L'éclaireur
—Nous sommes vos juges.
—Oh! Laissez-moi vivre, ne serait-ce qu'un jour.
—Vous êtes condamné.
—Malédiction sur vous, démons à face humaine! Assassins! De quel droit me tuez-vous?
—Du droit qu'a tout homme d'écraser un serpent; pour la dernière fois, avez-vous des dispositions à prendre?
Don Estevan, brisé par cette effroyable lutte, garda un instant le silence: puis deux larmes tombèrent lentement de ses yeux brûlés de fièvre, et il murmura d'une voix douce, presque enfantine:
—Oh! Mes fils, mes pauvres chéris, que deviendrez-vous lorsque je ne serai plus là!
—Finissons-en, reprit le chasseur.
Don Estevan fixa sur lui son œil hagard.
—J'ai deux fils, dit-il, parlant comme dans un rêve; ils n'ont que moi, moi seul, hélas, et je vais mourir! Écoutez, si vous n'êtes pas tout à fait une bête fauve, jurez-moi d'accomplir ce que je vais vous demander?
Le chasseur se sentit malgré lui ému par cette douleur poignante.
—Je vous le jure, dit-il.
Le condamné parut rassembler ses idées.
—Du papier et un crayon, fit-il d'une voix brisée.
Bon-Affût avait encore le portefeuille qui lui avait été enlevé; il déchira un feuillet et le lui remit avec le crayon.
Don Estevan sourit amèrement à la vue de son portefeuille; il s'empara du papier et écrivit précipitamment quelques lignes, puis il plia le papier et le rendit au chasseur.
Un changement extraordinaire s'était opéré sur le visage du condamné: ses traits étaient calmes, ses regard doux et suppliants.
—Tenez, dit-il, je compte sur votre parole; prenez cette lettre, elle est pour mon frère; je lui recommande mes enfants, c'est à cause d'eux que je vais mourir. Qu'importe! s'ils sont heureux, j'aurai toujours atteint mon but, c'est tout ce qu'il me faut. Mon frère est bon, il n'abandonnera pas les malheureux orphelins que je lui lègue. Je vous en supplie, remettez-lui ce papier.
—Avant une heure il sera entre ses mains, je vous le jure.
—Merci; maintenant faites de moi ce que vous voudrez, peu m'importe; j'ai assuré le sort de mes enfants, c'est tout ce que je voulais.
La fosse était creusée. Deux gambucinos saisirent don Estevan et le descendirent dedans, sans qu'il essayât une résistance inutile: lorsqu'il fut placé debout dans le trou, le sol arriva juste au niveau de ses aisselles, son bras droit fut attaché le long de son corps, le gauche laissé libre, puis on entassa la terre autour de ce vivant, qui déjà n'était plus qu'un cadavre.
Lorsque la fosse fut comblée, un gambucino prit une écharpe et s'approcha du condamné.
—Que prétendez-vous faire? demanda-t-il avec terreur, bien qu'il devinât l'intention de cet homme.
—Vous bâillonner, répondit brutalement le gambucino.
—Oh! fit-il.
Il se laissa bâillonner, sans avoir la conscience de ce qu'on lui faisait; il était brisé.
Bon-Affût plaça alors un pistolet armé sous la main crispée du misérable, et se découvrant:
—Don Estevan, dit-il d'une voix grave et solennelle, les hommes vous ont condamné; priez Dieu afin qu'il vous fasse miséricorde, car vous n'avez plus d'autre espoir que lui, maintenant.
Puis les chasseurs et les gambucinos remontèrent à cheval, éteignirent les torches et disparurent dans les ténèbres comme une légion de noirs fantômes.
Le condamné demeura seul dans les ténèbres que ses remords peuplaient de spectres hideux.
Le cou allongé, les yeux démesurément ouverts, l'oreille au guet, il regardait, il écoutait.
Tant qu'il entendit résonner au loin les pas des chevaux des gambucinos qui s'éloignaient, un fol espoir demeura au fond de son âme, il attendait, il espérait.
Qu'attendait-il? Qu'espérait-il? Lui-même n'aurait pu le dire; mais l'homme est ainsi fait.
Peu à peu, tous les bruits s'éteignirent, et don Estevan se trouva enfin seul, au milieu d'un désert inconnu, sans secours d'aucune espèce à attendre de qui que ce fût.
Alors il poussa un profond soupir, referma la main sur la crosse du pistolet et appuya l'anneau glacé du canon sur sa tempe, en murmurant une dernière fois le nom de ses enfants.
Cependant les gambucinos s'étaient éloignés en proie à ce sentiment de malaise indéfinissable qui, malgré lui, serre le cœur de l'homme lorsqu'il vient d'accomplir un acte dont tout en reconnaissant la nécessité et même la stricte justice, il sait qu'il n'avait peut-être pas le droit de prendre l'initiative.
Nul ne parlait, tous les fronts étaient inclinés; ils venaient sombres et pensifs aux côtés les uns des autres, n'osant pas se communiquer leurs pensées et prêtant malgré eux l'oreille aux bruits mystérieux de la solitude.
Ils atteignaient à peine les dernières limites du couvert de la forêt: devant eux comme un long ruban d'argent les eaux du Rubio miroitaient aux rayons blafards de la lune; ils allaient arriver au gué, lorsque tout à coup le bruit lointain d'un coup de feu résonna sourdement, répercuté par les échos des Quebradas.
Instinctivement, ces hommes cependant si braves et si éprouvés tressaillirent, et ils s'arrêtèrent avec un mouvement de stupeur, presque d'effroi.
Il y eut quelques secondes d'un silence funèbre.
Bon-Affût comprit qu'il fallait rompre le charme funeste qui pesait comme un remords sur tous ces hommes; domptant avec peine l'émotion qui lui serrait la gorge:
—Frères! dit-il d'une voix grave, la vindicte du désert est satisfaite, le misérable que nous avons condamné s'est enfin fait justice.
Il y a dans la voix humaine une puissance étrange et incompréhensible: ces quelques mots prononcés par l'éclaireur suffirent pour rendre à tous ces homme leur énergie première.
—Dieu lui fasse miséricorde! répondit don Miguel.
—Amen! firent les gambucinos en se signant avec dévotion.
Désormais le lourd poids qui pesait sur leur poitrine en était enlevé; le coupable était mort, la logique implacable du fait accompli donnait encore une fois raison à la loi du Lynch et supprimait du même coup les regrets et les remords en mettant un terme à l'incertitude cruelle qui jusque-là les avait oppressés.
Don Stefano mort, celle qu'il avait si impitoyablement poursuivie était sauvée; aux yeux de tous ces hommes au cœur de bronze, cette raison seule suffisait pour éteindre en eux toute pitié pour le coupable.
Une réaction subite s'opéra en eux, et ces natures rebelles un instant domptées se relevèrent plus fortes et plus implacables que jamais.
Sur un geste du Canadien la troupe reprit sa marche et bientôt elle disparut au milieu des dunes de sable qui couvrent les rives du gué del Rubio.
Le désert un instant troublé par le bruit du pied des chevaux sur les cailloux de la plage, retomba dans son calme et majestueux silence.
XXI.
Balle-Franche.
Balle-Franche, ainsi que nous l'avons dit, avait, aidé par les deux domestiques, enlevé don Mariano, à demi évanoui encore, afin de le conduire au camp des gambucinos, et de lui éviter le spectacle atroce de l'exécution de son frère.
Le mouvement et l'air de la nuit eurent rapidement rappelé le gentilhomme à la vie. En ouvrant les yeux, son premier mot, après avoir jeté un regard autour de lui afin de se reconnaître, fut pour demander son frère. Personne ne répondit; les gens qui l'emportaient continuèrent à marcher: ils redoublèrent même de vitesse.
—Arrêtez! cria alors don Mariano en se redressant avec effort et saisissant la bride du cheval des mains de son conducteur; arrêtez, je le veux!
—Êtes-vous en état de vous conduire vous-même? lui demanda Balle-Franche.
—Oui, répondit-il.
—Alors on va vous rendre votre cheval, mais à une condition.
—Laquelle?
—C'est que vous vous engagerez à nous suivre.
—Suis-je donc votre prisonnier?
—Non, bien loin de là.
—Pourquoi alors cette pression que vous prétendez exercer sur ma volonté?
—C'est dans votre intérêt seul que nous agissons.
—Comment me trouvé-je ici?
—Ne le devinez-vous pas?
—J'attends que vous me l'expliquiez.
—Nous n'avons pas voulu que, après avoir accusé votre frère, vous assistiez à son exécution.
Don Mariano, accablé, baissa tristement la tête.
—Est-il mort? dit-il d'une voix basse et étranglée en frissonnant.
—Pas encore, répondit Balle-Franche.
L'accent du chasseur était si sombre, son visage si lugubre, que le gentilhomme mexicain fut saisi de terreur.
—Oh! Vous l'avez tué! murmura-t-il.
—Non, répondit sèchement Balle-Franche, c'est par sa propre main qu'il doit mourir; lui-même se tuera.
—Oh! Tout cela est horrible! Au nom du ciel, dites-moi tout: je préfère la vérité, si terrible qu'elle soit, à cette affreuse incertitude.
—A quoi bon vous rapporter cette scène? Vous ne la connaîtrez que trop tôt dans tous ses détails.
—C'est bien, répondit résolument don Mariano en arrêtant son cheval, je sais ce qui me reste à faire.
Balle-Franche lui lança un regard d'une expression indéfinissable, et posant la main sur la bride:
—Prenez garde! lui dit-il sèchement, de vous laisser emporter par un premier mouvement toujours irréfléchi, et de regretter plus tard ce que vous aurez fait ce soir.
—Mais je ne puis laisser périr mon frère, cependant, s'écria-t-il; je serais fratricide.
—Non, car il a été justement condamné; vous n'avez été que l'instrument dont la justice divine s'est servie afin de punir un coupable.
—Oh! Vos spécieux raisonnements ne me convaincront pas, mon maître: si dans un moment de colère et de haine insensée, j'ai oublié les liens qui m'attachaient à ce malheureux, maintenant je vois et je comprends toute l'horreur de mon action, et je réparerai le mal que j'ai fait.
Balle-Franche lui étreignit le bras avec force, se pencha à son oreille, et le regardant fixement:
—Silence! lui dit-il à voix basse, vous le perdrez en voulant le sauver; ce n'est pas à vous à le tenter, laissez ce soin à d'autres.
Don Mariano chercha à lire dans l'œil du chasseur la détermination que celui-ci semblait avoir prise, et, lâchant la bride, il continua à marcher d'un air pensif. Un quart d'heure plus tard, ils arrivèrent au gué del Rubio.
Ils s'arrêtèrent au bord de l'eau, qui, resserrée dans son lit étroit, coulait calme et tranquille en ce moment avec un doux murmure.
—Rendez-vous au camp, dit Balle-Franche; Il est inutile que je vous accompagne plus loin. Je vais, ajouta-t-il avec un regard significatif à don Mariano, rejoindre les gambucinos; continuez paisiblement votre route, vous arriverez au camp quelques minutes à peine avant nous.
—Ainsi vous retournez? fit don Mariano.
—Oui, reprit Balle-Franche. Adieu, à bientôt.
—A bientôt, reprit le gentilhomme en lui tendant la main.
Le chasseur la prit et la serra cordialement.
Don Mariano poussa son cheval dans la rivière, ses domestiques l'imitèrent silencieusement.
Balle-Franche, immobile sur le rivage, suivit des yeux leur passage d'un bout à l'autre; il les vit prendre terre; don Mariano se retourna, fit un geste de la main droite, et les trois hommes s'enfoncèrent dans les hautes herbes. Dès qu'ils eurent disparu, Balle-Franche fit volter son cheval et regagna le couvert de la forêt vierge. Le chasseur paraissait en proie à une grande préoccupation; enfin, arrivé à un certain endroit, il s'arrêta et jeta autour de lui un regard soupçonneux et investigateur. Le silence le plus profond et la tranquillité la plus complète régnaient aux environs.
—Il le faut! murmura le chasseur; ne pas agir ainsi serait plus qu'un crime, ce serait une lâcheté! Allons, Dieu jugera entre nous!
Après avoir une dernière fois examiné avec soin les environs, rassuré probablement par le silence et la solitude, il mit pied à terre, défit la bride de son cheval, afin qu'il pût paître à son gré, l'entrava pour qu'il ne s'éloignât pas trop et qu'il lui fût facile de le retrouver dès qu'il en aurait besoin, jeta son rifle sur l'épaule, et s'enfonça avec précaution dans les buissons en murmurant encore une fois à part lui ce mot:
—Allons!
Le chasseur ruminait sans doute un de ces projets dont l'exécution difficile exige la tension continuelle de toutes les facultés de l'homme, car sa marche était lente; calculée, son œil errait sans cesse dans les ténèbres: la tête tendue en avant, il écoutait les bruits sans nom du désert, s'arrêtant parfois lorsqu'un bruissement insolite dans les broussailles frappait son oreille et lui révélait la présence d'un être inconnu non loin de lui.
Soudain, il s'arrêta, demeura quelques secondes immobile, et, s'affaissant sur lui-même, il disparut tout entier au milieu d'un fouillis inextricable de feuilles, de branches et de lianes entrelacées, au sein duquel il était impossible de le deviner. A peine s'était-il caché ainsi, que les sabots de plusieurs chevaux résonnèrent au loin sous les épais arceaux de verdure de la forêt. Peu à peu le bruit se rapprocha, les pas devinrent plus distincts, et une troupe de cavaliers apparut enfin, marchant en colonne serrée.
Ces cavaliers étaient les gambucinos et les chasseurs.
Bon-Affût causait à voix basse avec don Miguel, porté sur un brancard sur les épaules de deux Mexicains, car il était encore trop faible pour se tenir à cheval. La petite troupe s'avançait doucement, à cause du blessé qu'elle avait au milieu d'elle, et se dirigeait vers le gué del Rubio.
Balle-Franche regarda passer ses compagnons sans faire un mouvement qui décelât sa présence; il était évident qu'il voulait que ceux-ci ignorassent qu'il était revenu sur ses pas et que les motifs qui le faisaient agir devaient demeurer un secret entre lui et Dieu.
Ce fut en vain qu'il chercha l'Aigle-Volant et l'Églantine parmi les gambucinos: les deux peaux rouges s'étaient séparés de la troupe. Cette absence parut contrarier vivement le chasseur; cependant, au bout d'un instant, ses traits se rassérénèrent, et il haussa les épaules de cette façon insouciante qui veut dire que l'homme a pris son parti d'une contrariété contre laquelle il n'y a pas à lutter.
Lorsque les gambucinos eurent disparu, le chasseur sortit de sa cachette; il écouta un instant le bruit de leurs pas, qui s'affaiblissait de plus en plus et qui bientôt finit par s'éteindre complètement dans le lointain.
Le chasseur se redressa.
—Bon, murmura-t-il d'un air satisfait, je puis maintenant agir à ma guise, sans craindre d'être troublée, à moins que l'Aigle-Volant et sa squaw ne soient restés à rôder aux environs. Bah! Nous verrons bien; d'ailleurs ce n'est pas probable, le chef a trop grande hâte de rejoindre sa tribu pour s'amuser à perdre son temps ici; allons toujours.
Sur ce, il jeta son rifle sur l'épaule, et se remit en route d'un pas léger et délibéré, sans cependant négliger complètement les précautions usitées au désert dans toute marche; car, la nuit, hommes ou fauves, les coureurs des bois savent qu'ils sont toujours surveillés par des ennemis invisibles.
Balle-Franche atteignit ainsi la lisière de la clairière où s'étaient passées les scènes dramatiques que nous avons rapportées dans la première partie de cette histoire, et au centre de laquelle il ne restait plus en ce moment qu'un homme enterré vivant, face à face avec ses crimes, sans espoir de secours possible et abandonné de la nature entière, sinon de Dieu. Le chasseur s'arrêta, s'étendit sur le sol, et regarda.
Un silence funèbre, silence de la tombe, planait sur la clairière; don Estevan les yeux agrandis par la peur, la poitrine oppressée par la terre qui se tassait autour de son corps par un mouvement lent et continuel, sentait l'air manquer peu à peu à ses poumons; ses tempes battaient à se rompre, le sang bouillonnait dans ses artères, des gouttelettes d'une sueur glacée perlaient à la racine de ses cheveux; un voile sanglant s'étendait sur sa vue, il se sentait mourir.
A ce moment suprême, où tout lui manquait à la fois, le misérable poussa un cri rauque et déchirant: deux larmes jaillirent de ses yeux brûlés de fièvre; sa main comme nous l'avons dit, se crispa nerveusement sur la crosse du pistolet laissé pour abréger son supplice, et il appuya le canon à sa tempe en murmurant avec un accent de désespoir indicible:
—Mon Dieu! Mon Dieu! Pardonnez-moi!
Et il pressa la détente.
Soudain une main se posa sur son bras, la balle se perdit dans l'air et une voix sévère et douce à la fois répondit:
—Dieu vous a entendu, il vous pardonne!
Le misérable tourna la tête avec égarement, regarda d'un air épouvanté l'homme qui lui parlait ainsi; et, trop faible pour résister à l'émotion terrible qui l'agitait, il poussa un cri ressemblant à un sanglot, et s'évanouit.
L'homme qui était arrivé si à propos pour don Estevan à son secours était Balle-Franche; le lecteur l'a sans doute deviné déjà.
—Hum! fit-il en secouant la tête, il était temps que j'intervinsse.
Alors, sans perdre un instant, le digne homme s'occupa à sortir de la tombe dans laquelle on l'avait bouclé tout vivant, celui qu'il voulait sauver. C'était une rude besogne, surtout privé comme il l'était des outils nécessaires.
Les gambucinos avaient travaillé en conscience et comblé la fosse de façon à ce que l'homme qu'ils enterraient fût solidement accoré de tous les côtés à la fois.
Balle-Franche était obligé de creuser avec son couteau, en usant des plus grandes précautions pour ne pas blesser don Estevan. Parfois le chasseur s'arrêtait, essuyait son front ruisselant de sueur, regardait le visage pâle du Mexicain toujours évanoui; puis, après quelques secondes de cette contemplation muette, il hochait sentencieusement la tête deux ou trois fois, et se remettait au travail avec une nouvelle ardeur.
C'était un étrange spectacle que ce groupe formé par ces deux hommes dans ce désert, entouré de profondes ténèbres; certes, s'il eût été donné à un indiscret de voir ce qui se passait en ce moment dans cette clairière perdue au milieu d'une forêt vierge, peuplée de bêtes fauves dont les sourds rauquements s'élevaient par intervalles dans le silence comme pour protester contre l'envahissement de leur repaire, l'homme qui aurait assisté à cette scène aurait cru être témoin de quelque incantation diabolique, et se serait éloigné au plus vite, en proie à la plus vive terreur. Cependant Balle-Franche creusait toujours; sa tâche avançait lentement, parce que, au fur et à mesure qu'il descendait plus profondément dans le sol, les difficultés se faisaient pour lui plus grandes.
Un instant le chasseur s'arrêta, désespérant de parvenir à sauver le condamné; mais ce mouvement de découragement n'eut que la durée d'un éclair: le Canadien, honteux de cette pensée, se remit à creuser avec l'énergie fébrile que donne à l'homme résolu la réaction d'une volonté forte sur une faiblesse passagère.
Enfin, après des difficultés inouïes, ce travail, vingt fois interrompu, vingt fois repris, fut achevé; le chasseur poussa un ah! de triomphe et de bonheur: s'élançant hors de la fosse, il saisit don Estevan par dessous les aisselles, le tira vigoureusement à lui, l'enleva du trou, et parvint non sans peine à l'étendre sur le sol.
Son premier soin fut de couper avec son couteau les liens qui enveloppaient de réseaux inextricables le corps du malheureux; il desserra, ses vêtements afin de rendre à ses poumons le jeu nécessaire à l'aspiration de l'air extérieur, puis il remplit une demi calebasse, qui lui servait de tasse, avec l'eau de sa gourde, et vida cette eau sur le visage de don Estevan.
L'évanouissement de celui-ci avait été causé par l'émotion qu'il avait éprouvée en voyant arriver un sauveur au moment où il croyait n'avoir plus qu'à mourir; cette immersion subite d'une eau glacée opéra en lui une réaction favorable; il poussa un soupir et ouvrit les yeux.
Le premier mouvement de cet homme en reprenant connaissance fut de lancer vers le ciel un regard de défit et tendant la main à Balle-Franche:
—Merci, lui dit-il.
Le chasseur se recula sans toucher la main qu'on lui offrait.
—Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, dit-il.
—Qui donc?
—Dieu!
Don Estevan plissa ses lèvres pâles avec dédain; mais comprenant bientôt qu'il fallait tromper son sauveur s'il voulait qu'il lui continuât la protection dont en ce moment il ne pouvait encore se passer:
—C'est vrai, dit-il avec une feinte douceur, Dieu d'abord, vous ensuite.
—Moi, repartit Balle-Franche, j'ai accompli un devoir, payé une dette; maintenant nous sommes quittes. Vous m'avez, il y a dix ans, rendu un important service: aujourd'hui je vous sauve la vie; c'est un prêté pour un rendu; je vous dispense de toute reconnaissance, comme vous devez, de votre côté, m'en dispenser; à compter de cette heure nous ne nous connaissons plus, nos voies sont différentes.
—Allez-vous donc m'abandonner ainsi? fit-il avec un mouvement d'effroi dont il ne fut pas le maître.
—Que puis-je faire de plus?
—Tout.
—Je ne vous comprends pas.
—Mieux valait me laisser mourir dans la fosse, où vous même avez aidé à me descendre, que me sauver pour me condamner à mourir de faim dans ce désert, à devenir la proie des bêtes fauves ou à tomber entre les mains des Indiens. Vous le savez, Balle-Franche, dans la Prairie, un homme désarmé est un homme mort; vous ne me sauvez pas en ce moment, vous rendez mon agonie plus longue et plus douloureuse, puisque l'arme que, dans leur cruelle générosité, vos amis m'avaient laissée pour mettre fin a mes maux lorsque le courage et l'espoir me manqueraient, ne peut plus même me servir à présent.
—C'est juste murmura Balle-Franche.
Le chasseur baissa la tête sur sa poitrine et réfléchit profondément pendant quelques secondes.
Don Estevan suivait avec anxiété sur le visage loyal et caractérisé du chasseur les diverses émotions qui, tour à tour, s'y reflétaient.
Le Canadien reprit:
—Vous avez raison de me demander des armes; si vous en êtes privé, vous risquez d'être, avant quelques heures, dans une position semblable à celle dont je vous ai sorti.
—Vous le reconnaissez?
—Pardieu! Cela n'est pas douteux.
—Alors, soyez généreux jusqu'au bout, donnez-moi les moyens de me défendre.
Le chasseur hocha la tête.
—Je n'avais pas prévu cela, dit-il.
—Ce qui signifie que si vous l'aviez prévu, vous m'auriez laissé mourir.
—Peut-être!
Ce mot tomba comme un coup de massue sur le cœur de don Estevan; il lança un regard sinistre au chasseur.
—Ce que vous dites-là n'est pas bien, dit-il.
—Que voulez-vous que je vous réponde? reprit celui-ci; à mes yeux vous avez été justement condamné. J'aurais dû laisser la justice suivre son cours; je ne l'ai pas fait, peut-être ai-je eu tort; maintenant que j'envisage la question de sang-froid, tout en reconnaissant que vous avez raison de me demander des armes, qu'il est indispensable que vous en ayez pour votre sûreté personnelle d'abord, et ensuite afin de pourvoir à vos besoins, je redoute de vous en donner.
Don Estevan était assis auprès du chasseur: il jouait d'un air nonchalant avec le pistolet déchargé, semblant écouter fort attentivement ce que lui disait Balle-Franche.
—Pourquoi donc? répondit-il.
—Eh! Mais, pour une raison bien simple: je vous connais de longue date, vous ne l'ignorez pas don Estevan; je sais que vous n'êtes pas un homme à oublier une injure: je suis convaincu que si je vous rends vos armes, vous ne penserez plus qu'à la vengeance, voilà ce que je veux éviter.
—Et pour cela, s'écria le Mexicain avec un rire strident, vous ne voyez qu'un moyen, c'est de me laisser mourir de faim. Oh! Oh! Singulière philanthropie que la vôtre! compañero; vous avez une façon d'arranger les choses un peu bien brutale, pour un homme qui se pique d'honneur et de loyauté.
—Vous ne me comprenez pas, je ne veux pas vous donner des armes, il est vrai; mais je ne veux pas non plus laisser incomplet le service que je vous ai rendu.
—Hum! Et comment ferez-vous pour obtenir ce résultat? Je suis curieux de le savoir, fit don Estevan en ricanant.
—Je vous escorterai jusqu'aux frontières de la Prairie, vous gardant de tout danger pendant le voyage, vous défendant et chassant pour vous; cela est simple, je crois.
—Fort simple, en effet. Et, arrivé là-bas, moi j'achète des armes, et je reviens chercher ma vengeance.
—Non pas!
—Comment cela!
—Parce que vous allez me jurer à l'instant, sur votre honneur, d'oublier tout sentiment de haine envers vos ennemis et de ne jamais rentrer dans la Prairie.
—Et si je ne veux pas jurer?
—Alors c'est différent, je vous abandonne; et comme cela sera arrivé par votre faute, je me considérerai comme entièrement quitte envers vous.
—Oh! Oh! Mais en admettant que j'accepte les dures conditions que vous me posez, encore faut-il savoir comment nous voyagerons; la route est longue d'ici aux établissements, je ne suis guère en état de la faire à pied.
—C'est vrai, mais que cela ne vous inquiète point; j'ai laissé mon cheval dans un fourré à quelques pas d'ici près du Rubio; eh bien! Vous le monterez jusqu'à ce que je puisse m'en procurer un autre.
—Et vous?
—Moi, je suivrai à pied; nous autres chasseurs, nous sommes aussi bons piétons que cavaliers; voyons, décidez-vous.
—Eh! Mon Dieu, il faut bien faire ce que vous désirez.
—Oui, je crois que c'est le plus sûr pour vous; donc, vous consentez à faire le serment que je vous demande?
—Je ne vois pas le moyen de m'en tirer autrement. Mais, fit-il tout à coup, que se passe-t-il donc là dans ce taillis?
—Où cela? dit le chasseur.
—Là, reprit don Estevan, en étendant le bras dans la direction d'un épais massif de broussailles.
Le chasseur se retourna vivement vers l'endroit que lui désignait le Mexicain.
Celui-ci ne perdit pas de temps: saisissant par l'extrémité du canon le pistolet avec lequel il avait continué a jouer, il le leva rapidement, et déchargea un coup de la crosse sur le crâne du chasseur: ce coup fut porté avec tant de force et de précision, que Balle-Franche étendit les bras, ferma les yeux, et roula sur le sol en poussant un profond soupir.
Don Estevan le considéra un instant avec une expression de mépris et de haine satisfaite:
—Idiot! murmura-t-il en le poussant du pied, c'était avant de me sauver qu'il fallait me faire ces sottes conditions; mais à présent il est trop tard. Je suis libre, cuerpo de Cristo, et je me vengerai!
Après avoir prononcé ces paroles en lançant vers le ciel un regard de défi, il se baissa sur le chasseur, le dépouilla de ses armes sans la moindre pudeur, et l'abandonna, sans même songer à savoir s'il était mort ou seulement blessé.
—C'est toi, chien maudit reprit-il, qui mourras de faim ou seras dévoré par les bêtes fauves; quant à moi, maintenant, je ne crains plus rien, j'ai entre les mains les moyens d'accomplir ma vengeance!
Et le misérable quitta à grands pas la clairière pour chercher le cheval de Balle-Franche, dont il comptait faire sa monture.
XXII.
Le camp.
Les gambucinos atteignirent leur camp un peu avant le lever du soleil. Pendant leur absence, les quelques hommes laissés à la garde des retranchements n'avaient pas été inquiétés.
Don Mariano attendait le retour des Mexicains avec une vive impatience: aussitôt qu'il les aperçut, il alla au-devant d'eux.
Bon-Affût était sombre: la réception qu'il fit au gentilhomme, bien que cordiale, fut cependant assez sèche.
Le chasseur, quoiqu'il eût la conviction d'avoir accompli un devoir en condamnant don Estevan était triste cependant, en songeant à la responsabilité qu'il avait assumée sur lui dans cette affaire.
Autre chose est tuer un homme dans un combat, en défendant sa vie, au milieu de l'enivrement de la bataille, et juger et exécuter froidement un individu contre lequel on n'a aucun motif personnel de haine ou de colère.
Le vieux Canadien redoutait intérieurement les reproches de don Mariano; il connaissait trop bien le cœur humain pour ne pas savoir que le gentilhomme, dès qu'il envisagerait de sang-froid l'action qu'il avait excité les gambucinos à commettre, la détesterait, et maudirait ceux qu'il avait trouvés trop dociles à le servir.
Quelque grands que fussent les torts de don Estevan envers don Mariano, si criminelle que fût sa conduite, ce n'était pas à son frère à l'accuser, et surtout à requérir sa mort de ces hommes implacables chez lesquels tous sentiments de clémence sont éteints, par suite de la rude vie qu'ils sont contraints de mener.
Maintenant que plusieurs heures s'étaient écoulées depuis la condamnation de don Estevan, Bon-Affût, chez lequel la réflexion était arrivée, et lui avait permis d'envisager cette action sous un jour différent, en était venu à se demander tout bas s'il avait réellement le droit d'agir ainsi qu'il l'avait fait, et si ce qu'il prenait pour un acte de sévère et stricte justice n'était pas un assassinat et une vengeance déguisée: aussi s'attendait-il à ce que don Mariano, en le voyant, lui adressât des reproches et lui demandât compte de la vie de son frère.
Le chasseur se prépara à répondre aux questions que sans doute don Mariano allait lui faire; et, dès qu'il l'aperçut, son front, déjà assailli de tristes pensées, se rembrunit encore. Mais Bon-Affût s'était trompé: pas un reproche, pas une parole ayant trait au jugement ne sortirent des lèvres de don Mariano; aucune allusion, même détournée, ne vint faire soupçonner au chasseur que le gentilhomme avait l'intention d'attaquer ce sujet délicat.
Le Canadien respira, seulement à la dérobée pendant les quelques instants qu'ils marchèrent côte à côte pour rentrer au camp; il examina à plusieurs reprises le visage de don Mariano: le gentilhomme était pâle, triste, mais sa physionomie était calme et ses traits impassibles.
Le chasseur hocha la tête.
—Il roule quelques projets dans sa pensée, murmura-t-il à voix basse.
Dès que l'enceinte du camp fut franchie, que les barricades eurent été refermées sur les gambucinos, don Miguel après avoir placé les sentinelles aux retranchements, se tourna vers Bon-Affût et don Mariano:
—Le soleil se lèvera dans deux heures environ, leur dit-il; veuillez accepter mon hospitalité et me suivre sous ma tente.
Les deux hommes s'inclinèrent.
Don Miguel fit signe à ses porteurs de poser à terre le brancard sur lequel il était assis; il se leva, aidé par Bon-Affût, et, appuyé sur le bras du chasseur, il entra dans la tente, suivi par don Mariano.
Le rideau retomba derrière eux.
Les gambucinos, fatigués des courses de la nuit, s'étaient hâtés de desseller leurs chevaux, de leur donner la provende; puis, après avoir jeté quelques brassées de bois sec dans les feux, afin de raviver la flamme, ils s'étaient enveloppés dans leurs frazadas et leurs zarapés, et s'étaient étendus sur le sol, où ils n'avaient pas tardé à s'endormir. Dix minutes après le retour de la troupe, tous les aventuriers étaient plongés dans le plus profond sommeil; seuls, trois hommes veillaient encore: ces trois hommes étaient don Miguel, Bon-Affût et don Mariano, réunis sous la tente où ils avaient entre eux une conversation à laquelle nous ferons assister le lecteur.
L'intérieur de la tente sous laquelle don Miguel avait introduit ses deux compagnons était meublée de la façon la plus simple: dans un angle se trouvait le palanquin hermétiquement fermé; dans l'angle opposé, plusieurs fourrures étendues sur le sol marquaient la place d'un lit; quatre ou cinq crânes de bisons servaient de sièges; il était impossible de rencontrer rien d'aussi simple et de moins confortable que tout cela.
Don Miguel se jeta sur son lit, après avoir engagé d'un geste gracieux ses compagnons à s'assoir sur les crânes de bisons. Bon-Affût et don Mariano rapprochèrent leurs sièges de l'endroit où se tenait leur hôte, et s'assirent silencieusement.
Don Miguel prit alors la parole:
—Caballeros, dit-il, les faits qui se sont passés cette nuit, faits sur lesquels je ne reviendrai pas, ont besoin d'être clairement expliqués, surtout dans la prévision des complications probables qui en découleront dans les événements auxquels d'ici à peu de temps, je l'espère, nous serons appelés à prendre part; ce que j'ai à dire vous regarde, et vous intéresse particulièrement, don Mariano: c'est donc surtout à vous que je m'adresse. Quant à Bon-Affût, il sait à peu près à quoi s'en tenir sur ce que vous allez entendre: si je le prie d'assister à l'entretien que je désire avoir avec vous, c'est d'abord à cause de la vieille amitié qui nous a lié toujours, ensuite parce que ses avis nous seront d'un grand secours pour les résolutions ultérieures que nous aurons à prendre.
Don Mariano fixa l'aventurier d'une façon qui fit entendre à celui-ci qu'il ne comprenait absolument rien à ce long exorde.
—Ne vous souvenez-vous pas, señor don Mariano, fit alors le Canadien, que, avant de me rendre au camp pour vous amener don Miguel, je vous ai dit que vous ignoriez le plus intéressant de cette histoire que vous croyiez si bien savoir.
—En effet, je me le rappelle, bien qu'à ce moment je n'ai pas attaché à cette déclaration tout l'intérêt qu'elle méritait.
—Eh bien, si je ne me trompe, don Miguel va en quelques mots vous mettre au courant de ces affreuses machinations. Puis il ajouta, comme par réflexion: il est un homme que j'aurais désiré voir ici; il était important que lui aussi connût toute la vérité; mais depuis notre retour au camp je ne l'ai pas aperçu.
—De qui voulez-vous parler?
—De Balle-Franche, que j'avais chargé de vous accompagner jusqu'ici.
—Il m'a accompagné en effet; mais aux approches du camp, jugeant sans doute que je n'avais plus besoin de sa protection, il m'a quitté.
—Ne vous a-t-il pas dit dans quelle intention? reprit le chasseur, en regardant fixement le gentilhomme.
Don Mariano fut intérieurement troublé par cette interrogation; mais voulant laisser à Balle-Franche le soin d'expliquer son absence, et peu désireux d'avouer son désir de sauver son frère, il répondit avec une certaine hésitation qu'il ne put entièrement cacher:
—Non, il ne m'a rien dit; je croyais qu'il vous avait rejoint, je suis aussi étonné que vous de son absence.
Bon-Affût fronça imperceptiblement le sourcil.
—C'est étrange! fit-il. Du reste, ajouta-t-il, il ne tardera probablement pas à revenir, et alors nous saurons ce qu'il aura fait.
—Oui, maintenant, don Miguel, je suis à vos ordres; parlez, je vous écoute attentivement, reprit don Mariano, qui ne se souciait nullement de voir la conversation se continuer sur ce sujet.
—Donnez-moi mon vrai nom, don Mariano, répondit le jeune homme; ce nom vous inspirera peut-être quelque confiance en moi: je ne suis ni don Toribio Carvajal ni don Miguel Ortega, je me nomme don Leo de Torres.
—Leo de Torres! s'écria don Mariano en se levant avec stupéfaction, le fils de mon ami le plus cher!
—C'est moi répondit simplement le jeune homme.
—Mais non, cela n'est pas possible. Basilio de Torres est mort massacré avec toute sa famille par les Indiens Apaches sur les ruines fumantes de son hacienda prise d'assaut, il y a vingt ans de cela.
—Je suis le fils de don Basilio de Torres, reprit l'aventurier. Regardez-moi bien, don Mariano: est-ce que les traits de mon visage ne vous rappellent rien.
Le gentilhomme s'approcha, posa les mains sur les épaules de l'aventurier, et l'examina quelques secondes avec la plus profonde attention.
—C'est vrai, dit-il au bout d'un instant avec des larmes dans la voix, cette ressemblance est extraordinaire. Oui, oui, s'écria-t-il avec explosion, je vous reconnais maintenant!
—Oh! reprit le jeune homme avec un sourire, j'ai entre les mains des actes qui garantissent mon identité. Mais, fit-il, ce n'est plus de cela qu'il s'agit, revenons à ce que je voulais vous dire.
—Comment se fait-il que, depuis l'affreuse catastrophe qui vous a rendu orphelin, jamais je n'aie entendu parler de vous, moi le meilleur ami, presque le frère de votre père; j'aurais été si heureux de veiller sur vous.
Don Leo, auquel désormais nous restituerons son véritable nom, fronça le sourcil; son front fut sillonné de rides profondes; il répondit avec un accent triste et d'une voix tremblante:
—Merci, don Mariano, de l'amitié que vous me témoignez, croyez que j'en suis digne; mais, je vous en prie, laissez-moi conserver au fond de mon cœur le secret de mon silence; un jour peut-être, je l'espère, il me sera permis de parler, alors je vous dirai tout.
Don Mariano lui serra la main.
—Agissez à votre guise, lui dit-il d'une voix profondément émue; ne vous souvenez que d'une chose, c'est que vous avez retrouvé en moi le père que vous avez perdu.
Le jeune homme détourna la tête afin de cacher les larmes qu'il sentait lui venir aux yeux. Il y eut une pose assez longue: au dehors, le glapissement des coyotes rompait seul par intervalles le silence imposant du désert.
L'intérieur de la tente n'était éclairé que par une torche de bois d'ocote fichée en terre, dont la flamme tremblotante faisait jouer sur le visage des trois hommes des ombres et des lumières qui imprimaient à leur physionomie une expression étrange et fantastique.
—Le ciel commence à se rayer de larges bandes blanches, reprit don Leo; les chouettes et les hiboux cachés sous la feuillée saluent le retour du jour; le soleil va paraître; laissez-moi, en quelques mots, vous mettre au courant des faits que vous ignorez; car si j'en crois mes pressentiments, il nous faudra bientôt agir avec vigueur, afin de réparer le mal commis par don Estevan.
Les deux hommes s'inclinèrent affirmativement: don Leo continua:
—Certaines raisons qu'il est inutile de rapporter ici m'avaient, il y a quelques mois, conduit à Mexico; par suite de ces raisons, je menais une vie assez singulière, fréquentant des gens de la pire espèce, et me faufilant, lorsque l'occasion s'en présentait, dans les sociétés les plus ou les moins mêlées, suivant que vous comprendrez mes paroles. N'allez pas croire, par ce qui précède, que je me livrais à quelques opérations criminelles, vous commettriez une grave erreur: seulement, de même que bon nombre de nos compatriotes, je faisais certains commerces interlopes, peut-être vus d'un mauvais œil par les préposés du gouvernement, mais qui, pour cela, n'ont rien de fort répréhensibles en eux.
Bon-Affût et don Mariano échangèrent un regard: ils avaient compris ou cru comprendre.
Don Leo de Torres feignit de ne pas apercevoir ce regard.
—Un des lieux que je fréquentais le plus assidûment, dit-il, était la plaza Mayor; là, je visitais un evangelista, vieillard d'une cinquantaine d'années, doublé de juif et de lombard, qui, sous une apparence vénérable, cachait l'âme la plus vénale et le cœur le plus corrompu; ce coquin émérite, dans l'intérêt des mille commerces occultes auxquels il se livrait, et à cause de ses fonctions d'evangelista, connaissait à fond les secrets d'un nombre infini de familles et était au courant de toutes les infamies qui se commettent tous les jours dans cette immense capitale. Un jour que par hasard je me trouvais chez lui à l'oración, une jeune fille entra; cette jeune fille était belle, paraissait honnête; elle tremblait comme la feuille en mettant le pied dans l'antre du misérable; celui-ci lui fit son plus charmant sourire et lui demanda obséquieusement à quoi il pouvait lui servir: elle lança un regard timide autour d'elle et m'aperçut. Je ne sais pourquoi j'avais flairé un mystère; la tête sur la table, le front posé sur mes deux mains croisées, je feignais de dormir.—Cet homme? fit-elle en me désignant.—Oh! répondit l'evangelista, il est ivre de pulque; c'est un pauvre sous-officier sans importance; d'ailleurs, il dort.—Elle hésita; puis, semblant prendre tout à coup sa résolution, elle sortit un mince papier de sa poitrine.—Copiez cela, dit-elle à l'evangelista, je vous donnerai deux onces.—Le vieux coquin saisit le papier et le parcourut des yeux.—Mais ce n'est pas du castillan, cela, dit-il.—C'est du français, reprit-elle; que vous importe?—A moi, rien.—Il prépara son papier, ses plumes, et copia le billet sans plus d'observation; lorsque cela fut terminé, la jeune fille compara les deux billets, fit un sourire de satisfaction, déchira l'original, plia la copie en forme de lettre, dicta une adresse abrégée à l'evangelista; puis elle prit la lettre, la serra dans son corsage, et sortit après avoir payé le prix convenu que l'evangelista saisit avec joie, car il avait plus gagné en quelques minutes qu'il ne gagnait d'ordinaire en un mois. A peine la jeune fille eut-elle disparu, que je relevai la tête; mais l'evangelista me fit signe de reprendre ma première position: il avait entendu tourner la clef dans la serrure de la porte de sa bicoque; j'obéis, et bien m'en prit, car un homme entra presque aussitôt. Cet homme désirait évidemment ne pas être connu; il était embossé avec soin dans un large manteau; les ailes de son sombrero étaient rabattues sur ses yeux; il fit en entrant un geste de mécontentement.—Quel est cet homme? dit-il en me désignant.—Un pauvre diable, ivre, qui dort.—Une jeune fille sort d'ici.—C'est possible, répondit l'evangelista, mis sur ses gardes par cette question.—Pas de phrases ambigües, drôle, répondit l'étranger avec hauteur; je te connais et je te paye, ajouta-t-il en laissant tomber une lourde bourse sur la table; réponds. L'evangelista tressaillit; tous ses scrupules disparurent à la vue de l'or qui scintillait à travers les mailles de la bourse.—Une jeune fille sort d'ici, reprit l'inconnu.—Oui.—Que t'a-t-elle demandé?—De lui transcrire un billet écrit en français.—C'est bien, montre-moi ce billet.—Elle l'a plié en forme de lettre, a mis une adresse et l'a emporté.
—Je sais tout cela.—Alors?—Alors, repartit l'inconnu en ricanant, comme tu n'es pas un niais, tu as gardé une copie de ce billet, c'est cette copie que je veux voir. Je ne sais pourquoi la voix de cet homme m'avait frappé malgré moi; comme il me tournait à peu près le dos, j'en profitai pour faire à l'evangelista un signe qu'il comprit. —Je n'y ai pas songé, répondit-il. Il prit en disant ces mots une physionomie si naïvement niaise, que l'inconnu y fut trompé; il fit un geste de dépit.—Enfin, reprit-il, elle reviendra?—Je ne sais pas.—Je le sais, moi; chaque fois qu'elle viendra, tu conserveras une copie de ce qu'elle te fera écrire. C'est ici que doivent arriver les réponses de ces lettres?—Je l'ignore.—L'inconnu haussa les épaules. —Tu ne les remettras qu'après me les avoir montrées. A demain, et ne sois pas aussi sot qu'aujourd'hui, si tu veux que je me charge de ta fortune. L'evangelista grimaça un sourire. L'étranger se détourna pour sortir. Dans ce mouvement, un pan de son manteau s'accrocha après la table; les plis se dérangèrent et j'entrevis son visage; j'eus besoin de toute ma puissance sur moi-même pour ne pas pousser un cri en le reconnaissant: cet homme était don Estevan, votre frère. Il ramena son manteau sur son visage en étouffant une malédiction, et sortit. A peine fut-il dehors, que je me levai d'un bond; je verrouillai la porte, et me plaçant en face de l'evangelista:—A nous deux! lui dis-je. Il fit un geste de terreur; mon visage avait une expression terrible qui le fit reculer jusqu'au mur de sa bicoque en serrant la bourse qu'il venait de recevoir et que sans doute il supposait que je voulais lui voler.—Je suis un pauvre vieillard, me dit-il.—Où est la copie que tu as refusée à cet homme? répondis-je d'une voix brève. Il se baissa sur son pupitre, prit cette copie, et me la présenta sans dire un mot; je la lus en frémissant: j'avais compris.—Tiens, lui dis-je, en lui donnant une once, chaque fois tu me remettras le billet de la jeune fille, je te permets de le faire voir aussi à cet homme; seulement, retiens bien ceci: aucune des réponses écrites par l'individu qui sort d'ici ne doit être remise par toi à la jeune fille avant que je ne l'aie lue; je ne suis pas aussi riche que cet étranger, cependant je te payerai convenablement; tu me connais. Je n'ai plus qu'une chose à te dire: c'est que si tu me trahis, je te tuerai comme un chien. Je sortis. En refermant la porte, j'entendis l'evangelista murmurer a demi-voix:—¡Santa Virgen! Dans quel guêpier me suis-je fourré! Maintenant, voici la clef de ce mystère: la jeune fille que j'avais rencontrée chez l'evangelista était novice au couvent des Bernardines, où se trouvait votre fille; doña Laura, ne sachant à qui se fier, l'avait chargée de faire parvenir à don Francisco de Paulo Serrano...
—Mon beau-frère, son parrain! s'écria don Mariano.
—Celui-là même, continua don Leo; elle avait, dis-je, chargé doña Louisa, son amie, de faire parvenir au señor Serrano des billets dans lesquels elle lui révélait les machinations criminelles de son oncle, les persécutions auxquelles elle était en butte, en le suppliant, comme le meilleur ami de son père, de venir à son secours et de la prendre sous sa protection.
—Oh! Ma pauvre fille! murmura don Mariano.
—Don Estevan, reprit don Leo, par je ne sais quel moyen avait appris les intentions de votre fille; afin de bien connaître ses projets et le moment venu de pouvoir les renverser, il feignit de tout ignorer, laissa la jeune fille porter les lettres à l'evangelista, lisant les copies et faisant lui-même les réponses, par la raison toute simple que don Francisco ne recevait pas les lettres de votre fille, parce que don Estevan avait gagné son valet-de-chambre qui les lui rendaient toutes cachetées; cette habille perfidie aurait réussi sans nul doute si le hasard ou plutôt la Providence ne m'avait placé aussi à propos dans l'échoppe de l'evangelista.
—Oh! murmura don Mariano, cet homme était un monstre.
—Non, reprit don Leo; les circonstances l'obligèrent à aller beaucoup plus loin qu'il n'aurait peut-être voulu; rien ne prouve qu'il désirât la mort de votre fille.
—Que voulait-il donc alors?
—Votre fortune; en contraignant doña Laura à prendre le voile, il atteignait son but; malheureusement, comme cela arrive toujours lorsqu'on s'engage dans cette voie épineuse qui fatalement aboutit au crime, bien qu'il eût froidement calculé toutes les chances de réussite, il ne pouvait prévoir mon intervention dans l'exécution de ses projets, intervention qui devait le faire échouer et l'obliger à commettre un crime afin d'assurer leur réussite. Doña Laura, persuadée que la protection de don Francisco ne lui faillirait pas, suivait scrupuleusement les conseils que je lui faisais parvenir dans les billets que je lui écrivais au nom de l'ami auquel elle s'adressait; quant à moi, je me tenais prêt à agir aussitôt que le moment serait venu. Je n'entrerai dans aucuns détails à ce sujet. Doña Laura refusa, dans l'église même, de prononcer ses vœux: le scandale fut extrême; l'abbesse, furieuse, résolut d'en finir. La malheureuse jeune fille, endormie au moyen d'un puissant narcotique, fut toute vivante plongée au fond d'un in pace dans lequel elle devait mourir de faim.
—Oh! s'écrièrent les deux hommes en tressaillant d'horreur.
—Je vous répète, continua don Leo, que je ne crois pas don Estevan capable de cette barbarie; il en fut probablement le complice indirect, mais rien de plus: l'abbesse fut seule coupable. Don Estevan accepta les faits accomplis, il en profita, rien de plus; nous devons le supposer ainsi pour l'honneur de l'humanité; autrement cet homme serait un monstre. Averti le jour même de ce qui s'était passé au couvent, je réunis une troupe de bandits et d'aventuriers, puis, la nuit venue, je m'introduisis par ruse dans le couvent, et, le pistolet au poing, j'enlevai votre fille.
—Vous! s'écria don Mariano avec un mouvement de surprise mêlé de joie. Mon Dieu, mon Dieu! Ainsi elle est sauvée, elle est en sûreté?
—Oui, dans un endroit où moi-même, aidé par Bon-Affût, je l'ai cachée.
—Don Estevan ne l'y aurait jamais trouvée, fit le chasseur avec un sourire narquois.
Le gentilhomme était en proie à une agitation extrême.
—Où est-elle, s'écria-t-il; je veux la voir; dites-moi en quel lieu elle se trouve, ma pauvre et chère enfant!
—Vous comprenez, répondit le jeune homme, que je ne l'ai pas gardée auprès de moi; je savais que les espions de don Estevan et votre frère lui-même me poursuivaient et surveillaient toutes mes démarches. Après avoir mis doña Laura en sûreté, j'attirai sur mes traces toutes les poursuites. Voici comment: ce palanquin, dit-il en le désignant du doigt, ce palanquin, a jusqu'au presidio de Tubac, renfermé doña Laura. J'eus soins de la laisser apercevoir une fois ou deux: il n'en fallut pas davantage pour faire supposer qu'elle était toujours auprès de moi; grâce au soin que je prenais de tenir constamment ce palanquin hermétiquement fermé et de n'en laisser approcher personne, j'avais le projet d'entraîner vos ennemis à ma suite, et, arrivé dans le désert, de les punir; mes calculs ont été plus justes que ceux de don Estevan, car Dieu me secondait; maintenant que le criminel a été puni, que doña Laura n'a plus rien à craindre, je suis prêt à vous faire connaître sa retraite et à vous conduire vers elle.
—Oh! Mon Dieu! Vous êtes juste et bon, s'écria don Mariano avec une expression de joie ineffable; mon Dieu, soyez béni! Je vais revoir mon enfant! Elle est sauvée!
—Elle est perdue si vous ne vous hâtez pas! s'écria une voix sépulcrale.
Les trois hommes se retournèrent avec épouvante.
Balle-Franche, le visage pâle et ensanglanté, les habits déchirés et souillés de sang, se tenait droit et immobile à l'entrée de la tente dont il tenait le rideau soulevé.
XXIII.
L'Aigle-Volant.
Les Indiens, à cause de la vie qu'ils sont contraints de mener et de l'éducation qu'ils reçoivent, sont d'un caractère essentiellement défiant: habitués à se mettre constamment en garde contre tout ce qui les environne, à soupçonner les intentions en apparence les plus loyales, de cacher une trahison ou une perfidie, ils ont acquis une habileté peu commune pour deviner les projets des personnes avec lesquelles le hasard les met en rapport et déjouer les embûches tendues sous leurs pas par leurs ennemis.
Mahchsi-Karehde, nous l'avons dit déjà, était un guerrier expert, aussi sage au conseil que vaillant au combat, et qui, bien que très jeune encore, jouissait à juste titre d'une grande réputation dans sa tribu.
Aussitôt que Bon-Affût, au nom de la loi de Lynch, eut prononcé la sentence de don Estevan, il y eut une espèce de désordre parmi les chasseurs qui rompirent leurs rangs et commencèrent à causer et à discuter vivement entre eux, ainsi que cela arrive toujours en pareil cas. L'Aigle-Volant profita de ce que l'attention était portée ailleurs et que personne ne songeait à lui pour faire à l'Églantine, dont les yeux étaient incessamment fixés sur lui, un signe que la jeune femme comprit, et il se glissa silencieusement au milieu des buissons, où il disparut sans que nul ne s'occupât de son absence.
Après avoir marché pendant environ vingt minutes dans la forêt, se jugeant probablement assez éloigné, le chef s'arrêta, et se tourna vers sa femme qui ne l'avait pas quitté d'un pas.
—Laissons les visages pâles, dit-il, accomplir leur œuvre; l'Aigle-Volant est un guerrier comanche, il ne doit pas intervenir davantage entre eux.
—Le chef retourne dans son village? demanda timidement l'Églantine.
L'Indien sourit d'un air fin.
—Tout n'est pas fini encore, répondit-il, l'Aigle-Volant veillera sur ses amis.
La jeune femme baissa la tête, et voyant que l'Indien s'était assis, elle se prépara à allumer le feu du campement. Le chef l'arrêta d'un geste.
—L'Aigle-Volant ne veut pas être découvert, reprit-il; que ma sœur prenne place à ses côtés, et qu'elle attende; un ami est en péril à cette heure.
En ce moment il se fit, non loin de l'endroit où les deux peaux-rouges étaient arrêtés, un grand bruit de branches cassées et froissées dans le taillis.
L'Indien prêta attentivement l'oreille pendant quelques minutes, le corps penché vers le sol.
—L'Aigle-Volant revient, dit-il en se relevant.
—L'Églantine l'attendra, répondit la jeune femme en lui jetant un doux regard.
Le chef déposa auprès de sa compagne les armes qui auraient pu le gêner dans l'exécution du projet qu'il méditait; il ne garda que sa reata qu'il leva avec soin dans sa main droite, et se dirigea à pas de loup dans la direction du bruit qu'il avait entendu et qui de seconde en seconde se faisait plus fort.
A peine se fut-il avancé d'une vingtaine de pas en se frayant un chemin à travers les lianes entrelacées et les hautes herbes qui lui barraient le passage, qu'il aperçut, arrêté à dix mètres de lui environ, un magnifique cheval noir qui, les oreilles couchées en arrière, le cou allongé et les quatre pieds tendus, fixait sur lui ses grands yeux intelligents d'un air effaré en renâclant avec force, la bouche couverte d'écume et les naseaux sanglants.
—Ooah! murmura le chef en s'arrêtant tout court et admirant le superbe animal en connaisseur.
Il se rapprocha de quelques pas encore, en ayant soin de ne pas effaroucher davantage le cheval, qui suivait tous ses mouvements d'un œil inquiet; et à l'instant où il le vit bondir pour s'échapper, il fit siffler sa reata autour de sa tête et la lança avec tant d'adresse que le nœud coulant tomba sur les épaules du cheval; celui-ci essaya pendant trois ou quatre minutes de reprendre la liberté qui lui était si subitement ravie; mais bientôt, reconnaissant l'inutilité de ses efforts, il se résigna à accepter de nouveau l'esclavage, et laissa approcher l'Indien sans chercher à continuer plus longtemps la lutte. C'est avec raison que nous disons qu'il se résigna à accepter de nouveau l'esclavage, car cet animal n'était pas un cheval sauvage, mais bien le magnifique barbe de don Estevan, que celui-ci avait probablement perdu pendant le combat lorsqu'il avait été blessé. Les harnais du cheval étaient en partie brisés et déchirés par les ronces, mais cependant encore en état de servir.
Le chef, joyeux de la bonne aubaine que lui procurait le hasard, monta sur le cheval et retourna auprès de l'Églantine, qui, soumise et obéissante comme une véritable femme indienne, n'avait pas bougé depuis son départ.
—L'Aigle-Volant retournera dans son village monté sur un coursier digne d'un aussi grand chef, lui dit-elle en l'apercevant.
L'Indien sourit avec orgueil.
—Oui, répondit-il, les sachems seront fiers de lui.
Et avec ce naïf enfantillage qui s'allie si bien à la rudesse primitive de ces hommes de fer, il s'amusa à exécuter pendant quelques instants les passes, les voltes et les courbettes les plus difficiles, heureux de l'admiration effrayée de celle qu'il aimait et qui ne pouvait s'empêcher de trembler en le voyant manœuvrer aussi facilement ce magnifique animal. Le chef mit enfin pied à terre et vint, tout en conservant dans la main la bride du cheval, s'asseoir auprès de la jeune femme.
Ils demeurèrent ainsi assez longtemps côte à côte sans échanger une parole: l'Aigle-Volant paraissait réfléchir profondément. Ses yeux erraient çà et là dans les ténèbres, comme s'il eût voulu pénétrer et distinguer dans l'obscurité quelque objet lointain; il écoutait avidement les bruits de la solitude, en jouant machinalement avec son couteau à scalper.
—Les voilà! s'écria-t-il tout à coup en se relevant, comme poussé par un ressort.
L'Églantine le regarda avec étonnement.
—Ma sœur n'entend-elle pas? lui demanda-t-il.
—Oui, fit-elle après un instant, j'entends un bruit de chevaux dans les halliers.
—Ce sont les visages pâles qui regagnent leur camp.
—Allons-nous donc les suivre?
—L'Aigle-Volant ne quitte jamais sans raison le sentier tracé par ses mocassins; l'Églantine accompagnera le guerrier.
—Mon père en doute-t-il?
—Non; l'Églantine est une digne fille des Comanches; elle viendra sans murmurer. Un visage pâle, ami de Mahchsi-Karehde, est en danger en ce moment.
—Le chef le sauvera.
L'Indien sourit.
—Oui, dit-il; ou, si j'arrive trop tard pour cela, au moins je le vengerai, et son âme tressaillira de joie dans les Prairies bienheureuses en apprenant de son peuple que son ami ne l'a pas oublié.
—Je suis prête à suivre le chef.
—Partons donc alors, car il est temps.
L'Indien se mit en selle d'un bond: l'Églantine se prépara à le suivre à pied.
Les femmes indiennes ne montent jamais le cheval de guerre de leurs maris ou de leurs frères. Condamnées par les lois qui régissent leurs peuplades à demeurer constamment courbées sous un joug de fer, à être réduites à la plus complète abjection, et à s'occuper des travaux les plus durs et les pénibles, elles supportent tout sans se plaindre, persuadées qu'il en doit être ainsi, et que rien ne saurait les soustraire à l'implacable tyrannie qui pèse sur elles depuis leur naissance jusqu'à leur mort. En obligeant sa femme à le suivre à pied au milieu d'une forêt vierge par des chemins impraticables, rendus plus difficiles encore à cause des ténèbres, l'Aigle-Volant était convaincu qu'il ne faisait qu'une chose toute simple et toute naturelle; l'Églantine, de son côté, le comprit ainsi, car elle ne se permit pas la moindre observation.
Ils se mirent donc en route, tournant le dos à la rivière et s'avançant du côté de la clairière.
Dans quel but le chef retournait-il sur ses pas et reprenait-il le trajet qu'il avait accompli une heure auparavant afin de s'éloigner des gambucinos?
C'est ce que bientôt nous apprendrons probablement.
A une centaine de mètres de la clairière environ, ils entendirent le bruit d'un coup de feu.
L'Aigle-Volant s'arrêta.
—Ooah! murmura-t-il, que se passe-t-il donc? Me serais-je trompé?
Mettant immédiatement pied à terre, il donna son cheval à garder à sa femme, en lui ordonnant de le suivre à distance; et se glissant parmi les herbes, il s'avança en toute hâte vers la clairière, inquiet de ce coup de feu qu'il ne savait à quoi attribuer, car l'idée ne lui vint pas un seul instant que ce fût don Estevan qui l'eût tiré dans l'intention de se tuer; le chef était convaincu qu'un homme de ce caractère n'abandonnait jamais une partie, quelque désespérée qu'elle fût. Son appréciation n'était pas complètement fausse.
Persuadé de ce que nous avons dit plus haut, l'Aigle-Volant, redoutant un malheur dont il semblait avoir prévu la possibilité, se hâtait donc de gagner la clairière, afin d'éclaircir ses doutes, et tremblant de les voir se changer en certitude.
Arrivé sur la lisière de la clairière, il s'arrêta, écarta les branches avec précaution, et regarda. Les ténèbres étaient tellement épaisses, qu'il ne put rien distinguer; un silence funèbre régnait sur cette partie de la forêt. Soudain les buissons s'écartèrent, un homme, ou plutôt un démon, bondit comme un chacal, passa auprès de lui avec une vélocité extrême, et se perdit bientôt dans l'obscurité.
Un triste pressentiment serra le cœur du peau-rouge; il fit un mouvement pour se lancer à la poursuite de l'inconnu; mais se ravisant presqu'aussitôt.
—Voyons ici d'abord, murmura-t-il; cet homme je suis certain de le retrouver quand je le voudrai.
Il entra dans la clairière. Les feux abandonnés ne jetaient plus aucune lueur, tout était ombre et silence. Le chef marcha rapidement vers l'endroit où la fosse avait été creusée. Elle était vide, don Estevan avait disparu; sur le revers du talus, formé par les terres rejetées en dehors de la fosse, un homme étendu gisait sans mouvement.
L'Aigle-Volant se pencha sur lui et l'examina attentivement pendant quelques secondes.
—Je le savais! murmura-t-il en se redressant avec un sourire de dédain, cela devait arriver ainsi, les faces pâles sont de vieilles femmes bavardes, l'ingratitude est un vice blanc, la vengeance est une vertu rouge.
Le chef demeura pensif, les yeux fixés sur le blessé.
—Le sauverai-je? reprit-il enfin. A quoi bon? Ne vaut-il pas mieux laisser les coyotes se déchirer entre eux; les guerriers rouges se rient de leur fureur; celui-là ajouta-t-il, était cependant un des meilleurs entre ces faces pâles pillardes qui viennent nous relancer jusque dans nos derniers refuges! Bah! Que m'importe! Nos deux races sont ennemies; les bêtes fauves l'achèveront, à chacun sa proie.
Et il fit un geste pour s'éloigner. Soudain il sentit une main se poser sur son épaule, et une voix timide murmura doucement à son oreille:
—Ce visage pâle est l'ami de la tête grise qui a délivré l'Aigle-Volant; le sachem l'ignore-t-il?
Le chef tressaillit à cette question qui répondait si bien à ses pensées intérieures; car, tout en se parlant à lui-même et en cherchant à se prouver qu'il avait raison d'abandonner le blessé, l'Indien savait fort bien que l'action qu'il préméditait était répréhensible et que l'honneur exigeait qu'il secourût l'homme étendu à ses pieds.
—L'Églantine connaît ce chasseur? répondit-il évasivement.
—L'Églantine l'a vu il y a deux jours pour la première fois, lorsqu'il a sauvé si courageusement l'ami du chef.
—Ooah! murmura l'Indien, ma sœur dit vrai; ce guerrier est brave, son cœur est large, il est l'ami des peaux-rouges, l'Aigle-Volant est un chef renommé pour sa grandeur d'âme, il n'abandonnera pas le visage pâle aux hideux coyotes.
—Mahchsi-Karehde est le plus grand guerrier de sa nation, sa tête est pleine de sagesse, ce qu'il fait est bien.
L'Aigle-Volant sourit avec satisfaction à ce compliment de la jeune femme.
—Visitons les blessures de cet homme.
L'Églantine alluma une branche d'ocote dont elle se fit une torche; les deux Indiens se penchèrent sur le blessé toujours immobile, et à la flamme vacillante de la torche, ils l'examinèrent de nouveau et plus attentivement.
Balle-Franche n'avait qu'une blessure légère occasionnée par le pommeau du pistolet dont il avait été frappé; la force du coup, en amenant une abondante hémorragie, avait causé un étourdissement suivi d'une syncope; la plaie était assez étroite, peu profonde et placé à la partie supérieure du front entre les deux sourcils; évidemment, don Estevan avait essayé d'assommer le digne chasseur de la même façon que dans les Corridas de toros de México; les espadas expérimentés se plaisent parfois à tuer ainsi un taureaux, afin de faire briller leur adresse aux yeux de tous les spectateurs groupés anxieusement sur les gradins del acho. Son coup, bien que lancé d'une main ferme, avait été porté trop précipitamment, et n'avait pas été calculé assez sûrement pour être mortel; seulement, il est évident que si le chef indien ne l'avait pas secouru avant la fin de la nuit, le chasseur aurait été tout vivant dévoré par les bêtes fauves qui rôdaient aux environs en quête d'une proie.
Tous les Indiens, lorsqu'ils sont en voyage, portent sur eux, passé en bandoulière, un sac en parchemin qui a à peu près la forme d'une gibecière et qu'ils nomment sac à la médecine; ce sac contient les simples dont ces hommes primitifs se servent afin de guérir les blessures qu'ils reçoivent dans les combats, leurs instruments de chirurgie et les poudres destinées à couper les fièvres.
Après avoir examiné la blessure de Balle-Franche, le chef hocha la tête avec satisfaction, et il se mit immédiatement en devoir de la panser. Avec un instrument tranchant fait d'une pierre d'obsidienne aiguisée et coupant comme un rasoir, il commença d'abord, aidé par l'Églantine, par raser les cheveux autour de la plaie; ensuite il fouilla dans son sac à la médecine, en tira une poignée de feuilles d'oregano qu'il pila et pétrit avec soin, avec de l'eau-de-vie de Barcelone nommé refino. Nous ferons remarquer ici que, dans tous les médicaments indiens, l'eau-de-vie joue un grand rôle; il ajouta à ce mélange un peu d'eau et de sel, forma du tout une pâte assez compacte, et après avoir lavé la plaie à deux reprises avec de l'eau coupée de refino, il appliqua dessus cette espèce de cataplasme, en l'assujettissant avec des feuilles d'abanijo.
Ce remède si simple produisit un effet presque instantané: au bout de dix minutes au plus, le chasseur poussa un soupir, ouvrit les yeux, et se redressa en regardant de tous les côtés, comme un homme réveillé en sursaut d'un profond sommeil, et qui ne se rend pas encore bien compte des objets extérieurs.
Cependant Balle-Franche était un homme doué d'une organisation trop solide pour que cet état durât longtemps; bientôt il parvint à remettre de l'ordre dans ses idées, se souvint de ce qui s'était passé, et de la trahison dont il avait été la victime de la part de l'homme qu'il avait sauvé.
—Merci, peau-rouge, dit-il d'une voix faible encore, en tendant la main au chef.
Celui-ci la serra cordialement.
—Mon frère se sent mieux, répondit-il avec sollicitude.
—Je me sens aussi bien maintenant que si rien ne m'était arrivé.
—Ooah! Mon frère se vengera de son ennemi alors.
—Rapportez-vous-en à moi pour cela, le traître ne m'échappera pas, aussi vrai que mon nom est Balle-Franche, répondit énergiquement le chasseur.
—Bon! Mon frère tuera son ennemi, et il suspendra sa chevelure à l'entrée de son wigwam.
—Non, non, chef, cette vengeance peut convenir à un peau-rouge, mais ce n'est pas celle d'un homme de ma race et de ma couleur.
—Que fera donc mon frère?
Le chasseur sourit finement, puis au bout de quelques instants, il reprit la conversation, mais sans répondre à la demande de l'Indien.
—Depuis combien de temps me trouvé-je ici? dit-il.
—Une heure environ.
—Pas davantage?
—Non.
—Dieu soit loué! Mon assassin ne peut être loin encore.
—Och, une mauvaise conscience est un puissant aiguillon, observa sentencieusement l'Indien.
—C'est juste.
—Que veut faire mon frère?
—Je ne sais encore; la position est des plus délicates pour moi, reprit Balle-Franche d'un air pensif; poussé par mon cœur et le souvenir d'un service rendu il y a longtemps déjà, j'ai commis une action qui peut être interprétée de plusieurs façons différentes; je reconnais maintenant que j'ai eu tort; cependant je vous avoue, peau-rouge, que je ne me soucie nullement d'être en butte aux reproches de mes amis; il est dur pour un homme de mon âge, dont les cheveux sont blancs et qui devrait avoir de l'expérience, de s'entendre dire qu'il a agi comme un enfant, et qu'il n'est qu'un sot.
—Il vous faut pourtant prendre un parti.
—Je le sais bien; voilà justement ce qui me tourmente, d'autant plus qu'il est urgent que don Miguel et don Mariano soient avertis le plus tôt possible de ce qui est arrivé, afin de remédier aux suites de ma sottise.
—Écoutez, dit le chef, je comprends combien l'aveu qu'il vous faut faire vous répugne; il est excessivement pénible pour un vieillard de courber la tête sous des reproches, quelque mérités qu'ils soient.
—Eh bien?
—Si vous y consentez, je ferai moi, ce que vous avez tant de peine à vous résoudre à faire. Pendant que vous accompagnerez l'Églantine, j'irai trouver vos amis, les visages pâles; je leur rapporterai ce qui s'est passé, je les mettrai en garde contre leur ennemi, et vous, vous n'aurez rien à redouter de leur colère.
A cette proposition du chef indien, le rouge de l'indignation empourpra le visage du chasseur.
—Non, s'écria-t-il avec véhémence, je n'ajouterai pas une lâcheté à ma faute; je saurai subir les conséquences de mon action, tant pis pour moi; je vous remercie, chef; votre proposition part d'un bon cœur, mais je ne puis l'accepter.
—Mon frère est le maître.
—Hâtons-nous, s'écria le chasseur, nous n'avons perdu que trop de temps; Dieu sait quelles peuvent être les conséquences de mon action et les malheurs qui peut-être en découleront. S'il m'est impossible de les prévenir, il est de mon devoir de faire tout pour en amoindrir la portée; venez, chef, suivez-moi, rendons-nous au camp sans plus tarder.
En prononçant ces paroles, le chasseur se leva avec une impatience fébrile.
—Je suis sans armes, reprit-il, le misérable me les a enlevées.
—Que mon frère ne se chagrine pas pour cela, répondit l'Indien, il trouvera au camp les armes nécessaires.
—C'est vrai; allons retrouver mon cheval que j'ai laissé à quelques pas.
L'Indien l'arrêta.
—C'est inutile, dit-il.
—Comment cela?
—Cet homme s'en est emparé.
Le chasseur se frappa le front avec découragement.
—Que faire, murmura-t-il.
—Mon frère prendra mon cheval.
—Et vous, chef?
—J'en ai un autre,
—Ah! reprit Balle-Franche.
Sur un signe de l'Aigle-Volant, l'Églantine amena le cheval.
Les deux hommes se mirent en selle; le chef prit sa femme en croupe et se penchant sur le cou de leurs chevaux, ils s'élancèrent à toute bride dans la direction du camp des gambucinos, où ils arrivèrent au bout d'une heure environ sans nouvel accident.
XXIV.
Quiepaa-Tani.
Il nous faut maintenant revenir à deux des principaux personnages de cette histoire, que nous avons négligés trop longtemps; pour cela nous ferons quelques pas en arrière, et nous reprendrons notre récit au moment où Addick, suivi des deux jeunes filles que don Leo venait de lui confier, se dirigeait vers Quiepaa-Tani.
Un frisson de volupté inouïe parcourut le corps de l'Indien, dès qu'il se vit dans la plaine avec les jeunes filles, loin des regards inquisiteurs de don Leo et de ceux plus clairvoyants encore de Bon-Affût. Son œil pétillant de plaisir courait de doña Laura à doña Louisa, sans pouvoir s'arrêter plus sur l'une que sur l'autre. Toutes deux il les trouvait si belles, qu'il ne se rassasiait pas de les contempler avec la frénétique admiration qu'éprouvent les Indiens à la vue des femmes Espagnoles, qu'ils préfèrent infiniment à celles de leurs tribus.
Or, tout en faisant remarquer cette particularité au lecteur, nous devons ajouter que, de leur côté, les Espagnols recherchent avidement les bonnes grâces des Indiennes auxquelles ils trouvent d'irrésistibles attraits. Est-ce l'effet d'une sage combinaison de la Providence, qui veut accomplir la fusion des deux peuples d'une façon complète? Nul ne le sait; mais ce qu'on ne peut mettre en doute, c'est qu'il est peu d'Espagnols de l'Amérique du Sud qui n'aient quelques gouttes de sang indien dans les veines.
Le jeune chef indien, en possession de ses deux captives—car c'est ainsi qu'il les considéra aussitôt qu'elles furent placées sous sa garde—avait d'abord songé à les conduire au milieu de sa tribu, sauf à savoir plus tard sur laquelle il jetterait son dévolu; mais plusieurs raisons lui firent abandonner ce projet presque aussitôt qu'il l'eut conçu. D'abord, la distance à traverser pour gagner sa tribu était immense, il était peu probable qu'il parvînt à la franchir en compagnie de deux femmes frêles et délicates qui ne pourraient supporter les fatigues sans nombre d'un voyage dans le désert; d'un autre côté, la ville n'était qu'à deux milles au plus devant lui, la foule qui augmentait de plus en plus lui ôtait la liberté de ses mouvements, et les sombres silhouettes des deux chasseurs qui se détachaient en noir au sommet de la colline, l'avertissaient qu'au moindre mouvement suspect, il verrait se dresser devant lui deux ennemis formidables.
Faisant donc de nécessité vertu, il renferma au plus profond de son cœur les émotions qui l'agitaient, et résolut d'accomplir ostensiblement sa mission en entrant dans la ville; mais il se réservait de confier les jeunes filles à son frère de lait Chicuhcoatl—huit serpents[1]—Amantzin[2] de Quiepaa-Tani, qui, en sa qualité de grand-prêtre du temple du Soleil, avait la possibilité de les cacher à tous les yeux, jusqu'au jour où tous les obstacles étant levés, Addick serait libre d'agir à sa guise et de reprendre ses captives.
Les malheureuses jeunes filles séparées violemment des deux seuls amis qui leur restaient, étaient tombées dans un état de prostration qui leur ôtait la faculté de s'apercevoir des hésitations et des tergiversations du guide perfide entre les mains duquel elles se trouvaient. Livrées sans défense aux volontés d'un sauvage, qui pouvait, si l'envie lui en prenait, se porter à toutes les violences envers elles, bien qu'on leur eût garantit sa fidélité, elles savaient qu'elles n'avaient à attendre aucun secours humain. Force leur fut donc d'abandonner leur sort à Dieu, et de se résigner chrétiennement aux dures épreuves que sans doute elles auraient à subir pendant leur séjour au milieu des Indiens.
Les trois voyageurs mêlés à la foule toujours plus épaisse de ceux qui, comme eux, se dirigeaient vers la ville, ne tardèrent pas à atteindre les bords des fossés, suivis par les regards inquisiteurs de ceux qui les entouraient; car les Indiens n'avaient pas tardé à reconnaître les jeunes filles pour Espagnoles.
Addick, après avoir d'un regard ordonné la prudence à ses compagnes, prit l'air le plus insouciant qu'il lui fut possible d'affecter, quoique son cœur battît à lui briser la poitrine, et se présenta pour entrer.
Après avoir franchi le pont de bois, il arriva impassible en apparence devant la porte.
Alors une lance s'abattit devant les étrangers et leur barra le passage.
Un homme, qu'à son riche costume il était facile de reconnaître pour un chef influent de la cité, se leva de dessus une butaca sur laquelle il était nonchalamment assis, occupé à fumer son calumet, s'avança à pas mesurés, et s'arrêta en considérant attentivement le groupe formé par Addick et ses compagnes.
L'Indien, surpris et presque effrayé d'abord de cette démonstration hostile, se remit presque aussitôt. Un éclair de joie brilla dans son œil fauve, il se pencha vers la sentinelle, et murmura à son oreille quelques paroles d'une voix basse et indistincte.
Le peau-rouge releva immédiatement sa lance avec un geste respectueux, fit un pas en arrière, et leur livra passage.
Ils entrèrent.
Addick se dirigea d'un pas rapide vers le temple du Soleil, en se félicitant, à part lui, d'avoir échappé aussi facilement au danger qui, pendant quelques minutes, avait été suspendu au-dessus de sa tête.
Les jeunes filles le suivirent avec cette résignation du désespoir qui ressemble, à s'y méprendre, à de la docilité et à de la déférence, mais qui n'est, en réalité, que l'impossibilité reconnue de se soustraire au sort que l'on redoute.
Pendant que nos personnages traversent les rues de la ville pour se rendre à leur destination, nous décrirons en quelques mots Quiepaa-Tani, dont le lecteur ne connaît encore que l'extérieur.
Les rues étroites, tirées au cordeau et percées à angle droit, viennent aboutir à une place immense, située juste au centre de la ville, et qui porte le nom de Conaciuhtzin[3]. Il est probable que c'est dans le but d'être agréable au soleil que les Indiens ont imaginé cette place d'où rayonnent toutes les rues de la ville, car on ne peut se figurer une plus exacte représentation de l'astre qu'ils vénèrent que cette disposition mystérieusement et emblématiquement symétrique.
Quatre magnifiques Expan ou palais s'élèvent dans la direction des quatre points cardinaux; sur la face ouest, se trouve le grand temple nommé Amantzin-expan, entouré d'un nombre infini de colonnes ciselées d'or et d'argent.
L'aspect de cet édifice est des plus imposants; on arrive au seuil par un escalier de vingt marches faites chacune d'une seule pierre de dix mètres de long; les murs sont excessivement élevés, et le toit, comme celui des autres édifices, se termine en terrasse. Les Indiens, qui connaissent parfaitement le moyen de construire des voûtes souterraines, ignorent complètement l'art de lancer des dômes dans les airs. L'intérieur du temple est relativement d'une grande simplicité. De longues tapisseries brodées en plumes de mille couleurs, et représentant au moyen de l'écriture hiéroglyphique toute l'histoire de la religion indienne, couvrent les murailles. Au centre du temple est placé un teocali ou autel isolé, surmonté d'un soleil éclatant d'or et de pierreries s'appuyant sur la grande ayolte ou tortue sacrée. Par un artifice ingénieux, chaque matin les premiers rayons du soleil levant viennent frapper et font étinceler des feux les plus brillants cette splendide idole qui semble alors se vivifier et éclairer véritablement tout ce qui l'environne. Devant l'autel est placée la table des sacrifices, immense bloc de marbre ressemblant à un de ces menhirs druidiques si communs dans la vieille Armorique. C'est une sorte de table en pierre soutenue par quatre blocs de rocher. La table légèrement creusée au centre, est pourvue d'un conduit destiné à l'écoulement du sang des victimes. Disons vite que les sacrifices humains tendent chaque jour à se raréfier; nous sommes heureusement loin du temps où pour faire la dédicace d'un temple on immolait en un seul jour, à México, soixante mille victimes humaines; maintenant ces sacrifices n'ont lieu que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, et alors les victimes sont choisies seulement parmi les condamnés à mort. Au fond du temple est une enceinte fermée par d'épais rideaux et interdite au peuple. Ces rideaux cachent l'entrée d'un escalier qui conduit aux vastes souterrains s'étendant sous tout le temple, et dans lesquels les prêtres seuls ont le droit de descendre. C'est dans l'endroit le plus secret et le plus retiré de ces souterrains que brûle sans interruption le feu sacré de Moctecuzoma[4]. Le seuil du temple est jonché de feuilles et de fleurs renouvelées chaque matin.
Sur la face sud de la place s'élève le tanamitec ou palais du chef.
Ce palais, dont le nom traduit littéralement signifie endroit entouré de murailles, n'est qu'une suite de salles de réception et d'immenses cours qui servent aux guerriers chargés de la défense de la ville, pour leurs exercices militaires. Un corps de bâtiments séparé, et dans lequel les visiteurs ne sont pas admis, est affecté au logement de la famille du chef. Un autre corps de bâtiment sert d'arsenal et renferme toutes les armes de la ville, telles que les flèches, les sagaies, les lances, les arcs et les boucliers indiens depuis les temps les plus reculés, les sabres, les épées et les fusils européens, dont, après les avoir tant redoutés, les aborigènes sont parvenus à se servir aussi bien que nous, si ce n'est mieux.
La plus grande curiosité sans contredit que renferme cet arsenal est un petit canon ayant appartenu à Cortez, et que ce conquérant fut forcé d'abandonner sur la grande chaussée, lors de sa retraite précipitée de México pendant la noche triste. Ce canon est encore aujourd'hui, pour les Indiens, un objet de vénération et de crainte, tant les souvenirs de la conquête sont restés palpitants au fond de leurs cœurs après tant d'années et de vicissitudes de toutes sortes.
Sur cette même place s'élève le fameux Ciuatl-expan, ou palais des vestales. C'est là que, loin du regard des hommes, vivent et meurent les vierges du soleil. Nul homme, le grand-prêtre excepté, ne peut pénétrer dans l'intérieur de cet édifice réservé aux femmes vouées au soleil; une mort affreuse châtierait immédiatement l'audacieux qui tenterait de transgresser cette loi. La vie des vestales indiennes a beaucoup de points de ressemblance avec celle des religieuses qui peuplent les couvents européens. Elles sont cloîtrées, font vœu de chasteté perpétuelle, et s'engagent à ne jamais adresser la parole à un homme, à moins que cet homme ne soit leur père ou leur frère; et dans ce cas, ce n'est qu'à travers une grille et en présence d'une tierce personne qu'elles peuvent converser avec lui, en ayant bien soin de voiler leur visage.
Lorsque, dans les cérémonies, elles paraissent en public ou assistent aux fêtes religieuses dans le temple, elles sont complètement voilées. Une vestale convaincue d'avoir laissé voir son visage à un homme est condamnée à mort.
Dans l'intérieur de leur demeure, elles s'occupent à des travaux de femmes et se livrent avec ferveur à l'accomplissement des rites de leur religion. Les vœux sont volontaires: une jeune fille ne peut être admise à faire partie des vierges du soleil que lorsque le grand-prêtre a acquis la certitude que nul ne l'a forcée à prendre cette détermination, et qu'elle suit réellement sa vocation.
Enfin, le quatrième palais situé à l'est de la place est le plus splendide et en même temps le plus sombre de tous.
On le nomme Iztlacat-expan, ou palais des prophètes: il sert de demeure au Amanani et aux chalchiuh—prêtres.—On ne saurait exprimer l'aspect mystérieux, triste et froid de cette résidence, dont les fenêtres sont garnies d'un treillage de jonc qui obstrue, tant ses mailles sont serrées, presque tout l'éclat du jour. Un silence morne règne continuellement dans cette enceinte; mais parfois, au milieu de la nuit, lorsque tout repose dans la ville, les Indiens endormis se réveillent terrifiés par d'étranges clameurs qui semblent sortir du Iztlacat-expan.
Quelle est la vie des hommes qui l'habitent? A quoi passent-ils leur temps? Nul ne le sait! Malheur à l'imprudent qui, curieux de s'instruire sur ce point, chercherait à surprendre des secrets qu'il doit ignorer; la vengeance des prêtres offensés serait implacable.
Si le vœu de chasteté est imposé aux vestales, il n'en est pas de même à l'égard du grand-prêtre et de ses prêtres; cependant, nous devons faire observer qu'il en est bien peu qui se marient, tous s'abstiennent, au moins ostensiblement, d'entretenir des liaisons avec l'autre sexe. Le noviciat des prêtres dure dix ans, ce n'est qu'après l'expiration de ce laps de temps, et après avoir subi des épreuves sans nombre, que les novices prennent le titre de chalchiuh. Jusque là, ils peuvent revenir sur leur détermination et embrasser une autre carrière; mais ce cas est extrêmement rare. Il est vrai que, s'ils profitaient de la faculté que leur accorde la loi, ils seraient infailliblement assassinés par leurs confrères qui craindraient de voir une partie de leurs secrets dévoilés au vulgaire. Du reste, les prêtres sont fort respectés des Indiens dont ils savent se faire aimer; on peut dire qu'après le chef, le Amanani est l'homme le plus puissant de la tribu.
Chez ces peuples où la religion est un si formidable levier, il est à remarquer que le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel n'entrent jamais en lutte; chacun sait jusqu'où vont ses attributions et suit la ligne qui lui est tracée, sans chercher à empiéter sur les droits de l'autre. Grâce à cette intelligente diplomatie, prêtres et chefs marchent de concert et doublent leurs forces.
L'Européen habitué au tumulte, au bruit et au mouvement des villes de l'Ancien-Monde, dont les rues sont constamment encombrées de voitures de toutes sortes et de passants affairés qui se heurtent, se choquent et se bousculent à chaque pas, serait étrangement surpris à l'aspect de l'intérieur d'une ville indienne. Là, pas de bruyantes voies de communication, bordées de boutiques magnifiques offrant à la curiosité ou à la convoitise des acheteurs et des filous ces superbes et éblouissant spécimens de l'industrie européenne. Là, pas de voitures, ni même de charrettes; le silence n'est troublé que par le pas de rares passants qui se hâtent de regagner leur demeure, et qui marchent avec la gravité empesée des savants ou des magistrats de tous pays.
Les maisons, qui toutes sont fermées hermétiquement, ne laissent au dehors transpirer aucun des bruits du dedans. La vie indienne est concentrée dans la famille; murée pour l'étranger, les mœurs sont patriarcales, et la voie publique ne devient jamais, ainsi que cela arrive trop souvent chez nous autres peuples civilisés, le théâtre honteux des disputes, des luttes ou des rixes des citoyens.
Les marchands se réunissent dans d'immenses bazars, où, jusqu'à midi, ils débitent leurs marchandises, c'est-à-dire leurs fruits, leurs légumes et leurs quartiers de viande; car tout autre commerce est inconnu chez les Indiens, chaque famille tissant et confectionnant elle-même ses vêtements et les objets, meubles ou ustensiles de ménages qui lui sont nécessaires; puis, lorsque le soleil est arrivé à la moitié de sa course, les bazars se ferment et les Indiens marchands, qui tous habitent la campagne, sortent de la ville pour n'y rentrer que le lendemain avec des denrées fraîches. Chacun fait sa provision pour la journée.
Chez les Indiens, les hommes ne travaillent jamais, ce sont les femmes qui, seules, sont chargées des achats, des soins du ménage et de la préparation de tout ce qui est indispensable à l'existence. Les hommes, trop fiers pour s'astreindre aux travaux d'intérieur, chassent ou font la guerre.
Le payement de ce que l'on vend ou de ce que l'on achète ne se fait pas, comme en Europe, au moyen d'espèces sonnantes qui, en général, ne sont connues ou acceptées que par les Indiens du littoral qui trafiquent avec les blancs, mais bien au moyen du libre échange qui se pratique chez toutes les tribus qui habitent l'intérieur des terres. Le moyen est des plus simples. L'acheteur troque un objet quelconque contre celui qu'il veut acquérir, et tout est dit.
Or, maintenant que nous avons fait connaître Quiepaa-Tani au lecteur, terminons ce chapitre en disant que Addick et ses compagnes, après avoir pendant assez longtemps erré à travers les rues désertes de la ville, étaient arrivés au Iztlacat-expan.
Le chef indien avait, selon ses désirs, trouvé dans le Amanani un complaisant auxiliaire, qui lui avait promis sur sa tête de veiller, avec une scrupuleuse attention, sur les prisonnières qu'il se chargeait de garder en dépôt.
Il est bon d'ajouter que Addick avait appris au grand-prêtre que celles qu'il lui confiait étaient filles d'un des plus puissants gentilshommes du Mexique, et qu'afin d'obliger celui-ci à accorder sa protection aux Indiens, il était résolu à prendre une d'elles pour épouse; seulement, comme les deux filles lui plaisaient également, et que pour cette raison il lui avait été impossible jusqu'à ce moment de faire un choix entre elles, il s'abstint prudemment de désigner celle qu'il préférait; il ajouta, afin de conquérir complètement les bonnes grâces de l'homme qu'il prenait pour complice, et dont l'avarice sordide lui était connue de longue date, qu'un magnifique présent le récompenserait largement de la tutelle qu'il le priait d'accepter.
Tranquille désormais sur le sort des jeunes filles, et la première partie du plan qu'il avait formé ayant complètement réussi, Addick se mit en mesure de faire réussir de même la seconde; il prit en conséquence assez lestement congé de celles qu'il avait juré de protéger et qu'il trahissait indignement, et remontant à cheval, il sortit de la ville et se dirigea en toute hâte vers le gué del Rubio où il savait rencontrer don Leo.
[1] De Chicuey huit, coalt serpent.
[2] D'Amanani devin.
[3] Place du soleil.
[4] Voir Le Chercheur de pistes, 1 vol. in-12. Amyot, éditeur.
XXV.
Un trio de coquins.
Laissons Addick tout à ses plans de trahison s'éloigner au galop de Quiepaa-Tani, et occupons-nous un peu des deux jeunes filles qu'il avait, avant son départ, confiées au Amanani.
Celui-ci les avait enfermées dans le Ciuatl-expan, habité par les vierges du soleil.
Bien que prisonnières, elles étaient traitées avec les plus grands égards, d'après l'ordre qu'en avait donné Addick, et elles auraient peut-être supporté les ennuis de leur injuste captivité avec patience, si une inquiétude profonde sur le sort qui leur était réservé et une tristesse invincible, résultant des événements dont elles avaient été victimes et des circonstances terribles qui les avaient amenées au point où elles se trouvaient, en les séparant brusquement de leur dernier défenseur, ne s'étaient emparées d'elles.
Ce fut alors que se dessina nettement la différence de caractères des deux amies.
Doña Laura, habituée aux hommages empressés des brillants cavaliers qui fréquentaient la maison de son père et aux jouissances de la vie molle et luxueuse, qui est celle de toutes les riches familles mexicaines, souffrit en se sentant privée brutalement des joies et des caresses dont son enfance avait été entourée; oubliant les tortures du couvent pour ne se souvenir que des joies de la maison paternelle, et incapable de résister au chagrin qui la dévorait, elle tomba dans un état de découragement et de torpeur qu'elle n'essaya pas même de combattre.
Doña Luisa, au contraire, qui trouvait dans sa nouvelle condition peu de changement avec son état de novice, tout en déplorant le coup qui la frappait, le subit avec courage et résignation; son âme fortement trempée accepta l'infortune comme la conséquence de son dévouement à son amie.
A son insu peut-être, depuis quelque temps un autre sentiment s'était glissé dans le cœur de la jeune fille, sentiment qu'elle ne cherchait pas à s'expliquer, de la force duquel elle ne se rendait pas bien compte, mais qui doublait son courage et lui faisait espérer une délivrance, sinon prompte, du moins possible, exécutée par l'homme qui déjà avait tout risqué pour son amie et pour elle, et ne les abandonnerait pas dans les nouvelles tribulations dont elles avaient été assaillies par suite de l'odieuse trahison de leur guide.
Lorsque les deux amies s'entretenaient ensemble de quelque probabilité de délivrance, Laura n'osait prononcer le nom de don Miguel, et par une retenue dont la raison est facile à deviner, elle feignait de se reposer sur le nom et la puissance de son père; plus franche, Luisa se contentait de répondre que la bravoure et le dévouement que don Miguel leur avait témoignés lui étaient un sûr garant que celui qui, déjà une fois les avait sauvées, ne tarderait pas à venir à leur secours.
Laura, que sa compagne n'avait pas jugé à propos de mettre au courant des obligations sans nombre qu'elle avait au jeune homme, ne comprenait pas le rapport qui pouvait exister entre lui et l'avenir, et elle interrogeait Luisa. Mais celle-ci restait muette à ce sujet ou éludait la question.
—En vérité, mon amie, lui disait Laura, tu parles sans cesse de don Miguel; certes nous lui devons une grande reconnaissance pour le service qu'il nous a rendu; mais maintenant son rôle est à peu près fini; mon père, averti par lui de la position où nous nous trouvons, viendra avant peu nous délivrer.
—Querida de mi corazón[1], lui répondait Luisa en hochant la tête, qui sait où est ton père en ce moment; moi j'espère dans le secours de don Miguel, parce que lui seul nous a sauvées de son propre mouvement, sans espoir de récompense d'aucune sorte, qu'il est trop loyal et trop homme de cœur pour ne pas terminer une entreprise qu'il a si bien commencée.
Cette dernière phrase fut dite par la jeune fille avec tant de conviction, que Laura en demeura surprise et leva les yeux sur son amie qui se sentit instinctivement rougir sous le poids de ce regard investigateur.
Laura n'ajouta rien, mais elle se demanda en elle-même quelle pouvait être la nature du sentiment qui poussait son amie à prendre la défense d'un homme qu'elle n'attaquait pas et auquel elle, Luisa, n'avait que de médiocres obligations et qu'elle connaissait à peine.
Depuis ce jour, comme par un accord tacite, il ne fut plus parlé de don Miguel, son nom ne fut plus prononcé entre les jeunes filles.
Il est un fait étrange et qui pourtant est d'une vérité incontestable, c'est que, de quelque pays qu'ils soient et à quelque religion qu'ils appartiennent, les prêtres sont continuellement dévorés du désir de faire des prosélytes quand même. Le Amanani de Quiepaa-Tani ressemblait en cela à tous ses confrères. Il n'avait garde de laisser échapper l'occasion qui semblait se présenter à lui de convertir les deux Espagnoles à la religion du Soleil. Doué d'une haute intelligence, foncièrement convaincu de l'excellence du principe religieux qu'il professait, de plus ennemi acharné des Espagnols, il conçut le projet, dès qu'il fut chargé par Addick de veiller sur les jeunes filles, d'en faire des prêtresses du Soleil. En Amérique, il ne manque pas d'exemples de conversions de cette nature, ce qu'elles peuvent avoir de monstrueux pour nous n'a rien qui ne paraisse tout naturel en ce pays.
Le Amanani dressa ses batteries en conséquence. Les jeunes filles ne parlaient pas l'indien; lui, de son côté, ne savait pas un mot d'espagnol; mais cette difficulté énorme en apparence fut vite tournée par le grand-prêtre. Il se trouvait allié à un guerrier renommé appelé Atoyac, celui-là même qui faisait sentinelle à la porte de la ville lors de l'arrivée de Addick. Cet homme avait épousé une Indienne mansa—civilisée—qui, élevée non loin de Monterey, parlait la langue espagnole assez pour se faire comprendre. C'était une femme d'une trentaine d'années environ, bien qu'elle en parût au moins cinquante. Dans ces régions où la croissance est si prompte, une femme se marie ordinairement à douze ou treize ans. Continuellement astreinte aux durs travaux qui dans d'autres pays sont le partage des hommes, leur fraîcheur disparaît bientôt, arrivées à vingt-cinq ans, elles sont atteintes d'une décrépitude précoce qui, dix ans plus tard, fait des êtres repoussants et hideux de femmes qui dans leur jeunesse étaient en général douées d'une grande beauté et de grâces exquises dont bien des Européennes seraient jalouses à juste titre.
La femme de Atoyac se nommait Huitlotl ou le Pigeon: c'était une douce et simple créature qui, ayant beaucoup souffert elle-même, était instinctivement portée à compatir aux douleurs des autres. Or, malgré la loi qui défendait l'introduction des étrangers dans le palais des vierges du Soleil, le grand-prêtre prit sur lui de laisser parvenir le Pigeon auprès des jeunes filles.
Il faut avoir été prisonnier soi-même au milieu d'individus dont on ne comprend pas le langage pour se représenter la satisfaction que durent éprouver les captives en recevant enfin la visite de quelqu'un qui pouvait causer avec elles et les aider à vaincre l'ennui dans lequel elles passaient tout leur temps. L'Indienne fut donc accueillie comme une amie, et sa présence comme une distraction des plus agréables.
Mais, dès la seconde entrevue, les Espagnoles devinèrent dans quel but intéressé ces visites étaient permises, et alors une véritable tyrannie succéda aux courtes et joyeuses conversations des premiers jours. Ce fut pour les jeunes filles un supplice permanent. Espagnoles et attachées à la religion de leurs pères, elles ne pouvaient à aucun prix répondre aux espérances du grand-prêtre, cependant la bonne Indienne, incapable de jouer ce rôle de mensonges et de fourberies auquel on la condamnait, ne leur avait pas caché que, malgré les paroles mielleuses et les manières insinuantes du Amanani, elles devaient s'attendre à souffrir les plus affreux tourments si elles refusaient de se consacrer au culte du Soleil. La perspective était loin d'être rassurante.
Les jeunes filles savaient les Indiens capables de mettre sans le moindre remords leurs odieuses menaces à exécution; aussi, tout en se promettant intérieurement de rester inébranlable dans la foi de leurs pères, les pauvres enfants étaient-elles dévorées de mortelles inquiétudes.
Le temps s'écoulait, le grand-prêtre commençait à s'impatienter de la lenteur de la conversion. Le peu d'espoir que les deux jeunes filles avaient conservé de se soustraire au sacrifice que l'on exigeait d'elles les abandonnait peu à peu.
Cette douloureuse situation, qui s'aggravait encore par l'absence de toute nouvelle du dehors, finit par déterminer chez elles une maladie dont les progrès furent si rapides, que le grand-prêtre jugea prudent de suspendre l'exécution de son ardent projet de prosélytisme.
Laissons pour quelques instants les malheureuses prisonnières se féliciter presque de l'altération survenue à leur santé, et qui pour quelque temps au moins les affranchit des odieuses obsessions dont elles sont l'objet, et reprenons le fil des événements qui survinrent aux autres personnages qui figurent dans cette histoire.
Aussitôt que don Estevan s'était vu libre, il avait enfoncé les éperons dans les flancs du cheval de Balle-Franche, et avait commencé à travers la forêt une course furieuse, dont le but évident était de s'éloigner au plus vite de la clairière qui avait failli lui devenir si épouvantablement fatale.
En proie à une terreur folle que chaque minute qui s'écoulait décuplait encore, le malheureux galopait à l'aventure, sans but et sans pensée, ne suivant aucune direction, mais fuyant tout droit devant lui, poursuivi par le fantôme hideux de la mort qui, pendant une heure longue comme un siècle, s'était penchée sur son épaule et avait déjà tendu son bras de squelette pour le saisir, lorsqu'un hasard miraculeux lui avait tout à coup, à la dernière et suprême minute de son agonie, envoyé un libérateur.
Don Estevan, au fur et à mesure que la lucidité rentrait dans son cerveau, que le calme renaissait dans sa pensée, redevenait l'homme qu'il avait toujours été, c'est-à-dire le scélérat implacable si justement condamné et exécuté par la loi de Lynch. Au lieu de reconnaître dans sa délivrance le doigt tout-puissant de la Providence qui voulait ainsi lui entrouvrir les voies du repentir, il ne vit qu'un fait matériellement accidentel et n'eut plus qu'une pensée, celle de se venger des hommes qui l'avaient abattu et lui avaient posé le pied sur la poitrine.
Combien d'heures galopa-t-il ainsi dans les ténèbres, roulant dans sa tête des projets de vengeance et jetant au ciel d'ironiques regards de défi, nul ne saurait le dire. La nuit tout entière s'écoula dans cette course furibonde, le lever du soleil le surprit à une longue distance du lieu où il avait subi sa sentence.
Il s'arrêta un instant afin de remettre un peu d'ordre dans ses idées et de jeter un regard autour de lui.
Les arbres assez clairsemés à l'endroit où il se trouvait, laissaient découvrir entre leurs troncs éloignés les uns des autres, à peu de distance en avant, une campagne nue terminée au loin par de hautes montagnes dont les cimes bleuâtres se confondaient à l'horizon avec le ciel; une rivière assez large coulait silencieuse entre deux rives escarpées et dénuées de végétation.
Don Estevan poussa un soupir de soulagement; en supposant, ce qui n'était guère probable, que quelqu'un se fût mis à sa poursuite, la rapidité de sa course et les innombrables crochets qu'il avait faits avaient dû complètement dérober ses traces. Il s'avança au petit pas jusqu'à la lisière de la forêt résolu à s'arrêter une heure ou deux afin de laisser reposer son cheval haletant, et de prendre lui-même un repos indispensable après tant de fatigues et d'angoisses.
Dès qu'il eut atteint les premiers arbres du couvert, il s'arrêta de nouveau, s'assura par un regard circulaire que nul être humain n'apparaissait aux environs, et, rassuré par le calme et le silence qui régnaient autour de lui, il mit pied à terre, dessella son cheval qu'il entrava de façon à ce que, sans s'éloigner, il put chercher sa nourriture, et, s'étendant sur le sol, il se mit à réfléchir.
Sa position était loin d'être agréable: il se trouvait seul, presque sans armes, dans un pays inconnu, contraint de fuir les hommes de sa couleur, obligé de ne compter que sur lui-même pour faire face à tous les événements qui surviendraient et aux dangers qui l'environnaient de toutes parts.
Certes, un homme plus résolu que ne l'était don Estevan et doué par la nature d'une organisation plus fortement trempée que celle qu'il possédait, se serait, à sa place, trouvé fort empêché et se serait laissé aller, sinon au désespoir, du moins au découragement. Le Mexicain, vaincu par les atroces émotions et les fatigues inouïes qu'il avait endurées pendant la nuit fatale qui venait de s'écouler, tomba malgré lui dans un état de prostration et d'insensibilité tels, que peu à peu les objets extérieurs disparurent pour ainsi dire à ses yeux, et il n'exista plus que par la pensée, ce phare toujours brillant dans le cerveau humain et que Dieu, dans sa bonté infini, y fait luire dans les plus épaisses ténèbres, afin de rendre à la créature, dans les situations extrêmes, le sentiment de sa force et la volonté de la lutte.
Depuis longtemps déjà don Estevan était assis, le coude sur le genou, la tête dans la main, regardant sans voir, écoutant sans entendre, lorsque tout à coup il tressaillit et se redressa brusquement.
Une main s'était posée doucement sur son épaule.
Si léger qu'eût été cet attouchement, il avait suffi pour réveiller le Mexicain et le rendre au sentiment de sa situation présente.
Il regarda.
Deux hommes, deux Indiens étaient près de lui.
Ces Indiens étaient Addick et le Loup-Rouge.
Un éclair de joie brilla dans l'œil de don Estevan: ces deux hommes, il le pressentait, étaient pour lui deux alliés. Il les désirait sans espérer de les rencontrer jamais.
En effet, dans le désert, peut-on être certain de trouver ceux que l'on cherche? Addick fixait sur lui un regard sardonique.
—Och! dit-il, mon frère pâle dort les yeux ouverts; sa fatigue est grande à ce qu'il paraît.
—Oui, répondit don Estevan.
Il y eut un instant de silence.
—Je n'espérais pas retrouver aussitôt mon frère et surtout dans une position aussi agréable, reprit l'Indien.
—Ah! fit encore don Estevan.
—Oui, aidé par mon frère le Loup-Rouge et ses guerriers, je m'étais mis en marche afin de porter, s'il était possible, secours au visage pâle.
Le Mexicain le regarda d'un air soupçonneux.
—Merci, dit-il enfin avec une mordante ironie, je n'ai eu besoin du secours de personne.
—Tant mieux, cela ne m'étonne pas; mon frère est un grand guerrier dans sa nation; mais peut-être ce secours qui lui a été inutile jusqu'à présent lui servira-t-il plus tard.
—Écoutez, peau-rouge, fit don Estevan, croyez-moi, ne luttons pas de finesse, soyons francs l'un vis-à-vis de l'autre; vous savez de mes affaires beaucoup plus que je n'aurais voulu vous en laisser deviner; comment l'avez-vous appris, peu m'importe; seulement, si je vous connais bien, vous avez une proposition à me faire, proposition que sans doute, d'après la position dans laquelle je me trouve, vous pensez que j'accepterai; faites donc cette proposition clairement, nettement, ainsi qu'un homme doit le faire, et finissons-en, au lieu de perdre un temps précieux en vains discours et en circonlocutions inutiles.
Addick sourit sournoisement.
—Mon frère parle bien, dit-il d'un ton mielleux, sa sagesse est grande; je serai franc avec lui; il a besoin de moi, je veux le servir.
—¡Voto a brios! Voilà qui est parler en homme; ceci me plaît; continuez, chef, si la fin de votre discours ressemble au commencement, je ne doute pas que nous nous entendions.
—Ooah! J'en suis convaincu; mais, avant de nous asseoir au foyer du conseil, mon frère a besoin de reprendre ses forces affaiblies par un long jeûne et de grandes fatigues. Les guerriers du Loup-Rouge sont campés ici près sous le couvert; que mon frère me suive; lorsqu'il aura pris un peu de nourriture, nous terminerons notre affaire.
—Soit, marchez, je vous suis, répondit don Estevan.
Les trois hommes s'éloignèrent alors dans la direction du camp des peaux-rouges, établi en effet à une centaine de pas au plus de l'endroit qu'ils venaient de quitter.
Les Indiens, mieux que tout autre peuple, les Arabes exceptés, entendent les lois de l'hospitalité, cette vertu des races nomades ignorée dans les villes où elle est, à la honte des peuples civilisés, remplacée par un froid égoïsme et une méfiance honteuse.
Don Estevan fut traité par les Indiens aussi bien qu'il leur fut possible de le faire. Après qu'il eut bu et mangé autant que l'exigeaient ses besoins, Addick reprit la parole:
—Mon frère pâle veut-il m'entendre à présent? dit-il; ses oreilles sont-elles ouvertes?
—Mes oreilles sont ouvertes, chef, je vous écoute avec toute l'attention dont je suis capable.
—Mon frère veut se venger de ses ennemis?
—Oui, s'écria don Estevan avec violence.
—Mais ces ennemis sont forts, ils sont nombreux; déjà mon frère a succombé dans la lutte qu'il a voulu soutenir contre eux; un homme, quand il est seul, est plus faible qu'un enfant.
—C'est vrai, murmura le Mexicain.
—Si mon frère consent à accorder au Loup-Rouge et à Addick ce qu'ils lui demanderont, les chefs rouges aideront mon frère dans sa vengeance et s'engagent à la faire réussir.
Une rougeur fébrile empourpra le visage de don Estevan: un mouvement convulsif agita ses membres.
—¡Voto a brios! murmura-t-il d'une voix sombre: quelle que soit la condition que vous me posiez, je l'accepte, si vous me servez comme vous me le dites.
—Que mon frère ne s'engage pas légèrement, reprit en ricanant l'Indien: cette condition, il ne la connaît pas encore; peut-être regretterait-il de s'être trop avancé.
—Je vous répète, répondit fermement don Estevan, que je souscris à cette condition, quelle qu'elle soit; faites-la moi donc connaître sans plus tarder.
Le cauteleux Indien hésita ou parut hésiter trois ou quatre minutes qui durèrent un siècle pour le Mexicain; enfin, il reprit d'une voix perfidement doucereuse:
—Je sais où sont les deux jeunes filles pâles que mon frère cherche vainement.
Don Estevan, à cette parole, bondit comme s'il avait été soudainement piqué par un serpent.
—Vous le savez! s'écria-t-il en lui serrant le bras avec force et en le regardant fixement.
—Je le sais, répondit Addick, toujours impassible.
—Ce n'est pas possible.
L'Indien sourit avec mépris.
—C'est sous ma garde, dit-il, guidées par moi, qu'elles ont été conduites où elles se trouvent maintenant.
—Et vous pouvez m'y conduire?
—Je le puis.
—A l'instant?
—Oui, si vous acceptez mes conditions.
—C'est vrai, dites-les donc.
—Que préfère mon frère: ces jeunes filles ou la vengeance?
—La vengeance!
—Bon, les jeunes filles pâles demeureront où elles sont; Addick et le Loup-Rouge sont seuls, leurs callis sont solitaires, ils ont besoin chacun d'une femme; les guerriers chassent; les ciuatl préparent la nourriture et soignent les papous. Mon frère me comprend-il?
Ces paroles furent prononcées avec une si étrange accentuation que, malgré lui, le Mexicain frissonna; mais se remettant presque aussitôt:
—Et si j'accepte? dit-il.
—Le Loup-Rouge a deux cents guerriers: ils sont à la disposition de mon frère pour l'aider à accomplir sa vengeance.
Don Estevan laissa tomber sa tête dans ses mains: pendant plusieurs minutes, il demeura immobile; cet homme, qui, de sang-froid, avait résolu la mort de sa nièce, hésita à l'odieuse proposition qui lui était faite; cette condition lui semblait plus horrible que la mort.
Les Indiens attendirent, témoins impassibles en apparence du combat qui se livrait dans le cœur de l'homme qu'ils voulaient séduire; ils assistaient à cette lutte des bons et des mauvais penchants, calculant froidement dans leur for intérieur les chances de réussite que leur offraient les mauvais instincts du misérable qu'ils tenaient palpitant sous leur regard. Du reste, la lutte ne fut pas longue: don Estevan releva la tête, et, la voix calme, le visage froid et sans traces d'émotion d'aucune sorte:
—Eh bien, soit, dit-il, le sort en est jeté; j'accepte, je tiendrai ma parole; mais d'abord tenez la vôtre.
—Nous la tiendrons, répondirent les Indiens.
—Avant le huitième soleil, ajouta Addick, les ennemis de mon frère seront en sa puissance; il en disposera comme bon lui semblera.
—Et maintenant que dois-je faire? reprit don Estevan.
—Voici notre projet, fit Addick:
Les trois hommes discutèrent alors le plan de campagne qu'ils voulaient suivre, afin d'atteindre le but qu'ils se proposaient. Mais, comme nous verrons bientôt se dérouler ce plan, nous les laisserons, afin de nous occuper d'autres personnages de cette histoire, vers lesquels il nous faut revenir.
[1] Chérie de mon cœur.
XXVI.
Une chasse dans la prairie.
Les personnes réunies sous la tente de don Leo ne purent réprimer un mouvement de surprise et presque d'effroi à l'apparition imprévue de Balle-Franche; pâle, sanglant, les vêtements en désordre.
Le chasseur s'était arrêté à l'entrée de la tente, chancelant et promenant autour de lui des yeux hagards, tandis que peu à peu son visage prenait une expression de douleur et de profond découragement.
Tous ces hommes, habitués à la vie accidentée du désert, dont le courage, incessamment mis aux plus rudes épreuves, ne s'étonnaient de rien, se sentirent cependant frémir intérieurement et eurent le pressentiment d'un malheur.
Balle-Franche demeurait toujours immobile et muet.
Don Leo, le premier, rappela sa présence d'esprit et parvint à reprendre assez de puissance sur lui-même pour interpeler le nouveau venu.
—Qu'avez-vous, Balle-Franche? lui demanda-t-il d'une voix qu'il cherchait vainement à affermir: de quelle fâcheuse nouvelle vous êtes-vous fait le porteur auprès de nous?
Le Canadien passa à plusieurs reprises le revers de sa main sur son front inondé de sueur, et, après avoir jeté un dernier regard circulaire et soupçonneux autour de lui, il se décida enfin à répondre d'une voix basse et inarticulée:
—J'ai à vous annoncer une nouvelle terrible!
Le cœur de l'aventurier se serra; cependant il domina son émotion, et, d'une voix calme avec un soupire résigné:
—Qu'elle soit la bienvenue, car nous ne pouvons en apprendre d'autre; parlez donc, mon ami, nous vous écoutons.
Balle-Franche hésita, une rougeur fébrile envahit son visage; mais faisant un effort suprême:
—Je vous ai trahi! dit-il, lâchement trahi!
—Vous! s'écrièrent les assistants avec un accent de dénégation unanime en haussant les épaules.
—Oui, moi!
Ces deux mots furent prononcés du ton d'un homme dont la résolution est définitivement prise et qui accepte loyalement la responsabilité d'un acte qu'il reconnaît intérieurement blâmable.
Les assistants se regardèrent avec stupeur.
—Hum! murmura Bon-Affût en secouant tristement la tête, il y a là-dessous quelque chose d'incompréhensible; laissez-moi le soin de l'apprendre, continua-t-il en s'adressant à don Leo qui semblait se préparer à adresser de nouvelles questions au chasseur; je sais comment le faire parler.
L'aventurier y consentit d'un geste muet et se laissa retomber sur sa couche, tout en fixant un regard profondément interrogateur sur le Canadien.
Bon-Affût quitta la place que jusqu'à ce moment il avait occupée, et, s'approchant de Balle-Franche, il lui posa la main sur l'épaule. Le Canadien tressaillit à cet attouchement amical, redressa la tête et jeta un regard triste au vieux chasseur.
—Pardieu! fit celui-ci avec un sourire, le diable m'emporte si les oreilles ne nous ont pas tinté tout à l'heure! Voyons, Balle-Franche, mon vieux camarade, que s'est-il passé? Pourquoi cette mine effarée comme si le ciel était sur le point de nous tomber sur la tête? Que signifie cette prétendue trahison dont vous vous accusez et dont je garantis, moi qui vous connais depuis quarante ans, l'impossibilité flagrante.
—Ne vous avancez pas ainsi pour moi, frère, répondit Balle-Franche d'une voix creuse, j'ai manqué à la loi des Prairies, j'ai trahi, vous dis-je.
—Mais, au nom du diable, expliquez-vous alors! Vous ne pouvez avoir traité à notre préjudice avec ces chiens Apaches nos ennemis! Une pareille supposition serait ridicule.
—J'ai fait pis.
—Oh! Oh! Quoi donc alors?
—J'ai... hasarda Balle-Franche en hésitant.
—Quoi?
Don Mariano s'interposa tout à coup.
—Silence, dit-il d'une voix ferme; je devine ce que vous avez fait, et je vous en remercie; c'est à moi qu'il appartient de vous justifier devant nos amis, laissez-moi le faire.
Tous les regards se fixèrent curieusement sur le gentilhomme.
—Caballeros, reprit-il, ce digne homme s'accuse devant vous, comme d'une trahison, d'avoir consenti à me rendre un service immense; en un mot, il a sauvé mon frère!
—Il serait possible! s'écria don Leo avec violence.
Balle-Franche baissa affirmativement la tête.
—Oh! dit l'aventurier; malheureux, qu'avez-vous fait?
—Je n'ai pas voulu être fratricide! répondit noblement don Mariano.
Cette parole éclata comme la foudre au milieu de ces hommes au cœur de lion; ils baissèrent instinctivement la tête, et se sentirent frissonner malgré eux.
—Ne reprochez pas à ce loyal chasseur, reprit don Mariano, d'avoir sauvé ce misérable. N'a-t-il pas été assez puni? La leçon a été trop rude pour qu'elle ne lui profite pas. Forcé de se reconnaître vaincu, courbé sous la honte et les remords, il erre maintenant seul et sans appui sous l'œil tout puissant de Dieu, qui, lorsque son heure sera arrivée, saura bien lui infliger le châtiment de ses crimes! Maintenant, don Estevan n'est plus à redouter pour nous; jamais nous ne le retrouverons sur notre route.
—Arrêtez! s'écria Balle-Franche avec véhémence: s'il devait en être ainsi que vous le dites, je ne me reprocherais pas aussi violemment d'avoir consenti à vous obéir. Non, non, don Mariano, j'aurais du refuser. Morte la bête, mort le venin! Savez-vous ce qu'a fait cet homme? Dès qu'il s'est vu libre, grâce à moi, oubliant aussitôt que j'étais son sauveur, il a voulu traîtreusement m'arracher cette vie que je venais de lui rendre. Regardez la plaie béante de mon crâne, ajouta-il en enlevant d'un geste brusque le bandeau qui entourait sa tête, voilà la preuve de reconnaissance qu'il m'a laissée en se séparant de moi.
Tous les assistants poussèrent une exclamation d'horreur.
Balle-Franche raconta alors dans les plus grands détails, les événements qui s'étaient passés.
Les chasseurs l'écoutèrent avec attention; lorsque son récit fut terminé, il y eut un instant de silence.
—Que faire? murmura don Leo avec tristesse; tout est à recommencer à présent; il ne manque pas dans la Prairie, de misérables avec lesquels cet homme puisse s'entendre.
Don Mariano, accablé par ce qu'il venait d'apprendre, restait sombre et silencieux, sans prendre part à la discussion, reconnaissant intérieurement la faute qu'il avait commise, mais ne se sentant pas le courage de l'avouer et d'assumer ainsi sur lui la responsabilité immense du jugement prononcé par les coureurs des bois.
—Il faut en finir, dit Bon-Affût, les moments sont précieux; qui sait ce que fait ce scélérat pendant que nous délibérons? Levons le camp au plus vite, rendons-nous auprès des jeunes filles, elles doivent être sauvées d'abord; quant à nous, nous saurons bien déjouer les machinations criminelles de ce misérable lorsqu'elles s'adresseront directement à nous.
—Oui! s'écria don Leo, en route, en route! Dieu veuille que nous arrivions à temps!
Et oubliant sa faiblesse et ses blessures, l'aventurier se leva résolument. Balle-Franche l'arrêta; le vieux chasseur, débarrassé du poids qui pesait si lourdement sur sa conscience, avait repris toute son audace et toute sa liberté d'intelligence.
—Permettez, dit-il, nous avons affaire a forte partie, n'agissons pas à la légère, ne nous laissons pas tromper cette fois; voici ce que je propose:
—Parlez, répondit don Leo.
—D'après ce que je connais de cette malheureuse histoire, vous avez, don Miguel, aidé par mon vieux camarade Bon-Affût, caché les deux jeunes filles dans un lieu que vous supposez hors des atteintes de votre ennemi.
—Oui, répondit l'aventurier, à moins d'une trahison.
—Il faut toujours soupçonner une trahison possible au désert, reprit brutalement le chasseur, vous en avez la preuve devant vous; redoublons donc de prudence: don Miguel et sa cuadrilla vont, guidés par moi, se mettre immédiatement à la poursuite de don Stefano; croyez-moi, le plus important pour nous est de nous assurer de la personne de notre ennemi, et, vive Dieu! Pour l'atteindre, je vous jure que tout ce qui est humainement possible de faire, je le ferai; j'ai un terrible compte à régler avec lui maintenant, ajouta-t-il avec une expression de haine concentrée à laquelle personne ne se méprit.
—Mais les jeunes filles? s'écria don Leo.
—Patience, don Miguel; si vous aviez eu autant de forces que de volonté, c'eût été à vous que j'eusse réservé l'honneur de les aller chercher dans l'asile que vous leur avez si judicieusement choisi; mais cette tâche serait trop rude pour vous; laissez donc à Bon-Affût le soin de l'accomplir, soyez certain qu'il vous en rendra bon compte.
Don Leo de Torres demeura un instant sombre et pensif; Bon-Affût lui prit la main, et la lui serrant chaleureusement:
—Le conseil de Balle-Franche est bon, lui dit-il; dans les circonstances présentes, c'est le seul que nous puissions suivre: il nous faut joûter de ruse avec nos adversaires, afin de déjouer leurs fourberies. Laissez-moi ce soin; ce n'est pas en vain que l'on me nomme l'Éclaireur; je vous jure, sur ma vie, que je vous ramènerai les jeunes filles.
L'aventurier poussa un soupir.
—Faites donc comme vous l'entendrez, dit-il d'une voix triste, puisque je suis réduit à l'impuissance.
—Bien, don Leo, s'écria don Mariano, je reconnais que vos intentions sont réellement loyales, je vous remercie de votre abnégation; quant à vous, mon brave ami, ajouta-t-il en se tournant vers Bon-Affût, bien que je sois vieux et peu habitué à la vie de désert, je veux vous accompagner.
—Votre désir est juste, monsieur, je n'ai pas le droit de m'y opposer, puisque c'est votre fille que je vais essayer de sauver; les fatigues que vous endurerez et les périls que vous courrez pendant cette expédition ajouteront encore au bonheur que vous éprouverez à embrasser votre enfant, lorsque je serai parvenu à vous la rendre.
—Maintenant, dit Balle-Franche, vous, Bon-Affût, qui connaissez la direction que vous allez suivre, indiquez-nous un rendez-vous où nous puissions nous réunir lorsque chacun de nous aura accompli la tâche dont il se charge.
—C'est vrai, répondit le Canadien, ceci est important; il serait même bon qu'un détachement de la cuadrilla de don Miguel se rendit directement au rendez-vous que nous allons choisir, afin qu'en cas de malheur chaque troupe put y trouver un secours ou une réserve.
—En effet, quinze de mes hommes les plus résolus iront immédiatement camper au lieu que vous désignerez, Bon-Affût, fit don Leo, afin d'être prêts à se porter partout où leur présence sera nécessaire.
—C'est une guerre en règle que nous faisons, ne l'oublions pas; ne négligeons donc aucune précaution; Ruperto, qui est un vieux chasseur de bisons, prendra, sauf votre bon plaisir, don Leo, le commandement de cette troupe, et il se rendra à Amaxtlan[1].
—Oh! Je connais bien l'endroit, interrompit Ruperto, j'y ai souvent chassé le castor et la loutre.
—Voilà qui est bien, reprit Bon-Affût; maintenant, quoi qu'il arrive, nous devons nous trouver tous au lieu du rendez-vous, d'aujourd'hui en un mois, à moins d'un empêchement grave, et, dans ce cas, le détachement qui manquerait expédierait un émissaire à Ruperto, afin de l'instruire de la cause de son retard; est-ce convenu?
—Oui, répondirent les assistants.
—Mais, ajouta don Leo, vous ne partez pas seul avec don Mariano, je suppose?
—Non, je prends encore Domingo, que, pour certaines raisons à moi connues, je ne suis pas fâché d'avoir constamment sous la main; les deux domestiques de don Mariano me suivront aussi, ils sont braves, dévoués; je n'ai pas besoin de plus de monde.
—C'est bien peu, observa don Leo.
Le vieux chasseur eut un sourire d'une expression indéfinissable.
—Moins nous serons, mieux cela vaudra, dit-il, pour l'entreprise périlleuse que nous tentons; notre petite troupe passera invisible où une plus nombreuse serait arrêtée; rapportez-vous-en à moi.
—Je n'ai plus qu'un mot à ajouter.
—Dites.
—Réussissez!
Le Canadien sourit encore, mais cette fois avec une expression de tendre pitié.
—Je réussirai! répondit-il simplement, en serrant avec force la main que lui tendait son ami.
Les deux hommes s'étaient entendus.
Don Leo sortit alors de la tente.
Bientôt tout fut en mouvement dans le camp. Les gambucinos s'occupaient activement à détruire les retranchements, charger les wagons, seller les chevaux, etc., enfin chacun faisait les préparatifs d'un départ précipité.
—Ne m'avez-vous pas dit, demanda Bon-Affût à Balle-Franche, que vous aviez été relevé par l'Aigle-Volant?
—En effet, répondit celui-ci.
—Le chef s'est-il donc déjà séparé de vous?
—Aucunement; il m'a suivi au camp ainsi que l'Églantine.
—Dieu soit loué! Il m'accompagnera dans mon expédition; c'est un guerrier brave et expérimenté; son aide sera, je le crois, fort nécessaire à la réussite de mes projets. Où est-il resté?
—Ici, à quelques pas; allons le trouver, j'ai certaines chose à lui dire, moi aussi.
Les deux chasseurs quittèrent la tente de compagnie; ils aperçurent bientôt l'Aigle-Volant accroupi devant un feu et fumant impassiblement son calumet indien; sa femme se tenait immobile à ses côtés, attentive à satisfaire ses moindres désirs.
A la vue des chasseurs, le chef ôta sa pipe de sa bouche et les salua courtoisement.
Balle-Franche savait que le Comanche avait pris plusieurs mesures sur les empreintes laissées dans sa fuite par don Estevan; c'étaient ces mesures, dont il espérait se servir plus tard afin de retrouver la piste de son ennemi, qu'il désirait demander au chef.
Celui-ci les lui remit sans faire la moindre difficulté; le chasseur les serra précieusement dans sa poitrine avec un geste de satisfaction.
—Eh! murmura-t-il à part lui, voilà qui me fera trouver, un bout de la piste; avec l'aide de Dieu, j'espère que je ne tarderai pas à atteindre l'autre.
Cependant Bon-Affût s'était assis auprès de l'Aigle-Volant.
—Mon frère rouge compte-t-il toujours retourner dans sa tribu? lui demanda-t-il.
—Il y a longtemps que le sachem est absent, répondit l'Indien; ses fils ont hâte de le voir.
—Bon! fit le chasseur, cela doit être ainsi: l'Aigle-Volant est un chef renommé, ses fils ont besoin de lui.
—Les Comanches sont trop sages pour qu'un guerrier leur fasse faute et que son absence soit remarquée.
—Mon frère est modeste, mais son cœur vole vers le village de ses pères.
—Tous les hommes ne sont-il pas de même?
—C'est vrai, le sentiment de la patrie est inné au cœur de l'homme.
—Les visages pâles lèvent leur camp?
—Oui.
—Retournent-ils du côté du grand lac salé, dans leurs villages en pierre?
—Non, ils partent pour une grande chasse au bison, dans les prairies au bas de la grande rivière sans fin aux lames d'or.
—Ooah! fit le chef avec une certaine émotion; alors bien des lunes se passeront avant que je revoie mon frère.
—Pourquoi cela, chef?
—Le grand chasseur pâle n'accompagne-t-il pas ses frères?
—Non, fit laconiquement Bon-Affût.
—Och! Mon frère veut rire; que feront les visages pâles s'il ne les accompagne pas?
—Je vais du côté du soleil.
L'Indien tressaillit; il fixa un regard perçant sur son interlocuteur.
—Du côté du soleil, dit-il, comme se parlant à lui-même.
—Oui, reprit Bon-Affût, dans les prairies toujours vertes du pays d'Acatlan[2], sur les bords de la belle rivière d'Atonatiuh[3].
Un frémissement soudain agita le corps du chef; Bon-Affût était impassible, indifférent en apparence, bien qu'il suivit attentivement les diverses émotions qui malgré le masque que le chef cherchait à plaquer sur son visage, contractaient ses traits.
—Mon frère a tort, répondit-il au bout d'un instant.
—Pourquoi donc?
—Mon frère ignore que la terre dont il parle est sacrée; jamais le pied d'un blanc ne l'a impunément foulée.
—Je le sais, répondit négligemment le chasseur.
—Mon frère le sait, et il persiste à s'y rendre?
—Oui.
Il y eut entre les deux hommes un silence de quelques minutes; l'Indien aspirait précipitamment la fumée de son calumet, en proie à une émotion qu'il ne pouvait maîtriser. Enfin il reprit la parole:
—Chacun a sa destinée, dit-il de ce ton sentencieux particulier aux Indiens: mon frère attache sans doute une grande importance à ce voyage.
—Une immense; je me rends sur cette terre, bien que je connaisse parfaitement les périls qui m'y attendent, pour des intérêts d'une grande importance, et poussé par une volonté plus forte que la mienne.
—Bon! Je ne demande pas les secrets de mon frère: le cœur d'un homme est à lui, seul il doit y lire; L'Aigle-Volant est un puissant sachem, il suit aussi cette route; il protégera son frère pâle, si les intentions du chasseur sont pures.
—Elles le sont.
—Ooah! Mon frère a la parole d'un chef. J'ai dit.
Après avoir prononcé ces paroles, l'Indien reprit son calumet et recommença à fumer silencieusement. Bon-Affût était trop au fait des mœurs indiennes pour insister davantage; il se leva la joie au cœur d'avoir réussi à s'assurer un allié aussi puissant que le chef comanche, et il alla en toute hâte faire ses préparatifs de départ.
De leur côté, pendant la conversation que nous avons rapportée, les gambucinos n'étaient pas demeurés inactifs; don Miguel ou don Leo, ainsi qu'il plaira au lecteur de le nommer, avait si bien pressé ses gens, que déjà tout était prêt, les wagons chargés et attelés, les cavaliers en selle, le rifle sur la cuisse droite, n'attendaient plus que le signal de la marche.
Don Leo choisit dans sa troupe quinze vieux gambucinos aguerris contre les ruses indiennes, et sur lesquels il croyait pouvoir compter; il leur dit quelques mots afin de les mettre au fait de ses intentions, et les plaça sous les ordres de Ruperto avec injonction de lui obéir en tout, ainsi qu'ils le feraient à lui-même; les gambucinos le lui jurèrent.
Ce devoir accompli, il appela Domingo. Le gambucino arriva auprès de son chef avec cette démarche sournoisement indolente qui lui était particulière, et attendit respectueusement que celui-ci lui expliquât ses ordres.
Quand Domingo sut ce que l'on attendait de lui, il ne fut nullement flatté de la mission de confiance que son chef lui donnait, d'autant plus qu'il se souciait fort peu d'être sous la surveillance immédiate de Bon-Affût, dont le regard perçant avait le privilège de lui occasionner incessamment des tressaillements nerveux, et dont la surveillance assidue lui était des plus désagréables; cependant, comme il était impossible de désobéir ostensiblement à don Leo, le digne gambucino fit contre fortune bon cœur, se promettant in petto de se tenir sur ses gardes et de redoubler de prudence.
Lorsque don Leo se fut acquitté de tous les devoirs d'un chef sage et intelligent, il monta à cheval, bien qu'avec une certaine difficulté, à cause de la faiblesse occasionnée par ses blessures. Il se plaça en tête de sa troupe, à la droite de Balle-Franche, et après avoir fait un dernier signe d'adieu à don Mariano et à Bon-Affût, il donna le signal du départ.
Les deux troupes se mirent immédiatement en marche: celle conduite par Ruperto appuyant sur la gauche, et se dirigeant vers les montagnes, et celle de Balle-Franche suivant provisoirement le cours du Rubio.
Il ne restait plus au camp abandonné que Bon-Affût, don Mariano, l'Aigle-Volant, l'Églantine, les deux domestiques et le gambucino Domingo, qui suivait d'un regard d'envie ses compagnons qui s'éloignaient de plus en plus et qui finirent bientôt par disparaître.
Cette dernière troupe se composait donc de six hommes et d'une femme, en tout sept personnes.
Le vieux chasseur, pour des raisons qu'il gardait secrètes, ne voulait pas se mettre en route avant le coucher du soleil.
A peine cet astre eut-il disparu l'horizon dans des flots de vapeurs, que la nuit fut profonde et le paysage plongé presque immédiatement dans d'épaisses ténèbres.
Nous avons déjà fait plusieurs fois observer que dans les hautes latitudes américaines le crépuscule n'existe pas, ou du moins est tellement faible, que la nuit arrive pour ainsi dire sans transition.
Bon-Affût, depuis le départ des deux premiers détachements, n'avait pas prononcé un mot, pas fait un mouvement; ses compagnons, pour des motifs sans doute analogues aux siens, avaient respecté cette disposition silencieuse de leur chef; mais à peine la nuit fut-elle venue que le chasseur se redressa.
—En route, dit-il d'une voix brève.
Tous se levèrent.
Bon-Affût jeta autour de lui un regard investigateur.
—Laissez vos chevaux, dit-il, ils nous sont inutiles; ce n'est pas un voyage que nous entreprenons, nous commençons une chasse à l'homme; il nous faut être libres de nos mouvements; la piste que nous suivons est difficile. Juanito, vous resterez ici avec les animaux jusqu'à ce que vous receviez de nos nouvelles.
Le criado fit un geste de mécontentement.
—J'aurais préféré vous suivre et ne pas abandonner mon maître, dit-il.
—Je le comprends, mais j'ai besoin qu'un homme courageux et résolu surveille nos animaux, je ne pouvais mieux m'adresser qu'à vous; du reste, j'espère que vous ne demeurerez pas longtemps seul cependant comme nous ne savons quels chemins nous aurons à suivre ni les empêchements qui se dresseront sur notre route, construisez-vous une hutte. Chassez, faites ce que bon vous semblera, mais souvenez-vous que vous ne devez pas bouger d'ici sans mon ordre.
—C'est convenu, compadre, répondit Juanito; vous pouvez partir quand vous voudrez; votre voyage durerait-il six mois que vous seriez certain de me retrouver à votre retour.
—Bon, fit Bon-Affût, je compte sur vous.
Puis il siffla son mustang, qui accourut à son appel, et vint appuyer sa tête intelligente sur l'épaule de son maître qui le flatta. C'était une noble bête, d'une assez grande taille, à la tête petite, mais dont les yeux pétillaient d'ardeur; son large poitrail, ses jambes fines et nerveuses, tout dénotait en lui le cheval de race. Bon-Affût saisit la reata qui pendait par un anneau fixé à la selle de l'animal, la détacha, l'enroula autour de son corps, puis, frappant légèrement la croupe du mustang, il le regarda s'éloigner avec un soupir de regret.
Les compagnons du chasseur s'étaient munis de leurs armes et de vivres, consistant en pennekann, viande de bison séchée et pulvérisée, et en tortillas de maïs.
—Allons, en route! s'écria le Canadien en jetant son rifle sur son épaule.
—En route, firent les autres.
—Bon voyage et heureuse réussite, leur dit Juanito, ne pouvant s'empêcher d'accompagner cet adieu d'un soupir qui laissait deviner combien il était fâché d'être ainsi laissé en arrière.
—Merci, répondirent les aventuriers.
Aussitôt qu'ils eurent quitté le camp, ils prirent la file indienne, c'est-à-dire qu'ils marchèrent l'un derrière l'autre, le second posant ses pieds sur l'empreinte exacte des pas du premier, le troisième sur celle des pas du second, et ainsi de suite jusqu'au sixième et dernier. Seulement celui-ci, comme fermant la marche prenait le soin d'effacer autant que possible les traces laissées par lui et ceux qui le précédaient.
Juanito, après les avoir suivis quelques instants du regard pendant qu'ils descendaient le monticule au sommet duquel se trouvait le camp, vint nonchalamment se rasseoir auprès du feu.
—Hum! murmura-t-il, je vais avoir bien peu d'agrément ici; enfin, puisqu'il le faut!
Et sur cette réflexion philosophique, le digne Mexicain alluma sa cigarette et se mit à fumer paisiblement, en suivant avec intérêt les spirales bleuâtres, fantastiquement contournées par la brise du soir, produites par la fumée de son tabac, pur havane, dont il humait le parfum avec tout le flegme méthodique d'un véritable sagamore indien.