L'éclaireur
[1] Juge criminel
X.
Nouveaux personnages.
Pour l'intelligence des faits qui vont suivre, nous allons, usant de notre privilège de conteur, rétrograder d'une quinzaine de jours, afin de faire assister le lecteur à une scène qui se lie intimement aux événements les plus importants de cette histoire, et qui se passait à quelques centaines de milles au plus de l'endroit où le hasard avait rassemblé nos principaux personnages.
La Cordillère des Andes, cette immense arête du continent américain, que sous différents noms elle traverse dans toute sa longueur, du nord au sud, à divers sommets qui forment des llanos immense, sur lesquels vivent des populations entières à une hauteur où cesse en Europe toute végétation.
Après avoir traversé le presidio de Tubac, sentinelle perdue de la civilisation sur l'extrême limite du désert, et s'être avancé dans la région mediano de la tierra caliente la longueur d'à peu près cent vingt milles, on se trouve tout à coup et sans transition en face d'une forêt vierge qui n'a pas moins de trois cent vingt milles de profondeur sur quatre-vingts et quelques de largeur.
La plume la plus exercée est impuissante à décrire les merveilles sans nombre que renferme ce réseau inextricable de végétation qu'on appelle une forêt vierge, et l'aspect à la fois étrange et bizarre, majestueux et imposant, qu'elle présente aux yeux éblouis. L'imagination la plus fantaisiste recule devant cette prodigieuse fécondité d'une nature élémentaire, renaissant continuellement de sa propre destruction avec une force et une vigueur toujours nouvelles. Des lianes qui courent d'arbre en arbre, de branche en en branche, plongent ça et là dans la terre pour s'élever plus loin vers le ciel, et forment en se croisant et s'enchevêtrant les unes dans les autres une barrière presque infranchissable, comme si la nature jalouse avait voulu dérober aux regards profanes les mystérieux secrets de ces forêts, sous l'ombre desquelles les pas de l'homme n'ont retenti qu'à de longs intervalles et jamais impunément. Des arbres de tout âge et de toute espèce poussent sans ordre et sans symétrie comme s'ils avaient été semés au hasard, ainsi que les grains de blé dans les sillons. Les uns, minces et élancés, comptent à peine quelques années; l'extrémité de leur branche est recouverte par les hautes et larges ramures de ceux dont la tête superbe a vu passer des siècles. Sous la feuillée murmurent doucement des sources pures et limpides, qui courent et s'échappent des fissures des rochers et vont, après mille et mille détours, se perdre dans quelque lac ou dans quelque rivière inconnue dont les eaux libres n'ont encore reflété dans leur calme miroir que les arcanes sublimes de la solitude. Là se trouvent pêle-mêle et dans un désordre pittoresque tous ces magnifiques produits des régions tropicales, l'acajou, l'ébénier, le palissandre, le mahogany tortueux, le chêne noir, le chêne-liège, l'érable, le mimosa au feuillage argenté, le tamarinier, poussant dans toutes les directions ses branches chargés de fleurs, de fruits et de feuilles qui forment un dôme impénétrable aux rayons du soleil. Des profondeurs vastes et inexplorées de ces forêts sortent de temps à autre des bruits inexplicables, des rugissements féroces, des miaulements félins, des cris moqueurs mêlés à des sifflements aigus, chants joyeux et pleins d'harmonie ou expression de colère, de rage et de terreur des hôtes redoutés qui les peuplent.
Après s'être engagé résolument au milieu de ce chaos, et lutté corps à corps avec cette nature inculte et sauvage, on parvient, la hache d'une main et la torche de l'autre, à se frayer pouce à pouce, pas à pas, une route impossible a décrire; tantôt en rampant comme un reptile sur des détritus de feuilles, de bois mort ou de fiente d'oiseaux, amoncelés depuis des siècles; ou bien en courant de branche en branche au sommet des arbres et voyageant pour ainsi dire dans les airs. Mais malheur à celui qui néglige d'avoir l'œil constamment ouvert sur tout ce qui l'entoure et l'oreille au guet! Car, outre les obstacles élevés par la nature, il a à craindre les morsures venimeuses des serpents troublés dans leurs retraites, et les attaques furieuses des bêtes fauves. Il faut encore surveiller avec soin le cours des fleuves et des rivières que l'on rencontre, relever la position du soleil pendant le jour, ou se guider la nuit par la croix du sud, car une fois égaré dans une forêt vierge, il est impossible d'en sortir; c'est un dédale dont aucun fil d'Ariane ne pourrait aider à trouver l'issue.
Puis enfin, lorsqu'on est parvenu à surmonter les dangers que nous avons détaillés, et mille autres non moins terribles que nous avons passé sous silence, on débouche dans une plaine immense, au centre de laquelle s'élève une ville indienne.
C'est-à-dire qu'on se trouve devant une de ces mystérieuses cités dans lesquelles aucun Européen n'a jamais pénétré, dont on ignore même la position exacte, et qui, depuis la conquête, servent d'asile aux derniers restes de la civilisation des Aztèques.
Les récits fabuleux faits par quelques voyageurs sur les richesses incalculables enfouies dans ces villes, ont allumé la convoitise et l'avarice d'un grand nombre d'aventuriers qui, à diverses époques, ont tenté de trouver la route perdue de ces reines des prairies et des savanes mexicaines. D'autres, poussés seulement par l'attrait irrésistible que les entreprises extraordinaires offrent aux imaginations vagabondes, sont aussi, depuis une cinquantaine d'années surtout, partis à la recherche de ces villes indiennes, sans que jamais jusqu'à ce jour le succès ait couronné ces diverses expéditions. Quelques-uns sont revenus désenchantés et à demi perclus de ce voyage vers l'inconnu; un certain nombre on laissé leurs cadavres au fond des précipices ou dans les quebradas pour servir de pâtures aux oiseaux de proie, enfin d'autres, plus malheureux encore, ont disparu sans laisser de traces, et sans que depuis on ait jamais su ce qu'ils étaient devenus.
Nous, par suite de circonstances trop longues à rapporter ici, mais dont quelque jour nous ferons le récit, nous avons habité, malgré nous, une de ces impénétrables villes, mais, plus heureux que nos prédécesseurs dont nous avons rencontré, comme de sinistres jalons, les os blanchis épars sur la route, nous sommes parvenu à nous en échapper a travers milles périls, tous miraculeusement évités.
La description que nous allons donner est donc de la plus scrupuleuse exactitude, et impossible à révoquer en doute, car nous parlons de visu.
Quiepaa-Tani, la ville qui s'offre enfin aux yeux dès que l'on a franchi la forêt vierge dont nous venons de tracer un aperçu, s'étend de l'est à l'ouest et forme un carré long. Une large rivière, sur laquelle sont jetés plusieurs ponts de lianes d'une légèreté et d'une élégance incroyables, la traverse dans toute sa longueur. A chaque angle de ce carré, un bloc énorme de rocher, coupé à pic du côté qui regarde la campagne, sert de fortifications presque imprenables; ces quatre citadelles sont reliées, en outre, entre elles par une muraille épaisse de vingt pieds à la cime et haute de quarante, qui, en dedans de la ville, forme un talus dont la base à soixante pieds de large. Cette muraille est construite en briques du pays, faites avec de la terre sablonneuse et de la paille hachée; on les nomme adobas; elles sont longues d'environ un mètre. Un fossé large et profond double presque la hauteur des murs.
Deux portes donnent seules entrée dans la cité. Ces portes sont flanquées de tours et de poivrières absolument comme une forteresse du moyen-âge, et ce qui vient encore à l'appui de la comparaison, un petit pont composé de planches, extrêmement étroit et mobile, posé de façon à être enlevé à la moindre alerte, est la seule communication de chacune de ces portes avec le dehors.
Les maisons sont basses et se terminent en terrasses qui se relient les unes aux autres; elles sont légères et bâties en jonc et en cañaverales revêtus de ciment, à cause des tremblements de terre si fréquents dans cette région; mais elles sont vastes, bien airées et percées de nombreuses fenêtres. Toutes n'ont qu'un seul étage d'élévation, et les façades sont enduites d'un verni d'une blancheur éclatante.
Cette étrange ville, aperçue de loin, surgissant au milieu des hautes herbes de la prairie, offre le plus singulier et le plus séduisant aspect.
Par une belle soirée du mois d'octobre, cinq personnes, dont il eut été impossible de distinguer les traits ou le costume, en raison de l'obscurité, débouchèrent de la forêt que nous avons décrite plus haut, s'arrêtèrent un moment, avec une indécision marquée, sur l'extrême lisière du bois qu'elles venaient de franchir, et commencèrent à examiner le terrain. Devant elles s'élevait un monticule qui encaissait la forêt, et dont le sommet, bien que peu élevé, coupait l'horizon en droite ligne.
Après avoir échangé quelques paroles entre eux, deux des personnages restèrent où ils se trouvaient; les autres trois se couchèrent à plat ventre et, en rampant sur les pieds et sur les mains, s'avancèrent au milieu des herbes gigantesques qu'ils faisaient onduler et qui cachaient entièrement leur corps.
Puis, parvenus sur le haut du tertre qu'ils avaient eu une si grande difficulté à gravir, ils plongèrent leurs regards dans le vide et demeurèrent frappés d'étonnement et d'admiration.
L'éminence au sommet de laquelle ils se trouvaient était coupée à pic, ainsi que toute la partie du terrain qui s'étendait à leur droite et à leur gauche. Une magnifique plaine se déroulait à cent pieds au-dessous d'eux, et au milieu de cette plaine, c'est-à-dire à mille mètres environ de distance, s'élevait, fière et imposante, Quiepaa-Tani[1], la ville mystérieuse, défendue par ses tours massives et ses épaisses murailles. L'aspect de cette vaste cité, au milieu de ce désert, produisit sur l'esprit des trois hommes un sentiment de stupeur dont ils ne purent se rendre compte et qui, pendant quelques minutes, les rendit muets de surprise.
Enfin l'un d'eux se releva sur le coude, et s'adressant à ses compagnons:
—Mes frères sont-ils contents? dit-il avec un accent guttural qui, bien qu'il s'exprimât en espagnol, le faisait reconnaître pour Indien, Addick—le Cerf—a-t-il tenu sa promesse?
—Addick est un des premiers guerriers de sa tribu; sa langue est droite et le sang coule clair dans ses veines, répondit un des deux hommes auxquels il s'adressait.
L'Indien sourit silencieusement sans répondre: ce sourire eût donné fort à penser à ceux qui l'accompagnaient, s'ils avaient pu le voir.
—Il me semble, observa celui qui n'avait pas encore parlé, qu'il est bien tard pour rentrer dans la ville.
—Demain, au lever du soleil, Addick conduira les deux Lis à Quiepaa-Tani, répondit l'Indien, la nuit est trop sombre.
—Le guerrier a raison, repartit le second interlocuteur, il faut remettre la partie à demain.
—Oui, retournons auprès de nos compagnes, qu'une trop longue absence pourrait inquiéter.
Joignant le geste à la parole, le premier interlocuteur se retourna et, suivant exactement le sillon que son corps avait tracé parmi les herbes, il se trouva bientôt, ainsi que ses compagnons qui avaient imité tous ses mouvements, sur la lisière de la forêt, dans laquelle, après leur départ, les deux personnages qu'ils avaient laissés en arrière étaient rentrés.
Au silence qui règne sous ces sombres voûtes de feuillage et de branches pendant le jour, avaient succédé les bruits sourds d'un sauvage concert, formé par les cris aigus des oiseaux de nuit qui s'éveillaient et se préparaient à fondre sur les loros, les colibris ou les cardinaux attardés loin de leurs nids, les rugissements des cougouars, les miaulements hypocrites des jaguars et des panthères et les aboiements saccadés des coyotes, dont les échos se répercutaient en sons lugubres sous les voûtes profondes des cavernes inaccessibles et des fondrières béantes qui servaient de repaires à ces hôtes dangereux.
Reprenant la route qu'ils s'étaient tracée avec la hache, les trois hommes se virent bientôt auprès d'un feu de bois mort, qui brûlait au centre d'une éclaircie de terrain. Deux femmes, ou plutôt deux jeunes filles étaient accroupies pensives et tristes auprès du feu. Ces jeunes filles comptaient à peine trente ans à elles deux; elles étaient belles de cette beauté créole que le pinceau divin de Raphaël a seul pu exprimer dans ses ravissantes têtes, de Vierge. Mais, en ce moment, elles étaient pâles, semblaient fatiguées, et leurs visages reflétaient une sombre tristesse. Au bruit des pas qui se rapprochaient, elles levèrent les yeux, et un éclair de joie vint comme un rayon de soleil animer leur visage.
L'Indien jeta quelques menues branches dans le feu qui menaçait de s'éteindre, tandis que l'un des chasseurs s'occupait à donner aux chevaux, entravés à peu de distance, leur provende de pois grimpants.
—Eh bien! Don Miguel, demanda l'une des jeunes filles en s'adressant au chasseur qui avait pris place à leurs côtés, sommes-nous bientôt au but de notre voyage?
—Vous êtes arrivée, señorita: demain, sous la conduite de notre ami Addick, vous entrerez dans la ville, asile inviolable où nul ne vous poursuivra.
—Ah! reprit-elle en jetant un regard distrait sur le visage sombre et impassible de l'Indien, demain nous nous séparerons?
—Il le faut, señorita; le soin de votre sûreté l'exige.
—Qui oserait me venir chercher dans ces parages inconnus?
—La haine ose tout! Je vous en supplie, señorita, ayez foi en mon expérience; mon dévouement pour vous est sans bornes; vous avez, bien que fort jeune encore, assez souffert pour qu'un rayon béni du soleil vienne égayer votre front rêveur et dissiper les nuages que la pensée et la douleur y amassent depuis si longtemps.
—Hélas! fit-elle en baissant la tête pour cacher les larmes qui coulaient sur ses joues.
—Ma sœur, mon amie, ma Laura! s'écria l'autre jeune fille en l'embrassant tendrement, soit courageuse jusqu'au bout; ne reste-je pas avec toi? Oh! Ne crains rien, ajouta-t-elle avec une charmante expression, je prendrai la moitié de tes peines, comme cela le fardeau te semblera moins lourd.
—Pauvre Luisa, murmura la jeune fille en lui rendant ses caresses, c'est à cause de moi que tu es malheureuse; comment pourrai-je jamais reconnaître ton dévouement?
—En m'aimant comme je t'aime, mon ange chérie, et en reprenant espoir.
—Avant un mois, je l'espère, reprit don Miguel, vos persécuteurs seront mis pour toujours dans l'impossibilité de vous nuire; je joue avec eux une partie terrible, dont ma tête est l'enjeu; mais peu m'importe, si je vous sauve. Laissez-moi, en vous quittant, emporter dans mon cœur l'espoir que vous n'essayerez en aucune façon de sortir du refuge que je vous ai trouvé, et que vous attendrez patiemment mon retour.
—Hélas! caballero, vous le savez, je n'existe que par un miracle; mes parents, mes amis, tous ceux enfin que j'aimais m'ont abandonné, excepté Luisa, ma sœur de lait, dont le dévouement pour moi ne s'est jamais démenti; et vous que je ne connaissais pas, que je n'avais jamais vu, et qui, tout à coup, vous êtes révélé à moi dans ma tombe, comme l'ange de la justice divine; depuis cette nuit terrible où, comme Lazare, je suis, grâce à vous, sortie du sépulcre, vous m'avez entourée des soins les plus délicats et les plus intelligent, vous avez remplacé ceux qui m'avaient trahie, vous avez été pour moi plus qu'un père, presque un dieu.
—Señorita! s'écria le jeune homme confus et heureux à la fois de ces paroles.
—Je vous dis cela, don Miguel, continua-t-elle avec une certaine animation fébrile, parce je tiens à vous prouver que je ne suis pas ingrate. Je ne sais ce que, dans sa sagesse, Dieu décidera de moi; mais, sachez-le, ma dernière prière et ma dernière pensée seront pour vous. Vous voulez que je vous attende, je vous obéirai; croyez-le bien, je ne dispute plus ma vie que par une certaine curiosité de joueur aux abois, ajouta-t-elle avec un sourire navrant; mais je comprends combien vous avez besoin de votre liberté d'action pour la rude partie que vous avez entreprise; aussi, partez tranquille, j'ai foi en vous.
—Merci, señorita, cette promesse double mes forces, Oh! Maintenant, je suis certain de réussir.
Un espèce de jacal en branchage avait été préparé pour les jeunes filles par l'autre chasseur et le guerrier indien; elles s'y retirèrent pour se livrer au sommeil.
Quelque bourrelé d'inquiétudes que fût l'esprit du jeune homme, cependant, après quelques minutes d'une méditation profonde, il s'étendit auprès de ses compagnons et ne tarda à s'endormir. Au désert, la nature ne perd jamais ses droits, les plus grandes douleurs ne parviennent que rarement à l'emporter sur les exigences matérielles de l'organisation humaine.
A peine les premiers rayons du soleil commencèrent-ils à teindre le ciel d'un reflet d'opale, que les chasseurs ouvrirent les yeux. Les préparatifs du départ furent bientôt terminés, le moment de la séparation arriva, les adieux furent tristes. Les deux chasseurs avaient accompagné les jeunes filles jusqu'à la lisière de la forêt, afin de demeurer plus longtemps avec elles.
Doña Luisa, profitant d'un instant ou le chemin devenait tellement étroit qu'il était presque impossible de marcher deux de front, s'approcha du chasseur compagnon de don Miguel:
—Un service, lui dit-elle rapidement à voix basse.
—Parlez, lui répondit celui-ci sur le même ton.
—Cet Indien ne m'inspire qu'une médiocre confiance.
—Vous avez tort, je le connais.
Elle secoua la tête d'un air mutin.
—C'est possible, fit-elle; voulez-vous me rendre le service que je réclame de vous? Sans cela je le demanderai à don Miguel, quoique j'eusse préféré le lui laisser ignorer.
—Parlez, vous dis-je.
—Donnez-moi un couteau et vos pistolets.
Le chasseur la regarda en face.
—Bien, dit-il au bout d'un instant, vous êtes une brave fille. Voilà ce que vous me demandez.
Et sans que personne s'en aperçut, il lui remit les objets qu'elle désirait obtenir de lui, en y joignant deux petits sacs, l'un de poudre et l'autre de balles.
—On ne sait pas ce qu'il peut arriver, fit-il.
—Merci, lui dit-elle avec un mouvement de joie dont elle ne fut pas maîtresse.
Puis tout fut dit: elle fit disparaître les armes sous ses vêtements avec une prestesse et un certain air résolu qui firent sourire le chasseur.
Cinq minutes plus tard, on arriva sur la lisière de la forêt.
—Addick, dit laconiquement le chasseur, souvenez-vous que vous me répondez de ces deux femmes!
—Addick a juré, répondit seulement l'Indien.
On se sépara; il était impossible de demeurer plus longtemps à l'endroit où l'on se trouvait sans courir le risque d'être découvert par les Indiens.
Les jeunes filles et le guerriers se dirigèrent vers la ville.
—Montons sur la colline, dit don Miguel, afin de les revoir une dernière fois.
—J'allais vous le proposer, répondit simplement le chasseur.
Ils reprirent, avec les mêmes précautions, la place qu'ils avaient pendant quelques minutes occupée la nuit précédente.
Aux rayons resplendissants du soleil qui s'était levé radieux, la verte campagne avait pris un aspect véritablement enchanteur. La nature s'était pour ainsi dire animée, et un spectacle des plus variés avait remplacé l'aspect sombre et solitaire sous lequel elle leur était apparue la veille.
Des portes de la ville, qui étaient ouvertes, sortaient des groupes d'Indiens à pied et à cheval, qui se dispersaient de tous les côtés, avec des cris de joie et des éclats de rire stridents. De nombreuses pirogues sillonnaient la rivière, les champs se peuplaient de troupeaux de vigognes et de chevaux conduits par des Indiens armés de longues gaules, qui, venus des environs, se dirigeaient vers la ville. Des femmes bizarrement vêtues et portant gaillardement sur leur tête de longues mannes en osier remplies de viandes, de fruits ou de légumes, marchaient en causant entre elles, et accompagnant chaque phrase de ce rire continuel, saccadé et métallique dont les peuplades indiennes ont le secret et dont le bruit ressemble assez à celui que produirait la chute d'une quantité de cailloux sur un plat de cuivre.
Les jeunes filles et leur guide ne tardèrent pas à se mêler à cette foule bigarrée, au milieu de laquelle elles disparurent.
Don Miguel poussa un soupir.
—Partons, dit-il d'une voix profonde.
Ils regagnèrent la forêt.
Quelques minutes plus tard ils se remettaient en route.
—Il faut nous séparer, fit don Miguel, lorsqu'ils eurent traversé la forêt dans toute sa longueur, je retourne à Tubac.
—Moi, je vais tâcher de rendre un petit service à un chef indien de mes amis.
—Toujours vous songez aux autres et jamais à vous, mon brave Bon-Affût; toujours vous êtes occupé à être utile à quelqu'un.
—Que voulez-vous, don Miguel, il paraît que c'est ma mission; vous savez que chacun a la sienne sur la terre.
—Oui, répondit le jeune homme d'une voix sourde. Allons, adieu, ajouta-t-il au bout d'un instant, n'oubliez pas notre rendez-vous.
—Soyez tranquille, dans quinze jours, au gué del Rubio, c'est convenu.
—Pardonnez-moi mes réticences pendant les quelques jours que nous avons passés ensemble; ce secret n'est pas à moi seul, Bon-Affût; je ne suis pas le maître de le divulguer, même à un ami aussi éprouvé que vous.
—Gardez votre secret, mon ami, je ne suis nullement curieux de le connaître; seulement il est bien entendu que nous ne nous connaissons point, n'est-ce pas.
—Oui, ceci est fort important.
—Allons, adieu.
—Adieu.
Les deux cavaliers se serrèrent la main, l'un tourna à droite, l'autre à gauche, et ils s'éloignèrent à toute bride, chacun dans une direction opposée.
[1] Littéralement, quiepaa ciel, tani montagne, en langue zapotèque.
XI.
Le gué del Rubio.
La nuit était sombre, pas une étoile ne brillait au ciel; le vent soufflait avec force à travers les épaisses ramures de la forêt vierge avec ce sifflement triste et monotone qui ressemble au bruit des grandes eaux lorsque menace la tempête; les nuées étaient basses, noires, chargées d'électricité; elles couraient rapidement dans l'espace, cachant incessamment le disque blafard de la lune, dont les rayons sans chaleur rendaient encore les ténèbres plus épaisses; l'atmosphère était lourde, et des bruits sans nom, répercutés par les échos comme les roulements d'un tonnerre lointain, s'élevaient du fond des quebradas et des barancas ignorées de la Prairie; les bêtes fauves hurlaient tristement sur toutes les notes du clavier humain, et les oiseaux de nuit, troublés dans leur sommeil par cet étrange malaise de la nature, poussaient des cris rauques et discordants.
Au camp des gambucinos, tout était calme; les sentinelles veillaient, appuyées sur leurs rifles et accroupies devant un feu mourant qui achevait de s'éteindre. Au centre du camp, deux hommes fumaient leurs pipes indiennes en causant entre eux à voix basse.
Ces deux hommes étaient Balle-Franche et Bon-Affût.
Enfin Balle-Franche éteignit sa pipe, la repassa à sa ceinture, étouffa un bâillement et se leva en allongeant les bras et les jambes pour rétablir la circulation du sang.
—Qu'allez-vous faire? lui demanda Bon-Affût en se tournant à demi de son côté d'un air nonchalant.
—Dormir, répondit le chasseur.
—Dormir?
—Pourquoi non? La nuit est avancée; seuls, j'en suis convaincu, nous veillons encore: il est plus que probable que nous ne verrons pas don Miguel avant le lever du soleil; donc, le plus convenable, pour le moment du moins, est de dormir, si toutefois vous n'en avez pas décidé autrement.
Bon-Affût posa un doigt sur sa bouche comme pour recommander la prudence à son ami.
—La nuit est avancée, dit-il à voix basse, un orage terrible se prépare! Où peut-être allé don Miguel? Cette absence prolongée m'inquiète plus que je ne saurais dire; il n'est pas homme à abandonner ainsi ses compagnons sans une raison bien puissante, ou peut-être....
Le chasseur s'arrêta en hochant tristement la tête.
—Continuez, fit Balle-Franche, dites votre pensée tout entière.
—Eh bien, je crains qu'il ne lui soit arrivé malheur.
—Oh! Oh! Croyez-vous? Ce don Miguel est cependant, d'après ce que j'ai entendu dire, un hombre de a caballo d'un courage à toute épreuve et d'une force peu commune.
—Tout cela est vrai, répondit Bon-Affût d'un air préoccupé.
—Eh bien, pensez-vous donc qu'un tel homme bien armé et connaissant la vie de la Prairie ne soit pas de taille à se tirer d'un mauvais pas, quelque danger qui le menace?
—Oui, s'il a affaire à un adversaire loyal, qui se place résolument devant lui et entame une lutte à armes égales.
—Quel autre péril peut-il craindre?
—Balle-Franche, Balle-Franche! reprit le chasseur avec tristesse, vous avez trop longtemps habité les comptoirs des marchands de pelleteries du Missouri.
—Ce qui veut dire...? demanda le Canadien d'un ton piqué.
—Eh! Mon ami, ne vous fâchez pas de mon observation; mais il est évident pour moi que vous avez en grande partie oublié les mœurs du désert.
—Hum! Ceci est grave pour un chasseur, Bon-Affût, et en quoi, s'il vous plaît, ai-je oublié les mœurs du désert?
—Pardieu! En ce que vous ne semblez plus vous souvenir que, dans la contrée où nous sommes, toute arme est bonne pour se défaire d'un ennemi.
—Eh! Je sais cela aussi bien que vous, mon ami; je sais aussi que l'arme la plus redoutable est celle qui se cache.
—C'est-à-dire la trahison.
Le Canadien tressaillit.
—Redoutez-vous donc une trahison? demanda-t-il.
—Que puis-je craindre autre?
—C'est vrai, fit le chasseur en baissant la tête; mais, ajouta-t-il au bout d'un instant, que faire?
—Voilà justement ce qui m'embarrasse; je ne puis pourtant demeurer plus longtemps ainsi: l'inquiétude me tue; quoi qu'il arrive, je veux savoir ce qui s'est passé.
—Mais de quelle façon?
—Je ne sais, Dieu m'inspirera.
—Cependant vous avez une idée?
—Certes, j'en ai une.
—Laquelle?
—La voici, je compte même sur vous pour m'aider à la mettre à exécution.
Balle-Franche serra affectueusement la main de son ami.
—Vous avez raison, dit-il; voyons votre idée.
—Elle est bien simple: nous allons quitter le camp à l'instant même, et battre dans tous les sens les abords de la rivière.
—Oui; seulement je vous ferai observer que l'orage en tardera pas à éclater, déjà la pluie tombe en larges gouttes.
—Raison de plus pour nous hâter.
—C'est juste.
—Ainsi vous m'accompagnez?
—Pardieu! En doutiez-vous, par hasard?
—Je suis un niais; pardonnez-moi, frère, et merci.
—Pourquoi donc? C'est moi, au contraire, qui vous remercie.
—Comment cela?
—Eh mais! Grâce à vous, je vais faire une promenade charmante.
Bon-Affût ne répliqua pas; les deux chasseurs sellèrent et bridèrent leurs chevaux, et après avoir visité leurs armes avec tout le soin d'hommes qui sont convaincus qu'ils ne tarderont pas à s'en servir, ils se mirent en selle et s'avancèrent vers la barrière du camp.
Deux sentinelles se tenaient l'œil au guet, immobiles et droites à cette barrière; elles se placèrent devant les coureurs des bois.
Ceux-ci n'avaient aucunement l'intention de s'éloigner inaperçus, n'ayant aucune raison de cacher leur départ.
—Vous partez? demanda une des sentinelles.
—Non, nous allons seulement pousser une reconnaissance aux environs.
—A cette heure?
—Pourquoi pas?
—Dame! Il me semble que par un temps pareil mieux vaut dormir que courir la Prairie.
—Il vous semble mal, compagnon, répondit Bon-Affût d'un ton péremptoire, et d'abord, retenez ceci: je ne dois compte de mes actions à personne; si je sors à cette heure, par l'orage qui menace, c'est que j'ai probablement pour agir ainsi des raisons puissantes; ces raisons, je ne puis et ne dois vous les dire; maintenant, voulez-vous, oui ou non, me livrer passage? Sachez seulement que je vous rendrai responsable plus tard du retard que vous apporterez à l'exécution de mes projets.
Le ton employé par le chasseur en leur parlant frappa les deux sentinelles; elles se consultèrent quelques minutes à voix basse, puis celle qui, jusque-là, avait porté la parole, se tourna vers les deux hommes, qui attendaient impassibles le résultat de cette délibération.
—Passez, dit-elle; vous êtes en effet libre d'aller où bon vous semblera; j'ai fait mon devoir en vous interrogeant, Dieu veuille que vous fassiez le vôtre en sortant ainsi.
—Bientôt vous le saurez. Un mot encore.
—J'écoute.
—Notre absence, si Dieu le veut, sera de courte durée, sinon, au lever du soleil nous serons de retour; cependant faites bien attention à cette recommandation: si vous entendez trois fois le cri du jaguar répété à intervalles égaux, montez à cheval en toute hâte et arrivez, non pas vous seulement, mais suivi d'une dizaine de vos compagnons, car si vous entendez ce cri, c'est qu'un grand péril menacera votre cuadrilla. M'avez-vous bien compris?
—Parfaitement.
—Et vous ferez ce que je vous recommande?
—Je le ferai parce que je sais que vous êtes le guide que nous attendons et qu'une trahison n'est pas à redouter de votre part.
—Bien, au revoir.
—Bonne chance.
Les chasseurs sortirent, la barrière fut immédiatement refermée derrière eux.
A peine les coureurs des bois débouchaient-ils dans la Prairie que l'ouragan qui menaçait depuis le coucher du soleil éclata avec fureur.
Un fulgurant éclair traversa l'espace, suivi presque instantanément d'un effroyable coup de tonnerre; les arbres se courbèrent sous l'effort du vent et la pluie commença à tomber à torrents.
Les aventuriers n'avançaient qu'avec d'extrêmes difficultés au milieu de l'horrible chaos des éléments en fureur; leurs chevaux, effrayés par les mugissements de la tempête, buttaient et se cabraient à chaque pas. Les ténèbres étaient devenues tellement épaisses que bien que marchant côte à côte, les deux hommes avaient peine à se voir. Les arbres, tordus par le souffle tout puissant de la brise poussaient des plaintes humaines auxquelles répondaient les hurlements lugubres des fauves épouvantés, la rivière gonflée par la pluie soulevait des vagues dont la cime écumante se brisait avec fracas sur les rives sablonneuses.
Balle-Franche et Bon-Affût, aguerris aux temporales du désert, secouaient dédaigneusement la tête à chaque effort de la rafale qui passait au-dessus d'eux comme un simoun ardent, et continuaient à avancer en sondant de l'œil l'ombre qui les enveloppait comme d'un lourd linceul et en prêtant l'oreille aux bruits que les échos se renvoyaient de l'un à l'autre en les rendant plus éclatants et plus vibrants encore.
Ils atteignirent ainsi, sans avoir échangé une parole, le gué del Rubio. Là, comme d'un commun accord, ils s'arrêtèrent.
Le Rubio, affluent perdu et ignoré du Gran Río Colorado del Norte, dans lequel il se jette après un cours tourmenté d'une vingtaine de lieues à peine, est en temps ordinaire un mince filet d'eau que les pirogues indiennes ont peine à parcourir et que les chevaux passent a gué avec de l'eau à peine au ventre presque partout; mais à cette heure le placide ruisseau était devenu tout à coup un torrent fougueux roulant à grand bruit dans ses eaux profondes et fangeuses des arbres déracinés et même des quartiers de rocs.
Songer à traverser le Rubio eût été commettre en ce moment une insigne folie; l'homme assez téméraire pour tenter cette entreprise aurait été en quelques minutes emporté et roulé par les eaux furieuses, dont la nappe jaunâtre s'élargissait de minute en minute.
Les chasseurs demeurèrent un instant immobiles sous les torrents de pluie qui les inondaient, considérant d'un œil rêveur l'eau qui montait toujours et maintenant à grand-peine leurs chevaux effrayés qui se cabraient avec de sourds hennissement de terreur.
Ces deux hommes au cœur de bronze restaient impassibles au milieu du fracas épouvantable des éléments déchaînés, sans paraître s'apercevoir de l'effroyable tempête qui hurlait autour d'eux, aussi calmes et l'esprit aussi tranquille que s'ils avaient été confortablement assis au fond de quelque antre inaccessible auprès d'un joyeux feu de sarments. Ils n'avaient qu'une idée, venir en aide à celui qu'ils soupçonnaient courir en ce moment un danger terrible.
Tout à coup ils tressaillirent et relevèrent brusquement la tête en fixant devant eux des regards ardents et avides, mais l'ombre était trop épaisse, ils ne purent rien distinguer.
Au milieu des mille bruits de la tempête un cri avait frappé leur oreille.
Ce cri était un appel suprême, cri d'agonie strident et prolongé, comme l'homme fort vaincu par la fatalité en trouve lorsqu'il est contraint d'avouer son impuissance, que tout lui manque à la fois et qu'il n'a plus d'autre recours que Dieu. Les deux hommes se penchèrent vivement en avant, et plaçant leurs mains à leur bouche en forme d'entonnoir, ils poussèrent à leur tour un cri aigu et prolongé.
Puis ils écoutèrent.
Au bout d'une minute, un second cri plus perçant, plus désespéré que le premier traversa l'espace.
—Oh! s'écria Bon-Affût, en se haussant sur ses étriers et en serrant les poings avec douleur, cet homme est en danger de mort.
—Quel qu'il soit il faut le sauver, répondit résolument Balle-Franche.
Ils s'étaient compris.
Mais comment sauver cet homme! Où était-il? Quel danger le menaçait? Qui pouvait répondre à ces questions qu'ils s'adressaient mentalement?
Là se dressait l'impossible.
Au risque d'être emportés par les eaux, les chasseurs contraignirent leurs chevaux à entrer dans la rivière, et presque couchés sur le cou des nobles bêtes épouvantées, ils interrogèrent les flots.
Mais nous l'avons dit, les ténèbres étaient trop épaisses, ils ne purent rien voir.
—L'enfer s'en mêle! s'écria Bon-Affût, avec désespoir. Mon Dieu! Mon Dieu! Laisserons-nous donc mourir cet homme sans lui venir en aide!
En ce moment un éclair sillonna le ciel d'un éblouissant zigzag.
A sa lueur fugitive, les chasseurs entrevirent un cavalier luttant avec rage contre l'effort des flots.
—Courage! Courage! crièrent-ils.
—A moi! répondit l'inconnu d'une voix étranglée.
Il n'y avait pas à hésiter, chaque seconde était un siècle. L'homme et le cheval luttaient courageusement contre le torrent qui les entrainait, la résolution des chasseurs fut prise en une seconde. Ils se serrèrent silencieusement la main et enfoncèrent en même temps les éperons dans les flancs de leurs montures, les chevaux se cabrèrent avec un hennissement de douleur, mais contraints d'obéir à la main de fer qui les maîtrisait, ils bondirent effarés au milieu de la rivière.
Soudain deux coups de feu se firent entendre, une balle passa en sifflant entre les deux hommes et un cri de douleur sortit du sein de l'eau.
L'homme qu'ils allaient secourir était blessé.
L'orage augmentait toujours, les éclairs se succédaient avec une rapidité inouïe. Les chasseurs aperçurent l'inconnu cramponné à la bride de son cheval et se laissant emporter par lui.
Puis sur l'autre rive, le corps penché en avant, un homme, le rifle épaulé prêt à tirer.
—Chacun le sien dit laconiquement Bon-Affût.
—Bien, répondit non moins brièvement Balle-Franche. Le Canadien prit la reata pendue à l'argon de sa selle, la leva dans sa main et la faisant tourner autour de sa tête, il attendit la lueur du prochain éclair.
Son attente ne fut pas longue, mais si rapide qu'elle eût été, Balle-Franche avait profité de cette lueur passagère pour jeter la reata. La corde de cuir s'échappa en sifflant et le nœud coulant qui la terminait s'abattit sur le cou du cheval qui luttait si courageusement contre le torrent.
—Courage! Courage! cria Balle-Franche. A moi, Bon-Affût! A moi!
Et donnant une forte secousse à son cheval, il le fit volter sur les jambes de derrière, au moment où il allait perdre pied, et le lança vers la rive.
—Me voici! répondit Bon-Affût, qui guettait l'occasion de faire feu, patience! J'arrive.
Tout à coup il pressa la détente, le coup partit, de l'autre rive un cri de colère et de douleur arriva jusqu'aux chasseurs.
—Il est touché! dit Bon-Affût, demain je saurai qui est ce drôle, et, rejetant son rifle derrière lui, il lança son cheval au-devant de Balle-Franche.
Le cheval que le Canadien avait lacé se sentant soutenu et entraîné au rivage, seconda avec l'intelligence que possèdent ces nobles animaux, les efforts que l'on faisait pour le sauver.
Les deux chasseurs s'étaient attelés à la reata. Les forces réunies de leurs montures, aidées parle cheval lacé parvinrent à rompre le courant, et après une lutte de quelques minutes ils atteignirent enfin le rivage. Dès qu'ils furent relativement en sûreté, les Canadiens sautèrent à bas de leur selle et s'élancèrent vers le cheval de l'inconnu.
Aussitôt qu'elle avait senti la terre ferme sous ses pieds, la noble bête s'était arrêtée, semblant comprendre que si elle avançait elle briserait contre les pierres qui jonchaient le sol son maître, qui, bien que sans connaissance, tenait toujours serrée entre ses main crispées la bride qu'il n'avait pas lâchée. Les chasseurs coupèrent cette bride, soulevèrent entre leurs bras l'homme qu'ils avaient si miraculeusement sauvé, et le portèrent à quelques pas plus loin, sous un arbre au pied duquel ils le déposèrent doucement. Puis tous deux avidement penchés sur son corps, ils attendirent une lueur quelconque qui leur permit de le reconnaître.
—Oh! s'écria tout à coup Bon-Affût, en se redressant, avec une expression de douleur mêlée d'épouvante, don Miguel Ortega!
XII.
Don Stefano Cohecho.
Ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, après avoir quitté Balle-Franche, don Stefano était retourné au camp des gambucinos, dans lequel il était parvenu à rentrer sans être aperçu.
Une fois dans l'intérieur du camp, le mexicain n'avait plus rien à redouter; il regagna le feu auprès duquel son cheval était attaché, caressa la noble bête qui avait tourné vers lui la tête et redressé les oreilles à son approche, puis il se coucha tranquillement, se roula dans ses couvertures et s'endormit avec cette placidité particulière aux consciences tranquilles.
Plusieurs heures s'écoulèrent, sans que nul bruit ne vint troubler le calme qui planait sur le camp.
Soudain, don Stefano, ouvrit les yeux; une main s'était doucement posée sur son épaule droite.
Le Mexicain regarda l'homme qui interrompait son sommeil; à la lueur des étoiles pâlissantes, il reconnut Domingo. Don Stefano se leva et suivi silencieusement le gambucino. Celui-ci le conduisit aux retranchements, dans le but probablement de causer sans craindre les oreilles indiscrètes.
—Eh bien? lui demanda don Stefano, lorsque le gambucino lui eut fait signe qu'il pouvait parler.
Domingo, suivant l'ordre qu'il en avait reçu de Balle-Franche, lui rapporta succinctement ce qui s'était passé dans la Prairie. En apprenant que le Canadien avait enfin rencontré Bon-Affût, don Stefano tressaillit de joie, puis il se remit à écouter le récit du gambucino, avec un intérêt croissant. Lorsque celui-ci eut enfin terminé, ou du moins qu'il le vit demeurer silencieux devant lui:
—Est-ce tout? lui demanda-t-il.
—Tout, répondit l'autre.
Don Stefano sortit sa bourse, y puisa quelques pièces d'or et les remit à Domingo; celui-ci les prit avec un mouvement de plaisir.
—Balle-Franche ne t'a chargé de rien autre pour moi? demanda encore le Mexicain.
L'autre sembla réfléchir un instant.
—Ah! fit-il, j'oubliais; le chasseur m'a chargé de vous dire, seigneurie, que vous ne quittiez pas le camp.
—Sais-tu la raison de cette recommandation?
—Certes, il compte rejoindre ce soir la cuadrilla au gué del Rubio.
Le front du Mexicain s'assombrit à cette parole.
—Tu en es sûr? dit-il.
—Voilà ce qu'il m'a dit.
Il y eut un silence de quelques secondes.
—Bon, reprit-il au bout d'un instant; le chasseur n'a rien ajouté de plus?
—Rien.
—Hum! murmura don Stefano, enfin n'importe; puis, appuyant fortement la main sur l'épaule du gambucino et le regardant bien en face: maintenant, ajouta-t-il, en pesant avec intention sur chaque mot, retiens bien ceci: tu ne me connais pas; quoi qu'il arrive, tu ne souffleras pas un mot de la façon dont nous nous sommes rencontrés dans la Prairie.
—Vous pouvez y compter, seigneurie.
—J'y compte, répondit le Mexicain, avec une intonation qui fit trembler Domingo tout brave qu'il était; souviens-toi du serment que tu m'as fait et de l'engagement que tu as pris envers moi.
—Je m'en souviendrai.
—Si tu tiens tes promesses et si tu m'es fidèle, je me charge de te mettre pour toujours à l'abri du besoin, sinon, prends garde.
Le gambucino haussa les épaules avec dédain, et répondit d'un ton de mauvaise humeur:
—Il est inutile de me menacer, seigneurie; ce qui est dit est dit, ce qui est promis est promis.
—Nous verrons.
—Si vous n'avez rien d'autre à me recommander, je crois que nous ferons bien de nous séparer. Voici le jour qui commence à poindre, mes compagnons ne tarderont pas à s'éveiller, et je crois que vous n'êtes pas plus soucieux que moi que l'on nous surprenne ensemble.
—Tu as raison.
Ils se quittèrent sur ce mot; don Stefano retourna à sa place, le gambucino s'étendit au premier endroit venu, et bientôt tous deux furent endormis ou plutôt le parurent.
Aux premiers rayons du soleil, don Miguel souleva le rideau de la tente et se dirigea vers son hôte; celui-ci dormait à poings fermés. Don Miguel se fit un scrupule de troubler ce paisible sommeil; il s'accroupit auprès du feu, rapprocha les tisons épars, les raviva, tordit une fine cigarette de maïs et fuma philosophiquement en attendant le réveil de son hôte.
Cependant tout était en mouvement dans le camp: les gambucinos vaquaient aux devoirs du matin, les uns conduisaient les chevaux à la rivière, afin de les baigner; d'autres attisaient les feux afin de préparer le déjeuner de la cuadrilla, enfin chacun s'occupait à sa manière dans l'intérêt général.
Enfin, don Stefano, sur le visage duquel jouait depuis quelques minutes un rayon de soleil, jugea à propos de s'éveiller; il se retourna, allongea ses membres et ouvrit les yeux en baillant à plusieurs reprises.
—Caramba! fit-il en se redressant, il est déjà jour; comme une nuit est vite passée; il me semble qu'il y a une heure à peine que je me suis couché.
—Je vois avec plaisir que vous avez bien dormi, caballero, lui dit poliment don Miguel.
—Eh quoi! C'est vous, mon hôte, s'écria don Stefano avec un étonnement parfaitement joué; la journée sera heureuse pour moi, puisque le premier visage que j'aperçois, on ouvrant les yeux, est celui d'un ami.
—Je reçois ce compliment comme une galanterie de votre part.
—Ma foi non; je vous assure que ce que je vous dis est l'expression sincère de ma pensée, répondit le Mexicain avec bonhomie: il est impossible de mieux faire les honneurs du désert et de mieux comprendre les saintes lois de l'hospitalité.
—Je vous remercie de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi. J'espère que vous ne nous quitterez pas encore, et que vous consentirez à demeurer quelques jours avec nous.
—Je le voudrais, don Miguel; Dieu m'est témoin que je serais heureux de jouir, pendant quelque temps, de votre charmante compagnie; malheureusement cela m'est absolument impossible.
—Il serait vrai?
—Hélas! Oui, un devoir impérieux m'oblige à vous quitter aujourd'hui même; vous me voyez au désespoir de ce fâcheux contre-temps.
—Quel motif assez puissant peut vous contraindre à vous éloigner aussi brusquement?
—Mon Dieu, un motif bien trivial, et qui probablement vous fera sourire. Je suis négociant à Santa Fe; il y a quelques jours, les faillites successives de plusieurs négociants de Monterey, avec lesquels je suis en rapports suivis d'affaires, m'ont obligé à quitter subitement ma maison, afin de tâcher de sauver par ma présence quelques bribes du naufrage dont je suis menacé; je me suis mis en route sans demander avis à personne, et me voilà.
—Mais, objecta don Miguel, vous êtes fort loin de Monterey encore.
—Je le sais bien, et c'est ce qui me désespère; j'ai une peur affreuse d'arriver trop tard, d'autant plus que j'ai été averti que les gens auxquels j'ai affaire sont des fripons; les sommes qu'ils ont à moi sont considérables et forment, s'il faut vous l'avouer, le plus clair de ma fortune.
—Cáspita! S'il en est ainsi, je comprends que vous ayez hâte d'arriver.
—N'est-ce pas?
—Je ne soupçonnais pas que vous eussiez un motif aussi sérieux de presser votre voyage.
—Vous le voyez, plaignez-moi, don Miguel.
Toute cette conversation avait eu lieu entre les deux personnages avec une aisance charmante et une bonhomie parfaitement jouée de part et d'autre; pourtant ni l'un ni l'autre n'était dupe: don Stefano, comme cela arrive souvent, avait commis l'énorme faute de vouloir être trop fin et de s'avancer au delà des bornes de la prudence, en cherchant à persuader son interlocuteur de la sincérité de ses paroles. Cette feinte sincérité avait éveillé la méfiance de don Miguel pour deux raisons: d'abord parce que, venant de Santa Fe et se rendant à Monterey, don Stefano non seulement n'était pas sur la route qu'il aurait dû suivre, mais encore il tournait complètement le dos à ces deux villes, erreur que son ignorance de la topographie du pays lui faisait commettre sans qu'il s'en doutât; la seconde raison était aussi péremptoire: jamais un négociant quelconque n'aurait osé essayer, quelque graves que fussent les motifs d'un pareil voyage, de franchir seul le désert, à cause des Indios bravos, des pirates, des bêtes fauves et des mille autres dangers non moins grands auxquels il se serait exposé sans espoir possible de leur échapper.
Cependant don Miguel feignit d'admettre sans discussion les raisons que lui donnait son hôte, et ce fut de l'air le plus convaincu qu'il lui répondit:
—Malgré le vif désir que j'aurais eu à jouir plus longtemps de votre agréable société, je ne vous retiens plus, caballero; je comprends combien il est urgent pour vous de vous hâter.
Don Stefano s'inclina avec un imperceptible sourire de triomphe.
—Enfin, ajouta don Miguel, je souhaite que vous réussissiez à sauver votre fortune des griffes de ces fripons; dans tous les cas j'espère, caballero, que nous ne nous séparerons pas avant d'avoir déjeuné. Je vous avouerai que votre refus d'accepter une part de mon maigre souper hier au soir m'a peiné.
—Oh! interrompit don Stefano, croyez, caballero...
—Vous m'avez donné une excuse fort admissible, continua don Miguel; mais, ajouta-t-il avec intention, nous autres gambucinos et aventuriers, nous sommes de singulières natures, nous nous figurons, à tort ou à raison, que l'hôte qui refuse de manger avec nous est notre ennemi ou le deviendra.
Don Stefano tressaillit légèrement à cette brusque attaque.
—Pouvez-vous supposer cela, caballero? dit-il évasivement.
—Ce n'est pas moi qui le suppose, c'est nous tous, la race bizarre à laquelle nous appartenons, c'est un préjugé, une superstition stupide, tout ce que vous voudrez, mais cela est ainsi, fit-il avec un sourire acéré comme la pointe d'un poignard, et rien ne pourra changer notre nature: ainsi c'est convenu, nous allons déjeuner, puis je vous souhaiterai bon voyage, et nous nous séparerons.
Don Stefano prit une figure désespérée.
—Allons, je joue du malheur, dit-il en hochant la tête.
—Comment cela?
—Mon Dieu! Je ne sais comment vous expliquer ce qui m'arrive; c'est si ridicule que vraiment je n'ose...
—Dites toujours, caballero; bien que je ne sois qu'un grossier aventurier, peut-être parviendrai-je à vous comprendre.
—C'est que je vais vous blesser.
—Pas le moins du monde; n'êtes-vous pas mon hôte? Un hôte est envoyé par Dieu, c'est-à-dire sacré.
Don Stefano hésita.
—Eh! fit en riant don Miguel, je vais faire servir le déjeuner; peut-être vous déliera-t-il la langue.
—Voilà justement la question embarrassante, s'écria vivement le Mexicain avec un accent chagrin, c'est que, malgré tout mon désir de vous être agréable, je ne puis accepter votre gracieuse invitation.
Le jeune homme fronça le sourcil.
—Ah! Ah! fit-il en fixant un regard soupçonneux sur son interlocuteur, pourquoi donc?
—Voilà justement ce que je n'ose vous avouer.
—Osez, osez, caballero; ne vous ai-je pas averti que vous aviez le droit de tout dire?
—Mon Dieu, c'est vous qui m'y forcez, dit-il d'une voix de plus en plus triste, figurez-vous que j'ai fait vœu à Nuestra Señora de los Ángeles de ne jamais, tout le temps que je serai en route pour ce voyage maudit, prendre de nourriture avant le soleil couché.
—Ah! fit don Miguel d'un accent peu convaincu; mais hier au soir, lorsque je vous ai offert à souper, le soleil était couché depuis longtemps déjà il me semble.
—Attendez donc, je n'ai pas fini.
—J'écoute.
—Et alors même, reprit le Mexicain, de ne manger qu'une des tortillas de maïs que je porte avec moi dans mes alforjas, et que j'ai fait bénir par un prêtre avant mon départ de Santa Fe; vous voyez, tout cela doit vous paraître bien ridicule, mais nous sommes compatriote tous deux, nous avons du sang espagnol dans les veines, et au lieu de rire de ma sotte superstition vous me plaindrez.
—Cáspita! D'autant plus que vous vous êtes astreint à une rude pénitence. Je ne chercherai pas à vous faire renoncer à votre superstition, car moi aussi j'ai la mienne; je crois que le mieux est de ne pas revenir sur ce sujet.
—Vous ne m'en voulez pas, au moins?
—Moi! Pourquoi donc vous en voudrais-je?
—Ainsi, nous sommes toujours bons amis?
—Plus que jamais, fit en riant don Miguel.
Cependant la façon dont ses paroles furent prononcées ne rassura que médiocrement le Mexicain; il lança un regard en dessous à son interlocuteur et se leva.
—Vous partez? lui demanda le jeune homme.
—Si vous me le permettez je me mettrai en route.
—Faites, faites, mon hôte.
Don Stefano, sans répondre se mit incontinent à seller son cheval.
—Vous avez là une noble bête, observa don Miguel.
—Oui, c'est un barbe pur sang.
—Voilà la première fois que je vois un individu de cette race précieuse.
—Regardez-le tout à votre aise.
—Je vous remercie; mais je craindrais de vous retarder davantage; hola! Mon cheval, ajouta-t-il en s'adressant à Domingo.
Celui-ci lui amena un mustang plein de feu, sur le dos duquel le jeune homme s'élança d'un bond; de son côté, don Stefano s'était mis en selle.
—Est-ce que vous allez faire une promenade aux environs? demanda-t-il.
—Si vous me le permettez, j'aurai l'honneur de vous accompagner pendant quelques pas, à moins, ajouta-t-il avec un sourire railleur, que vous ayez encore fait un vœu qui vous le défende, auquel cas je m'abstiendrai.
—Allons! fit don Stefano d'un ton de reproche, vous m'en voulez.
—Ma foi non, je vous jure.
—A la bonne heure; nous partirons quand vous voudrez.
—Je suis à vos ordres.
Ils piquèrent leurs chevaux et sortirent du camp.
A peine avaient-ils fait une vingtaine de pas, que don Miguel tira la bride de son cheval et l'arrêta.
—Vous me quittez déjà? lui demanda don Stefano.
—Je ne ferai pas un pas de plus, répondit le jeune homme; et, redressant fièrement la tête et fronçant les sourcils, écoutez-moi, lui dit-il d'un ton hautain: ici vous n'êtes plus mon hôte, nous sommes hors de mon camp, dans le désert; je puis donc m'expliquer clairement et nettement avec vous, et, voto à brios, je vais le faire.
Le Mexicain le regarda d'un air surpris.
—Je ne vous comprends pas, dit-il.
—Peut-être; je souhaite que cela soit, mais je ne le crois pas; tant que vous avez été mon hôte, j'ai feint d'ajouter foi aux mensonges que vous me débitiez; mais maintenant vous n'êtes plus pour moi, que le premier venu, un étranger, et je veux vous faire connaître franchement ma pensée; je ne sais quel nom appliquer sur voire face blême, mais je suis certain que vous êtes mon ennemi ou tout au moins l'espion de mes ennemis.
—Caballero, ces paroles... s'écria don Stefano.
—Ne m'interrompez pas, continua le jeune homme avec violence, peu m'importe qui vous êtes, il me suffit de vous avoir démasqué; je vous remercie d'être entré dans mon camp; au moins maintenant, si je vous rencontre jamais, je vous reconnaîtrai; seulement croyez-moi; ceci est un conseil que je me permets de vous donner: secouez vos chaussures en me quittant, ne vous trouvez plus en face de moi, il pourrait vous arriver malheur!
—Des menaces! interrompit le Mexicain pâle de rage.
—Prenez mes paroles comme il vous plaira, mais retenez-les dans l'intérêt de votre sûreté; bien que je ne sois qu'un aventurier, je vous donne en ce moment une leçon de loyauté dont vous ferez bien de profiter; rien ne me serait plus facile que d'acquérir les preuves de votre trahison; j'ai avec moi trente compagnons dévoués qui, sur un signe de moi, vous feraient un fort mauvais parti, et, en fouillant vos habits et vos afforjas, trouveraient sans doute au milieu de vos tortillas bénites, fit-il avec un sourire sardonique, les raisons de la conduite que vous avez tenue avec moi depuis que je vous ai rencontré; mais vous avez été mon hôte, et ce titre est votre sauvegarde; allez en paix, et ne vous placez plus sur ma route.
En prononçant ces mots il leva le bras et appliqua un vigoureux coup de chicote (cravache) sur la croupe du cheval de don Stefano. Le barbe, peu habitué à de semblables traitements, partit comme un trait, malgré tous les efforts de son cavalier pour le retenir.
Don Miguel le suivit un instant des yeux, puis il retourna à son camp en riant a gorge déployée de la façon dont il avait terminé l'entretien.
—Allons, enfants! dit-il aux gambucinos, en route vivement, il nous faut arriver avant le coucher du soleil au gué del Rubio, ou le guide nous attend.
Une demi-heure plus tard, la caravane se mettait en marche.
XIII.
L'embuscade.
Aucun incident digne d'être rapporté ne troubla le voyage pendant le cours de cette journée. La cuadrilla traversait un pays accidenté, coupé de rivières peu profondes, parsemé de hautes futaies et de bouquets de cotonniers, peuplés par une infinité d'oiseaux de toutes sortes et de toutes couleurs; à l'horizon une longue ligne jaunâtre, au-dessus de laquelle planait un épais nuage de vapeurs, indiquait le Río Colorado Grande del Norte.
Ainsi que don Miguel l'avait prévu, on atteignit le gué del Rubio quelques minutes avant le coucher du soleil.
Nous expliquerons ici en quelques mots de quelle façon campent les caravanes dans le désert; cette description est indispensable pour que le lecteur puisse comprendre comment il est facile de sortir et de rentrer dans le camp sans être aperçu.
La cuadrilla, en sus de ses mules de charge, conduisait avec elle une quinzaine de wagons chargés de marchandises; lorsque l'endroit du campement était choisi, les quinze wagons étaient disposés en carré à la distance de trente-cinq pieds l'un de l'autre; dans les intervalles étaient placés six ou huit hommes qui allumaient un feu autour duquel ils se groupaient pour cuisiner, manger, causer et dormir. Les chevaux étaient placés au centre du carré, non loin de la tente mystérieuse qui marquait juste le milieu du camp. Chaque cheval avait le pied hors montoir avec le pied correspondant de derrière attachés à une corde longue de vingt pouces. Nous ferons remarquer que bien qu'un cheval entravé de cette façon se trouve d'abord fort gêné, bientôt il s'accoutume suffisamment pour pouvoir marcher lentement. Du reste, cette mesure toute de prudence est prise afin que les bêtes ne s'éloignent pas et ne soient point enlevées par les Indiens. Deux chevaux sont toujours entravés ensemble, un qui a les pieds attachés, et l'autre retenu seulement par une longe, et qui en cas d'alarme piaffe et galope autour de son compagnon qui lui sert pour ainsi dire de pivot.
L'espace laissé libre par les wagons était rempli par des fascines, des arbres empilés les uns sur les autres, et les ballots des mules.
Rien n'est plus singulier que l'aspect d'un de ces campements d'aventuriers dans la prairie. Les feux sont entourés de groupes pittoresques, assis, penchés ou debout, les uns cuisinant, d'autres raccommodant leurs habits ou les harnais des chevaux, d'autres fourbissant leurs armes; par intervalles, du sein de ces groupes s'élèvent des éclats de rire qui annoncent que les contes joyeux font gaiement la ronde, et qu'en devisant on cherche à oublier les fatigues du jour et à se préparer à celles du lendemain.
Puis, pour compléter le tableau, de distance en distance devant les retranchements les sentinelles calmes et droites, appuyées sur leurs riffles.
Ainsi que nous l'avons dit, au centre s'élève la tente du chef gardée par un factionnaire qui surveille en même temps les chevaux.
D'après la description que nous avons donnée, il est facile de comprendre que les wagons forment des espèces d'embrasures au moyen desquelles un homme adroit peut facilement, en rampant sous les trains, sortir sans être aperçu des factionnaires et rentrer lorsque bon lui semble, sans avoir éveillé l'attention de ses compagnons, dont les regards, ordinairement dirigés vers la campagne, n'ont aucune raison de surveiller ce qui se passe à l'intérieur du camp.
Aussitôt que tout fut en ordre, que chacun fut installé aussi confortablement que le permettaient les circonstances, don Miguel se fit amener un cheval frais sur lequel il monta, et s'adressant à ses compagnons groupés autour de lui:
—Señores, dit-il, une affaire pressante m'oblige à m'éloigner pour quelques heures, veillez avec soin sur le camp pendant mon absence, surtout ne laissez pénétrer personne au milieu de vous; nous nous trouvons dans des régions où la plus grande prudence est nécessaire pour se garantir de la trahison qui menace sans cesse et prend toutes les formes pour tromper ceux que la négligence empêche de se tenir sur leurs gardes. Le guide que nous attendons si impatiemment, arrivera sans doute d'ici à quelques instants; ce guide, plusieurs d'entre vous le connaissent déjà de vue, tous le connaissent de réputation, peut-être viendra-t-il seul, peut-être amènera-t-il quelqu'un avec lui. Cet homme, dans lequel nous devons avoir la plus grande confiance, doit être, pendant mon absence, entièrement libre de ses actions, aller et venir sans qu'on lui oppose le moindre obstacle; vous m'avez entendu, suivez de point en point mes recommandations; du reste, je vous le répète, je serai bientôt de retour.
Après avoir fait un dernier signe d'adieu à ses compagnons, don Miguel sortit du camp et se dirigea vers le Rubio, dont il traversa facilement le gué presque à sec en ce moment.
Ce que le chef des aventuriers avait dit à ses compagnons, à propos de Bon-Affût, était une inspiration du ciel, car, s'il n'avait par ordonné péremptoirement qu'on laissât le chasseur libre de ses mouvements et de ses volontés, il est probable que les sentinelles lui auraient barré le passage, et alors le jeune homme, privé du secours providentiel des deux coureurs des bois, aurait été incontestablement perdu.
Après avoir traversé le gué, don Miguel lança son cheval à toute bride tout droit devant lui; cette course furieuse dura à peu près deux heures, à travers des bois touffus qui, à chaque instant, se faisaient plus épais et se métamorphosaient peu à peu en forêt.
Après avoir traversé une gorge assez profonde, dont les flancs rapides étaient couverts de fourrés impénétrables, le jeune homme arriva à une espèce de carrefour étroit ou aboutissaient plusieurs sentiers de bêtes fauves, et au centre duquel un Indien, revêtu de son costume de guerre, fumait gravement accroupi devant un feu de fiente de bison, pendant que son cheval, entravé à quelque distance, broutait du bout des lèvres les jeunes pousses des arbres. Dès qu'il aperçut l'Indien, don Miguel pressa l'allure de son cheval afin de le joindre plus promptement.
—Bonsoir, chef, dit-il en sautant légèrement à terre et en serrant amicalement la main que lui tendait le guerrier.
—Ooah! fit le chef, je n'attendais plus mon frère pâle.
—Pourquoi donc, puisque je vous avais promis de venir.
—Peut-être aurait-il mieux valu que le visage pâle demeurât dans son camp; Addick est un guerrier, il a découvert une piste.
—Bon! Les pistes ne manquent pas dans la prairie.
—Och! Celle-ci est large et foulée sans précaution: c'est une trace des visages pâles.
—Bah! Que m'importe, fit insoucieusement le jeune homme; croyez-vous donc que ma troupe est la seule qui parcoure les prairies en ce moment?
Le peau-rouge secoua la tête.
—Un guerrier indien ne se trompe pas sur le sentier de la guerre. Cette piste est celle d'un ennemi de mon frère.
—Qui vous le fait supposer?
L'Indien parut ne pas vouloir s'expliquer plus clairement; il baissa la tête, et au bout d'un instant il répondit:
—Mon frère verra.
—Je suis fort, bien armé, je me soucie fort peu de ceux qui prétendraient me surprendre.
—Un homme n'en vaut pas dix, fit sentencieusement l'Indien.
—Qui sait? répondit légèrement le jeune homme; mais, continua-t-il, ce n'est pas de cela qu'il s'agit en ce moment; je viens ici chercher les nouvelles que le chef m'a promises.
—La promesse d'Addick est sacrée.
—Je le sais, chef, voilà pourquoi je n'ai pas hésité à venir; mais le temps se passe, j'ai une longue route à faire pour rejoindre mes compagnons, un orage se prépare, et je vous avoue que je serais médiocrement flatté d'y être exposé à mon retour; veuillez donc être bref.
Le chef s'inclina affirmativement, et de la main il indiqua au jeune homme une place à ses côtés.
—Bon; maintenant commencez, chef, je suis tout oreille, répondit don Miguel en se laissant tomber sur le sol; et d'abord, comment se fait-il que ce ne soit qu'aujourd'hui que je vous rencontre?
—Parce que, répondit flegmatiquement l'Indien, comme mon frère le sait, il y a loin d'ici au Queche-Pitao (ville de Dieu); un guerrier n'est qu'un homme, Addick a accompli l'impossible pour rejoindre plus tôt son frère le visage pâle.
—Soit, chef, je vous remercie. Maintenant venons au fait: que vous est-il arrivé depuis notre séparation?
—Quiepaa-Tani a ouvert ses portes toutes grandes devant les deux jeunes vierges pâles; elles sont en sûreté, dans le Queche, loin des regards de leurs ennemis.
—Et ne vous ont-elles chargé de rien me dire?
L'Indien hésita une seconde.
—Non, dit-il enfin, elles sont heureuses, et elles attendent.
Don Miguel soupira.
—C'est étrange, murmura-t-il.
Le chef jeta sur lui à la dérobée un regard inquisiteur.
—Que fera mon frère? demanda-t-il.
—Bientôt je serai près d'elles.
—Mon frère à tort, nul ne sait où elles se trouvent; à quoi bon révéler leur refuge?
—Bientôt, je l'espère, je serai libre d'agir sans craindre les regards indiscrets.
Une flamme sombre brilla dans l'œil du peau-rouge.
—Wacondah seul est maître de demain, fit-il.
Don Miguel le regarda.
—Que veut dire le chef?
—Rien autre que ce que je dis.
—Bon. Mon frère veut-il m'accompagner à mon camp?
—Addick retourne à Quiepaa-Tani, afin de veiller sur celles que son frère lui a confiées.
—Vous reverrai-je bientôt?
—Peut-être, répondit-il évasivement; mais, ajouta-t-il, mon frère ne m'a-t-il pas dit qu'il comptait se rendre au Queche?
—En effet.
—Quand viendra mon frère?
—Au plus tard, dans les premiers jours de la prochaine lune; pourquoi cette question?
—Mon frère est un visage pâle; si Addick ne l'introduit pas lui-même dans le Queche, le chef blanc n'y pourra pas pénétrer.
—C'est juste, à l'époque que je vous ai indiquée, je vous attendrai au pied de la colline ou nous nous sommes quittés.
—Addick y sera.
—Bien je compte sur vous; maintenant il faut que je vous quitte: la nuit tombe rapidement, le vent commence à souffler avec force, je dois partir.
—Adieu, répondit laconiquement le chef, sans faire un geste pour le retenir.
—Adieu.
Le jeune homme se mit en selle et piqua des deux.
Addick le regarda s'éloigner d'un air pensif; puis, lorsqu'il eut disparu derrière un bouquet d'arbres, il se pencha légèrement en avant et imita à deux reprises le sifflement du cobra Capel.
A ce signal, les branches d'un fourré peu distant du feu s'écartèrent avec précaution, et un homme parut.
Cet individu, après avoir jeté autour de lui un regard soupçonneux, s'avança vers le chef, devant lequel il s'arrêta.
Cet homme était don Stefano Cohecho.
—Eh bien? dit-il.
—Mon père a entendu? demanda l'Indien d'un ton équivoque.
—Tout.
—Alors je n'ai rien à apprendre à mon père.
—Rien.
—L'orage commence; que veut faire mon père?
—Ce qui est convenu; les guerriers du chef sont prêts?
—Oui.
—Où sont-ils?
—A l'endroit désigné.
—Bien, partons.
—Partons.
Ces deux hommes, qui depuis longtemps déjà devaient fort bien se connaître, s'étaient entendus en quelques mots.
—Venez, dit don Stefano à voix haute.
Une dizaine de cavaliers mexicains parurent.
—Voilà du renfort au cas où vos guerriers ne suffiraient pas, fit-il en se tournant vers le chef.
Celui-ci dissimula un mouvement de mauvaise humeur et répondit, en haussant les épaules avec dédain:
—A quoi bon vingt guerriers sur un homme seul!
—C'est que cet homme en vaut cent! répondit don Stefano avec un ton de conviction qui donna à réfléchir au chef.
Ils partirent.
Cependant don Miguel galopait toujours; il était loin pourtant de se douter du complot qui, en ce moment, se tramait contre lui; et, s'il hâtait sa marche, ce n'était nullement par appréhension, mais parce que le vent, dont la violence croissait de minute en minute, et les larges gouttes de pluie qui commençaient à tomber, l'avertissaient de chercher un abri au plus vite. Tout en galopant, il réfléchissait au court entretien qu'il avait eu avec le guerrier peau-rouge; en repassant dans son esprit les paroles qui avaient été échangées entre eux, il sentait une inquiétude vague, une crainte secrète, se glisser dans son cœur, sans qu'il lui fût possible de se rendre bien clairement compte de l'émotion qu'il éprouvait; il lui semblait entrevoir une trahison derrière les réticences étudiées du chef; il se rappelait maintenant que parfois celui-ci avait paru gêné en lui parlant. Tremblant alors qu'un malheur ne fut arrivé aux jeunes filles ou qu'un péril les menaçât, il sentit augmenter son inquiétude, d'autant plus qu'il ne savait quel moyen employer pour s'assurer de la fidélité de l'homme qu'il soupçonnait d'une perfidie.
Tout à coup un éclair éblouissant traversa la nuée, son cheval fit un brusque écart de côté et deux ou trois balles sifflèrent auprès de lui.
Le jeune homme se redressa sur sa selle. Il se trouvait au milieu de la gorge que quelques heures auparavant, il avait traversée; une obscurité profonde l'enveloppait de toutes parts, et dans l'ombre, tout autour de lui, il lui sembla voir s'agiter des formes humaines indécises et comme effacées par l'épaisseur des ténèbres. En ce moment, d'autres coups de feu furent tirés sur lui, son chapeau fut enlevé par une balle, et plusieurs flèches passèrent à quelques lignes de son visage.
Don Miguel releva résolument la tête.
—Ah! Traîtres! s'écria-t-il d'une voix forte.
Et, enlevant son cheval avec les genoux, il s'élança en avant avec une vélocité vertigineuse, tenant la bride aux dents, à demi couché sur le cou de sa monture, et un revolver de chaque main.
Un effroyable cri de guerre se fit entendre, mêlé à des imprécations de fureur articulées en espagnol.
Don Miguel passa comme un tourbillon au milieu de la masse qui s'agitait autour de lui, et déchargea ses revolvers au plus épais de ses ennemis inconnus. Des cris de douleur et de rage, des coups de feu et des flèches le poursuivirent sans ralentir la course effrénée de son cheval, qui semblait ne plus toucher terre, tant il détalait avec rapidité.
Derrière lui, le jeune homme entendait le galop furieux de plusieurs chevaux qui se pressaient à sa poursuite.
—Trahison! Trahison! criait-il en brandissant son sabre, faisant cabrer son cheval et bondissant comme un chacal au milieu de l'affreuse mêlée qui se resserrait incessamment autour de lui.
Soudain, au plus fort de la lutte, au moment suprême où il sentait que ses forces étaient sur le point de l'abandonner, trois coups de feu éclatèrent dans l'ombre, et les gens qui l'attaquaient, pris à revers, furent contraints, à leur tour, de se défendre contre des ennemis invisibles.
—Nous arrivons! cria une voix vibrante dont l'accent énergique fit tressaillir les assaillants, tenez bon! Tenez bon!
Don Miguel répondit par un hurlement terrible et se rejeta au milieu de la mêlée avec un redoublement d'efforts. Maintenant il n'était plus seul, il se savait soutenu, il se croyait sauvé.
La foule oscilla dans l'ombre comme les blés murs sous la faux du moissonneur, la masse compacte des assaillants se fendit en deux parts, trois hommes, trois démons, se précipitèrent au milieu de la trouée qu'ils avaient faite, et leurs chevaux vinrent en bondissant se ranger aux côtés de celui de l'aventurier.
—Ah! Ah! s'écria celui-ci avec un éclat de rire railleur, la lutte est égale maintenant; en avant, compagnons, en avant!
Et il se rejeta dans la mêlée, suivi de ces intrépides auxiliaires.
Qui étaient ces hommes? D'où venaient-ils? Il ne le savait pas et ne songeait pas à le demander. D'ailleurs, ce n'était pas le moment des explications, il fallait vaincre ou mourir.
—Tuez-le! Tuez-le! hurlait un homme qui, à chaque minute, se précipitait sur lui le sabre haut, avec toute la féroce ardeur d'une haine invétérée.
—Oh! C'est donc vous, don Stefano Cohecho, s'écria don Miguel, je savais bien que nous nous rencontrerions, votre voix vous a dénoncé.
—A mort! A mort! répondit celui-ci.
Les deux hommes se jetèrent à corps perdus l'un sur l'autre, les chevaux se heurtèrent avec une force terrible l'homme que l'aventurier prenait pour don Stefano roula sur le sol.
—Victoire! cria don Miguel en fouillant avec son machette tout ce qui se trouvait à sa portée.
Ses amis inconnus toujours auprès de lui s'élancèrent à sa suite. Malgré tous leurs efforts, ceux qui les attaquaient ne purent plus longtemps, maintenir leur position, et ils commencèrent à fuir dans toutes les directions.
La gorge était franchie.
Désormais nul obstacle sérieux ne s'opposait à la fuite de don Miguel; il pressa son cheval, la noble bête redoubla d'ardeur.
Un peu plus libre alors, le jeune homme regarda autour de lui. Ses défenseurs inconnus avaient subitement disparus comme par enchantement.
—Qu'est-ce que cela signifie? murmura-t-il.
En ce moment il sentit au bras gauche une commotion assez semblable à un coup de fouet: une balle venait de l'atteindre. Cette blessure le rappela au sentiment de sa position présente.
Ses ennemis s'étaient ralliés et avaient recommencé leur poursuite. Devant lui il entendait gronder les flots jaunâtres du Rubio; la colère de Dieu et la colère des hommes semblaient se liguer contre lui pour l'accabler: ce fut alors qu'une épouvante insensée s'empara de lui; il se crut perdu et poussa ce premier cri d'agonie entendu des chasseurs.
Cependant ceux qui le poursuivaient gagnaient rapidement sur lui; sans hésiter, sans réfléchir, il se précipita dans le Rubio avec son cheval; une vingtaine de balles firent crépiter l'eau tout autour de lui; il se retourna bravement sur son cheval et fit feu une dernière fois de ses revolvers en poussant ce cri auquel les chasseurs répondirent par le mot:
—Courage!
Mais la nature humaine a des bornes qu'elle ne peu dépasser. Ce dernier effort acheva d'éteindre le peu de forces qui lui restaient, et, serrant avec la frénésie de désespoir la bride de son cheval, il roula dans le fleuve et s'évanouit en murmurant d'une voix éteinte:
—Laura! Laura!
Deux coups de feu se croisèrent au-dessus de sa tête, l'un tiré par l'homme qui, de la rive, le couchait en joue l'autre par Bon-Affût. L'inconnu poussa un hurlement de bête fauve, s'affaissa en tournoyant comme un homme ivre et disparut.
Qui était cet homme? Était-il mort ou seulement blessé?
XIV.
Les voyageurs.
Les événements que nous avons entrepris de raconter sont tellement mêlés d'incidents enchevêtrés les uns dans les autres par cette implacable fatalité du hasard qui domine la vie humaine, que nous sommes contraint, à notre grand regret, d'interrompre encore une fois notre récit, pour faire assister le lecteur à une scène qui se passait non loin du gué del Rubio le jour même ou s'accomplissaient les faits que nous avons rapportés dans nos précédents chapitres.
Environ vers une heure de la tarde, c'est-à-dire au moment ou les rayons du soleil, parvenu à son zénith, font peser sur la Prairie une chaleur si intense, que tout ce qui vit et qui respire cherche un refuge au plus profond des bois, trois cavaliers passèrent le gué del Rubio et s'engagèrent résolument dans la sente que devait quelques heures plus lard suivre don Miguel Ortega.
Ces cavaliers étaient des blancs, et qui plus est des Mexicains; il était facile de reconnaître, au premier abord, qu'ils n'appartenaient ni de près ni de loin à aucune des classes d'aventuriers qui, sous des dénominations différentes, telles que trappeurs, chasseurs, coureurs des bois, gambucinos ou pirates, pullulent dans les Prairies de l'Ouest, qu'ils parcourent incessamment dans tous les sens.
Le costume de ces cavaliers était celui porté habituellement par les hacenderos mexicains des frontières: le feutre à large bord galonné et garni de la toquilla, la manga, les calzoneras de velours ouvertes au genou, le zarapé, les botas vaqueras et les armas de agua, sans lesquelles nul ne se hasarde au désert. Ils étaient armés de rifles, revolvers, navaja et machete. Leurs chevaux, en ce moment accablés par la chaleur mais rafraîchis un peu au passage du gué, avaient les jambes fines, redressaient fièrement la tête et montraient qu'au besoin ils auraient pu, quelle que fût leur fatigue apparente, fournir une longue course.
Des trois cavaliers, l'un paraissait être le maître ou du moins le supérieur des deux autres.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, aux traits durs, accentués, mais empreints d'une rare franchise et d'une grande énergie; sa taille était haute, bien prise, vigoureusement charpentée, il se tenait droit et roide sur sa selle avec cette prestance assurée qui dénote les vieux soldats.
Ses compagnons appartenaient à la classe des Indios mansos, race abâtardie dans laquelle le sang indien et le sang espagnol se sont tellement mêlés, qu'il n'est plus possible de leur assigner un type caractéristique. Cependant la richesse de leurs vêtements et la façon dont ils cheminaient auprès du premier cavalier laissaient deviner qu'ils étaient pour lui des serviteurs de confiance, des hommes dont la fidélité était éprouvée de longue date, presque des amis enfin, et non des domestiques dans la brutale réception du mot. Autant qu'il est possible de reconnaître l'âge d'un Indien sur le visage duquel les traces de décrépitude sont presque toujours invisibles, ces deux hommes devaient avoir atteint le milieu de la vie, c'est-à-dire quarante à quarante-cinq ans.
Ces trois cavaliers venaient à peu de distance les uns des autres, l'air soucieux et triste; parfois ils jetaient autour d'eux un regard découragé, étouffaient un soupir et continuaient leur route la tête basse comme des hommes qui ont la conviction d'avoir entrepris une tâche au-dessus de leurs forces, mais que la volonté et surtout le dévouement poussent en avant quand même.
La présence de ces étrangers sur les rives du Rubio était du reste un de ces faits insolites que nul n'aurait pu expliquer, et qui certes aurait fort étonné les chasseurs ou les Indiens dont ils auraient été aperçus.
Dans les parages où ils se trouvaient, les animaux étaient rares, donc ils ne chassaient pas. Ces régions éloignées de toutes les zones civilisées, aboutissaient fatalement aux contrées inexplorées, dernier refuge des Indiens; ces hommes n'étaient donc pas des trafiquants ni des voyageurs ordinaires.
Quelle raison assez puissante les avaient déterminés à s'enfoncer ainsi dans le désert en aussi petit nombre, lorsque pour eux tout visage humain devait immanquablement être celui d'un ennemi?
Où allaient-ils? Que cherchaient-ils?
A cette double question, nul, si ce n'est ces hommes seuls, n'aurait osé répondre.
Cependant le gué avait été traversé; devant eux s'étendait une lande stérile et sablonneuse aboutissant à la gorge dont nous avons parlé plus haut.
Dans cette lande, pas un brin d'herbe ne verdissait; les rayons incandescents du soleil tombaient d'aplomb sur un sable brûlant qui rendait encore, s'il est possible, la chaleur plus lourde et plus étouffante.
Le plus âgé des voyageurs se tourna vers ses compagnons:
—Courage, muchachos! dit-il d'une voix douce, avec un triste sourire, en désignant à trois milles au loin à peu près les contreforts d'une forêt vierge, dont la végétation drue et serrée leur promettait une ombre réparatrice; courage, bientôt nous nous reposerons.
—Que votre seigneurie ne s'inquiète pas de nous, répondit un des criados; ce que votre seigneurie supporte sans se plaindre, nous autres pouvons aussi le supporter.
—La chaleur est accablante, ainsi que vous je sens le besoin de quelques heures de repos.
—A la rigueur nous pourrions continuer encore longtemps notre route, reprit celui qui déjà avait parlé, mais nos chevaux ont peine à se traîner; les pauvres bêtes sont presque fourbues.
—Oui, bêtes et gens il faut nous arrêter. Quelque forte que soit la volonté, il y a des limites devant lesquelles l'organisation humaine doit fléchir; courage! Dans une heure nous serons arrivés.
—Allez, allez, seigneurie, ne songez pas à nous davantage.
Le premier voyageur ne répondit pas, ils continuèrent silencieusement leur marche.
Cependant ils ne tardèrent pas à atteindre la gorge, qu'ils traversèrent, et bientôt ils se trouvèrent au milieu de bouquets d'arbres qui, se rapprochant doucement, commencèrent à les abriter tant bien que mal; sur le point d'arriver à l'endroit que le premier voyageur avait désigné pour y faire halte, il s'arrêta tout à coup, et se tournant vers ses compagnons:
—Voyez donc, dit-il, ne vous semble-t-il pas voir une légère colonne de fumée s'élever du milieu des fourrés, là-bas devant nous, un peu sur la gauche à la lisière de la forêt.
Ceux-ci regardèrent.
—Effectivement, répondit le plus âgé; il n'y a pas à s'y tromper, bien que d'ici on pourrait croire que c'est un nuage de vapeur; cependant la façon dont monte la spirale et sa nuance bleuâtre, tout indique que c'est de la fumée.
—Depuis dix mortels jours que nous errons dans ces immenses solitudes sans rencontrer âme qui vive, ce feu doit être pour nous le bienvenu, puisqu'il nous annonce des hommes, c'est-à-dire des amis; allons donc tout droit à leur rencontre, peut-être obtiendrons-nous d'eux de précieux renseignements sur le but de notre voyage.
—Permettez, seigneurie, répondit vivement le criado: lorsque nous avons quitté le presidio, vous avez consenti à vous laisser guider par moi, excusez-moi de vous donner un conseil qui, je le crois, dans les circonstances présentes, vous sera fort utile.
—Parle, mon brave Bermudez, j'ai la plus entière confiance dans ton expérience et dans ta fidélité, ton conseil sera bien reçu par moi.
—Merci, seigneurie, répondit celui qu'on venait de nommer Bermudez; j'ai longtemps été votre vaquero, et dans ce métier je me suis souvent trouvé en rapport, soit avec des Indiens, soit avec des chasseurs, ce qui m'a donné sur la vie du désert certaines notions dont j'ai fait mon profit, bien que je n'aie jamais pénétré aussi loin qu'aujourd'hui dans les prairies. Ainsi, dans les parages où nous sommes, nous devons surtout redouter la rencontre de nos semblables, ne les accoster qu'avec prudence, en usant des précautions les plus grandes, d'autant plus que nous ne savons en face de qui nous nous trouverons et si nous aurons affaire à des amis ou à des ennemis.
—C'est vrai, ton observation est juste, mais malheureusement elle arrive un peu tard.
—Pourquoi donc?
—Parce que si nous avons aperçu la fumée de leur feu, il est probable que depuis longtemps déjà les gens qui sont là-bas nous ont vus et épient tous nos mouvements, d'autant plus que nous n'avons aucunement cherché à dissimuler notre présence.
—Cela est certain, don Mariano, cela est certain, reprit Bermudez en secouant la tête. Voilà, si vous me le permettez, ce que je propose à votre seigneurie, afin d'éviter un malentendu toujours désagréable: vous m'attendrez ici avec Juanito, tandis que moi je m'avancerai seul et je pousserai une reconnaissance jusqu'auprès du feu.
Don Mariano hésita à répondre, il lui semblait dur d'exposer ainsi son vieux domestique.
—Décidez-vous, seigneurie, dit vivement celui-ci; je connais la manière de causer des peaux-rouges, ils me salueront ou d'une volée de flèches, ou d'une balle; mais, comme ils sont généralement très maladroits, je suis à peu près certain de ne pas être blessé, et alors, j'entrerai facilement en pourparlers avec eux. Vous voyez que les risques que j'ai à courir ne sont pas grands.
—Bermudez a raison, seigneurie, ajouta sentencieusement Juanito, homme méthodique et silencieux, qui ne prenait la parole que dans les grandes circonstances, vous devez le laisser agir à sa guise.
—Non, répondit résolument don Mariano; je ne consentirai jamais à cela. Dieu est le maître de notre existence, lui seul peut en disposer à son gré; s'il t'arrivait quelque chose de fâcheux, mon pauvre Bermudez, je ne me le pardonnerais pas; nous continuerons à avancer tous trois ensemble; au moins, si ce sont des ennemis qui sont devant nous, nous pourrons nous défendre.
Bermudez et Juanito se disposaient à prendre la parole pour répondre à leur maître, et il est probable que la discussion se serait prolongée longtemps encore, mais en ce moment le galop d'un cheval se fit entendre, les herbes s'écartèrent, et un cavalier apparut à une dizaine de pas du groupe environ. Ce cavalier était blanc, il portait le costume des chasseurs de la Prairie.
—Hola, caballeros! cria-t-il en faisant un geste amical de la main et en arrêtant son cheval, avancez sans crainte et soyez les bienvenus; j'ai reconnu votre indécision, je suis venu pour y mettre un terme.
Les trois hommes échangèrent un regard.
—Venez, venez, reprit le chasseur, nous sommes des amis, je vous le répète, vous n'avez rien à redouter de nous.
—Je vous remercie de votre cordiale invitation, répondit enfin don Mariano, et je l'accepte de grand cœur.
Puis toute défiance étant éteinte entre eux, les quatre personnages s'avancèrent de compagnie vers le feu qu'ils atteignirent au bout de quelques minutes.
Auprès de ce feu se tenaient deux personnes, un Indien et sa femme.
Les voyageurs mirent pied à terre, débarrassèrent leurs montures de leur selle et de leur bride, et après leur avoir donné la provende, ils s'assirent avec un soupir de satisfaction auprès de leurs nouveaux amis, qui leur firent, avec toute la cordiale simplicité du désert, les honneurs de leurs provisions et de leur campement.
Le lecteur a sans doute reconnu dans ces trois nouveaux personnages, Ruperto, l'Aigle-Volant et l'Églantine, que nous avons laissés se dirigeant vers le village du chef, où Ruperto avait reçu de Balle-Franche la mission d'accompagner le peau-rouge.
Non seulement don Mariano et ses compagnons étaient fatigués, mais encore ils avaient très faim; le chasseur et les Indiens les laissèrent assouvir leur appétit en toute liberté, puis lorsqu'ils les eurent vus, allumer leurs papelitos, ils les imitèrent, et la conversation s'engagea. Commencée un peu à bâtons rompus par ces questions habituelles au désert, sur le temps, la chaleur et l'abondance du gibier, elle ne tarda pas à devenir plus intime et à prendre un caractère tout à fait sérieux.
—Maintenant que le repas est terminé, chef, dit Ruperto, éteignez le feu, il est inutile que nous révélions notre présence aux vagabonds qui sans doute rôdent en ce moment dans la Prairie.
L'Églantine, sur un signe de l'Aigle-Volant, éteignit le feu.
—C'est en effet votre fumée qui vous a dénoncés, répondit don Mariano,
—Oh! reprit Ruperto en riant, parce que nous l'avons voulu, sans cela nous aurions fait notre feu de façon à demeurer invisibles.
—Vous désiriez donc être découverts?
—Oui, c'était un coup de dés.
—Je ne vous comprends pas.
—Ce que je vous dis vous semble une énigme, mais vous ne tarderez pas à savoir à quoi vous en tenir. Regardez, ajouta le chasseur en étendant le bras dans la direction de la gorge, voyez-vous ce cavalier qui accourt à toute bride, dans un quart d'heure à peine il sera auprès de nous; grâce à la précaution que je viens de prendre, il passera sans nous apercevoir.
—Redouteriez-vous quelque chose de ce cavalier?
—Rien; au contraire le chef et moi nous sommes ici pour lui venir en aide.
—Vous le connaissez donc?
—Pas le moins du monde.
—Hum! Vous devenez de plus en plus incompréhensible, caballero.
—Patience, reprit en riant le chasseur; ne vous ai-je pas dit que bientôt vous auriez le mot de l'énigme.
—Oui, et je vous avoue que ma curiosité est si bien excitée que je l'attends avec impatience?
Cependant le cavalier que Ruperto avait désigné à don Mariano s'approchait rapidement, et bientôt, ainsi que l'avait prévu le chasseur, il passa sans l'apercevoir à quelques pas seulement du campement.
Aussitôt qu'il eut disparu dans la forêt, Ruperto reprit la parole.
—Il y a quelques heures, dit-il, non loin de l'endroit où nous nous trouvons en ce moment, le chef et moi, sans le vouloir, nous avons assisté à une conversation dont ce cavalier était l'objet, conversation dans laquelle il était tout simplement question de lui tendre un piège et de le faire tomber dans un guet-apens odieux; je ne connais pas la raison qui engageait les deux hommes qui causaient, sans se croire si bien écoutés, à machiner cet assassinat; je ne sais pas qui est ce cavalier et je ne veux pas le savoir, mais j'ai pour tout ce qui, de près ou de loin, sent la trahison une répulsion instinctive; ce chef indien est comme moi; nous avons immédiatement résolu de sauver ce cavalier si cela nous était possible; nous savions qu'il devait passer ici, puisqu'il avait un rendez-vous avec l'un des deux individus que le hasard ou plutôt la Providence nous faisait si singulièrement écouter. Deux hommes, quelque braves qu'ils soient, sont bien faibles contre une vingtaine de bandits, cependant nous ne perdîmes pas courage, résolus, si Dieu ne nous envoyait pas d'auxiliaires, à tenter bravement l'aventure à nous deux, d'autant plus que les gens dont nous surprenions les sanglants projets nous semblaient être d'atroces coquins; cependant sur l'avis du chef, j'allumai le feu, certain que, si le hasard amenait quelque voyageur de ce côté, la fumée lui servirait de phare et l'amènerait incontestablement ici; vous voyez, caballero, que je ne me suis pas trompé dans mes prévisions, puisque vous êtes venu.
—Et j'en suis heureux, répondit chaleureusement don Mariano; je m'associe de grand cœur à votre projet, qui me semble de tout point émaner d'un cœur loyal et bon.
—Ne me faites pas meilleur que je ne suis, caballero, répondit le chasseur, je ne suis qu'un pauvre diable de coureur des bois, fort ignorant des choses des villes, seulement je me laisse, en toutes circonstances, guider par les inspirations de mon cœur.
—Et vous avez raison, car elles sont saines et justes, disposez de moi comme vous l'entendrez; je me mets à votre disposition pour tout ce que vous jugerez convenable de faire.
—Merci; maintenant nous sommes en force, si nombreux qu'ils soient, je vous certifie que les pícaros verront beau jeu; mais nous avons encore du temps devant nous: reposez-vous, dormez quelques heures; lorsque le moment sera venu, nous nous concerterons pour convenir de ce que nous aurons à faire.
Don Mariano était trop fatigué pour se faire répéter cette invitation; quelques minutes plus tard, lui et ses compagnons étaient plongés dans un sommeil profond et réparateur.
Au coucher du soleil, Ruperto les réveilla.
—Il est temps, dit-il.
Ils se levèrent; ces quelques heures de repos leur avaient rendu toutes leurs forces. Les dispositions à prendre étaient simples, elles furent bientôt réglées.
Nous avons vu ce qui était arrivé: Addick et don Stefano, surpris eux-mêmes lorsqu'ils croyaient surprendre don Miguel, ignorant contre combien d'ennemis ils avaient à lutter, avaient, ainsi que tous leurs compagnons, été mis en fuite après une lutte acharnée.
Don Mariano et Ruperto, satisfaits d'avoir sauvé don Miguel, s'étaient retirés dès que l'issue du combat ne leur avait plus paru douteuse.
Rappelés cependant sur les bords du Rubio, par les quelques coups de feu tirés au dernier moment par don Miguel, ils avaient vu tomber un homme et s'étaient élancés vers lui autant peut-être afin de lui porter secours que pour le faire prisonnier. Cet homme était évanoui. Don Mariano et Ruperto l'enlevèrent dans leurs bras et le transportèrent sous le couvert de la forêt, où, dans un espace dénué d'arbres, l'Églantine était parvenu à grand-peine à allumer du feu; mais lorsqu'à la lueur des flammes du foyer ils purent reconnaître le visage du blessé, les deux hommes avaient poussé un cri de stupéfaction.
—Don Stefano Cohecho! s'était écrié Ruperto.
—Mon frère! avait dit don Mariano avec une douleur mêlée d'épouvante.
XV.
Retour à la vie.
Cependant, avec les premières lueurs du matin, l'ouragan terrible qui avait si cruellement sévi pendant la nuit presque tout entière s'était peu à peu calmé; le vent avait balayé le ciel et emporté au loin les nuages sombres qui plaquaient de taches noirâtres le bleu de l'éther; le soleil se levait majestueusement dans des flots de lumière; les arbres, rafraîchis par la tempête; avaient repris ce vert mat que souillait la veille le sable poussiéreux du désert, et les oiseaux, dont les innombrables myriades se cachaient frileusement sous l'épaisse feuillée du couvert, entonnaient à plein gosier l'harmonieux concert que chaque matin, au réveil de la nature, ils chantent au Très Haut; hymne sublime et grandiose, harmonie saisissante dont le rythme, plein de naïves mélodies, fait doucement rêver l'homme perdu dans ces océans de verdure, et le plonge à son insu dans la mélancolique rêverie de l'espoir dont la réalisation est au ciel.
Ainsi que nous l'avons dit, don Miguel Ortega sauvé grâce au courage à toute épreuve et à la présence d'esprit des deux coureurs des bois, avait été transporté par eux au pied d'un arbre où ils l'avaient étendu.
Le jeune homme était évanoui. Le premier soin des chasseurs fut de rechercher ses blessures. Il en avait deux, une au bras droit, l'autre à la tête. Aucune des deux n'était dangereuse. La blessure du bras saignait beaucoup; une balle avait déchiré les chairs, mais sans occasionner de rupture d'os ni aucun autre accident grave. Quant à la blessure de la tête, produite évidemment par un instrument tranchant, les cheveux s'étaient déjà collés dessus et avaient arrêté l'hémorragie.
L'évanouissement de don Miguel était causé par la perte de sang d'abord, puis par la surexcitation nerveuse d'une lutte longue et acharnée et par la somme immense de forces qu'il avait été contraint de dépenser pour résister aux ennemis nombreux qui l'avaient traîtreusement attaqué.
Les coureurs des bois, par la vie qu'ils mènent et les accidents sans nombre auxquels ils sont sans cesse exposés, sont contraints de posséder quelques connaissances pratiques en médecine et surtout en chirurgie. Élèves des peaux-rouges, les simples jouent un grand rôle dans leur système de médication. Balle-Franche et Bon-Affût, étaient passés maîtres dans l'art de traiter sommairement les plaies, à la mode indienne. Après avoir lavé avec soin les blessures, coupé les cheveux de celle de la tête, ils prirent des feuilles d'oregano, en formèrent une espèce de cataplasme en les mouillant légèrement avec un peu d'eau-de-vie étendue d'eau et appliquèrent ce remède primitif sur les blessures en l'assujettissant avec des feuilles d'abanijo coupées en bandes et attachées aux moyens de fils d'aloès. Puis, avec la lame d'un couteau, ils écartèrent légèrement les mâchoires serrées du blessé, et introduisirent quelques gouttes de liqueur dans sa bouche. Au bout de quelques instants don Miguel entrouvrit faiblement les yeux, et une rougeur fugitive colora les pommettes de ses joues pâlies.
Les chasseurs, les deux mains croisées sur l'extrémité de leur rifle, examinaient avec soin le visage du blessé, cherchant à lire sur ses traits les résultats probables des moyens qu'ils avaient cru devoir employer pour le soulager.
L'homme qui sort d'un évanouissement profond n'a pas, dans le premier moment, conscience des objets extérieurs ni le souvenir des faits qui se sont passés; l'équilibre brusquement rompu entre ses facultés par les chocs successifs qu'elles ont éprouvés, ne se rétablit que lentement et graduellement, au fur et à mesure que la vue devient plus nette et la mémoire plus claire. Don Miguel jeta autour de lui un regard sans chaleur et sans expression, et referma presque aussitôt les yeux comme s'il avait été fatigué déjà de l'effort qu'il avait été contraint de faire pour les ouvrir.
—Dans quelques heures ses forces seront revenues, et avant trois jours il n'y paraîtra plus, observa Balle-Franche, en hochant sentencieusement la tête; vrai Dieu! C'est un de ces hommes carrés comme je les aime!
—N'est-ce pas, répondit Bon-Affût; si jeune et déjà si vaillant, quel rude assaut il a soutenu!
—Oui, et bravement, on peut le dire! C'est égal, si nous ne nous étions pas trouvés là, il aurait eu de la peine à s'en tirer.
—Il aurait succombé, cela ne fait point le moindre doute, c'eût été malheureux.
—Très malheureux! Enfin l'en voilà hors. Ah çà, qu'allons-nous en faire à présent? Nous ne pouvons demeurer éternellement ici; d'un autre côté, il est incapable de faire un mouvement, il faudrait cependant le ramener au camp, ses hommes doivent être inquiets de son absence, qui sait ce qui arriverait si elle se prolongeait?
—C'est juste. Nous ne pouvons pas songer à le mettre sur son cheval, il faut aviser à un autre expédient.
—Pardieu! Ce n'est pas embarrassant, la torpeur dans laquelle il est tombé durera près de deux heures, dans l'intervalle, il sera à peine capable de prononcer quelques mots et de se rappeler vaguement ce qui est arrivé; il n'est donc pas nécessaire que nous demeurions tous deux auprès de lui, un seul suffira, moi, par exemple; vous, vous profiterez de cela pour vous rendre au camp, annoncer ce qui s'est passé, dire aux gambucinos dans quel état se trouve leur chef, demander du secours et l'amener dans le plus court délai possible.
—Vous avez, ma foi raison, Balle-Franche, votre conseil est excellent, je vais le mettre immédiatement à exécution; je serai tout au plus absent pendant deux heures, veillez bien, car nous ne savons qui sont les gens qui rôdent aux environs et probablement espionnent nos démarches.
—Soyez tranquille, Bon-Affût, je ne suis pas un de ces hommes qui se laissent surprendre; ainsi, tenez, je me souviens d'une aventure qui m'arriva à peu près dans les mêmes conditions que celles ou nous nous trouvons aujourd'hui. Il y a longtemps de cela, c'était en 1824, j'étais tout jeune alors, et je...
Mais, Bon-Affût, qui voyait avec effroi poindre une des interminables histoires de son ami, se hâta de l'interrompre sans cérémonie, en disant:
—Pardieu! Je vous connais de longue date, Balle-Franche, et je sais quel homme vous êtes, aussi je m'en vais parfaitement tranquille.
—C'est égal, insista le chasseur, si vous me laissiez vous expliquer...
—Inutile, inutile, mon ami; d'un homme de votre trempe et de votre expérience les explications sont oiseuses, interrompit Bon-Affût en se jetant vivement en selle et s'éloignant à toute bride.
Balle-Franche le suivit longtemps des yeux.
—Hum! fit-il d'un ton pensif, Dieu m'est témoin que cet homme est une des plus excellentes créatures qui existent; je l'aime comme un frère, eh bien, je ne pourrai jamais lui faire comprendre combien il est utile et précieux de conserver dans sa mémoire le souvenir des choses passées, afin de ne pas se trouver embarrassé lorsque surgit tout à coup une de ces difficultés si fréquentes dans la vie du désert; enfin, à la grâce de Dieu!
Et il se remit à examiner le blessé avec cette sollicitude intelligente qu'il n'avait jusque-là cessé de lui témoigner.
Don Miguel n'avait pas fait un mouvement, près d'une heure s'était écoulée, et le blessé, dont l'évanouissement s'était peu à peu dissipé, était instantanément tombé dans un sommeil lourd et agité dont rien ne semblait devoir le tirer avant longtemps. Balle-Franche, assis auprès de lui, le rifle entre les jambes, fumait philosophiquement sa pipe indienne, attendant avec cette patience particulière aux chasseurs qu'un symptôme quelconque lui annonçât que le blessé parvenait à secouer cette torpeur de mauvais présage qui s'était emparée de lui.
Le vieux Canadien aurait désiré, au risque de voir se déclarer une fièvre intense, qu'une commotion subite vint fouetter l'organisme du jeune homme et le rejeter brutalement dans la vie; il comptait sur l'arrivée des gambucinos pour obtenir ce résultat, et souvent il interrogeait le désert avec inquiétude pour tâcher de les apercevoir. Mais il ne voyait, il n'entendait rien. Tout était calme et silencieux autour de lui.
—Allons, murmurait-il parfois, en jetant un regard mécontent sur don Miguel étendu à ses pieds, le choc a été trop rude, et rien qui vienne galvaniser cette matière et lui rendre la conscience de son être! Sur mon âme c'est jouer de malheur!
Au moment où, pour la centième fois peut-être, il répétait cette phrase avec un dépit toujours croissant, il entendit à quelque distance un froissement assez fort dans les feuilles et un bris de branches mortes.
—Eh! Eh! fit le chasseur, qu'est-ce que c'est que cela?
Il leva vivement la tête et examina avec soin les alentours; tout à coup il partit d'un éclat de rire concentré, et ses yeux étincelèrent de joie.
—Pardieu! s'écria-t-il gaiement, voilà justement mon affaire, c'est Dieu qui m'envoie ce gaillard-là pour me tirer d'embarras, qu'il soit le bienvenu.
A une vingtaine de pas au plus du chasseur, couché sur la maîtresse branche d'un mezquite énorme, un magnifique jaguar fixait sur lui des regards flamboyants, en passant par intervalle une de ses pattes de devant derrière ses oreilles avec ces minauderies et ces ronrons particuliers à la race féline. Cette bête fauve, probablement effrayée par l'ouragan de la nuit, n'avait pu encore regagner sa tanière vers laquelle elle se dirigeait, lorsque sur son chemin elle avait rencontré les deux hommes.
Le jaguar ou tigre d'Amérique, loin d'attaquer l'homme, évite avec soin sa rencontre, ce n'est que poussé et contraint qu'il accepte le combat, mais alors il devient terrible et une lutte avec lui est souvent mortelle, à moins que son antagoniste soit aguerri et au courant des nombreuses ruses qu'il emploie pour s'assurer la victoire.
A l'instant où le tigre apercevait le chasseur, celui-ci l'avait vu, le combat était donc imminent. Les deux ennemis restèrent plusieurs minutes à s'observer, les regards croisés comme deux lames d'épées.
—Allons, décide-toi donc, paresseux, murmura Balle-Franche.
Le jaguar poussa un sourd rugissement, aiguisa quelques secondes ses griffes formidables sur la branche qui lui servait de piédestal, puis se repliant et se pelotonnant pour ainsi dire sur lui-même, il bondit sur le chasseur. Celui-ci ne bougea pas; le rifle à l'épaule, les pieds écartés et fortement appuyés en terre, le corps un peu penché, il suivait d'un œil intelligent tous les mouvements du fauve; au moment où celui-ci s'élança, le chasseur pressa la détente.
Le coup partit, le tigre tournoya dans l'espace avec un hurlement furieux et retomba aux pieds de Balle-Franche. Le Canadien se pencha vers lui, le jaguar était mort; la balle du chasseur lui était entrée dans le crâne par l'œil droit et l'avait foudroyé.
Cependant, au hurlement du fauve et à la détonation du rifle de Balle-Franche, don Miguel avait ouvert les yeux il s'était brusquement relevé sur le coude droit, et le regard effaré, les traits contractés par une émotion étrange et terrible qui empourprait son visage.
—A moi! A moi! cria-t-il d'une voix tonnante.
—Me voilà! s'écria Balle-Franche, en accourant et l'obligeant à se recoucher.
Don Miguel le regarda.
—Qui êtes-vous? lui dit-il, au bout d'un instant, que me voulez-vous? Je ne vous connais pas.
—C'est juste, répondit imperturbablement le chasseur, qui lui parlait comme à un enfant, mais vous me connaîtrez bientôt, soyez tranquille; pour le moment, qu'il vous suffise de savoir que je suis un ami.
—Un ami! répéta le blessé, qui cherchait à remettre de l'ordre dans ses idées encore confuses et couvertes d'un épais bandeau, quel ami?
—Pardieu! fit le chasseur, vous ne devez pas les compter par milliers je suppose; je suis votre ami depuis quelques heures, je vous ai sauvé au moment où vous alliez mourir.
—Mais tout cela ne me dit rien, ne m'apprend rien. Comment suis-je ici, comment vous y trouvez-vous?
—Voilà bien des questions à la fois, il m'est impossible d'y répondre. Vous êtes blessé, et votre état vous interdit toute conversation. Voulez-vous boire?
—Oui, répondit machinalement don Miguel.
Balle-Franche lui tendit sa gourde.
—Mais, reprit-il au bout d'un instant, je n'ai pas rêvé cependant.
—Qui sait?
—Ces coups de feu, ces cris que j'ai entendus?
—La moindre des choses, un jaguar que je viens de tuer et que vous pouvez voir à quelques pas.
Il y eut un silence de quelques minutes; don Miguel réfléchissait profondément, la lumière commençait à se faire dans son esprit, la mémoire revenait; le chasseur suivait avec anxiété sur le visage du jeune homme les progrès incessants du retour de la pensée. Enfin un éclair d'intelligence brilla dans l'œil du jeune homme, et fixant son regard fiévreux sur le vieux chasseur:
—Combien y a-t-il de temps que vous m'avez sauvé? lui demanda-t-il.
—Trois heures à peine.
—Ainsi, il s'est écoule depuis que les événements qui m'ont amené ici ont eu lieu...
—Une nuit seulement.
—Oui, reprit le jeune homme d'une voix profonde, une nuit terrible. Oh! J'ai cru mourir.
—Vous n'avez échappé que par miracle.
—Merci.
—Je n'étais pas seul.
—Qui donc encore m'est venu en aide. Dites-moi son nom, afin que je le garde précieusement dans ma mémoire.
—Bon-Affût.
—Bon-Affût! s'écria le blessé avec attendrissement; toujours lui. Oh! Je devais m'attendre à ce nom, car il m'aime, lui.
—Oui.
—Et vous, quel est votre nom?
—Balle-Franche.
Le jeune homme tressaillit, et étendant le bras:
—Votre main, fit-il; vous aviez raison tout à l'heure de dire que vous étiez un ami, vous l'êtes effectivement depuis longtemps déjà, Bon-Affût m'a souvent parlé de vous.
—Depuis trente ans lui et moi nous sommes liés.
—Je le sais; mais où est-il donc, que je ne le vois pas?
—Il est parti, voilà deux heures environ, pour se rendre au campement de votre cuadrilla, afin d'amener des secours.
—Il songe à tout.
—Moi, je suis demeuré pour vous soigner et veiller sur vous pendant son absence, mais il ne peut tarder à revenir.
—Croyez-vous que je serai longtemps réduit à l'impuissance?
—Non, vos blessures ne sont pas sérieuses. Ce qui vous abat en ce moment, c'est le choc moral que vous avez reçu, et surtout le sang que vous avez perdu lorsque vous avez roulé évanoui dans le Rubio.
—Ainsi cette rivière...
—Est le Rubio.
—Je suis donc à l'endroit même où s'est terminée la lutte?
—Oui.
—Combien de jours pensez-vous que je demeure ainsi?
—Quatre ou cinq au plus.
Il y eut encore quelques secondes d'interruption à cette conversation à bâtons rompus.
—Vous m'avez dit que ce qui m'abat le plus est l'affaiblissement de mes facultés produit par le choc moral que j'ai reçu, n'est-ce pas? reprit don Miguel.
—Oui, je l'ai dit.
—Croyez-vous qu'une volonté ferme et puissante pourrait amener une réaction favorable à cet état?
—Je le crois.
—Donnez-moi votre main.
—La voilà.
—Bon, soutenez-moi.
—Que voulez-vous faire?
—Me lever.
—Vive Dieu! Je disais bien que vous étiez un homme. Allons, soit, j'y consens, essayez.
Après plusieurs minutes d'efforts infructueux, don Miguel parvint enfin à se tenir debout.
—Enfin! s'écria-t-il d'un ton de triomphe.
Au premier pas qu'il fit, il perdit l'équilibre et roula à terre.
Balle-Franche s'élança vers lui.
—Laissez-moi, lui cria-t-il, laissez-moi, je veux me relever seul.
Il y parvint; cette fois il prit mieux ses précautions que la première, et réussit à faire quelques pas.
Balle-Franche le regardait avec admiration.
—Oh! Il faut que la volonté dompte la matière, reprit don Miguel, les sourcils froncés et les veines gonflées; j'y arriverai.
—Vous vous tuerez.
—Non, car il faut que je vive; donnez-moi à boire.
Pour la seconde fois Balle-Franche, lui passa sa gourde; le jeune homme la porta avidement à ses lèvres.
—Maintenant, s'écria-t-il avec un accent fébrile, en rendant cette gourde au chasseur, à cheval!
—Comment, à cheval! s'écria Balle-Franche avec stupéfaction.
—Oui, je veux partir.
—Mais c'est de la folie cela!
—Laissez-moi faire, vous dis-je, je me tiendrai; seulement, comme ma blessure au bras gauche m'empêche de me mettre seul en selle, je réclame votre aide.
—Vous le voulez?
—Je l'exige.
—Soit donc, et à la grâce de Dieu.
—Il nous protégera, soyez-en certain.
Balle-Franche aida le jeune homme à se mettre en selle; contre les prévisions du chasseur, il s'y tint droit et ferme.
—Maintenant, dit-il, prenez la peau de votre jaguar, et partons.
—Où allons-nous?
—Au camp; Bon-Affût sera bien étonné de me voir, lui qui me croit à demi-mort.
Balle-Franche suivit silencieusement le jeune homme; il renonçait à chercher plus longtemps à s'expliquer ce caractère étrange.
XVI.
Recherche de la vérité.
Malgré la ferme volonté de don Miguel de dompter la douleur, le mouvement du cheval lui occasionnait des souffrances atroces qui crispaient ses traits et faisaient perler sur son front, pâle comme celui d'un cadavre, des gouttelettes d'une sueur froide; parfois, sa vue se troublait, il lui semblait que tout tournait autour de lui, il chancelait sur sa selle et se cramponnait avec force à la crinière de son cheval pour ne pas tomber.
—Stupide matière! murmurait-il d'une voix sourde, ne pourrai-je donc pas te vaincre!
Alors, il redoublait d'efforts pour paraître impassible, souriait à Balle-Franche, et lui adressait gaiement la parole.
Pour la première fois, le vieux chasseur se trouvait à court; il avait beau fouiller sa mémoire, afin de trouver dans sa vie, cependant si accidentée, une circonstance analogue à celle dans laquelle il se trouvait en ce moment, à son grand regret, il était forcé de convenir in petto que jamais il n'avait vu rien de pareil; cela le chagrinait malgré lui, aussi venait-il d'un air tout maussade auprès du jeune homme.
Cependant ils avançaient toujours; tout à coup, ils entendirent un grand bruit de chevaux à une distance assez rapprochée en avant d'eux, sur la sente qu'ils suivaient.
—Voilà Bon-Affût, dit don Miguel.
—C'est probable.
—Il sera bien étonné de me rencontrer venant au-devant du secours qu'il m'amène.
—Cela est certain.
—Pressons un peu le pas de nos chevaux.
Balle-Franche le regarda.
—Vous avez juré de vous donner une congestion cérébrale, n'est-ce pas? lui dit-il nettement.
—Comment cela, répondit le jeune homme étonné.
—Pardieu! Cela est facile à prévoir, reprit le chasseur d'un ton bourru; depuis une heure, vous faites folie sur folie, mais ne vous y trompez pas, caballero, ce que vous prenez pour de la force n'est que de la fièvre, c'est elle seule qui vous soutient, prenez-y garde, ne vous obstinez pas dans une lutte impossible, et dont, je vous en avertis, vous ne sortirez pas vainqueur. Je vous ai laissé agir à votre guise, parce que je ne voyais pas d'inconvénient à le faire jusqu'à présent; mais, croyez-moi, en voilà assez, vous avez donné la mesure de vos forces, vous avez prouvé ce que vous pourriez dans une circonstance urgente; c'est tout ce qu'il faut, maintenant arrêtons-nous et attendons.
—Merci, répondit don Miguel en lui serrant cordialement la main, vous êtes réellement mon ami, vos rudes paroles me le prouvent; oui, je suis un fou, mais que voulez-vous, je me trouve dans une position étrange, où toute heure que je perds peut amener pour moi et pour d'autres personnes des périls extrêmes, j'ai peur de succomber avant d'avoir accompli la tâche que le malheur m'a imposée.
—Vous succomberez bien plus vite, si vous ne voulez pas être raisonnable, quatre ou cinq jours sont bientôt passés, et puis, ce que vous ne pourrez pas accomplir, vos amis l'accompliront.
—C'est vrai, vous me faites rougir de moi-même; non seulement je suis un fou, mais encore je suis un ingrat.
—Allons ne parlons plus de cela; le bruit se rapproche, il est probable que ce sont vos compagnons; cependant il serait possible que ce fussent des ennemis, dans le désert on doit s'attendre à tout; entrons dans ce fourré où nous demeurerons parfaitement invisibles aux regards des arrivants, si c'est Bon-Affût, nous nous montrerons, sinon nous nous tiendrons cois.
Don Miguel approuva chaleureusement ce conseil, il comprenait qu'en cas de lutte, il ne serait que d'un piètre secours à son compagnon dans l'état où il se trouvait.
Les deux hommes disparurent dans le fourré qui se referma sur eux, et ils attendirent, le pistolet au poing, l'arrivée des gens dont le galop des chevaux croissait de minute en minute.
Balle-Franche ne s'était pas trompé, c'était effectivement Bon-Affût qui revenait avec une quinzaine de gambucinos. Lorsqu'ils ne furent plus qu'à quelques pas d'eux, les deux hommes se montrèrent.
Bon-Affût ne pouvait en croire ses yeux, il ne comprenait pas comment cet homme, qu'il avait laissé privé de connaissance, étendu sur la terre comme un corps inerte et presque sans vie, avait eu la force de venir à sa rencontre, et de se tenir aussi droit et aussi ferme sur sa selle.
Don Miguel jouit quelques instants de son triomphe et de l'admiration qu'il inspirait à ces hommes pour lesquels la seule suprématie est celle de la force, puis il se pencha en souriant vers Bon-Affût.
—Vous n'en êtes pas moins le bienvenu avec le secours que vous m'amenez, mon ami, lui dit-il à voix basse; ce secours me devient en ce moment, sinon indispensable, du moins fort nécessaire, la volonté seule me maintient à cheval dans la position où je suis.
—Il faut vous hâter de retourner au camp, et de crainte d'accident, vous étendre sur un brancard.
—Un brancard! se récria don Miguel.
—Il le faut, croyez-moi; il est urgent que vous repreniez, dans le plus bref délai, le commandement de votre cuadrilla, n'usez donc pas vos forces dans d'inutiles bravades.
Don Miguel s'inclina sans répondre, il avait compris la portée de l'argument du chasseur; lui-même, après être descendu de cheval avec le secours des deux Canadiens, donna l'ordre à ses compagnons de construire le brancard qui devait servir à le transporter.
Bon-Affût, passant son bras sous celui du jeune homme et faisant signe à Balle-Franche de les suivre, s'écarta de quelques pas de la troupe, et, faisant asseoir sur l'herbe l'aventurier;
—Maintenant que vous êtes en état de me répondre, profitons du temps pendant lequel on confectionne le brancard, pour causer; vous avez beaucoup de choses à m'apprendre.
Le jeune homme soupira.
—Interrogez, répondit-il.
—Oui, cela vaudra mieux ainsi; comment et par qui avez-vous été attaqué?
—Je ne saurais vous le dire; c'est une étrange histoire, tellement embrouillée qu'il m'est impossible, malgré tous mes efforts, d'en deviner le premier mot.
—C'est égal, dites-nous ce qui vous est arrivé, peut-être nous autres, qui avons plus que vous l'habitude des prairies, trouverons-nous un fil conducteur qui servira à nous guider dans ce labyrinthe inextricable en apparence.
Don Miguel, sans se faire prier davantage, rapporta alors, dans tous leurs détails, les faits tels qu'ils s'étaient passés.
Au nom d'Addick, Bon-Affût fronça les sourcils.
Lorsque le Mexicain parla de don Stephano, les chasseurs échangèrent un regard d'intelligence; mais lorsque le jeune homme arriva à la singulière péripétie du combat où, sur le point de succomber, il avait été tout à coup secouru par des inconnus qui avaient disparu comme par enchantement après l'avoir dégagé, les chasseurs donnèrent les marques de la plus grande surprise.
—Voilà, ajouta don Miguel, l'odieux guet-apens dans lequel je suis tombé et dont j'aurais été victime, si vous n'étiez pas accourus à propos pour me sauver. Maintenant que vous savez tout, aussi bien que moi, quelle est votre opinion?
—Hum! fit le chasseur, tout cela est bien extraordinaire, en effet; il y a au fond de cette histoire une sombre machination, menée avec une adresse et une perversité diaboliques qui m'effrayent. J'ai certains soupçons que je tiens avant tout à éclaircir; je ne puis donc vous donner de suite mon opinion. Il faut avant tout, que j'approfondisse certaines choses. Rapportez-vous en à moi pour cela. Mais ces hommes, qui sont venus si à propos à votre secours, ne les avez-vous pas vus? Ne leur avez-vous pas parlé?
—Vous oubliez, répondit en souriant don Miguel, qu'ils me sont apparus au milieu du combat, apportés pour ainsi dire par l'ouragan qui sévissait avec fureur. Le temps eût été mal choisi pour une conversation.
—C'est vrai, je ne sais ce que je dis; mais, ajouta le chasseur en frappant la terre de la crosse de son rifle, je n'en aurai pas le démenti, je vous jure que bientôt j'aurai découvert quels sont vos ennemis, quelques soins qu'ils prennent et quelques précautions qu'ils emploient pour se cacher.
—Oh! Je compte bien me mettre à leur poursuite, dès que mes forces seront un peu revenues.
—Vous, caballero, répondit sèchement Bon-Affût, vous allez vous guérir d'abord. Arrivé à votre camp, vous vous enfermerez comme dans une citadelle, et vous ne ferez pas un mouvement avant de m'avoir revu.
—Comment, de vous avoir revu? Vous avez donc l'intention de me quitter?
—A l'instant, Balle-Franche et moi, nous allons partir; auprès de vous, nous ne vous servirions à rien, au lieu que nous vous serons utiles au dehors.
—Que voulez-vous faire?
—A notre retour vous saurez tout.
—Je ne puis demeurer dans une telle inquiétude, en outre je ne vous comprends pas.
—C'est cependant limpide. Je veux, aidé par Balle-Franche, arracher le masque à ce don Stefano, masque qui, à mon avis, doit cacher un bien laid visage, savoir quel est cet homme, et pourquoi il s'est posé vis-à-vis de vous en ennemi acharné.
—Merci, Bon-Affût; maintenant je suis tranquille. Allez, faites ce que bon vous semblera, je suis convaincu que tout ce qui sera humainement possible d'accomplir, vous l'accomplirez; seulement avant de nous séparer, promettez-moi une chose.
—Laquelle?
—Promettez-moi que, dès que vous aurez obtenu tous les renseignements que vous allez chercher, vous me les transmettrez, sans rien entreprendre contre cet homme dont je tiens à tirer personnellement, vous m'entendez, Bon-Affût, personnellement une vengeance exemplaire.
—Ceci vous regarde, je n'aurais garde d'aller sur vos brisées; à chacun sa tâche en ce monde: cet homme est votre ennemi et non le mien. Dès que je serai parvenu à vous mettre face à face, ou du moins à vous placer vis-à-vis l'un de l'autre dans une position égale, vous ferez comme vous l'entendrez, je m'en lave les mains.
—Bon, bon! murmura don Miguel, si quelque jour je tiens ce démon entre mes mains comme il m'a tenu entre les siennes, je ne le laisserai pas échapper, moi, je vous le jure.
—Ainsi, c'est convenu, nous pouvons partir?
—Quand il vous plaira.
Balle-Franche avait assisté calme et impassible jusque-là à l'entretien des deux hommes; mais à cette parole il fit un pas en avant, et, posant la main sur le bras de Bon-Affût:
—Un instant, dit-il.
—Quoi, encore? répondit le chasseur.
—Un mot seulement, mais un mot qui a, je le crois, dans les circonstances actuelles une certaine importance.
—Dites vite alors.
—Vous voulez découvrir quel est ce don Stefano, ainsi qu'il lui plaît de se faire appeler, et je vous approuve; mais il est, il me semble, une chose bien autrement sérieuse que nous devons d'abord nous appliquer à découvrir.
—Laquelle?
Balle-Franche tourna la tête à droite et à gauche, pencha le haut du corps légèrement en avant, et baissant la voix de façon que ceux auxquels il s'adressait ne l'entendaient eux-mêmes que difficilement, il reprit d'un ton sévère:
—La vie du désert ne ressemble en rien à celle des villes. Là-bas, on se connaît peu ou beaucoup, soit de nom, soit par des relations personnels; on est souvent lié par des intérêts plus ou moins directs; enfin, il existe entre tous les habitants des villes des liens sociaux qui les attachent les uns aux autres, et en forment, pour ainsi dire, une même famille. Au désert, ce n'est plus cela: l'égoïsme et le personnalisme règnent en maître; le moi est la loi suprême; chacun ne pense qu'à soi, n'agit que pour soi, et, dirai-je plus, n'aime que soi.
—Abrégez, pour Dieu! Balle-Franche, abrégez, interrompit Bon-Affût avec impatience; où diable voulez-vous en venir?
—Patience! continua l'imperturbable Canadien, patience, vous allez le savoir. Donc, pour me résumer, au désert, à moins d'avoir pendant longues années vécu côte à côte avec un homme, partageant avec lui les peines et les plaisirs, la bonne et la mauvaise fortune, chaque individu vit seul, sans amis, ne comptant que des indifférents ou des ennemis. Dans le guet-apens dont cette nuit don Miguel a failli être la victime, deux sortes de gens se sont spontanément révélés à lui. Ces deux sortes de gens sont des ennemis acharnés d'abord, puis ensuite des amis non moins acharnés. Ne croyez pas, continua le chasseur en s'échauffant, que je n'ai pas calculé la portée du mot que je viens de prononcer; vous vous tromperiez extraordinairement. Ne vous semble-t-il pas étrange, comme à moi, maintenant que vous êtes de sang-froid et que vous raisonnez dans toute la plénitude de vos facultés, ne vous semble-t-il pas étrange, dis-je, que soudainement, à un moment donné, sans qu'il soit possible de savoir ni pourquoi ni comment, ces hommes soient tout à coup sortis pour ainsi dire de terre afin de vous prêter main-forte; puis, lorsque le péril fut passé ou à peu près, ils soient disparus aussi brusquement qu'ils étaient venus, sans laisser de traces de leur passage et sans rompre l'incognito qui les couvrait; cela n'est-il pas étrange, répondez?
—En effet, murmura Bon-Affût, je n'y avais pas songé jusqu'à présent, la conduite de ces hommes est inexplicable.
—Voilà justement ce qu'il faut expliquer, s'écria violemment Balle-Franche: la Prairie n'est pas assez habitée pour que, à point nommé, par un ouragan épouvantable, il se trouve là des hommes tout prêts à vous défendre pour la seule satisfaction de le faire; ces gens, pour agir ainsi, devaient avoir des motifs secrets, un but qu'il est urgent de découvrir. Qui nous dit qu'ils ne faisaient pas partie de la troupe qui vous attaquait, que ce n'était pas un jeu joué afin de s'emparer plus facilement de vous, coup de partie dont notre présence imprévue est venue déranger l'exécution? Je vous le répète, il nous faut d'abord, et avant tout, retrouver ces hommes, savoir qui ils sont, ce qu'ils veulent; en un mot, s'ils sont pour nous des amis ou des ennemis.
—Il est bien tard maintenant pour entreprendre une telle recherche, observa don Miguel.
Les deux chasseurs sourirent en échangeant un regard significatif.
—Bien tard pour vous, certainement, qui n'avez pas la clef du désert, reprit Balle-Franche; mais pour nous, c'est autre chose.
—Oui, appuya Bon-Affût; que nous retrouvions seulement une trace de leur passage, si légère qu'elle soit, une empreinte sur le sable mouillé, que nous tenions un bout de leur piste, cela nous suffira pour arriver à l'autre, et nous vous rendrons bon compte de ces inconnus dont, ainsi que l'a fort bien observé Balle-Franche, la conduite est trop étrange et trop belle pour être loyale.
—Oh! Que ne puis-je vous suivre! s'écria don Miguel avec regret.
—Guérissez-vous d'abord; bientôt, j'en ai la certitude, votre rôle commencera; car, avant trois jours, nous vous apporterons tous les renseignements qui vous manquent aujourd'hui, et, sans lesquels vous ne pouvez rien faire.
—Ainsi, vous me promettez que dans trois jours...
—Oui, dans trois jours nous serons de retour de notre expédition; comptez sur notre promesse et soignez-vous de façon à pouvoir vous mettre immédiatement en campagne.
—Je serai prêt.
—Allons, au revoir; le soleil est haut déjà, nous n'avons pas une minute à perdre.
—Au revoir et bonne chance.
Les chasseurs serrèrent cordialement la main de don Miguel, remontèrent à cheval et s'éloignèrent rapidement dans la direction du gué del Rubio.
Le chef des gambucinos, placé sur une civière, reprit doucement, escorté par ses compagnons, le chemin de son camp, où il arriva un peu avant le coucher du soleil.
XVII.
Don Mariano.
Nous retournerons à présent auprès de don Stefano Cohecho, que nous avons laissé évanoui entre Ruperto et don Mariano.
La double exclamation poussée par le chasseur et le voyageur mexicain, en reconnaissant l'homme qu'ils avaient relevé sur les bords de la rivière, avait plongé les assistants dans une stupéfaction profonde.
Bermudez reprit le premier son sang-froid, et, s'approchant de son maître:
—Venez, don Mariano, lui dit-il, ne restez pas ici, peut-être serait-il bon qu'en ouvrant les yeux votre frère ne vous vît pas.
Don Mariano fixait un regard ardent sur le blessé.
—Comment se fait-il que je le retrouve là? dit-il, comme se parlant à soi-même; que fait-il dans ces régions sauvages? Il me mentait donc en m'écrivant que d'importantes affaires l'appelaient au États-Unis et qu'il partait pour la Nouvelle-Orléans?
—Le señor don Estevan, votre frère, répondit gravement Bermudez, est un de ces hommes aux allures ténébreuses, dont il est impossible de connaître les pensées et de deviner les actes; voyez, ce chasseur lui donne un nom qui ne lui appartient pas: dans quel but se cache-t-il ainsi? Croyez-moi, don Mariano, il y a là-dessous un mystère que nous éclaircirons avec la grâce de Dieu; mais soyons prudents, ne révélons pas notre présence à don Estevan: il sera toujours temps de le faire, si nous reconnaissons que nous nous sommes trompés.
—C'est vrai, Bermudez, votre avis est bon, je veux le suivre; seulement avant de m'éloigner, laissez-moi m'assurer de l'état où il se trouve: cet homme est mon frère, et, quelques grands que soient ses torts envers moi, je ne voudrais pas le voir mourir sans secours.
—Peut-être cela vaudrait-il mieux, murmura Bermudez.
Don Mariano lui jeta un regard mécontent et se pencha sur le blessé.
Celui-ci était toujours évanoui. L'Églantine lui prodiguait ces soins délicats et intelligents dont les femmes de toutes les couleurs et de toutes les nations ont le secret, sans cependant parvenir à le rappeler à la vie.
—Croyez-moi, seigneurie, insista Bermudez, éloignez-vous.
Don Mariano jeta un dernier regard sur son frère et sembla hésiter un instant; puis, se détournant avec effort.
—Allons! dit-il.
Le visage du vieux domestique rayonna.
—Je vous recommande cet homme, fit encore don Mariano en s'adressant à Ruperto; ayez pour lui tous les soins que réclame son état et que l'humanité exige.
Le chasseur s'inclina sans répondre. Le gentilhomme mexicain fit quelques pas pour se rapprocher de son cheval, qui, avec ceux de ses compagnons, était attaché à un jeune ébénier. Ce n'était qu'à regret que don Mariano s'éloignait; une voix secrète semblait l'avertir d'attendre.
Au moment où il mettait le pied à l'étrier, une main se posa sur son épaule; il se retourna.
Un homme était devant lui; cet homme était l'Aigle-Volant.
Le chef avait laissé les blancs s'occuper du soin de transporter les blessés; avec cet instinct particulier à sa race, il avait visité, lui, avec le plus grand soin le lieu de l'embuscade et tous les endroits où les hasards de la lutte avaient conduit les combattants. Son but, en agissant ainsi, avait été de découvrir quelque trace, quelque indice qui, le cas échéant, seraient utiles à ceux qui auraient intérêt à approfondir les causes du guet-apens tendu à don Miguel. Le hasard l'avait servi à souhait en lui fournissant une preuve dont le prix devait être immense, et que, sans nul doute, don Stefano aurait rachetée avec le plus clair de son sang, afin de l'anéantir; malheureusement cette preuve, tout intéressante qu'elle fût, était lettre close pour l'Indien, et dans ses mains n'avait aucune valeur.
L'Aigle-Volant songea aussitôt à don Mariano, qui pourrait probablement lui expliquer l'importance de la trouvaille mystérieuse qu'il avait faite; après l'avoir tournée et retournée plusieurs fois, il la cacha définitivement dans son sein, et, avec la décision caractéristique de sa race, il s'était élancé d'un pas rapide vers le campement où il était certain de rencontrer le Mexicain.
—Mon père va partir? demanda le peau-rouge.
—Oui, répondit don Mariano; mais je suis heureux de vous voir avant mon départ, chef, afin de vous remercier de votre cordiale hospitalité.
L'Indien s'inclina.
—Mon père sait déchiffrer les colliers des visages pâles, n'est-ce pas? continua-t-il; les blancs ont beaucoup de science, mon père doit être un chef dans sa nation.
Don Mariano regarda le Comanche avec surprise.
—Que voulez-vous dire? lui demanda-t-il.
—Nos pères indiens nous ont appris à transmettre, sur des peaux d'animaux préparées à cet effet, les événements intéressants qui se sont passés parmi nous dans nos tribus aux anciens âges du monde; les visages pâles savent tout: ils ont la grande médecine, eux aussi ont des colliers.
—Certes nous avons des livres sur lesquels, au moyen de signes convenus, on retrace l'histoire des nations et jusqu'aux pensées des hommes.
Le chef fit un geste de joie.
—Bon, dit-il, mon père doit connaître ces signes, car sa tête est grise.
—Je les connais en effet; cette science bien simple que je possède pourrait-elle donc vous être de quelque utilité?
L'Aigle-Volant secoua négativement la tête.
—Non, dit-il, pas à moi, mais peut-être à d'autres.
—Je ne vous comprends pas, chef; soyez donc assez bon pour vous expliquer plus clairement, je désire m'éloigner avant que l'homme qui est là reprenne connaissance.
L'Indien jeta un regard de côté sur le blessé.
—Il n'ouvrira pas les yeux avant une heure, dit-il, l'Aigle-Volant peut causer avec son père.
Malgré lui don Mariano se sentait intéressé à connaître ce que l'Indien désirait lui dire, il se résolut à attendre et lui fit signe de parler.
Le chef reprit d'une voix grave:
—Que mon père écoute, dit-il; l'Aigle-Volant n'est pas une vieille femme bavarde, c'est un chef renommé; les paroles que souffle sa poitrine sont toutes inspirées par le Wacondah; l'Aigle-Volant aime les visages pâles parce que ceux-ci ont été bons pour lui et lui ont, dans plusieurs circonstances, rendus de grands services. Après le combat, le chef a parcouru le champ de bataille, près de l'endroit où est tombé l'homme que mon père a amené ici; l'Aigle-Volant a trouvé un sac de médecine renfermant plusieurs colliers, l'Indien les a regardés dans tous les sens, mais il n'a pu les comprendre parce que le Wacondah a étendu sur ses yeux l'épais bandeau qui empêche les peaux-rouges d'égaler les blancs, cependant le chef, soupçonnant que, peut-être, ce sac mystérieux, inutile pour lui, pourrait être important pour mon père ou quelques-uns de ses amis, l'a serré précieusement dans sa poitrine et il est accouru en toute hâte afin de le remettre à mon père. Le voilà, ajouta-t-il en sortant un portefeuille de son sein et le présentant à don Mariano; que mon père le prenne, peut-être parviendra-t-il à connaître ce qu'il renferme.
Bien que l'action du peau-rouge fut toute naturelle de sa part, que ce portefeuille et ce qu'il contenait devait probablement être fort indifférent au gentilhomme, ce ne fut cependant qu'avec un secret serrement de cœur qu'il le prit des mains du chef.
L'Indien croisa les bras sur sa poitrine et attendit, fort satisfait de ce qu'il venait de faire.
Don Mariano examina d'un air distrait le portefeuille qu'il tenait à la main. Ce portefeuille était en chagrin noir assez ordinaire, sans enjolivements ni dorures; on reconnaissait que c'était plus un meuble d'utilité que de luxe; il était bourré de papiers et fermé au moyen d'une petite serrure en argent. L'examen, commencé d'abord, ainsi que nous l'avons dit, d'un air distrait, prit soudain une grande importance pour don Mariano, ses yeux étaient tombés sur ces mots à demi effacés, gravés en lettres d'or sur un des côtés du portefeuille:
« Don Estevan de Real del Monte. »
A la vue de ces mots qui lui révélaient le nom du propriétaire de l'objet qu'il tenait, il fit un geste de surprise en lançant un regard profond à son frère toujours étendu sans connaissance, et, par un mouvement indépendant de sa volonté, sa main se crispa avec force. Cette pression rompit l'attache qui fermait le portefeuille; il s'ouvrit, et plusieurs papiers s'en échappèrent.
Bermudez se baissa vivement, les ramassa et les remit à son maître. Celui-ci fit machinalement le geste de les replacer dans le portefeuille. Bermudez l'arrêta résolument.
—C'est Dieu qui vous donne les moyens de connaître enfin la vérité, dit-il; ne négligez pas l'occasion qu'il vous offre, sans cela vous pourriez plus tard vous en repentir.
—Violer les secrets de mon frère, murmura don Mariano avec un mouvement de répulsion.
—Non, repartit sèchement Bermudez, mais savoir comment il est devenu le maître des vôtres; seigneurie, souvenez-vous de la cause de notre voyage.
—Mais si je me trompais... s'il n'était pas coupable?
—Tant mieux! De cette façon vous en acquerrez les preuves.
—Ce que tu me pousses à faire là est mal, je n'ai pas le droit d'agir ainsi.
—Eh bien, moi qui ne suis qu'un misérable criado dont les actions n'ont aucune portée sérieuse, dans votre intérêt, je le prends, ce droit, seigneurie.
Et, par un geste rapide comme la pensée, il s'empara du portefeuille.
—Malheureux! s'écria don Mariano, arrête! Que vas-tu faire?
—Sauver, peut-être, celle que vous chérissez, puisque vous n'osez pas le faire vous-même.
—Que mon père laisse son esclave, dit l'Indien, en s'interposant, le Wacondah l'inspire.
Don Mariano n'eut pas le courage de résister plus longtemps, d'autant plus que, malgré lui, un sentiment inconnu dont il ne pouvait se rendre compte lui disait que c'était lui qui avait tort et que Bermudez faisait bien d'agir ainsi. Le métis avait, avec le plus grand sang-froid, ouvert les papiers sans paraître s'occuper de ce que son action avait de risqué au point de vue des convenances.
—Oh! s'écria-t-il tout à coup, ne vous avais-je pas dit, seigneurie, que c'était Dieu qui vous mettait entre les mains les preuves que vous cherchiez vainement depuis si longtemps; lisez! Lisez! Et s'il est possible, doutez encore du témoignage de vos yeux et refusez plus longtemps de croire à la perfidie de votre frère et à son odieuse trahison.
Don Mariano s'empara des papiers avec un geste fébrile et les parcourut rapidement des yeux. Après en avoir lu deux ou trois, il s'arrêta, leva les yeux au ciel, et laissa tomber sa tête dans ses mains avec l'expression de la plus grande douleur.
—Oh! fit-il avec désespoir, mon frère! Mon frère!
—Courage! lui dit doucement Bermudez.
—J'en aurai! répondit-il, l'heure de la justice est arrivée.
Un changement étrange s'était subitement opéré en lui. Cet homme si craintif quelques minutes auparavant, dont l'hésitation était extrême, s'était métamorphosé; il semblait avoir grandi, ses traits avaient pris une rigidité imposante, ses yeux lançaient des éclairs.
—Plus de craintes puériles, dit-il, plus de tergiversations. Il faut agir.
Se tournant alors vers l'Aigle-Volant:
—Cet homme est-il gravement blessé? lui demanda-t-il.
L'Indien alla examiner avec soin don Stefano.
Pendant tout le temps qu'il fut éloigné, nul ne prononça une parole; chacun comprenait que don Mariano avait enfin pris une résolution énergique et qu'il l'accomplirait, quelles qu'en dussent être plus tard les conséquences pour lui, sans remords et sans hésitation.
L'Aigle-Volant revint au bout de quelques minutes.
—Eh bien? lui demanda le gentilhomme.
—Cet homme n'est pas réellement blessé, répondit l'Indien, il a reçu seulement une contusion sérieuse à la tête qui l'a plongé dans une espèce d'évanouissement léthargique, dont il ne sortira pas avant une heure.
—Fort bien; et en se réveillant, dans quel état se trouvera-t-il?
—Il sera très faible, mais peu à peu cette faiblesse se dissipera, et demain il sera aussi bien portant qu'avant le coup qu'il a reçu.
Un sourire amer plissa les livres de don Mariano.
—Priez ce chasseur, votre ami, d'approcher, dit-il, j'ai à vous parler à tous deux; un service à vous demander.
Le chef obéit.
—Me voici à vos ordres, seigneurie, dit Ruperto.
—Nous allons tenir conseil, reprit alors don Mariano; n'est-ce pas la locution dont vous vous servez au désert lorsque vous avez à traiter d'affaires sérieuses?
Le chasseur et l'Indien firent un geste affirmatif.
—Ecoutez-moi avec attention, continua le gentilhomme d'une voix ferme et accentuée: l'homme qui est là est mon frère, cet homme doit mourir; je ne veux pas le tuer, je veux le juger; vous tous ici présents serez ses juges, moi je l'accuserai. Voulez-vous m'aider à accomplir, non pas un acte de vengeance, mais un acte de la plus rigoureuse justice? Je vous le répète, je l'accuserai devant vous présents, et, pièces en main; votre conscience sera éclairée; cet homme pourra se défendre, liberté entière lui sera laissée pour cela devant vous, de plus vous serez libres de le condamner ou de l'absoudre, suivant que vous le trouverez innocent ou coupable. Vous m'avez entendu, réfléchissez, j'attends votre réponse.
Il y eut un silence suprême.
Après quelques minutes, Ruperto prit la parole.
—Dans le désert, où ne pénètre pas la justice humaine, dit-il, la loi de Dieu doit régner; lorsque nous avons le droit de tuer les bêtes féroces et malfaisantes, pourquoi n'aurions-nous pas le droit de punir un scélérat? J'accepte la mission dont vous me chargez, parce que, dans mon cœur, j'ai la persuasion qu'en agissant ainsi j'accomplis un devoir et que je suis utile à la société tout entière, dont je me fais le vengeur.
—Bien, répondit don Mariano, je vous remercie. Et, vous chef?
—J'accepte, dit nettement le Comanche; les traîtres doivent être punis, n'importe à quelle race ils appartiennent. L'Aigle-Volant est un chef, il a le droit de siéger au feu du conseil au premier rang des sachems et de condamner ou d'absoudre.
—A vous maintenant, reprit don Mariano en se tournant vers ses domestiques, répondez.
Bermudez fit un pas en avant, et saluant respectueusement don Mariano:
—Seigneurie, dit-il, nous connaissons cet homme: enfant, nous l'avons fait sauter et jouer sur nos genoux; plus tard il a été notre maître; nos cœurs ne seraient pas libres en sa présence; nous ne pouvons le juger, nous ne devons pas le condamner, nous ne sommes bons qu'à exécuter le jugement, quel qu'il soit, qu'on porte contre lui si nous en recevons l'ordre; d'anciens esclaves, libres par la bonté de leur maître, ne sont jamais égaux à lui.
—Ces sentiments sont ceux que j'attendais de vous; je vous remercie de votre franchise, mes enfants. En effet, vous ne devez pas intervenir dans cette affaire; Dieu, je l'espère, nous enverra deux hommes au cœur loyal et à la volonté ferme pour vous remplacer et remplir sans arrière-pensée les fonctions de juges.
—Dieu vous a entendu, caballero, dit une voix rude, nous voici, disposez de nous.
Les branches du taillis auprès duquel étaient réunis nos personnages s'écartèrent alors brusquement, et deux hommes parurent.
Ils firent quelques pas en avant, appuyèrent à terre le canon de leur rifle, et attendirent.
—Qui êtes-vous? demanda don Mariano.
—Chasseurs.
—Votre nom?
—Bon-Affût.
—Et vous?
—Balle-Franche. Depuis une demi-heure environ, nous sommes embusqués derrière ce taillis, nous avons entendu tout ce que vous avez dit, il est donc inutile de revenir sur l'exposé que vous avez fait, seulement il est un autre homme qui doit assister au jugement de cet individu.
—Un autre homme? Et qui donc?
—Celui qu'il a traîtreusement attaqué, que vous avez sorti de ses mains et que nous avons sauvé, nous autres.
—Mais cet homme, qui sait où il se trouve maintenant?
—Nous, dit Bon-Affût, nous qui l'avons quitté il y a une heure à peine pour nous mettre sur votre piste.
—Oh! S'il en est ainsi, vous avez raison; il faut que cet homme vienne.
—Malheureusement il est assez gravement blessé; mais s'il ne peut venir, il se fera porter, et je ne sais pourquoi, mais il me semble que non seulement sa présence est nécessaire parmi nous, mais encore qu'elle est indispensable pour l'éclaircissement de certains faits qu'il est de notre devoir de dévoiler.
—Que voulez-vous dire?
—Patience, caballero, bientôt vous nous comprendrez; le campement de cet homme n'est pas éloigné, il peut-être ici avant le coucher du soleil.
—Mais qui le préviendra.
—Moi! répondit Balle-Franche.
—Je vous remercie de cette offre loyale.
—Nous sommes peut-être plus intéressés que vous à l'éclaircissement de cette machination mystérieuse, répondit Bon-Affût.
Sur un signe de son ami, Balle-Franche remonta sur son cheval qu'il avait laissé dans le taillis, et s'éloigna à toute bride, pendant que don Mariano le suivait d'un regard curieux et troublé tout à la fois.
—Vous me parlez par énigmes, dit-il, en s'adressant au Canadien toujours appuyé sur son rifle.
Bon-Affût secoua la tête.
—C'est une triste histoire que celle dont les odieuses péripéties vont se dérouler devant vous, et dont vous ne savez pas le premier mot, malgré les preuves que vous croyez posséder, seigneurie.
Don Mariano poussa un soupir, deux larmes brûlantes coulèrent sur ses joues creusées par la douleur.
—Courage, mi amo, lui dit Bermudez, Dieu est enfin pour vous!
Le gentilhomme serra la main de son fidèle domestique, et détourna la tête pour cacher l'émotion qu'il éprouvait.
XVIII.
Avant le jugement.
Lorsque Balle-Franche se fut éloigné, Bon-Affût, l'Indien et Ruperto se rapprochèrent du blessé, toujours plongé dans le même état d'insensibilité, et se groupèrent autour de lui afin de surveiller son réveil.
Don Mariano, dont les scrupules étaient éteints désormais et qui avait hâte de connaître, dans tous leurs détours, les ténébreuses machinations de son frère, afin de baser sur de solides arguments l'accusation qu'il voulait porter contre lui devant le tribunal suprême qu'il avait si inopinément installé, se retira avec ses domestiques dans un épais taillis, et là, loin des regards, il ouvrit le portefeuille avec une impatience fébrile, et commença la lecture des papiers qu'il contenait avec une horreur qui croissait à chaque lettre nouvelle qu'il dépliait.
Don Mariano ne voulait pas que son frère connût sa présence avant de comparaître devant ses juges, il comptait sur son apparition inopinée pour déjouer sa perspicacité et sa présence d'esprit en lui faisant perdre le sang-froid; voilà pour quelle raison il s'était caché dans un endroit inaccessible aux plus clairvoyants regards, se réservant d'apparaître subitement lorsque le moment serait arrivé.
Plus d'une heure s'écoula encore sans que don Stefano, malgré les soins incessants de l'Églantine, fit un mouvement qui indiquât son retour à la vie. Cependant les trois hommes accroupis silencieusement autour de lui ne s'étaient pas un instant relâchés de leur surveillance: ils comprenaient toute la portée de l'acte qu'ils étaient appelés à accomplir, et désiraient, avec cette intuition, que possèdent instinctivement les âmes loyales, que l'homme qu'ils allaient juger fût assez remis et assez en possession de ses facultés intellectuelles pour défendre bravement sa vie.
Au moment où le soleil, déclinant rapidement à l'horizon, allongeait démesurément l'ombre des arbres et n'apparaissait plus entre les plus basses branches que comme un globe de feu, la brise du soir passa en se levant comme un souffle rafraîchissant sur le front pâle du blessé, qui poussa un profond soupir à cette sensation de bien-être que lui faisait éprouver, après la chaleur accablante du jour, cette bienfaisante fraîcheur.
—Il va ouvrir les yeux, murmura Bon-Affût.
L'Aigle-Volant posa un doigt sur ses lèvres en montrant le blessé.
Si bas qu'eût parlé le chasseur, don Stefano l'avait entendu, sans comprendre peut-être le sens des paroles qui avaient frappé ses oreilles, mais pourtant suffisamment pour lui faire faire un mouvement prononcé et rappeler en lui le sentiment de l'existence.
Don Stefano n'était pas un homme ordinaire; digne fils de la race abâtardie du Mexique, la ruse formait le point le plus saillant de son caractère, profondément dissimulé: habitué à toujours juger mal des hommes et des choses, la méfiance semblait innée dans son cœur. Les paroles de Bon-Affût l'avertirent de se tenir sur ses gardes. Sans bouger, sans ouvrir les yeux, afin de ne pas révéler son retour à la vie, il fit un effort suprême pour se rappeler les circonstances qui avaient précédé l'événement dont il était victime, afin d'arriver de déduction en déduction à se rendre compte de la position dans laquelle il se trouvait, et deviner, s'il était possible, entre les mains de qui le hasard ou sa mauvaise fortune l'avait fait tomber.
La tâche que s'imposait don Stefano n'était pas facile, puisqu'il était, par la force des circonstances, privé de son plus solide auxiliaire, la vue, qui lui aurait permis de reconnaître les gens qui l'entouraient, ou du moins lui aurait révélé s'ils étaient amis ou ennemis. Aussi, bien qu'il écoutât avec la plus grande attention, afin de saisir une phrase ou un mot qui le guidât dans ses suppositions, et lui permit d'assoir son calcul sur des données sinon positives, du moins probables, comme les chasseurs, avertis par le chef et soupçonnant une ruse, s'abstinrent de leur côté de faire un geste et de prononcer un mot, toutes ses prévisions furent déjouées, et il demeura dans la plus complète ignorance.
Ce silence prolongé augmenta encore l'inquiétude de don Stefano, et le plongea au bout de quelque temps dans une anxiété telle qu'il résolut, coûte que coûte, d'en sortir. Mettant presque aussitôt son projet à exécution, il fit un mouvement comme pour se lever, et ouvrit brusquement les yeux en jetant autour de lui un regard circulaire et investigateur.
—Comment vous sentez-vous? lui demanda Bon-Affût en se penchant vers lui.
—Bien faible, répondit don Stefano d'une voix dolente; j'éprouve une pesanteur générale et je sens d'affreux bourdonnements dans les oreilles.
—Hum! continua le chasseur, cela n'est pas dangereux, il en est toujours ainsi à la suite d'une chute.
—J'ai donc fait une chute, reprit le blessé, que la vue de Ruperto, qu'il avait reconnu, commençait à rassurer.
—Dame! Il est probable, puisque nous vous avons ramassé étendu sur le sable auprès du gué del Rubio.
—Ah! C'est là que vous m'avez trouvé?
—Oui, il y a environ trois heures.
—Merci du secours que vous m'avez donné, sans lui il est probable que je serais mort.
—C'est fort possible; mais ne vous hâtez pas de nous remercier.
—Pourquoi donc? demanda don Stefano en dressant subitement les oreilles à cette réponse ambigüe qui lui paraissait une menace déguisée.
—Eh! Qui sait, repartit Bon-Affût avec bonhommie, nul ne peut répondre de l'avenir.
Don Stefano, dont les forces revenaient rapidement et qui déjà avait reconquis toute sa lucidité d'esprit, se dressa brusquement, et fixant sur le Canadien un regard qui semblait vouloir fouiller au fond de ses pensées les plus secrètes:
—Mais je ne suis pas votre prisonnier cependant.
—Hum! fit le chasseur sans répondre autrement. Cette interjection donna fort à penser au blessé et l'inquiéta plus qu'une longue phrase.
—Parlons franchement, dit-il au bout de quelques minutes de réflexions.
—Je ne demande pas mieux.
—De vous trois, il y en a un que je connais, continua-t-il en désignant Ruperto, qui fit silencieusement un geste affirmatif; je n'ai jamais, que je sache offensé cet homme, au contraire.
—C'est vrai, répondit Ruperto.
—Vous, je ne vous ai jamais vu, donc vous ne pouvez nourrir contre moi aucun sentiment d'inimitié.
—En effet, voici la première fois que la Providence nous met face à face.
—Reste ce guerrier indien qui, de même que vous, m'est parfaitement inconnu.
—Tout cela est exact.
—Pour quelle raison pourrais-je donc être votre prisonnier? A moins, ce que je ne crois pas, que vous soyez de ces oiseaux de proie nommés pirates qui pullulent dans le désert.
—Nous ne sommes pas des pirates, mais de loyaux et honnêtes chasseurs.
—Raison de plus pour que de nouveau je vous adresse ma question, et vous demande si je suis, oui ou non, votre prisonnier.
—Cette question n'est pas aussi simple que vous le supposez; bien que nous n'ayons, nous autres, aucun reproche à vous adresser personnellement, n'avez-vous pas insulté ou offensé d'autres individus depuis que vous errez dans les Prairies?
—Moi?
—Qui donc, si ce n'est vous? N'avez-vous pas cherché, pas plus tard que cette nuit, à assassiner un homme dans une embuscade que vous lui aviez tendue.
—Oui, mais cet homme est mon ennemi.
—Eh bien! Supposez pour un instant que nous soyons les amis de cet homme.
—Mais cela n'est pas, cela ne peut pas être.
—Pourquoi donc? Qui vous le fait supposer?
Don Stefano haussa les épaules avec dédain.
—Vous me croyez donc bien simple, dit-il, que vous supposez que je me payerai d'une telle défaite?
—Ce n'en est pas autant une que vous le croyez.
—Allons donc! Si j'étais tombé entre les mains de cet homme, il m'aurait fait transporter à son camp, afin de se venger de moi devant les bandits qu'il commande et auxquels la vue de mon supplice aurait été sans doute beaucoup trop agréable pour qu'il cherchât à les priver de ce ravissant spectacle.
Le vieux chasseur, dont jusqu'à ce moment la parole avait été ironique et le visage narquois, changea tout à coup de ton et devint aussi sérieux et aussi sévère que précédemment il avait été railleur.
—Écoutez, dit-il, et profitez de ce que vous allez entendre: nous ne sommes pas les dupes de votre feinte faiblesse; nous savons très bien que vos forces sont à peu près revenues; l'avis que je vous donne est franc et a pour but de vous prévenir contre vous-même: vous n'êtes pas notre prisonnier, il est vrai, et pourtant vous n'êtes pas libre.
—Je ne vous comprends pas, interrompit don Stefano dont le visage s'était éclairci, mais que ces dernières paroles avaient subitement rembruni.
—Aucune des personnes présentes, continua Bon-Affût, n'a de reproches à vous faire; nous ne savons qui vous êtes, et avant aujourd'hui, moi, au moins, j'ignorais complètement votre existence; mais il y a un homme qui prétend avoir contre vous, non pas des sentiments de haine, ce serait une affaire à régler entre vous et lui dans une rencontre loyale, mais des motifs de plainte assez forts pour provoquer votre mise en jugement immédiate.
—Ma mise en jugement immédiate! répéta don Stefano au comble de l'ébahissement; mais devant quel tribunal cet homme prétend-il donc me faire comparaître? Nous sommes au désert ici.
—Oui, et vous paraissez l'oublier; au désert ou les lois des villes sont impuissantes pour atteindre les coupables, il existe une législation terrible, sommaire, implacable, à laquelle, dans l'intérêt commun, tout homme offensé à droit de faire appel, lorsque d'impérieuses circonstances l'exigent.
—Et cette loi, demanda don Stefano, dont le visage pâle déjà prit une teinte cadavéreuse, quelle est-elle?
—C'est la loi du Lynch.
—La loi du Lynch!
—Oui, c'est en son nom que nous, qui, comme vous l'avez dit, ne vous connaissons pas, nous avons été réunis afin de vous juger.
—Me juger! Mais cela n'est pas possible. Quel crime ai-je commis? Quel est l'homme qui m'accuse?
—Je ne puis répondre à ces questions; j'ignore le crime dont on vous accuse; je ne sais pas davantage le nom de votre accusateur; seulement, croyez-moi, nous n'avons ni haine ni préventions contre vous; donc, nous serons impartiaux; préparez votre défense pendant le peu d'instants qui vous restent, et lorsque le moment sera arrivé, tâchez de prouver votre innocence en confondant votre accusateur, chose que je vous souhaite ardemment.
Don Stefano laissa tomber sa tête dans ses mains avec une expression de désespoir.
—Mais comment voulez-vous que je prépare ma défense, puisque j'ignore quels sont les faits que l'on m'impute? Éclairez-moi dans ces ténèbres, faites luire à mes yeux une lueur, si faible qu'elle soit, afin que je puisse me guider, savoir où je vais enfin.
—En parlant ainsi que je l'ai fait, caballero, j'ai obéi à ma conscience qui m'ordonnait de vous avertir du danger qui vous menace; vous en dire davantage me serait impossible, puisque, ainsi que vous, j'ignore tout complètement.
—Oh! C'est à en devenir fou! s'écria don Stefano.
Sur un geste de Bon-Affût, Ruperto et l'Aigle-Volant se levèrent; le chasseur fit signe a l'Églantine de les imiter; tous quatre se retirèrent et don Stefano demeura seul.
Le Mexicain se laissa aller sur le sol avec cette fureur insensée de l'homme fort devant lequel se dresse tout à coup un obstacle infranchissable, et qui, acculé dans une position désespérée, est contraint de s'avouer vaincu. En proie à la plus profonde anxiété, ne sachant de quel côté se tourner pour conjurer la tempête qui grondait sur sa tête, il cherchait vainement dans son esprit les moyens d'échapper aux mains qui le tenaient. Son génie inventif, si fécond en ruses de toutes sortes, ne lui fournissait aucun faux-fuyant, aucun stratagème qui put l'aider à soutenir avantageusement cette lutte suprême contre l'inconnu; en vain il se creusait la tête, il ne trouvait rien.
Tout à coup il se releva, et par un mouvement prompt comme la pensée, il porta la main à sa poitrine.
—Ah! s'écria-t-il avec découragement en laissant retomber le bras le long de son corps, qu'est donc devenu mon portefeuille?
Il chercha avidement autour de lui, mais il ne trouva rien.
—Je suis perdu, ajouta-t-il, si ces hommes s'en sont emparé; que faire, que devenir?
Un bruit de chevaux se fit entendre au loin, se rapprochant de plus en plus de l'endroit où campaient les chasseurs.
Bientôt le bruit devint plus distinct et il fut facile de reconnaître la marche d'une nombreuse troupe de cavaliers. En effet, au bout d'un quart d'heure, une trentaine de chasseurs, conduits par Balle-Franche, entrèrent dans la clairière.
—Balle-Franche parmi ces bandits, murmura don Stefano, qu'est-ce que cela veut dire?
Son incertitude ne fut pas de longue durée; les arrivants conduisaient au milieu d'eux un homme, cet homme, don Stefano le reconnu immédiatement.
—Don Miguel Ortega! Oh! Oh! Puis il ajouta au bout d'un instant, avec un de ces sourires narquois dont il avait l'habitude, je connais mon accusateur maintenant. Allons, allons, fit-il à part lui, la position n'est pas aussi désespérée que je le supposais; ces hommes, il est évident qu'ils ne savent rien, et que mes précieux papiers ne sont pas tombés entre leurs mains. Hum! Je crois que cette terrible loi du Lynch aura tort cette fois, et que j'échapperai à ce péril comme j'ai échappé à tant d'autres.
Don Miguel avait passé sans voir don Stefano, ou peut-être, ce qui est plus probable, sans paraître l'apercevoir. Quant à don Stefano, intéressé à se renseigner et à ne pas laisser échapper le moindre détail de ce qui se passait autour de lui, il suivait d'un œil attentif, bien qu'en affectant le maintien le plus indifférent, tous les mouvements des chasseurs. Après avoir doucement déposé la civière à l'extrémité opposée du lieu où don Stefano était étendu, les gambucinos, sans quitter leurs chevaux, formèrent un grand cercle autour de la clairière et demeurèrent immobiles la carabine sur la cuisse, rendant par cette manœuvre toute tentative de fuite impossible.
Des crânes de bisons destines à servir de sièges furent disposés en demi-cercle devant un feu de branches sèches. Sur ces crânes, au nombre de cinq, cinq hommes prirent place immédiatement. Ces cinq hommes se rangèrent dans l'ordre suivant: don Miguel Ortega, remplissant les fonctions de président, au centre, ayant à sa droite Bon-Affût et à sa gauche Balle-Franche, puis le chef indien et un gambucino.
Ce tribunal en plein air, au milieu de cette forêt vierge, entouré de ces cavaliers aux costumes étranges, immobiles comme des statues de bronze florentin, offrait un aspect imposant et saisissant à la fois; ces cinq hommes, au front sévère, aux sourcils froncés, calmes et impassibles, ressemblaient à s'y méprendre, à cette sainte véhémence qui, dans les anciens jours, sur les bords du Rhin, s'était substituée à la justice légale impuissante à réprimer les crimes, et rendait ses arrêts en plein air, au grondement sourd des vents et aux murmures mystérieux des grandes eaux.
Malgré lui, don Stefano sentit un frémissement de terreur parcourir son corps, en jetant un coup d'œil circulaire sur la clairière et en apercevant tous ces regards fatalement dirigés sur lui avec cette implacable fixité de la force et du droit du désert.
—Hum! murmura-t-il à part lui, je crois que j'aurai peine à m'en tirer, et que je me suis trop hâté de chanter victoire.
En ce moment, deux chasseurs, sur un signe de don Miguel, quittèrent leur rang, mirent pied à terre et s'approchèrent du blessé. Celui-ci fit un effort sur lui-même et parvint à se mettre debout; les chasseurs le prirent par-dessous les bras et le conduisirent en présence du tribunal.
Don Stefano se redressa, croisa les bras sur la poitrine, et, jetant un regard sardonique aux hommes devant lesquels on l'avait amené:
—Oh! Oh! dit-il avec un accent railleur en s'adressant à don Miguel, c'est donc vous, caballero, qui êtes mon accusateur?
Le capitaine haussa imperceptiblement les épaules.
—Non, répondit-il, je ne suis pas votre accusateur, je suis votre juge.
XIX.
Face à face.
Après ces paroles, il y eut un moment d'attente, presque d'hésitation. Un silence de plomb semblait planer sur la forêt.
Don Stefano le premier surmonta l'impression de terreur qui, malgré lui, se glissait dans son âme.
—Eh bien, dit-il avec un regard méprisant et une voix claire et incisive, puisque ce n'est pas vous, où donc est-il, cet accusateur? Se cacherait-il, à présent que l'heure est arrivée? Reculerait-il devant la responsabilité qu'il a assumée? Qu'il paraisse, je l'attends.
Don Miguel secoua la tête.
—Peut-être lorsqu'il paraîtra, trouverez-vous qu'il est venu trop tôt, répondit-il.
—Que voulez-vous de moi, alors?
—Vous allez l'apprendre.
Don Miguel était pâle et sombre; un sourire triste errait sur ses lèvres blêmies; on voyait qu'il faisait des efforts inouïs pour surmonter sa faiblesse et se tenir ferme sur son siège.
Après quelques minutes de réflexion, il releva la tête.
—Comment vous nommez-vous? demanda-t-il.
—Don Stefano Cohecho, répondit l'accusé sans hésiter.
Les juges échangèrent un regard.
—Où êtes-vous né?
—A Mazatlán, en 1808.
—Quelle est votre profession?
—Négociant à Santa Fe.
—Quel motif vous a conduit dans le désert?
—Je vous l'ai dit déjà à vous même.
—Répétez-le, reprit don Miguel toujours impassible.
—Je vous ferai observer que ces questions oiseuses Et fort inutiles pour vous me fatiguent.
—Je vous demande quel motif vous a conduit dans le désert?
—La faillite de plusieurs de mes correspondants m'a obligé de faire un voyage afin d'essayer de sauver quelques bribes de ma fortune compromise; je suis dans le désert, parce que pour me rendre où je vais il n'y a pas d'autre route.
—Où allez-vous?
—A Monterey, vous voyez la docilité que je mets à répondre à toutes vos questions, fit-il de ce même ton goguenard qu'il employait depuis qu'il avait été amené devant ses juges.
—Oui, reprit lentement et en appuyant sur chaque mot don Miguel, vous faites preuve d'une grande docilité; je voudrais, pour vous, que vous fussiez aussi sincère.
—Qu'entendez-vous par ces paroles? reprit don Stefano d'un ton hautain.
—J'entends qu'à chacune de mes questions vous avez répondu par un mensonge, dit nettement et sèchement don Miguel.
Don Stefano fronça le sourcil, son œil fauve lança un éclair fulgurant.
—Caballero! s'écria-t-il, une telle insulte...
—Ce n'est pas une insulte, continua l'aventurier toujours impassible, c'est la vérité, et vous le savez aussi bien que moi.
—Je serais curieux de savoir ce que cela signifie, essaya de dire le Mexicain.
Don Miguel le regarda fixement.
Malgré lui, don Stefano baissa les yeux.
—Je vais vous satisfaire, dit l'aventurier.
—J'écoute.
—A ma première question, vous avez répondu que votre nom était don Stefano Cohecho?
—Eh bien?
—C'est faux, vous vous nommez don Estevan de Real del Monte.
Un frémissement imperceptible agita le corps de l'accusé.
Don Miguel continua:
—A ma deuxième question, vous avez répondu que vous étiez né à Mazatlán en 1808; c'est faux, vous êtes né à Guanajuato en 1805.
L'aventurier attendit un moment pour donner à celui qu'il interpellait ainsi le temps de répondre; don Estevan, auquel nous conserverons désormais son nom véritable, ne jugea pas convenable de le faire; il demeura froid et sombre.
Don Miguel sourit avec mépris et ajouta:
—A ma troisième question, vous m'avez répondu que vous exerciez la profession de négociant et que vous étiez établi à Santa Fe; c'est faux encore; jamais vous n'avez été commerçant; vous êtes sénateur, et vous résidez à Mexico; enfin vous m'avez dit que vous ne faisiez que traverser le désert pour vous rendre à Monterey où vous appellent les intérêts de votre commerce supposé; quant à cette dernière allégation, je n'ai pas besoin, je crois, de vous en démontrer la fausseté, elle ressort de l'ensemble même de vos autres réponses; maintenant j'attends votre réponse, si vous en avez une à me faire, ce dont je doute.
Don Estevan avait eu le temps de se remettre du rude coup qu'il avait reçu; aussi il ne se troubla pas croyant deviner d'où partait l'attaque et par quels moyens ceux devant lesquels il se trouvait étaient parvenus à obtenir les renseignements qu'ils possédaient sur lui; il répondit d'un ton moqueur en pinçant ses lèvres d'un air narquois:
—Pourquoi donc supposez-vous que je ne puis vous répondre, caballero? Rien ne m'est plus facile, au contraire, cáspita! Parce que, pendant mon évanouissement, vous avez, dirai-je volé? Non, je suis poli, je dirai donc enlevé adroitement mon portefeuille, qu'après l'avoir ouvert vous y avez trouvé certains renseignements, vous me les jetez à la face, convaincu que je resterai atterré en vous trouvant si au fait de mes affaires! Allons donc! Vous êtes fou, sur mon âme; toutes ces choses ne sont que des niaiseries qui ne supportent pas l'analyse. Oui, c'est vrai, je me nomme don Estevan; je suis né à Guanajuato en 1805, et je suis sénateur; après? Voilà-t-il pas de puissants motifs pour baser une accusation contre un caballero! ¡Cuerpo de Cristo! Suis-je donc le seul qui, dans le désert, porte un autre nom que le sien? De quel droit, vous tous, qui ne vous désignez entre vous que par des surnoms, prétendriez-vous m'obliger à ne pas suivre votre exemple?
Tout cela est le comble du ridicule, et si vous n'avez pas de meilleurs raisons à m'opposer, je vous engage à me laisser tranquillement vaquer à mes affaires.
—Nous en avons d'autres, répondit don Miguel d'un ton glacial.
—Je les connais, ¡vive Cristo! Vos raisons; vous m'accusez, n'est-ce pas, de vous avoir à vous, don Miguel, qui vous nommez aussi don Toribio et que parfois on appelle don José, vous m'accusez, dis-je, de vous avoir fait tomber dans un guet-apens, dont vous ne vous êtes sauvé que par miracle; mais ceci est une affaire entre vous et moi, dont Dieu seul doit être juge.
—Ne mettez pas le nom de Dieu en avant, il n'a rien à voir dans cette affaire; je vous ai dit déjà que je n'étais pas votre accusateur, mais votre juge.
—Fort bien; rendez-moi mon portefeuille et restons-en là, croyez-moi; car dans tout cela je ne vois pas trop l'avantage qu'il y aura pour vous, à moins que vous ayez résolu de m'assassiner, ce qui serait fort possible, auquel cas à votre aise; je n'ai pas la prétention de lutter contre les trente ou quarante bandits qui m'entourent. Ainsi tuez-moi, si bon vous semble, mais terminez-en.
Don Estevan prononça ces paroles d'un ton de souverain mépris dont ses juges, en hommes dont le parti est pris d'avance, ne parurent pas s'apercevoir.
—Nous ne vous avons pas volé votre portefeuille, répondit don Miguel, nul de nous ne l'a vu, encore moins ouvert; nous ne sommes pas des bandits et nous n'avons aucunement l'intention de vous assassiner. Nous sommes convoqués pour vous juger d'après les règles de la loi du Lynch, et nous nous acquittons de ce devoir avec toute l'impartialité dont nous sommes capables.
—Mais alors, puisqu'il en est ainsi, que celui qui m'accuse paraisse, je le confondrai. Pourquoi s'obstine-t-il à se cacher? La justice doit se rendre à la face de tous. Qu'il vienne, cet homme qui prétend faire peser sur moi la responsabilité de crimes que j'ignore; qu'il vienne, et je lui prouverai qu'il n'est qu'un vil calomniateur.
A peine don Estevan prononçait-il ces paroles que les branches d'un buisson voisin s'écartèrent, et un homme parut; il s'avança à grand pas vers le Mexicain, et lui posant résolument la main sur l'épaule:
—Prouvez-moi donc que je ne suis qu'un vil calomniateur, don Estevan, dit-il d'une voix basse et concentrée en plongeant son regard dans le sien avec une expression de haine implacable.
—Oh! s'écria don Estevan, mon frère! Et chancelant comme un homme ivre, il recula de quelques pas, le visage couvert d'une pâleur mortelle, et les yeux injectés de sang et démesurément ouverts.
Don Mariano le maintint d'un bras ferme pour l'empêcher de rouler sur le sol, et approchant presqu'à le toucher son visage du sien:
—C'est moi qui t'accuse, Estevan, dit-il. Maudit qu'as-tu fait de ma fille?
L'autre ne répondit pas: don Mariano le considéra un instant avec une expression impossible à rendre et le repoussa dédaigneusement par un geste de souverain mépris. Le misérable trébucha, étendit les bras, cherchant instinctivement à se retenir; mais les forces lui manquèrent; il tomba sur ses genoux en cachant son visage dans ses mains avec une expression de désespoir et de rage trompée dont nul pinceau ne saurait exprimer la hideur.
Les assistants étaient demeurés calmes et impassibles, ils n'avaient pas prononcé un mot, pas fait un geste; seulement une terreur secrète s'était emparée d'eux, et ils échangeaient des regards qui, si l'accusé avait pu les apercevoir, lui auraient révélé le sort que dans leur pensée ils lui réservaient.
Don Mariano ordonna d'un geste à ses deux domestiques de le suivre, et l'un à sa droite l'autre à sa gauche, il se plaça au centre de la clairière, en face du tribunal improvisé, et prit la parole d'une voix forte, claire et accentuée.
—Écoutez-moi, caballeros, et lorsque j'aurai dit tout ce que j'ai à vous dire sur cet homme que vous voyez la brisé et confondu, avant même que j'aie prononcé un mot, vous le jugerez sans haine et sans colère avec votre conscience. Cet homme est mon frère: jeune, pour une cause qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer ici, notre père voulut le chasser de sa présence; j'intercédai pour lui et j'obtins, sinon sa grâce tout entière, du moins qu'il fût toléré sous le toit paternel. Les jours se passèrent minute à minute, les années s'écoulèrent, l'enfant devint homme; mon père en mourant m'avait donné toute sa fortune au préjudice de son autre fils qu'il avait maudit; je déchirai le testament, j'appelai cet homme auprès de moi, et je lui restituai, à lui mendiant et misérable, cette part de richesse et de bien-être dont, à mon avis, mon père n'avait peut-être pas eu le droit de le priver.
Don Mariano se tut et se tourna vers ses domestiques.
Les deux hommes étendirent en même temps le bras droit, se découvrirent de la main gauche, et tous deux en même temps, comme s'ils répondaient à la muette interrogation de leur maître:
—Nous affirmons que tout cela est strictement vrai, dirent-ils.
—Ainsi cet homme me devait tout, fortune, position, avenir; car, grâce à mon influence, j'étais parvenu à le faire élire sénateur. Voyons maintenant comment il m'a récompensé de tant de bienfaits et quelle a été sa reconnaissance. Il avait réussi à me faire oublier ce que je considérais comme des erreurs de jeunesse et à me persuader qu'il était entièrement revenu au bien; sa conduite était en apparence irréprochable: dans différentes circonstances il avait même affecté un rigorisme de principes dont j'avais été obligé de le reprendre, enfin il était parvenu à faire de moi sa dupe, s'appliquant avec une profondeur de scélératesse qui passe toute expression à épaissir le bandeau qu'il avait étendu sur mes yeux. Marié et père de deux enfants, il les élevait avec une sévérité qui, pour moi, était la preuve de sa conversion, et il avait soin de me répéter souvent: « Je ne veux pas que mes enfants deviennent ce que j'ai été. » A la suite d'un de ces innombrables pronunciamientos qui minent et démembrent notre beau pays, rendu, je ne sais par quelle machination ténébreuse, suspect au nouveau gouvernement, je fus obligé de prendre du jour au lendemain la fuite pour sauver ma vie menacée; je ne savais à qui confier ma femme et ma fille, qui, malgré leur désir, ne pouvaient me suivre; mon frère s'offrit à veiller sur elles; un secret pressentiment, une voix du ciel que j'eus le tort de mépriser me soufflait au fond du cœur de ne pas avoir foi en cet homme et de ne pas accepter sa proposition. Le temps pressait, il fallait partir: les soldats envoyés pour m'arrêter frappaient à coups redoublés à la porte de mon hôtel; je confiai ce que j'avais de plus cher au monde à mon frère, à ce lâche que voyez là, et je m'enfuis. Pendant deux ans que dura mon absence, j'écrivis lettre sur lettre à mon frère sans jamais recevoir de réponse, j'étais en proie à une inquiétude mortelle; enfin j'allais, en désespoir de cause, me résoudre à rentrer au Mexique, au risque d'être pris et fusillé, lorsque, grâce à certains amis qui faisaient des démarches incessantes en ma faveur, je fus rayé de la liste de proscription, et il me fut permis de rentrer dans ma patrie. Deux heures à peine après avoir reçu cette nouvelle je partis; j'arrivais à la Veracruz quatre jours plus tard; sans prendre le temps de me reposer, je m'élançai sur un cheval, et tout d'une traite, ne quittant ma monture fatiguée que pour sauter sur une autre, je franchis les quatre-vingt-dix lieues qui séparent la Veracruz de la capitale; j'allai descendre tout droit chez mon frère. Il était absent, mais une lettre de lui m'annonçait que, contraint par une affaire urgente de se rendre à la Nouvelle-Orléans, il serait de retour au bout d'un mois et me priait de l'attendre; mais de ma femme et de ma fille, rien; des intérêts de fortune que je lui avais confiés, pas un mot; mon inquiétude se changea en terreur, j'eus le pressentiment d'un malheur: sortant à moitié fou de la maison de mon frère, je remontai sur le cheval ruisselant de sueur et à demi fourbu qui m'avait amené, et qui était demeuré à la porte sans que personne songeât à s'occuper de lui, et je me dirigeai, aussi vite qu'il me fut possible, vers mon hôtel: fenêtres et portes étaient fermées; cette maison que j'avais quittée si riante et si animée, était silencieuse et morne comme un tombeau. Je restai un instant sans oser heurter à la porte; enfin, je m'y décidai, préférant la réalité, toute terrible qu'elle pouvait être, à cette incertitude qui me rendait fou.
A cet endroit de sa narration, don Mariano s'arrêta, la voix brisée par l'émotion intérieure qu'il éprouvait et qu'il lui était impossible de dompter plus longtemps.
Il y eut un silence.
Don Estevan n'avait pas changé de position depuis le commencement de la narration faite par son frère, il paraissait plongé dans une profonde douleur et terrassé par les remords.
Au bout d'un instant, Bermudez, voyant que son maître était incapable de continuer son récit, prit à son tour la parole:
—Ce fut moi qui ouvris la porte; Dieu m'est témoin que j'aime mon maître, que pour lui, sans hésiter, je sacrifierais ma vie avec joie. Hélas! J'étais destiné à lui causer la plus grande douleur qu'il soit possible à un homme de souffrir: contraint de répondre aux questions dont il me pressait, je lui appris la mort de sa femme et celle de sa fille, toutes deux mortes à quelques semaines l'une de l'autre, au couvent des bénédictines. Le coup fut terrible: don Mariano tomba comme foudroyé. Un soir que, selon sa coutume depuis son retour, don Mariano, seul dans sa chambre à coucher, la tête dans ses mains, s'abîmait dans de tristes réflexions en contemplant avec des yeux pleins de larmes le portrait de ces êtres si chers qu'il ne devait jamais revoir, un homme embossé dans un large manteau, le sombrero rabattu sur les yeux, demanda à parler au seigneur de Real del Monte; sur mes observations que sa seigneurie ne recevait personne, cet homme insista avec une ténacité étrange, disant qu'il avait à remettre à mon maître une lettre dont le contenu était de la plus haute importance; je ne sais comment cela se fit, mais l'accent de cet homme me parut si sincère que, malgré moi, j'enfreignis les ordres positifs que j'avais reçus et je l'introduisis auprès de don Mariano.
Le gentilhomme releva alors la tête, et, appuyant la main sur le bras de son vieux domestique:
—Maintenant, laissez-moi continuer, Bermudez, dit-il; du reste, ce que j'ai à ajouter est peu de chose.
Se tournant alors vers les chasseurs toujours impassibles et froids en apparence, il reprit:
—Lorsque cet homme fut devant moi: seigneurie, me dit-il sans préambule, vous pleurez deux personnes qui vous étaient bien chères et dont le sort vous est inconnu.
—Elles sont mortes, répondis-je.
—Peut-être! fit-il. Que donneriez-vous à celui qui vous apporterait, je ne dis pas une bonne nouvelle, mais un peu d'espoir?
—Sans répondre, je me levai, et allant à un meuble où je serrais mon or et mes bijoux:
—Tendez votre chapeau, lui dis-je. En un instant, ce chapeau fut plein d'or et de diamants; l'inconnu fit disparaître le tout, et s'inclinant vers moi:
—Je me nomme Pepito, me dit-il; je fais un peu tous les métiers; un homme qu'il est inutile de vous nommer m'a confié ce chiffon de papier, avec injonction de vous le remettre aussitôt votre arrivée à Mexico. Je n'ai su que ce matin votre retour; je viens ce soir accomplir l'ordre que j'avais reçu. Je lui arrachai le papier des mains et je le lus pendant que ce Pepito se confondait en remercîments que je n'écoutais pas, et se retirait. Voilà ce que contenait ce papier.
Don Miguel étendit le bras vers don Mariano.
—« Un ami de la famille de Real del Monte, dit-il d'une voix vibrante, avertit don Mariano qu'il a été indignement trompé par l'homme dans lequel il avait mis toute sa confiance et qui lui devait tout. Cet homme a empoisonné doña Serafina de Real del Monte: la fille de don Mariano a été enterrée toute vive dans un des in pace du couvent des Bernardines. Si le seigneur Real del Monte désire approfondir l'affreuse machination dont il a été victime, et peut-être revoir une des deux personnes que celui qui l'a trompé croit avoir fait disparaître pour toujours, que le señor don Mariano garde le plus complet silence sur le contenu de ce billet, qu'il feigne toujours la même ignorance, mais qu'il fasse en secret les préparatifs d'un long voyage que nul ne doit soupçonner. Le 5 novembre prochain, au coucher du soleil, un homme se trouvera au Teocali de Quinametzin (le Géant). Cet homme accostera don Mariano en prononçant deux noms: celui de sa femme et celui de sa fille; alors il lui apprendra tout ce qu'il ignore, et peut-être pourra-t-il lui rendre un peu de ce bonheur qu'il a perdu. » Ce billet se terminait là, il n'était pas signé.
—C'est vrai, répondit don Mariano au comble de l'étonnement. Mais comment avez-vous appris ces détails? C'est vous sans doute qui...
—Lorsqu'il en sera temps, je vous répondrai, fit don Miguel d'un ton péremptoire. Continuez.
—Que dirai-je de plus? Je partis pour me rendre au rendez-vous étrange qui m'était assigné, nourrissant au fond de mon cœur je ne sais quel fol espoir. Hélas! L'homme est ainsi fait qu'il se rattache à tout ce qui peut l'aider à douter d'un malheur. Aujourd'hui, Dieu, qui probablement m'a pris en pitié, m'a fait rencontrer cet homme qui est mon frère; sa vue me causa un étonnement que je ne puis exprimer. Comment se trouvait-t-il ici, lui qui m'avait écrit qu'il partait pour la Nouvelle-Orléans? Un vague soupçon, que j'avais toujours repoussé jusque-là me mordit au cœur avec une force telle que je commençai à croire, quoique cela me parût bien horrible, que mon frère était le traître auquel je devais tous mes maux. Cependant je doutais encore, je flottais indécis, lorsque ce portefeuille, perdu par ce misérable et retrouvé par le chef indien, l'Aigle-Volant, déchira tout à coup et fit tomber de mes yeux l'épais bandeau qui les couvrait, en me donnant toutes les preuves des odieuses machinations et des crimes commis par cet infâme, par ce fratricide indigne, dans le but ignoble de me dépouiller de ma fortune afin d'en faire jouir ses enfants. Voilà ce portefeuille, parcourez les papiers qu'il renferme, et décidez entre ce frère indigne et moi.
En disant cela, don Mariano tendit le portefeuille à don Miguel. Celui-ci le repoussa doucement.
—Ces preuves sont inutiles pour nous, don Mariano, dit-il, nous en possédons de plus péremptoires encore.
—Que voulez-vous dire?
—Vous allez me comprendre.
Et don Miguel se leva.
Sans bien s'expliquer pour quelle raison il en était ainsi, don Estevan sentit un frisson parcourir tout son corps, devinant par une espèce d'intuition que l'accusation de son frère n'avait rien d'aussi terrible que les faits que don Miguel se préparait à révéler; il releva un peu la tête, pencha le corps en avant, et la poitrine haletante, les narines dilatées, fasciné pour ainsi dire par le chef des aventuriers, il attendit, en proie à une anxiété toujours croissante, qu'il plût à don Miguel de parler.
XX.
Le jugement.
Le soleil avait disparu à l'horizon, l'ombre avait remplacé la lumière, les ténèbres, tombant du ciel, avaient couvert la forêt d'un impénétrable linceul de brune; les gambucinos s'armant de branches d'ocote les allumèrent, et alors la clairière où se passaient les faits que nous rapportons se trouva fantastiquement éclairée de torches aux reflets sanglants, dont la lueur tourmentée se jouait sur les arbres et les individus réunis sous leurs larges ramures, et imprimait à tout un cachet étrange et sinistre.
Don Miguel, après avoir jeté autour de lui un regard pour solliciter l'attention, prit enfin la parole:
—Puisque vous avez trouvé ce portefeuille, dit-il, je n'ai plus rien à vous apprendre. C'est en effet votre frère qui a commis les crimes affreux que vous lui reprochez; heureusement son but n'a pu être complètement atteint; votre femme est morte, il est vrai, don Mariano, mais votre fille vit encore; elle est en sûreté, c'est moi qui ai été assez heureux pour l'arracher à ses bourreaux et l'enlever de l'in pace horrible dans lequel ils l'avaient enfouie toute vivante; votre fille, je vous la rendrai, don Mariano, je vous la rendrai pure et immaculée comme je l'ai prise dans son tombeau.
Don Mariano, si ferme dans la douleur, fut sans force pour la joie; la commotion qu'il reçut fut tellement violente, qu'il roula sans connaissance sur le sol en joignant par un dernier effort les mains avec ferveur pour remercier le ciel de lui donner tant de joie, après l'avoir accablé de tant de souffrances. Les domestiques du gentilhomme, assistés par plusieurs gambucinos, s'empressèrent autour de lui et lui prodiguèrent tous les soins que réclamait son état.
Don Miguel laissa à l'émotion causée par la chute de don Mariano le temps de se calmer, puis après avoir, d'un geste, réclamé le silence:
—A nous deux, maintenant, don Estevan! dit-il. Furieux de voir une de vos victimes vous échapper, vous n'avez pas craint de la poursuivre jusqu'ici, sachant que c'était moi qui l'avais sauvée; vous m'avez dressé une embuscade, dans laquelle vous espériez me faire périr: l'heure est venue de régler nos comptes.
En reconnaissant qu'il n'avait plus son frère pour adversaire, don Estevan avait repris toute son audace et toute sa forfanterie. A cette interpellation, il s'était froidement redressé, et fixant sur le jeune homme un regard railleur:
—Oh! Oh! dit-il avec ironie, monsieur l'homme de bien, vous ne seriez pas fâché de m'assassiner, n'est-ce pas? Pour me faire taire. Croyez-vous donc que je suis la dupe des beaux sentiments que vous étalez complaisamment? Oui, vous avez sauvé ma nièce, c'est vrai, et je vous en remercierais si je ne vous connaissais pas aussi bien.
A ces singulières paroles, les assistants firent un mouvement de surprise qui n'échappa pas à don Estevan: satisfait de l'effet qu'il croyait avoir produit, il continua:
Le misérable avait jugé la question du premier coup d'œil: ne pouvant pas complètement s'innocenter, il résolut de tourner la difficulté, ce qu'il comptait faire d'autant plus facilement que le seul qui aurait pu le démentir était incapable de l'entendre, et par conséquent de lui imposer silence, en rétablissant les faits sous leur véritable jour. Prenant alors une physionomie placide:
—Mon Dieu, dit-il avec bonhommie, nul de nous n'est infaillible; qui ne se trompe pas au moins une fois dans sa vie? Loin de moi la pensée de chercher à amoindrir ce que l'action qu'on me reproche a d'odieux; oui, j'ai menti à la foi jurée; j'ai trompé mon frère, l'homme auquel je devais tout. Vous voyez, caballeros, que je fais bon marché de moi-même et que je n'essaie nullement de me disculper; mais, de cette faute à commettre un crime, il y a un abîme, et, grâce à Dieu, le reproche d'assassinat ne peut m'être fait, et je renvoie à qui de droit la responsabilité de cet acte inqualifiable.
—Mais à qui donc alors? lui demanda don Miguel, étonné malgré lui et effrayé de l'astuce de cet homme.
—Eh! Mon Dieu, reprit-il avec un aplomb imperturbable, j'en rendrai responsables les gens trop zélés, qui toujours comprennent beaucoup plus qu'ils ne devraient comprendre, et qui, soit par convoitise, soit pour tout autre motif, vont toujours plus loin qu'il ne le faudrait; certes, je l'avoue, je désirais m'emparer de la fortune de mon frère, mais je prétendais en devenir maître par les voies légales.
Les gambucinos, tous hommes de sac et de corde, doués d'une conscience extraordinairement élastique, qui, naturellement, les rendait fort peu scrupuleux en fait d'actions plus ou moins répréhensibles, étaient cependant épouvantés d'entendre une semblable théorie: ils se demandaient tout bas, avec cette naïve crédulité d'hommes à demi sauvages, si l'individu qu'ils avaient devant eux et qui parlait ainsi était réellement leur semblable, ou si plutôt l'esprit du mal n'avait pas pris cette enveloppe pour les tromper.
—Comprenez-moi bien, caballero, reprit don Estevan dont la voix se raffermissait de plus en plus: la supérieure des bénédictines est ma parente, cette femme a pour moi une affection sans bornes; lorsque je lui eus laissé entrevoir mes projets de fortune, elle m'engagea à y persévérer, m'assurant qu'elle connaissait un moyen infaillible de faire réussir ces projets; je crus d'autant plus facilement à ses paroles, que pour moi ce moyen était des plus faciles et consistait simplement à obliger ma nièce à prendre le voile et à se faire religieuse; je ne voyais pas plus loin, je vous le jure. Pauvre chère fille, je l'aimais trop pour désirer sa mort! Tout marcha au gré de mes désirs, sans que je me mêlasse de rien absolument; ma belle-sœur mourut; cette mort me parut toute naturelle, après les chagrins sans nombre qui l'avaient accablée. On m'accuse de l'avoir empoisonnée, c'est faux; peut-être l'a-t-elle été, je ne soutiendrais pas le contraire; mais, dans ce cas il faudrait accuser de ce crime ma parente, dont le but était évidemment de rapprocher de moi cette fortune que je convoitais. J'écrivis aussitôt à mon frère pour lui annoncer cette mort qui me peina réellement; il ne reçut pas ma lettre; je ne vois rien d'étonnant à cela, d'autant plus qu'il ne faisait pour ainsi dire que passer dans les villes où le menait son caprice. Souvent j'allais au couvent des bénédictines visiter ma nièce; elle me paraissait assez décidée à prendre le voile; la supérieure, de son côté, me répétait sans cesse de ne m'inquiéter de rien: je laissais donc aller les choses sans m'en occuper. Le jour où ma nièce devait prononcer ses vœux, j'allai au couvent: alors il se passa quelque chose d'inusité et de scandaleux; au moment de faire profession, la jeune fille se ravisa et refusa net d'entrer en religion; je me retirai, désespéré de ce contre-temps. Le soir, une religieuse se présenta à mon hôtel et m'annonça que ma nièce, à la suite d'une scène fort vive avec la supérieure, avait été frappée d'une congestion cérébrale et était morte subitement. Cette nouvelle me causa une douleur inouïe; toute la nuit je marchai dans ma chambre à coucher, déplorant ce nouveau et irréparable malheur qui accablait mon malheureux frère; en y réfléchissant, un soupçon germa dans mon esprit; cette mort me parut extraordinaire; je redoutai un crime. Afin d'éclaircir mes soupçons, au point du jour j'accourus au couvent; là, une nouvelle incroyable m'attendait: la communauté était bouleversée, l'effroi se montrait sur tous les visages; pendant la nuit, une troupe d'hommes armés s'était introduite dans le couvent; ma nièce avait été enlevée de son tombeau et emportée par ces hommes qui, en même temps, avaient emmené une jeune novice. Alors, convaincu que je ne m'étais pas trompé, qu'un crime avait été commis, je m'enfermai avec la supérieure dans sa cellule, et, à forces de menaces et de prières, je parvins à lui arracher la vérité; mon horreur fut au comble en apprenant que mon infortunée nièce avait effectivement été enterrée toute vive. Une chose me restait à faire, un devoir à remplir; découvrir ses traces, la retrouver afin de la ramener dans les bras de son père; je n'hésitai pas: deux jours plus tard, j'étais parti. Voilà la vérité tout entière; ma conduite a été répréhensible, coupable même; mais, je le jure, elle n'a pas été criminelle.
Les assistants avaient écouté cette justification hasardée avec un silence glacial; lorsque don Estevan se tut, pas un geste, pas un signe approbateur ne vint lui donner l'espoir d'avoir convaincu son auditoire.
—En supposant, ce que je n'admets pas, car il existe trop de preuves du contraire, que ce que vous dites soit la vérité, répliqua don Miguel, pour quelle raison avez-vous donc voulu m'assassiner, moi qui ai sauvé celle dont vous déploriez le malheur et que vous vouliez ramener dans les bras de son père?
—Ne le comprenez-vous donc pas? s'écria don Estevan avec un feint étonnement, faut-il donc tout vous dire?
—Oui, tout, répondit sèchement le jeune homme.
—Eh bien! Oui, j'ai voulu vous assassiner, parce que, au presidio de Tubac, on m'avait assuré que vous n'aviez enlevé ma nièce que dans le but de la déshonorer; je voulais venger sur vous l'outrage que je croyais que vous lui aviez fait.
Don Miguel pâlit à cette insulte.
—Infâme! s'écria-t-il d'une voix tonnante; osez-vous proférer une aussi odieuse calomnie!
Les assistants s'étaient récriés avec horreur aux paroles de don Estevan qui, malgré son audace, se sentant vaincu, fut contraint de baisser la tête sous le poids de la réprobation générale.
Bon-Affût se leva alors.
—Caballeros, dit-il, vous avez entendu l'accusation portée contre cet homme par son frère. Pendant tout le temps qu'a duré cette accusation, vous avez remarqué sa contenance; maintenant vous venez d'entendre sa défense; nous l'avons laissé libre de tout dire, sans l'interrompre et sans chercher à l'intimider; or l'heure de prononcer votre jugement est arrivée; c'est toujours une chose sérieuse que de condamner un homme; cet homme fut-il le dernier des misérables; la loi du Lynch, vous le savez tous comme moi, ne connaît pas de moyens termes: elle tue ou elle absout. Bien que choisis pour juger cet homme nous ne voulons pas encourir seuls la responsabilité de cet acte; réfléchissez donc sérieusement avant de répondre aux questions que je vous adresserai, et surtout souvenez-vous que de vos réponses dépendent la vie ou la mort de ce malheureux: caballeros, dans votre âme et conscience, cet homme est-il coupable?
Il y eut un instant de silence suprême; tous les visages étaient graves, tous les cœurs battaient avec force.
Don Estevan les sourcils froncés, le front pâle, les bras croisés sur la poitrine, mais la contenance ferme, car il était brave, attendait en proie à une anxiété que par la seule force de sa volonté, il parvenait à renfermer en lui-même.
Bon-Affût, après avoir attendu quelques minutes, reprit d'une voix lente et solennelle:
—Caballeros, cet homme est-il coupable?
—Oui, s'écrièrent les assistants d'une seule voix.
Cependant don Mariano, grâce aux soins de ses domestiques, commençait à donner quelques signes de vie, précurseurs de son retour à la connaissance.
Balle-Franche se pencha à l'oreille de Bon-Affût.
—Est-il convenable, lui dit-il a voix basse, que don Mariano assiste à la condamnation de son frère?
—Non certes, répondit vivement le vieux chasseur; d'autant plus que maintenant que le premier moment de colère est passé, il est probable qu'il intercéderait en sa faveur; mais comment faire pour l'éloigner?
—Je m'en charge, je vais le conduire au camp des gambucinos.
—Hâtez-vous.
Balle-Franche se leva et s'approcha de Bermudez avec lequel il échangea quelques mots oreille à oreille; puis les deux domestiques, prenant leur maître dans leurs bras, disparurent avec lui dans les taillis, suivis par le chasseur et par l'Églantine, à laquelle le Canadien avait fait signe de venir. Dans l'état d'agitation et de surexcitation où se trouvaient les gambucinos, nul ne remarqua ce départ, le bruit des pas de plusieurs chevaux qui s'éloignaient ne fut même pas entendu.
Don Estevan seul s'aperçut de cet enlèvement dont il comprit la portée.
—Je suis perdu! murmura-t-il.
Bon-Affût fit un geste, le silence se rétablit comme par enchantement.
—Quelle peine a mérité le coupable? dit-il.
—La mort! répondirent les assistants comme un écho funèbre.
Alors se tournant vers le condamné, le chasseur reprit:
—Don Estevan de Real del Monte, venu au désert dans des intentions criminelles, vous êtes tombé sous le coup de la loi du Lynch; la loi du Lynch est la loi de Dieu: œil pour œil, dent pour dent, elle n'admet qu'une peine, celle du talion. C'est la loi primitive des anciens jours rendue à l'humanité. Vous aviez condamné une malheureuse jeune fille à être enterrée vive et à mourir de faim. Vous allez être enterré vif, pour mourir de faim; seulement, comme vous pourriez longtemps appeler la mort avant qu'elle daignât vous répondre, nous vous donnerons les moyens de faire cesser vos souffrances lorsque le courage vous manquera pour les endurer davantage. Nous sommes plus éléments que vous ne l'avez été vous-même envers votre malheureuse victime, vous ne serez enterré que jusqu'aux aisselles; votre bras gauche sera laissé libre, et à votre portée on placera un pistolet afin que vous puissiez vous faire sauter la cervelle lorsque vous aurez assez souffert. J'ai dit. Cette condamnation est-elle juste? ajouta-t-il en s'adressant aux assistants.
—Oui, dirent-ils d'une voix basse et concentrée, œil pour œil, dent pour dent.
Don Estevan avait écouté avec épouvante les paroles du vieux chasseur: l'horrible supplice auquel il était condamné le frappa de stupeur; car bien qu'il s'attendit à recevoir la mort, celle-là lui semblait tellement épouvantable que dans le premier moment il ne put y croire; pourtant lorsqu'il vit sur un signe de Bon-Affût deux gambucinos se mettre en devoir de creuser une fosse, ses cheveux se hérissèrent de terreur sur sa tête, une sueur froide perla à ses tempes, et d'une voix étranglée il s'écria en joignant les mains:
—Oh! Pas cette mort atroce, je vous en supplie, tuez-moi de suite.
—Vous êtes condamné, il vous faut subir votre peine telle qu'elle est prononcée, répondit froidement le vieux chasseur.
—Oh! Donnez-moi ce pistolet que vous m'avez promis, pour que je me brûle la cervelle à l'instant; vous serez vengés.
—Nous ne nous vengeons pas; ce pistolet vous sera remis lorsque nous partirons.
—Oh! Vous êtes implacables, s'écria-il en se laissant tomber sur le sol, où il se roula avec une rage impuissante.
—Nous sommes justes, dit encore Bon-Affût.
Don Estevan, arrivé au paroxysme de la fureur, se releva subitement, et, bondissant comme un jaguar, il se précipita tête baissée contre un arbre dans l'intention de se briser le crâne. Mais les gambucinos surveillaient trop attentivement ses mouvements pour lui laisser accomplir cette résolution désespérée; ils s'emparèrent de lui, et malgré sa résistance acharnée et ses cris de bête fauve, ils le garrottèrent et le mirent dans l'impossibilité de faire un mouvement.
Alors sa colère se changea en désespoir.
—Oh! s'écria-t-il, si mon frère était là, il me sauverait! Mon Dieu! Mon Dieu! Mariano! A moi, à moi!
Bon-Affût s'approcha de lui.
—Vous allez être descendu dans la fosse, lui dit-il; avez-vous quelque disposition à prendre?
—C'est donc vrai cet horrible supplice! dit-il avec égarement.
—C'est vrai.
—Mais alors vous êtes des bêtes féroces.