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L'éclaireur

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[1] D'Aman, endroit où une rivière se divise en plusieurs branches.

[2] Littéralement pays des roseaux; d'acatl, roseau.

[3] Soleil d'eau; de atl, eau, et tonatiuh, soleil.


XXVII.

Une Chasse dans la prairie. (Suite.)

Dans le Nouveau-Monde, lorsqu'on se trouve voyager dans les régions indiennes et qu'on tient à ne pas être dépisté par les peaux-rouges, il faut avoir soin de se diriger vers l'est si l'on a affaire dans l'ouest, et vice versa; en un mot, imiter la manœuvre du navire qui, surpris par un vent contraire, est obligé de louvoyer et de tirer des bordées qui le rapprochent insensiblement du point qu'il désire atteindre.

Bon-Affût était trop au fait de l'intelligence et de la finesse des Indiens pour ne pas agir de la même façon. Bien que la présence de l'Aigle-Volant fût, jusqu'à un certain point, une garantie de sécurité pour Bon-Affût, cependant, ignorant avec quel parti indien le hasard le mettrait en contact, il résolut de faire en sorte, si toutefois cela était possible, de n'être découvert par aucun.

Fenimore Cooper, l'immortel historien des Indiens de l'Amérique du Nord, nous a initiés, dans ses excellents ouvrages, aux ruses employées par les Tuscaroras, les Mohegans et les Hurons, lorsqu'ils veulent déjouer les recherches de leurs ennemis; mais, n'en déplaise aux nombreux admirateurs de la sagacité du jeune Uncas, magnifique type de la nation Delaware, dont il ne fut cependant pas le dernier héros, puisque, bien que fort diminuée, elle existe encore, les Indiens des États-Unis ne sont que des enfants, comparées aux Comanches, aux Apaches, aux Pawnees et autres nations des grandes Prairies de l'ouest du territoire mexicain, qui, au reste, peuvent à juste titre, passer pour leurs maîtres sous tous les rapports.

La raison en est toute simple et des plus faciles à comprendre.

Les tribus du nord n'ont jamais réellement existé à l'état de puissances politiques; chacune d'elles se gouverne séparément et en quelque sorte selon sa fantaisie; les Indiens dont elles sont formées s'allient rarement avec leurs voisins, et ont, de temps immémorial, constamment vécu de la vie nomade. Aussi n'ont-ils jamais possédé que les instincts très développés, il est vrai, des hommes qui sans cesse habitent les bois, c'est-à-dire une agilité merveilleuse, une grande finesse d'ouïe et une longueur de vue miraculeuse, qualités que, pour le dire en passant, on retrouve au même degré chez les Arabes et, en général, chez tous les peuples errants, quel que soit le coin de terre qui les abrite.

Pour ce qui est de leur sagacité et de leur adresse, les bêtes fauves les leur ont enseignées, ils n'ont eu que la peine de les imiter.

Les Indiens du Mexique joignent aux avantages que nous avons signalés les restes d'une civilisation avancée, civilisation qui, depuis la conquête, s'est réfugiée dans des repaires inabordables, mais qui n'en existe pas moins de fait.

Les familles ou tribus se considèrent entre elles comme les parties d'un même tout: la nation.

Or la nation américaine, continuellement en lutte avec les Espagnols d'un côté et les Américains du Nord de l'autre, a senti le besoin de doubler ses forces pour triompher des deux formidables ennemis qui la harcèlent sans relâche, et peu à peu ses enfants ont modifié dans leurs mœurs ce qui leur était nuisible, pour s'approprier celles de leurs oppresseurs et les combattre par leurs propres armes; ils ont poussé si loin cette tactique, qui, du reste, les a jusqu'à ce jour sauvés non seulement du joug, mais encore d'une totale extermination, qu'ils sont passés maîtres en fourberies et en ruses; leurs idées se sont agrandies, leur intelligence s'est développée, et ils sont parvenus à surpasser leur ennemis en astuce et en diplomatie, si nous pouvons nous servir de cette expression. Et cela est si vrai que, depuis trois cents ans, ceux-ci non seulement n'ont pas réussi à les dompter, mais même à se soustraire à leurs invasions périodiques, ces invasions que les Comanches nomment superbement la lune du Mexique, et pendant le cours desquelles ils ruinent impunément tout ce qui se rencontre sur leur passage.

Peut-on véritablement considérer comme des sauvages ces hommes qui, refoulés jadis par la terreur des armes à feu et la vue des chevaux, ces animaux dont ils ignoraient l'existence, contraints de se cacher au sein de montagnes inaccessibles, ont cependant défendu leur terrain pied à pied, et, dans certaines régions, sont arrivés à reconquérir une portion de leur ancien territoire?

Mieux que personne, nous savons qu'il existe des sauvages en Amérique, sauvages dans toute l'acception du mot; mais ceux-là on en a eu bon marché, chaque jour ils disparaissent du sol, car ils n'ont ni l'intelligence nécessaire pour comprendre ni l'énergie pour se défendre. Ce sont ces sauvages dont nous parlons qui, avant d'être soumis aux Espagnols ou aux Anglo-américains, l'étaient aux Mexicains, aux Péruviens et aux Araucans du Chili, et cela à cause de leur organisation intellectuelle qui les élève à peine au-dessus de la brute.

Il ne faut pas confondre ces peuplades d'ilotes qui ne sont que des exceptions dans l'espèce, avec les grandes nations indomptées dont nous essayons ici de décrire les mœurs, mœurs qui se modifient sans cesse; car, malgré les efforts qu'elles font pour se soustraire à son influence, la civilisation européenne qu'elles méprisent plutôt encore par haine héréditaire de leurs conquérants et de la race blanche en général que pour tout autre motif, les cerne, les accable et les envahit de toutes parts.

Peut-être avant cent ans les Indiens émancipés qui sourient de pitié à la vue des luttes mesquines que se livrent entre elles les républiques, fantômes qui les entourent, et le colosse pygmée des États-Unis qui les menace, reprendront leur rang dans le monde et porteront haut la tête; et ce sera justice, car ce sont d'héroïques natures richement douées, capables, bien dirigées, d'entreprendre et de mener à fin de grandes choses.

Au Mexique même, depuis l'époque où à la male heure ce pays a proclamé sa soi-disant indépendance, tous les hommes éminents qui ont surgi soit dans les arts, soit dans la diplomatie, soit dans la guerre, appartiennent à la race indienne pure. A l'appui de ce dire, nous citerons un seul fait d'une immense signification: la meilleure histoire de l'Amérique du Sud qui ait été publiée en espagnol jusqu'à ce jour a été écrite par un Inca: Garcilasso de la Vega! Cela n'est-il pas concluant; n'est-il pas temps de faire justice de toutes ces théories systématiquement absurdes qui s'obstinent à représenter la race rouge comme une race bâtarde, incapable d'amélioration et fatalement appelée à disparaître!

Terminant ici cette digression beaucoup trop longue, mais qui était indispensable pour l'intelligence des faits qui vont suivre, nous reprendrons notre récit au point où nous l'avons interrompu.

Après trois heures d'une marche fatigante et difficile dans les hautes herbes, les aventuriers atteignirent les premiers contreforts qu'ils voulaient franchir.

Vers le milieu de la nuit, Bon-Affût, après avoir accordé deux heures de repos à ses compagnons, se remit en marche.

Au lever du soleil, ils arrivèrent à une espèce de cañon ou gorge étroite formée par deux murailles de rochers perpendiculaires, ils furent contraints de marcher pendant quatre heures dans le lit d'un torrent à demi desséché, où les pas ne laissaient heureusement aucune empreinte visible.

Pendant plusieurs jours leur voyage à travers des montagnes abruptes et désolées s'effectua avec de grande fatigues, mais sans offrir d'incident digne d'être rapporté; enfin ils se trouvèrent de nouveau dans la région des tierras calientes; la verdure avait reparu, la chaleur se faisait sentir; aussi les aventuriers, qui venaient de souffrir beaucoup du froid dans les hautes régions de la Serrania, éprouvèrent-ils une sensation de bien-être indicible en aspirant les émanations de cette atmosphère douce et embaumée, en contemplant ce ciel bleu et l'éblouissant soleil qui remplaçaient le ciel gris et blafard et l'étroit horizon chargé de brume et de givre des montagnes qu'ils laissaient derrière eux.

Vers la fin du quatrième jour, après avoir quitté les montagnes, Bon-Affût poussa un cri de satisfaction en apercevant surgir dans les lointains bleuâtres de la Prairie les premiers plans d'une immense forêt vierge vers laquelle il avait dirigé sa marche.

—Courage, mes amis! dit-il, nous rencontrerons bientôt l'ombre et la fraîcheur qui nous manquent ici.

Les aventuriers, sans répondre, allongèrent le pas en hommes qui appréciaient parfaitement la valeur de la promesse qui leur était faite.

La nuit était complète lorsqu'ils atteignirent, non pas la forêt, mais les bords d'une rivière assez large dont les hautes herbes leur avaient dérobé le voisinage, bien que depuis quelques instants ils entendissent le murmure continu de l'eau sur les cailloux de la rive. Bon-Affût résolut d'attendre au lendemain pour chercher un gué.

On campa; mais, par prudence, le feu ne fut pas allumé, les aventuriers se roulèrent dans leurs zarapés après avoir pris un maigre repas, et ne tardèrent pas à s'endormir.

Seul, Bon-Affût veillait.

Cependant la lune descendait à l'horizon, les étoiles commençaient à blanchir et à s'éteindre dans les profondeurs du ciel; le chasseur, dont la fatigue fermait malgré lui les yeux, allait s'abandonner au sommeil, lorsque tout à coup un bruit étrange, inattendu, le fit tressaillir. Il se redressa comme frappé par une commotion électrique, et prêta l'oreille. Un léger frémissement agitait les roseaux qui bordaient la rivière, dont l'eau calme et immobile semblait un long ruban d'argent. Il n'y avait pas un souffle de vent dans l'air.

Le chasseur posa la main sur l'épaule de l'Aigle-Volant; celui-ci ouvrit les yeux et le regarda.

—Les Indiens! murmura le Canadien à l'oreille du chef.

Puis, rampant sur les mains et sur les genoux, il se glissa sur la berge et se mit à l'eau.

Alors il regarda autour de lui.

La lune répandait une clarté suffisante pour laisser distinguer le paysage à une assez grande distance.

Le chasseur, malgré l'attention avec laquelle il inspectait les environs, ne vit rien. Tout était calme. Il attendit, le regard fixe et l'oreille au guet.

Une demi heure s'écoula, sans que le bruit qui l'avait éveillé se renouvelât. Il avait beau écouter, aucun son ne venait troubler le silence de la nuit.

Cependant Bon-Affût était certain de ne pas s'être trompé. Dans le désert, tous les bruits ont une cause, une raison d'être; les chasseurs les connaissent et savent fort bien les distinguer entre eux, sans jamais se tromper.

Cependant le chasseur était plongé dans l'eau jusqu'à la ceinture: en Amérique, si la chaleur du jour est étouffante, en revanche les nuits sont excessivement fraîches; Bon-Affût sentait un froid glacial l'envahir de toutes parts. De guerre lasse et croyant s'être trompé, il se disposait enfin à abandonner la place et à remonter sur la rive, lorsque, au moment où il se décidait à exécuter ce mouvement, un corps dur vint frapper sa poitrine.

Il baissa les yeux et étendit instinctivement les mains en avant. Il étouffa un cri de surprise: ce qui l'avait touché, c'était le flanc d'une pirogue qui glissait sans bruit à travers les roseaux qu'elle écartait sur son passage.

Cette pirogue, de même que toutes les embarcations indiennes de ces parages, était construite en écorce de bouleau, détachée de l'arbre au moyen de l'eau chaude.

Bon-Affût examina cette mystérieuse pirogue, qui semblait s'avancer sans le secours d'aucun être humain, plutôt se laissant dériver au gré du courant que filant en ligne directe. Cependant une chose étonnait le Canadien, c'est que cette pirogue filait droit sans aucune oscillation. Évidemment un être invisible, un Indien probablement, la dirigeait; cela ne faisait pas un doute. Mais où se tenait cet homme? Était-il seul? C'est ce qu'il était impossible de deviner.

L'anxiété du Canadien était extrême: il n'osait faire le moindre geste dans la crainte de révéler imprudemment sa présence; cependant la pirogue filait toujours. Résolu à savoir enfin à quoi s'en tenir, Bon-Affût tira doucement son couteau de sa ceinture, et retenant sa respiration, il s'accroupit dans la rivière, en ne laissant que le haut de son visage à la surface de l'eau.

Ce qu'il avait espéré arriva: au bout d'un instant, il vit briller dans l'ombre, comme deux charbons ardents, les yeux d'un Indien qui nageait derrière la pirogue et la poussait avec le bras. Le peau-rouge tenait sa tête au niveau de l'eau en jetant autour de lui des regards investigateurs.

Le Canadien reconnut un Apache. Soudain les yeux de cet homme se fixèrent sur le chasseur; celui-ci jugea qu'il fallait en finir: s'élançant avec la souplesse et la rapidité d'un jaguar, il saisit son ennemi à la gorge; sans lui donner le temps de pousser un cri d'alarme, il lui plongea son couteau dans le cœur.

Le visage de l'Apache devint noir, ses yeux s'ouvrirent démesurément, il battit un instant l'eau avec ses jambes et ses bras; mais bientôt ses membres se roidirent, une convulsion suprême agita tout tous son corps, il disparut emporté par le courant et laissant derrière lui un léger sillon rougeâtre.

Il était mort.

Le Canadien, sans perdre un instant, enjamba la pirogue, et s'accrochant aux roseaux, il regarda du côté où il avait laissé ses compagnons. Ceux-ci, réveillés par l'Aigle-Volant, s'étaient approchés avec précaution, emportant avec eux le rifle abandonné sur le rivage par le chasseur.

Aussitôt qu'ils furent réunis, ils dégagèrent la pirogue des roseaux qui lui barraient le passage, et d'après le conseil de Bon-Affût, après s'être embarqués, avoir mis l'embarcation en pleine eau et lui avoir fait prendre le courant, ils s'étendirent au fond.

Depuis quelques temps déjà ils dérivaient ainsi doucement, se croyant à l'abri des ennemis invisibles qu'ils soupçonnaient cachés autour d'eux, lorsque soudain une clameur terrible éclata comme un coup de tonnerre et vibra dans l'espace.

Le corps de l'Apache tué par Bon-Affût avait, pendant quelques minutes suivi le fil de l'eau, puis il s'était arrêté dans des herbes et des bois morts, juste en face d'un campement indien auprès duquel les aventuriers étaient passés quelques heures auparavant sans le soupçonner.

A la vue du cadavre de leur frère, les peaux-rouges avaient poussé le formidable rugissement de douleur dont nous avons parlé, et s'étaient précipités en tumulte vers le rivage en se désignant du doigt la pirogue.

Bon-Affût, se voyant découvert, saisit les pagaies, et aidé par l'Aigle-Volant et Domingo, en quelques instants il se mit hors d'atteinte.

Les Apaches déconcertés, furieux de cette fuite, et ne sachant à qui ils avaient affaire, gesticulèrent en accablant leurs ennemis inconnus de toutes les insultes que la langue indienne put leur fournir, les traitant de lapins, de canards, de chiens, de hiboux et autres épithètes empruntées à la nomenclature des animaux qu'ils haïssent ou méprisent.

Le chasseur et ses compagnons s'inquiétaient peu de ces injures impuissantes: ils continuaient à pagayer vigoureusement, ce qui rétablissait dans leurs membres la circulation du sang.

Cependant les Indiens changèrent de tactique: plusieurs longues flèches barbelées furent lancées sur la pirogue, quelques coups de fusil même furent tirés; mais la distance était trop grande, l'eau seule fut fouettée par les balles.

La nuit se passa ainsi.

Les aventuriers pagayaient avec ardeur, car ils avaient reconnu que la rivière, à l'aide de ses nombreux détours, se rapprochait sensiblement de la forêt qu'ils avaient tant d'intérêt à atteindre. Cependant, croyant ne plus avoir rien à redouter de leurs ennemis, ils abandonnèrent pendant quelques instants les pagaies afin de se délasser et prendre un peu de nourriture.

Le jour était venu sur ces entrefaites, un magnifique paysage se déroula aux yeux éblouis des aventuriers.

—Oh! s'écria l'Aigle-Volant avec une expression de surprise.

—Qu'y a-t-il? dit aussitôt Bon-Affût qui comprit que le chef avait aperçu quelque chose d'extraordinaire.

—Voyez! reprit emphatiquement le Comanche en tendant le bras dans la direction qu'ils avaient parcourue pendant la nuit.

—Vertudieu! s'écria le Canadien, deux pirogues à notre poursuite! Oh! Oh! Il va falloir en découdre.

—Cuerpo del Cristo! fit à son tour Domingo avec un soubresaut qui faillit faire chavirer la frêle embarcation.

—Quoi encore?

—Regardez!

—Mille diables! exclama le chasseur, nous sommes cernés.

En effet, deux pirogues s'avançaient rapidement à l'arrière des aventuriers, tandis que deux autres, parties de deux points opposés de la berge, venaient sur leur avant dans l'intention évidente de leur barrer le passage et leur couper la retraite.

—¡Voto a Dios! Voilà des peaux-rouges qui veulent nous faire danser un singulier jaleo! murmura Domingo. Qu'en dites-vous, vieux chasseur?

—Bon, bon, fit gaiement Bon-Affût, nous leur payerons la musique. Attention, compagnons, et redoublons d'énergie.

Sur un signe de lui, les hommes saisirent tous des pagaies et imprimèrent un tel élan à leur pirogue, qu'elle sembla voler sur l'eau.

La situation se faisait critique pour les blancs.

Bon-Affût, debout, appuyé sur son rifle, calculait froidement les chances pour et contre de cette rencontre inévitable. Ce n'étaient pas les embarcations qui lui donnaient la chasse qu'il redoutait, elles étaient à une trop grande distance en arrière pour espérer l'atteindre; toute son attention se portait sur celles qui venaient à l'avant et entre lesquelles il fallait absolument passer. Chaque coup de pagaie diminuait la distance qui séparait les blancs des peaux-rouges.

Les pirogues ennemies, autant qu'on pouvait en juger de loin, semblaient surchargées de monde et n'avancer qu'avec une certaine difficulté. Bon-Affût avait jugé la position d'un coup d'œil infaillible; il prit une de ces résolutions hardies auxquelles il devait la grande réputation dont il jouissait, résolution qui, seule, dans ce moment critique, pouvait le sauver, lui et les siens.


XXVIII.

Peaux-blanches et peaux-rouges.

Bon-Affût avait, ainsi que nous l'avons dit, pris une résolution suprême. Au lieu de chercher à s'échapper en passant entre les deux pirogues, ce qui était risquer de se faire couler, il appuya légèrement sur la gauche et mit le cap directement sur la pirogue la plus près de la sienne.

Les Indiens trompés par cette manœuvre dont ils ne comprirent pas d'abord la portée, l'accueillirent par des cris de joie et de triomphe. Les aventuriers gardèrent le silence, mais ils redoublèrent d'efforts et continuèrent à avancer.

Un sourire railleur passa sur les lèvres du chasseur canadien.

Au fur et à mesure que sa pirogue s'approchait de celle des Apaches, il avait reconnu que la rive gauche de la rivière s'échancrait, et il venait de s'apercevoir que cette échancrure était formée par une île assez rapprochée de la terre, mais laissant encore un passage suffisant pour son embarcation, qui évitait ainsi un détour et lui faisait gagner du terrain sur les ennemis qui le poursuivaient.

L'affaire capitale était d'atteindre la pointe de l'île avant les Indiens de la première pirogue.

Ceux-ci avaient fini, sinon par deviner complètement, du moins par se douter de l'intention de leur intrépide adversaire; aussi avaient-ils, de leur côté, changé de tactique et modifié leur manœuvre. Au lieu de marcher à l'encontre des blancs, comme ils avaient fait jusqu'à ce moment, ils avaient brusquement viré de bord et pagayaient vigoureusement dans la direction de l'île.

Bon-Affût comprit qu'il fallait à tout prix retarder leur marche.

Jusqu'alors pas une flèche, pas un coup de feu n'avait été échangé de part ni d'autre; les Apaches étaient si persuadés qu'ils réussiraient à s'emparer des aventuriers, qu'ils avaient jugé inutile d'en venir à cette extrémité.

Les blancs, de leur côté, qui sentaient la nécessité d'économiser leur poudre dans un pays ennemi où il leur serait impossible de renouveler leur provision, les avaient jusque-là imités par prudence, quelque désir qu'ils eussent d'en venir aux mains.

Cependant la pirogue indienne n'était plus qu'à une cinquantaine de mètres de l'île; le chasseur, après avoir jeté un dernier regard autour de lui, se pencha vers ses compagnons, et leur dit quelques mots à voix basse.

Immédiatement ceux-ci rentrèrent les pagaies, et saisissant leurs rifles, s'agenouillèrent en appuyant leur arme sur le plat-bord de l'embarcation, après toutefois avoir fait glisser une seconde balle dans le canon.

Bon-Affût avait fait de même.

—Y sommes-nous? demanda-t-il au bout d'un instant.

—Oui! répondirent les aventuriers.

—Feu alors! Et tirons bas.

Les cinq détonations se confondirent en une seule.

Nous avons fait observer que les deux embarcations étaient excessivement rapprochées l'une de l'autre.

—Aux pagaies maintenant! Et vivement! cria le chasseur en donnant l'exemple, comme toujours.

Huit bras reprirent les pagaies, la légère pirogue recommença à voler sur l'eau. Seul, le chasseur rechargea son rifle et attendit agenouillé, prêt à tirer.

L'effet de la décharge des blancs se fit bientôt connaître: les cinq coups de feu, dirigés tous vers le même endroit, avaient ouvert une énorme brèche au flanc de l'embarcation indienne, juste au niveau de la flottaison.

Des cris d'effroi et de douleur s'élevèrent du groupe d'Apaches qui sautèrent à l'eau les uns après les autres, nageant dans toutes les directions. Quant à la pirogue, abandonnée à elle-même, elle dériva un instant, s'emplit d'eau peu à peu, et finit par couler bas.

Les aventuriers, se croyant débarrassés de leurs ennemis, ralentirent pour un instant leurs efforts.

Tout à coup l'Aigle-Volant leva sa pagaie, tandis que Bon-Affût saisissait son rifle par le canon. Deux Apaches aux membres athlétiques et aux regards féroces cherchaient à s'accrocher à la pirogue pour la faire chavirer. Ils retombèrent bientôt la tête fendue et roulèrent au fil de l'eau.

Quelques minutes plus tard, les chasseurs atteignirent le passage.

Cependant plusieurs Apaches étaient parvenus à la nage jusqu'à l'île; aussitôt sortis de l'eau, ils se mirent à la poursuite des blancs, en courant le long de la berge; faute de mieux, ils leurs jetaient des pierres, car ils ne pouvaient se servir de leurs rifles mouilles, et ils avaient perdu leurs arcs et leurs flèches par suite de leur brusque plongeon dans la rivière.

Toutes primitives que fussent les armes employées en ce moment par les Apaches, cependant Bon-Affût recommanda à ses compagnons de redoubler d'efforts, afin d'être le plus tôt possible à l'abri des projectiles énormes qui, de derrière toutes les touffes d'herbe et tous les accidents de terrain, pleuvaient drus comme grêle autour de la pirogue; car les peaux-rouges, selon leur habitude, avaient un soin extrême de ne pas rester à découvert, de crainte des balles.

Cependant cette situation devenait insoutenable, il fallait en sortir; le chasseur qui guettait attentivement l'occasion de donner une leçon sévère à ses ennemis acharnés, crut enfin l'avoir trouvée: il vit à quelques mètres de lui, sur la rive, un buisson de floripondios s'agiter légèrement; épaulant vivement son rifle, il ajusta et lâcha la détente.

Un cri terrible s'échappa du fouillis de floripondios, de cañaverales, de lianes et de plantes aquatiques qui formaient ce buisson, et un Apache, bondissant comme un tigre blessé, en sortit dans l'intention d'aller s'abriter plus loin derrière les arbres verts qui s'élevaient à peu de distance dans l'intérieur de l'île. Bon-Affût, qui avait rechargé son rifle en toute hâte, le baissa dans la direction du fuyard, mais il le releva aussitôt.

L'Apache venait de tomber sur le sable, et se roulait dans les dernières convulsions de l'agonie.

Au même instant Une dizaine d'Indiens s'élancèrent de derrière les buissons, se précipitèrent sur le cadavre, l'enlevèrent dans leurs bras, et disparurent avec la rapidité d'une légion de fantômes.

Un calme subit, une tranquillité inouïe succédèrent à l'agitation extrême et aux cris désordonnés qui, quelques minutes auparavant, faisaient retentir les échos.

—Pauvre diable! murmura Bon-Affût en replaçant son rifle dans le fond de la pirogue et en saisissant une paire de pagaies, je suis fâché de ce qui lui est arrivé; je crois qu'ils en ont assez; maintenant qu'ils connaissent la portée de mon rifle, ils nous laisseront tranquilles.

Le chasseur avait calculé juste: en effet, les peaux-rouges ne donnèrent plus signe de vie.

Ce que nous disons là n'a rien qui doive surprendre le lecteur: chaque pays comprend l'honneur et sa façon; les Indiens ont pour principe de ne jamais s'exposer inutilement à un danger quelconque. Pour eux, le succès seul peut justifier leurs actions; aussi, dès qu'ils ne se jugent pas les plus forts, ils renoncent sans honte, avec la plus grande facilité, aux projets qu'ils avaient conçus et préparés pendant de longues semaines.

Les aventuriers doublèrent enfin la pointe de l'île.

La seconde pirogue se trouvait déjà fort loin derrière eux; quant à celles qu'ils avaient aperçues en premier, elles n'apparaissaient plus que comme des points presque imperceptibles à l'horizon. Lorsque les peaux-rouges de la deuxième pirogue avaient vu que les aventuriers avaient pris sur eux une avance qu'il leur était impossible de regagner et qu'ils leur échappaient définitivement contre leurs prévisions, ils avaient fait une décharge générale de leurs armes; impuissante démonstration qui ne blessa personne, car les balles et les flèches tombèrent à une distance considérable des blancs; puis ils virèrent de bord, afin de rejoindre leurs compagnons sur l'île où ils s'étaient réfugiés.

Bon-Affût et ses compagnons étaient sauvés.

Après avoir pagayé une heure encore environ pour mettre entre eux et leurs ennemis une distance infranchissable, ils prirent un instant de repos, afin de se remettre de cette chaude alerte et bassiner avec un peu d'eau fraîche les contusions qu'ils avaient reçues, car quelques pierres les avaient atteints. Dans l'ardeur de l'action, ils ne s'en étaient pas aperçu; mais, maintenant que le danger était passé, ils commençaient à en souffrir.

La forêt, qui le matin, à cause des méandres multipliés de la rivière était si éloignée d'eux, s'était excessivement rapprochée, ils avaient l'espoir de l'atteindre avant la nuit; après une courte interruption, ils reprirent donc les pagaies avec une nouvelle ardeur et continuèrent leur route. Au coucher du soleil, la pirogue disparaissait en s'engouffrant sous l'immense dôme de feuillage de la forêt vierge que le courant d'eau coupait en biaisant.

Dès que les ténèbres commencèrent à tomber, le désert se réveilla, et les hurlements des bêtes fauves se rendant à l'abreuvoir se firent entendre sourdement dans les profondeurs inexplorées de la forêt. Bon-Affût ne jugea pas prudent de s'engager à cette heure dans des parages inconnus, qui sans doute recelaient des dangers de toute espèce. En conséquence, après avoir louvoyé encore pendant quelque temps afin de trouver un atterrage convenable, le chasseur donna l'ordre d'accoster sur une pointe de rocher qui s'avançait dans l'eau et formait une espèce de promontoire sur lequel on pouvait aborder sans difficulté.

Aussitôt à terre, le Canadien fit le tour du rocher afin de reconnaître les environs et savoir dans quelle partie de la forêt ils se trouvaient.

Cette fois le hasard avait mieux servi le chasseur qu'il n'aurait osé l'espérer. Après avoir écarté à grand-peine et avec des précautions minutieuses les lianes et les broussailles qui obstruaient le chemin, il se trouva subitement, et sans s'en douter, à l'entrée d'une grotte naturelle, formée probablement par une de ces convulsions volcaniques si fréquentes dans ces régions.

A cette vue, il s'arrêta, et allumant une branche d'ocote dont il avait eu le soin de se prémunir, il entra résolument dans la grotte, suivi de ses compagnons. L'apparition subite de la lumière de la torche effraya une nuée d'oiseaux de nuit et de chauves-souris qui, avec des cris aigus, se mirent à voler lourdement et à s'échapper de tous les côtés. Bon-Affût continua sa route, sans s'occuper de ces hôtes funèbres dont il interrompait si inopinément les lugubres ébats.

Cette grotte était haute, spacieuse et aérée. C'était, dans les circonstances où se trouvaient les aventuriers, une précieuse trouvaille, car elle leur offrait un abri à peu près sûr, pour la nuit, contre les recherches des Apaches, qui certainement n'avaient pas renoncé à les poursuivre.

Les aventuriers, après avoir exploré la caverne dans tous les sens, et s'être assurés qu'elle avait deux sorties, ce qui leur garantissait les moyens de fuir s'ils étaient attaqués par de trop nombreux ennemis, retournèrent vers l'embarcation, la retirèrent de l'eau, et, la chargeant sur leurs épaules, ils la portèrent au fond de la grotte. Puis, avec cette patience dont les Indiens et les coureurs des bois sont seuls capables, ils effacèrent les moindres traces, les plus légères empreintes qui auraient pu faire reconnaître leur débarquement et deviner la retraite qu'ils avaient choisie. Les brins d'herbes courbés furent redressés, les lianes et les buissons qu'ils avaient écartés furent rapprochés, et, après ce soin accompli, nul n'eut pu se douter que plusieurs hommes avaient passé par là.

Après quoi, faisant une ample provision de bois mort et de branche d'ocote pour les torches, ils rentrèrent dans la grotte avec l'intention manifeste de prendre enfin un peu de repos dont ils avaient si grand besoin.

Tous ces préparatifs avaient demandé du temps; aussi la nuit était-elle fort avancée déjà lorsque les aventuriers, après avoir pris un maigre repas préparé à la hâte, s'enveloppèrent enfin dans leurs zarapés et s'étendirent les pieds au feu et la main sur leur rifle. Rien ne troubla leur sommeil, qui durait encore lorsque les premiers rayons du soleil empourprèrent l'horizon de reflets joyeux. Ce fut Bon-Affût qui réveilla ses compagnons.

L'Aigle-Volant n'était pas dans la grotte.

Cette absence n'inquiéta nullement le chasseur; il connaissait trop bien le sachem comanche pour redouter une trahison de sa part.

—Debout! cria-t-il aux dormeurs, le soleil est levé; nous nous sommes assez reposés, il est temps de songer à nos affaires.

—Au bout d'un instant ils étaient sur pied.

Le chasseur ne s'était pas trompé; à peine commençait-on à rallumer le feu pour le repas du matin, que l'Aigle-Volant parut. Le chef portait sur ses épaules un élan magnifique qu'il jeta silencieusement à terre, puis il alla s'accroupir auprès de l'Églantine.

—Ma foi, chef! dit gaiement Bon-Affût, vous êtes un homme de précaution, votre chasse est la bienvenue; nos vivres commençaient à furieusement diminuer.

Le Comanche sourit de plaisir à cette parole, mais il ne répondit pas autrement: de même que tous ses congénères, l'Indien ne parlait que lorsque cela était absolument nécessaire.

Sur un signe du Canadien, Domingo, qui était un grand chasseur, se mit immédiatement en devoir de dépouiller l'élan.

Le pennekann, le queso et le blé indien restèrent donc au fond des alforjas des aventuriers, grâce à de succulents filets levés adroitement sur l'animal par Domingo, et qui, rôtis sur la braise, leur procurèrent un délicieux déjeuner; ce festin fut couronné par quelques gouttes de pulque dont l'Aigle-Volant et sa femme, d'après l'habitude des Comanches de s'abstenir de liqueurs fortes, refusèrent seuls de prendre leur part.

Puis les pipes et les cigarettes furent allumées, et chacun commença à fumer silencieusement.

Bon-Affût réfléchissait au parti qu'il devait prendre, pendant que Domingo et Bermudez préparaient tout pour le départ; enfin il se décida à parler:

—Caballeros, dit-il, nous voici arrivés à l'endroit où commence réellement notre voyage; il est temps que je vous fasse savoir où nous allons. Dès que nous aurons traversé cette forêt, ce qui ne sera pas long, nous aurons devant nous une plaine immense au centre de laquelle s'élève une ville; cette ville est nommée par les Indiens Quiepaa-Tani: c'est une de ces mystérieuses cités où, depuis la conquête, s'est réfugiée la civilisation mexicaine des Incas; c'est à cette ville que nous nous rendons, car c'est dans son sein que se sont retirées les jeunes filles que nous voulons sauver; cette ville est sacrée: malheur à l'Européen ou au blanc qui serait découvert aux environs! Je vous avoue que les périls que nous avons courus jusqu'à présent ne sont rien en comparaison de ceux qui probablement nous attendent avant que nous atteignions le but que nous nous sommes proposé; il est impossible que nous songions à nous introduire tous dans cette ville; cette tentative serait une folie et n'aboutirait qu'à nous faire stérilement massacrer. D'un autre côté, nous pouvons avoir besoin de retrouver ici des compagnons dévoués qui, le cas échéant, nous viendront en aide. Voici donc ce que j'ai résolu: Bermudez va retourner sur ses pas, c'est-à-dire à l'endroit où nous avons laissé Juanito; puis, tous deux, conduisant les chevaux avec eux, rallieront au rendez-vous convenu le détachement de Ruperto et celui de Balle-Franche, si cela est possible, et les amèneront ici. Quel est votre avis, caballeros? Approuvez-vous mon projet?

—De tous points, répondit don Mariano en s'inclinant.

—Et vous, chef?

—Mon frère est prudent, ce qu'il fait est bien.

—Quoi! Je vais vous quitter, murmura le pauvre Bermudez en s'adressant à son maître.

—Il le faut mon ami, répondit celui-ci; mais pas pour longtemps, je l'espère.

—Tâchez de vous bien rappeler la route que nous avons suivie, afin de ne pas vous tromper au retour, reprit le chasseur.

—Je tâcherai.

—Eh! Vieux chasseur, dit en ricanant Domingo, pourquoi diable ne m'envoyez-vous pas, moi qui suis un coureur des bois et qui connais le désert sur le bout du doigt, au lieu de ce pauvre homme qui, j'en suis certain, laissera ses os en route?

Bon-Affût lança au gambucino un regard pénétrant qui lui fit baisser la tête en rougissant.

—Parce que, répondit-il en appuyant avec intention sur chaque mot, ami Domingo, j'ai pour vous une si forte inclination que je ne puis consentir à vous perdre de vue une seule minute; vous me comprenez, n'est-ce pas?

—Parfaitement, parfaitement, bégaya le gambucino avec confusion; il est inutile de vous fâcher, vieux chasseur, je resterai; ce que j'en disais, c'était dans votre intérêt, voilà tout.

—J'apprécie votre offre comme elle le mérite, répondit en radiant le Canadien, n'en parlons plus. Et il continua en s'adressant à Bermudez: Comme nous pouvons avoir bientôt besoin de secours, tâchez en revenant de prendre, si cela est possible, une route plus directe et plus courte.

—Je ferai en sorte.

—Cette grotte est un excellent refuge, elle est assez spacieuse pour vous donner abri à tous; vous y demeurerez avec les chevaux et vous ne la quitterez que sur un ordre de moi: c'est entendu?

—Et compris, soyez tranquille; je suis trop pénétré de l'importance des recommandations que vous me faites pour les négliger.

—Un dernier mot. Je vous ai dit qu'il fallait absolument, pour le succès de l'expédition difficile que nous tentons, que nous trouvions ici, en cas de besoin, un fort détachement d'hommes résolus; recommandez bien à Ruperto de redoubler de prudence et d'éviter autant que possible, je ne dis pas une rixe avec les Indiens, mais même leur rencontre.

—Je le lui dirai.

—Maintenant, remettons la pirogue à flot, et bonne chance.

—Dieu veuille que vous réussissiez à sauver la pauvre niña, dit le vieux domestique avec une émotion qu'il ne put maîtriser; je donnerais avec joie ma vie pour elle.

—Allez en paix, mon ami, répondit Bon-Affût d'un ton affectueux, j'ai déjà fait le sacrifice de la mienne.

Les aventuriers sortirent alors de la grotte, non sans avoir d'abord interrogé le dehors du regard, afin de voir si nul danger n'existait. Un silence profond régnait sous le couvert impénétrable de la forêt.

Les aventuriers enlevèrent sur leurs épaules la pirogue dans laquelle ils avaient placé des provisions pour le compagnon qui les quittait.

Bientôt l'embarcation se balança légèrement sur l'eau.

Bermudez fit ses derniers adieux, puis se détournant avec effort, il sauta dans la pirogue, saisit les pagaies et s'éloigna.

—Au revoir! lui cria don Mariano d'une voix émue.

—A bientôt, si Dieu veut, répondit Bermudez.

—Amen! murmurèrent pieusement les aventuriers.

Bon-Affût suivit longtemps des yeux la marche de la pirogue, puis se retournant par un mouvement brusque vers ses compagnons:

—C'est un cœur dévoué, murmura-t-il, comme se parlant a lui-même: arrivera-t-il?

—Dieu le protégera, répondit don Mariano.

—C'est vrai, reprit le chasseur en passant sa main sur son front; je suis fou, sur ma parole, d'avoir de telles pensées, et ingrat, qui plus est, ingrat envers la Providence, qui a veillé sur nous jusqu'ici avec une si grande sollicitude.

—Bien parlé, mon ami, fit don Mariano; j'ai le pressentiment que nous réussirons.

—Eh bien, voulez-vous que je vous parle franchement, fit gaiement le chasseur; moi aussi, j'en ai le pressentiment; ainsi, en avant.

—L'Aigle-Volant posa alors sa main sur l'épaule du chasseur.

—Avant que de partir, je voudrais tenir conseil avec mon frère, dit-il; le cas est grave.

—Vous avez raison, chef, rentrons dans la grotte; nos mouvements doivent être combinés avec la plus grande prudence, afin, le moment venu, de ne pas commettre une irréparable bévue qui compromettrait sans retour le succès de notre expédition.

Le Comanche fit un signe d'assentiment, et précédant ses amis, il retourna à la caverne. Le feu n'était pas complètement éteint, il couvait sous la cendre; en un instant il fut ravivé; les quatre hommes s'accroupirent gravement autour.

Alors le chef détacha son calumet de sa ceinture, le bourra de tabac sacré, l'alluma, et après avoir aspiré lentement deux ou trois bouffées de fumée, il le passa à Bon-Affût. Le calumet fit ainsi le tour du cercle sans qu'un mot fût prononcé, pendant que le tabac contenu dans le fourneau se consumait. Lorsqu'il ne resta plus que de la cendre, le chef le secoua dans le brasier, replaça le calumet à sa ceinture et s'adressant à Bon-Affût:

—Un chef voudrait parler, dit-il.

—Mon frère peut parler, répondit le chasseur en s'inclinant, nos oreilles sont ouvertes.

Le sachem, après avoir d'un geste ordonné à sa femme de s'éloigner hors de la portée de la voix, ce que, selon la coutume indienne, l'Églantine fit immédiatement, s'inclina révérencieusement devant les membres du conseil et prit la parole en ces termes.


XXIX.

Le conseil.

L'Aigle-Volant, depuis le commencement de l'expédition à laquelle il avait consenti à prendre part, avait constamment joué un rôle passif, acceptant sans les discuter les combinaisons proposées par Bon-Affût, exécutant avec franchise et fidélité les ordres qu'il recevait du chasseur, en un mot, remplissant entièrement le rôle d'un guerrier subordonné à un chef dont le devoir est de penser pour lui; aussi la nouvelle attitude prise subitement par le sachem remplit-elle d'étonnement le Canadien, qui ne prévoyait nullement sur quel sujet allait s'établir le débat, et qui craignait intérieurement que, dans la situation critique où il se trouvait en ce moment, le Comanche n'eût l'intention de l'abandonner à ses propres ressources, de se retirer, et peut-être de créer des obstacles à l'exécution de ses projets. Aussi attendit-il impatiemment l'explication de la conduite étrange de son allié.

Le chef, toujours impassible, s'était levé; après avoir salué à la ronde, il se décida enfin à prendre la parole:

—Visages pâles, mes frères, dit-il de sa voix gutturale et sympathique, depuis plus d'une lune que nous sommes ensemble sur le même sentier, partageant les mêmes fatigues, dormant côte à côte, mangeant du produit de la même chasse, sans que le chef que vous avez admis à partager vos travaux et vos périls ait été jusqu'à ce jour admis à entrer aussi avant dans votre confiance qu'un ami doit y être; votre cœur est toujours pour lui resté fermé et entouré d'un nuage épais, vos projets lui sont aussi inconnus que le premier jour, les paroles que souffle votre poitrine sont et demeurent pour lui des énigmes indéchiffrables; cela est-il bien? Cela est-il juste? Non. Pourquoi m'avez-vous appelé, pourquoi m'avez-vous prié de vous accompagner, si je dois demeurer toujours pour vous un étranger? Jusqu'à présent j'ai renfermé dans mon cœur l'amertume que me causait votre conduite soupçonneuse; pas une plainte n'est montée de mon cœur à mes lèvres, en me voyant traité d'une manière si peu conforme à mon rang et aux relations que j'ai toujours entretenues avec vous; en ce moment même je continuerais à garder le silence, si mon amitié pour vous n'était pas plus forte que le ressentiment que me cause votre conduite peu généreuse à mon égard. Nous sommes sur la terre sainte des Indiens, le sol que nous foulons est sacré; des périls nous entourent, des embûches sans nombre sont tendues de toutes parts sous nos pas; comment vous aiderai-je à les conjurer si vos projets ne me sont enfin révélés, si je ne sais, en un mot, si le sentier que nous suivons est celui de la guerre ou celui de la chasse? Parlez avec franchise, ôtez la peau de votre cœur, de même que j'ai ôté celle du mien, éclairez-moi sur la conduite que vous avez l'intention de tenir et le but que vous vous proposez, afin que je vous aide de mes conseils si cela est nécessaire, et que, étant votre allié, je ne reste pas plus longtemps en dehors de vos délibérations, ce qui est honteux pour la nation à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, et indigne d'un guerrier tel que moi. J'ai dit, mes frères; j'attends votre réponse, qui, j'en suis convaincu, sera telle que doivent la faire des guerriers aussi sages et aussi expérimentés que vous l'êtes.

Pendant le long discours du chef comanche, Bon-Affût avait à plusieurs reprises donné des marques d'impatience, s'il n'avait craint de manquer aux règles de l'étiquette indienne en l'interrompant, certes il l'aurait fait; ce n'avait été qu'à grand-peine qu'il était parvenu à se contraindre et à conserver l'apparence impassible qui est de rigueur en semblable circonstance. Aussitôt que le chef eut repris sa place, le chasseur se leva, et après avoir salué d'un signe de tête les assistants, il prit la parole d'une voix ferme, et répondit en ces termes:

—Le Wacondah est grand, il tient dans sa main droite le cœur de tous les hommes, quelle que soit leur couleur: seul il peut connaître les intentions et lire dans leur âme. Les reproches que vous m'adressez, chef, ont une apparence de justice que je ne veux pas discuter avec vous; vous avez pu supposer, d'après la conduite que les circonstances m'ont jusqu'à présent contraint à tenir vis-à-vis de vous, que je ne vous accordais pas la confiance que vous méritez à si juste titre; il n'en est rien, j'attendais que l'heure de parler fût venue, non seulement pour vous expliquer mes intentions, mais encore pour réclamer votre aide et votre intervention. Vous désirez que je m'explique immédiatement, je vais le faire; mais peut-être eût-il mieux valu que vous attendissiez que cette forêt dans laquelle nous nous trouvons fût traverser.

—Je ferai observer à mon frère que je n'exige rien de lui; j'ai cru devoir lui faire certaines observations; s'il ne les trouve pas justes, son cœur est bon, il me pardonnera en songeant que je ne suis qu'un pauvre Indien dont l'intelligence est obscurcie par un nuage, et que je n'ai pas eu l'intention de le blesser.

—Non, non, chef, reprit vivement le chasseur; puisque nous sommes sur cette question, mieux vaut l'éclaircir tout de suite, afin de ne plus avoir à y revenir et que rien dorénavant ne s'élève entre nous.

—Je suis à la disposition de mon frère, prêt à l'entendre si cela lui plaît, et content d'attendre encore s'il le juge nécessaire.

—Je vous remercie, chef; mais je m'en tiens à ma résolution première, je préfère tout vous dire.

Le Comanche sourit avec finesse.

—Mon frère est bien résolu à parler? lui demanda-t-il.

—Oui.

—Bon; alors mon frère n a rien à ajouter, tout ce qu'il a à me dire, je le sais, il ne m'apprendrait rien de plus que ce que j'ai deviné moi-même.

Le chasseur ne put retenir un geste d'étonnement.

—Oh! Oh! murmura-t-il, que signifie cela, chef? Pourquoi alors les reproches que vous m'avez adressés?

—Parce que j'ai voulu faire comprendre à mon frère qu'un ami ne doit rien avoir de caché pour un autre, surtout lorsque cet ami est éprouvé depuis longues années, que sa fidélité est à l'épreuve, et qu'on sait que l'on peut compter sur lui comme sur soi-même.

Le chasseur sourit légèrement, mais se remettant aussitôt:

—Merci de la leçon que vous me donnez, chef, dit-il en lui tendant cordialement la main, je la mérite, car j'ai en effet manqué de confiance en vous; le service que j'attends de vous est si important pour moi que je reculais tous les jours à vous le demander et que, malgré moi, je vous l'avoue, je ne m'y serais probablement décidé qu'au dernier moment.

—Je le sais, répondit le Comanche avec un ton de bonne humeur tout à fait rassurant.

—Cependant, reprit le chasseur, malgré l'assurance que vous avez de connaître mes projets, peut-être serait-il bon que j'entrasse vis-à-vis de vous dans certains détails que vous ignorez.

—Je répète à mon frère pâle que je sais tout; l'Aigle-Volant est un des premiers sachems de sa nation, il a l'ouïe fine et la vue perçante: depuis près de deux lunes il n'a pas quitté le grand chasseur pâle; pendant ce laps de temps, bien des événements se sont passés, bien des paroles ont été prononcées devant lui; le chef a vu, il a entendu, et tout est aussi clair dans son esprit que si toutes ces choses avaient été dessinées pour lui dans un de ces colliers—livres—que savent si bien faire les blancs et dont j'ai vu quelques-uns entre les mains des chefs de la prière.

—Quelle que soit votre pénétration, chef, reprit le chasseur avec insistance, j'ai peine à me figurer que vous soyez aussi bien au courant de mes intentions que vous le supposez.

—Non seulement je connais les intentions de mon frère, mais encore je sais quel est le service qu'il attend de moi.

—Pardieu, chef, vous me ferez un énorme plaisir en me le disant, non pas que je doute de votre pénétration, les hommes rouges sont renommés pour leur finesse; cependant cela me semble si extraordinaire, que je vous avoue que je serais charmé d'en avoir le cœur net, ne serait-ce que pour ma satisfaction personnelle et pour prouver aux personnes qui nous écoutent combien nous avons tort, nous autres blancs, de nous imaginer que nous vous sommes si supérieurs en intelligence, lorsque vous nous laissez au contraire si loin derrière vous.

—Hum! murmura Domingo, ce que vous dites là est un peu fort, vieux chasseur; il est connu que les Indiens sont des bêtes brutes.

—Ce n'est pas mon avis, observa don Mariano; bien que je connaisse fort peu les peaux-rouges, avec lesquels jusqu'à présent je ne m'étais jamais trouvé en rapport, cependant, depuis mon arrivée dans ces régions, je leur ai vu accomplir des actions si étonnantes que je ne serais nullement surpris que ce chef eût, ainsi qu'il l'assure, pénétré complètement vos projets.

—Je le crois aussi, reprit le chasseur. Du reste, nous allons en juger. Parlez, chef, afin que nous sachions le plus tôt possible à quoi nous en tenir sur cette pénétration dont vous vous flattez.

—L'Aigle-Volant n'est pas une vieille femme bavarde, qui se vante à tort et à raison; c'est un sachem dont les actions et les paroles sont mûrement pesées; il n'a pas la prétention d'en savoir plus que ses frères les visages pâles; seulement l'expérience qu'il a acquise lui tient lieu de sagesse, elle l'aide à expliquer ce qu'il voit et ce qu'il entend.

—C'est bien chef, je sais que vous êtes un guerrier vaillant et renommé: nos oreilles sont ouvertes, nous vous écoutons avec toute l'attention que vous méritez.

—Mon frère le grand chasseur pâle veut entrer dans Quiepaa-Tani, où se sont réfugiées deux jeunes femmes blanches, dont l'une est la fille du chef à la barbe grise; ces deux femmes ont été confiées à un sachem apache nommé Addick; mon frère le chasseur a hâte d'arriver à Quiepaa-Tani, parce qu'il redoute une trahison du chef apache, qu'il soupçonne de s'être allié avec l'homme qui a été juge par les visages pâles pour enlever les deux femmes et les faire disparaître. J'ai dit: ai-je bien compris les intentions de mon frère, ou bien me suis-je trompé?

Les assistants se regardèrent avec étonnement; le chef jouit un instant de son triomphe, puis il reprit:

—Maintenant, voici le service que le chasseur veut demander à son frère le sachem comanche:

—Vrai Dieu! chef, s'écria Bon-Affût, je dois avouer que tout ce que vous avez dit est vrai! Comment l'avez-vous appris? Je ne sais de quelle façon l'expliquer, bien qu'à la rigueur on en a assez parlé devant vous pour que vous ayez fini par le deviner; mais quant au service que j'attends de vous, si vous pouvez me le dire, vive Dieu! Je vous reconnaîtrai pour le plus...

—Que mon frère ne s'avance pas trop, interrompit en souriant le chef, de peur qu'il ne me prenne bientôt pour un adepte de la grande médecine—sorcier—.

—Hum! fit gravement le chasseur, je ne jurerais pas que ce n'est point.

—Och! Mon frère jugera. Aucun visage pâle n'est parvenu jusqu'à ce jour à entrer dans Quiepaa-Tani; cependant mon frère veut, coûte que coûte, y pénétrer, afin d'obtenir des renseignements certains sur les deux jeunes vierges pâles; malheureusement mon frère ne sait comment mettre à exécution le projet ni comment il parviendrait à sauver les jeunes filles s'il les voyait en danger. Voilà pourquoi il a pensé à l'Aigle-Volant; il s'est dit que son frère rouge était un chef, qu'il devait avoir à Quiepaa-Tani des amis ou des parents, que l'entrée du Tzinco—ville,—interdite pour lui à cause de sa couleur, ne l'était pas pour le chef, et que les renseignements qu'il ne pouvait pas prendre, l'Aigle-Volant les prendrait pour lui.

—Oui, voilà ce que j'ai pensé, chef. A quoi bon le cacherai-je? Me suis-je trompé? Ne ferez-vous pas cela pour moi?

—Je ferai mieux, répondit l'Indien; que mon frère écoute. L'Églantine est une femme; nul ne s'occupera d'elle, elle entrera inaperçue dans le Tzinco, et, mieux que le chef, obtiendra tous les renseignements dont mon frère a besoin; lorsque le moment d'agir sera venu, l'Aigle-Volant aidera le chasseur.

—Pardieu! Vous avez raison, Sachem, votre idée est meilleure que la mienne; il est préférable sous tous les rapports que ce soit l'Églantine qui aille à la découverte; une femme ne peut inspirer de soupçons, mieux que qui que ce soit elle apprendra des nouvelles. En route donc sans plus tarder; aussitôt que nous aurons traversé la forêt, nous l'enverrons au Tzinco.

L'Aigle-Volant secoua la tête et retint par le bras le chasseur, qui déjà s'était levé pour se mettre en route.

—Mon frère est vif, fit-il; qu'il me laisse lui dire encore un mot.

—Voyons!

—L'Églantine partira en avant, mon frère aura plus tôt des nouvelles.

Don Mariano se leva, et serrant avec émotion la main du Comanche:

—Merci pour cette bonne pensée qui vous est venue, chef, lui dit-il; vous avez toutes les délicatesses, votre cœur est noble, il sait compatir aux douleurs d'un père; merci, encore une fois.

L'Indien se détourna pour ne pas laisser voir sur son visage les traces du sentiment qui l'agitait malgré lui, ce qui, dans sa pensée, était indigne d'un chef, qui doit en toute circonstance demeurer impassible.

—En effet, reprit Bon-Affût, ce que propose le chef nous fera gagner un temps précieux; son idée est excellente.

L'Aigle-Volant ordonna d'un geste à l'Églantine de s'approcher.

La jeune femme obéit.

Alors le chef lui expliqua dans sa langue ce qu'elle devait faire, pendant que, timidement posée devant lui, elle l'écoutait avec une grâce charmante.

Lorsque le chef lui eut donné ses instructions dans les plus grands détails, et qu'elle se fut bien pénétrée de ce qu'on attendait d'elle, elle se tourna gracieusement vers don Mariano et Bon-Affût, et, avec un doux sourire, elle leur dit d'une voix harmonieuse:

—L'Églantine saura.

Ces deux mots remplirent le cœur du pauvre père de joie et d'espérance.

—Soyez bénie, jeune femme, lui dit-il, soyez bénie pour le bien que vous me faites en ce moment et pour celui que vous avez l'intention de me faire.

La séparation du mari et de la femme fut ce qu'elle devait être entre Indiens, c'est-à-dire grave et froide; quelque amour qu'éprouvât l'Aigle-Volant pour sa compagne il aurait eu honte devant des étrangers, et surtout devant des blancs, de montrer la moindre émotion et de laisser deviner ses sentiments pour elle.

Après s'être une dernière fois inclinée devant don Mariano et Bon-Affût en signe d'adieu, l'Églantine s'éloigna rapidement, de ce pas gymnastique et relevée qui fait des Indiens les premiers et les meilleurs marcheurs du monde. Si grand que fut le stoïcisme du chef, cependant il suivit la jeune femme du regard, jusqu'à ce qu'enfin elle eut disparu au milieu des arbres.

Comme rien ne les pressait en ce moment, les aventuriers laissèrent passer la grande chaleur du jour, et ils ne se remirent en route que lorsque le soleil à son déclin n'apparut plus que comme un globe de feu presque au niveau du sol. Leur marche fut lente à cause des difficultés sans nombre qu'ils avaient à surmonter pour se frayer une route à travers le fouillis de lianes et de plantes de toutes sortes enchevêtrées les unes dans les autres en réseaux inextricables qu'il leur fallait couper à coups de hache à chaque pas.

Enfin, après quatre jours d'une course pendant laquelle ils avaient eu à supporter des fatigues inouïes, ils virent enfin devant eux les arbres devenir plus clairsemés, le couvert se fit moins épais, et entre les arbres ils aperçurent au loin un horizon profond et découvert.

Bien que les aventuriers se trouvassent au sein d'une forêt vierge où, selon toutes probabilités, ils ne devaient s'attendre à rencontrer aucun individu de leur espèce, cependant ils ne négligeaient aucune précaution et n'avançaient qu'avec prudence, marchant en file indienne, le doigt sur la détente du rifle, l'œil et l'oreille au guet; car aussi près d'une des villes sacrées des Indiens, ils pouvaient s'attendre, surtout après la chaude escarmouche qu'ils avaient eue à soutenir quelques jours auparavant, à être espionnés par des éclaireurs envoyés à leur recherche.

Vers le soir du quatrième jour, au moment où ils se préparaient à camper pour la nuit dans une clairière assez vaste sur les bords d'un ruisseau sans nom, comme on en rencontre tant dans les forêts vierges, Bon-Affût, qui marchait en tête de la petite troupe, s'arrêta tout à coup et se baissa vivement sur le sol en donnant les marques du plus grand étonnement.

—Qu'y a-t-il? lui demanda don Mariano au bout d'un instant.

Bon-Affût ne lui répondit pas; mais il se tourna vers le chef indien en lui disant avec une certaine inquiétude:

—Voyez vous-même, chef, ceci me semble inconcevable.

L'Aigle-Volant se baissa à son tour vers le sol, et demeura assez longtemps à considérer les empreintes qui semblaient intriguer si vivement le chasseur.

Enfin il se releva.

—Eh bien? lui demanda Bon-Affût.

—Une troupe de cavaliers a passé par ici aujourd'hui même; répondit-il.

—Oui, fit le chasseur; mais qui sont ces cavaliers? D'où viennent-ils? Voilà ce que je voudrais savoir.

L'Indien reprit son inspection avec une attention plus minutieuse que précédemment.

—Ce sont des visages pâles, dit-il.

—Comment! Des visages pâles! s'écria Bon-Affût d'une voix étouffée par la prudence, c'est impossible; songez donc où nous sommes; jamais blanc, excepté moi, n'a jusqu'à ce jour pénétré dans ces régions.

—Ce sont des visages pâles, reprit le chef. Voyez, il y en a un qui s'est arrêté ici, il est descendu de cheval; tenez, voici la trace de ses pas, son pied a écrasé cette touffe d'herbe, un des clous de sa chaussure a laissé une ligne noire sur cette pierre.

—C'est vrai, murmura Bon-Affût, les mocassins des Indiens ne laissent pas de telles empreintes; mais qui peuvent être ces hommes? Comment ont-ils pénétré ici? Quelle direction ont-ils suivie pour venir?

Pendant que Bon-Affût s'adressait in petto ces questions et cherchait vainement la solution de ce problème qui lui semblait insoluble, l'Aigle-Volant avait fait quelques pas en suivant attentivement les empreintes parfaitement visibles sur le sol.

—Et bien, chef, lui demanda le chasseur en le voyant revenir vers lui, avez-vous trouvé quelque chose qui puisse nous renseigner?

—Ooah! fit l'Indien en hochant la tête, la piste est fraîche, les cavaliers ne sont pas loin.

—En êtes-vous sur, chef? Songez combien il est important pour nous de savoir qui sont les gens que nous avons pour voisins.

Le Comanche demeura un instant silencieux, plongé sans doute dans de sérieuses réflexions; puis, relevant la tête:

—L'Aigle-Volant, dit-il, essaiera de satisfaire son frère. Que les visages pâles demeurent ici jusqu'à son retour; le chef va prendre la piste, bientôt il dira au chasseur si ces hommes sont des amis ou des ennemis.

—Pardieu! J'irai avec vous, chef, répondit vivement Bon-Affût; il ne sera pas dit que, pour nous être utile, vous vous soyez exposé à un danger sérieux, sans avoir auprès de vous un ami pour vous soutenir.

—Non, reprit l'Indien, mon frère doit rester ici, un guerrier seul est suffisant.

Le chasseur savait que, lorsque le chef avait pris une résolution, rien ne pouvait lui en faire changer; il n'insista pas.

—Partez donc, dit-il, et agissez à votre guise; je sais que ce que vous ferez sera bien.

Le Comanche rejeta son rifle sur l'épaule, s'étendit sur le sol, et disparut dans les buissons en rampant comme un serpent.

—Et nous, demanda don Mariano, qu'allons nous faire?

—Attendre le retour du chef, répondit Bon-Affût, et en l'attendant, préparer le repas du soir dont, ainsi que moi, je n'en doute pas, vous commencez à reconnaître l'urgence.

Les aventuriers s'installèrent tant bien que mal dans la clairière où ils se trouvaient, et, ainsi que l'avait dit Bon-Affût, ils préparèrent le souper en attendant le retour de leur batteur d'estrade, dont cependant l'absence fut beaucoup plus longue qu'ils ne l'avaient supposé, car la nuit était tombée déjà depuis longtemps sans qu'il eût reparu.


XXX.

Le deuxième détachement.

Ainsi que nous l'avons dit dans notre précédent chapitre, l'Aigle-Volant s'était lancé sur la piste des cavaliers dont les empreintes avaient été aperçues par Bon-Affût.

L'Indien était réellement un des plus fins limiers de sa nation; car, bien que la nuit vint rapidement et l'empêchât bientôt de distinguer les traces qui servaient à le guider dans ses recherches, il n'en continua pas moins à avancer d'un pas aussi sûr et aussi assuré que s'il eût été au milieu de l'un de ces larges chemins jadis tracés par les Espagnols au temps de leur domination, et dont il reste encore quelques vestiges à demi effacés aux environs des grandes cités hispano-américaines.

Dix minutes environ après avoir quitté ses compagnons, le chef s'était relevé, et sans paraître attacher grande importance aux vestiges laissés sur le sol, il avait continué sa marche, se contentant de s'orienter de temps en temps en jetant un regard perçant sur les arbres et les buissons qui l'entouraient.

L'Aigle-Volant continua à marcher ainsi pendant une heure sans hésiter et sans ralentir son pas; arrivé à un endroit où les arbres s'écartaient à droite et à gauche, de façon à former un vaste carrefour dans lequel venaient aboutir plusieurs sentes de bêtes fauves, le chef s'arrêta un instant, jeta un regard soupçonneux et investigateur autour de lui, saisit son rifle que jusqu'alors il avait porté rejeté en arrière sur l'épaule, visita l'amorce avec soin, et, courbant légèrement le corps au niveau des hautes herbes, il s'avança à pas mesurés du côté d'un buisson touffu dont il écarta les branches avec précaution et dans lequel il ne tarda pas à disparaître tout entier.

Dès qu'il fut complètement caché dans le fouillis de plantes au milieu duquel il avait cherché un abri, le Comanche s'agenouilla, entr'ouvrit peu à peu le rideau de feuillage qui le masquait, et regarda. Tout à coup, par un mouvement brusque l'Aigle-Volant se releva, désarma son rifle qu'il plaça sur son épaule, puis il quitta le buisson la tête haute et le sourire aux lèvres.

Au centre d'une vaste clairière, éclairée par trois ou quatre brasiers ardents, une vingtaine d'hommes étaient campés, pittoresquement groupés autour des feux et préparant joyeusement leurs repas du soir, tandis que leurs chevaux entravés à l'amble broutaient leur provision de pois grimpants et les jeunes pousses des arbres auprès desquels ils se trouvaient.

Ces cavaliers, l'Aigle-Volant les avait reconnus au premier coup d'œil, étaient don Leo de Torres, Balle-Franche et les gambucinos détachés à la poursuite de don Estevan. L'Indien s'approcha du feu auprès duquel don Leo et les chasseurs étaient assis, et s'arrêtant devant eux:

—Que le Wacondah veille sur mes frères! dit-il en forme de salut: un ami les vient visiter.

—Qu'il soit le bienvenu, répondit gracieusement don Leo en lui tendant la main.

—Oui, ajouta Balle-Franche, mille fois le bienvenu! Bien que sa présence ait lieu de nous surprendre.

Le chef s'inclina et prit place entre les deux blancs.

—Comment se fait-il que nous vous rencontrions ici? demanda le chasseur.

—La question que m'adresse mon frère en ce moment est celle que je me préparais à lui faire moi-même.

—Comment cela? fit don Leo.

—Mon frère le guerrier pâle ne sait-il pas où il se trouve en ce moment?

—D'aucune façon; depuis notre séparation, nous avons toujours suivi la piste de notre ennemi sans pouvoir jamais l'atteindre: cette piste nous a conduits dans des parages inconnus à Balle-Franche lui-même.

—Je dois l'avouer, voici la seconde fois que pareille chose m'arrive, et cela dans des circonstances identiques; la première, je me rappelle que c'était en 1843, j'étais alors au...

—Mais interrompit sans façon l'Aigle-Volant, si le chasseur ne connaît pas ces régions, mon frère le guerrier les connaît, lui.

—Moi? fit don Leo, pas le moins du monde, chef; voici, je vous le certifie, la première fois que je viens de ce côté.

—Mon frère se trompe, il y est venu déjà; seulement, de même que tous les visages pâles, la mémoire de mon frère est courte, il a oublié.

—Non, chef; j'ai trop l'habitude du désert pour ne pas reconnaître du premier coup d'œil un endroit quel qu'il soit où je serais déjà venu.

L'Indien sourit de cette prétention si mal justifiée.

—C'est pourtant ce qui arrive aujourd'hui à mon frère, dit-il, bien que trois lunes tout au plus se soient écoulées depuis qu'il a visité ces parages en compagnie du chasseur pâle auquel il donne le nom de Bon-Affût.

L'aventurier se redressa brusquement, une vive émotion se laissa voir sur son visage.

—Que voulez-vous dire, au nom du ciel, peau-rouge? s'écria-t-il avec émotion.

—Je veux dire que Quiepaa-Tani est là, répondit l'Indien en étendant le bras dans la direction du sud-ouest, que nous en sommes éloignés à peine d'une demi-journée de marche.

—Il serait possible?

—Un chef ne ment jamais.

—Oh! s'écria le jeune homme avec énergie en se levant subitement, merci de cette bonne nouvelle, chef.

—Qu'allez-vous faire? lui demanda Balle-Franche.

—Comment! Ce que je vais faire! Ne le devinez-vous pas? Celles que nous voulons sauver sont à quelques lieues à peine de nous, et vous m'adressez cette question!

—Je vous l'adresse parce que je crains que, par votre fougue et votre imprudence, vous ne compromettiez le succès de notre expédition.

—Vos paroles sont dures, vieux chasseur; mais je vous les pardonne, car vous ne pouvez comprendre ce que j'éprouve.

—Peut-être oui, peut-être non, don Miguel; mais, croyez-moi, dans une expédition comme la nôtre, la ruse seule peut nous faire réussir.

—Au diable la ruse et celui qui la conseille! s'écria le jeune homme avec violence. Je veux délivrer les jeunes filles que moi-même, par ma folle confiance, j'ai fait tomber dans ce traquenard.

—Et que vous perdrez pour jamais par une autre folie, croyez-en l'expérience d'un homme qui a vécu au désert plus d'années que vous ne comptez de mois dans votre vie. Depuis que nous suivons la piste de don Estevan, nous avons constaté qu'un fort parti de cavaliers indiens s'est joint à lui, n'est-ce pas? A deux pas d'une ville sainte dont la population est immense, avez-vous l'intention de lutter avec vos quinze gambucinos contre plusieurs milliers de guerriers peaux-rouges, braves et expérimentés? Ce serait de gaieté de cœur vouloir se faire massacrer sans profit. Si don Estevan se dirige de ce côté, c'est que lui aussi sait que les jeunes filles sont à Quiepaa-Tani. Ne brusquons rien, surveillons les mouvements de notre ennemi sans révéler notre présence et lui laisser soupçonner que nous sommes aussi près de lui; de cette manière je vous réponds du succès sur ma tête.

Le jeune homme avait écouté ces paroles avec la plus grande attention. Lorsque Balle-Franche se tut, il lui serra affectueusement la main, et reprenant sa place auprès de lui:

—Merci, mon vieil ami, lui dit-il, merci de la rude façon dont vous m'avez parlé: vous m'avez fait rentrer en moi-même; j'étais fou. Mais, ajouta-t-il au bout d'un instant, que faire? Comment sauver ces malheureuses enfants?

L'Aigle-Volant, pendant la conversation qui précède, était demeuré calme et silencieux, fumant impassiblement son calumet indien; en entendant don Leo parler ainsi, il comprit qu'il était temps qu'il intervint:

—Que le guerrier pâle reprenne courage, dit-il: l'Églantine-des-bois est à Quiepaa-Tani; demain à l'endit-ha—lever du soleil,—nous aurons des nouvelles des vierges pâles.

—Oh! Oh! fit joyeusement le jeune homme. Aussitôt que votre femme reviendra de ce nid de démons, je lui promets, chef, la plus belle paire de bracelets et les plus beaux pendants d'oreilles que jamais cithuatl indienne n'a portés.

—L'Églantine n'a pas besoin de récompense pour rendre service à mes amis.

—Je le sais, chef; mais vous ne me refuserez pas la satisfaction de lui donner cette légère marque de ma reconnaissance?

—Mon frère est libre.

—Ah ça! observa tout à coup Balle-Franche, par quel hasard vous êtes-vous présenté ce soir à notre campement?

—Ne l'avez-vous pas compris?

—Ma foi! Non, je vous l'avoue; nous étions loin de vous soupçonner aussi près de nous.

—C'est vrai, dit don Leo; mais, maintenant que je sais où nous sommes, tout s'explique.

—Oui; mais cela ne nous dit pas pourquoi le chef est venu nous trouver ici.

—Parce que, répondit l'Aigle-Volant, nous avons découvert vos traces par le travers de la piste que nous suivions.

—C'est juste, et vous avez voulu nous reconnaître? Le chef baissa affirmativement la tête.

—Nos amis se sont-ils arrêtés bien loin d'ici?

—Non, répondit l'Indien; maintenant je vais aller les rejoindre afin de leur apprendre quels sont les hommes que j'ai vus. Mon absence a été longue; les visages pâles s'inquiètent promptement. Je pars.

—Un instant encore, fit Balle-Franche. Puisque le hasard nous a réunis, peut-être vaudrait-il mieux ne plus nous séparer; nous aurons peut-être avant peu besoin les uns des autres.

—En effet, qu'en pensez-vous, chef? Vaut-il mieux que ce soit nous qui vous accompagnions à votre camp ou préférez-vous nous rejoindre.

—Nous viendrons ici.

—Hâtez-vous donc, car je suis curieux de savoir ce qui vous est arrivé depuis notre séparation au gué del Rubio.

—L'Aigle-Volant est un bon payntzin—coureur,—répondit le chef, mais il n'a que les pieds d'un homme.

—En effet, pourquoi donc n'êtes-vous pas venus à cheval?

—Nos chevaux sont restés au camp de la grande rivière; une piste se suit mieux à pied.

—Il est facile de remédier à cela. Combien êtes-vous?

—Quatre.

—Comment! Quatre? Vous étiez davantage il me semble.

—Oui, mais le chasseur pâle vous expliquera pourquoi deux de nos compagnons nous ont quittés.

—Bon, je vous accompagnerai.

Don Leo donna immédiatement l'ordre de préparer quatre chevaux, recommanda a Balle-Franche de veiller sur le campement pendant son absence; alors se mettant en selle, mouvement imité par le chef, tous deux s'éloignèrent en conduisant en bride les chevaux destinés à ceux qu'ils allaient retrouver.

Il ne fallut aux deux hommes que vingt minutes, à peu près, pour faire la route que, seul, l'Aigle-Volant avait mis plus d'une heure à parcourir, à cause des précautions qu'il avait été obligé de prendre lorsqu'il suivait une piste inconnue, qui pouvait appartenir à des ennemis. Ils trouvèrent don Mariano et Bon-Affût, le canon du rifle en avant, et faisant bonne guette. En attendant le retour de l'Aigle-Volant, ils avaient fini par s'endormir; mais les pas des chevaux les avaient réveillés; à tout hasard, ils s'étaient mis sur la défensive.

Seulement, à leur réveil, une surprise fort désagréable les attendait. Ils ne se virent plus que deux au lieu de trois.

Domingo, le gambucino, avait disparu. Aussitôt la reconnaissance effectuée entre don Leo, le chasseur et don Mariano, le Canadien, avant toute chose, leur dit avec agitation:

—Pied à terre, pied à terre, caballero, et en chasse tous!

—Comment! En chasse à cette heure? répondit don Leo; êtes-vous fou, Bon-Affût?

—Je ne suis pas fou, reprit vivement le Canadien; mais, je vous le répète, pied à terre et en chasse! Nous sommes trahis!

—Comment, trahis! s'écria don Leo en bondissant de surprise, et par qui, au nom du ciel?

—Par Domingo! Le traître s'est enfui pendant notre sommeil! Oh! J'avais raison de me défier de sa face cuivrée!

—Domingo enfui? Traître? Vous vous trompez!

—Je ne me trompe pas. En chasse, vous dis-je! Au nom de celles que vous avez juré de sauver!

Il n'en fallait pas autant pour exaspérer le jeune homme; il se précipita en bas de son cheval et saisissant son rifle:

—Que faut-il faire? demanda-t-il.

—Partageons-nous le terrain, répondit rapidement le chasseur; partons chacun d'un côté, que Dieu bénisse nos recherches! Nous n'avons perdu que trop de temps déjà.

Sans un plus long échange de paroles, les quatre hommes s'enfoncèrent dans la forêt par quatre côtés différents.

Mais les ténèbres étaient épaisses; sous le couvert où même en plein jour les rayons du soleil ne pénétraient qu'avec peine, par cette nuit noire et sans lune, on ne distinguait rien à deux pas de soi; et si, au lieu de fuir, le gambucino s'était contenté de se cacher aux environs, évidemment les chasseurs passeraient auprès de lui sans l'apercevoir.

Les recherches durèrent longtemps; les chasseurs comprenaient de quelle importance était pour eux de retrouver le fugitif; mais, malgré toute leur adresse, ils ne purent rien découvrir.

Bon-Affût, don Mariano et don Leo étaient depuis quelques instants de retour auprès du foyer; ils se communiquaient, d'un air découragé, le mauvais résultat de leur poursuite, lorsque tout à coup une lueur éblouissante sillonna la forêt et un coup de feu se fit entendre, suivi presque immédiatement d'un second.

—Courons cria Bon-Affût, l'Aigle-Volant a dépisté la vermine; jamais si bon limier n'a été en quête d'une proie.

Les trois hommes s'élancèrent au pas de course dans la direction des détonations qu'ils avaient entendues. En approchant, ils reconnurent qu'une lutte acharnée avait lieu; le cri de guerre des Comanches, poussé d'une voix retentissante par l'Aigle-Volant, ne leur laissa pas le moindre doute à cet égard. Enfin, ils débouchèrent, en courant, sur le théâtre de l'action.

L'Aigle-Volant, le pied posé sur la poitrine d'un homme renversé devant lui, et qui se tordait comme un serpent pour échapper à l'étreinte qui le brisait, avait le dos appuyé contre un chêne noir, et le tomahawk à la main, il se défendait comme un lion contre cinq ou six Indiens qui l'attaquaient à la fois.

Les trois blancs saisirent leurs rifles par le canon et, s'en servant comme de massues, se précipitèrent dans la mêlée avec un cri de défi terrible.

L'effet de cette diversion fut instantané. Les peaux-rouges se dispersèrent dans toutes les directions et s'enfuirent comme une légion de fantômes.

—Sus! Sus! hurla don Leo en s'élançant en avant.

—Arrêtez! lui cria Bon-Affût en le retenant par le bras, autant poursuivre le nuage qu'emporte le vent; laissez échapper ces misérables, nous les retrouverons, je vous le garantis!

L'aventurier comprit qu'en ce moment une poursuite dans les ténèbres serait donner sur lui d'énormes avantages à ses ennemis plus au fait de la localité et probablement fort nombreux; il s'arrêta avec un soupir de regret.

Le chef fut alors entouré et félicité pour sa belle résistance. Le sachem reçut ces compliments avec la modestie qui lui était habituelle.

—Ooah! répondit-il seulement, les Apaches sont des vieilles femmes poltronnes; un guerrier comanche suffit pour en tuer six fois dix, et vingt davantage.

Par un hasard miraculeux, le brave Indien n'avait reçu que quelques égratignures sans importance, dont, malgré les pressantes sollicitations de ses amis, il ne voulut pas consentir à s'occuper autrement qu'en les lavant avec un peu d'eau fraîche.

—Mais, dit soudain Bon-Affût en se baissant, qu'avons-nous ici? Eh! Eh! Je ne me trompe pas, voilà notre fugitif.

C'était, en effet, Domingo. Le pauvre diable avait la cuisse brisée; prévoyant sans doute le sort qui l'attendait, il hurlait de douleur sans vouloir répondre autrement.

—Ce serait une bonne action, dit don Mariano, de casser la tête à ce misérable, afin de terminer ses souffrances.

—Ne nous pressons pas, observa l'implacable chasseur, chaque chose aura son temps; laissez l'Aigle-Volant nous expliquer comment il l'a rencontré.

—Oui! Ceci est important, appuya don Leo.

—C'est le Wacondah qui a livré cet homme entre mes mains, répondit sentencieusement le chef. J'avais fouillé la forêt avec autant de soin que me le permettaient les ténèbres, je revenais vers vous fatigué de près de deux heures de recherches infructueuses, lorsqu'au moment où j'y songeais le moins, je fus brusquement attaqué par plus de dix Apaches qui se ruèrent sur moi de tous les côtés à la fois. Cet homme était en tête des assaillants; il déchargea son cruhpa sur moi sans m'atteindre; je répondis de la même façon, mais plus heureusement, car il tomba; je posai immédiatement le pied sur sa poitrine de crainte qu'il ne m'échappât, et je me défendis de mon mieux contre mes ennemis, afin de vous donner le temps d'accourir à mon secours. J'ai dit.

—Vrai dieu, chef! s'écria le chasseur avec enthousiasme, vous êtes un brave guerrier! Ce que vous avez fait est beau! Ce misérable, après nous avoir abandonnés, avait rejoint un parti de ces oiseaux de proie, il revenait dans l'intention sans doute de nous attaquer pendant notre sommeil.

—Enfin, reprit don Mariano, il est retrouvé, tout est pour le mieux.

Le blessé fit un effort suprême, se redressa, et s'appuyant sur la main droite, il ricana horriblement.

—Oui, oui, répondit-il, je sais que je vais mourir; mais ce ne sera pas sans vengeance!

—Que dis-tu, misérable? s'écria don Mariano.

—Je dis que votre frère sait tout, mon beau seigneur, et qu'il parviendra à déjouer vos projets.

—Vipère! Que t'ai-je fait pour agir ainsi envers moi?

—Vous ne m'avez rien fait, répondit-il avec un rire de démon; mais, ajouta-t-il en désignant don Leo, celui-là, je le hais depuis longtemps.

—Eh bien, meurs, misérable! s'écria le jeune homme exaspéré en lui posant sur le front l'anneau glacé de son rifle.

L'Aigle-Volant détourna l'arme.

—Cet homme est à moi, mon frère, dit-il.

Don, Leo ramena lentement son rifle vers lui, et se tournant vers le chef:

—J'y consens, fit-il, mais à condition qu'il mourra.

Un sourire sinistre plissa pendant une seconde les lèvres minces de l'Indien.

—Oui, répondit-il, et d'une mort apache.

Détachant alors l'arc qu'il portait suspendu auprès de son carquois de peau de panthère, il entoura le crâne du gambucino avec la corde, et faisant tourniquet au moyen d'une flèche passée dans cette corde, tandis que, le genou appuyé entre les épaules du misérable, il empoignait fortement sa chevelure de la main droite et la tirait à lui, il le scalpa ainsi, en lui infligeant la plus abominable torture qui se puisse imaginer, puisque, au lieu de toucher les chairs avec son couteau, il les arracha littéralement au moyen de la corde. Le bandit le visage inondé de sang, les traits défigurés, joignit les mains avec effort en s'écriant avec une expression impossible à rendre:

—Tuez-moi! Oh! Par pitié, tuez-moi!

Le Comanche rapprocha son visage féroce de celui du bandit.

—On ne tue pas les traîtres! dit-il d'une voix sourde. Et, le saisissant par le cou, il passa la lame de son couteau entre ses dents serrées, lui ouvrit la bouche de force et lui arracha la langue qu'il jeta avec dégoût.

—Meurs comme un chien, lui dit-il; ta langue menteuse ne trahira plus personne.

Domingo poussa un cri de douleur tellement horrible que les assistants tressaillirent de terreur, et il roula sans connaissance sur le sol[1].

L'Aigle-Volant repoussa dédaigneusement du pied le corps du bandit, et se tournant vers ses compagnons:

—Partons, dit-il.

Ceux-ci le suivirent silencieusement, atterrés et épouvantés de la scène dont ils avaient été les témoins. Une heure plus tard, ils rejoignirent Balle-Franche à son campement.

Au lever du soleil, l'Aigle-Volant s'approcha de Bon-Affût et lui toucha légèrement l'épaule du doigt.

—Que voulez-vous? demanda le chasseur en s'éveillant.

—Le sachem va au-devant de l'Églantine, répondit simplement le chef.

Et il s'éloigna.

—Il y a cependant quelque chose dans ces rudes natures, murmura le chasseur en le suivant du regard.

[1] Le récit de ce supplice est historique; l'auteur l'a vu infliger par un Apache à un Américain du Nord.


XXXI.

Le tlacateotzin[1]

Deux heures après le lever du soleil, l'Aigle-Volant était de retour au camp; l'Églantine l'accompagnait.

Le conseil fut immédiatement réuni, afin d'apprendre les nouvelles.

La jeune Indienne ne savait pas grand chose. Tout se résumait à ceci:

Les deux Mexicaines étaient encore dans la ville. Addick était absent, mais on l'attendait d'un moment à l'autre.

Ces nouvelles, si brèves qu'elles fussent, étaient bonnes cependant; car, bien que les détails manquassent, les chasseurs savaient que leurs ennemis n'avaient pas encore eu le temps d'agir. Il s'agissait donc de les devancer et d'enlever les jeunes filles avant qu'ils n'eussent les moyens de s'y opposer.

Mais, pour enlever les jeunes filles, il fallait s'introduire dans la ville, et là gisait la difficulté.

Difficulté qui, au premier abord, semblait insurmontable.

Dans ce moment de détresse, tous les yeux se tournèrent vers l'Aigle-Volant. Le chef souriait.

A l'expression d'angoisse peinte sur toutes les physionomies, l'Indien devina ce qu'on attendait de lui.

—L'heure est arrivée, dit-il; mes frères pâles exigent de moi le plus grand sacrifice qu'ils puissent demander à un sachem, c'est-à-dire de leur ouvrir les portes de l'un des derniers refuges de la religion indienne, du principal sanctuaire où se conserve encore intacte la loi de Ilhuicamina[2], le plus grand, le plus puissant et le plus malheureux de tous les souverains qui ont gouverné le pays d'Hanahuac[3]; cependant, afin de prouver à mes frères pâles combien mon sang coule rouge dans mes veines et combien mon cœur est pur et sans nuage, pour eux je le ferai, ainsi que je l'ai promis.

A cette assurance donnée par l'Aigle-Volant, dont la parole ne pouvait être révoquée en doute, tous les visages s'éclaircirent.

Le chef continua:

—L'Aigle-Volant n'a pas la langue fourchue; ce qu'il dit, il le fait; il introduira le grand chasseur pâle dans Quiepaa-Tani; seulement, mes frères doivent oublier qu'ils sont guerriers et braves; la ruse seule peut les faire triompher. Le grand chasseur des visages pâles a-t-il compris les paroles du chef? Est-il résolu à se fier à sa prudence et à son expérience?

—J'agirai comme vous me l'indiquerez, chef, répondit Bon-Affût, qui savait que c'était à lui que s'adressait le Comanche; je vous promets de me laisser entièrement guider par vous.

—Ooah! reprit l'Indien en souriant, tout est bien alors; avant deux heures, mon frère sera dans Quiepaa-Tani.

—Dieu veuille qu'il en soit ainsi et que ma pauvre enfant soit sauvée, murmura don Mariano.

—Je suis depuis longtemps habitué à lutter de ruse avec les Indiens, répondit le chasseur; jusqu'à présent, grâce à Dieu, je me suis toujours assez bien tiré de mes rencontres avec eux; j'ai, cette fois encore, bon espoir de réussir.

—Nous nous tiendrons prêts à vous venir en aide, si besoin était, dit don Leo.

—Surtout, arrangez-vous de façon à ne pas être dépistés; vous savez que ce traître de Domingo, leur a donné l'éveil.

—Rapportez-vous-en à moi pour cela, Bon-Affût, dit Balle-Franche; je sais ce que c'est que de jouer à cache-cache avec les Indiens; ce n'est pas la première fois que cela m'arrive, et je me souviens qu'en 1845, à l'époque ou j'étais...

—Je sais, interrompit le Canadien, que vous n'êtes pas homme à vous laisser surprendre, mon ami, et cela me suffit; seulement tenez-vous sur vos gardes, afin d'être prêt au premier signal.

—Et quel sera ce signal? Car il faut bien nous entendre, afin d'éviter un malentendu toujours regrettable qui, dans les circonstances où nous nous trouvons, pourrait avoir des conséquences excessivement graves.

—Vous avez raison; lorsque vous entendrez le cri de l'épervier d'eau répété trois fois à intervalles égaux, alors il faudra agir vigoureusement.

—C'est compris, répondit Balle-Franche; rapportez-vous-en à nous.

—Je suis prêt, dit Bon-Affût au chef; que faut-il faire?

—D'abord il faut vous habiller, répondit l'Aigle-Volant.

—Comment! M'habiller? fit le chasseur en jetant un regard étonné sur sa personne.

—Ooah! Mon frère croit-il donc qu'il entrera à Quiepaa-Tani avec ses vêtements de visage pâle?

—C'est juste, un déguisement indien est de rigueur; attendez un instant.

Le travestissement n'était pas long à opérer.

L'Églantine s'était modestement retirée dans l'épaisseur du bois, afin de ne pas assister à la toilette du chasseur.

En quelques minutes Bon-Affût avait tiré de ses alforjas un rasoir avec lequel il avait abattu barbe et moustache.

Pendant ce temps, le chef avait été cueillir une plante qui croissait en abondance dans la forêt. Après en avoir extrait le jus, l'Aigle-Volant aida le Canadien, qui s'était dépouillé de tous ses vêtements, à s'en teindre le corps et le visage. Puis le chef lui dessina, tant bien que mal, une ayotl, ou tortue sacrée, sur la poitrine, accompagnée de quelques ornements fantastiques qui n'avaient rien de belliqueux, et qu'il lui reproduisit sur le visage. Il donna aux cheveux, encore presque tous noirs du chasseur, une nuance blanchâtre destinée à le faire paraître très âgé; car on sait que chez les Indiens les cheveux conservent fort longtemps leur couleur; il noua les cheveux sur le sommet de la tête, à la mode des Yumas, les peaux-rouges les plus voyageurs qui existent, et à gauche de cette touffe, afin de bien exprimer qu'elle ornait le chef d'un homme pacifique, il planta une plume de papagallo, au lieu de la mettre au milieu même du chignon, ainsi qu'ont coutume de le faire les guerriers.

Une fois ces préparatifs terminés, l'Aigle-Volant demanda aux Européens, qui avaient suivi avec curiosité les différentes péripéties de cette métamorphose, comment ils trouvaient leur compagnon.

—Ma foi, répondit naïvement Balle-Franche, si je n'avais pas assisté à sa transformation, je ne le reconnaîtrais pas; et, à propos de cela, je me rappelle une singulière aventure qui m'arriva en 1836. Figurez-vous...

—Et vous, qu'en dites-vous? reprit l'Indien en coupant impitoyablement la parole au Canadien et en s'adressant à don Leo.

Celui-ci ne put s'empêcher de rire en regardant le chasseur.

—Ma foi, je le trouve affreux; il ressemble si bien à un peau-rouge que je suis certain qu'il peut hardiment se risquer.

—Och! Les Indiens sont bien fins, murmura le chef; cependant, je crois que, déguisé ainsi, si mon frère veut bien se pénétrer de l'esprit du personnage qu'il représente, il n'a rien à craindre.

—Je ne demande pas mieux; seulement je vous ferai observer, chef, que j'ignore encore quel est le personnage que vous me destinez à représenter.

—Mon frère est un tlacateotzin, un grand médecin yuma.

—Pardieu! L'idée est bonne; de cette façon je pourrai m'introduire partout.

Le Comanche s'inclina en souriant.

—Je serai bien maladroit si je ne réussis pas, continua le chasseur; mais, puisque je suis médecin, je ne dois pas oublier de me fournir de médicaments.

Bon-Affût, fouillant alors dans ses alforjas, en retira tout ce qui aurait pu le compromettre, et n'y laissa que sa trousse de voyage et une petite boîte à médicaments qu'il portait toujours avec lui, bagage précieux auquel il avait eu recours dans mainte occasion. Il ferma les alforjas, les jeta sur son dos, et se tournant vers le chef:

—Je suis prêt, lui dit-il.

—Bon; l'Églantine et moi nous irons en avant, afin de faciliter la route à mon frère.

Le chasseur fit un signe d'assentiment.

L'Indien appela sa femme: tous deux, après avoir pris congé des aventuriers, s'éloignèrent.

Aussitôt que le chef eut disparu, le chasseur fit à son tour ses adieux à ses amis. C'était peut-être la dernière fois qu'il les voyait. Qui pouvait prévoir le sort qui lui était réservé au milieu des Indiens farouches aux mains desquels il allait se livrer sans défense?

—Je vous accompagnerai jusqu'à la lisière de la forêt, lui dit don Leo, afin de bien me rendre compte des moyens que je pourrai employer afin d'être à portée d'accourir à votre premier signal.

—Venez, lui dit laconiquement le chasseur.

Ils partirent suivis par les vœux de tous leurs compagnons, qui voyaient s'éloigner Bon-Affût avec un sentiment de tristesse et une anxiété inexprimable.

Les deux hommes marchaient côte à côte sans échanger une parole; le Canadien était plongé dans de profondes réflexions; don Leo, lui, semblait en proie à une émotion dont il ne parvenait pas à se rendre maître. Ils arrivèrent ainsi jusqu'aux derniers arbres de la forêt.

Le chasseur s'arrêta.

—C'est ici que nous devons nous quitter, dit-il à son compagnon.

—C'est vrai, murmura le jeune homme, en jetant un regard triste autour de lui. Et il se tut.

Le Canadien attendit un instant; voyant enfin que don Leo s'obstinait à garder le silence:

—N'avez-vous rien à me dire? reprit-il.

—Pourquoi m'adressez-vous cette question? lui demanda le jeune homme en tressaillant.

—Parce que, répondit le chasseur, ce n'est pas seulement afin de jouir plus longtemps de ma compagnie que vous êtes venu jusqu'ici, don Leo; vous devez, je le répète, avoir quelque chose à me dire.

—Oui, c'est vrai, fit-il avec effort, vous avez deviné, j'ai à vous parler; mais je ne sais comment cela se fait, ma gorge se serre, je ne puis trouver de paroles pour vous exprimer ce que j'éprouve. Oh! Si j'avais votre expérience et votre connaissance des langues indiennes, nul autre que moi, je vous assure, Bon-Affût, ne serait allé à Quiepaa-Tani.

—Oui, cela doit être ainsi, murmura le chasseur, se parlant à lui-même plutôt que répondant à son ami; et pourquoi ne serait-ce pas? L'amour est le soleil de la jeunesse; tout aime dans le monde: pourquoi deux êtres beaux et bien faits resteraient-ils seuls insensibles l'un pour l'autre et ne s'aimeraient-ils pas? Que voulez-vous que je lui dise pour vous, ajouta-t-il brusquement.

—Oh! s'écria le jeune homme, vous vous êtes donc aperçu que je l'aimais? Ce secret, que je n'osais m'avouer à moi-même, vous en êtes donc le maître?

—Ne craignez rien pour cela, mon ami; ce secret est aussi en sûreté dans mon cœur que dans le vôtre.

—Hélas, mon ami! Les paroles que je voudrais lui dire, ma bouche seule pourrait les prononcer avec l'espoir de les faire peut-être parvenir à son cœur. Ne lui dites rien, cela vaudra mieux; seulement, apprenez-lui que je suis ici, que je veille sur elle, et que je mourrai ou qu'elle sera libre bientôt dans les bras de son père.

—Je lui dirai tout cela, mon ami.

—Et puis, ajouta-t-il en rompant par un mouvement fébrile une chaînette d'acier pendue à son cou et soutenant un petit sachet de velours noir, prenez cette amulette; c'est tout ce qui me reste de ma mère, fit-il avec un soupir, elle la suspendit à mon cou le jour de ma naissance: c'est une relique sainte, un morceau de la vraie croix béni par le Pape; donnez-lui cela, qu'elle le garde précieusement; cette amulette m'a préservé de bien des périls. C'est tout ce que je puis faire pour elle en ce moment. Allez, mon ami, sauvez-la, puisque, moi, je suis condamné à former des vœux stériles pour sa délivrance. Vous m'aimez, Bon-Affût; je n'ajouterai qu'un mot: de la tentative que vous faites en ce moment résultera pour moi la vie ou la mort. Adieu! Adieu!

Saisissant par un mouvement nerveux la main du chasseur, il la serra avec force à plusieurs reprises, et se détournant brusquement afin de ne pas laisser voir ses larmes, il s'enfonça à pas précipités dans la forêt, où il disparut après avoir fait un dernier signe de la main à son ami qui le regardait s'éloigner.

Après le départ de don Leo, le Canadien demeura un instant sombre et pensif, en proie à une indicible tristesse.

—Pauvre jeune homme, murmura-t-il en poussant un profond soupir, est-ce donc ainsi que l'on est quand on aime?

Au bout d'un instant, il vainquit l'émotion étrange qui lui serrait le cœur, et relevant résolument la tête:

—Le sort en est jeté, dit-il, en avant!

Prenant alors la démarche tranquille et nonchalante d'un Indien, il se dirigea à pas lents vers la plaine, tout en jetant autour de lui des regards interrogateurs.

Aux rayons resplendissants du soleil qui s'était levé radieux, la verte campagne que traversait le chasseur avait pris un aspect réellement enchanteur. De même que la première fois qu'il était venu dans cette contrée, tout était en mouvement autour de lui.

Le Canadien, qui, à l'aide de son nouvel extérieur, pouvait examiner à loisir tout ce qui se passait, regardait curieusement le tableau animé qu'il avait sous les yeux; mais ce qui fixa le plus son attention fut une troupe de cavaliers vêtus ou plutôt peints en guerre, armés de ces longs javelots et de ces longues flèches barbelées qu'ils manient avec une si grande dextérité et dont les blessures sont si dangereuses. La plupart portaient en outre un rifle en bandoulière et une reata à la ceinture, et, marchant en bon ordre, ils s'avançaient au trot vers la ville, paraissant venir du côté opposé à celui par lequel arrivait le chasseur.

Les nombreuses personnes répandues dans la campagne s'étaient arrêtées pour les examiner; Bon-Affût, profitant de cette circonstance, pressa le pas afin de se mêler aux curieux, au milieu desquels, ainsi qu'il le désirait, il fut bientôt confondu, sans que personne songeât à lui accorder la moindre attention.

Les cavaliers allaient toujours le même train, sans paraître remarquer la curiosité qu'ils excitaient, ils se trouvèrent bientôt à une quarantaine de pas de la porte principale. Arrivés à cette distance, ils s'arrêtèrent.

Au même instant, trois cavaliers sortirent au galop de la ville, traversèrent en deux bonds le pont jeté sur le fossé, et vinrent à leur rencontre.

Trois guerriers se détachèrent alors de la première troupe et s'approchèrent d'eux.

Après quelques paroles échangées brièvement, les six cavaliers réunis rejoignirent le détachement qui était demeuré immobile en arrière et entrèrent avec lui dans la ville.

Bon-Affût, qui le suivait de près, arriva à la porte à l'instant où les derniers cavaliers disparaissaient dans la cité.

Le chasseur comprit que le moment était venu de payer d'audace: prenant alors l'air le plus insouciant qu'il lui fût possible d'affecter, bien que son cœur battît à lui briser la poitrine, il se présenta à son tour pour entrer.

Il avait aperçu à quelque distance l'Aigle-Volant et sa femme, arrêtés à causer avec un Indien qui semblait tenir un certain rang.

Cette vue redoubla le courage du hardi Canadien.

Il franchi hardiment le pont et arriva impassible en apparence devant la porte.

Alors une lance s'abattit devant lui et lui barra le passage.

A un geste de l'Aigle-Volant, l'Indien avec lequel il causait le quitta et se dirigea vers la porte.

C'était un guerrier de haute taille, auquel ses cheveux grisonnants et les rides nombreuses de son visage imprimaient un certain caractère de douceur, de finesse et de majesté; il dit un mot à la sentinelle qui s'opposait au passage du chasseur; celle-ci releva aussitôt sa lance et se recula de quelques pas après s'être respectueusement incliné.

Le vieil Indien fit signe au Canadien d'entrer.

—Mon frère est le bienvenu dans Quiepaa-Tani, dit-il gracieusement en saluant le chasseur; mon frère a des amis ici.

Bon-Affût, grâce à la vie qu'il menait depuis longtemps dans les Prairies, parlait plusieurs dialectes indiens avec autant de facilité que sa langue maternelle; d'après la question que lui adressait le peau-rouge, il comprit qu'il était soutenu; alors il prit l'aplomb nécessaire pour bien jouer son rôle et reprit:

—Mon frère est-il un chef?

—Je suis un chef.

—Och! Que mon frère interroge; Ometochtli répondra.

—En changeant pour ainsi dire de personnalité, le chasseur avait aussi eu soin de changer de nom; après des recherches longtemps stériles, il s'était enfin arrêté à celui de Ometochtli, comme se rapportant le mieux au personnage qu'il voulait représenter; car, malgré son apparence formidable, ce nom signifie simplement Deux-Lapins[4], nom des plus inoffensifs, et parfaitement dans l'esprit du rôle adopté par le chasseur.

—Je n'ai pas à interroger mon frère, répondit le chef avec courtoisie; je sais qui il est et d'où il vient; mon frère est un des adeptes de la grande médecine, de la sage nation des Yumas.

—Le chef est bien renseigné, répondit le chasseur; je vois qu'il a causé avec l'Aigle-Volant.

—Mon frère a quitté sa nation depuis longtemps?

—Il y aura sept lunes aux premières feuilles que j'ai pris les mocassins du voyageur.

—Ooah! reprit le chef avec un certain accent de respect; où sont donc situés les territoires de chasse de la nation de mon frère?

—Sur les bords du grand lac sans rivage—la mer.—

—Mon frère compte-t-il exercer la grande médecine à Quiepaa-Tani?

—Je n'y viens que dans ce but et dans celui d'adorer le Wacondah dans le temple magnifique que la piété des Indiens lui a élevé dans la cité sainte.

—Très bon; mon frère est un homme sage; sa nation est pacifique, dit-il en relevant la tête et redressant sa haute taille avec orgueil; je suis un guerrier et on me nomme Atoyac.

Par un hasard étrange, le premier Indien avec lequel Bon-Affût se trouvait en rapport était le même qui avait reçu Addick et dont la femme avait été choisie par le grand-prêtre pour lui servir d'interprète auprès des jeunes filles; il est vrai que ces deux circonstances étaient complètement ignorées du chasseur.

—Mon frère est un grand chef, répondit-il aux paroles de l'Indien.

Celui-ci s'inclina avec une modestie superbe en recevant cette flatteuse qualification.

—Je suis un fils de la sainte tribu à qui est confiée la garde du temple, dit-il.

—Que le Wacondah bénisse la race de mon frère.

Le chef était complètement sous le charme: les compliments du chasseur l'avaient enivré.

—Que mon frère Deux-Lapins me suive; nous allons rejoindre ses amis qui nous attendent, puis nous nous rendrons dans mon calli, qui sera le sien pendant tout le temps de son séjour à Quiepaa-Tani.

Bon-Affût s'inclina respectueusement.

—Je ne suis pas digne de secouer la poussière de mes mocassins sur le seuil de sa porte.

—Le Wacondah bénit ceux qui pratiquent l'hospitalité; mon frère Deux-Lapins est l'hôte d'un chef; qu'il me suive donc.

—Je suivrai mon frère, puisque telle est sa volonté.

Et, sans plus de résistance, il se mit à marcher derrière le vieux chef, charmé au fond du cœur de s'être si bien tiré de cette première épreuve. Ainsi que nous l'avons dit, l'Aigle-Volant et l'Églantine étaient arrêtés à quelques pas dans l'intérieur, ils les eurent bientôt rejoints.

Tous les quatre, sans prononcer une parole, se dirigèrent vers la maison habitée par le chef et qui se trouvait située à l'autre extrémité de la ville.

Ce long trajet permit au chasseur de jeter un regard sur les rues qu'il traversait et de prendre une connaissance superficielle de Quiepaa-Tani.

Enfin ils arrivèrent à la demeure du chef.

Huilotl—le Pigeon,—la femme de Atoyac, assise les jambes croisées sur une natte en paille de maïs, confectionnait des tortillas, destinées probablement au dîner de son époux.

Non loin d'elle se tenaient trois ou quatre esclaves du sexe féminin appartenant à cette race bâtarde d'Indiens dont nous avons eu occasion de parler plus haut et auxquels, à juste titre, on peut appliquer la qualification de sauvages.

Au moment où le chef et ses hôtes entrèrent dans le calli, le Pigeon et ses esclaves levèrent les yeux avec curiosité.

—Huilotl, dit le chef avec dignité, je vous amène des étrangers: le premier est un grand et renommé sachem comanche; vous le connaissez déjà, ainsi que sa femme.

—L'Aigle-Volant et l'Églantine sont les bienvenus dans le calli d'Atoyac, répondit-elle.

Le Comanche s'inclina légèrement sans prononcer un mot.

—Celui-ci reprit le chef en désignant le chasseur, est un célèbre tlacateotzin des Yumas; il se nomme Deux-Lapins; il habitera aussi avec nous.

—Les paroles que j'ai adressées au sachem des Comanches, je les répète pour le grand médecin des Yumas, dit-elle avec un sourire d'une certaine douceur; le Pigeon est son esclave.

—Ma mère me permettra de baiser ses pieds, répondit galamment le Canadien.

—Mon frère baisera mon visage, reprit l'épouse du chef en tendant sa joue à Bon-Affût, qui l'effleura respectueusement de ses lèvres.

—Mes frères prendront le pulque de l'arrivée, continua le Pigeon; la route est longue et poudreuse, et les rayons du soleil sont ardents.

—Le pulque désaltère la bouche aride des voyageurs, répondit Bon-Affût pour lui et ses compagnons.

La présentation était faite.

Les esclaves approchèrent des butacas sur lesquelles les voyageurs s'étendirent; des pots en terre rouge, assez semblables aux alcaforas espagnoles, remplis de pulque, furent apportés, et la liqueur, versée par la maîtresse de la maison elle-même dans des vases de corne, fut présentée par elle aux étrangers avec cette charmante et attentive hospitalité dont les Indiens seuls possèdent le secret.

[1] Littéralement homme-dieu. De tlacatl, homme, et teotl, dieu, nom donné par certaines tribus comanches à ceux qui exercent l'art de guérir.

[2] Surnom de Motecuhzoma 1er: qui lance des flèches jusqu'au ciel. De ilhuicatl, ciel, et mitl, flèche. L'hiéroglyphe de ce roi est en effet une flèche qui frappe le ciel.

[3] Mexique.

[4] Ometochtli vient ome, deux, et tochtli, lapin.


XXXII.

Premiers pas à travers la ville.

Tout en feignant d'être absorbé par le soin de répondre aux politesses empressées de son hôte, le Canadien examinait attentivement l'intérieur de la maison dans laquelle il se trouvait, afin de se former une idée des autres habitations de la ville; car il supposait, à juste titre, que dans toutes la distribution devait être à peu près semblable.

La pièce dans laquelle Atoyac avait reçu ses hôtes était une assez grande chambre carrée, dont les murs blanchis a la chaux étaient ornés de chevelures humaines et d'une rangée d'armes tenues dans un état de propreté excessive.

Des peaux de jaguars et de ocelotl[1] des zarapés et des frazadas étaient entassés dans des espèces de grandes caisses destinées, selon toutes probabilités, à servir de lits.

Des butacas et autres sièges de bois excessivement bas meublaient cette pièce, au centre de laquelle était placés, une table élevée d'environ quarante centimètres seulement de terre.

Cet intérieur bien simple, comme on le voit, se retrouve, au reste, reproduit presque identiquement dans tous les callis indiens, qui se composent généralement de six pièces.

La première est celle que nous venons de décrire: c'est là que se tient habituellement la famille.

La seconde est destinée aux enfants.

La troisième sert de chambre à coucher.

La quatrième renferme les métiers à tisser les zarapés que les Indiens confectionnent avec un talent inimitable; ces métiers faits en bambous sont d'une simplicité de mécanisme admirable.

La cinquième contient les provisions de toutes espèces pour la saison des pluies, époque où la chasse est impossible.

Et, enfin, la sixième est réservée aux esclaves.

Quant à la cuisine, en réalité, elle n'existe pas; c'est dans le corral, c'est-à-dire en plein air, que se préparent les aliments.

Les cheminées y sont également inconnues; chaque pièce est chauffée au moyen d'un large brasero en terre.

Les soins intérieurs du calli sont confiés aux esclaves qui travaillent sous la surveillance immédiate de la maîtresse du logis.

Ces esclaves ne sont pas tous des sauvages; les Indiens rendent complètement aux blancs les maux qu'ils en reçoivent; beaucoup de malheureux Espagnols pris à la guerre, où tombés dans les embuscades que leur tendent sans cesse les peaux-rouges, sont condamnés à la servitude la plus dure.

Le sort de ces malheureux est encore plus triste que celui de leurs compagnons d'esclavage, car ils n'ont pas la perspective d'être un jour rendus à la liberté: ils doivent, au contraire, s'attendre à périr tôt ou tard victimes de la haine de leurs maîtres cruels, qui se vengent impitoyablement sur eux des vexations sans nombre qu'ils ont souffertes sous le tyrannique et abrutissant système du gouvernement espagnol.

Aussi, est-ce réellement sous le coup de cette dure captivité que l'homme peut s'appliquer les mots désespérants écrits par le divin Dante Alighieri sur les portes de son Enfer: Lasciate ogni speranza.

Atoyac, chez lequel le hasard avait si providentiellement conduit le Canadien, était un des sachems les plus respectés des guerriers de Quiepaa-Tani. Dans sa jeunesse, il avait longtemps habité parmi les Européens, et la grande expérience qu'il avait acquise, en parcourant les contrées éloignées de sa tribu, avait ouvert son intelligence, éteint en lui certains préjugés de caste, et le rendait plus sociable et plus policé que la plupart de ses compatriotes.

Tout en buvant son pulque à petite dose, ainsi que doit le faire un gourmet qui apprécie à sa juste valeur la liqueur dont il s'abreuve, il causa avec le chasseur, et peu à peu, soit par l'influence du pulque, soit plutôt par la confiance instinctive que lui inspirait le Canadien, il devint plus communicatif. Ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, il commença par ses propres affaires et les raconta dans les plus grands détails au chasseur; il lui apprit qu'il était père de quatre fils, guerriers renommés, dont le plus grand bonheur était de faire des courses sur le territoire espagnol, pour brûler les haciendas, ravager les moissons et enlever des prisonniers; puis il lui raconta les voyages qu'il avait faits, et parut vouloir prouver au médecin Deux-Lapins que son grand courage comme guerrier, son expérience et ses vertus militaires ne l'empêchaient nullement, au besoin, de comprendre ce qu'il y avait de noble et de respectable dans la science; il insinua même que lui, bien qu'étant un sachem, il ne dédaignait pas de se livrer parfois à l'étude des simples et à la recherche des secrets de la grande médecine dont le Wacondah, dans sa bonté suprême, avait doté certains hommes d'élite pour le soulagement de l'humanité entière.

Bon-Affût affecta de paraître profondément touché de la considération que le puissant sachem Atoyac portait au caractère sacré dont il était revêtu, et il résolut in petto de profiter des bonnes dispositions de son hôte à son égard pour le sonder adroitement sur ce qu'il avait tant à cœur de savoir, c'est-à-dire, en quel état se trouvaient les jeunes filles et dans quel endroit de la ville elles étaient renfermées.

Cependant comme la susceptibilité des Indiens est excessivement facile à éveiller, qu'il était nécessaire d'user de la plus grande patience, le chasseur ne laissa rien deviner de ses intentions, et il attendit patiemment que le chef lui fournît lui-même l'occasion de l'interroger.

La conversation était devenue à peu près générale; cependant plus d'une heure s'était écoulée déjà, et malgré tous ses efforts aidés par ceux de l'Aigle-Volant, le chasseur n'avait encore pu parvenir à aborder de front la question qui lui tenait tant au cœur, lorsqu'un Indien se présenta sur le seuil de la porte.

—Le Wacondah se réjouit, dit le nouveau venu en s'inclinant respectueusement; j'ai une mission pour mon père.

—Que mon fils soit le bienvenu, répondit le chef; mes oreilles sont ouvertes.

—Le grand conseil des sachems de la nation est réuni, dit l'Indien; on n'attend plus que mon père Atoyac.

—Que se passe-t-il donc de nouveau?

—Le Loup-Rouge vient d'arriver avec ses guerriers, son cœur est rempli d'amertume, il veut parler au conseil. Addick l'accompagne.

L'Aigle-Volant et le chasseur échangèrent un regard.

—Le Loup-Rouge et Addick sont de retour? s'écria Atoyac avec étonnement; c'est étrange! Qui a pu les ramener si tôt et surtout ensemble.

—Je l'ignore; mais ils sont entrés dans la ville il y a une heure à peine.

—Était-ce donc le Loup-Rouge qui commandait les guerriers qui sont arrivés ce matin?

—Lui-même. Mon père ne l'aura pas regardé lorsqu'il est passé devant lui. Que répondrai-je aux chefs?

—Que je me rends au conseil.

L'Indien s'inclina et partit.

Le vieillard se leva avec une agitation mal contenue et se prépara à sortir.

L'Aigle-Volant l'arrêta.

—Mon père est ému, dit-il, un nuage est sur son esprit.

—Oui, répondit franchement le chef, je suis triste.

—Quelle cause peut troubler ainsi mon père?

—Frère, dit avec amertume le vieux chef, bien des lunes se sont écoulées depuis la dernière visite faite par vous à Quiepaa-Tani.

—L'homme n'est que le jouet des événements, jamais il ne peut faire ce qu'il projette.

—C'est vrai. Peut-être eût-il mieux valu pour vous et pour nous que vous ne fussiez pas aussi longtemps demeuré éloigné de nous.

—Souvent, bien souvent, j'ai eu le désir de venir; mais toujours la fatalité m'en a empêché.

—Oui, cela doit être ainsi; sans cela nous vous aurions vu; bien des choses qui se sont passées n'auraient pas eu lieu.

—Que voulez-vous dire?

—Ce serait trop long à vous expliquer, le temps me manque en ce moment pour le faire; il faut que je me rende au conseil où je suis attendu; qu'il vous suffise de savoir que depuis quelque temps un mauvais génie a soufflé un esprit de discorde parmi les sachems du grand conseil; deux hommes sont parvenus à faire prévaloir une influence funeste sur ses délibérations et à imposer leurs idées et leurs volontés à tous les chefs.

—Et ces hommes, qui sont-ils?

—Vous ne les connaissez que trop.

—Mais encore quels sont leurs noms?

—Le Loup-Rouge et Addick.

—Ooah! fit l'Aigle-Volant; prenez-y garde, l'ambition de ces hommes peut, si vous n'y faites pas attention, amener de grands malheurs sur vos têtes.

—Je le sais; mais puis-je m'y opposer? Seul suis-je assez fort pour combattre leur influence et faire rejeter les propositions qu'ils imposent au conseil?

—C'est vrai, répondit le Comanche avec un ton rêveur; mais comment empêcher?

—Il y aurait peut-être un moyen, fit Atoyac d'un ton insinuant après un léger silence.

—Lequel?

—Il est bien simple: vous êtes un des premiers et des plus renommés sachems de votre nation.

—Eh bien?

—Vous avez, en cette qualité, je le crois, le droit de siéger au conseil.

—En effet.

—Pourquoi n'y siégeriez-vous pas?

L'Aigle-Volant jeta un regard interrogateur au Canadien qui écoutait cette conversation le visage impassible, bien que son cœur battît à rompre sa poitrine; car il devinait, par une espèce de pressentiment, que dans ce conseil on discuterait des questions de la plus haute importance pour lui. A la muette interrogation du chef, il comprit que rester plus longtemps hors de la discussion serait affecter aux yeux de son hôte, pour les intérêts de la ville, une indifférence que celui-ci pourrait prendre en mauvaise part.

—Si j'étais un aussi grand chef que l'Aigle-Volant, dit-il, je n'hésiterais pas à me présenter au conseil; ici ce ne sont pas les intérêts de telle ou telle nation qui se discutent, ce sont souvent des questions vitales qui sont soulevées dans l'intérêt de la race rouge en général: s'abstenir dans de telles circonstances, serait, à mon avis, donner aux ennemis de l'ordre et de la tranquillité de la ville une preuve de faiblesse, dont, sans doute, ils sauraient profiter pour faire réussir leurs projets anarchiques.

—Le croyez-vous? répondit l'Aigle-Volant en feignant d'hésiter.

—Mon frère Deux-Lapins a bien parlé, reprit avec feu Atoyac, c'est un homme sage. Mon frère doit suivre son conseil, et cela avec d'autant plus de raison que sa présence ici est connue de tout le monde, et que son absence du conseil produirait certainement un très mauvais effet.

—Puisqu'il en est ainsi, répondit le Comanche, je ne résiste plus à votre désir, je suis prêt à vous suivre.

—Oui, ajouta avec intention le chasseur, allez au conseil; peut-être votre présence imprévue suffira-t-elle pour renverser certains projets et empêcher de grands malheurs.

—Je me comporterai de façon à en imposer à nos ennemis, répondit évasivement le Comanche, qui, tout en feignant d'adresser ces paroles à son hôte, les adressait réellement au chasseur.

—Partons, répondit Atoyac.

L'Aigle-Volant s'inclina silencieusement.

Ils sortirent.

Le chasseur demeura seul dans le calli en présence des deux femmes.

Le Pigeon, pendant la conversation précédente, avait été occupée à causer à voix basse avec l'Églantine; presque aussitôt après le départ des guerriers, les deux femmes se levèrent et se préparèrent à sortir.

L'Églantine, sans prononcer une parole, mit un doigt sur ses lèvres en regardant le chasseur; celui-ci s'enveloppa dans sa robe de bison, et s'adressant à la femme d'Atoyac:

—Je ne veux pas gêner ma sœur, dit-il, pendant que les chefs sont en conseil; j'irai faire une promenade dehors, afin d'examiner avec plus de soin le temple magnifique que je n'ai fait qu'entrevoir en venant ici.

—Mon père a raison, répondit-elle, d'autant plus que l'Églantine et moi nous avons à sortir de notre côte, et que nous aurions été contraintes de laisser mon père seul dans le calli.

L'Églantine sourit doucement en faisant un léger signe de tête au chasseur.

Celui-ci, soupçonnant que la femme de l'Aigle-Volant avait découvert la retraite des jeunes filles dans sa conversation avec son amie, et que le désir qu'elle témoignait de l'éloigner n'avait d'autre but que celui d'obtenir de plus grands renseignements sur elles, ne fit pas d'objection, et sortit lentement du calli, en marchant avec toute la majesté et l'importance du sage personnage qu'il représentait.

Du reste, le Canadien n'était pas fâché d'être seul pendant quelque temps, afin de réfléchir aux moyens qu'il emploierait pour se rapprocher des jeunes filles, démarche qui ne lui semblait nullement facile à faire. D'un autre côté, il comptait profiter de la liberté qu'on lui laissait pour aller faire un tour dans la ville en cherchant à s'enquérir des renseignements topographiques dont il avait besoin.

Ignorant comment se terminerait son séjour dans la ville, et de quelle façon il en sortirait, il prit à tout hasard les indications les plus précises sur les plans des rues et des édifices, au double point de vue d'une attaque ou d'une évasion.

Le chasseur avait mis sur son visage un masque si épais d'indifférence et de placidité, ses questions étaient faites d'un air si insouciant, que nul de ceux auxquels il les adressa ne songea à le soupçonner un instant, et, comme cela arrive toujours, il parvint à obtenir, grâce à son adresse, des détails excessivement précieux sur les endroits faibles de la place, comment on pouvait en sortir et y rentrer sans être aperçu après la fermeture des portes, et beaucoup d'autres renseignements non moins précieux que le chasseur classa avec soin dans sa mémoire, et dont il se réserva in petto, le moment venu, de faire bon usage.

A Quiepaa-Tani, il y a bon nombre de gens inoccupés, dont la vie s'écoule à flâner d'un côté et d'un autre, en traînant à leur suite un ennui incurable; ces gens furent ceux avec lesquels le chasseur lia connaissance pendant sa longue promenade dans la ville, écoutant avec la plus grande patience leurs récits prolixes et décousus; puis, lorsqu'il était certain d'en avoir tiré tout ce qu'il pouvait, il les laissait là pour aller recommencer un peu plus loin le même manège avec d'autres.

Bon-Affût était demeuré dehors près de trois heures: lorsqu'il rentra au calli, Atoyac et l'Aigle-Volant n'étaient pas encore de retour; seulement les deux femmes, accroupies sur des nattes, causaient entre elles avec une certaine animation.

Eh l'apercevant, l'Églantine lui jeta un regard d'intelligence.

Le chasseur se laissa tomber sur une butaca, détacha le calumet passé à sa ceinture, l'alluma et se mit à fumer.

Cependant, après avoir échangé avec le soi-disant médecin une salutation muette, les deux femmes avaient repris leur conversation.

—Ainsi, dit l'Églantine, les prisonniers faits sur les visages pâles sont amenés ici.

—Oui, répondit le Pigeon.

—Cela m'étonne, continua la jeune femme; car il suffirait que l'un d'eux parvînt à s'échapper pour que le secret de la situation exacte de la ville fut révélé aux Gachupines, et alors on ne tarderait pas à les voir apparaître dans la plaine.

—C'est vrai; mais ma sœur ignore que l'on ne s'échappe pas de Quiepaa-Tani.

L'Églantine hocha la tête d'un air de doute.

—Och! fit-elle, les blancs sont bien rusés: il est certain, cependant, que les deux jeunes filles pâles que nous venons de voir ne s'échapperont pas, elles sont trop bien gardées pour cela; je ne sais pourquoi j'éprouve pour elles une si grande pitié.

—La même chose m'arrive. Pauvres enfants! Si jeunes, si douces, si jolies, séparées à jamais de tous ceux qui leur sont chers! Leur sort est affreux!

—Oh! Bien affreux! Mais qu'y faire? Elles appartiennent à Addick, ce chef ne consentira jamais à leur rendre la liberté.

—Nous irons les voir encore, n'est-ce pas ma sœur?

—Demain, si vous voulez.

—Merci, cela me rendra bien heureuse, je vous assure. Ces derniers mots surtout frappèrent le chasseur.

A la révélation subite qui lui avait été faite, Bon-Affût avait éprouvé une telle émotion qu'il lui avait fallu toute la force et toute la puissance qu'il avait sur lui-même pour que le Pigeon ne remarquât pas son trouble.

En ce moment Atoyac et l'Aigle-Volant parurent, leurs traits étaient animés, ils semblaient en proie à une colère qui, pour être concentrée, n'en était que plus terrible.

Atoyac vint droit au chasseur qui s'était levé pour le recevoir.

En remarquant l'animation peinte sur le visage de l'lndien, Bon-Affût pensa que peut-être il avait découvert quelque chose le concernant, ce ne fut qu'avec une certaine méfiance qu'il attendit la communication que son hôte paraissait vouloir lui faire.

—Mon père est bien un adepte de la grande médecine? lui demanda Atoyac en attachant sur lui un regard scrutateur.

—Ne l'ai-je pas dit à mon frère? répondit le chasseur, qui commençait à se croire sérieusement menacé et qui échangea un geste interrogateur avec l'Aigle-Volant.

Celui-ci souriait.

Le Canadien se rassura un peu; il était évident que, s'il eût couru un danger, le Comanche n'eût pas été aussi calme.

—Que mon frère vienne donc avec moi et qu'il prenne les instruments de son art, s'écria Atoyac.

Il n'eût pas été prudent de refuser d'obéir à cette injonction, bien qu'un peu brutalement faite; d'ailleurs, rien ne lui prouvait que son hôte eut de mauvais desseins contre lui. Le chasseur accepta donc.

—Que mon frère marche devant, je le suivrai, se contenta-t-il de répondre.

—Mon père parle-t-il la langue des barbares Gachupines?

—Ma nation habite les bords du lac salé sans rivages, les visages pâles sont nos voisins, je comprends et je parle un peu l'idiome dont ils se servent.

—Tant mieux.

—S'agit-il donc de guérir un visage pâle, demanda le Canadien, qui tenait à être fixé sur ce qu'on exigeait de lui.

—Non, répondit Atoyac; un des grands chefs apaches a amené ici, il y a déjà plusieurs lunes, deux femmes des visages pâles; ce sont elles qui sont malades; le malin esprit s'est emparé d'elles, en ce moment, la mort étend ses ailes sur la couche où elles reposent.

Bon-Affût tressaillit à cette nouvelle inattendue, le cœur faillit lui manquer, un frisson involontaire agita tous ses membres; il lui fallut un effort surhumain pour refouler au fond de son âme l'émotion profonde qu'il éprouvait et pour répondre d'une voix calme à Atoyac:

—Je suis aux ordres de mon frère, ainsi que mon devoir l'exige.

—Partons, alors, répondit l'Indien.

Bon-Affût prit sa boîte à médicaments, la plaça avec précaution sous son bras, sortit du calli à la suite du sachem, et tous deux se dirigèrent à grands pas vers le palais des vestales, accompagnés, ou pour mieux dire surveillés à distance par l'Aigle-Volant, qui marcha sur leurs traces sans les perdre un instant de vue.

[1] Tigre de la petite espèce dont le nom a été conservé en français avec une légère différence.


XXXIII.

Explications.

Nous sommes contraints, maintenant, de faire quelques pas en arrière, afin d'éclaircir certains faits qui sont forcément restés dans l'ombre et qu'il est urgent que nous fassions connaître au lecteur.

Nous avons rapporté comment don Estevan, Addick et le Loup-Rouge s'étaient facilement entendus, afin d'obtenir une vengeance commune.

Mais, comme cela arrive généralement dans tous les traités, chacun ayant stipulé d'abord dans son intérêt privé, il se trouva que don Estevan fut celui auquel cette association devait apporter le moins d'avantages positifs.

Peu de blancs peuvent lutter de finesse et de diplomatie avec les peaux-rouges.

Les Indiens, comme tous les peuples vaincus, courbés depuis des siècles sous un joug abrutissant, n'ont conservé qu'une arme, arme mortelle souvent, il est vrai, au moyen de laquelle ils combattent la plupart du temps avec succès leurs heureux adversaires.

Cette arme est la ruse; l'arme des lâches ou des faibles, défense de l'esclave contre le maître.

Les conditions posées par les deux chefs indiens à don Estevan étaient nettes et claires. Les chefs, au moyens des guerriers qu'ils mettraient sous les armes, aideraient le Mexicain à s'emparer et à se venger de ses ennemis, en leur infligeant tel châtiment qu'il lui conviendrait; en retour, don Estevan renoncerait à revoir sa nièce et l'autre jeune fille, toutes deux prisonnières à Quiepaa-Tani, et les livrerait en toute propriété aux deux chefs, pour eux en faire ce que bon leur semblerait, renonçant d'avance à intervenir, de quelque manière que ce fût, dans la façon dont ils se comporteraient avec leurs prisonnières.

Ces conditions bien et dûment acceptées, les chefs indiens se mirent en mesure de remplir le plus tôt possible les clauses du traité.

Le Loup-Rouge avait contre les deux chasseurs et don Leo une haine d'autant plus invétérée que, toujours, dans les diverses rencontres qu'il avait eues avec ces trois hommes, il avait été vaincu. Il saisit donc avec empressement l'occasion qui se présentait de prendre sa revanche, se croyant certain cette fois de rendre à ses ennemis abhorrés toutes les humiliations qu'ils lui avaient infligées et tout le mal qu'ils lui avaient fait.

En moins de trois ou quatre jours, Addick et le Loup-Rouge parvinrent à réunir une troupe de près de cent cinquante guerriers d'élite, ennemis acharnés des blancs, et pour lesquels l'expédition qui se préparait était, pour nous servir d'une expression vulgaire, une véritable partie de plaisir.

Lorsque don Estevan se vit à la tête d'une troupe aussi nombreuse et aussi résolue, son cœur se dilata de joie et il se crut assuré du succès.

Que pouvait donc tenter don Leo avec les quelques hommes dont il disposait?

La route était longue pour se rendre à Quiepaa-Tani, presque impraticable; il fallait traverser des montagnes abruptes, des forêts vierges, d'immenses déserts, et en supposant que les gambucinos réussissent à surmonter ces obstacles en apparence infranchissables, une fois arrivés devant la ville, que feraient-ils?

Auraient-ils la prétention de s'en emparer? Tenteraient-ils, avec une trentaine d'hommes au plus, de prendre d'assaut une ville de plus de vingt mille âmes, défendue par de fortes murailles, ceinte d'un large fossé et renfermant dans son sein trois mille hommes d'élite, les guerriers les plus renommés de toutes les nations indiennes, spécialement chargés de défendre la ville sainte et qui sans hésiter se feraient tuer jusqu'au dernier avant de se rendre?

Une telle supposition ne tombait pas sous le sens; elle était tellement folle que don Estevan ne s'y arrêta pas une minute.

Le premier soin des chefs indiens fut de chercher à savoir dans quelle direction se trouvaient leurs ennemis. Malheureusement pour les peaux-rouges, les dispositions prises par les chasseurs étaient si adroites, qu'ils furent contraints malgré eux de suivre leurs ennemis sur trois pistes différentes et de scinder leur détachement en trois corps, afin de surveiller les gambucinos de tous les côtés.

Dans cette circonstance se présenta la première difficulté entre les trois associés.

Addick et le Loup-Rouge, lorsqu'il s'agit de diviser leurs forces, voulurent naturellement prendre chacun le commandement d'un corps séparé, combinaison qui déplut tout d'abord à don Estevan et à laquelle il se refusa péremptoirement d'acquiescer, en leur faisant observer, avec une sorte de justice, que, dans l'affaire dont il s'agissait, tout dépendait des chefs; que les guerriers n'avaient autre chose à faire que de surveiller les mouvements de leurs ennemis, tandis qu'eux, chefs de l'expédition, ils devaient rester réunis, afin de bien combiner les modifications à apporter à leur plan de campagne et pouvoir agir avec vigueur s'il se présentait une occasion favorable.

La vérité était que don Estevan, forcé par les circonstances à s'allier avec les deux sachems, n'avait pas la moindre confiance dans ses honorables associés; il les méprisait autant qu'il en était méprisé lui-même, et croyait être certain que, s'il les laissait se séparer de lui sous n'importe quel prétexte, il ne les reverrait jamais, et qu'ils l'abandonneraient dans la Prairie, le laissant sans le moindre remords se tirer d'affaire tout seul comme il l'entendrait.

Les Indiens comprirent parfaitement la pensée de leur associé; mais, trop fins pour lui laisser voir qu'ils l'avaient devinés, ils feignirent d'admettre les raisons qu'il leur donnait et d'en reconnaître l'opportunité. Les chefs restèrent donc unis et ils poussèrent en avant, accompagnés seulement d'une vingtaine d'hommes, ayant divisé les autres en deux troupes pour surveiller les gambucinos.

Don Estevan avait hâte d'arriver à Quiepaa-Tani, afin d'enlever les deux jeunes filles de la ville et de les avoir entre les mains, afin, par leur présence, de stimuler l'ardeur de ses associés.

Ils se mirent en route.

Alors il se passa une chose singulière: ce fut que six détachements de guerriers se suivirent à la piste, pendant plus d'un mois, chacun marchant sur les traces de celui qui le précédait, sans se douter qu'il était à son tour suivi par une autre qui marchait sur les siennes.

Les choses allèrent ainsi sans amener de rencontre jusqu'à la nuit où Domingo disparut dans la forêt vierge.

Voici comment cela arriva.

Bon-Affût avait bien jugé le gambucino en le soupçonnant capable de trahison. Voilà pourquoi il avait exigé qu'il demeurât avec lui, afin de le surveiller avec plus de soin.

Malheureusement, depuis le départ du gué del Rubio, malgré l'incessante surveillance exercée par Bon-Affût, il n'avait jamais surpris chez le gambucino le moindre mouvement louche qui pût corroborer ses soupçons et les changer en certitude. Domingo faisait strictement en apparence et loyalement son devoir. Lorsqu'on arrivait au campement, que les petits arrangements pour la nuit étaient pris, le repas terminé le gambucino, un des premiers, s'enveloppait de son zarapé, s'étendait sur le sol et se livrait au sommeil en prétextant de sa lassitude.

Enfin le bandit sut si bien régler sa conduite et masquer ses batteries que, tout fin qu'il était, le chasseur s'y laissa prendre. Peu à peu sa vigilance se relâcha, sa méfiance s'endormit, et, bien que ne comptant pas beaucoup sur la fidélité du gambucino, il cessa de le suivre incessamment de l'œil, comme il faisait pendant les premiers jours; et puis ils avaient fait beaucoup de chemin depuis un mois; les chasseurs se trouvaient en ce moment dans des parages complètement inconnus: il n'était pas supposable que le gambucino, presque étranger à la vie du désert, se hasardât à fausser compagnie aux gens avec lesquels il se trouvait, et se risquât à errer seul dans le désert, où, selon toutes probabilités, il se verrait, après quelques jours d'une existence précaire, réduit à mourir de faim.

Ceci prouvait seulement une chose, c'est que Bon-Affût, malgré toute sa finesse, ne connaissait pas l'homme auquel il avait affaire, et ne se doutait pas de cette ténacité dans les idées qui forme le fond du caractère des métis mexicains.

Domingo haïssait le chasseur parce que celui-ci l'avait démasqué, et avec cette patience qui caractérise la race à laquelle il appartenait, il attendait l'occasion de se venger, certain que, par la force des choses, cette occasion viendrait pour lui un jour ou l'autre.

En attendant, il regardait et écoutait. On ne se cachait pas pour parler devant lui, par la raison qu'il aurait fallu que Bon-Affût avertît ses compagnons des soupçons qu'il avait contre le gambucino, chose que la loyauté du chasseur lui empêchait de faire; aussi Domingo avait-il mis à profit cette facilité pour apprendre bien des détails sur l'expédition dont malgré lui il faisait partie, détails dont il se réservait de faire son profit en les vendant le plus cher possible à celui qu'ils intéressaient le plus, aussitôt que le hasard les mettrait en présence.

Le soir où Bon-Affût avait découvert cette piste qui l'avait si fort intrigué, le gambucino, en furetant aussi de son côte, avait, au milieu d'un buisson, fait une trouvaille dont il se garda bien de faire part à ses compagnons.

Cette trouvaille n'était autre qu'un sac à tabac de petite dimension, richement brodé en or, ainsi qu'en portent généralement les riches mexicains.

Domingo se rappelait fort bien l'avoir vu entre les mains de don Estevan.

Ce sac avait donc été perdu par lui. Provisoirement il le cacha dans sa poitrine, se réservant de l'examiner plus à loisir, lorsqu'il ne craindrait pas d'être surpris par ses compagnons.

L'Aigle-Volant se lança sur la piste, ainsi que nous l'avons dit plus haut, et ses amis, après avoir allumé le feu, préparé le repas et mangé quelques bouchées, attendirent son retour.

La journée avait été fatigante. L'Indien tardait à revenir; Bon-Affût et don Mariano, après avoir causé assez longuement entre eux, sentirent leur paupières s'appesantir, leurs yeux se fermer; bref, ils succombèrent à la fatigue, se laissèrent aller sur le sol, et furent bientôt plongés dans un profond sommeil; quant à Domingo, depuis plus d'une heure il dormait comme s'il n'avait jamais dû se réveiller.

Cependant il arriva une chose singulière, c'est qu'à peine don Mariano et Bon-Affût eurent fermés leurs yeux, le gambucino ouvrit les siens, et cela si franchement, que tout portait à supposer que son sommeil était feint, qu'au contraire jamais il n'avait été si éveillé.

Il jeta autour de lui un regard soupçonneux et demeura immobile; mais, au bout de quelques minutes, rassuré par le bruit calme et régulier de la respiration de ses compagnons, il se redressa tout doucement sur son séant. Il hésita encore plusieurs minutes, puis il sortit le sac à tabac de l'endroit où il l'avait caché et l'examina avec l'attention la plus soutenue.

Ce sac n'avait en soi rien qui le distinguât des autres; seulement une circonstance frappa le chasseur: il était plein à peu près jusqu'à la moitié de tabac; ce tabac était frais.

Donc il n'y avait pas longtemps que ce sac avait été perdu par don Estevan: quelques heures à peine; si cela était, comme tout le faisait supposer, don Estevan ne devait pas être éloigné, il devait se trouver à une lieue, deux au plus, du campement des chasseurs.

Ce raisonnement était logique: aussi le gambucino en tira-t-il cette conséquence que l'occasion qu'il attendait depuis si longtemps était enfin arrivée et que, coûte que coûte, il fallait la saisir.

Une fois cette conséquence admise, le reste est facile à comprendre.

Le gambucino se leva, se glissa comme un reptile dans les broussailles et se lança en enfant perdu à la recherche de don Estevan.

Le hasard est le maître du monde, il règle toutes choses à son gré, ses combinaisons parfois sont tellement bizarres qu'il semble prendre un malin plaisir à faire, contre toutes probabilités, réussir les plans les plus odieux; ce fut ce qui arriva dans cette circonstance.

A peine le gambucino avait-il erré pendant une heure dans la forêt, s'orientant tant bien que mal dans l'obscurité qui l'enveloppait comme d'un linceul, qu'il arriva, au moment où il s'y attendait le moins, en vue d'un feu allumé sur l'extrême lisière du couvert.

Il marcha immédiatement vers la lueur brillante qu'il avait aperçue, instinctivement persuadé qu'auprès du brasier qui lui servait de phare, il allait retrouver l'homme à la recherche duquel il s'était mis.

Ses pressentiments ne l'avaient pas trompé: le campement vers lequel il se dirigeait était effectivement celui de don Estevan et de ses associés, qui, nous devons en convenir, ne se croyaient pas si près de leurs ennemis; car, sans cela, ils eussent incontestablement pris toutes les précautions usitées au désert pour dissimuler leur présence.

L'apparition subite du gambucino dans le cercle éclairé par le brasier produisit un véritable coup de théâtre.

Les Indiens et don Estevan lui-même étaient tellement loin de se douter de l'arrivée de cet homme, qu'il y eut un moment de tumulte effroyable pendant lequel le gambucino fut saisi, renversé et garrotté avant même d'avoir pu articuler un mot pour se défendre.

Des guerriers saisirent leurs armes et se dispersèrent aux environs, afin de s'assurer que l'individu tombé si à l'improviste au milieu d'eux était seul et qu'on n'avait rien à redouter.

Enfin cette chaude alerte se calma peu à peu, les esprits se rassurèrent et l'on songea à interroger le prisonnier. C'était ce que celui-ci désirait et ce qu'il demandait avec instance depuis qu'on s'était si brutalement jeté sur lui.

Il fut amené en présence des trois chefs et immédiatement reconnu par don Estevan.

—Eh! fit celui-ci en ricanant, c'est mon digne ami Domingo. Qui diable vous amène ici, mon brave camarade?

—Vous allez le savoir, car je ne viens que pour vous rendre service, répondit le bandit avec son effronterie accoutumée. Seulement je vous serais obligé de me faire détacher, si c'est possible; ces cordes m'entrent dans les chairs et elles me font tellement souffrir qu'il me sera impossible d'articuler une parole tant que je n'en serai pas débarrassé.

Lorsqu'on eut consenti à la réclamation du bandit, celui-ci, sans se faire prier, raconta dans les plus grands détails ce qu'il avait appris.

Les révélations du gambucino donnèrent fort à penser à ses auditeurs, qui demandèrent ensuite comment il avait su qu'ils se trouvaient aux environs.

Domingo reprit son récit qu'il compléta en annonçant comment il avait trouvé la bourse à tabac, et comment, après que ses deux compagnons don Mariano et Bon-Affût s'étaient endormis, il les avait quittés pour se mettre à la recherche de don Estevan.

Dans le récit fait par le gambucino une chose surtout frappa vivement don Estevan, c'est que deux de ses plus grands ennemis étaient à quelques pas de lui et qu'ils étaient seuls.

Il se pencha aussitôt à l'oreille du Loup-Rouge et lui dit quelques mots auxquels celui-ci répondit par un sourire sinistre.

Dix minutes plus tard le feu était éteint; les Apaches, armés jusqu'aux dents, guidés par Domingo, se glissaient à pas de loup dans la forêt et se dirigeaient vers l'endroit où le chasseur et le gentilhomme reposaient tranquillement, ne soupçonnant pas le danger terrible qui les menaçait et la trahison dont ils étaient victimes.

Nous avons raconté comment échoua l'entreprise des Indiens et de quelle façon le misérable Domingo reçut le châtiment de son crime.

Malheureusement il avait eu le temps de parler, et ses paroles avaient été recueillies avec soin.

Lorsque les Apaches eurent reconnu qu'ils avaient affaire à plus forte partie qu'ils ne le supposaient et que ceux qu'ils voulaient surprendre étaient sur leur gardes, ils se retirèrent en toute hâte, afin de délibérer au parti qu'ils avaient à prendre pour prévenir leurs ennemis et déjouer leurs projets.

La délibération ne fut pas longue, contrairement aux coutumes indiennes. Malgré la nuit dont l'épais manteau couvrait encore la terre, ils montèrent à cheval et se dirigèrent, aussi rapidement que cela leur fut possible, vers Quiepaa-Tani, afin d'entrer dans la ville les premiers et d'avoir le temps de préparer leurs amis à les seconder dans la lutte qui se préparait.

Malgré toutes ses objections, don Estevan fut laissé en arrière, caché avec quelques guerriers sur la lisière de la forêt. Les chefs, malgré leur influence, n'osant pas enfreindre ouvertement les lois indiennes, en introduisant dans la ville un visage pâle autre qu'un prisonnier, don Estevan fut contraint de se résigner à les attendre.

Mais si les Indiens n'avaient pas perdu de temps, les chasseurs l'avaient, de leur côté, si bien mis à profit, que, ainsi que nous l'avons vu, Bon-Affût déguisé en médecin Yuma entrait en même temps qu'eux dans Quiepaa-Tani.

Pendant que le Loup-Rouge se hâtait de mettre tout en œuvre pour convoquer le grand conseil des chefs, Addick se séparait de lui et se dirigeait de toute la vitesse de son cheval vers l'habitation de son ami Chinchcoalt—huit serpents,—l'amantzin ou grand-prêtre.

Mais celui-ci en apprenant le retour du jeune chef s'était enfermé avec le Pigeon, qui, en compagnie de l'Églantine, était venue le visiter. L'amantzin l'avait prévenue de l'arrivée d'Addick—arrivée qu'elle connaissait déjà,—et il lui avait recommandé de garder le silence sur la part active qu'elle avait déployée dans la tentative d'abjuration conçue par lui contre les deux jeunes filles.

Le Pigeon, à qui l'Églantine avait fait la leçon, s'était engagée à rester muette; elle avait fait part au grand-prêtre de la présence à Quiepaa-Tani d'un grand médecin yuma nommé Deux-Lapins, dont la science pouvait être utile au rétablissement de la santé des prisonnières d'Addick. L'amantzin avait remercié l'Indienne en lui disant qu'il verrait probablement Atoyac au conseil et qu'il ne manquerait pas de le prier de lui amener Deux-Lapins.

Plus tranquille désormais, l'amantzin congédia les deux femmes et se rendit auprès d'Addick, bien préparé à le recevoir.

Aux premiers mots que lui dit le jeune chef relativement au vif désir qu'il avait de voir ses prisonnières le plus tôt possible, le vieillard répondit qu'afin d'être à même de les surveiller plus efficacement et de les soustraire à la curiosité gênante des oisifs de la ville qui tous les obsédaient de leurs continuelles visites, il avait été obligé de les transférer au palais des vierges du Soleil, en attendant qu'elles fussent rendues à leur légitime possesseur.

Addick se confondit en remerciements pour le soin que son ami avait mis à s'acquitter de la mission qu'il lui avait confiée, remerciements que le grand-prêtre reçut avec une hypocrite modestie, tout en le regardant avec un sourire narquois qui donna fort à penser au jeune chef.

Aussi, sans plus de tergiversations, se résolut-il à aborder franchement la question.


XXXIV.

Conversation.

Les deux hommes demeurèrent un instant silencieux en face l'un de l'autre, se dévorant du regard, les sourcils froncés, les lèvres serrées comme deux duellistes sur le point d'engager le fer.

C'était en effet un duel qu'ils allaient avoir à soutenir, duel d'autant plus terrible que la seule arme dont ils pouvaient se servir était la ruse et la dissimulation.

Le pouvoir des prêtres indiens est immense: il est d'autant plus redoutable qu'il est sans contrôle et ne relève que du dieu qu'ils invoquent et qu'ils savent faire intervenir dans toutes les circonstances où ils ont besoin de son appui.

Nul peuple n'est aussi superstitieux que les peaux-rouges; pour eux la religion est toute physique, ils en ignorent complètement les dogmes et préfèrent croire, les yeux fermés, aux absurdités que leur débitent leurs devins, plutôt que de se donner la peine de réfléchir sur des mystères qu'ils ne comprendraient pas et dont, dans leur for intérieur, ils se soucient fort peu.

Nous avons dit que le grand-prêtre de Quiepaa-Tani était un homme d'une haute intelligence, résidant constamment dans la ville, possédant les secrets et, par conséquent, la confiance de la plupart des familles; il avait assis son pouvoir et sa popularité sur des bases solides et presque inébranlables. Addick le savait: maintes fois il avait eu besoin de recourir à la puissance occulte du devin, il comprenait donc parfaitement les conséquences fâcheuses qu'aurait pour lui une rupture avec un pareil homme.

Chinchcoalt se tenait les bras croisés sur la poitrine, le visage impassible, devant le jeune chef dont les yeux flamboyaient et les traits exprimaient la plus violente indignation.

Cependant, au bout de quelques minutes, par un effort de volonté inouïe, Addick éteignit le feu de ses regards, rasséréna l'expression de son visage et tendit la main au prêtre, en lui disant d'une voix douce et conciliante dans laquelle il n'y avait aucune trace de l'émotion intérieure qui l'agitait:

—Mon père m'aime; ce qu'il a fait est bien, et je l'en remercie.

L'amantzin s'inclina avec déférence en touchant légèrement du bout de ses doigts maigres la main qui lui était tendue.

—Le Wacondah m'a inspiré, répondit-il d'une voix hypocrite.

—Que le saint nom du Wacondah soit béni, fit le chef. Mon père ne me laissera-t-il pas voir mes prisonnières?

—Je le voudrais; malheureusement cela est impossible.

—Comment! s'écria le jeune homme avec une nuance d'impatience qu'il ne put complètement dissimuler.

—La loi est positive: l'entrée du palais des vierges du Soleil est interdite aux hommes.

—C'est vrai; mais ces jeunes filles ne font pas partie des vierges du Soleil; ce sont des femmes des visages pâles que j'ai amenées ici.

—Je le sais, ce que dit mon fils est juste.

—Eh bien, mon père le voit, rien ne s'oppose à ce que mes prisonnières me soient rendues.

—Mon fils se trompe; leur présence parmi les vierges du Soleil les a malgré elles placées sous le coup de la loi. Forcé par des circonstances impérieuses, je n'ai pas, dans le premier moment, réfléchi à cela lorsque je les ai fait entrer dans le palais. Je voulais, pour me conformer aux recommandations de mon fils, les sauver à tout prix. Maintenant je regrette ce que j'ai fait, mais il est trop tard.

Addick éprouva une tentation énorme de briser avec son casse-tête le crâne du misérable jongleur qui se moquait aussi effrontément de lui avec son accent hypocrite et son air doucereux; mais, heureusement pour le devin et probablement pour lui-même, car cette action, toute juste qu'elle était, ne serait pas demeurée impunie; il parvint à se contenir.

—Voyons, reprit-il au bout d'un instant, mon père est bon, il ne voudrait pas me réduire au désespoir: n'y aurait-il pas un moyen de lever cette difficulté en apparence insurmontable?

Le prêtre sembla hésiter. Addick le dévorait du regard en attendant sa réponse.

—Oui, reprit-il au bout d'un instant, il y a peut-être un moyen.

—Lequel? s'écria le jeune homme avec joie; que mon père parle.

—Ce serait, répondit le vieillard en pesant sur les mots et comme à contrecœur, ce serait d'obtenir du grand conseil une automation de les reprendre dans le palais.

—Ooah! Je n'y avais pas songé. En effet, le grand conseil peut autoriser cela; je remercie mon père. Oh! J'obtiendrai cette permission.

—Je le désire, répondit le prêtre d'un ton qui donna fort à penser au jeune homme.

—Est-ce que mon père suppose que le grand conseil voudrait me faire l'affront de me refuser une grâce aussi mince? lui demanda-t-il.

—Je ne suppose rien, mon fils. Le Wacondah tient dans sa main droite le cœur des chefs, lui seul peut les disposer en votre faveur.

—Mon père a raison. Je me rends immédiatement au conseil, il doit être réuni en ce moment.

—En effet, répondit l'amantzin, le premier hachesto—crieur—des puissants sachems est venu me convoquer quelques instants avant que je n'aie le plaisir de voir mon fils.

—Ainsi mon père se rend au conseil?

—J'y accompagnerai mon fils, s'il veut bien y consentir.

—Ce sera un honneur pour moi. Je puis, n'est-ce pas, compter sur l'appui de mon père?

—Quand cet appui a-t-il manqué à Addick?

—Jamais. Cependant, aujourd'hui surtout, je voudrais être certain que mon père me l'accordera.

—Mon fils sait que je l'aime, j'agirai comme je le dois, répondit évasivement le devin.

Addick, à son grand regret, fut contraint de se contenter de cette réponse ambiguë.

Les deux hommes sortirent alors et traversèrent la place pour entrer au palais des sachems où se réunissait le conseil.

Une foule d'Indiens attirés par la curiosité encombraient cette place ordinairement solitaire et saluaient de leurs acclamations le passage des sachems renommés.

Lorsque le grand-prêtre parut accompagné par le jeune chef, les Indiens se séparèrent devant eux avec un respect mêlé de crainte et les saluèrent silencieusement.

L'amantzin était encore plus redouté qu'il n'était aimé du peuple, comme cela arrive généralement à tous les hommes qui disposent d'un grand pouvoir.

Chinchcoalt ne parut pas s'apercevoir de l'émotion que causait sa présence et des chuchotements craintifs qui se faisaient entendre sur son passage. Les yeux baissés, la démarche modeste et même humble, il entra dans le palais à la suite du jeune chef dont la contenance assurée et le regard orgueilleux formaient un saisissant contraste avec la tenue que lui-même affectait.

Le lieu destiné à la réunion du grand conseil était une immense salle carrée d'une simplicité extrême, orientée nord et sud; au fond se trouvait attachée au mur blanchi à la chaux une espèce de tapisserie faite avec des plumes et du duvet d'oiseaux rares, sur laquelle était reproduite, au moyen de plumes aux couleurs éclatantes, l'image vénérée du Soleil planant au-dessus de la grande Tortue sacrée, emblème du monde.

Au-dessous de cette tapisserie, soutenue par quatre lances croisées et plantées dans le sol, était le calumet sacré qui ne doit jamais être souillé par le contact de la terre. Ce calumet, dont le fourneau d'une couleur rouge était fait d'une argile précieuse qui ne se trouve que dans une certaine région du haut Missouri, avait un tuyau long de dix pieds entièrement garni de plumes, de grelots et de sonnettes en or, et à son extrémité pendait un petit sac de médecine en peau d'élan, constellé d'hiéroglyphes.

Au centre de la salle, dans un trou ovale creusé à cet effet, était empilé, avec une certaine symétrie, le bois destiné au feu du conseil et qui ne devait être allumé que par le grand-prêtre.

Cette salle était éclairée par douze hautes fenêtres garnies de longs rideaux faits en poil de vigogne, et qui tamisaient une lumière sombre et douteuse, parfaitement en harmonie avec l'aspect imposant qu'offrait cette vaste salle.

Au moment où l'amantzin et Addick pénétrèrent dans le lieu de la réunion, tous les chefs composant le conseil étaient arrivés; ils se promenaient par groupes de long en large, causant à voix basse en les attendant.

Aussitôt que le grand-prêtre fut entré, chacun prit place autour du foyer, sur un signe du plus ancien sachem.

Ce sachem était un vieillard que deux guerriers tenaient par dessous les bras pour le soutenir. Chose étrange parmi les Indiens, une longue barbe blanche comme de l'argent tombait sur sa poitrine, ses traits étaient empreints d'une majesté extraordinaire; du reste, les autres chefs lui témoignaient un respect et une vénération profonde.

Ce chef se nommait Axayacatl, c'est-à-dire la face de l'eau[1]; il prétendait descendre des anciens Incas qui gouvernèrent la terre d'Anahuac[2] avant la conquête espagnole, et de même que son homonyme, huitième roi du Mexique, son hiéroglyphe était une figure devant laquelle il plaçait le signe de l'eau. Ce qui pouvait venir à l'appui de ses prétentions, c'est que sa peau n'avait pas cette teinte rougeâtre de cuivre neuf qui distingue la race indienne, mais se rapprochait au contraire du type européen.

Quoi qu'il en soit de l'origine de ce chef, ce qui était vraiment prouvé, c'est que, dans sa jeunesse, il avait été un des plus braves et des plus renommés guerriers des Comanches, cette nation orgueilleuse et indomptable qui s'intitule la reine des Prairies, qu'elle prétend avoir seule le droit de parcourir impunément.

Lorsque le grand âge d'Axayacatl et ses nombreuses blessures l'avaient empêché de faire plus longtemps la guerre, les Indiens, dont il était généralement vénéré, l'avaient à l'unanimité élu chef suprême de Quiepaa-Tani.

Depuis plus de vingt ans il exerçait cette fonction à la satisfaction de toutes les nations indiennes.

Après s'être assuré d'un coup d'œil que tous les chefs étaient accroupis autour du foyer, le sachem prit des mains du hachesto qui se tenait debout à ses côtés, un tison allumé qu'il plaça au milieu de la pile de bois préparée pour le feu du conseil, en disant d'une voix faible, mais cependant distincte:

—Wacondah, tes enfants se réunissent pour discuter de graves intérêts; que la flamme, qui est ton essence souffle à leur poitrine et fasse monter jusqu'à leurs lèvres des paroles sages et dignes de toi.

Le bois, probablement enduit de matières résineuses, avait pris feu presque immédiatement, et bientôt une flamme brillante monta en tournoyant vers le faîte de la salle.

Pendant que le sachem prononçait les paroles que nous avons rapportées, deux prêtres secondaires avaient enlevé le calumet sacré de l'endroit où il était placé, et, après l'avoir bourré d'un tabac réservé seulement pour les cérémonies extraordinaires, ils l'avaient apporté sur leurs épaules et présenté respectueusement à l'amantzin. Celui-ci prit avec une baguette de médecine, afin de conjurer les mauvais présages, un charbon incandescent dans le foyer et alluma le calumet en prononçant l'invocation suivante:

—Wacondah! Être sublime et inconnu, toi que le monde ne peut contenir et dont l'œil puissant aperçoit l'insecte le plus petit timidement caché sous l'herbe, nous t'invoquons, toi que nul homme ne peut comprendre. Permets que le Soleil, ton représentant visible, nous soit favorable et ne chasse pas au loin la fumée sainte du grand calumet que nous envoyons vers lui.

L'amantzin, conservant toujours le fourneau du calumet dans la paume de sa main, présenta le tuyau tour à tour à chaque chef, en commençant par le plus âgé, c'est-à-dire par Axayacatl. Les sachems aspirèrent chacun quelques bouffées de fumée avec le décorum et le recueillement exigés par l'étiquette, les regards baissés vers la terre et le bras droit appuyé sur le cœur. Lorsqu'enfin le tuyau du calumet arriva au grand-prêtre, celui-ci fit tenir le fourneau par un de ses acolytes et fuma jusqu'à ce que tout le tabac fût réduit en cendre. Alors le hachesto s'approcha, vida la cendre dans un petit sac de peau d'élan, qu'il ferma et jeta ensuite au milieu du feu en disant d'une voix haute et accentuée:

—Wacondah! Les descendants des fils d'Aztlan[3] implorent ta clémence; fais descendre tes rayons lumineux dans leurs cœurs, afin que leurs paroles soient celles d'hommes sages.

Puis les deux prêtres reprirent le calumet et allèrent le replacer au-dessous de l'image du Soleil.

Le vieux sachem reprit la parole:

—Le conseil est réuni, dit-il; deux chefs renommés arrivés ce matin seulement à Quiepaa-Tani, de retour d'un long voyage, ont, disent-ils, des communications importantes à faire aux sachems: qu'ils parlent nos oreilles sont ouvertes.

Nous n'entrerons pas ici dans les détails des discussions qui eurent lieu pendant ce conseil; nous ne rapporterons pas les discours prononcés par le Loup-Rouge et par Addick; cela nous entraînerait beaucoup trop loin et pourrait sembler fastidieux au lecteur. Qu'il suffise de dire que, bien que les passions des chefs fussent mises adroitement en jeu par les deux sachems qui avaient demandé la réunion, que parfois à de vives attaques il y eut de vives ripostes, nous nous bornerons à constater que tout se passa avec le décorum et la décence qui caractérisent les assemblées indiennes; que, bien que chacun défendit son opinion pied à pied, cependant personne ne sortit des limites du bon goût et du savoir-vivre, et nous résumerons les débats en constatant que le Loup-Rouge et Addick échouèrent complètement dans leurs projets, et que le bon sens, ou plutôt le mauvais vouloir de leurs collègues, les empêcha d'atteindre le but qu'ils se proposaient.

Le grand-prêtre, tout en feignant de prendre parti pour Addick, sut si bien embrouiller la question que le conseil déclara à l'unanimité que les deux jeunes filles blanches renfermées au palais des vierges du Soleil devaient être considérées, non pas comme pensionnaires du chef qui les avait amenées dans la ville, mais comme prisonnières de la confédération tout entière, et, comme telles, demeurer sous la garde de l'amantzin, auquel on intima l'ordre de les garder avec la plus grande vigilance et de ne laisser sous aucun prétexte pénétrer le jeune chef jusqu'à elles. Chinchcoatl, lorsqu'il avait insinué à Addick de s'adresser au conseil, savait pertinemment quel serait le résultat de cette démarche; mais, ne voulant pas se faire un ennemi du jeune homme en lui refusant sa demande, il avait adroitement décliné la responsabilité du refus en en rendant responsable le conseil tout entier et en mettant, grâce à cette manœuvre, Addick dans l'impossibilité de lui demander compte de sa conduite déloyale à son égard.

Le Loup-Rouge avait été plus heureux auprès du conseil: la raison en était simple, la communication qu'il faisait intéressait la ville. Le chef apache avait demandé qu'une troupe de cinq cents guerriers commandés par un chef renommé fût mise sous les armes pour veiller à la sûreté commune, compromise gravement par l'apparition aux environs de Quiepaa-Tani d'une quarantaine de visages pâles dont le but évidemment n'était autre que de surprendre la ville et de s'en emparer.

Les chefs accordèrent au Loup-Rouge ce qu'il demandait, et même beaucoup plus qu'il n'aurait osé l'espérer: au lieu de cinq cents guerriers, on arrêta que mille seraient choisis; que la moitié de ces guerriers, sous les ordres d'Atoyac, parcourrait la campagne dans tous les sens, afin de surveiller les approches de l'ennemi, tandis que l'autre moitié, sous le commandement immédiat du gouverneur, veillerait au dedans. Puis le conseil se sépara.

Le grand-prêtre s'approcha alors d'Atoyac et lui demanda si réellement il avait chez lui un tlacateotzin renommé. Celui-ci lui répondit qu'en effet, le jour même, un grand médecin yuma était arrivé à Quiepaa-Tani, et qu'il lui avait donné l'hospitalité dans son calli. L'Aigle-Volant se joignit alors à Atoyac pour assurer au grand-prêtre que ce médecin, qu'il connaissait depuis fort longtemps jouissait à juste titre d'une réputation fort étendue parmi les Indiens, et que lui-même lui avait vu faire des cures merveilleuses. L'amantzin n'avait aucune raison de se méfier de l'Aigle-Volant; il accorda donc la plus grande confiance à ses paroles et, séance tenante, il pria Atoyac de lui amener ce tlacateotzin dans le plus bref délai au palais des vierges du Soleil, afin de donner ses soins aux deux jeunes filles blanches placées sous sa tutelle par le conseil général de la nation, et dont la santé lui inspirait depuis quelque temps des craintes sérieuses.

Addick entendit ces paroles prononcées d'une voix assez haute, et, s'approchant rapidement du grand-prêtre:

—Que dit donc mon père? s'écria-t-il avec agitation.

—Je dis, répondit l'amantzin de sa voix doucereuse que les deux jeunes filles que mon fils a confiées à ma garde ont été éprouvées par le Wacondah, qui leur a envoyé le fléau de la maladie.

—Leur vie serait-elle en danger? reprit le jeune homme avec une angoisse mal contenue.

—Le Wacondah seul tient en son pouvoir l'existence de ses créatures; mais cependant je crois que le péril pourrait être conjuré: d'ailleurs, ainsi que mon fils l'a entendu, j'attends un illustre tlacateotzin de la nation yuma, venu des bords du grand lac salé sans rivages, qui, par le secours de sa science, peut rendre, je n'en doute pas, la force et la santé aux esclaves que mon fils a conquises sur les barbares espagnols.

Addick, à cette fâcheuse nouvelle, ne put réprimer un mouvement de dépit qui prouva au grand-prêtre qu'il n'était pas entièrement sa dupe et qu'il se doutait de ce qui s'était passé; mais, soit respect, soit crainte de se tromper dans sa supposition, ou plutôt parce que le lieu dans lequel Addick se trouvait ne lui parut pas propice à une explication comme celle qu'il voulait avoir avec l'amantzin, il se contraignit et se contenta de prier le vieillard de ne rien négliger pour sauver les captives, en ajoutant qu'il saurait se montrer reconnaissant envers lui pour les soins qu'il leur donnerait. Puis, renonçant subitement à la discussion, il s'inclina légèrement devant le grand-prêtre, lui tourna le dos et sortit de la salle en causant vivement à voix basse avec le Loup-Rouge qui l'attendait à quelques pas de là.

L'amantzin suivit un instant le jeune homme des yeux avec une expression indéfinissable; puis, reprenant sa conversation avec Atoyac et l'Aigle-Volant, il les pria de lui envoyer le médecin yuma le soir-même si cela était possible. Ceux-ci le lui promirent, puis ils le quittèrent pour retourner à leur calli, où sans doute le médecin les attendait.

Cependant, ce qui s'était passé au conseil avait donné beaucoup à réfléchir l'Aigle-Volant en lui faisant comprendre que les deux chefs apaches connaissaient la plus grande partie du secret de Bon-Affût, et que, si celui-ci voulait réussir, il fallait qu'il ne perdit pas un instant et se mit à l'œuvre à l'instant, sinon il courait grand risque d'échouer. Après dix minutes de marche, les chefs arrivèrent enfin au calli, où ils rencontrèrent Bon-Affût qui les attendait. Le chasseur, ainsi que nous l'avons dit, ne fit aucune difficulté de consentir à la requête que lui adressa Atoyac; mais, au contraire, après s'être chargé de sa boîte à médicaments, il le suivit avec empressement.

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