L'éclaireur
[1] Ce nom est composé de alt, eau, et de axaya, face.
[2] Anahuac signifie littéralement pays entre les eaux (les deux mers).
[3] Lieu d'où les Mexicains tiraient leur origine: ce nom vient de aztatl héron.
XXXV.
L'Entrevue.
Bon-Affût suivait Atoyac au palais des vierges du Soleil. Malgré lui, l'intrépide chasseur sentait son cœur se serrer en songeant à la situation périlleuse dans laquelle il allait se mettre et aux conséquences terribles qu'aurait pour lui la découverte de sa personnalité par les Indiens. Cependant il se roidit contre cette émotion qui l'agitait sourdement et parvint à reprendre assez de puissance sur lui-même pour affecter une tranquillité et une indifférence qui étaient bien loin de son esprit.
Les deux hommes marchaient silencieusement côte à côte; le chasseur, craignant que ce mutisme prolongé n'inspirât à son guide des soupçons de quelque nature qu'ils fussent, résolut de l'obliger à causer, afin de donner à ses pensées un cours différent de celui qu'il redoutait de leur voir prendre.
—Mon frère a beaucoup voyagé? lui demanda-t-il pour entrer en matière.
—Quel est le guerrier appartenant à notre race dont la vie ne s'est pas écoulée dans de longues courses? répondit sentencieusement l'Indien. Les faces pâles, mon père le sait mieux que moi, nous pourchassent comme des bêtes fauves et nous obligent à nous retirer incessamment devant leurs empiètements successifs.
—C'est vrai, fit le chasseur en hochant mélancoliquement la tête. Dans quel désert assez ignoré nous est-il permis aujourd'hui de cacher les os de nos pères, avec la certitude que la charrue des blancs ne viendra pas les broyer en traçant son interminable sillon et les disperser dans toutes les directions?
—Hélas! reprit Atoyac, la race rouge est maudite: un jour viendra où on la cherchera vainement dans les plaines immenses où jadis elle était plus nombreuses que les brillantes étoiles qui tapissent le dôme du ciel; car elle est fatalement condamnée à disparaître de la surface du monde; les visages pâles ne sont que les instruments terribles de la colère implacable du Wacondah contre les enfants de la famille rouge.
—Mon frère ne parle que trop bien: jadis notre race était toute puissante, maintenant elle est tombée plus bas que les esclaves les plus vils, sans même qu'il lui reste l'espoir de se relever jamais.
—Que sont devenus les puissants empereurs de l'Anahuac qui commandaient à toute la terre? Des villes sans nombre qu'ils ont fondé, cinq seulement composent aujourd'hui le territoire de Tlapallan[1]; elles sont les derniers refuges des enfants de Quetzalcoatl[2], qui sont contraints de s'y cacher comme les daims timides, au lieu de fouler hardiment les contrées possédées dans les anciens jours par leurs ancêtres.
—Mais grâces soient rendues au Wacondah, dont la puissance est infinie; ces cinq villes sont complètement à l'abri des insultes des Gachupines.
Atoyac hocha tristement la tête.
—Mon père se trompe, dit-il: en quel lieu ignoré les faces pâles ne pénètrent-elles pas?
—C'est possible, elles atteignent tous les buts; mais jusqu'à présent aucune face pâle n'a pénétré jusqu'à Quiepaa-Tani; elles n'ont pu franchir les montagnes et traverser les déserts derrière lesquels la ville sacrée s'élève calme et paisible, se riant des vains efforts de ses ennemis pour la découvrir.
—Il y a deux soleils à peine, j'aurais parlé comme mon père, je me serais réjoui avec lui de cette ignorance des faces pâles; mais aujourd'hui cela ne m'est plus possible.
—Comment cela? Qu'est-il donc survenu dans un si court espace de temps, qui oblige mon frère à changer aussi brusquement d'opinion? demanda le chasseur subitement intéressé, et redoutant d'apprendre une mauvaise nouvelle.
—Les faces pâles sont aux environs de la ville; on les a vues. Elles sont nombreuses et bien armées.
—Cela n'est pas, mon père se trompe; ce sont des poltrons ou des vieilles femmes qui auront eu peur de leur ombre et auront fait courir ce bruit, répondit le Canadien, dont un frisson de terreur parcourut tous les membres.
—Ceux qui ont apporté cette nouvelle ne sont ni des poltrons qui ont peur de leur ombre ni des vieilles femmes bavardes, ce sont des chefs renommés; aujourd'hui, au grand conseil, ils ont annoncé la présence d'un fort parti de visages pâles, cachés dans la forêt dont les arbres ont étendu pendant si longtemps leurs ramures protectrices devant nous pour nous dérober aux regards perçants de nos ennemis.
—Ces hommes, si nombreux qu'ils soient, à moins de former une véritable armée, ne se hasarderont pas à attaquer une ville aussi forte que celle-ci, défendue par d'épaisses murailles et renfermant un nombre considérable de guerriers d'élite.
—Peut-être; qui peut le savoir? Dans tous les cas, si les visages pâles ne nous attaquent pas, c'est nous qui les attaquerons: il faut que pas un d'entre eux ne revoie les terres des visages pâles; notre sécurité et notre sûreté dans l'avenir l'exigent.
—Oui, cela doit être ainsi; mais êtes-vous bien sûrs que les chefs dont vous parlez et dont j'ignore les noms ne vous aient pas trompé et ne soient pas des traîtres?
Atoyac s'arrêta et lança un regard perçant au Canadien, qui le soutint d'un air calme, avec un visage impassible.
—Non, reprit-il au bout d'un instant, le Loup-Rouge et Addick ne sont pas des traîtres!
Le chasseur sembla réfléchir un instant, puis il s'écria d'un ton résolu qui en imposa à l'Indien:
—Non, en effet, ces deux chefs ne sont pas des traîtres, mais ils sont en passe de le devenir avant peu; les dangers qui nous menacent, ce sont eux qui les ont amassés sur nos têtes pour satisfaire leurs passions et leur soif de vengeance.
—Que mon frère s'explique, s'écria le chef au comble de l'étonnement. Ses paroles sont graves.
—J'ai eu tort de les prononcer, reprit le chasseur avec une feinte humilité. Je ne suis qu'un homme pacifique, auquel le Wacondah tout puissant a donné la mission de soulager, selon la science qu'il lui a accordée, les maux de l'humanité; je ne dois pas, faible arbrisseau, chercher à déraciner le chêne noueux dont le poids, en tombant, suffirait pour me renverser. Que mon frère me pardonne, je me suis imprudemment laissé emporter par mon indignation.
—Non, non, s'écria le chef en lui serrant le bras avec force, cela ne peut être ainsi; mon père a commencé, il faut qu'il termine et qu'il me dise tout.
Avec cette promptitude de conception qui le distinguait, le chasseur avait subitement conçu tout un plan fondé sur la méfiance qui forme le fond du caractère indien; il feignit de résister aux injonctions du chef et de ne pas vouloir entrer dans de plus grands détails sur ce qu'il avait laissé entrevoir; mais plus le soi-disant médecin s'obstinait à ne rien dire, plus le chef, de son côté, insistait pour le faire parler. Enfin le chasseur feignit de se laisser intimider par les prières mêlées de menaces que lui faisait son hôte, et, tout en protestant de la crainte qu'il avait de s'attirer la haine de deux chefs renommés, il consentit enfin à donner les renseignements qui lui étaient demandés avec tant d'insistance.
—Voici les faits, dit-il; je les raconterai à mon frère tels qu'ils sont venus à ma connaissance; seulement mon frère m'engage sa parole que, quelle que soit la résolution qu'il prendra après m'avoir entendu, il ne me mêlera en rien, moi, homme paisible et craintif, dans cette affaire; que mon nom même ne sera pas prononcé, et que les chefs dont je vais lui dévoiler la conduite ignoreront ma présence à Quiepaa-Tani.
—Que mon père parle en toute confiance; je lui jure par le nom sacré du Wacondah et par la grande Ayotl—tortue—que, quoi qu'il arrive, son nom ne sera pas mêlé à cette affaire: nul ne saura de quelle façon j'ai obtenu les renseignements qu'il me donnera. Atoyac est un des premiers sachems de Quiepaa-Tani; lorsqu'il lui plaît de dire une chose, ses paroles n'ont pas besoin d'être confirmées par d'autres témoignages que le sien.
Ainsi que cela arrive souvent, dans la circonstance présente, à part l'inquiétude causée par les habiles réticences du chasseur, le chef n'était pas fâché de l'importance qu'allaient sans doute lui donner les détails qu'il allait apprendre et le rôle qu'il serait indubitablement appelé à jouer dans les événements qui en seraient la suite.
—Och! reprit le chasseur avec un geste de satisfaction, puisqu'il en est ainsi, je parlerai.
Alors le Canadien fit à son complaisant et crédule auditeur une longue histoire extrêmement embrouillée, où la vérité était si adroitement mêlée au mensonge qu'il aurait été impossible à l'homme le plus fin de distinguer l'une de l'autre; mais dont il résultait que, si les blancs étaient parvenus aux environs de la ville, c'étaient Addick et le Loup-Rouge qui les avaient entraînes sur leurs traces, en ne cachant leur piste que tout juste ce qu'il le fallait pour que ceux qui les poursuivaient ne la perdissent pas. L'ensemble des faits racontés par le chasseur était si habilement groupé que les deux chefs enveloppés dans ce réseau de mensonges et de vérités, devaient incontestablement être convaincus de trahison s'ils étaient sérieusement interrogés, ainsi que le digne chasseur l'espérait, nous devons l'avouer, dans son for intérieur.
—Je ne me permettrai aucune réflexion, ajouta-t-il en terminant; mon frère est un chef sage et un guerrier expérimenté, il jugera beaucoup mieux que je ne saurais le faire, moi pauvre vermisseau, de la gravité des choses qu'il vient d'entendre; seulement je le supplie de se souvenir de ce qu'il m'a promis.
—Atoyac n'a qu'une parole, répondit le chef; que mon père se rassure; mais ce que j'ai entendu est extrêmement sérieux; ne perdons pas davantage de temps, il faut que je me rende auprès du premier chef de la ville.
—Peut-être est-ce dans une bonne intention que les deux sachems ont attiré si près de nous les visages pâles, insinua le chasseur; ils espèrent peut-être s'en emparer ainsi plus facilement.
—Non, répondit d'un air sombre Atoyac, leur intention ne peut être que perfide; il faut déjouer le plus tôt possible leurs machinations: sans cela de grands malheurs arriveront, surtout après la décision du conseil, qui donne au Loup-Rouge, sous les ordres du gouverneur, le commandement des guerriers destinés à agir à l'intérieur.
Heureusement pour le Canadien, le chef Atoyac était l'ennemi personnel du Loup-Rouge et d'Addick, ce qui l'empêcha de remarquer avec quelle adresse sournoise le chasseur l'avait amené à écouter son récit.
Les deux hommes reprirent à grands pas leur course interrompue, et au bout de quelques minutes ils atteignirent le palais des vestales. Après quelques pourparlers avec le guerrier chargé de la garde de la porte, le chef et le soi-disant médecin furent introduits dans l'intérieur. Le grand-prêtre vint avec empressement au devant des arrivants qu'il attendait avec impatience. L'amantzin envisagea le chasseur avec une attention soupçonneuse et lui fit subir un interrogatoire semblable à celui auquel, dans la matinée, l'avait déjà soumis Atoyac.
Ses réponses, préparées de longue main, convinrent au grand-prêtre; car, quelques minutes plus tard, il le conduisit, suivi par le chef, dans les appartements réservés du palais, afin de constater l'état de maladie des deux jeunes filles.
Le cœur du Canadien était en proie à la plus violente émotion, de grosses gouttes de sueur perlaient sur son visage. Du reste, la position critique dans laquelle il se trouvait était bien de nature à lui inspirer de sérieuses inquiétudes. Ce qu'il redoutait le plus était de ne point conserver son sang-froid et son impassibilité en présence des jeunes filles: il avait un trop grand intérêt à ne pas se trahir pour n'avoir pas la force de rester maître de lui, quoi qu'il arrivât; mais ce qu'il craignait par-dessus tout était l'effet que sa présence pourrait produire sur les jeunes filles si, malgré la perfection du déguisement qui le cachait, elles le reconnaissaient de prime-abord ou lorsqu'il se serait fait reconnaître; car il était indispensable, pour le succès de la ruse qu'il devait employer, que celles qu'il allait voir sussent à qui elles avaient affaire et entrassent franchement dans le rôle qu'il voulait leur faire jouer dans la comédie qu'il préparait. Ces réflexions et bien d'autres encore qui venaient en foule au chasseur imprimaient malgré lui à sa physionomie un cachet de sévérité qui était loin de lui nuire dans l'esprit de ceux qui l'accompagnaient.
Ils arrivèrent enfin à l'entrée des appartements secrets, dont la porte, sur un geste du grand-prêtre, s'ouvrit toute grande devant eux. Mais aussitôt qu'ils eurent pénétré dans une vaste salle qui, vu l'absence de tout meuble, pouvait fort bien être comparée à un vestibule, l'amantzin se tourna vers Atoyac et lui intima l'ordre de l'y attendre, tandis qu'il conduirait le médecin auprès des captives.
Nous l'avons dit plus haut, l'habitation des vierges du Soleil était interdite à tous les hommes, excepté au grand-prêtre. Dans certaines circonstances, une autre personne pouvait être exceptée de cette régie, le médecin, et c'était, on le sait, en cette qualité que Bon-Affût devait y être introduit.
Atoyac était trop bien au courant de la loi sévère du palais pour se permettre la moindre observation; seulement, lorsque le grand-prêtre se prépara à le quitter, il le retint respectueusement par sa robe, et se penchant à son oreille:
—Que mon père revienne promptement, lui dit-il à voix basse, j'ai d'importantes nouvelles à lui communiquer.
—D'importantes nouvelles! répéta l'amantzin en le regardant d'un air interrogateur.
—Oui, fit le chef.
—Et elles me concernent? continua lentement le grand-prêtre.
Atoyac sourit d'une façon confidentielle.
—Je le crois, dit-il, elles ont rapport au Loup-Rouge et à Addick.
L'amantzin eut un frémissement imperceptible.
—Je reviens, dans un instant, dit-il, avec un geste gracieux; puis, se tournant vers le chasseur immobile à quelques pas et en apparence indifférent à ce qui se passait entre les deux hommes: Venez, ajouta-t-il. Le chasseur s'inclina et suivit le grand-prêtre. Celui-ci lui fit traverser une longue cour entièrement pavée en briques scellées sur champ, et, franchissant dix degrés de marbre veiné de bleu et de vert, il le fit entrer dans un petit pavillon isolé, complètement séparé du corps de bâtiment dans lequel les vierges du Soleil étaient renfermées. Le grand-prêtre referma derrière lui la porte qui leur avait donné accès dans le pavillon; ils traversèrent une espèce d'antichambre, et l'amantzin, soulevant une draperie suspendue devant une porte assez étroite, introduisit le soi-disant médecin dans une salle splendidement meublée à l'indienne. Le grand-prêtre, afin de faire, s'il était possible, oublier aux jeunes filles qu'elles étaient captives, avait doré leur cage avec le plus grand soin en la garnissant de tous les objets de luxe et de confort qu'il supposait devoir les flatter.
Dans un élégant hamac en fils de palmier, entièrement garni de plumes, suspendu à deux anneaux d'or, à environ cinquante centimètres de terre seulement, était couchée une jeune femme dont le visage, d'une pâleur excessive, portait l'empreinte d'une profonde douleur et les traces évidentes d'une grande maladie.
Cette jeune femme était doña Laura de Real del Monte. Auprès d'elle, les bras croisés sur la poitrine et les yeux remplis de larmes se tenait doña Luisa, son amie, ou plutôt sa sœur par la souffrance et le dévouement; l'état d'accablement dans lequel était plongé doña Luisa prouvait que, malgré la force de son caractère, elle aussi avait enfin depuis quelque temps abandonné tout espoir de sortir de la prison dans laquelle elle était renfermée et que la maladie s'était emparée d'elle.
Cette pièce, ne recevant pas de jour du dehors, était éclairée par quatre torches d'ocote retenues par des cercle d'or scellés dans la muraille et dont la lueur vacillante projetait autour d'elle des reflets blafards.
En apercevant les deux hommes, doña Laura fit un geste d'effroi et cacha son visage dans ses mains. Le chasseur comprit qu'il fallait brusquer le dénoûment de la scène qui se préparait; il se tourna vers son guide:
—Le Wacondah est puissant, dit-il d'une voix imposante; l'Ayotl—la tortue—sacrée supporte le monde sur son écaille; son esprit est en moi, il m'inspire; je dois rester seul avec les malades, afin de lire sur leur visage la nature du mal qui les tourmente.
Le grand-prêtre hésita; il lança au soi-disant médecin un regard qui semblait vouloir lire ses plus secrètes pensées au fond de son cœur; mais, bien qu'habitué depuis longues années à abuser ses compatriotes avec ses jongleries mystiques, cependant il était Indien, et en cette qualité aussi accessible que ceux qu'il trompait aux craintes superstitieuses: il hésita.
—Je suis amantzin, dit-il avec un accent respectueux; le Wacondah ne peut voir qu'avec satisfaction ma présence ici en ce moment.
—Que mon père demeure si tel est son plaisir; je ne puis l'obliger à se retirer, répondit résolument le Canadien qui, coûte que coûte, voulait en finir; maintenant je l'avertis que je ne réponds nullement des conséquences terribles que causera sa désobéissance; l'esprit qui me possède est jaloux, il veut être obéi: que mon père réfléchisse.
Le grand-prêtre courba humblement la tête.
—Je me retire, dit-il; que mon frère me pardonne mon insistance.
Et il sortit de la salle.
Le Canadien l'accompagna silencieusement jusqu'à la porte du vestibule, la referma soigneusement derrière lui, puis il courut vers les jeunes filles.
Celles-ci se reculèrent avec épouvante.
—Ne craignez rien, leur dit-il d'une voix entrecoupée, je suis un ami.
—Un ami! s'écria doña Luisa qui s'était blottie toute tremblante dans un angle de la pièce.
—Oui, reprit-il rapidement, je suis Bon-Affût, le chasseur Canadien, l'ami, le compagnon de don Miguel.
Doña Laura se dressa dans son hamac, et un cri de surprise et de joie s'échappa de sa poitrine.
—Silence! fit le chasseur, on nous écoute peut-être.
Doña Luisa considérait avec des yeux égarés cette scène dont le sens lui échappait.
—Vous! Bon-Affût! dit enfin Laura avec un accent impossible à rendre. Oh! Nous pouvons donc être sauvées! Nous ne sommes pas abandonnées de tous!
Se laissant glisser sur le sol, elle s'agenouilla pieusement, et, joignant les mains elle murmura avec ferveur pendant que son visage était baigné de larmes:
—Oh! Mon Dieu! Merci! Merci! Pardonnez-moi d'avoir douté de votre ineffable bonté.
Puis, se relevant vivement, elle saisit les mains du chasseur, et les lui serrant avec force:
—Don Miguel, lui dit-elle, où est-il?
—Il est près d'ici, il vous attend. Mais, de grâce, écoutez-moi, les instants sont précieux.
—Oh caballero, emmenez-nous! Emmenez-nous vite! dit enfin doña Luisa complètement remise de l'émotion qu'elle avait éprouvée.
—Bientôt.
—Oui, oui, sauvez-nous! s'écria doña Laura, mon père vous récompensera.
Bon-Affût sourit.
—Votre père sera bien heureux de vous revoir, dit-il doucement.
Doña Laura leva sur lui ses beaux yeux rayonnants de joie.
—Mon père, où est-il? lui demanda-t-elle; puis elle se reprit: Non, je ne puis le revoir, il est loin! Bien loin d'ici!
—Il est avec don Miguel dans la forêt; tranquillisez-vous!
—Mon Dieu! Mon Dieu! s'écria la jeune fille, c'est trop de bonheur.
En ce moment, on entendit les pas pesants d'un homme qui montait les degrés de marbre.
—On vient, fit vivement le chasseur, prenez garde.
—Mais que faut-il faire? demanda doña Laura à voix basse.
—Attendre et avoir confiance.
—Quoi, vous allez partir?
—Nous quitter déjà? s'écrièrent-elles ensemble avec un mouvement d'effroi.
—Je reviendrai; laissez-moi agir; encore une fois, espoir et patience.
—Oh! Si vous nous abandonniez, si vous ne nous sauviez pas, s'écria Laura tout éplorée, nous n'aurions plus qu'à mourir!
—Oh! Ayez pitié de nous! murmura doña Luisa.
—Fiez-vous à moi, pauvres enfants, répondit le chasseur plus ému qu'il ne voulait le paraître de cette naïve et profonde douleur. Retenez bien ceci: quoi qu'il arrive, quoi qu'on vous dise, quel que soit le bruit que vous entendiez, reposez-vous sur moi, sur moi seul; car je veille sur vous, j'ai juré de vous sauver, et je réussirai.
—Merci! firent-elles.
Les pas entendus précédemment s'étaient arrêtés après s'être rapprochés encore. Bon-Affût, après avoir fait un dernier geste aux jeunes filles pour leur recommander la prudence, composa son visage, ouvrit brusquement la porte et, sans prononcer une parole, il passa devant le grand-prêtre qu'il n'eut pas l'air d'apercevoir, en donnant les marques d'une agitation extrême, et courut vers l'endroit où était resté Atoyac à l'attendre, en faisant des gestes incompréhensibles. L'amantzin était muet de surprise; au bout d'un instant il referma la porte que le chasseur avait laissé ouverte et suivit le médecin, mais comme s'il n'eût osé se rapprocher trop de lui.
Les jeunes filles ne savaient si elles n'étaient pas le jouet d'un rêve; dès qu'elles se retrouvèrent seules, elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre en éclatant en sanglots.
[1] Littéralement « pays rouge, » de tlapalli, rouge.
[2] Civilisateur du Mexique; ce nom vient de quetzalli, plume, et coalt, serpent; il signifie « serpent couvert de plumes. »
XXXVI.
Une rencontre.
Le chef indien ne put retenir un geste d'effroi et fit quelques pas en arrière a l'apparition imprévue du chasseur. Celui-ci s'arrêta subitement au milieu de la salle, et, baissant la tête sur la poitrine, il sembla se plonger dans une méditation profonde.
Le grand-prêtre, en rejoignant Atoyac, lui dit en peu de mots de quelle façon le médecin était sorti de la chambre des malades, et les deux Indiens, remplis d'une crainte superstitieuse, se tinrent immobiles à quelques pas de lui, attendant respectueusement qu'il leur adressât la parole.
Cependant le chasseur parut peu à peu rentrer en possession de ses facultés, son agitation se calma, il passa la main sur son front et soupira comme un homme enfin soulagé d'une oppression terrible. Les Indiens jugèrent le moment favorable pour se rapprocher de lui et de lui adresser les questions qu'ils brûlaient de lui faire.
—Eh bien, mon père? lui dirent-ils.
—Parlez, ajouta le grand-prêtre, qu'avez-vous?
Le chasseur roula des yeux égarés autour de lui, poussa un nouveau soupir et murmura d'une voix basse et entrecoupée:
—L'esprit m'obsède, il fige la moelle de mes os!
Les Indiens échangèrent un coup d'œil épouvanté et reculèrent avec effroi.
—Wacondah! Wacondah! reprit le Canadien, pourquoi as-tu doué de cette science funeste ton malheureux serviteur?
Les deux peaux-rouges sentirent réellement leur sang se glacer dans leurs veines à ces paroles sinistres; un frisson de terreur parcourut leurs membres et leurs dents claquèrent les unes contre les autres à se briser. Bon-Affût marcha lentement vers eux; ils le regardèrent venir sans oser faire un mouvement pour l'éviter; le chasseur posa sa main droite sur l'épaule du grand-prêtre, fixa sur lui un regard perçant et dit d'une voix sombre:
—Que les fils de l'Ayotl sacrée s'arment de courage!
—Que veut dire mon père? murmura en tremblant le vieillard.
—Un esprit méchant, continua lentement le chasseur, s'est emparé de ces filles des visages pâles; cet esprit méchant frappera de mort, à compter de ce soir, tous ceux qui s'approcheront d'elles, car la science redoutable dont m'a doué le Wacondah m'a permis de m'assurer de la maligne influence qui pèse sur elles.
Les deux Indiens, crédules comme tous ceux de leur race, firent un pas en arrière. Alors le chasseur, afin de mieux corroborer ses paroles, feignit d'être repris d'une nouvelle crise et de se débattre contre l'obsession de l'esprit qui le tenait.
—Mais que faut-il faire pour les délivrer de ce pouvoir funeste? demanda timidement Atoyac.
—Toute force et toute sagesse viennent du Wacondah, répondit le Canadien, je désire demander à mon père l'amantzin, qu'il me permette de passer cette nuit en prière dans le temple du Soleil.
Les Indiens échangèrent entre eux un regard d'admiration.
—Qu'il soit fait selon la volonté de mon père, répondit le grand-prêtre en s'inclinant; ses désirs sont pour nous des ordres.
—Surtout, reprit le chasseur, que jusqu'à demain personne n'approche les filles des visages pâles; alors peut-être le Wacondah exaucera mes prières en m'indiquant les remèdes dont je dois me servir.
Le grand-prêtre s'inclina en signe d'assentiment.
—Il sera fait ainsi, dit-il; que mon père me suive, je le conduirai au temple.
—Non, répondit Bon-Affût, cela ne se peut pas, je dois entrer seul dans le sanctuaire; que mon père me dise la façon d'ouvrir la porte.
L'amantzin obéit et lui expliqua de quelle manière les barres et les verrous qui fermaient le temple étaient disposés et comment il fallait s'y prendre pour les enlever.
—Bon, fit le chasseur: demain a l'endit-ha—au lever du soleil,—je ferai connaître à mon père la volonté du Wacondah et s'il nous reste espoir de sauver les malades.
—J'attendrai, mon fils, dit le vieillard.
Les deux Indiens s'inclinèrent respectueusement devant le médecin et se retirèrent ensemble. Le chasseur fut étonné de les voir partir ainsi, il se demanda où ils pouvaient aller à pareille heure. Cependant la sortie des Indiens en ce moment n'était que la conséquence des confidences faites par Bon-Affût à Atoyac; le grand-prêtre et le chef se rendaient en toute hâte auprès du principal sachem de la ville, afin de lui faire part de ce qu'ils avaient appris sur les intentions supposées du Loup-Rouge et d'Addick.
Nous reviendrons ici sur ce que nous avons dit déjà au lecteur, pour bien lui faire comprendre le motif de la confiance avec laquelle les Indiens avaient accueilli les paroles du chasseur. Dans ces contrées, les devins sont comme les favoris de la divinité et jouissent d'un pouvoir surnaturel sans bornes; comme chez les peaux-rouges, la pratique de la médecine n'est, à proprement parler, qu'une affectation de pratiques religieuses mêlées de jongleries ridicules, les médecins sont naturellement considérés comme devins et respectés comme tels. Et qu'on ne pense pas que le vulgaire seul est imbu de cette croyance: les chefs, les guerriers, les prêtres eux-mêmes, ainsi que nous l'avons démontré plus haut, sans leur accorder peut-être une puissance aussi absolue, leur reconnaissent cependant une supériorité marquée sur eux.
Pendant les derniers événements que nous avons rapportés, la nuit était venue, mais une de ces nuits américaines, si calmes et si douces, pleines de parfums enivrants; une lueur faible et suave pleuvait des étoiles, dont l'innombrable armée plaquait le ciel d'un bleu profond de leur étincelante lumière; la lune se jouait dans l'éther et dardait sur la ville endormie ses rayons argentés qui donnaient aux objets un aspect fantastique; un silence religieux planait sur la cité. Le chasseur suivit des yeux les deux individus aussi longtemps qu'il put les apercevoir, puis il se mit en devoir de traverser la place afin de se rendre au temple.
La journée avait été rude pour le Canadien; il lui avait fallu faire à chaque instant preuve de présence d'esprit, lutter de ruse et de finesse avec des hommes dont les yeux clairvoyants sans cesse fixés sur lui avaient été maintes fois sur le point de découvrir le loup caché sous la peau de l'agneau; cependant il s'était vaillamment tiré des épreuves qu'il avait eues à soutenir, et de la façon dont les choses avaient tourné, il avait toutes raisons de croire qu'il réussirait à délivrer les jeunes filles; aussi le digne chasseur riait-il tout seul de la manière dont il avait joué son rôle et se promettait-il de continuer bravement jusqu'au bout. Arrivé au temple, il défit les barres et les verrous et entra dans l'intérieur, se contentant de repousser derrière lui les battants de la porte, se croyant certain que personne n'oserait venir le troubler, à cause de la sainteté du lieu d'abord, et ensuite de la crainte superstitieuse qu'il était parvenu à inspirer aux Indiens.
En demandant au grand-prêtre la permission de passer la nuit dans le sanctuaire, le chasseur n'avait d'autre but que celui de couvrir du manteau de la religion les moyens qu'il comptait employer pour l'évasion des jeunes filles, et en même temps d'avoir devant lui quelques heures de liberté, afin de pouvoir, sans être dérangé par la bienveillance importune et curieuse de la famille et des amis de son hôte, corroborer dans sa pensée les détails de l'exécution du plan qu'il avait formé pour enlever les deux prisonnières.
L'intérieur du temple était sombre: seule, une lampe brûlait devant la table des sacrifices et ne répandait qu'une lueur faible et tremblotante, incapable de dissiper les ténèbres. Bon-Affût se retira dans un angle obscur du temple, s'accroupit sur la terre, sortit ses pistolets de sa poitrine, les plaça auprès de lui en cas d'alerte, et, après avoir d'un regard perçant cherché à sonder les épaisses ténèbres qui l'enveloppaient, rassuré par le silence funèbre qui régnait dans cette enceinte, il se mit à réfléchir profondément. Cependant, peu à peu, soit lassitude, soit influence du lieu où il se trouvait, malgré les violents efforts du chasseur pour rester éveillé, il sentit ses paupières devenir pesantes, se fermer malgré lui, et enfin il finit par se laisser aller au sommeil invincible qui l'obsédait.
Depuis combien de temps dormait-il? Il n'aurait su le dire, lorsqu'un léger bruit qu'il entendit non loin de lui lui fit subitement ouvrir les yeux. De même que tous les hommes habitués à la vie active et périlleuse du désert, où il faut constamment se tenir sur ses gardes, le chasseur avait acquis une telle finesse de sens que, si grande que fut la lassitude qui l'accablait, chez lui le sentiment de sa sûreté veillait toujours et que son sommeil était, lorsqu'il se savait dans une situation périlleuse, aussi et peut-être plus léger que celui d'un enfant. Bon-Affût, à peine réveillé, regarda autour de lui, tout en se gardant bien de faire le moindre mouvement qui indiquât que son sommeil fût interrompu. Il ne put rien voir, la nuit durait toujours, et de plus la lampe était éteinte. Il comprit que quelqu'un s'était introduit dans le temple et qu'il était épié. Mais qui avait osé franchir le seuil sacré? Deux sortes de gens pouvaient seules se hasarder à le faire. Un ami ou un ennemi. Des amis, il n'en avait qu'un dans la ville, l'Aigle-Volant; il était évident que le guerrier, s'il avait voulu pénétrer jusqu'à lui, serait venu franchement, et non pas en se cachant, manière de procéder qui aurait pu lui attirer une balle dans la tête. C'était donc un ennemi. Mais lequel? Ceux qu'il aurait pu soupçonner, c'est-à-dire Addick ou le Loup-Rouge ne le connaissait pas, et puis ils ne l'auraient pas découvert sous son déguisement, puisqu'il avait trompé des yeux aussi clairvoyants que les leurs; du reste, dans tout le cours de la journée, il ne s'était pas une fois rencontré face à face avec les deux chefs; ce ne pouvait donc pas être eux. Mais qui était-ce alors? Voilà ce que, malgré toute sa finesse, le chasseur ne pouvait deviner. Dans le doute, et pour n'être pas pris au dépourvu, par un mouvement presque imperceptible, il allongea ses bras jusqu'à ce que ses mains atteignissent ses pistolets, les saisit, et, la tête droite, les yeux bien ouverts, l'oreille tendue à tous les bruits, il se prépara à faire bravement face à l'ennemi, quel qu'il fût, qui allait se présenter.
Cependant le bruit qui l'avait éveillé ne se renouvelait pas, tout demeurait calme et silencieux. En vain le chasseur cherchait à voir une ombre, si légère qu'elle fût, un bruit presque imperceptible; rien ne troublait la majesté du sanctuaire.
Cependant, Bon-Affût ne s'était pas trompé, il avait distinctement entendu un pas frôler timidement les dalles du temple. Il faut s'être, une fois dans sa vie, rencontré dans une position identique à celle dans laquelle se trouvait le chasseur pour bien en comprendre les angoisses et les terreurs. Sentir près de soi, à deux pas peut-être, un ennemi qui vous guette, dont l'œil féroce est implacablement fixé sur vous; savoir qu'il est là, le deviner par cette espèce d'intuition que Dieu a donnée à l'homme pour prévoir un danger, et n'oser bouger, craindre de faire le moindre mouvement qui l'avertisse que vous l'attendez; cette position, comparée à celle de l'oiseau fasciné par le reptile, est des plus cruelles et, en quelques minutes, devient un supplice tellement intolérable que la mort même lui est préférable.
Certes, Bon-Affût était un homme d'un courage à toute épreuve: l'entreprise qu'il tentait en ce moment démontrait chez lui une témérité, je ne dirai pas poussée jusqu'à la mort, ce qui ne serait rien, mais jusqu'au mépris de ces tortures atroces que les peaux-rouges sont si ingénieux à inventer et à varier pour faire palpiter les chairs de leurs victimes et extraire pour ainsi dire la vie goutte à goutte de leur corps en lambeaux. Eh bien, après un quart d'heure de l'attente terrible dans laquelle il se tenait, il se sentit frissonner malgré lui, ses cheveux se dressèrent sur son crâne, et une sueur froide perla ses tempes.
—Mille millions de démons! murmura-t-il intérieurement, vais-je donc me laisser égorger ainsi? Vive Dieu! Je veux savoir à quoi m'en tenir, quoi qu'il arrive.
Au même instant, comme poussé par un ressort, il se dressa sur ses pieds, un pistolet de chaque main.
Tout à coup une ombre se détacha d'un pilier, fit un bond de tigre, et le chasseur saisi à la gorge par une main inconnue roula sur le sol avant d'avoir pu jeter un cri; un pied s'appuya lourdement sur sa poitrine, et, comme à travers un nuage, il entrevit une face hideuse qui ricanait en le regardant. Bon-Affût était seul, abandonné, sans secours; c'en était fait de lui, rien ne pouvait le sauver; il poussa un soupir étouffé et ferma les yeux, résigné au sort qui l'attendait. Mais, au moment où il croyait recevoir le coup mortel, il sentit la main qui lui serrait la gorge se desserrer, et une voix railleuse lui dit:
—Relève-toi, puissant tlacateotzin; je voulais seulement te prouver que tu étais en ma puissance.
Le chasseur se releva tout contusionné et tout troublé encore de cette brusque attaque. L'autre continua:
—Que donnerais-tu pour échapper au péril qui te menace et pour être libre de regagner paisiblement le calli de ton hôte Atoyac?
Mais Bon-Affût avait eu le temps de se remettre de cette chaude alerte; il avait ressaisi ses pistolets, toute crainte avait fui de son cœur, il n'avait à se défendre que contre un ennemi; cet ennemi après l'avoir un instant tenu abattu sous ses pieds, commettait la faute de lui rendre la liberté de ses mouvements: la position entre eux était subitement devenue égale.
—Je ne vous donnerai rien, Loup-Rouge, répondit-il résolument; pourquoi ne m'avez-vous pas tué lorsque j'étais là, étendu à terre, sans défense?
Le chef indien, car c'était lui, recula avec étonnement en se voyant si facilement reconnu.
—Pourquoi je ne t'ai pas tué, chien? répondit-il, parce que j'ai eu pitié de toi.
—Parce que tu as eu peur, sachem! reprit fermement le chasseur; autre chose est tuer un ennemi dans un combat qu'assassiner un adepte de la grande médecine dans le temple du Wacondah, lorsqu'il est protégé par sa main toute puissante! Tu as eu peur, te dis-je.
Le chasseur avait deviné juste: c'était précisément cette crainte superstitieuse qui avait subitement arrêté le bras du chef, déjà levé pour frapper.
—Je ne discuterai pas avec toi, reprit-il; mais apprends-moi comment tu as aussi vite deviné mon nom, car je ne te connais pas.
—Mais je te connais, moi; le Wacondah m'avait annoncé ta présence; je t'attendais: si je n'ai pas prévenu ton attaque, c'est que je voulais savoir si tu pousserais l'impiété jusqu'à souiller le sanctuaire révéré du temple.
L'Indien ricana.
—Tu vas trop loin, sorcier, dit-il avec ironie; sans un mouvement de faiblesse que je me reproche, tu serais mort!
—Peut-être! Que me veux-tu?
—Ne le sais-tu pas toi, pour qui, dis-tu, rien n'est caché?
—Je sais quelle raison t'amène, tu chercherais vainement à me la dissimuler; si je t'adresse cette question, c'est que je veux savoir si tu oses mentir.
Le Loup-Rouge réfléchit un instant, puis il reprit d'un accent résolu:
—Écoute, sorcier, dit-il: ou tu es un fourbe, et je le crois, ou tu es réellement ce que tu prétends être, c'est-à-dire un grand médecin, aimé du Wacondah et inspiré par lui; dans l'un ou l'autre cas, je veux éclaircir mes doutes. Malheur à toi si tu cherches à me tromper, je te tuerai comme un chien, et de ta peau maudite, découpée en lanières sur ton corps palpitant, je ferai des harnais pour mon cheval; si, au contraire, tu dis vrai, tu n'auras pas d'ami plus dévoué que moi ni de serviteur plus sûr.
—Je méprise ta haine et je ne veux pas de ton amitié, Loup-Rouge, répondit le chasseur d'un ton imposant; tes menaces impuissantes ne m'effraient pas; mais, pour bien te faire comprendre l'étendue de ma science, je consens à faire ce que tu me demandes et à te dire quelle raison t'a poussé à venir me trouver ici.
—Fais cela, sorcier, et, quoi qu'il arrive, le Loup-Rouge sera à toi.
Le chasseur sourit avec dédain et haussa les épaules.
—Est-il donc difficile de deviner ce que veut un homme de sang? Toi et Addick, ton digne complice, vous vous êtes ligués avec un misérable chien, rebut des faces pâles, pour enlever d'ici deux pauvres jeunes filles confiées à la loyauté de ton complice; aujourd'hui, tu voudrais tromper ceux avec lesquels tu t'es allié, conserver pour toi seul les prisonnières; dénoncé au grand sachem par Atoyac, à qui toutes tes menées sont connues et qui sait en sus que tu médites de t'emparer du pouvoir et de te faire nommer gouverneur et chef suprême de Quiepaa-Tani, tu t'es senti perdu; alors tu es venu vers moi, dans l'intention de me corrompre et d'obtenir qu'au moyen du pouvoir dont je dispose, je t'aide à t'emparer des captives que tu convoites, afin que tu puisses fuir avec elles avant que l'on ait eu le temps de prendre des mesures pour se saisir de toi. Est-ce bien tout? Ai-je oublié quelque léger détail? Ou bien ai-je en effet deviné ta pensée tout entière? Réponds, chef, donne-moi un démenti si tu l'oses!
Le sachem avait écouté la longue tirade du chasseur avec un trouble croissant; les changements successifs de sa physionomie, tandis qu'il écoutait le sorcier, auraient été une étude curieuse pour celui qui aurait pu les observer; lorsqu'enfin Bon-Affût eut terminé, le Loup-Rouge baissa la tête avec confusion, et d'une voix presque indistincte, il balbutia:
—Mon père est réellement un tlacateotzin, le Wacondah l'inspire, sa science est immense! Quel est l'homme qui oserait prétendre lui cacher quelque chose? Son œil, plus perçant que celui de l'aigle, sonde les cœurs.
—Maintenant, tu as ma réponse, Loup-Rouge, reprit le chasseur; retire-toi en paix et ne trouble pas plus longtemps le recueillement dans lequel je suis plongé.
—Ainsi, demanda en hésitant le chef, mon père ne veut rien faire pour moi?
—Si, je fais beaucoup?
—Que fait donc mon père?
—Je te laisse te retirer en paix, lorsque d'un geste il me serait facile de te renverser mort à mes pieds.
L'Indien fit deux ou trois pas afin de se rapprocher du chasseur que de cette façon il toucha presque; celui-ci, dont l'oreille toujours au guet venait de percevoir un bruit de pas contenus et qui venaient de son côté, ne remarqua pas ce mouvement, car toute son attention était dirigée d'un autre côté.
Mais soudain ses sourcils, qui s'étaient froncés, se détendirent, et un sourire plissa ses lèvres: il avait découvert la cause de ce nouveau mystère.
—Eh bien, dit-il au chef, pourquoi le Loup-Rouge reste-t-il ici, lorsque je lui ai intimé l'ordre de se retirer?
—Parce que j'ai l'espoir de ramener mon père à avoir pour moi de meilleurs sentiments.
—Mes sentiments pour le chef sont ce qu'ils doivent être; je ne puis en changer.
—Si, mon père est bon, il viendra en aide au Loup-Rouge.
—Non, te dis-je.
—Mon père ne veut pas me servir?
—Je ne le veux pas.
—C'est le dernier mot de mon père?
—Mon dernier mot.
—Eh bien, meurs comme un chien que tu es! s'écria le peau-rouge avec rage en se précipitant, le couteau levé sur le chasseur.
Celui-ci, depuis quelques instants, suivait d'un œil attentif tous les mouvements du chef. Connaissant à fond le caractère fourbe et traître des Apaches, en voyant le Loup-Rouge prendre des manières félines et affecter un ton patelin, il prévoyait parfaitement ce que celui-ci méditait et quel était le dénoûment qu'il prétendait donner à cette scène; cependant, malgré cela, il ne fit pas un geste pour éviter le coup qui lui était destiné; il regarda son assassin bien en face, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute et le visage impassible.
Cependant le bras levé contre le chasseur ne se baissa pas; un homme sortit tout à coup de l'ombre qui le cachait, apparut derrière le Loup-Rouge, lui saisit vivement le bras, le lui tordit avec une force peu commune, l'obligea à lâcher le couteau, et disparut si prestement que le chef atterré n'eut même pas le temps de reconnaître s'il avait eu affaire à un homme ou à un esprit.
Le Loup-Rouge ne jeta pas un cri, ne chercha pas à se venger; mais ses traits se décomposèrent, ses yeux roulèrent égarés dans leurs orbites; un mouvement convulsif agita tout à coup son corps, et il tomba agenouillé sur le sol, en murmurant avec épouvante:
—Pardon! Pardon! Mon père!
Le chasseur recula d'un pas, comme pour éviter le contact immonde du misérable prosterné devant lui, et poussant le couteau du pied avec dégoût:
—Ramasse ton arme, assassin! lui dit-il d'un ton de mépris suprême.
Pour toute réponse, le chef lui montra son bras disloqué qui pendait inerte le long de son corps.
—C'est toi qui l'as voulu, reprit le chasseur; ne t'avais-je pas averti que la protection du Wacondah était sur moi? Va, retire-toi dans ton calli, garde le silence sur ce qui s'est passé ici; au coucher du soleil, trouves-toi dans ta pirogue sur le bord de la rivière, en aval du pont; j'irai t'y rejoindre, peut-être te guérirai-je si tu as suivi strictement l'ordre que je te donne; surtout n'oublie pas que tu dois être seul; va.
—J'obéirai à mon père; ma bouche ne proférera pas une parole sans son ordre. Mais comment pourrais-je sans son secours sortir d'ici? Les esprits qui veillent sur mon père me frapperont de mort dès que je ne serai plus en sa présence.
—C'est vrai. Tu as été assez puni; relève-toi et appuie-toi sur mon épaule; je t'aiderai à marcher jusqu'à l'entrée du temple.
Le Loup-Rouge se releva sans répliquer; son esprit rebelle était dompté désormais, la rude leçon qu'il avait reçue lui inspirait enfin pour le médecin une terreur superstitieuse que rien ne pouvait vaincre.
Le chasseur le conduisit doucement jusqu'à la porte du temple. Arrivé là, il examina minutieusement le bras du blessé, s'assura qu'il n'était pas brisé, et le congédia en lui disant d'un ton où la bonté se mêlait à la sévérité:
—Remercie le Wacondah qui a eu pitié de toi; dans quelques jours ta blessure sera guérie; mais que cette leçon te profite, misérable; ce soir, tu me reverras; va; maintenant mon secours ne t'est plus nécessaire, tu peux seul regagner ton calli.
—J'essaierai, répondit humblement le chef.
Sur un nouveau geste du chasseur, il se mit lentement en marche.
Bon-Affût le suivit quelque temps des yeux, puis il rentra dans le temple, dont il ferma cette fois soigneusement la porte derrière lui.
Au moment où le chasseur disparaissait dans le temple, le cri du hibou s'élevait dans l'air, annonçant que le soleil n'allait pas tarder à paraître.
XXXVII.
Complications.
Pendant qu'avaient lieu à Quiepaa-Tani les événements que nous avons rapportés, au camp des gambucinos il s'en passait d'autres que nous allons raconter.
Don Leo, après s'être séparé de Bon-Affût sur la lisière de la forêt, avait regagné tout pensif l'endroit où ses compagnons l'attendaient.
Il était évident que le hardi aventurier, mécontent intérieurement de la tournure qu'avaient prise les choses, méditait quelque projet désespéré pour se rapprocher des jeunes filles.
Il avait passé plusieurs heures étendu au sommet du monticule isolé qui dominait toute la campagne et dont nous avons parlé précédemment, et de là il avait étudié avec soin la position de la ville.
Il était évident que ce jeune homme, au caractère ardent, aux passions fougueuses, ne consentait qu'à contrecœur à jouer le second rôle dans une expédition dans laquelle jusque-là il avait constamment tenu le premier; sa fierté se révoltait d'être obligé de s'astreindre à obéir à un autre, bien que cet homme fût son ami dévoué et qu'il pût compter sur lui comme sur soi-même.
Il se reprochait de laisser ainsi Bon-Affût s'exposer seul à des dangers terribles, pour une cause qui était la sienne. Mais la véritable raison, celle qu'il n'osait pas s'avouer à lui-même, celle enfin qui lui aurait fait braver avec joie les plus grands périls et même la mort pour sauver les jeunes filles, celle enfin qui le poussait sourdement à se révolter contre la prudence de Bon-Affût et à prendre à tous risques sa place dans l'exécution du plan concerté entre eux, cette raison était qu'il aimait doña Laura de Real del Monte.
Il l'aimait de cet amour puissant et invincible que les natures d'élite sont seules capables d'éprouver, amour qui grandit avec les obstacles et qui, lorsqu'il a pris possession du cœur d'un homme comme don Leo, lui fait accomplir les actes les plus téméraires et les plus extraordinaires.
Cet amour était d'autant plus fortement enraciné dans le cœur du jeune homme qu'il en ignorait complètement l'existence et ne croyait agir que sous le coup de l'affection qu'il portait aux jeunes filles et de la pitié que lui inspirait leur situation malheureuse. Si, dans le principe, il en avait été ainsi, ce qui est vrai, puisqu'il ne connaissait pas doña Laura, la position avait complètement changé depuis.
Un jeune homme ne voyage pas impunément côte à côte avec une jeune fille pendant plus d'un mois, la voyant sans cesse, causant avec elle à chaque instant du jour, sans s'éprendre d'elle.
Il y a dans les jeunes filles un certain charme dont on ne cherche pas à se rendre compte, qui semble émaner de tout leur être, s'imprégner dans tout ce qui les entoure, qui séduit et subjugue malgré eux les hommes les plus forts.
Le frou-frou soyeux de leur robe, la désinvolture molle et aérienne de leur tournure, les parfums enivrants de leur ondoyante chevelure, la pure limpidité de leur regard rêveur qui se dirige vers le ciel et, se fixant partout sans rien voir, cherche à deviner ce qu'elles ignorent, tout enfin dans ces êtres incompréhensibles et voluptueusement naïfs, semble commander l'adoration et appeler l'amour.
Doña Laura possédait surtout ce magnétisme fascinateur du regard, cette candide douceur un peu enfantine du sourire qui annihilent la volonté.
Lorsque son grand œil bleu, voilé de long cils noirs, s'abaissait complaisamment sur le jeune homme et se fixait sur lui d'un air pensif, il se sentait tressaillir dans tout son être, il avait froid au cœur; et en proie intérieurement à une sensation d'une volupté immense et inconnue, il souhaitait de mourir ainsi aux pieds de celle qui pour lui n'était plus une créature terrestre, mais presque un ange.
Pendant le cours accidenté de sa vie, l'aventurier n'avait connu de la femme que ce que la civilisation atrophiée du Mexique lui en avait laissé deviner, c'est-à-dire le côté hideux et repoussant. Le hasard, en le mettant tout à coup en contact avec une jeune fille pure et candide comme celle qu'il avait sauvée, avait apporté dans ses idées une révolution complète en lui faisant comprendre que jusqu'à ce jour la femme, telle que Dieu l'avait créée pour l'homme, lui était demeuré complètement inconnue.
Aussi, sans s'en apercevoir, tout naturellement, s'était-il laissé aller au charme qui agissait sur lui à son insu, et s'était-il mis à aimer doña Laura de toutes les forces agissantes de son âme, sans chercher à se rendre compte du nouveau sentiment qui s'était emparé de lui, heureux du présent, sans vouloir songer à l'avenir, qui n'existerait probablement jamais pour lui.
L'insouciance dans l'avenir est généralement le fond du caractère de tous les amoureux; ils ne voient et ne peuvent voir au delà du présent par lequel ils sentent, par lequel ils souffrent ou sont heureux, par lequel enfin ils vivent.
Peut-être don Leo, caché au fond des déserts avec la jeune fille qu'il avait si miraculeusement sauvée, avait-il pendant quelques jours caressé intérieurement l'espoir d'un bonheur éternel avec celle qu'il aimait, loin des villes et de leurs enivrements redoutables; mais cette pensée, s'il l'avait eue, s'était évanouie tout à coup, sans retour, à la rencontre fortuite de don Mariano: l'apparition du père de doña Laura devait anéantir pour toujours les projets formés par le jeune homme.
Le coup fut rude: cependant, grâce à sa volonté de fer, il le supporta bravement, croyant qu'il lui serait facile, dans le tourbillon de la vie accidentée à laquelle il était condamné, d'oublier la jeune fille.
Malheureusement pour don Leo, il lui avait fallu subir la loi commune, c'est-à-dire que son amour s'était accru en raison inverse des obstacles invincibles qui soudain avaient surgi; ce fut justement lorsqu'il reconnut qu'elle ne pourrait jamais être à lui à cause des raisons de famille et de fortune qui élevaient entre eux une barrière infranchissable, qu'il comprit qu'il lui était impossible de vivre sans elle.
Alors, sans chercher plus longtemps à guérir la plaie incurable qu'il avait au cœur, il se laissa au contraire complètement aller à cet amour qui était sa vie, et ne rêva plus qu'une chose, mourir en sauvant celle qu'il aimait, afin d'attirer sur ses lèvres à sa dernière heure une parole de reconnaissance, et peut-être de lui laisser un doux et triste souvenir au fond de l'âme.
On comprend que, dans de telles dispositions, don Leo voulait absolument, quoi qu'il pût arriver, délivrer lui-même la jeune fille; aussi, depuis l'instant où il s'était séparé de son ami, rêvait-il au moyen de s'introduire dans la ville et de la voir.
Ce fut dans ces dispositions qu'il rejoignit le camp.
Don Mariano était triste; Balle-Franche lui-même semblait de mauvaise humeur; enfin tout conspirait à le plonger de plus en plus dans son humeur noire.
Plusieurs heures s'écoulèrent sans que les aventuriers échangeassent une parole entre eux.
Vers deux heures de l'après-dînée, au moment de la plus forte chaleur, les sentinelles signalèrent l'approche d'une troupe de cavaliers.
Chacun courut aux armes.
Bientôt on reconnut que les nouveaux arrivés étaient Ruperto et sa cuadrilla que les domestiques de don Mariano avaient ralliés et ramenés avec eux.
Juanito avait voulu, suivant les instructions qu'il avait reçues de Bon-Affût, obliger Ruperto à se renfermer avec ses cavaliers dans la caverne de la rivière; mais le chasseur n'avait voulu rien entendre, disant que ses compagnons se trouvaient engagés plus avant que jamais blancs ne s'étaient hasardés sur le territoire sacré des peaux-rouges, qu'ils risquaient à chaque instant d'être accablés par le nombre, massacrés ou faits prisonniers; que dans une position aussi critique, il ne les abandonnerait pas sans chercher à leur venir en aide; et, malgré toutes les observations du criado, le digne chasseur, qui était doué d'une assez forte dose d'entêtement, avait poussé en avant, jusqu'à ce qu'enfin il eût rejoint le campement de ses compagnons.
Deux ou trois fois pendant son voyage il avait eu maille à partir avec les Indiens; mais ces légères escarmouches, loin de modérer son ardeur, n'avaient eu d'autre résultat que celui de l'exciter à presser sa marche, car maintenant que l'éveil était donné aux peaux-rouges, qu'ils savaient que des détachements de visages pâles erraient aux environs de leurs campements, selon toutes probabilités ils ne manqueraient pas de se réunir en grand nombre, afin de frapper un grand coup et de se débarrasser de tous leurs audacieux ennemis à la fois.
Les aventuriers accueillirent leurs compagnons avec joie: Ruperto principalement fut fort bien reçu par don Leo, qui était heureux de ce renfort d'hommes déterminés qui lui arrivaient au moment où il y songeait le moins.
L'apathie qui s'était emparée des gambucinos fit place à la plus vive activité; lorsque les divers soins dont les nouveaux venus avaient à s'occuper furent accomplis, les groupes se formèrent, et les conversations commencèrent avec cette vivacité et cette loquacité particulières aux races méridionales.
Ruperto se félicita plus que jamais d'avoir eu l'heureuse pensée de pousser en avant, lorsqu'il apprit que non seulement il y avait des campements de peaux-rouges aux environs, mais que, à peu de distance dans le voisinage, se trouvait une des cinq villes sacrées des Indiens.
—¡Canarios! dit-il, nous ferons bien de veiller sur nous, si nous ne voulons pas avant peu perdre nos chevelures; ces démons incarnés ne nous laisseront pas longtemps fouler en paix leur territoire.
—Oui, répondit nonchalamment don Leo, je crois que nous aurons raison de pas nous laisser surprendre.
—Hum! observa Balle-Franche, ce serait une surprise désagréable que celle qui amènerait une nuée de peaux-rouges sur notre dos; on ne se figure pas comme ces diables se battent bien lorsqu'ils sont en nombre. Je me rappelle qu'en 1836, à l'époque où j'étais...
—Et celui qui est le plus aventuré de nous est Bon-Affût, dit don Leo en coupant net la parole à Balle-Franche qui demeura la bouche béante. Je me reproche de l'avoir ainsi laissé partir seul.
—Il n'était pas seul, répondit le Canadien; vous savez bien, don Miguel, que l'Aigle-Volant et sa cihualt, ainsi qu'ils nomment les femmes, l'accompagnaient.
Don Leo regarda le chasseur.
—Est-ce que vous vous fiez beaucoup aux peaux-rouges, vous, Balle-Franche? lui demanda-t-il.
—Hum! reprit celui-ci en se grattant le front, c'est selon, et, s'il me faut avouer la vérité, ma foi! Je vous dirai que je ne m'y fie pas du tout.
—Vous voyez bien qu'il était seul alors. Qui sait ce qui lui sera arrivé dans cette ville maudite, au milieu de ces démons acharnés? Je vous avoue que mon inquiétude est grande, et que j'ai horriblement peur d'une catastrophe.
—Son déguisement était cependant parfait.
—C'est possible; Bon-Affût connaît à fond les mœurs des Indiens, il parle leur langue comme sa langue maternelle; mais qu'importe cela, s'il a été livré par un traître?
—Hein? fit Balle-Franche, un traître! De qui parlez-vous donc ainsi?
—Eh! De l'Aigle-Volant! ¡Caramba! Ou de sa femme, puisque eux deux seuls le connaissent.
—Écoutez! Don Miguel, répondit sérieusement Balle-Franche, permettez-moi de vous dire carrément ma façon de penser: vous avez tort de parler ainsi que vous le faites en ce moment.
—Moi! s'écria brusquement le jeune homme. Eh! Pourquoi donc, s'il vous plaît?
—Parce que vous ne connaissez que très peu, et seulement sous de bons rapports, les gens que vous voulez flétrir d'une épithète déshonorante. Moi, je connais l'Aigle-Volant depuis longues années; il était tout enfant lorsque je le vis pour la première fois; je l'ai toujours trouvé d'une franchise et d'une loyauté à toute épreuve. Tout le temps qu'il a demeuré dans notre compagnie, il nous a rendu des services ou du moins a cherché à nous en rendre, et enfin, pour trancher la question, nous tous en général, et vous surtout en particulier, nous lui avons de grandes obligations. Ce serait plus que de l'ingratitude de l'oublier.
Le digne chasseur avait prononcé cette apologie de son ami avec une ardeur et un ton ferme qui imposèrent à don Leo.
—Pardonnez-moi, mon vieil ami, lui dit-il d'une voix conciliante; j'ai eu tort, je le reconnais; mais, entourés d'ennemis comme nous le sommes, menacés à chaque instant d'être victimes d'un traître. L'exemple de Domingo est là pour corroborer mes paroles, j'ai pu me laisser entraîner à supposer...
—Toute supposition attaquant l'honneur de l'Aigle-Volant, interrompit vivement Balle-Franche, est nécessairement fausse. Qui sait si, en ce moment même où nous discutons sa loyauté, il ne risque pas sa vie pour notre service?
Ces paroles produisirent une certaine sensation sur ses auditeurs: il y eut un instant de silence que le Canadien rompit presque aussitôt en reprenant la parole:
—Mais je ne vous en veux pas, dit-il; vous êtes jeune, et, par cela même, souvent votre langue va plus vite que votre pensée; mais, je vous en prie, faites-y attention, cela pourrait, une fois ou l'autre, avoir pour vous de graves conséquences. Mais assez là-dessus. Je me souviens, à ce propos, d'une aventure assez singulière qui m'arriva en 1851. C'était à l'époque où je venais de...
—Maintenant en y réfléchissant plus sérieusement, interrompit don Leo, je vous donne pleine satisfaction; j'avais réellement tort.
—Je suis heureux que vous le reconnaissiez si loyalement.
—Ainsi n'en parlons plus, voulez-vous?
—Je ne demande pas mieux; pour en revenir à notre première conversation, je vous avoue que, moi aussi, je suis inquiet de Bon-Affût.
—Là! Vous le voyez bien.
—Oui, mais pour d'autres raisons que celles que vous avanciez.
—Dites-moi ces raisons.
—Oh! Mon Dieu! Elles sont toutes simples: Bon-Affût est un digne et brave chasseur, passé maître en fait de fourberies indiennes; mais il n'a personne pour lui donner la réplique; en cas de danger l'Aigle-Volant lui serait d'un mince secours; s'il était découvert, le brave chef ne pourrait que se faire tuer auprès de lui, et il n'y manquerait pas, j'en suis convaincu.
—Et moi aussi; mais à quoi cela les avancerait-il? Comment, après cette catastrophe, parviendrions-nous à sauver les jeunes filles?
Balle-Franche hocha la tête.
—Oui, dit-il, voilà où est la difficulté; c'est justement là le nœud de l'affaire. Malheureusement, il est bien difficile de remédier à cette éventualité, qui, je l'espère, ne se présentera pas.
—Il faut le croire; mais, si cela arrivait, que ferions-nous?
—Ce que nous ferions?
—Oui!
—Hum! Vous m'adressez-là don Miguel, une question à laquelle il ne m'est guère facile de répondre.
—Enfin, supposez que cela soit; il faudrait cependant trouver un moyen de sortir de la fausse position dans laquelle nous nous trouverions.
—Cela est certain, il le faudrait indubitablement.
—Alors?
—Alors, ma foi! Je ne sais pas ce que je ferais. Voilà, je ne suis pas un homme qui prévoit d'aussi loin; lorsqu'un malheur arrive, il est temps d'y remédier, sans se briser la tête à y songer ainsi à l'avance. Tout ce que je puis vous dire, caballero, c'est que, pour le moment, au lieu de demeurer ici, planté bêtement comme un flamant à qui on a coupé une aile, je donnerais beaucoup pour me trouver dans cette ville maudite, à proximité de veiller sur mon vieux compagnon.
—Dites-vous vrai? Seriez-vous réellement homme à tenter une telle entreprise? s'écria don Leo avec joie.
Le chasseur le regarda avec surprise.
—En doutez-vous? lui dit-il. Quand donc m'avez-vous vu me vanter de choses que je n'étais pas capable de faire?
—Ne vous fâchez pas, mon vieil ami, reprit vivement don Leo; vos paroles me font un si grand plaisir que, dans le premier moment, je n'osais pas y croire.
—Il faut toujours ajouter foi à mes paroles, jeune homme, répondit sentencieusement le chasseur.
—Ne craignez rien, dit en riant don Leo, à l'avenir, je ne les révoquerai jamais en doute.
—A la bonne heure!
—Écoutez! Si vous le voulez, nous tenterons l'affaire à nous deux.
—Pour entrer dans la ville?
—Oui!
—Pardieu! C'est une idée, cela! s'écria Balle-Franche ravi.
—N'est-ce pas?
—Oui; mais comment nous introduirons-nous dans la ville?
—Laissez-moi faire je m'en charge.
—Bon! Alors je ne m'en occupe plus; seulement, il y a autre chose.
—Quoi donc?
—Nous ne sommes guère présentables ainsi, fit le chasseur en montrant en riant leurs costumes réciproques; moi, à la rigueur, en me peignant un peu la figure et les mains, je pourrai passer; mais vous c'est impossible!
—C'est vrai. Eh bien, laissez-moi faire; je vais me confectionner un costume indien auquel vous n'aurez rien à reprocher. Vous, pendant ce temps-là, déguisez-vous comme vous l'entendrez.
—Ce sera bientôt fait.
—Et moi aussi.
Les deux hommes se levèrent tout joyeux, mais probablement pour des causes différentes. Balle-Franche était heureux d'aller au secours de son ami, tandis que don Leo ne songeait qu'a doña Laura qu'il espérait revoir.
Au moment où ils se levaient, don Mariano les arrêta.
—Est-ce sérieusement que vous parlez ainsi, caballeros, leur demanda-t-il.
—Certes, répondirent-ils, on ne peut plus sérieusement.
—Alors, c'est fort bien; je vais avec vous.
—Hein! s'écria don Leo en reculant avec stupéfaction; êtes-vous fou, don Mariano? Vous qui ne connaissez pas les Indiens, qui ne savez pas un mot de leur langue, vous risquer dans ce guêpier! C'est vouloir mourir!
—Non, répondit résolument le vieillard; je veux revoir mon enfant!
Don Leo n'eut pas le courage de combattre une résolution si nettement formulée, il baissa la tête sans répondre. Balle-Franche, lui, ne prit pas l'affaire à ce point de vue: parfaitement de sang-froid et par conséquent voyant loin et juste, il comprit les conséquences désastreuses qu'aurait pour eux la présence de don Mariano.
—Pardon, lui dit-il, mais, avec votre permission, caballero, il me semble que vous n'avez pas bien réfléchi à la résolution que vous prenez en ce moment.
—Caballero, un père ne réfléchit pas quand il s'agit de revoir son enfant qu'il croyait morte et qu'il n'espérait plus serrer dans ses bras.
—C'est juste; seulement je vous ferai observer que ce que vous voulez faire, loin de vous aider à revoir votre fille, pourra au contraire vous l'enlever à jamais!
—Que voulez-vous dire?
—Une chose bien simple: nous allons, don Miguel et moi, nous mêler au milieu des Indiens que nous espérons à peine parvenir à tromper, nous qui les connaissons; si vous nous accompagnez, il arrivera inévitablement ceci: que du premier coup les peaux-rouges verront que vous êtes un blanc, et alors, vous comprenez, rien ne pourra vous sauver, ni nous non plus. Maintenant, si vous le voulez absolument, partez, je suis prêt à vous suivre; on ne meurt qu'une fois, autant aujourd'hui que demain.
Don Mariano poussa un soupir.
—J'étais fou, murmura-t-il, je ne savais ce que je disais: pardonnez-moi; j'ai tant de hâte de revoir mon enfant!
—Ayez foi en nous, pauvre père, répondit noblement don Leo; par ce que nous avons fait déjà, jugez de ce que nous pouvons faire encore; nous allons tenter l'impossible pour vous rendre celle qui vous est si chère.
Don Mariano, succombant à l'émotion qui l'accablait, n'eut pas la force de répondre; les yeux pleins de larmes, il serra la main du jeune homme et se laissa tomber sur le sol.
Les deux aventuriers se préparèrent alors à la hardie expédition qu'ils méditaient et se mirent en devoir de se déguiser.
Grâce à leurs connaissances des coutumes indiennes, ils parvinrent à se composer des costumes en harmonie avec le rôle qu'ils voulaient jouer et à se donner assez bien l'apparence indienne.
Lorsque ces divers préparatifs furent terminés, don Leo confia à Ruperto le commandement de la cuadrilla, lui recommanda la plus grande vigilance, afin de ne pas se laisser surprendre, lui fit part du signal convenu avec Bon-Affût, et après avoir une dernière fois serré la main de don Mariano, toujours plongé dans la plus profonde douleur, les deux téméraires aventuriers prirent congé de leurs compagnons, jetèrent sur leur épaule leur rifle, dont ils n'avaient pas voulu se séparer, et se mirent en marche dans la direction de Quiepaa-Tani, accompagnés de quelques gambucinos qui voulaient les escorter jusqu'à la lisière de la forêt, et de Ruperto, qui n'était pas fâché de se rendre compte de la situation de la ville, afin de savoir comment il pourrait placer ses hommes de façon à accourir au premier signal qu'il entendrait.
XXXVIII.
Une reconnaissance de nuit.
Le soleil se couchait au moment où les gambucinos atteignaient la lisière de la forêt et la limite du couvert.
Devant eux, à environ une lieue et demie, s'élevait la ville au milieu de l'océan de verdure de la plaine qui l'enveloppait et lui formait une ceinture d'herbes et de fleurs.
La nuit tombait rapidement, les ténèbres s'épaississaient de minute en minute, confondant en une masse sombre tous les accidents du paysage; l'heure était enfin des plus propices pour tenter le hardi coup de main auquel ils étaient résolus.
Ils firent un dernier adieu à leurs compagnons, et s'enfoncèrent résolument dans les hautes herbes au milieu desquelles ils ne tardèrent pas à disparaître.
Heureusement pour les aventuriers, auxquels il aurait été impossible de se diriger au milieu des ténèbres, les pas des piétons et ceux des cavaliers qui se rendaient incessamment à la ville, ou de ceux qui en sortaient, avaient tracé à la longue de larges sentiers qui tous aboutissaient directement à une des portes.
Les deux hommes marchèrent assez longtemps silencieux à côté l'un de l'autre.
Chacun d'eux réfléchissait profondément à l'issue probable de cette tentative désespérée.
Dans le premier moment d'enthousiasme, ils n'avaient que légèrement songé aux difficultés sans nombre qu'ils devaient rencontrer sur leur route et aux obstacles qui, à chaque pas, surgiraient sans doute devant eux.
Ils n'avaient vu que le but à atteindre.
Mais maintenant qu'ils étaient de sang-froid, bien des choses auxquelles ils n'avaient pas pris garde ou auxquelles ils n'avaient pas voulu s'arrêter se présentaient à leur pensée, et, ainsi que cela arrive souvent, leur faisaient voir leur expédition sous un aspect tout différent.
Maintenant, le but leur paraissait presque impossible à atteindre, au lieu que les dangers et les obstacles grossissaient pour ainsi dire à vue d'œil.
Malheureusement, ces judicieuses réflexions arrivaient trop tard; il n'était plus temps de reculer, il fallait marcher en avant quand même.
Du reste, tout était calme et tranquille; il n'y avait pas un soupir de la brise dans l'air, pas un bruit dans la prairie, et au fur et à mesure que les étoiles apparaissaient au ciel, une lueur pâle et tremblotante venait légèrement modifier les ténèbres et les rendre moins intenses.
Maintenant ils commençaient à y voir assez pour se diriger sans hésitation et reconnaître les environs à une certaine distance.
Balle-Franche ne s'arrangeait que médiocrement du silence opiniâtre de son compagnon; le digne chasseur aimait assez à parler, surtout dans des circonstances semblables à celles dans lesquelles il se trouvait en ce moment; aussi résolut-il de faire causer son compagnon, d'abord afin d'entendre la voix humaine, raison que ne comprendront probablement pas les gens dont la vie, heureusement pour eux, s'est passée sédentaire et exempte de ces grands orages du cœur qui donnent cependant tant de charme à l'existence; la seconde raison du chasseur était non moins péremptoire que la première: maintenant qu'il était embarqué dans cette entreprise désespérée, il n'était pas fâché de demander certains renseignements à don Leo, afin de savoir comment celui-ci prétendait agir et quel plan de conduite il comptait adopter.
Aussi, près de la ville, dans une campagne entièrement découverte, il n'y avait pour les aventuriers que très peu de risque de rencontrer des Indiens; les seuls qu'ils étaient exposés à voir étaient des batteurs d'estrade chargés d'aller à la découverte, au cas peu probable où les Indiens, contrairement à leurs usages habituels de ne pas faire un mouvement quelconque pendant la nuit, eussent jugé nécessaire d'envoyer quelques hommes pour surveiller les alentours.
Les deux hommes pouvaient donc, pour ainsi dire sans danger, à moins d'un hasard extraordinaire, causer entre eux en ayant, bien entendu, le soin de ne parler qu'à voix basse et de tenir constamment les yeux et les oreilles en vedette pour signaler le danger aussitôt qu'il se manifesterait.
Balle-Franche après avoir toussé légèrement afin d'attirer l'attention de son compagnon, lui dit tout à coup en jetant autour de lui un regard de mauvaise humeur:
—Eh! Eh! Le ciel s'éclaircit énormément depuis quelques minutes, la nuit est moins profonde; pourvu que la lune ne se lève pas avant que nous soyons arrivés où nous voulons aller.
—Nous avons encore plus de deux heures devant nous avant que la lune ne se lève, répondit don Leo, c'est plus qu'il ne nous en faut.
—Vous croyez que deux heures nous suffiront?
—J'en suis sûr.
—Allons, tant mieux, car je n'aime que médiocrement les marches de nuit.
—Ce n'est guère la coutume d'en faire.
—En effet, depuis quarante ans que je parcours le désert dans tous les sens, c'est ce soir la seconde fois qu'il m'arrive de faire une expédition de nuit.
—Bah!
—Mon Dieu! Oui; la première fois, le fait mérite d'être constaté.
—Comment cela? demanda don Leo d'un air distrait.
—C'est que les circonstances étaient à peu près les mêmes: il s'agissait aussi de sauver une jeune fille qui avait été enlevée par les Indiens. C'était en 1835; j'étais alors au service de la Société des Pelleteries. Les Indiens Pieds-Noirs, pour se venger d'un tour que leur avait joué un mauvais drôle d'engagé, n'avaient rien trouvé de mieux que d'enlever la fille du commandant du fort Mackenzie[1]; alors...
—Écoutez, dit don Leo en lui saisissant le bras, n'entendez-vous rien?
Le Canadien, si subitement interrompu dans sa narration qu'il croyait bien cette fois conduire jusqu'au bout, ne manifesta cependant aucune mauvaise humeur, tant il était habitué à de pareilles mésaventures; il s'arrêta, se coucha sur le sol, appuya l'oreille à terre et écouta pendant deux ou trois minutes avec l'attention la plus soutenue, puis il se releva en secouant dédaigneusement la tête.
—Ce sont des coyotes en chasse d'un daim, dit-il.
—Vous en êtes certain?
—Vous ne tarderez pas à les entendre donner de la voix.
Effectivement, à peine le chasseur finissait-il de parler que les aboiements répétés des coyotes se firent entendre à une légère distance.
—Vous voyez, dit simplement le Canadien.
—En effet, répondit don Leo.
Ils reprirent leur marche interrompue un instant.
—Ah çà, dit Balle-Franche, vous savez ce qui est convenu, don Miguel; je me fie entièrement à vous pour entrer dans la ville: je ne sais pas comment nous ferons, par exemple.
—Je ne le sais pas trop moi-même, répondit le jeune homme; j'ai passé aujourd'hui plusieurs heures à examiner attentivement les murailles, et j'ai cru reconnaître un endroit par lequel il nous sera, je le suppose, assez facile de passer.
—Hum! dit Balle-Franche, votre plan ne me semble pas très bon, compagnon; il aboutira probablement à des os cassés.
—C'est une chance à courir.
—Parfaitement; mais, sans vous offenser, j'aimerais mieux autre chose, si cela est possible.
—Cette perspective ne vous fait pas peur, cependant?
—Moi, pas le moins du monde. Il est évident que les Indiens ne peuvent pas me tuer; sans cela depuis que je cours le désert, il y a longtemps que ce serait fait.
Le jeune homme ne put s'empêcher de rire du sang-froid avec lequel son compagnon émettait cette singulière opinion.
—Eh bien, alors, lui dit-il, dans ces conditions-là pourquoi trouvez-vous à reprendre à mon plan?
—Parce qu'il est mauvais: si les Indiens ne peuvent pas me tuer, rien ne prouve qu'ils ne me blesseront pas. Croyez-moi, don Miguel, soyons prudents; si l'un de nous est mis de prime-abord hors de combat, que deviendra l'autre?
—C'est juste; mais avez-vous un autre plan à me proposer, vous?
—Je le crois.
—Eh bien, faites-le-moi connaître: s'il est bon, je l'adopterai; je n'y mets pas le moindre amour-propre.
—Bon; savez-vous nager.
—Pourquoi cette question?
—Répondez d'abord, vous le saurez ensuite.
—Je nage comme un esturgeon.
—Moi comme une loutre; nous sommes dans d'excellentes conditions. Maintenant faites bien attention à ce que je vais vous dire.
—Allez toujours.
—Vous voyez cette rivière, n'est-ce pas, un peu sur notre droite?
—Pardieu!
—Fort bien. Cette rivière traverse la ville qu'elle coupe en deux, n'est-ce pas?
—Oui.
—En supposant que les peaux-rouges aient connaissance de notre présence dans ces parages, de quel côté doivent-ils craindre une attaque?
—Du côté de la plaine évidemment; cela est logique.
—De mieux en mieux, de façon que les murailles sont garnies de sentinelles qui surveillent la plaine dans toutes les directions, au lieu que la rivière du côté de laquelle on ne soupçonne aucun danger est parfaitement solitaire.
—C'est vrai! s'écria don Leo en se frappant le front, je n'y avais pas songé.
—On ne pense pas à tout, observa philosophiquement Balle-Franche.
—Mon digne ami, que je vous remercie d'avoir eu cette bonne idée; maintenant nous sommes certains d'entrer dans la ville.
—Ne vendons pas la peau de l'ours avant de...; vous connaissez le proverbe. Malgré cela, rien ne nous empêche d'essayer.
Ils obliquèrent immédiatement à gauche pour se rapprocher de la rivière qu'ils atteignirent après un quart d'heure de marche. Le rivage était désert; la rivière, calme comme un miroir, semblait un large ruban d'argent.
—Maintenant, reprit Balle-Franche, ne nous pressons pas; bien que nous sachions nager, gardons cet expédient au cas où nous n'en aurions pas d'autres. Fouillez tous les buissons d'un côté pendant que je les explorerai de l'autre; je me trompe fort, ou nous finirons par trouver une pirogue quelconque.
Les prévisions du chasseur ne l'avaient pas trompé; après quelques minutes de recherches, ils trouvèrent en effet une pirogue cachée sous un amas de feuilles, au milieu d'un épais buisson de lentisques et de floripondios; les pagaies étaient cachées à quelques pas plus loin.
Nous avons déjà dit au lecteur quel est le mode de construction adopté par les Indiens pour ces embarcations, qui entre autres avantages ont celui d'être extrêmement légères. Balle-Franche prit les pagaies; don Leo chargea la pirogue sur son dos, et en quelques minutes elle fut à flot.
—Maintenant embarquez-vous, dit Balle-Franche.
—Un instant, observa don Leo, garnissons les pagaies pour éviter le bruit.
Balle-Franche haussa les épaules.
—Ne soyons pas trop fins, dit-il, cela nous nuirait. S'il y a des Indiens près d'ici, ils verront la pirogue; si en même temps ils n'entendent pas le bruit des pagaies, ils soupçonneront un piège et voudront s'assurer de la vérité. Non, non, laissez-moi faire; couchez-vous au fond de la pirogue; elle est petite, heureusement pour nous; les peaux-rouges ne supposeront jamais qu'une si chétive embarcation, montée par un homme seul, ait la prétention de les surprendre; car ce qui fait, relativement, la sécurité de notre expédition, ne l'oubliez pas, c'est sa témérité et sa folie même: il faut être des visages pâles pour avoir des idées aussi biscornues. Je me rappelle qu'en l'année 1835, dont je vous parlais tout à l'heure...
—Partons, partons, interrompit don Leo en sautant dans la pirogue, au fond de laquelle il s'installa, d'après la recommandation de son compagnon.
Celui-ci le suivit en hochant la tête et prit les pagaies, dont il ne se servit cependant qu'avec une nonchalance affectée qui ne communiquait à l'embarcation qu'un mouvement lent et mesuré.
—Voyez-vous, continua le chasseur, de la façon dont nous marchons, s'il y a aux aguets quelques-uns de ces diables rouges, ils me prendront évidemment pour un de leurs compatriotes attardé à la pêche et qui regagne son calli.
Cependant peu à peu et d'une manière imperceptible le chasseur augmenta la marche de la pirogue, si bien qu'au bout d'une demi-heure elle avait atteint une certaine rapidité relative, qui n'était pas pourtant assez grande pour inspirer des soupçons. Ils voguèrent ainsi sans encombre pendant plus d'une heure et finirent par entrer dans la ville. Mais, s'ils avaient cru opérer leur débarquement sans être aperçus, ils s'étaient trompés: aux environs du pont, endroit où un grand nombre de pirogues tirées à terre montrait que c'était là que s'arrêtaient les Indiens, Balle-Franche aperçut une sentinelle indienne qui, appuyée sur sa longue lance, le suivait du regard. Le Canadien explora rapidement les environs et s'assura que la sentinelle était seule.
—Bon! murmura-t-il à part lui, s'il n'y a que toi, ce ne sera pas long.
Alors il rendit compte à don Leo de ce qui se passait; celui-ci lui répondit quelques mots.
—C'est vrai, dit le chasseur en se redressant, il n'y a que ce moyen.
Et il dirigea la pirogue directement sur la sentinelle. Dès que le Canadien fut à portée de voix:
—Ooah! lui dit l'Indien, mon frère rentre bien tard à Quiepaa-Tani; tout le monde dort à cette heure.
—C'est vrai, répondit Balle-Franche dans la langue dont s'était servi la sentinelle; mais j'apporte de bien beau poisson.
—Eh! fit curieusement le guerrier, puis-je le voir?
—Non seulement mon frère peut le voir, répondit gracieusement le Canadien, mais j'encore je l'autorise à choisir celui qui lui plaira.
—Och! Mon frère a la main ouverte, le Wacondah ne la lui laissera jamais vide; j'accepte l'offre de mon frère.
—Hum! murmura Balle-Franche: pauvre diable, c'est étonnant comme il mord à l'hameçon: il ne se doute guère que c'est lui qui est le poisson en ce moment; et, après cette réflexion philosophique faite in petto, il continua à avancer.
Bientôt l'avant de la pirogue grinça sur le sable du rivage. L'Indien, alléché par l'offre fallacieuse du Canadien, ne voulut pas demeurer en reste de gracieuseté avec lui, il saisit le bord de l'embarcation et commença à la tirer au plein.
—Ooah! fit-il, effectivement, ainsi que l'a dit mon frère, il a fait une bonne pêche car la pirogue est lourde.
En disant cela, il se baissa afin de se donner plus de force et se mit en devoir de la tirer de nouveau à lui. Mais il n'en eut pas le temps, don Leo bondit hors de la pirogue, et, levant son rifle par le canon, il asséna un coup de crosse terrible sur le crâne du malheureux Indien. La pauvre sentinelle fut tuée roide et roula sur le sable sans pousser un cri.
—Là! fit Balle-Franche en descendant à son tour, au moins ce n'est pas celui-là qui nous dénoncera.
—Maintenant il faut nous en débarrasser, répondit don Leo.
—Ce ne sera pas long.
L'implacable chasseur choisit alors une grosse pierre, la plaça dans la frazada du peau-rouge, fit un paquet du tout et le fit doucement couler dans l'eau. Aussitôt que cela fut fait, que toute trace du meurtre eut disparu, ils tirèrent la pirogue à terre auprès de celles qui s'y trouvaient déjà et se disposèrent à s'éloigner.
Mais alors commencèrent pour eux les véritables difficultés de l'entreprise: comment s'orienter dans cette ville inconnue, au milieu des ténèbres? Où et comment retrouver Bon-Affût. Ces deux questions semblaient aussi impossibles à résoudre l'une que l'autre.
—Bah! fit Balle-Franche, une piste ne doit pas être plus difficile à trouver dans une ville que dans le désert, essayons.
—Le principal est de nous éloigner le plus tôt possible d'ici.
—Oui, le lieu n'est pas sain pour nous; mais, j'y songe, tâchons d'atteindre la grand'place: c'est là, ordinairement, que l'on peut espérer obtenir des renseignements.
—A cette heure-ci, cela me semble assez difficile.
—Au contraire. Nous nous embusquerons en attendant le jour; le premier peau-rouge qui passera à notre portée, nous l'obligerons de nous donner des nouvelles de notre ami; un grand médecin comme lui doit être connu, que diable! ajouta-t-il en riant.
Gaieté que don Leo partagea de tout son cœur. C'était une chose étrange que l'insouciance et le laisser-aller de ces deux hommes qui, au milieu de cette ville où ils s'étaient introduits en tuant un de ses habitants, dans laquelle ils savaient ne rencontrer que des ennemis et où des dangers terribles étaient de toutes parts suspendus sur leurs têtes, se trouvaient cependant aussi à leur aise que s'ils eussent été au milieu de leurs amis, et riaient et plaisantaient entre eux comme si leur position eût été la plus agréable du monde.
—Eh! reprit Balle-Franche, nous sommes dans un assez joli labyrinthe; ne trouvez-vous pas comme moi que cela sent furieusement les os cassés ici?
—Qui sait! Peut-être nous en tirerons-nous mieux que nous ne le croyons.
—Ce qu'il y de certain, c'est que nous ne pouvons tarder à le savoir.
—Prenons cette rue qui s'ouvre là devant nous, elle est large et bien tracée; j'ai comme un pressentiment qui m'annonce qu'elle nous mettra dans la bonne voie.
—A la grâce de Dieu! Autant celle-là qu'une autre. Les chasseurs s'engagèrent donc dans la rue qui se trouvait devant eux et aboutissait au pont.
Le hasard les avait bien servis; après dix minutes de marche, ils se trouvèrent à l'entrée de la grand'place.
—Là, fit Balle-Franche d'un ton ravi; le bonheur est avec nous, nous ne pouvons nous plaindre; du reste, cela devait être ainsi; le hasard favorise toujours les fous, à ce titre nous avons droit à toute sa sympathie.
—Silence! dit vivement don Leo, voici quelqu'un.
—Où cela?
Le jeune homme étendit le bras dans la direction du temple du Soleil.
—Voyez, répondit-il.
—En effet, murmura Balle-Franche après un instant; mais il me semble que cet homme fait comme nous. Il a l'air d'être aux aguets. Quelle raison peut le faire veiller aussi tard?
Après s'être, en quelques mots, concertés entre eux, les deux aventuriers se séparèrent, et, de deux côtés différents, s'approchèrent à pas de loup du côté du nocturne promeneur, en se dissimulant le mieux qu'il leur était possible dans l'ombre, ce qui n'était pas une tâche facile. La lune était levée depuis quelque temps et répandait une lueur assez faible, il est vrai, mais cependant suffisante pour laisser, à une assez grande distance, distinguer les objets. L'homme vers lequel s'avançaient les aventuriers était toujours immobile à l'endroit où ils l'avaient aperçu; le corps penché en avant, l'oreille appuyée contre la porte du temple, il semblait écouter avec attention. Don Leo et Balle-Franche n'étaient plus qu'à cinq ou six pas, ils se préparaient à fondre sur lui, lorsque tout à coup il se redressa. Ils étouffèrent avec peine un cri de surprise.
—L'Aigle-Volant! murmurèrent-ils. Mais, si bas qu'ils eussent parlé, celui-ci les avait entendus; il avait immédiatement sondé les ténèbres d'un regard perçant.
—Ooah! fit-il en apercevant les deux hommes, et il s'avança résolument de leur côté.
Les aventuriers quittèrent l'ombre qui les protégeait et attendirent. Lorsque l'Aigle-Volant fut arrivé presque sur eux:
—C'est moi! lui dit don Leo.
—Et moi! ajouta Balle-Franche.
Le chef comanche recula avec un mouvement de stupéfaction impossible à rendre.
—La tête grise ici! s'écria-t-il.
[1] Voir Balle-Franche, un vol. in-12 chez Amyot, éditeur.
XXXIX.
La grande médecine.
Nous avons dit que Bon-Affût, après avoir accompagné le Loup-Rouge jusqu'à la porte du temple et l'avoir vu s'éloigner, était rentré dans le sanctuaire en fermant et barricadant la porte derrière lui.
Le chef comanche l'attendait l'épaule appuyée au mur, les bras croisés sur la poitrine.
—Je vous remercie de votre aide, chef, lui dit-il; sans vous, j'étais perdu.
—Depuis longtemps déjà, répondit l'Indien, l'Aigle-Volant assistait invisible à la conversation de son frère avec le Loup-Rouge.
—Enfin nous en voilà débarrassés pour longtemps, je l'espère; maintenant rien ne viendra entraver nos projets ni empêcher leur réussite.
Le guerrier secoua négativement la tête.
—Vous doutez encore, chef? demanda le chasseur.
—Je doute plus que jamais.
—Comment! Lorsque tout marche aussi bien que nous le pouvons désirer, lorsque tous les obstacles s'abaissent devant nous?
—Och! Les obstacles s'abaissent; mais d'autres plus grands, plus difficiles à vaincre, surgissent aussitôt.
—Je ne vous comprends pas, chef. Auriez-vous une mauvaise nouvelle à m'annoncer? Parlez vite alors, le temps est précieux pour nous.
—Mon frère jugera, répondit simplement le chef. Alors, se détournant à demi, il frappa dans ses mains à deux reprises. Comme si ce signal inoffensif eût eu la puissance d'évoquer des fantômes, deux hommes sortirent instantanément de l'ombre et apparurent aux regards étonnés du chasseur. Bon-Affût les examina un instant, puis il joignit les mains avec surprise en murmurant:
—Balle-Franche et don Miguel ici! Miséricorde! Qu'allons-nous devenir?
—Est-ce donc ainsi que vous nous recevez, mon ami? lui dit affectueusement don Leo.
—Mais, au nom du ciel! Que venez-vous faire ici? Quelle mauvaise inspiration vous a poussé à me rejoindre, lorsque tout marchait si bien, que le succès était pour ainsi dire assuré?
—Nous ne sommes pas venus pour contrecarrer vos projets; au contraire, inquiets de vous savoir seul au milieu de ces démons, nous avons voulu vous voir, afin de vous aider, si cela était possible.
—Je vous remercie de cette bonne intention. Malheureusement elle est plutôt nuisible qu'utile dans les circonstances présentes. Mais comment êtes-vous parvenus à vous introduire dans la ville?
—Oh! Bien facilement, allez, répondit Balle-Franche; et il raconta en peu de mots de quelle façon ils étaient arrivés jusqu'à lui.
Le chasseur secoua la tête.
—L'action est hardie, dit-il; je dois convenir qu'elle a été bien conduite. Mais à quoi cela vous avance-t-il d'avoir couru tous ces dangers? De plus grands vous attendent ici, sans profit et sans avantage pour nous.
—Peut-être! Quoi qu'il arrive, répondit fermement don Leo, vous comprenez bien que je ne me suis pas, de gaieté de cœur, exposé à tous ces dangers, sans une raison bien forte.
—Je le suppose; mais je cherche vainement quelle peut être cette raison.
—Ne la cherchez pas plus longtemps, je vais vous la dire.
—Parlez.
—Il faut, vous comprenez, n'est-ce pas, mon vieil ami? reprit-il en appuyant avec intention sur chaque syllabe, il faut que je voie doña Laura.
—Voir doña Laura, c'est impossible! s'écria Bon-Affût.
—Je ne sais pas si cela est impossible, mais je sais que je la verrai.
—Vous êtes fou, sur mon âme! Don Leo; c'est impossible, vous dis-je.
L'aventurier haussa les épaules avec dédain
—Je vous répète que je la verrai, dit-il avec résolution, quand même, pour arriver jusqu'à elle, je devrais marcher dans le sang jusqu'à la ceinture; je le veux, cela sera!
—Mais comment ferez-vous?
—Je l'ignore, cela m'importe peu. Si vous refusez de nous aider, eh bien! Balle-Franche et moi, nous trouverons un moyen, n'est-ce pas mon vieux camarade?
—Il est certain, don Miguel, répondit celui-ci du ton placide qui lui était habituel, que je ne vous abandonnerai pas. Pour trouver un moyen d'arriver jusqu'aux captives, nous le trouverons; seulement je ne réponds pas qu'il sera bon.
Il y eut un assez long silence. Bon-Affût était atterré de la résolution de don Leo, résolution qu'il savait devoir être immuable; il calculait dans son esprit les chances bonnes ou mauvaises qu'offrait pour la réussite de ses projets l'arrivée si malencontreuse du jeune homme. Enfin il reprit la parole.
—Je n'essaierai pas, dit-il à don Leo, de chercher plus longtemps à vous dissuader de tenter de voir les jeunes filles; je vous connais assez pour savoir que ce serait inutile et que mes raisonnements n'aboutiraient peut-être qu'à vous entraîner à faire quelque irrémédiable folie; je me charge, moi de vous introduire auprès de doña Laura.
—Vous me le promettez! s'écria vivement le jeune homme.
—Oui, mais à une condition.
—Parlez, quelle qu'elle soit je l'accepte.
—Bien; lorsque le moment sera venu, je vous la ferai connaître; seulement, croyez-moi, priez l'Aigle-Volant de compléter votre déguisement; de la façon dont vous et Balle-Franche êtes attifés en ce moment, vous ne feriez point un pas dans la ville sans être reconnus. Maintenant je vous quitte, voici le jour, je dois me rendre auprès du grand-prêtre; je vous laisse à la garde de l'Aigle-Volant; suivez bien ses instructions: il y va de la vie, non seulement pour vous, mais encore pour celles que vous voulez sauver.
Le jeune homme tressaillit douloureusement.
—Je vous obéirai, répondit-il; mais vous tiendrez votre promesse.
—Je la tiendrai aujourd'hui même.
Après avoir pendant quelques instants parlé à voix basse avec l'Aigle-Volant, Bon-Affût laissa les trois hommes dans le temple et sortit.
L'amantzin se préparait à se rendre au temple au moment où le chasseur entrait dans le palais, Atoyac, curieux comme un véritable Indien qu'il était, n'avait pas, depuis la veille, quitté le grand-prêtre, afin d'assister à la seconde visite du médecin, visite qui, d'après ce qu'il avait vu déjà à la première, devait, dans sa pensée, être fort intéressante. Le chasseur retourna, accompagné de l'amantzin qui ne le quittait pas plus que son ombre, auprès des jeunes filles. Il acquit alors la certitude que doña Laura pouvait sans inconvénient supporter la fatigue d'un transport hors du palais des vierges du Soleil. La jeune fille, avec l'espoir d'une prompte délivrance, avait repris des forces, le mal qui la minait sourdement avait disparu comme par enchantement. Quant à Luisa, plus défiante, lorsque le grand-prêtre se fut retiré, car le chasseur avait exigé de demeurer seul avec les malades, elle dit au Canadien:
—Nous serons prêtes, quant vous l'ordonnerez, à vous suivre, Bon-Affût, mais à une condition.
—Comment! A une condition? se récria le chasseur. Puis il ajouta mentalement: Qu'est-ce que cela signifie? Rencontrerai-je donc des obstacles de tous les côtés? Parlez, niña, reprit-il, je vous écoute.
—Pardonnez-moi ce que mes paroles auront de dur en apparence; nous ne doutons pas de votre loyauté, Dieu nous en garde! Cependant...
—Vous vous méfiez de moi, interrompit le chasseur d'une voix chagrine. Du reste, je devais m'y attendre, vous me connaissez trop peu l'une et l'autre pour avoir foi en moi.
—Hélas! dit doña Laura, tel est le malheur de notre position que, malgré nous, nous tremblons de rencontrer partout des traîtres.
—Ce misérable Addick, auquel don Miguel s'était fié, ajouta doña Luisa, comment en a-t-il agi avec nous?
—C'est vrai! Vous devez parler ainsi! Que puis-je faire pour vous prouver d'une façon péremptoire que vous pouvez avoir en moi pleine et entière confiance?
Les deux jeunes filles rougirent et se regardèrent en hésitant.
—Tenez, reprit le chasseur avec bonhomie, je vais lever tous vos doutes. Ce soir, je vous reverrai; un homme m'accompagnera; je crois qu'il pourra vous convaincre.
—De qui parlez-vous donc? demanda vivement doña Laura.
—De don Miguel.
—Il viendra? s'écrièrent ensemble les jeunes filles.
—Ce soir, je vous le promets.
Les deux enfants se jetèrent dans les bras l'une de l'autre pour cacher leur rougeur et leur confusion.
Le chasseur, après avoir un instant admiré ce groupe gracieux, sortit en disant d'une voix douce et sympathique:
—A ce soir.
Dans la première salle du palais, l'amantzin et Atoyac attendaient avec anxiété le résultat de la visite. Lorsque le chasseur fut au milieu d'eux et que le grand-prêtre l'eut interrogé sur la situation des malades, il parut se recueillir un instant, puis il répondit d'une voix grave:
—Mon père est un homme sage; rien n'égale sa science: que son cœur soit dans la joie, car bientôt ses captives seront délivrées du méchant esprit qui les obsède.
—Mon père dit-il vrai? demanda l'amantzin en cherchant à lire sur le visage du faux médecin le degré de confiance qu'il devait lui accorder.
Mais celui-ci était impénétrable.
—Écoutez, répondit-il, voici ce que cette nuit le grand esprit m'a révélé: En ce moment arrive dans la ville un tlacateotzin d'une tribu éloignée; je ne le connais pas, jamais jusqu'à ce jour je n'avais entendu parler de lui; c'est cet homme divin qui doit m'aider à sauver les malades. Lui seul sait quels remèdes doivent leur être administrés.
—Mais, fit le grand-prêtre avec un accent de soupçon mal dissimulé, mon père nous a donné des preuves de son immense savoir; pourquoi ne termine-t-il pas seul ce qu'il a si bien commencé?
—Je suis un homme simple dont la force réside dans la protection que le Wacondah m'accorde; il m'a révélé le moyen de rendre la santé à celles qui souffrent: je dois obéir.
Le grand-prêtre s'inclina avec soumission et invita le chasseur à lui confier ce qu'il comptait faire.
—Le tlacateotzin inconnu le dira à mon père lorsqu'il aura vu ses captives, répondit Bon-Affût; mais son attente ne sera pas longue, je sens l'approche de l'homme divin. Que mon père l'introduise sans retard.
Précisément en ce moment plusieurs coups furent frappés à la porte extérieure. Le grand-prêtre, dominé malgré lui par l'assurance du chasseur, se hâta d'aller ouvrir. Don Leo parut; grâce à l'Aigle-Volant, il était méconnaissable. Il est inutile de faire remarquer au lecteur que cette scène avait été préparée par le Canadien et le guerrier comanche, pendant le court a parte qu'ils avaient eu avant de se quitter dans le temple.
Don Leo jeta un regard interrogateur autour de lui.
—Où sont les malades que je dois délivrer du grand esprit, selon l'ordre du Wacondah? dit-il d'une voix sévère.
Le grand-prêtre et le chasseur échangèrent un regard d'intelligence. Les deux Indiens étaient confondus; l'arrivée de cet homme si clairement prédite par Bon-Affût leur paraissait tenir du prodige.
Nous ne rapporterons pas la conversation qui eut lieu entre don Leo et les jeunes filles lorsqu'ils se trouvèrent en présence; nous nous bornerons à dire que, après une visite d'une heure qui pour les jeune gens s'écoula avec la rapidité d'une minute, Bon-Affût parvint à grand-peine à les faire consentir à se séparer et revint avec l'aventurier auprès du grand-prêtre, dont il redoutait d'éveiller les soupçons.
—Courage! dit rapidement le chasseur pendant le trajet, tout va bien; maintenant laissez-moi faire.
—Eh bien? demanda le grand-prêtre dès qu'ils parurent.
Bon-Affût redressa majestueusement sa haute taille, et, prenant un accent imposant et sévère:
—Écoutez, fit-il, les paroles que le grand Wacondah souffle à ma poitrine et fait arriver à mes lèvres; voici ce que dit l'homme divin ici présent: Les deux soleils qui suivront celui-ci sont tertzauh—mauvais augure;—mais le soir du troisième, dis que mexteli—la lune—répandra sa lumière bienfaisante, mon fils le sachem Atoyac prendra la peau d'une vigogne que mon père le vénéré amantzin de Quiepaa-Tani tuera d'ici là et qu'il bénira au nom de Teolt[1]; il étendra cette peau sur le sommet d'un monticule qui doit se trouver à peu de distance hors de la ville, afin que le méchant esprit en sortant du corps des jeunes filles ne puisse s'emparer d'aucun des habitants de la cité, puis il conduira les captives à la place où cette peau sera étendue.
—Mais observa le grand-prêtre, l'une d'elles est incapable de remuer du hamac où repose son corps.
—La sagesse de mon fils réside dans chacune de ses paroles; mais qu'il se rassure, le Wacondah donnera à celles qu'il veut sauver la force nécessaire.
L'amantzin fut contraint de s'incliner devant cet argument sans réplique.
—Lorsque ce que j'ai expliqué à mon père sera fait, continua imperturbablement le Canadien, il choisira quatre des plus braves guerriers de la nation pour l'aider à garder les captives pendant la nuit, et alors, après que j'aurai fait boire au puissant amantzin, ainsi qu'aux hommes qui l'accompagneront, une liqueur qui les garantira de toutes les mauvaises influences, mon frère le divin tlacateotzin chassera le méchant esprit qui tourmente les femmes pâles.
Le grand-prêtre et le sachem écoutaient en silence, ils semblaient réfléchir: le Canadien s'en aperçut; il se hâta d'ajouter.
—Bien que le Wacondah nous assiste et nous donne le pouvoir nécessaire pour triompher, il faut que mon frère l'amantzin et les quatre guerriers d'élite qu'il choisira passent avec nous la nuit qui précédera la grande médecine dans le sanctuaire révéré. Atoyac remettra, pour être offertes au Wacondah, vingt cavales pleines au sage amantzin. Mon frère fera-t-il cela?
—Hum! fit l'Indien, peu flatté de la préférence; si je le fais, que m'en reviendra-t-il?
Bon-Affût le regarda fixement.
—L'accomplissement avant la fin de la seconde lune, répondit-il, du projet qu'Atoyac mûrit depuis si longtemps dans sa pensée.
Le chasseur avait parlé au hasard; cependant il paraît que le coup avait porté juste, car le sachem répondit d'un air troublé avec une certaine agitation:
—Je le ferai.
—Mon père est un homme sage, fit le grand-prêtre, dont le front s'était éclairci lorsque le chasseur avait parlé de l'offrande des vingt cavales; le Wacondah le protège.
—Mon fils est bon, se contenta de répondre le Canadien, et il prit congé des deux hommes.
Sur la place, l'Aigle-Volant et Balle-Franche attendaient la sortie des deux aventuriers.
Tout en se dirigeant vers le calli de leur hôte, Bon-Affût expliqua dans tous ses détails son plan à ses compagnons. Du reste, rien n'était plus simple que ce projet, qui consistait à enlever les jeunes filles dès qu'elles seraient placées sur le monticule. Cette chance de succès était la seule possible; car il ne fallait pas songer à employer la force pour les faire sortir du palais des vierges du Soleil.
Le délai de trois jours fixé par Bon-Affût avant de tenter la réussite de son plan était nécessaire pour expédier l'Aigle-Volant dans sa tribu, afin de chercher des renforts dont on aurait sans doute grand besoin pendant la poursuite qui suivrait sans doute l'enlèvement. Balle-Franche devait en même temps s'éloigner de la ville pour prévenir les gambucinos du jour choisi pour l'exécution du sauvetage, afin d'éviter tout malentendu et embusquer les chasseurs dans de bonnes positions.
Le soir même, l'Aigle-Volant, l'Églantine et Balle-Franche s'embarquèrent, ainsi que cela avait été convenu, dans la pirogue du Loup-Rouge, qui attendait près du pont, d'après l'ordre qu'il en avait reçu de Bon-Affût. L'Églantine devait rester au camp des gambucinos tandis que l'Aigle-Volant, monté sur l'excellent barbe dont il avait si fortuitement hérité de don Estevan, se rendrait en toute hâte à sa tribu.
Lorsque Bon-Affût et don Leo eurent vu leurs amis s'éloigner dans la pirogue, ils retournèrent au calli d'Atoyac. Le digne sachem, bien qu'il leur gardât une secrète rancune pour l'impôt de vingt cavales qu'ils avaient levé sur lui, les reçut cependant de son mieux, n'osant pas enfreindre envers des hommes aussi puissants que les deux médecins les lois sacrées de l'hospitalité. Tout en causant, il leur apprit qu'Addick et le Loup-Rouge avaient subitement disparu de la ville sans que personne sût ce qu'ils étaient devenus. Quand au Loup-Rouge, les chasseurs le savaient, et son départ ne les inquiéta nullement; mais il n'en fut pas de même d'Addick, qui était, disait leur hôte, sorti à la tête d'un fort détachement de guerre. Ils soupçonnèrent que le jeune chef avait été rejoindre don Estevan, ce qui les engagea à redoubler de prudence, s'attendant à quelque perfide machination de la part de ces deux hommes.
Les trois jours qui devaient s'écouler se passèrent en visites aux jeunes filles et en prières au temple du Soleil. Cependant le temps semblait bien long à don Leo et aux jeunes filles, qui tremblaient toujours qu'une circonstance fortuite vînt déranger le plan si bien conçu de leur délivrance. Le dernier jour, Bon-Affût et don Leo s'entretenaient comme ils en avaient pris l'habitude avec doña Laura et doña Luisa, en leur recommandant une obéissance passive à toutes leurs injonctions, lorsqu'ils crurent entendre un certain frôlement extérieur sur la porte de la pièce qui précédait celle où habitaient les captives. Bon-Affût, reprenant aussitôt son visage d'emprunt, alla ouvrir et se trouva face à face avec le grand-prêtre, qui se recula avec la précipitation embarrassée d'une personne surprise en flagrant délit de curiosité indiscrète. Avait-il entendu ce que les jeunes gens et le chasseur s'étaient dits en espagnol? Bon-Affût, après mûre réflexion, ne le pensa pas; cependant il jugea prudent de recommander à ses compagnons de se tenir sur leurs gardes.
Ce jour si long se termina enfin; le soleil se coucha et la nuit vint. Tout était prêt pour le départ. Les captives, placées chacune dans un hamac suspendu aux épaules de quatre vigoureux esclaves, furent transportées sur le sommet du monticule choisi pour l'opération, et déposées doucement sur la peau de vigogne que l'on y avait étendue. Le grand-prêtre, d'après l'ordre de Bon-Affût, plaça en sentinelle aux quatre points cardinaux les guerriers qu'il avait amenés. Alors Bon-Affût prononça quelques paroles mystérieuses auxquelles don Leo répondit à voix basse, brûla quelques pincées d'une herbe odoriférante et ordonna aux Indiens et au grand-prêtre de s'agenouiller pour implorer le dieu inconnu—Teolt.
Don Leo, pendant ce temps-là, plongeait son regard sur la ville, cherchant à distinguer s'il ne s'y passait rien d'extraordinaire. Tout était calme, le plus profond silence régnait dans la campagne. Les deux chasseurs qui s'étaient agenouillés, eux aussi, se relevèrent.
—Que mes frères redoublent de prières, dit don Leo d'une voix sombre, je vais contraindre le méchant esprit à se retirer du corps des captives.
Malgré elles, les jeunes filles firent un mouvement d'effroi à ces paroles. Don Leo ne parut pas le remarquer; il fit un signe à Bon-Affût.
—Que mes frères approchent, commanda celui-ci.
Les sentinelles s'avancèrent avec une hésitation qui menaçait de dégénérer en frayeur au moindre mouvement suspect des médecins.
Don Leo reprit alors la parole:
—Mon frère et moi, dit-il, nous allons nous remettre en prières; mais, pour empêcher le méchant esprit de s'emparer de vous en abandonnant les captives, mon frère Deux-Lapins vous versera à chacun une corne d'une eau de feu préparée et douée par le Wacondah de la vertu de sauver ceux qui en boivent de l'atteinte du méchant esprit.
Les sentinelles étaient Apaches; au mot d'eau de feu, leurs yeux brillèrent de convoitise. Bon-Affût leur versa alors environ une pleine calebasse d'eau-de-vie mélangée d'opium à forte dose qu'ils avalèrent d'un seul trait avec des marques non équivoques de plaisir. Le grand-prêtre seul parut hésiter un instant; puis il se décida, et vida résolument la coupe, au grand soulagement des chasseurs que son hésitation commençait à inquiéter.
—Maintenant, s'écria le Canadien d'une voix rude, à genoux tous!
Les Apaches obéirent. Don Leo les imita.
Seul Bon-Affût resta debout, pendant que don Leo, le bras étendu vers le nord, semblait commander au méchant esprit de se retirer; le Canadien se mit à tourner rapidement sur lui-même en murmurant des paroles incohérentes que l'aventurier répétait après lui. Puis don Leo se releva et fit une évocation.
Vingt minutes s'étaient écoulées. Pendant cet intervalle de temps, un Indien s'était laissé aller la face contre terre, comme s'il se prosternait par humilité. Bientôt un autre fit de même, puis un autre, puis un autre encore, et enfin le grand-prêtre tomba à son tour. Les cinq Indiens ne donnaient plus signe de vie.
Bon-Affût, par acquit de conscience, fit légèrement sentir la pointe de son poignard à celui qui était le plus rapproché de lui. Le pauvre diable ne bougea pas: l'opium avait produit sur lui et sur ses compagnons un tel effet qu'on aurait pu les déchiqueter sans qu'ils se réveillassent.
Don Leo se tourna alors vers les jeunes filles qui attendaient, avec une perplexité toujours croissante, le dénoûment de cette scène.
—Fuyons! dit-il, il y va de votre vie!
Il saisit alors doña Laura dans ses bras, l'enleva sur son épaule, prit un pistolet de la main gauche et descendit en courant le monticule! Bon-Affût, plus calme que le jeune homme, commença par imiter, à trois reprises différentes, le cri de l'épervier d'eau, signal convenu entre lui et ses compagnons.
Au bout d'une minute, qui lui sembla un siècle, le même cri lui répondit.
—Dieu soit loué! s'écria-t-il, nous sommes sauvés!
Il s'avança alors vers la jeune fille et voulut la prendre dans ses bras.
—Non, lui répondit-elle en souriant, je vous remercie; je suis forte, moi, je puis marcher.
—Venez donc alors, au nom du ciel!
La jeune fille se leva.
—Allez, dit-elle, je vous suis. Songez à votre salut, je saurai me défendre!
Et elle montra au chasseur les pistolets que celui-ci lui avait remis deux mois auparavant.
—Brave fille! s'écria le chasseur. C'est égal, ne me quittez pas!
Il l'obligea à descendre devant lui, et tous deux abandonnèrent enfin le monticule. Arrivés à peu près à moitié chemin de la forêt, les chasseurs furent contraints de s'arrêter, les jeunes filles, épuisées de fatigue et d'émotion, sentaient qu'elles ne pouvaient aller plus loin.
Soudain une nombreuse troupe de cavaliers, à la tête desquels se trouvaient don Mariano, Balle-Franche et Ruperto, déboucha au galop de la forêt et accourut vers eux.
—Ah! s'écria don Leo avec une joie délirante, je l'ai donc sauvée enfin!
Les jeunes filles montèrent sur des chevaux préparés à l'avance pour elles et furent placées au centre du détachement.
—Ma fille! Ma fille chérie! répétait don Mariano en la couvrant de baisers.
L'aventurier respecta quelques instants les doux épanchements de ce père et de cette fille qui depuis si longtemps étaient séparés et n'espéraient plus se revoir. Deux larmes brûlantes qu'il ne put retenir roulèrent sur ses joues brunies, et devant un bonheur si complet il oublia une minute que désormais une barrière infranchissable était élevée entre celle qu'il aimait et lui; mais bientôt, reprenant ses esprits et comprenant la nécessité de se hâter:
—En route! En route! commanda-t-il; ne nous laissons pas surprendre.
Soudain un éclair sinistre traversa l'horizon; un sifflement aigu se fit entendre, et une balle vint s'aplatir sur la tête d'un gambucino, à deux pas de don Leo. Puis un hurlement horrible, le cri de guerre des Apaches, éclata avec fureur.
—En retraite! En retraite! s'écria Bon-Affût, voilà les peaux-rouges!
Les gambucinos, enfonçant les éperons dans les flancs de leurs chevaux, partirent avec une rapidité vertigineuse.
[1] Le grand dieu inconnu.
XL.
Le dernier coup de boutoir.
Bon-Affût ne s'était pas trompé: c'étaient effectivement les peaux-rouges, guidés par Addick et don Estevan d'une part et par Atoyac de l'autre, qui poursuivaient les gambucinos.
Nous expliquerons en quelques mots au lecteur, cette apparente alliance entre Addick et Atoyac. Dans le précédent chapitre, nous avons dit que Bon-Affût avait surpris l'amantzin écoutant à la porte. Bien que le grand-prêtre ne comprit pas un mot d'espagnol et par conséquent ne pût rien entendre à la conversation, cependant il avait remarqué une certaine animation dans le discours qui lui avait paru suspecte; pourtant, n'osant pas s'opposer ouvertement à la cérémonie de la grande médecine qui devait avoir lieu dans la soirée même, il fit part de ses soupçons à Atoyac. Celui-ci, déjà mal disposé envers les deux hommes, feignit cependant d'être étonné de la subite méfiance de l'amantzin et la traita de vision. Mais, à la fin, comme le vieillard insistait et qu'il paraissait fortement persuadé qu'il y avait quelque machination cachée sous les jongleries des soi-disant médecins, Atoyac finit par se rendre aux raisons de son ami, il consentit à surveiller ce qui se passerait sur le monticule, et à se tenir prêt à voler au secours de l'amantzin, si celui-ci était dupe d'une fourberie.
Ceci bien convenu entre les deux hommes, aussitôt après que le cortège des captifs eut quitté Quiepaa-Tani, Atoyac s'était mis sur ses traces avec une troupe de guerriers d'élite composée de ses parents et de ses amis; puis, arrivé au pied de l'éminence, il l'avait gravie en partie en se glissant dans les hautes herbes, et s'était mis en devoir d'écouter et d'observer ce qui se passait.
En entendant les prières des cinq hommes, le chef fut sur le point de regretter d'être venu. Bientôt le bruit des voix cessa de se faire entendre. Atoyac supposa que des prières à voix basse avaient succédé aux premières, et attendit. Cependant ce silence se prolongeant, Atoyac se décida à gravir jusqu'au sommet de l'éminence; il demeura tout interdit en n'apercevant que l'amantzin et les sentinelles étendues sur le sol. Dans le premier moment, il les crut morts et appela à lui ses compagnons, qui étaient demeurés en bas du tertre. Ceux-ci accoururent en toute hâte et s'élancèrent vers les dormeurs qu'ils secouèrent avec force sans parvenir à les éveiller. Atoyac devina alors une partie de la vérité; les cris de l'épervier d'eau qu'il avait entendu lui revinrent en mémoire, ne doutant pas que les fugitifs ne se fussent dirigés du côté de la forêt, ils se précipitèrent dans cette direction en hurlant.
Atoyac fut le premier qui aperçut les fuyards, et ce fut lui qui tira le coup de feu dont la balle avait tué un gambucino. Mais la position des blancs devenait critique; car, en arrivant sur la lisière de la forêt, ils se virent subitement arrêtés par la troupe d'Addick et d'Estevan qui les chargèrent avec fureur. Les jeunes filles étaient au milieu des gambucinos, protégées par don Mariano et Balle-Franche; elles se trouvaient relativement en sûreté.
Pendant que Bon-Affût et Ruperto faisaient volte-face pour repousser les attaques des guerriers d'Atoyac et soutenir la retraite, don Leo, s'armant d'un casse-tête que la main d'un Apache blessé venait de laisser échapper, se précipita au plus épais de la mêlée en bondissant comme un tigre aux abois. Les combattants, trop serrés les uns contre les autres pour faire usage de leurs armes à feu, s'égorgeaient à coup de couteau et de lance, ou bien s'assommaient avec les casse-têtes et les crosses des rifles et des fusils.
Cet affreux carnage dura près de vingt minutes, animé par les hurlements sauvages des Indiens et les cris non moins atroces des gambucinos. Enfin, par un effort désespéré, don Leo parvint à rompre la digue humaine qui s'opposait à son passage, et se précipita, suivi de ses compagnons, par la large et sanglante trouée qu'il avait ouverte, au prix de la mort de dix de ses plus déterminés compagnons. Laissant à Bon-Affût le soin de s'opposer aux derniers efforts des peaux-rouges, don Leo rallia son monde autour de lui, et toute la troupe s'élança dans les profondeurs de la forêt, où elle disparut bientôt.
Au lever du soleil, les aventuriers arrivèrent à la grotte qui devait primitivement servir de refuge à Ruperto. Don Leo donna l'ordre de s'arrêter.
Il était temps, les chevaux, haletants de fatigue, ne se soutenaient plus qu'avec peine; d'ailleurs, quelque diligence que fissent les Apaches, les aventuriers avaient sur eux toute une nuit d'avance: ils pouvaient donc prendre quelques heures d'un repos indispensable.
Bon-Affût, qui arriva bientôt avec l'arrière-garde, confirma les prévisions de don Leo. Les peaux-rouges avaient, au dire de Bon-Affût, subitement tourné bride dans la direction de la ville.
Cette nouvelle redoubla la sécurité des aventuriers.
Pendant que les gambucinos, diversement groupés, préparaient le repas ou pansaient leurs blessures, et que les jeunes filles, retirées dans la grotte, dormaient sur un amas de feuilles et de zarapés, don Leo et les deux Canadiens se baignèrent, afin d'effacer les traces de leurs peintures indiennes; puis, après avoir repris leurs vêtements, ils allèrent chercher quelques instants de repos.
Seul, don Leo entra dans la grotte. L'Églantine, assise aux pieds des jeunes filles endormies, les berçait doucement avec le refrain plaintif d'une chanson indienne. Don Mariano dormait non loin de sa fille. Le jeune homme remercia par un doux sourire la femme du chef, s'étendit en travers de l'entrée de la grotte, et s'endormit, lui aussi, après s'être assuré que des sentinelles veillaient à la sûreté commune.
Les premières paroles des jeunes filles, en s'éveillant, furent pour remercier leurs libérateurs. Don Mariano ne se lassait pas de caresser sa fille, qui lui était enfin rendue; le vieillard ne savait comment exprimer sa reconnaissance à don Leo. Doña Laura, avec toute la naïve franchise d'un jeune cœur auquel les détours sont inconnus, ne trouvait pas d'expressions assez fortes pour exprimer à don Leo le bonheur dont son âme débordait; seule doña Luisa demeurait sombre et pensive. En voyant avec quel laisser-aller et quel dévouement don Leo, sans autre intérêt que celui de les servir, avait si souvent risqué sa vie pour elles, la jeune fille avait deviné la grandeur et la noblesse du caractère de l'aventurier; alors l'amour était entré dans son cœur, amour d'autant plus violent que celui qui en était l'objet semblait ne pas s'en apercevoir.
L'amour rend perspicace: doña Luisa comprit bientôt pourquoi son amie lui vantait continuellement les qualités généreuses du jeune homme, elle devina la passion secrète qu'ils nourrissaient l'un pour l'autre. Une douleur cruelle la mordit au cœur à cette découverte; en vain elle se débattit contre l'horrible torture d'une jalousie effrénée car elle sentait que jamais don Leo ne l'aimerait. Cependant, malgré elle, la pauvre enfant se laissait aller sans espoir au charme de voir et d'entendre celui pour lequel elle aurait sacrifié sa vie avec bonheur. Quant à don Leo il ne voyait rien, n'entendait rien: il était ivre de joie et savourait avec délices la voluptueuse félicité dont l'inondait la présence de doña Laura, assise, belle et nonchalante, entre lui et son père.
Heureusement que Bon-Affût n'était pas amoureux, lui, et qu'il voyait nettement les dangers de la position. Il convoqua un conseil composé de lui d'abord, de don Leo, de Ruperto, de don Mariano et de Balle-Franche, dans lequel il fut résolu qu'on se dirigerait en toute hâte vers la plus prochaine frontière mexicaine, afin de mettre le plus tôt possible les jeunes femmes à l'abri de tout danger et d'échapper, si cela était possible, à un retour agressif des Indiens. Surtout il fallait se hâter, parce que, par une coïncidence malheureuse, on se trouvait à l'époque de l'année nommé par les peaux-rouges lune du Mexique, et qu'ils ont choisie pour leur déprédations périodiques sur les frontières de ce misérable pays. Bon-Affût se fit fort d'atteindre les défrichements en moins de quatre jours par des chemins, croyait-il, connus de lui seul.
On partit.
Les aventuriers ne furent pas inquiétés dans leur fuite rapide; et, ainsi que Bon-Affût l'avait annoncé dans l'après-midi du quatrième jour la cuadrilla traversait à gué le Río Gila et entrait dans la Sonora. Cependant, au fur et à mesure qu'ils avançaient sur le territoire mexicain, le front du chasseur se rembrunissait, ses sourcils se fronçaient avec inquiétude, et les regards qu'il portait de tous les côtés dénotaient une profonde préoccupation. C'est que ces parages, dont l'apparence devait dans cette saison être si luxuriante, avaient un aspect étrange et désolé qui faisait froid au cœur. Les terres bouleversées et foulées aux pieds des chevaux, les débris de jacales charbonnés, épars çà et là, les cendres amoncelées aux endroits où auraient dû s'élever d'énormes meules de grains, attestaient que la guerre avait passé par là avec toutes les horreurs qu'elle entraîne à sa suite.
Cependant, à deux lieux à l'horizon, on voyait blanchir les maisons d'un pueblo fortifié, ancien présidio, qui étincelaient aux derniers rayons du soleil. Tout était calme aux environs; mais ce calme était celui de la mort. Aucun être humain ne se montrait; aucune manada ne paraissait dans les prairies dévastées; les recuas de mules et les grelots de la nena ne se laissaient ni voir ni entendre; partout un silence de plomb, une tranquillité lugubre pesaient sur ce paysage et lui donnaient, aux gais rayons du soleil, un aspect navrant.
Tout à coup Balle-Franche, qui marchait un peu en avant de la troupe, ramena son cheval d'un écart qui avait failli le désarçonner et se pencha de côté avec Un cri de surprise. Don Leo et Bon-Affût accoururent avec empressement.
Un spectacle hideux s'offrit alors à la vue des trois hommes. Au fond d'une douve qui bordait la route, un monceau de cadavres espagnols gisaient pêle-mêle, horriblement défigurés et privés de leur chevelure.
Don Leo ordonna de faire halte, ne sachant s'il devait avancer ou reculer. Il était permis d'hésiter dans une semblable occurrence. Pousser jusqu'au présidio, peut-être était-il désert, peut-être même les peaux-rouges s'en étaient-ils rendus maîtres. Cependant une détermination, quelle qu'elle fût, devait être prise sur l'heure. Don Leo à force d'interroger l'horizon, aperçut à environ deux lieues, sur la droite, une hacienda en ruines. Bien que précaire, il valait mieux se réfugier dans cet abri que de camper en plaine. Les aventuriers piquèrent des deux, vingt minutes plus tard, ils arrivèrent à la ferme.
L'hacienda portait les traces du feu et de la dévastation; les murs lézardés étaient noircis par la fumée, les fenêtres et les portes brisées, au milieu des décombres, plusieurs cadavres d'hommes et de femmes à demi consumés étaient entassés çà et là dans les patios. Don Leo conduisit les jeunes filles toutes tremblantes dans une chambre que l'on débarrassa des débris qui en obstruaient l'entrée; puis, après leur avoir recommandé de ne pas en sortir, il rejoignit ses compagnons, qui, sous la direction de Balle-Franche, s'installaient tant bien que mal dans l'hacienda. Bon-Affût était parti à la découverte avec Ruperto. Don Mariano, excité par l'amour paternel, s'était improvisé ingénieur; aidé par une dizaine d'aventuriers, il s'occupait à fortifier la maison du mieux qu'il lui était possible.
Comme toutes les haciendas mexicaines de la frontière, celle-ci était entourée d'une haute muraille crénelée. Don Leo fit boucher la porte; puis, rentrant dans la maison, il ordonna de relever les portes et les fenêtres, fit percer des meurtrières et placer des sentinelles auprès de l'enceinte et sur l'azotea—toit. Donnant ensuite à Balle-Franche le commandement de douze hommes résolus, il lui ordonna de s'aller embusquer avec cette troupe derrière un mamelon couvert de bois qui s'élevait à deux cents mètres à peu près de l'hacienda. Il fit ensuite le dénombrement de sa troupe: en comptant les domestiques de don Mariano et le gentilhomme lui-même, il n'avait auprès de lui que vingt et un hommes; mais ces hommes étaient des aventuriers, déterminés à se faire tuer jusqu'au dernier plutôt que de se rendre. Don Leo ne perdit pas tout espoir. Enfin, toutes ces précautions prises, il attendit. Ruperto arriva bientôt; son rapport n'était pas rassurant.
Les peaux-rouges s'étaient emparés du présidio par surprise; le bourg avait été livré au pillage, puis abandonné; il était complètement désert. De nombreux partis d'Apaches battaient la campagne dans toutes les directions; il paraissait évident que les aventuriers ne pourraient faire une lieue hors de l'hacienda sans tomber dans une embuscade.
Bon-Affût arriva enfin; le chasseur ramenait avec lui une quarantaine de soldats et de paysans mexicains qui depuis deux jours erraient à l'aventure, au risque d'être surpris à chaque instant par les peaux-rouges qui massacraient sans pitié tous les blancs qui tombaient entre leurs mains. Don Leo reçut ce secours imprévu avec joie; un renfort de quarante hommes n'étaient pas à dédaigner, d'autant plus que ces individus étaient armés et par conséquent en état de lui rendre de grands services. Bon-Affût, en bon fourrier, amenait aussi avec lui plusieurs mules chargées de vivres. Le digne Canadien songeait à tout, rien ne lui échappait. Lorsque les hommes eurent été distribués aux endroits les plus exposés aux surprises, don Leo et Bon-Affût montèrent sur l'azotea afin d'examiner les environs.
Rien n'était changé: la campagne était toujours déserte. Ce calme était de mauvaise augure. Le soleil se coucha dans un flot de vapeurs rougeâtres, la lumière décrut subitement et la nuit arriva avec ses ténèbres et ses mystères.
Don Leo, laissant le Canadien seul, descendit dans la chambre qui servait de refuge aux trois femmes. Les jeunes filles étaient assises et gardaient le silence.
L'Églantine s'avança vers lui.
—Que veut ma sœur? demanda le jeune homme.
—L'Églantine veut partir, répondit-elle de sa voix douce.
—Comment! Partir! se récria-t-il avec étonnement; c'est impossible; la nuit est sombre; ma sœur courrait trop de danger seule dans la campagne; les callis de sa tribu sont bien loin dans la prairie.
L'Églantine fit sa petite moue habituelle en secouant la tête.
—L'Églantine veut partir, reprit-elle avec impatience; mon frère lui fera donner un cheval; il faut qu'elle rejoigne l'Aigle-Volant.
—Hélas! Ma pauvre enfant, l'Aigle-Volant est bien loin en ce moment, j'en ai la crainte; vous ne le retrouverez pas.
La jeune femme releva vivement la tête:
—L'Aigle-Volant n'abandonne pas ses amis, dit-elle; c'est un grand chef; l'Églantine est fière d'être sa femme. Que mon frère la laisse sortir; l'Églantine à dans le cœur un petit oiseau qui chante doucement et qui lui dit où est le sachem.
Don Leo était en proie à une vive perplexité; il ne pouvait se décider à consentir à ce que lui demandait l'Indienne; il lui répugnait d'abandonner ainsi cette jeune femme qui leur avait donné tant de preuves de dévouement depuis qu'elle était parmi eux. En ce moment il se sentit frapper sur l'épaule; il se retourna: c'était Bon-Affût qui venait le rejoindre.
—Laissez-la faire, dit-il; elle sait mieux que nous pourquoi elle agit ainsi; les peaux-rouges ne font jamais rien qu'avec connaissance de cause. Venez, chère enfant, je vais vous accompagner jusqu'à la porte et vous faire donner un cheval.
—Allez donc, répondit don Leo; mais souvenez-vous que c'est contre mon désir que vous nous avez quittés.
L'Indienne sourit, embrassa les deux jeunes filles en leur disant ce seul mot:
—Courage!
Puis elle suivit Bon-Affût.
—Pauvre chère créature! murmura don Leo. Elle va chercher à nous être utile encore, j'en suis convaincu. Se tournant alors vers les jeunes femmes:
—Niñas, leur dit-il, reprenez courage; nous sommes nombreux; demain, au lever du soleil, nous repartirons sans craindre d'être inquiétés par les maraudeurs indiens.
—Don Miguel, répondit doña Laura en souriant avec tristesse, vous essaierez en vain de nous rassurer; nous avons entendu ce que vos hommes disaient entre eux; ils s'attendent à une attaque.
—Pourquoi ne pas être franc avec nous, don Miguel? ajouta doña Luisa. Mieux vaut nous avouer clairement dans quelle position nous sommes et à quoi nous sommes exposées.
—Mon Dieu! Le sais-je moi-même? reprit-il; j'ai pris toutes les précautions nécessaires pour défendre l'hacienda jusqu'à la dernière extrémité; mais j'espère que notre piste ne sera pas découverte.
—Vous nous trompez encore, don Miguel, dit Laura avec un ton de reproche si doux qu'il alla au cœur du jeune homme.
—D'ailleurs, continua l'aventurier, sans vouloir répondre à l'interruption de celle qu'il aimait, soyez certaines, señoritas, qu'en cas d'attaque nous mourrons tous, mes compagnons et moi, avant qu'un Apache puisse franchir le seuil de cette porte.
—Les Apaches, s'écrièrent les jeunes filles, dont le souvenir de leur captivité était encore palpitant dans leur mémoire et qui tremblaient à la seule pensée de retomber entre leurs mains.
Cependant ce mouvement d'effroi n'eut que la durée d'un éclair; la physionomie de Laura reprit aussitôt l'expression angélique qui lui était habituelle, et ce fut en donnant à sa voix l'intonation la plus douce qu'elle dit à don Leo:
—Nous avons foi en vous; nous savons que, pour nous sauver, vous ferez tout ce qui est humainement possible; nous vous remercions de votre dévouement; notre sort est entre les mains de Dieu, nous avons confiance en lui. Agissez en homme, don Miguel, ne vous inquiétez pas de nous davantage; seulement, je vous en prie, veillez sur mon père.
—Oui, ajouta doña Luisa, faites bravement votre devoir; de notre côté, nous ferons le nôtre.
Don Leo la regarda sans comprendre. Elle sourit en rougissant, mais sans parler davantage.
Le jeune homme semblait vouloir dire quelques mots; mais après un moment d'hésitation, il salua respectueusement les jeunes filles et se retira.
Laura et Luisa se jetèrent alors dans les bras l'une de l'autre et s'embrassèrent avec effusion.
Lorsque don Leo entra dans le patio, Bon-Affût s'avança vers lui, et lui montrant du doigt plusieurs rangées de points noirs qui semblaient ramper dans la direction de l'hacienda:
—Regardez, lui dit-il sèchement.
—Ce sont les peaux-rouges! s'écria don Leo.
—Il y a dix minutes que je les vois, reprit le chasseur; mais nous avons encore le temps de nous préparer à les recevoir; ils ne seront pas ici avant une heure.
En effet, une heure environ se passa dans une horrible anxiété.
Soudain la tête hideuse d'un Apache parut au-dessus de la porte et jeta un regard féroce dans le patio.
—On ne se fait pas une idée comme ces Indiens sont effrontés, dit Bon-Affût en ricanant; et levant sa hache, le corps de l'Apache retomba au dehors, tandis que sa tête roulait en grinçant des dents jusqu'aux pieds de don Leo.
Plusieurs tentatives du même genre opérées sur divers points de l'enceinte furent repoussées avec un égal succès. Alors les Apaches, qui se flattaient de surprendre les blancs endormis, se voyant au contraire si mal reçus, poussèrent leur cri de guerre, et, se levant en tumulte du sol sur lequel ils avaient rampé jusqu'alors, ils se précipitèrent en bondissant contre le mur qu'ils cherchèrent à escalader de tous les côtés à la fois.
Une ceinture de flamme ceignit alors l'hacienda, et une grêle de balle les atteignit. Beaucoup tombèrent, sans que l'élan des assaillants fût ralenti. Une nouvelle décharge faite à bout portant fut impuissante à les repousser, bien qu'elle leur causa des pertes énormes. Bientôt les assaillants et les assaillis luttèrent corps à corps. Ce fut une mêlée atroce, un carnage horrible, où l'on ne lâchait prise que pour mourir, où le vaincu, entraînant souvent le vainqueur dans sa chute, l'étranglait dans une dernière convulsion. Pendant plus d'une demi-heure il fut impossible de se reconnaître; les coups de feu, les coups de lances, les flèches et les coups de machettes se froissaient et s'entrechoquaient avec une rapidité qui tenait du prodige. Enfin les Apaches reculèrent. Le mur n'avait pas été franchi. Mais la trêve fut courte. Les peaux-rouges revinrent presque immédiatement à la charge, et la lutte recommença avec un nouvel acharnement. Cette fois, malgré des prodiges de valeur inouïs, les aventuriers, débordés par la masse d'ennemis qui les assaillaient de toutes parts, furent contraints de se replier vers la maison en défendant le terrain pas à pas; mais maintenant la résistance ne pouvait pas être longue.
Tout à coup des cris se firent entendre sur les derrières des Indiens, et Balle-Franche roula sur eux comme une avalanche à la tête de sa troupe. Les peaux-rouges, surpris et épouvantés par cette attaque imprévue, se replièrent en désordre et se dispersèrent dans la campagne. Don Leo s'élança alors à la tête d'une vingtaine d'hommes pour soutenir son embuscade et achever la défaite des ennemis. Les aventuriers poursuivirent les Indiens qu'ils massacrèrent avec fureur. Tout à coup don Leo poussa un cri de surprise et de rage.
Pendant qu'il se laissait entraîner à la poursuite des Apaches, d'autres Indiens, surgissant subitement dans l'espace laissé libre, s'étaient élancés dans l'hacienda. Les gambucinos tournèrent bride et retournèrent sur leurs pas de toute la rapidité de leurs chevaux. Il était trop tard! L'hacienda était envahie.
Le combat devint alors un carnage horrible, une boucherie sans nom. Au milieu des Apaches, Atoyac, Addick et don Estevan semblaient se multiplier, tant leurs coups étaient pressés et leur fureur au comble. Sur la marche la plus élevée du perron conduisant dans l'intérieur de la maison, don Mariano et quelques gambucinos qu'il avait ralliés luttaient en désespérés contre les attaques répétées d'une foule d'Indiens. Soudain un voile sanglant s'étendit devant les yeux du jeune homme, une sueur froide inonda son visage: les Apaches avaient forcé l'entrée, ils inondaient la maison.
—En avant! En avant! hurla don Leo en se jetant à corps perdu dans la mêlée.
—En avant! répétèrent Balle-Franche et Bon-Affût.
En ce moment, les deux jeunes femmes parurent aux fenêtres poursuivies de près par des peaux-rouges, qui les saisirent dans leurs bras et les enlevèrent malgré leurs cris de désespoir et leur résistance. Tout était perdu!
Mais à cet instant suprême, le cri de guerre des Comanches vibra dans l'espace, et une nuée de guerriers, en avant desquels galopait l'Aigle-Volant, tomba comme la foudre sur les Apaches qui se croyaient vainqueurs. Cernés de tout les côtés à la fois, après une résistance héroïque, ceux-ci furent enfin forcés de plier et de chercher leur salut dans la fuite.
Les aventuriers étaient sauvés à l'instant où ils croyaient n'avoir plus qu'à se faire tuer pour ne pas tomber vivants entre les mains de leurs féroces ennemis.
Épilogue.
Deux heures plus tard, le soleil éclairait à son lever une scène touchante dans cette hacienda qui venait d'être le théâtre d'une bataille aussi acharnée.
Les aventuriers et les guerriers comanches, arrivés si heureusement pour eux, s'étaient empressés de faire disparaître autant que possible les traces du combat. Dans un angle retiré du patio les cadavres de ceux qui avaient succombé dans la lutte étaient amoncelés et recouverts tant bien que mal avec de la paille; des sentinelles comanches gardaient une vingtaine de prisonniers apaches, et les aventuriers s'occupaient, les uns à panser leurs blessures, les autres à ouvrir de larges tranchées pour enterrer les morts.
Sous le zaguán de l'habitation, sur des bottes de paille recouvertes de zarapés, deux hommes et une femme étaient étendus. La femme était morte, c'était doña Luisa. La pauvre enfant, dont toute la vie n'avait été qu'une longue abnégation et un continuel dévouement, s'était bravement fait tuer par don Estevan, au moment où elle-même brûlait la cervelle à Addick, qui enlevait doña Laura.
Les deux hommes étaient don Mariano et Balle-Franche.
Don Leo et Laura se tenaient chacun d'un côté du vieillard, épiant avec inquiétude l'instant où il rouvrirait les yeux.
Bon-Affût, triste et le front pâle, était penché sur son vieux camarade qui allait mourir.
—Courage, lui disait-il, courage, frère, ce n'est rien!
Le Canadien essaya de sourire.
—Hum! Je sais ce qui en est, répondit-il d'une voix entrecoupée; j'en ai encore pour dix minutes au plus, et puis après, dam!
Il se tut un instant et sembla réfléchir.
—Dites moi, Bon-Affût, reprit-il, croyez-vous que Dieu me pardonnera?
—Oui, mon digne ami, car vous étiez une vaillante et bonne créature!
—J'ai toujours agi selon mon cœur. Enfin, on dit que la miséricorde de Dieu est infinie; j'espère en lui.
—Espérez, mon ami, espérez!
—C'est égal, je savais bien que les Indiens ne me tueraient jamais; vous le voyez, c'est ce don Estevan qui m'a blessé; mais je lui ai fendu le crâne à cet assassin de jeunes filles! Misérable! J'aurais dû le laisser mourir dans sa fosse! Comme un loup pris au piège.
Sa voix s'affaiblissait de plus en plus, son regard devenait vitreux, la vie se retirait à grands pas.
—Pardonnez-lui; maintenant il est mort, il ne pourra plus nuire.
—Dieu soit loué! J'ai enfin écrasé la vipère! Adieu, Bon-Affût, mon vieux camarade! Nous ne chasserons plus les daims et les bisons ensemble dans la prairie; nous ne pousserons plus notre cri de guerre contre les Apaches... où est l'Aigle-Volant?
—Il est à la poursuite des peaux-rouges.
—Oh! C'est un brave cœur; il était bien jeune quand je l'ai connu, c'était en 1845; je me rappelle que je revenais de...
Il s'arrêta. Bon-Affût, qui s'était penché le plus près possible de lui, afin d'entendre les paroles qu'il prononçait d'une voix de plus en plus faible, le regarda. Il était mort.
Le digne chasseur avait rendu son âme à Dieu, sans éprouver les cruelles angoisses de la mort. Son ami lui ferma pieusement les yeux, s'agenouilla près de lui, et, inclinant son front pâle. Il pria avec ferveur pour son vieux compagnon.
Cependant don Mariano était toujours dans le même état d'insensibilité apparente. Les deux gens lui tenaient chacun une main et interrogeaient son pouls avec inquiétude. Les deux vieux domestiques du gentilhomme pleuraient silencieusement réfugiés dans un angle de la pièce.
Tout à coup don Mariano poussa un profond soupir, une vive rougeur colora son visage, ses yeux s'ouvrirent, pendant quelques secondes il sembla chercher à rappeler ses idées troublées par les approches de l'agonie. Enfin il fit un effort suprême, se dressa à demi sur sa couche, et regardant tour à tour, avec une expression de bonté ineffable, les deux jeunes gens qui étaient tombés agenouillés, il ramena leurs mains vers lui et les réunit sur son cœur.
—Don Leo, dit-il d'une voix forte, veillez sur elle! Laura, tu l'aimes, sois heureuse! Mes enfants, je vous bénis! Mon Dieu! Pardonnez dans votre miséricorde au malheureux, cause de tous nos malheurs! Seigneur, recevez-moi dans votre sein! Mes enfants, mes enfants, au revoir!
Son corps fut soudain agité d'un tremblement convulsif, ses traits se contractèrent, et il retomba en arrière en exhalant un soupir suprême.
Il était mort!
Après avoir rendu les derniers devoirs à son vieux camarade, Bon-Affût suivit l'Aigle-Volant et ses guerriers. Depuis, on n'entendit plus parler de lui; la mort de Balle-Franche avait brisé en cet homme si fort toute énergie et toute volonté; peut-être traîne-t-il encore les restes de sa misérable existence au milieu des Indiens, parmi lesquels il s'était résolu à vivre.
Les recherches minutieuses faites plus tard par don Leo de Torres, après son mariage avec doña Laura de Real del Monte demeurèrent toutes sans résultat; le jeune homme dut, à son grand regret, renoncer à s'acquitter jamais envers cet homme au cœur si simple et si grand à la fois, auquel il devait tant de reconnaissance.