crois que rien ne s'oppose plus à ce que vous me répondiez.

—Si, mon ami, une chose encore.

—Laquelle?

—Voici la nuit presque passée; elle a été rude pour tout le monde; je suppose que deux ou trois heures de sommeil nous sont non pas indispensables, mais au moins nécessaires, d'autant plus que rien ne nous presse.

—Dites-moi seulement un mot, ensuite je vous laisserai dormir aussi longtemps que vous le désirerez.

—Voyons ce mot?

—Comment vous êtes-vous trouvé si à point ici pour me venir en aide?

—Diable, voilà précisément ce que je craignais, votre question m'oblige à entrer dans des détails beaucoup trop longs pour que je puisse vous satisfaire en ce moment.

—C'est que voyez-vous, mon ami, malgré le vif désir que j'aurais à demeurer quelques jours avec vous, je suis forcé de vous quitter au lever du soleil.

—Allons donc, ce n'est pas possible.

—Pardonnez-moi.

—Mais quelle raison assez urgente?...

—Je me suis engagé comme éclaireur avec une caravane à laquelle j'ai donné pour demain rendez-vous au gué del Rubio vers deux heures de l'après-midi; ce rendez-vous est pris depuis plus de deux mois. Vous savez qu'un engagement est sacré pour nous autres chasseurs, vous ne voudriez pas me faire manquer à ma parole.

—Pas pour toutes les peaux de bisons qui se tuent chaque année dans la Prairie. Vers quelle partie du Far-West guidez-vous ces hommes?

—Je le saurai demain.

—Et à quelle sorte de gens avez-vous affaire? Sont-ils Espagnols ou Gringos?

—Ma foi je les suppose Mexicains; leur chef de nomme, je crois, don Miguel Ortega, ou un nom approchant; quelque chose comme cela enfin.

—Hein! s'écria Balle-Franche, en faisant un bond de surprise: quel nom avez-vous dit?

—Don Miguel Ortega; après cela peut-être me trompé-je, mais je ne crois pas.

—C'est étrange! répéta le vieux chasseur, comme se parlant à lui-même.

—Je ne vois rien d'étrange là-dedans; ce nom me semble fort ordinaire.

—Pour vous, c'est possible; et vous avez traité avec lui?

—Parfaitement.

—Comme éclaireur?

—Oui, mille fois oui.

—Eh bien, rassurez-vous, Bon-Affût, nous avons de longs jours à vivre ensemble.

—Feriez-vous partie de sa troupe?

—Dieu m'en garde!

—Alors je n'y comprends plus rien.

Balle-Franche sembla sérieusement réfléchir pendant quelques instants, puis se tournant vers son ami:

—Écoutez-moi, Bon-Affût, lui dit-il, aussi bien vous êtes mon plus ancien ami, et je ne veux pas vous voir vous fourvoyer de gaieté de cœur; j'ai à vous donner certains renseignements qui vous sont indispensables pour vous acquitter convenablement de la tâche que vous avez acceptée; je vois que nous ne dormirons pas cette nuit, ainsi prêtez-moi l'oreille avec attention; ce que vous allez entendre en vaut la peine.

Bon Affût, surpris de l'accent solennel du vieux chasseur, le regarda avec inquiétude.

—Parlez, lui dit-il.

Balle-Franche rassembla un instant ses souvenirs, puis il prit la parole et commença une longue histoire que les assistants écoutèrent avec une attention et un intérêt qui croissaient d'instant en instant; car jamais, jusqu'à ce jour, ils n'avaient entendu de récit d'événements aussi bizarres et aussi extraordinaires.

Le soleil était levé depuis longtemps; le vieux chasseur parlait encore.


VI.

Une ténébreuse histoire.

Voici dégagée de toutes les observations plus ou moins justes dont il plut au prolixe chasseur de l'embellir, l'histoire extraordinaire que le Canadien raconta à ses auditeurs. Cette histoire se lie si intimement à notre récit, que nous sommes contraints de la rapporter dans tous ses détails.

Peu de villes offrent un aspect plus enchanteur que Mexico; l'ancienne capitale des Aztèques s'étend, molle et paresseuse comme une nonchalante créole, à demi voilée par les épais rideaux de saules élancés qui bordent au loin les canaux et les routes. Bâtie juste à égale distance de deux océans, à environ 2,280 mètres au-dessus de leur niveau, c'est-à-dire à la hauteur de l'hospice du mont Saint-Bernard, cette ville jouit cependant d'un ciel délicieusement tempéré, entre deux magnifiques montagnes, le Popocatepetl—montagne fumante—et l'Iztaczehualt, ou la femme blanche, dont les cimes chenues, couvertes de glaces éternelles, se perdent dans les nues. L'étranger qui arrive à Mexico au coucher du soleil, par la chaussée de l'Est, une des quatre grandes voies qui conduisent à la cité des Aztèques, et qui seule aujourd'hui reste encore isolée au milieu des eaux du lac de Tezcuco, sur lequel elle est construite, éprouve, à la vue de cette ville, une émotion étrange dont il ne peut se rendre compte. L'architecture mauresque des édifices, les maisons peintes de couleurs claires, les coupoles sans nombre des églises et des couvents, qui dépassent les azotéas et couvrent, pour ainsi dire, la capitale tout entière de leurs vastes parasols jaunes, bleus ou rouges, dorés par les derniers rayons du soleil couchant, la brise tiède et parfumée du soir, qui arrive comme en se jouant à travers les branches touffues des arbres, tout concourt à donner à Mexico un air tout à fait oriental qui étonne et séduit à la fois. Mexico, brûlée entièrement par Fernando Cortez, fut rebâtie par ce conquérant sur le plan primitif: toutes les rues se coupent a angle droit, et vont aboutir à la plaza Mayor par cinq artères principales, qui sont les calles de Tacuba, de la Monterilla, de Santo Domingo, de la Moneda et de San Francisco.

Toutes les villes espagnoles du Nouveau-Monde, construites sur le même plan, ont cela de commun entre elles, que, dans toutes, la plaza Mayor est bâtie de la même façon. Ainsi, à Mexico, elle a sur une des faces, la cathédrale et le Sagrario; sur la seconde, le palais du président de la république, renfermant les ministères, au nombre de quatre, des casernes, une prison, etc.; sur la troisième face, se trouve l'Ayuntamiento; enfin la quatrième est remplie par deux bazars, le Parian et le Portal de las Flores.

Le 10 juillet 1854, vers dix heures du soir, après une chaleur torride qui, pendant tout le jour, avait contraint les habitants à se renfermer dans leurs maisons, la brise s'était levée, avait rafraîchi l'air, et chacun, montant sur les azotéas couvertes de fleurs, qui les font ressembler à des jardins suspendus, s'était hâté de jouir de cette sereine placidité des nuits américaines, qui semble, à travers le ciel bleu, pleuvoir des étoiles. Les rues et les places étaient envahies par les promeneurs; partout c'était un tohu-bohu, un pêle-mêle inextricable de piétons, de cavaliers, d'hommes, de femmes, d'Indiens et d'Indiennes, ou les haillons, la soie et l'or se mêlaient de la façon la plus bizarre, au milieu des cris, des quolibets et des éclats de rire, enfin, comme la ville enchantée des Mille et une Nuits, Mexico, au coup de cloche de l'oración, semblait s'être réveillée tout à coup d'un long sommeil séculaire, tant les visages respiraient la joie et semblaient heureux d'aspirer l'air à pleins poumons.

En ce moment, un sous-officier, facile à reconnaître au cep de vigne qu'il tenait à la main comme indice de son grade, déboucha de la calle San Francisco et se mêla à la foule qui encombrait la plaza Mayor, marchant en se dandinant avec cet air narquois et gobe-mouche particulier aux militaires de tous les pays. Celui-ci était un jeune homme à la mine hautaine, au regard fier et à la fine moustache coquettement relevée. Après avoir fait deux ou trois fois le tour de la place, en agaçant les jeunes filles et coudoyant les hommes, il s'approcha, de l'air toujours en apparence aussi indifférent, d'une échoppe adossée contre un des portales, et dans laquelle un vieillard, au visage de fouine et au regard sournois, s'occupait à renfermer, dans un tiroir d'une méchante table, maculée d'un nombre innombrable de taches d'encre, du papier, des plumes, des enveloppes, de la poudre, enfin tous les ustensiles nécessaires au métier d'écrivain public, métier qu'exerçait, en effet, le petit vieillard, ainsi que l'indiquait une planche suspendue au-dessus de la porte de l'échoppe, et sur laquelle était écrit, en lettres blanches sur fond noir: Juan-Bautista Leporello, Evangelista. Le sergent regarda pendant quelques secondes à travers les vitres, encombrées de spécimens d'écritures de toutes sortes; puis, satisfait sans doute de ce qu'il voyait, il frappa trois coups à la porte avec son cep de vigne.

Il y eut un mouvement de chaise dans l'intérieur; le soldat entendit le bruit d'une clef dans une serrure, puis la porte s'entrebâilla et l'evangelista parut, avançant timidement la tête.

—Eh! C'est vous, don Aníbal; ¡Dios me ampare! Je ne vous attendais pas aussitôt, dit-il de cette voie pateline et traînante que certains hommes emploient lorsqu'ils se sentent entre les mains d'un individu plus fort qu'eux.

—¡Cuerpo de Cristo! Faites donc l'innocent, vieux coyote, répondit rudement le sergent; qui donc, si ce n'est moi, oserait mettre le pied dans votre bouge maudit.

L'evangelista ricana en hochant la tête et relevant sur son front ses lunettes d'argent à verres ronds:

—Eh! Eh! fit-il en toussotant d'un air mystérieux, bien des gens ont recours à mon ministère, beau chérubin d'amour.

—Possible, répliqua le soldat en le repoussant sans cérémonie et entrant dans l'échoppe; ceux-là je les plains de tomber entre les mains d'un vieil oiseau de proie comme vous; mais moi, ce n'est pas cela qui m'amène.

—Peut-être vaudrait-il mieux pour vous et pour moi que vos visites eussent un autre motif que celui qui vous conduit ici? hasarda timidement l'evangelista.

—Trêve de sermon, fermez votre porte, mettez les volets pour que nul ne nous voie du dehors, et causons, nous n'avons pas de temps à perdre.

Le vieillard ne répliqua pas; il s'occupa immédiatement, avec une célérité dont on ne l'aurait pas cru capable, de fermer les volets qui, la nuit, défendaient son échoppe contre les entreprises des rateros; puis il vint s'asseoir auprès de son hôte, après avoir soigneusement verrouillé la porte en dedans.

Ces deux hommes, vus ainsi à la lueur d'un candil fumeux, formaient entre eux un étrange contraste: l'un jeune, beau, fort, hardi; l'autre vieux, cassé et hypocrite; tous deux se lançant à le dérobé des regards d'une expression indéfinissable, et, sous une apparente cordialité, cachant probablement une haine profonde, se parlant à voix basse, oreille contre oreille, semblaient deux démons conspirant la perte d'un ange.

Ce fut le soldat qui le premier reprit la parole d'une voix faible comme un souffle, tant il paraissait redouter d'être entendu.

—Voyons, Tío Leporello, dit-il, entendons-nous; la demie vient de sonner au Sagrario, ainsi parlez; qu'avez-vous appris de nouveau?

—Hum! fit l'autre, pas grand chose d'intéressant.

Le soldat lui lança un regard soupçonneux et parut réfléchir.

—C'est juste, dit-il au bout d'un instant, je n'y songeais plus; ou donc ai-je la tête?

Il fouilla dans sa poitrine et de la poche de son uniforme il sortit d'abord une bourse assez bien garnie, à travers les mailles de soie verte de laquelle étincelait l'or d'un nombre considérable d'onces, puis une longue navaja qu'il ouvrit et plaça sur la table auprès de lui. Le vieillard tressaillit à la vue de la lame acérée dont l'acier bleuâtre lançait des éclairs sinistres; le soldat ouvrit la bourse et fit ruisseler en joyeuses cascades les pièces devant lui. L'evangelista oublia instantanément le couteau pour ne plus s'occuper que de l'or, attiré malgré lui comme par un aimant irrésistible par le chatoiement du métal.

Le soldat avait fait tout ce que nous venons de dire avec le sang-froid d'un homme qui sait posséder entre les mains des arguments irrésistibles.

—Ça! reprit-il, fouillez dans votre mémoire, vieux démon, si vous ne voulez pas que ma navaja vous apprenne à qui vous avez à faire au cas où vous l'auriez oublié.

L'evangelista sourit d'un air agréable en jetant un regard de convoitise sur les onces.

—Je sais trop ce que je vous dois, don Aníbal, dit-il pour ne pas chercher à vous satisfaire par tous les moyens dont je dispose,

—Trêve de momeries et d'hypocrites politesses, vieux singe, et venons au fait. Prenez d'abord ceci, cela vous encouragera à être sincère.

Il lui mit dans la main quelques onces, que l'evangelista fit disparaître avec une prestesse si grande, qu'il fut impossible au soldat de savoir ou elles étaient passées.

—Vous êtes généreux, don Aníbal, cela vous portera bonheur.

—Au fait, au fait

—M'y voici.

—J'écoute.

Et le sergent s'accouda sur la table, dans la position d'un homme qui se prépare à écouter un récit intéressant, tandis que l'evangelista toussait, crachait, et par une vieille habitude de prudence, bien qu'il se trouvât seul avec le soldat dans son échoppe, jetait un regard soupçonneux autour de lui.

Les bruits de la plaza Mayor s'étaient éteints les uns après les autres, la foule s'était dispersée dans toutes les directions et était rentrée dans ses demeures, le plus grand silence régnait au dehors; en ce moment onze heures sonnèrent lentement à la cathédrale, les deux hommes tressaillirent malgré eux aux sons lugubres de l'horloge; les serenos chantèrent l'heure de leur voix traînarde et avinée, puis ce fut tout.

—Voulez-vous parler, oui ou non? s'écria brusquement le soldat avec un accent de menace.

L'evangelista fit un bond sur sa butaca, comme s'il se réveillait en sursaut, et passant à plusieurs reprises la main sur son front:

—Je commence, dit-il d'une voix humble.

—C'est bien heureux, reprit l'autre d'un ton bourru.

—Vous saurez donc; mais, observa-t-il en se reprenant, faut-il entrer dans tous les détails?

—¡Demonios! s'écria le soldat avec colère, finissons en une fois pour toutes, vous savez que je veux avoir les renseignements les plus complets; ¡canarios! Ne jouez pas avec moi, comme un chat avec une souris; vieillard, je vous en avertis, ce jeu serait dangereux pour vous.

L'evangelista s'inclina d'un air de conviction et reprit:

—Donc ce matin, j'étais à peine installé dans mon oficina; j'arrangeais mes papiers et je finissais de tailler mes plumes, lorsque j'entendis frapper discrètement à ma porte; je me levai, j'allai ouvrir: c'était une femme jeune et belle, autant que je pus en juger, car elle était embozada dans sa manta noire, de façon à ne pas être reconnue.

—Ce n'était donc pas la femme qui depuis un mois vous vient trouver chaque jour? interrompit le soldat.

—Si, mais comme vous l'avez sans doute remarqué, à chacune de ses visites elle a soin de changer de costume afin, sans doute, de se rendre méconnaissable; mais malgré ces précautions, je suis trop habitué aux finesses des femmes pour me laisser tromper, et je l'ai reconnue au premier regard que me lança son œil noir.

—Très bien; continuez.

—Elle demeura un instant silencieuse devant moi, jouant avec son éventail d'un air embarrassé, je lui offris poliment un siège feignant de ne pas la reconnaître et lui demandant à quoi je pouvais lui être bon.—Oh! me répondit-elle d'une voix mutine, je voudrais une chose bien simple.—Parlez, señorita, s'il s'agit de mon ministère, croyez bien que je me ferai un devoir de vous obéir.—Serais-je venue sans cela? me répondit-elle; mais êtes-vous un homme auquel on puisse se fier? Et en disant cela, elle fixait sur moi son grand œil noir d'un air interrogateur. Je me redressai, et, de mon accent le plus sérieux je lui répondis, en plaçant la main sur mon cœur:—Un evangelista est un confesseur, les secrets meurent dans mon sein. Elle sortit alors un papier de la poche de sa saya et le tourna et le retourna entre ses doigts, puis tout à coup elle se mit a rire en s'écriant:—Que je suis folle, je fais du mystère à propos de rien; d'ailleurs vous n'êtes en ce moment qu'une machine, puisque vous ne comprendrez pas vous-même ce que vous écrirez. Je m'inclinai à tout hasard, m'attendant à quelque combinaison diabolique, semblable à celles que depuis un mois elle me fait faire chaque jour.

—Trêve de réflexions, interrompit le sergent.

—Elle me donna le papier, reprit l'evangelista; et, ainsi que cela est convenu entre vous et moi, je pris une feuille de papier que je plaçai sur une autre préparée d'avance et noircie d'un côté, si bien que les mots que j'écrivais sur mon papier étaient reproduits par la feuille noire sur une autre, sans que la pauvre niña s'en doutât le moins du monde; après cela, la lettre n'était pas longue, elle avait tout au plus deux ou trois lignes; seulement je veux être damné, ajouta-t-il en se signant pieusement, si j'ai compris un seul mot à cet affreux grimoire que j'ai copié; ce doit être sans nul doute du morisque.

—Après?

—Après j'ai plié le papier en forme de lettre, et j'y ai mis une adresse.

—Ah! Ah! fit le soldat avec intérêt, c'est la première fois.

—Oui, mais ce renseignement ne vous avancera guère.

—Peut-être. Quelle est cette adresse?

—Z. p. V. 2, calle S. P. Z.

—Hum! fit le soldat d'un air pensif, en effet c'est un peu vague; ensuite?

—Ensuite elle est partie en me donnant une once d'or.

—Elle est généreuse.

—Pobre niña, fit l'evangelista en posant ses doigts crochus sur ses yeux secs d'un air attendri.

—Assez de momeries auxquelles je ne crois pas; voilà tout ce qu'elle vous a dit?

—A peu près, fit l'autre en hésitant.

Le sergent le regarda.

—Il y a donc autre chose? dit-il en lui jetant quelques pièces d'or que Tío Leporello fit disparaître incontinent.

—Presque rien.

—Dites toujours, Tío Leporello, vous qui êtes evangelista, vous savez que c'est ordinairement dans le post-scriptum des lettres que se trouve la raison qui les a fait écrire.

—En quittant mon oficina, la señorita fit signe à une providencia[1] qui passait; la voiture s'arrêta, et bien que la niña parlât bien bas, je l'entendis dire au cocher: Au couvent des Bernardines.

Le sergent tressaillit imperceptiblement.

—Hum! fit-il d'un air indifférent parfaitement joué, cette adresse ne signifie pas grand-chose; maintenant donnez-moi le papier.

L'evangelista fouilla dans son tiroir et en tira une feuille de papier blanc sur laquelle quelques mots étaient tracés en noir d'une façon presque illisible.

Dès que le soldat eut le papier entre les mains, il le parcourut des yeux; il paraît que ce qu'il lut avait pour lui un grand intérêt, car il pâlit visiblement, et un tremblement convulsif agita tout son corps, mais se remettant presque aussitôt:

—C'est bien, dit-il en déchirant le papier en parcelles imperceptibles, voilà pour vous!

Et il jeta sur la table une nouvelle poignée d'onces.

—Merci, caballero, s'écria Tío Leporello en se précipitant avidement sur le précieux métal.

Un sourire ironique plissa les lèvres du soldat, et profitant de la position du vieillard, qui était penché sur la table pour ramasser l'or il leva son couteau et le lui enfonça jusqu'au manche entre les deux épaules. Le coup fut si bien assené, porté d'une main si ferme, que le vieillard tomba comme une masse sans pousser un soupir, sans proférer une plainte. Le soldat le regarda un instant impassible et froid; puis rassuré par l'immobilité de sa victime, qu'il crut morte:

—Allons, murmura-t-il, cela vaut mieux; au moins de cette façon il ne parlera pas!

Après cette philosophique oraison funèbre, l'assassin essuya tranquillement son couteau, ramassa son or, éteignit le candil, ouvrit la porte de l'échoppe, la referma avec soin derrière lui, et s'éloigna de ce pas assuré, bien qu'un peu pressé, d'un promeneur attardé qui se hâte de regagner son logis.

La plaza Mayor était déserte.

[1] Nom des voitures de place à Mexico.


VII.

Une ténébreuse histoire (suite).

L'ancien Mexico était traversé par des canaux comme Venise, ou pour être plus vrai comme les villes de Hollande, car généralement dans toutes les rues il y avait un chemin latéral entre le canal et les maisons. Aujourd'hui que toutes les rues sont pavées, et qu'excepté dans un quartier de la ville les canaux ont disparu, on a peine à comprendre comment Cervantes, dans une de ses Nouvelles, a pu comparer Venise à Mexico; cependant si les canaux ne sont plus visibles, ils existent toujours sous le sol, et dans certains bas quartiers où on les a transformé en égouts, ils se révèlent par l'odeur fétide qu'ils exhalent ou bien encore par des amas d'ordures et des eaux stagnantes et croupissantes.

Le sergent, après avoir si lestement réglé ses comptes avec le malheureux evangelista, avait traversé la place dans toute sa largeur et s'était enfoncé dans la calle de la Monterilla.

Il marcha assez longtemps dans les rues, du même pas tranquille qu'il avait adopté en sortant de l'échoppe de l'evangelista. Enfin, après une course de vingt minutes environ à travers des carrefours déserts et des ruelles sombres dont l'apparence misérable devenait à chaque pas plus menaçante, il s'arrêta devant une maison d'apparence plus que suspecte, au-dessus de la porte de laquelle, derrière un retablo de las Ánimas Benditas brûlait un candil fumeux; les fenêtres de cette maison étaient éclairées et sur l'azotea des chiens de garde hurlaient lugubrement à la lune. Le sergent frappa deux coups à la porte de cette sinistre demeure avec le cep de vigne qu'il tenait à la main.

On fut assez longtemps à lui répondre; les cris et les chants cessèrent subitement dans l'intérieur; enfin le soldat entendit un pas lourd qui se rapprochait: la porte fut entr'ouverte, car, ainsi que cela se pratique partout à Mexico, une chaîne de fer soutenait les vantaux, et une voix avinée dit d'un ton bourru:

—¿Quién es?—Qui est-ce?

Gente de paz, répondit le sergent.

—Hum! Il est bien tard pour courir la tuna et entrer au velorio! reprit l'autre, qui semblait se consulter.

—Je ne veux pas entrer.

—Que diable demandez-vous alors?

¡Pan y sal! Por los cabelleros errantes[1], répondit le soldat d'un ton de commandement, en se plaçant de façon à ce que les rayons de la lune tombassent sur son visage.

L'homme se recula en poussant une exclamation de surprise.

—¡Válgame Dios! señor don Toribio, s'écria-t-il avec l'accent d'un profond respect, qui aurait reconnu votre seigneurie sous ce misérable accoutrement? Entrez, entrez, ils vous attendent avec impatience.

Et cet homme, devenu aussi obséquieux qu'il était insolent quelques minutes auparavant, se hâtait de détacher la chaîne afin d'ouvrir la porte toute grande.

—C'est inutile. Pepito, reprit le soldat; je te répète que je n'entrerai pas: combien sont-ils?

—Vingt, seigneurie.

—Armés?

—Complètement.

—Qu'ils descendent à l'instant, je les attends ici; va, mon fils, le temps presse.

—Et vous, seigneurie?

—Moi, tu m'apporteras un chapeau, une esclavina, mon épée et mes pistolets; allons, dépêche.

Pepito ne se fit pas répéter cet ordre; laissant la porte ouverte, il s'éloigna en courant.

Quelques minutes plus tard, une vingtaine de bandits armés jusqu'aux dents firent irruption dans la rue en se bousculant les uns les autres. Arrivés auprès du soldat, ils le saluèrent respectueusement, et, sur un signe de lui, ils demeurèrent immobiles et silencieux.

Pepe avait apporté les objets demandés par celui que l'evangelista avait nommé don Aníbal, que lui appelait don Toribio et qui, probablement, portait encore d'autres noms, mais auquel nous conserverons provisoirement le dernier.

—Les chevaux sont-ils prêts? demanda don Toribio, en recouvrant son uniforme avec l'esclavina et en passant à sa ceinture une longue rapière et une paire de pistolets doubles.

—Oui, seigneurie, répondit Pepito, le chapeau à la main.

—Bien, mon fils! Tu les apporteras où je t'ai dit; seulement, comme la nuit il est défendu de parcourir les rues à cheval, tu feras attention aux celadores et aux serenos.

Tous les bandits éclatèrent de rire a cette singulière recommandation.

—Là, reprit don Toribio, en se coiffant d'un chapeau à larges bords que Pepito lui avait apportés avec le reste, voilà qui est fait; maintenant nous pouvons partir; écoutez-moi attentivement, caballeros.

Les leperos et les autres coquins qui composaient l'assistance, flattés d'être traités de caballeros, se rapprochèrent de don Toribio afin de mieux entendre ses instructions.

Celui-ci continua.

—Vingt hommes marchant en troupe dans les rues de la ville éveilleraient, sans aucun doute, la susceptibilité et les soupçons des agents de la police; nous avons besoin d'user de la plus grande prudence, et surtout du plus grand mystère, pour réussir dans l'expédition pour laquelle je vous ai convoqués; vous allez donc vous séparer et vous rendre chacun isolément sous les murs du couvent des Bernardines; arrivés là, vous vous dissimulerez le mieux qu'il vous sera possible et vous ne bougerez pas avant mon ordre. Surtout pas de rixe, pas de querelle; vous m'avez bien compris?

—Oui, seigneurie, répondirent les bandits tous d'une voix.

—Très bien; partez alors, il faut que vous soyez au couvent dans un quart d'heure.

Les bandits se dispersèrent dans toutes les directions avec la rapidité d'une volée d'oiseaux de proie; deux minutes plus tard ils avaient disparu aux angles des rues les plus rapprochées.

Pepito seul était resté.

—Et moi, demanda-t-il respectueusement à don Toribio, ne voulez-vous pas, Seigneurie, que je vous accompagne? Je m'ennuierai bien si je restais seul ici.

—Je ne demanderais pas mieux que de t'emmener, mais qui nous préparera les chevaux si tu m'accompagnes?

—C'est vrai, je n'y songeais pas.

—Mais sois tranquille, muchacho, si je réussis, comme je l'espère, tu viendras avec moi bientôt.

Pepito, complètement rassuré par cette promesse, salua respectueusement l'homme mystérieux qui semblait être son chef, et rentra dans sa maison, dont il renferma soigneusement la porte sur lui.

Don Toribio, demeuré seul, resta quelques instants plongé dans de profondes réflexions; enfin il releva la tête, enfonça son chapeau sur les yeux, s'enveloppa avec soin dans son esclavina et s'éloigna à grands pas en murmurant à voix basse:

—Réussirai-je?

Question à laquelle personne, pas même lui, n'aurait pu répondre.

Le couvent des Bernardines s'élève dans un des plus beaux quartiers de Mexico, non loin du Paseo de Bucareli, la promenade à la mode; c'est un vaste édifice construit entièrement en pierres de taille, qui date de la reconstruction de la ville après la conquête et qui fut fondé par Fernando Cortez lui-même. Son ensemble est imposant et majestueux comme tous les couvents espagnols: c'est presque une petite ville dans la grande, car il renferme tout ce qui peut être agréable et utile à la vie; une église, un hôpital, une buanderie, un vaste potager, un jardin touffu et bien dessiné qui offre de doux ombrages réservés pour la promenade des religieuses; de larges cloîtres garnis de grands tableaux de bons maîtres, représentant des scènes de la vie de la Vierge et de celle de saint Bernard à qui le couvent est consacré; ces cloîtres, bordés de galeries circulaires sous lesquelles ouvrent les cellules des religieuses, encadrent des cours sablées ornées de pièces d'eau dont les gerbes élancées rafraîchissent l'air à l'heure si chaude de midi. Les cellules sont des charmantes retraites où rien de ce qui compose le confortable ne fait défaut; une couchette, deux butacas couvertes en cuir tanné de Cordoue, un prie-Dieu, une petite table de toilette dans le tiroir de laquelle on est certain de trouver un miroir, quelques tableaux de sainteté occupent la place principale. Dans un angle de la pièce on voit, entre une guitare et une discipline, une statue de la Vierge en bois ou en albâtre, portant une couronne de roses blanches sur la tête et ayant devant elle une lampe qui brûle constamment. Tel est l'ameublement qu'à peu d'exceptions près on est sur de rencontrer dans toutes les cellules des religieuses.

Le couvent des Bernardines renfermait, à l'époque où se passe cette histoire, cent cinquante religieuses et environ une soixantaine de novices. Dans ce pays de tolérance, il est rare de voir des religions cloitrées; les sœurs peuvent sortir en ville, faire et recevoir des visites; la règle est excessivement douce, et, à part les offices auxquels elles sont tenues d'assister avec une grande ponctualité, les religieuses, une fois rentrées dans leurs cellules, sont à peu près libres de faire ce que bon leur semble sans que personne y prenne garde ou semble s'en apercevoir.

Nous avons décrit les cellules du couvent, qui se ressemblent toutes; mais celle de la mère supérieure mérite une description particulaire. Rien de plus luxueux, de plus religieux et de plus mondain que son ensemble. C'était une immense salle carrée, percée de deux larges fenêtres en ogives, a petits carreaux enchâssés dans du plomb sur lesquels étaient peints des sujets de sainteté d'un fini et d'une sûreté de touche admirable. Les murs étaient recouverts de longues tentures en cuir de Cordoue gaufré et doré, des tableaux de prix représentant les principaux traits de la vie du saint patron du couvent étaient groupés avec cette symétrie et ce goût que l'on ne rencontre que chez les gens d'église. Entre les deux fenêtres était placée une magnifique Vierge de Raphaël devant laquelle se trouvait un autel. Une lampe d'argent, pleine d'huile odoriférante, descendait du plafond et brûlait nuit et jour devant l'autel, que d'épais rideaux de damas cachaient à volonté. Les meubles se composaient d'un grand paravent chinois derrière lequel se dérobait le lit de l'abbesse, simple couchette en bois de chêne sculpté, entourée d'une moustiquaire de gaze blanche. Une table carrée, aussi en chêne, supportant quelques livres et un pupitre, était au milieu de la chambre; dans un angle une vaste bibliothèque garnie de livres traitant de matières religieuses, laissant apercevoir à travers les glaces qui la fermaient les riches reliures d'ouvrages rares et précieux, quelques butacas et des sièges à pieds torses étaient adossés à la muraille. Enfin, un brasero en argent, rempli de noyaux d'olives, faisait face à un superbe meuble-bahut, dont les fines cannelures étaient un chef-d'œuvre de la Renaissance.

Pendant le jour, la lumière, tamisée par les vitraux coloriés des fenêtres, ne répandait qu'une clarté douce et mystique qui faisait éprouver au visiteur un sentiment de respect et de recueillement, en donnant à cette vaste pièce un aspect sévère et presque lugubre.

Au moment ou nous introduisons le lecteur dans cette cellule, c'est-à-dire peu d'instants avant la scène que nous avons précédemment rapportée, l'abbesse était assise dans un grand fauteuil à dossier droit surmonté de la couronne abbatiale, et dont le siège en cuir doré était garni d'une double frange de soie et d'or.

Cette abbesse était une petite femme replète, grassouillette, d'une soixantaine d'années, dont les traits auraient paru sans expression sans le regard clair et perçant qui s'échappait comme un jet de lave de ses yeux gris lorsqu'un sentiment violent l'agitait. Elle tenait à la main un livre ouvert et semblait plongée dans une profonde méditation.

La porte de la cellule s'ouvrit doucement: une jeune fille, revêtu du costume de novice, s'avança timidement en effleurant à peine le parquet de son pas léger et craintif.

Cette jeune fille alla se placer devant le fauteuil et attendit silencieusement que l'abbesse levât les yeux sur elle.

—Ah! Vous voici, mon enfant, dit enfin la supérieure en s'apercevant de la présence de la novice, approchez!

Celle-ci s'avança de quelques pas encore.

—Pourquoi êtes-vous sortie ce matin sans m'en avoir demandé la permission?

En entendant cette parole à laquelle cependant la jeune fille devait s'attendre, elle se troubla, pâlit et balbutia quelques mots inintelligibles.

L'abbesse reprit d'une voix sévère:

—Prenez garde, niña, quoique vous ne soyez encore que novice et que ne vous ne deviez prendre le voile que dans quelques mois, comme toutes vos compagnes, vous ne dépendez que de moi, de moi seule.

Ces mots furent prononcés avec un accent et une intonation qui firent frémir la jeune fille.

—Ma sainte mère! murmura-t-elle.

—Vous étiez l'amie intime, presque la sœur de cette jeune folle que sa résistance contre notre volonté souveraine a brisée comme un faible roseau et qui est morte ce matin.

—Croyez-vous donc qu'elle soit morte, ma mère? répondit la jeune fille timidement et d'une voix entrecoupée par la douleur.

—Qui en doute? s'écria l'abbesse avec éclat, en se levant à demi sur son fauteuil et en fixant un regard de vipère sur la pauvre enfant.

—Personne! Madame, personne! s'écria-t-elle en se reculant avec terreur.

—N'avez-vous pas, comme les autres membres de la communauté, continua l'abbesse avec un accent terrible, assisté à son convoi? N'avez-vous pas entendu les prières prononcées sur son cercueil?

—C'est vrai, ma mère.

—N'avez-vous pas vu descendre son corps dans les caveaux du couvent et sceller au-dessus la pierre tumulaire que l'ange de la justice divine doit seul soulever au jugement dernier? Dites, n'avez-vous pas assisté à cette cérémonie triste et terrible! Oseriez-vous soutenir que tout ne s'est pas passé ainsi et qu'elle est vivante, encore, cette misérable créature que Dieu a subitement frappée dans sa colère, pour qu'elle servît d'exemple à ceux que Satan pousse à la révolte.

—Pardon, ma sainte mère, pardon! J'ai vu ce que vous dites, j'ai assisté à l'enterrement de doña Laura; hélas! Le doute n'est point possible, elle est bien morte.

En prononçant ces dernières paroles, la jeune fille ne put retenir ses larmes, qui coulèrent abondamment.

L'abbesse la regarda d'un air soupçonneux:

—C'est bien, reprit-elle, retirez-vous; mais, je vous le répète, prenez garde; je sais que, vous aussi, un esprit de révolte s'est emparé de votre cœur, je vous surveillerai. La jeune fille salua humblement la supérieure et fit un mouvement pour obéir à l'ordre qu'elle avait reçu.

Tout à coup un bruit terrible se fit entendre; des cris d'effroi, des menaces résonnèrent dans les corridors et on entendit se rapprocher rapidement les pas pressés d'une foule en tumulte.

—Qu'est-ce que cela signifie? s'écria l'abbesse avec, effroi, quelle est cette rumeur?

Elle se leva avec agitation et se dirigea d'un pas incertain vers la porte de la cellule contre laquelle on frappait en ce moment à coups répétés.

—Mon Dieu! Mon Dieu! murmura la novice en jetant un regard suppliant à la statue de la Vierge dont le doux visage sembla lui sourire, sont-ce enfin des libérateurs!

Nous retournerons auprès de don Toribio, que nous avons laissé marchant avec ses compagnons dans la direction du couvent.

Ainsi que cela avait été convenu entre lui et ses complices, don Toribio trouva toute la troupe réunie sous les murs du couvent.

Sur leur chemin, les bandits, afin de ne pas être dérangés par les serenos, les avaient garrottés, bâillonnés et menés avec eux au fur et à mesure qu'ils les rencontraient disséminés dans les rues qu'ils parcouraient. Grâce à cette habile manœuvre, ils étaient arrivés sans encombre au but de leur course. Douze serenos avaient été capturés pendant le trajet.

Une fois parvenu au couvent, don Toribio fit poser les serenos à terre et donna l'ordre de les coucher les uns sur les autres, au pied même de la muraille.

Puis, sortant un loup de velours de l'une de ses poches, il s'en couvrit le visage, précaution imitée par ses compagnons, et s'approchant d'une misérable masure, qui s'élevait à peu de distance, il enfonça la porte d'un coup d'épaule. Le maître de la bicoque arriva effaré et à moitié vêtu pour s'informer de ce que signifiait cette manière insolite de frapper à sa porte; le pauvre diable recula avec un cri de terreur en apercevant les hommes masqués qui étaient groupés à l'entrée de la maison.

Don Toribio était pressé, il entama la conversation en allant de suite droit au but;

—Buenas noches, Tío Salado; je suis charmé de vous voir en bonne santé, lui dit-il.

L'autre répondit sans trop savoir ce qu'il disait:

—Je vous remercie, caballero, vous êtes trop bon.

—Allons, dépêchez-vous, prenez votre manteau et venez avez nous.

—Moi! fit Salado avec un geste d'effroi.

—Vous-même.

—Mais en quoi puis-je vous être utile?

—Je vais vous le dire: je sais que vous êtes fort considéré au couvent des Bernardines, comme pulquero d'abord et ensuite comme hombre de bien y religioso.

—Oh! Oh! Jusqu'à un certain point, répondit évasivement le pulquero.

—Pas de fausse modestie, je sais que vous avez le pouvoir de vous faire ouvrir les portes de cette maison quand bon vous semble; c'est pour cette raison que je vous invite à nous accompagner.

—¡Jesús María! Y pensez-vous, caballero? s'écria le pauvre diable avec effroi.

—Pas d'observations, dépêchons, ou de par Nuestra señora del Carmen, je brûle votre bicoque!

Un sourd gémissement sortit de la poitrine de Salado, qui après avoir jeté un regard désespéré sur les masques noirs qui l'entouraient, se mit en devoir d'obéir.

De la maison du pulquero au couvent il n'y avait que quelques pas; ils furent bientôt franchis: don Toribio se tourna vers son prisonnier plus mort que vif:

—Ah ça, compadre, lui dit-il nettement, nous voici arrivés, à vous maintenant de nous ouvrir les portes.

—Mais, au nom du Ciel, s'écria le pulquero, en faisant un dernier effort pour résister; comment voulez-vous que je m'y prenne? Vous ne songez donc pas que je n'ai aucun moyen de...

—Ecoutez! fit impérieusement don Toribio, vous comprenez que je n'ai pas le loisir de discuter avec vous: ou vous nous introduisez dans le couvent, et cette bourse qui contient cinquante onces est à vous, ou vous refusez, et alors, ajouta-t-il froidement en sortant un pistolet de sa ceinture, je vous brûle la cervelle avec ceci!

Une sueur froide baigna les tempes du pulquero; il connaissait trop bien les bandits de son pays pour leur faire l'injure de douter de leurs paroles.

—Eh bien! lui demanda l'autre en armant le pistolet, avez-vous réfléchi?

—¡Cáspita! caballero, ne jouez pas avec cela, je vais essayer.

—Pour mieux réussir, voici la bourse, fit don Toribio.

Le pulquero s'en empara avec un mouvement de joie dont il est impossible de donner une idée; puis, il se dirigea lentement vers la porte du couvent, tout en cherchant dans sa tête comment il pourrait s'y prendre pour gagner honnêtement la forte somme qu'il venait de recevoir sans courir le moindre risque, problème, nous l'avouons, dont la solution n'était pas facile à trouver.

[1] Mot à mot: Pain et sel pour les cavaliers errants.


VIII.

Une ténébreuse histoire (fin).

Le pulquero s'était enfin décidé à obéir. Soudain une pensée lumineuse traversa son cerveau, et ce fut le sourire aux lèvres qu'il souleva le marteau pour frapper.

Au moment où il allait le laisser retomber, don Toribio lui arrêta le bras.

—Qu'y a-t-il? demanda Salado.

—Onze heures sont sonnées depuis longtemps déjà, tout le monde dort ou doit dormir dans le couvent, peut-être vaudrait-il mieux employer un autre moyen.

—Vous vous trompez, caballero, répondit le pulquero; la tourière veille.

—Vous en êtes sur?

—¡Caramba!—répliqua l'autre, qui avait enfin formé son plan et qui maintenant craignait d'être obligé de restituer l'argent qu'il avait reçu si l'homme qui le poussait en avant changeait de résolution,—le couvent des Bernardines de Mexico est ouvert jour et nuit aux gens qui viennent y chercher des médicaments. Laissez-moi faire.

—Allez donc alors, répondit le chef de l'expédition en lui lâchant le bras.

—Salado ne se fit pas répéter l'autorisation de peur d'une nouvelle objection, il se hâta de laisser tomber le marteau qui résonna sur son clou de cuivre. Don Toribio et ses compagnons s'étaient effacés contre la muraille.

Au bout d'un instant la planchette du judas glissa dans sa rainure, et la face ridée de la tourière apparut à l'ouverture.

—Qui êtes-vous, mon frère? demanda-t-elle d'une voix chevrotante et endormie; pourquoi venez-vous à cette heure avancée frapper au couvent des Bernardines?

¡Ave María purísima! dit Salado de son air le plus cafard.

Sin pecado concebida, mon frère, seriez-vous malade?

—Je suis un pauvre pécheur que vous connaissez, ma sœur; mon âme est plongée dans l'affliction.

—Qui donc êtes-vous, mon frère? Je crois en effet reconnaître votre voix; mais la nuit est si noire, que je ne puis distinguer les traits de votre visage.

—Et j'espère bien que tu ne les verras pas, dit mentalement Salado, qui ajouta à haute voix, je suis le señor Templado qui tient une locanda dans la calle Plateros.

—Ah! Je vous remets à présent, mon frère.

—Je crois que cela prend, murmura le pulquero.

—Que désirez-vous, mon frère? Hâtez-vous de me l'apprendre, au très saint nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, fit-elle en se signant dévotement, mouvement imité par Salado, car l'air est très froid, et il me faut continuer mes oraisons que vous avez interrompues.

¡Válgame Dios, ma sœur! Ma femmes et mes deux enfants sont malades; le révérend père gardien des Franciscains m'a engagé à venir vous demander trois bouteilles de votre eau miraculeuse.

Nous ferons observer en passant que chaque couvent fabrique, au Mexique, une soi-disant eau miraculeuse dont la recette est soigneusement gardée; cette eau guérit, dit-on, toutes les maladies, miracle que nous n'avons jamais pour notre compte été mis à même de constater; il va sans dire que cette panacée universelle se vend très cher et forme le plus clair des revenus de la communauté.

—Jésus! s'écria la vieille, dont les yeux pétillèrent de joie à la commande exorbitante du pulquero; trois bouteilles!

—Oui, ma sœur. Je vous demanderai aussi la permission de me reposer un instant! Car je suis venu si vite, et l'émotion de la maladie de ma femme et de mes enfants m'a tellement brisé, que j'ai peine à me tenir debout.

—Pauvre homme! fit la tourière avec pitié.

—Oh! Ce sera réellement une charité que vous ferez, ma sœur.

—Señor Templado, regardez, je vous prie, autour de vous, afin de voir s'il n'y a personne dans la rue; nous vivons dans un si mauvais temps, qu'on ne saurait prendre trop de précautions.

—Il n'y a personne, ma sœur, répondit le pulquero en faisant signe aux bandits de se tenir prêts.

—Alors je vais ouvrir.

—Dieu vous en récompensera, ma sœur.

—Amen! fit-elle dévotement.

On entendit le grincement de la clef dans la serrure, le bruit des verrous qu'on tirait, et la porte s'ouvrit.

—Entrez vite, mon frère, dit la religieuse.

Mais Salado s'était prudemment retiré en arrière et avait cédé la place à don Toribio.

Celui-ci s'élança sur la tourière sans lui laisser le temps de se reconnaître, la saisit à la gorge et lui serrait le cou dans ses deux mains comme dans un étau:

—Un mot sorcière, lui dit-il à l'oreille, et je te tue!

Épouvantée par cette attaque subite d'un homme dont le visage était couvert d'un masque noir, la vieille femme tomba à la renverse sans connaissance.

—Au diable la coquine! s'écria don Toribio avec colère: qui nous guidera maintenant?

Il essaya d'abord de faire revenir la tourière; mais reconnaissant bientôt qu'il n'y réussirait pas, il fit signe à deux de ses hommes de la bâillonner et de la garroter solidement; puis, après avoir recommandé à ces deux individus de rester en sentinelle à la porte, il s'empara du trousseau de clefs dont la religieuse était dépositaire, et il se mit en devoir, suivi de tous ses autres compagnons, de pénétrer dans le bâtiment habité par les religieuses. Ce n'était pas chose facile à découvrir dans cette immense Thébaïde que la cellule habitée par la supérieure, car c'était à l'abbesse seule que don Toribio en voulait.

Or, pour causer avec la supérieure, il fallait d'abord la trouver, et c'était là ce qui embarrassait les bandits, maîtres de la place qu'ils avaient conquise par ruse. Cependant au moment où ils commençaient à perdre tout espoir, un incident, suscité par leur présence inopportune, vint à leur secours.

Les bandits s'étaient répandus comme un torrent qui a rompu ses digues dans les cours et les cloîtres, sans s'inquiéter le moins du monde des suites que leur invasion pouvait avoir pour le couvent, criant et jurant comme des damnés; ils semblaient vouloir ne laisser aucun recoin, si secret qu'il fût, sans l'avoir visité avec soin; il est vrai qu'en agissant ainsi ils ne faisaient que se conformer aux ordres de leur chef.

Les religieuses, accoutumées au calme et au silence, ne tardèrent pas à se réveiller à ce bruit, qu'elles crurent un moment causé par un tremblement de terre; elles s'étaient précipitamment jetées à bas de leurs couchettes, et à peine vêtues étaient venues, comme une nichée de colombes effrayées, se réfugier vers la cellule de l'abbesse en poussant des cris d'effroi épouvantables.

La supérieure, partageant l'erreur de ses religieuses, était parvenue à ouvrir sa porte, réunissant son troupeau autour d'elle, elle s'avança résolument vers l'endroit d'où partait le bruit, s'appuyant majestueusement sur sa crosse abbatiale.

Soudain elle aperçut une bande de démons masqués, criant, hurlant et brandissant des armes de toutes sortes. Mais avant qu'elle eut jeté un cri, don Toribio s'élança vers elle.

—Point de bruit, dit-il, nous ne voulons pas vous faire du mal; nous venons, au contraire, réparer celui que vous avez fait.

Muettes de terreur à la vue de tant d'hommes masqués, les femmes étaient restées comme pétrifiées.

—Que voulez-vous de moi? balbutia la supérieure d'une voix tremblante.

—Vous allez le savoir, répondit le chef; et se tournant vers un de ses hommes: Les mèches soufrées, dit-il.

Un bandit lui apporta silencieusement ce qu'il demandait.

—Maintenant, écoutez-moi avec attention, señora. Hier une novice de votre couvent qui, il y a quelques jours, avait refusé de prendre le voile, est morte subitement.

La supérieure promena un regard de commandement autour d'elle, puis s'adressant à l'homme qui lui parlait:

—Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle avec assurance.

—Fort bien, je m'attendais à cette réponse. Je continue: cette novice, âgée à peine de seize ans, se nommait doña Laura de Acévedo y Real del Monte; elle appartenait à l'une des premières familles de la République; ce matin ses obsèques ont eu lieu avec tout le cérémonial usité en pareil cas, dans l'église même de ce couvent; puis son corps à été descendu en grande pompe dans les caveaux réservés à la sépulture des religieuses.

Il s'arrêta en fixant à travers son masque sur la supérieure des yeux qui lançaient des éclairs.

—Je vous répète que je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle froidement.

—Ah! Fort bien, écoutez encore ceci, señora, et faites-en votre profit, car vous êtes tombée, je vous le jure, entre les mains d'hommes qui ne vous feront pas grâce et ne se laisseront attendrir ni par vos larmes, ni par vos cris de douleur, si vous les obligez à en venir à certaines extrémités.

—Vous ferez ce que bon vous semblera, répondit la supérieure toujours impassible; je suis entre vos mains; je sais que je n'ai pour le moment du moins nul secours à attendre de qui que ce soit, Dieu me donnera la force de souffrir le martyre.

—Madame, répondit don Toribio en ricanant, vous blasphémez en ce moment: c'est un péché mortel que vous commettez sciemment, mais peu m'importe, ce sont vos affaires. Voici les miennes: vous allez à l'instant m'indiquer l'entrée des caveaux et l'endroit ou repose doña Laura Acévedo; j'ai juré d'enlever son corps d'ici, coûte que coûte. J'accomplirai mon serment, quoi qu'il arrive; si vous consentez à ce que je vous demande, mes compagnons et moi, nous nous retirerons en enlevant le corps de la pauvre morte, mais sans toucher à une épingle des richesses immenses que renferme ce couvent.

—Et si je refuse, répondit-elle avec hauteur.

—Si vous refusez, reprit-il en appuyant sur chaque mot, comme s'il avait voulu mieux les faire comprendre à son interlocutrice, le couvent sera pillé, ces blanches colombes deviendront la proie du démon, ajouta-t-il avec un geste qui fit frémir de terreur les religieuses, et vous, je vous appliquerai à une certaine torture qui, je n'en doute pas, vous déliera la langue.

L'abbesse sourit avec mépris.

—Commencez par moi, dit-elle.

—C'est aussi mon intention; allons, ajouta-t-il d'une voix rude, à la besogne!

Deux hommes s'avancèrent et s'emparèrent de la supérieure; celle-ci n'essaya aucunement de se défendre. Elle demeura immobile, impassible en apparence; cependant un froncement imperceptible de ses sourcils témoignait de l'émotion intérieure qu'elle éprouvait.

—C'est votre dernier mot, señora, demanda don Toribio?

—Faites votre office, bourreaux, répondit-elle avec mépris, essayez de vaincre la volonté d'une vieille femme.

—C'est ce que nous allons faire; allez! commanda-t-il.

Les deux bandits se mirent en devoir d'obéir à leur chef.

—Arrêtez, au nom du Dieu vivant! s'écria une jeune fille en se précipitant résolument devant la supérieure et repoussant les bandits.

Cette jeune fille était la novice avec laquelle causait l'abbesse au moment de l'invasion du couvent.

Il y eut une seconde d'hésitation suprême.

—Taisez-vous, je vous l'ordonne, s'écria l'abbesse; laissez-moi souffrir, Dieu nous voit.

—C'est justement parce qu'il nous voit que je parlerai, répondit péremptoirement la jeune fille, c'est lui qui a envoyé ici ces hommes que je ne connais pas pour empêcher un grand crime. Suivez-moi, caballeros, vous n'avez pas un instant à perdre, je vais vous conduire aux caveaux.

—Malheureuse! reprit l'abbesse en se débattant avec rage entre les mains de ceux qui la contenaient, malheureuse, c'est sur toi que retombera ma colère.

—Je le sais, répondit tristement la jeune fille, mais aucune considération personnelle ne m'empêchera d'accomplir un devoir sacré.

—Bâillonnez cette vieille coquine! Il faut en finir! ordonna le chef.

L'ordre fut immédiatement exécuté; malgré sa résistance désespérée la supérieure fut en quelques minutes réduite à l'impuissance.

—Qu'un de vous la garde, continua don Toribio, et au moindre geste suspect, faites-lui sauter la cervelle. Puis changeant de ton et s'adressant à la novice: Mille fois merci, señorita, dit-il d'une voix émue, terminez ce que vous avez si bien commencé, guidez-nous vers ces redoutables caveaux.

—Venez! répondit-elle en se mettant à leur tête.

Les bandits, devenus sages tout à coup, la suivirent silencieusement, avec les marques du plus profond respect.

Sur un ordre péremptoire de don Toribio, les religieuses, rassurées désormais, s'étaient dispersées et étaient rentrées dans leurs cellules.

Pendant qu'ils traversaient les corridors, don Toribio s'approcha de la jeune fille et prononça à son oreille deux ou trois mots qui la firent tressaillir.

—Ne craignez rien, ajouta-t-il, j'ai voulu seulement vous prouver que je savais tout; je ne veux être pour vous, señorita, que l'ami le plus respectueux, le plus dévoué.

La jeune fille soupira sans répondre.

—Qu'allez-vous devenir désormais, seule dans ce couvent, livrée sans défense à la haine de cette furie pour laquelle il n'existe au monde rien de sacré; vous ne tarderez pas à reprendre la place de celle que nous allons délivrer, ne vaut-il pas mieux la suivre?

—Hélas, pauvre Laura! murmura-t-elle sourdement.

—Vous qui avez tant fait pour elle jusqu'à présent, l'abandonnerez-vous à ce moment suprême, ou plus que jamais votre aide et votre appui lui deviendront nécessaires; n'êtes-vous pas sa sœur de lait, son amie la plus chère! Qui vous arrête? Orpheline depuis votre plus tendre enfance, sur Laura se concentrent toutes vos affection; répondez-moi, Doña Luisa, je vous en conjure.

La jeune fille fit un geste d'étonnement, presque d'effroi.

—Vous me connaissez! fit-elle.

—Ne vous ai-je pas dit que je savais tout; allons, mon enfant, si ce n'est pour vous que ce soit pour elle, accompagnez-la, ne me contraignez pas à vous laisser ici aux mains d'ennemis terribles qui vous infligeront d'affreuses tortures.

—Vous le voulez, balbutia-t-elle tristement.

—C'est elle qui vous en prie par ma bouche.

—Eh bien, soit, le sacrifice sera complet; je vous suivrai, bien que j'ignore si en agissant ainsi je fais bien ou mal; mais malgré que je ne vous connaisse pas, qu'un masque me dérobe vos traits, j'ai foi en vos paroles; il me semble que vous avez un noble cœur, Dieu veuille que je ne commette pas une erreur.

—C'est ce Dieu de bonté et de miséricorde qui vous inspire cette résolution, pauvre enfant.

Doña Luisa laissa tomber sa tête sur sa poitrine, en poussant un soupir qui ressemblait à un sanglot.

Ils continuèrent à marcher auprès l'un de l'autre sans échanger un seul mot.

La troupe était sortie des cloîtres et parcourait en ce moment des bâtiments démeublés et qui depuis longues années semblaient ne pas avoir été habités.

—Ou nous conduisez-vous donc, Niña? demanda don Toribio; je croyais que dans ce couvent les caveaux étaient, comme dans les autres, creusés sous le sol de l'église.

La jeune fille sourit tristement.

—Aussi n'est-ce pas aux caveaux que je vous conduis, répondit-elle d'une voix tremblante.

—Ou donc alors?

—Aux in-pace!

—Oh! murmura-t-il.

—Le cercueil qui devant tous a été ce matin descendu dans les caveaux, continua doña Luisa, contenait en effet le corps de cette pauvre Laura, il était impossible de faire autrement à cause de la coutume qui exige que les morts soient ensevelis dans leurs habits et à visage découvert; mais aussitôt que la foule se fut écoulée, que les portes de l'église se furent refermées sur l'assistance, la supérieure ordonna de relever la pierre des caveaux qui n'étaient pas encore assujettie, elle fit remonter et transporter le corps dans l'in-pace le plus profond du couvent. Mais nous voici arrivés, dit-elle en s'arrêtant et en désignant une large pierre posée à plat sur le sol de la salle dans laquelle ils se trouvaient.

Cette scène avait quelque chose de lugubre et de saisissant; dans cette salle nue, ces hommes masqués groupés autour de cette jeune fille vêtue de blanc, éclairés seulement par les reflets sanglants des torches qu'ils agitaient, ressemblaient à s'y méprendre à ces mystérieux francs juges qui aux anciens jours s'assemblaient dans les ruines pour juger les rois et les empereurs.

—Soulevez cette pierre, dit don Toribio d'une voix creuse.

Après quelques efforts la pierre fut enlevée ouvrant un gouffre sombre d'où s'exhala une bouffée d'air chaud et fétide. Don Toribio prit une torche et se pencha sur l'ouverture.

—Mais, fit-il au bout d'un instant, ce caveau est désert.

—Oui, répondit simplement doña Luisa, celle que vous cherchez est plus bas.

—Comment plus bas! s'écria-t-il avec un mouvement d'effroi dont il ne fut pas le maître.

—Ce caveau n'est pas assez profond, un hasard peut le faire découvrir, les cris peuvent s'entendre au dehors; il y a deux autres caveaux comme celui-ci superposés l'un sur l'autre. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, l'abbesse a résolu de faire disparaître une religieuse et de la retrancher a jamais du nombre des vivants, cette religieuse est descendue dans le dernier, celui qu'on nomme l'Enfer! Là tout bruit meurt, tout sanglot reste sans écho, toute plainte est vaine. Oh! L'inquisition faisait bien les chose, allez! Et puis il y a si peu de temps qu'elle ne règne plus au Mexique, que dans les couvents on en a conservé quelque chose: cherchez plus bas, caballero, cherchez plus bas!

Don Toribio, à ces paroles, sentit une sueur froide perler à la racine de ses cheveux; il se croyait en proie à un cauchemar horrible. Faisant un effort suprême pour dompter l'émotion qui l'accablait, il descendit dans le caveau au moyen d'une échelle mobile appuyée contre une des parois; plusieurs de ses compagnons le suivirent.

Après quelques recherches ils découvrirent une pierre semblable à la première. Don Toribio plongea la torche dans le gouffre.

—Vide! s'écria-t-il avec horreur.

—Plus bas, vous dis-je! Cherchez plus bas, répéta d'une voix sombre doña Luisa, demeurée sur le bord du caveau supérieur.

—Que leur avait donc fait cette adorable créature pour la martyriser ainsi? s'écria don Toribio au comble de la douleur.

—L'avarice et la haine sont deux terribles conseillères, répondit la jeune fille; mais hâtez-vous, hâtez-vous; chaque minute qui s'écoule est un siècle pour celle qui attend.

Don Toribio, en proie à une rage indicible, se mit en devoir de découvrir le dernier caveau. Après quelques instants, ses recherches furent couronnées de succès.

A peine la pierre fut-elle soulevée, que, sans tenir compte de l'air méphitique qui s'élança de l'ouverture et faillit éteindre sa torche, il se pencha en avant.

—Je la vois! Je la vois! s'écria-t-il avec un cri ressemblant plutôt à un rugissement qu'à la voix humaine.

Et sans attendre davantage, sans même calculer la hauteur, il se précipita dans le caveau.

Quelques minutes plus tard, il remontait dans la salle, portant dans ses bras le corps inanimé de doña Laura.

—En retraite, mes amis! En retraite! s'écria-t-il en s'adressant à ses compagnons; ne demeurons pas une seconde de plus dans ce repaire de bêtes fauves à face humaine.

Sur un signe de lui, doña Luisa fut enlevée dans les bras d'un vigoureux lepero, et tous s'éloignèrent en courant dans la direction des cloîtres. Bientôt ils atteignirent la cellule de la supérieure.

En les apercevant, l'abbesse fit un effort violent pour briser ses liens, et se tordit impuissante, comme une vipère, en lançant à ces hommes qui avaient déjoué ses hideux projets, des regards chargés de haine et de rage.

—Misérable! s'écria don Toribio, en passant près d'elle, et en la repoussant dédaigneusement du pied, soyez maudite, votre châtiment commence, car votre victime vous échappe.

Par un de ces efforts que seule la haine arrivée à son paroxysme peut rendre possible, l'abbesse parvint à déranger un peu son bâillon.

—Peut-être! s'écria-t-elle d'une voix qui résonna comme un glas funèbre aux oreilles de don Toribio.

Vaincue par ce dernier effort, elle s'évanouit.

Cinq minutes plus lard, il ne restait plus dans le couvent que ses hôtes accoutumés.


IX.

Balle-Franche et Bon-Affût.

A ce point de son récit Balle-Franche s'arrêta et s'occupa d'un air pensif à charger de tabac sa pipe indienne.

Il y eut un long silence.

Les assistants, encore sous le coup de cette histoire extraordinaire, n'osaient hasarder aucune réflexion.

Bon-Affût releva la tête.

—Cette histoire est fort dramatique et fort sombre, dit-il; mais pardonnez-moi ma rude franchise, mon vieux et cher camarade, elle me semble n'avoir aucun rapport avec ce qui se passe autour de nous, et les événements dans lesquels nous sommes probablement appelés a être acteurs, ou tout au moins spectateurs intéressés.

—Au fait, observa Ruperto, que nous importent, à nous autres coureurs des bois, les aventures qui arrivent à Mexico, ou dans n'importe quelle autre ville des tierras interiores? Nous sommes ici dans le désert pour chasser, trapper ou combattre les peaux-rouges; toute autre question doit fort peu nous toucher.

Balle-Franche hocha la tête d'une façon significative, et posant machinalement sa pipe auprès de lui:

—Vous vous trompez, compagnons, reprit-il; croyez-vous donc que je vous aurais fait perdre votre temps à écouter ce long récit, s'il n'avait pour nous tous une raison d'actualité des plus importantes?

—Expliquez-vous alors, mon ami, reprit Bon-Affût, car je vous avoue que, pour ma part, je n'ai absolument rien compris à ce qu'il vous a plu de nous dire.

Le vieux Canadien leva la tête, et sembla, pendant quelques instants, calculer la hauteur du soleil.

—Il est six heures et demie du matin, dit-il, vous avez encore devant vous plus de temps qu'il ne vous en faut pour vous rendre au gué del Rubio, où doit vous attendre celui auquel vous vous êtes engagé à servir de guide; écoutez-moi donc, car je n'ai pas fini tout à fait; maintenant que je vous ai rapporté le mystère, je vais vous dire quels sont les renseignements qui sont venus l'éclaircir.

—Parlez, répondit Bon-Affût, du ton d'un homme qui se résout à écouter par condescendance un récit qu'il sait ne pas devoir l'intéresser.

Balle-Franche, sans paraître remarquer l'apathique complaisance de son ami, reprit la parole en ces termes:

—Vous avez vu que tout avait été prévu par don Toribio avec une prudence qui devait éloigner tous soupçons et couvrir cette aventure d'un voile impénétrable; malheureusement, l'evangelista Leporello n'avait pas été tué roide: il put non seulement parler, mais encore montrer un double de chacune des lettres qu'il remettait tous les jours au jeune homme, lettres que celui-ci lui payait si cher et que, par cette prudence innée dans la race mexicaine, il avait précieusement gardées pour s'en faire un arme au besoin contre don Toribio, ou, ce qui est plus probable encore, pour se venger au cas où il serait victime d'une trahison. Ce fut ce qui arriva: l'evangelista, trouvé agonisant par un client matinal, eut la force de faire une déclaration en règle au juez de lettras[1] et de lui remettre les papiers, puis il mourut. Cet assassinat, rapproché de l'enlèvement des serenos par une troupe nombreuse et de l'envahissement du convent des Bernardines, donna une piste que la police commença à suivre avec une ténacité extrême, d'autant plus que la jeune fille dont le corps avait été si audacieusement enlevé, avait des parents puissants qui, pour certaines raisons à eux connues, ne voulurent pas laisser ce crime impuni, et répandirent l'or à profusion. L'on sut bientôt que les bandits, en sortant du couvent, étaient montés sur des chevaux amenés par des gens apostés par eux, et s'étaient éloignés à toute bride dans la direction des presidios. On parvint même à découvrir un des hommes qui avaient fourni les chevaux; cet individu, nommé Pepito, plutôt gagné par l'or qu'on lui offrit qu'effrayé par les menaces, déclara avoir vendu, pour le compte de don Toribio Carvajal, vingt-cinq chevaux de route, livrables à deux heures du matin, au couvent des Bernardines; comme ces chevaux avaient été payés d'avance, lui, Pepito, ne s'était pas préoccupé du singulier endroit qu'on lui assignait et de l'heure non moins singulière. Don Toribio et ses amis étaient arrivés portant avec eux deux femmes, dont l'une paraissait évanouie, et ils s'étaient immédiatement éloignes à toute bride. La piste des ravisseurs avaient été suivie ainsi jusqu'au presidio du Tubac, où don Toribio avait fait reposer sa troupe pendant quelques jours; là il avait acheté un palanquin fermé, une tente de campagne, toutes les provisions nécessaires à une longue exploration dans le désert, et une nuit il avait disparu subitement avec toute sa troupe, augmentée de tous les gens sans aveu ramassés par lui au presidio, sans que nul pût dire de quel côté il s'était dirigé; ces renseignements étaient vagues, mais suffisants jusqu'à un certain point; les parents de la jeune fille continuèrent leurs recherches.

—Je crois commencer à entrevoir où vous en voulez venir, interrompit Bon-Affût, mais concluez; lorsque vous aurez terminé, je vous ferai certaines observations, dont, j'en suis convaincu, vous reconnaîtrez comme moi la justesse.

—Je ne demande pas mieux, mon bon camarade, interrompit Balle-Franche, et il continua. Un homme qui, il y a une vingtaine d'années, m'a rendu un certain service assez important, que je n'avais pas revu depuis, et que, certes, je n'aurais pas reconnu s'il ne m'avait pas dit son nom, seule chose que je n'avais point oubliée, vint me trouver, sur ces entrefaites; Ruperto, mon associé et moi, nous étions au presidio du Tubac occupés à vendre quelques peaux de tigres et de panthères. Cet homme me dit ce que je vous ai rapporté; il ajouta qu'il était proche parent de la jeune fille, il me rappela le service qu'il m'avait rendu, bref il sut tellement m'émouvoir, que je m'engageai a l'aider à se venger de son ennemi. Deux jours plus tard nous prenions la piste; pour un homme habitué comme moi à suivre la trace des Indiens, cette piste était un jeu d'enfant, et bientôt je le conduisis presque en présence de la caravane espagnole commandée par don Miguel Ortega.

—L'autre se nommait don Toribio Carvajal.

—Ne pouvait-il pas avoir changé de nom?

—A quoi bon dans le désert?

—Dans la prévision qu'on le poursuivrait.

—Les parents avaient donc un grand intérêt à cette poursuite?

—Don José m'a dit être l'oncle de la jeune fille, pour laquelle il a une tendresse de père.

—Mais elle est morte, il me semble, ou du moins c'est, si je ne me trompe, ce que vous m'avez dit.

Balle-Franche se gratta l'oreille.

—Voilà justement où la question s'embrouille, dit-il; c'est qu'il paraît qu'elle n'est pas morte du tout, au contraire.

—Hein! s'écria Bon-Affût, elle n'est pas morte! Cet oncle le sait donc, c'est donc de son consentement que la pauvre créature a été enterrée vive! Mais si cela est, il y a là-dessous une odieuse machination.

—Ma foi, puisqu'il faut vous l'avouer, j'en ai peur! dit le Canadien d'une voix peu assurée; cependant cet homme m'a rendu un grand service, je n'ai aucune preuve à l'appui de mes soupçons, et...

Bon-Affût se leva, et se plaçant en face du chasseur:

—Balle-Franche, lui dit-il d'une voix sévère, nous sommes compatriotes, nous nous aimons comme deux frères; pendant de longues années nous avons dormi côte à côte dans la Prairie, partageant entre nous la bonne et la mauvaise fortune, nous sauvant cent fois la vie l'un à l'autre, soit dans nos luttes contre les bêtes fauves, soit dans nos combats contre les Indiens; est-ce vrai?

—C'est vrai, Bon-Affût, c'est vrai, et celui qui dirait le contraire en aurait menti! répondit le chasseur avec émotion.

—Mon ami, mon frère, un grand crime a été commis ou est sur le point de se commettre; prenons garde, veillons, veillons avec soin; qui sait, si nous ne sommes pas les instruments choisis par la Providence pour démasquer les coupables et faire triompher les innocents! Ce don José, m'avez-vous dit désire que je me joigne à vous, fort bien, j'accepte; vous, Ruperto et moi, nous allons nous rendre au gué del Rubio, et croyez-moi, mon ami, maintenant que je suis averti, quel que soit le coupable, je le découvrirai.

—J'aime mieux qu'il en soit ainsi, répondit naïvement le chasseur. J'avoue que la position étrange dans laquelle je me trouvais me pesait singulièrement. Je ne suis qu'un pauvre chasseur, moi, qui ne comprend rien à toutes ces infamies des villes.

—Vous êtes un homme honnête dont le cœur est juste et l'esprit droit; mais le temps se passe; maintenant que nous sommes convenus de nos faits et que nous nous entendons, je crois que nous ferons bien de nous mettre en route.

—Je partirai quand vous le voudrez.

—Un instant encore. Pouvez-vous pendant quelque temps vous passer de Ruperto?

—Parfaitement.

—De quoi s'agit-il? demanda celui-ci.

—D'un service à me rendre.

—Parlez, Bon-Affût, je suis prêt.

—Nul ne peut prévoir l'avenir: peut-être dans quelques jours aurons-nous besoin d'alliés sur lesquels il nous soit possible de compter; ces alliés, le chef ici présent nous les donnera quand nous les lui demanderons; accompagnez-le dans son village, puis, dès qu'il y sera arrivé, quittez-le et prenez notre piste, sans cependant nous rejoindre positivement, mais seulement de façon que, si besoin était, nous sachions où vous rencontrer.

—J'ai compris, dit laconiquement le chasseur en se levant; soyez tranquille.

Bon-Affût, se tourna alors vers l'Aigle-Volant et lui expliqua ce qu'il attendait de lui.

—Mon frère a sauvé l'Églantine, répondit noblement le chef; l'Aigle-Volant est un sachem dans sa tribu; deux cent guerriers suivront le sentier de la guerre au premier signe de mon père; les Comanches sont des hommes, les paroles que soufflent leurs poitrines viennent de leur cœur.

—Merci, chef, répondit Bon-Affût, en serrant chaleureusement la main que lui tendait le peau-rouge; que le Wacondah veille sur vous pendant votre voyage!

Après avoir mangé en hâte un morceau de venaison cuite sur les charbons du foyer, et bu un trago de pulque, dont, suivant l'habitude de sa nation, la seule qui ne boive pas de liqueur forte, le Comanche s'abstint de prendre sa part, les quatre hommes se séparèrent, Ruperto, l'Aigle-Volant et l'Églantine, s'enfonçant dans la Prairie, dans la direction de l'ouest, tandis que Balle-Franche et Bon-Affût, obliquant un peu à gauche, se dirigeaient, au contraire, vers l'Est, afin de gagner le gué del Rubio, où le second était attendu.

—Hum! observa Balle-Franche en jetant son rifle sous le bras gauche et se mettant en marche de ce pas élastique particulier aux coureurs des bois, nous nous sommes taillé une rude besogne.

—Qui sait, mon ami? répondit Bon-Affût d'un ton soucieux. Dans tous les cas, il nous faut découvrir la vérité.

—C'est aussi mon avis.

—Il y a une chose que je veux savoir avant tout.

—Laquelle?

—Ce que renferme le palanquin si bien fermé de don Miguel.

—Pardieu! Une femme, sans doute.

—Qui vous l'a dit?

—Personne, mais je le présume.

—Ne préjugeons de rien, mon ami; avec le temps tout s'éclaircira.

—Dieu le veuille!

—Dieu voit tout et sait tout, mon ami. Croyez bien que, s'il lui a plu de faire germer au fond de nos cœurs les soupçons qui nous tourmentent en ce moment, c'est que, ainsi que je vous le disais, il y a un instant, il veut faire de nous les instruments de sa justice.

—Que sa volonté soit faite! répondit Balle-Franche en ôtant pieusement son bonnet; je suis prêt à obéir à tout ce qu'il ordonnera de moi.

Après cet échange mutuel de pensées, les chasseurs, qui jusqu'à ce moment avaient marché côte à côte, prirent la file indienne, à cause des difficultés du chemin, c'est-à-dire qu'ils ne s'avancèrent plus qu'à la suite l'un de l'autre.

Arrivés dans les hautes herbes, après être sortis de la forêt, ils s'arrêtèrent un instant pour s'orienter.

—Il est tard, observa Bon-Affût.

—Oui, il est près de midi; suivez-moi, nous aurons bientôt rattrapé le temps perdu.

—Comment cela?

—Au lieu de marcher, ne seriez-vous pas d'avis de faire la route à cheval?

—Oui, si nous avions des chevaux?

—Voilà justement ce que je veux vous procurer.

—Vous avez des chevaux?

—J'ai laissé cette nuit, ici aux environs, mon cheval et celui de Ruperto, pour aller au rendez-vous que m'avait assigné don José, rendez-vous auquel j'étais forcé d'aller dans une pirogue.

—Eh! Eh! Ces braves bêtes arrivent bien; pour ma part je suis rompu, je vous l'avoue; voici longtemps déjà que je chemine à pied à travers la Prairie, mes jambes commencent à ne plus vouloir me porter.

—Venez par ici, nous ne tarderons pas à les voir.

En effet, les chasseurs n'eurent pas fait trois cents pas dans la direction marquée par Balle-Franche, qu'ils aperçurent les chevaux occupés à brouter tranquillement les pois grimpants et les jeunes pousses des arbres. Les nobles bêtes, en entendant le sifflet d'appel, relevèrent leur tête fine et intelligente, et accoururent vers les chasseurs en hennissant de plaisir. Ainsi que c'est l'habitude dans la Prairie, ils étaient sellés; seulement leur bozal était suspendu à leur cou. Les chasseurs les bridèrent, sautèrent sur leur dos et se remirent en route.

—Maintenant que nous avons chacun un bon cheval entre les jambes nous sommes certains d'arriver à temps, observa Bon-Affût; ainsi, il est inutile de nous presser nous pouvons causer à notre aise: dites-moi, Balle-Franche, avez-vous vu déjà don Miguel Ortega?

—Jamais, je l'avoue.

—Ainsi, vous ne le connaissez pas?

—Si je dois m'en rapporter à don José, c'est un scélérat; quant à moi, n'ayant jamais eu de rapports avec lui, je serais fort embarrassé d'avoir sur son compte une opinion bonne ou mauvaise.

—Moi, c'est différent, je le connais.

—Ah!

—Parfaitement.

—Depuis longtemps?

—Depuis assez longtemps, je le crois du moins pour avoir été à même de le juger.

—Ah! Ah! Qu'en pensez-vous?

—Beaucoup de bien et beaucoup de mal.

—Diable!

—Pourquoi vous étonnez-vous? Tous les hommes ne sont-ils pas dans le même cas?

—A peu près, j'en conviens.

—Celui-là n'est ni plus mauvais ni meilleur que les autres; cette nuit, comme je pressentais que vous alliez me parler de lui, j'ai voulu vous laisser votre liberté d'action en vous disant que je ne le connaissais que fort peu; mais il est possible que bientôt votre opinion se modifie complètement, et peut-être regretterez-vous l'appui que vous avez donné jusqu'à présent à ce don José, ainsi que vous le nommez.

—Voulez-vous que je vous parle nettement Bon-Affût, maintenant que nul, si ce n'est Dieu, ne peut nous entendre?

—Parlez, mon ami, je ne serais pas fâché de connaître votre pensée tout entière.

—La voici: je suis certain que vous en savez beaucoup plus que vous ne voulez en avoir l'air sur l'histoire que je vous ai contée cette nuit.

—Peut-être avez-vous raison, mais qui vous fait croire cela?

—Bien des choses, et d'abord celle-ci.

—Voyons.

—Vous êtes un homme trop sensé, vous avez acquis une trop grande expérience des choses de la vie, pour prendre sans cause sérieuse la défense d'un homme que, d'après les principes que nous professons dans les Prairies, vous devez au contraire plutôt considérer, sinon comme un ennemi, du moins comme un de ces individus avec lesquels il est souvent désagréable de se trouver en contact et d'en tenir des relations.

Bon-Affût se mit à rire.

—Il y a du vrai dans ce que vous dites là, Balle-Franche, fit-il.

—N'est-ce pas?

—Je ne lutterai pas de finesse avec vous: oui, j'ai de fortes raisons pour prendre la défense de cet homme; ces raisons, je ne puis vous les dire en ce moment: c'est un secret qui ne m'appartient pas, dont je suis seulement dépositaire; j'espère que bientôt vous saurez tout, mais jusque-là, reposez-vous sur ma vieille amitié et laissez-moi agir à ma guise.

—A la bonne heure, au moins maintenant je commence à voir clair, et, quoi qu'il arrive, vous pouvez compter sur moi.

—Pardieu! Je savais bien que nous finirions par nous entendre, mais silence, et ne laissez rien paraître, nous sommes au rendez-vous. Diable! Les Mexicains ne se sont pas fait attendre, ils ont déjà établi leur camp au bord de la rivière.

En effet, un camp de chasseurs se voyait à peu de distance, appuyé d'un côté sur la rivière, de l'autre sur la forêt, et présentant une enceinte parfaitement fortifiée avec des ballots et des troncs d'arbres entrelacés, la face tournée vers la prairie.

Les deux chasseurs se firent reconnaître par les sentinelles et pénétrèrent sans difficulté dans l'intérieur.

Don Miguel Ortega était absent, les gambucinos l'attendaient d'un moment à l'autre. Les chasseurs mirent pied à terre, entravèrent leurs chevaux et s'assirent tranquillement auprès du feu.

Don Stefano Cohecho avait quitté, ainsi qu'il l'avait annoncé la veille, les gambucinos au point du jour.

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