L'épaulette: Souvenirs d'un officier
The Project Gutenberg eBook of L'épaulette: Souvenirs d'un officier
Title: L'épaulette: Souvenirs d'un officier
Author: Georges Darien
Release date: October 24, 2005 [eBook #16934]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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GEORGES DARIEN
L'ÉPAULETTE
SOUVENIRS D'UN OFFICIER
I
Le colonel Gabarrot racontait de belles histoires.
Il disait que les Russes étaient des coquins, que les Prussiens étaient des bandits, et que les Anglais valaient encore moins. Quelquefois, il me montrait sa croix d'officier de la Légion d'Honneur qu'il avait gagnée à grands coups de sabre, et qu'il gardait dans une belle boîte noire; si je voulais en avoir une pareille, quand je serais grand, je n'aurais qu'à tuer beaucoup de Russes, beaucoup de Prussiens, et surtout beaucoup d'Anglais.
—Malheureusement, disait-il, on ne tue plus guère, à présent; on est devenu sentimental.
Et il ricanait.
Mon père lui faisait observer qu'on tuait encore pas mal. La Crimée, par exemple. Le colonel avouait que la Crimée, c'était très bien. Tuer des Russes, rien de mieux; on n'en éventrerait jamais assez. Mais pourquoi s'allier avec les Anglais? Sans doute, l'Empereur avait eu ses raisons, et des bonnes; quand on est un Napoléon, on a une cervelle sous son chapeau; mais enfin, il n'aurait pas dû oublier que les Anglais, c'est des Anglais, et qu'ils avaient empoisonné son oncle. Mon père haussait les épaules; et le colonel éclatait.
—Tonnerre de Brest! commandant Maubart, je ne souffrirai jamais!... Ils l'ont empoisonné à Sainte-Hélène, je vous dis! Sans ça, il serait revenu, mille bombes! Je l'ai connu, moi, et depuis la campagne d'Egypte, encore! Et je puis vous le dire, qu'il serait revenu, et qu'il ne nous aurait pas laissés en panne, les bras ballants, à nous manger le sang en demi-solde, sous des gueux de Bourbons qui n'avaient jamais vu le feu qu'au bout des cierges! Il serait revenu, pour sûr, si les Anglais ne l'avaient pas empoisonné!
Mon père faisait semblant d'admettre la chose, et parlait de la campagne d'Italie.
Le colonel avouait que l'Italie, c'était très bien. Tuer des Autrichiens, rien de mieux; on n'en éventrerait jamais assez.
—Quoique, à vrai dire, ce ne soit pas la mer à boire que de donner une raclée aux Autrichiens; nous leur avons flanqué une telle volée à Wagram que, depuis ce temps-là, ils ont le foie plus blanc que leurs tuniques; vous avez vu, il y a deux ans, comment ils se sont fait battre par les Prussiens. Qu'est-ce que vous voulez? Quand un peuple se laisse vaincre par des Prussiens, des vagabonds, des Cosaques manqués, il n'y a plus qu'à prononcer son de profundis.
Mon père prenait la défense des Prussiens, fort à la mode en 1868; mais le colonel tenait bon. Il connaissait les Prussiens, et très bien.
—Je n'ai pas été à Iéna pour le roi de Prusse, peut-être! Tenez, je vais vous dire ce qu'ils savent faire, les Prussiens: ils savent vous tirer dans le dos pendant que vous bourrez votre pipe. C'est tout. Et pour leur fameux fusil à aiguille, voici mon opinion: avec ce fusil-là, on n'a pas à déchirer la cartouche, et c'est rudement commode pour des gens qui n'ont jamais pu regarder l'ennemi sans claquer des dents.
Nous aimions beaucoup le colonel Gabarrot; il avait été l'ami intime de mon grand-père, le colonel Maubart; après avoir fait les dernières guerres de la République et celles de l'Empire, jusqu'à Waterloo, ils n'avaient repris du service, ensemble, qu'en 1830, lorsque le drapeau tricolore remplaça le torchon blanc dans lequel les traîtres de l'Emigration avaient empaqueté leurs goupillons et leurs poignards, avant de quitter Coblentz. Il y avait bien un coq au lieu d'un aigle, à la hampe de ce drapeau-là; et Gabarrot, pas plus que mon grand-père, n'aimait «les oiseaux qui se laissent manger». Mais enfin, les couleurs y étaient; et, sous ces couleurs, ils combattirent en Algérie pendant plusieurs années; puis, mon grand-père étant mort, frappé d'une balle arabe, le colonel Gabarrot ne tarda pas à prendre sa retraite. Je le vois encore, très distinctement. Un grand vieillard, sec, et droit malgré ses quatre-vingt-neuf ans, avec un nez mince et courbé comme une lame de yatagan, une longue moustache blanche et pendante, et des yeux couleur de noisette. Oh! oui, il raconte de belles histoires. Il sait toutes les guerres de Napoléon, toutes ses batailles et tous ses généraux, et beaucoup de choses encore, qui ne seront jamais écrites dans les livres, parce qu'il faudrait trop de place pour écrire tout; peut-être aussi, parce qu'elles feraient trop peur aux femmes. Ma mère s'est effrayée, à plusieurs reprises, aux récits du colonel; une fois, elle s'est évanouie. De sorte que l'on invite très rarement M. Gabarrot, à présent.
—Ses habitudes sont tellement extraordinaires! dit ma mère. Il pourrait bien en faire le sacrifice lorsqu'il dîne hors de chez lui.
Mais le colonel ne veut faire aucun sacrifice; il a sa façon de manger, et il mange à sa façon, chez lui, et hors de chez lui; qu'on l'invite on non, ça lui est égal; mais qu'on ne s'attende jamais à le voir se servir d'une assiette, d'un verre, ou d'une fourchette. C'est dans une écuelle de terre grossière qu'on doit lui apporter son repas: de la soupe aux légumes noyant un morceau de boeuf bouilli; il mange la soupe d'abord avec une cuiller d'étain, la viande ensuite avec un couteau. L'écuelle vidée, il y verse une bouteille de vin, qu'il avale en deux ou trois coups. L'extrême simplicité du système déplaît fortement à ma mère; pas à moi. Je m'arrange de façon à me faire retenir à déjeuner ou à dîner, chaque fois qu'on m'a mené voir le colonel ou qu'il est venu me chercher pour une promenade. J'ai mon écuelle, une vilaine écuelle de terre brune, si jolie,—défense d'en parler à la maison—et quand j'ai fini ma soupe, M. Gabarrot y verse un verre de vin, très suffisant pour mes sept ans. Je n'aurai droit à la bouteille que plus tard.
—Dans treize ou quatorze ans, dit le colonel, quand tu porteras ta première épaulette, sacré mâtin, et que je ne serai pas là pour te voir, sacré mâtin de sacré mâtin!
Malheureusement non, il ne sera pas là.
—Ce pauvre vieux Gabarrot baisse rapidement, disait mon père, l'autre soir.
Le fait est qu'il semble s'affaiblir de jour en jour; le corps se tasse, se voûte; les jambes raidies se refusent au coup de talon, sec, autoritaire. Le colonel avait une autre vigueur, l'année dernière, quand il m'a mené porter une couronne à la Colonne, le 5 mai; il était droit comme un i dans sa longue redingote; on le saluait à cause de la rosette à sa boutonnière, moitié rouge et moitié verte, Légion d'honneur et médaille de Sainte-Hélène; et comme sa main serrait la mienne! Comme sa voix tonnait, au défilé des Vieux de la Vieille dans leurs uniformes d'Austerlitz!
—Vive la France! Vive l'Empereur!
Il semblait fort, indestructible, aussi, le jour de la grande revue de Longchamps, à laquelle assistèrent les souverains étrangers; et lors de nos nombreuses visites à l'Exposition, où il me donnait, jamais fatigué, toutes les explications que je lui demandais, et même davantage. Mais c'est surtout vers la fin de l'hiver dernier, deux ou trois jours avant Noël, qu'il m'apparut comme un être d'une puissance et d'une énergie surhumaines, fait pour durer éternellement. C'était dans notre salon, après dîner; quelqu'un se mit à parler d'un discours prononcé au Corps Législatif, dans l'après-midi, par Jules Simon. Le colonel Gabarrot, peu au courant des affaires politiques, demanda des informations. On lui lut la partie d'un journal qui reproduisait le discours. Alors il se leva.
—Est-ce dans une cellule du Mont-Valérien ou dans un cachot de Vincennes qu'on a logé le nommé Jules Simon? demanda-t-il d'une voix qui fit sursauter mon père en grande conversation avec Mme de Lahaye-Marmenteau, et le général de Rahoul très empressé auprès de ma mère.
Mon père, en riant, répondit qu'on ne gardait plus que des araignées dans les cachots de Vincennes et que les procédés auxquels faisait allusion le colonel étaient peu compatibles avec la clémence de l'Empereur.
—L'Empereur a tort d'être clément, reprit M. Gabarrot d'une voix vibrante. Il a tort. Si je me permets de juger Sa Majesté, ce n'est pas à la légère, croyez-le. Mais je suis convaincu, profondément convaincu, qu'il est très mauvais pour la France que des propos comme ceux qu'on vient de citer puissent être impunément tenus à la tribune. Comment! voilà un paroissien qui ose venir déclarer qu'il nous faut une armée qui ne soit à aucun degré une armée de soldats, qui ne soit imbue, à aucun prix, de l'esprit militaire, qui soit hors d'état de porter la guerre au-dehors, en un mot une grande armée qui n'en soit pas une! qui réclame sans ambages l'abolition de l'armée permanente! Et on le laisse dire!... Mais c'est absolument comme si l'on permettait à ce drôle de baillonner la France, de lui lier pieds et poings et de la livrer au couteau de l'étranger. Il y a des choses qu'il ne faudrait point oublier, voyez-vous: c'est, d'abord, qu'il n'y a rien de plus dangereux pour une nation que les utopies sentimentales, les fadaises humanitaires; on n'est libre que lorsqu'on est respecté, et l'on n'est respecté que lorsqu'on est fort. C'est, ensuite, qu'il y a toujours, même chez le peuple le plus brave, un grand fonds de couardise; il ne faut pas lui donner d'excuses; ou, autrement, ça va loin. Quand un coquin qui mérite d'être envoyé au bagne n'est pas coiffé du bonnet vert, il y a de grandes chances pour que la lâcheté publique, après un cataclysme, aille le chercher afin d'en faire un ministre. La France n'est pas invincible, après tout, et il n'est pas bon qu'elle soit vaincue; parce que... Je l'ai vue après Waterloo. Plus on tombe de haut, plus on s'aplatit. Je n'aime pas à dire ça, mais c'est la vérité. Quand on supprime le bruit de l'acier dans les camps, on entend trop le bruit de l'or dans les arrière-boutiques—dans toutes les arrière-boutiques.—Pour conserver le sentiment de sa dignité, un homme doit savoir tenir une épée; une nation doit avoir une armée, et s'en servir.—L'humanité! un prétexte à toutes les défaillances qu'on cherche à justifier, à toutes les trahisons qu'on prémédite. Nous aussi, les grognards, nous avons travaillé pour l'humanité, avec nos sabres; nous n'en disions rien; mais les Anglais comprenaient ce que ça voulait dire, quand nous criions: Vive l'Empereur! Du reste, je n'admets pas cette opposition qu'on aime à établir entre la plume et l'épée; l'une est le complément de l'autre. Le penseur va clouer l'infamie de son époque, comme un hibou, sur les portes du Futur; mais elles ne s'ouvrent pas, ces portes-là; et il faut que le soldat vienne, et les enfonce à coups de canon!
Je me souvenais de cette soirée, avant-hier, pendant que je m'étonnais de la lenteur avec laquelle M. Gabarrot montait la rue du Bac, où il demeure, et où demeurent aussi mes parents, pour me conduire aux Tuileries. Il ne m'a pas grondé, comme d'habitude, quand je me suis arrêté, d'abord au coin du Pont-Royal pour admirer la Frégate, puis sur l'autre quai afin de regarder s'il ne venait pas des soldats du côté de la place de la Concorde. Mais c'est le matin que passent les soldats, vers dix heures, pour aller relever la garde du Château; qu'ils arrivent, avec, en tête, les sapeurs si terribles, le scintillement de l'énorme hache à l'épaule, caparaçonnés de tabliers de cuir blanc, coiffés de bonnets velus comme des ours, hauts comme des tours et fleuris de plumets écarlates; alors, la canne merveilleuse du tambour-major s'élance vers le ciel, telle une étrange flèche d'or, tournoie, paraît planer, retombe dans la main du colosse qui suit les sapeurs et dont la tête empanachée domine leurs bonnets à poils; alors, la canne décrit des moulinets épiques, sa grosse pomme étincelle ainsi qu'une boule de feu; elle vibre, elle frémit, elle semble vivante; et alors, elle jaillit de nouveau, glorieuse, si haut cette fois qu'on ne s'attend plus à la voir redescendre. Le géant se retourne vers ses tambours dont les doigt se crispent sur les baguettes, leur donne un ordre, fait volte-face, et, juste à temps, sa main se ferme sur la canne qui retombe et dont le bout brillant, au lieu de toucher la terre, se met à voltiger ainsi qu'un papillon. Les tambours frappent les caisses qui résonnent à vous faire trembler, les sonneries des clairons déchirent l'air, et le bataillon passe dans l'éclat des uniformes et des armes, comme au milieu d'un poudroiement de gloire.
Avant-hier il était beaucoup trop tard pour voir ça; trois heures après midi au moins. M. Gabarrot était venu longtemps après déjeuner; il est un peu souffrant; un rhume qu'il a pincé le 1er janvier, dit-il, parce qu'il a mis un pardessus, et dont il n'a pu se guérir encore quoique nous soyons aux derniers jours d'avril. Il toussait; et bien qu'il se fut redressé pour passer devant le factionnaire qui lui portait les armes—un voltigeur du régiment de mon père—on eût dit que sa haute taille se courbait de plus en plus sous la pression d'une invisible main. Il s'est mis à causer avec le gardien en chef du Jardin, un vieil officier d'Afrique qui est son ami; moi je poussais mon cerceau; et lorsqu'il m'arrivait de passer à coté des deux vieux guerriers, je les entendais parler du col de Mouzaïa; ou dire qu'Abd-el-Kader était un rude lapin. Quand j'ai été fatigué de courir, j'ai examiné la terrasse du bord de l'eau, où l'on a installé un chemin de fer pour le petit Prince, un si joli petit chemin de fer, sur lequel j'aurais bien voulu aller encore faire un tour; j'avais eu cette chance il n'y avait pas très longtemps, un jour que mon père était de service au Château et que le prince conduisait lui-même la locomotive. Ah! quelle joie! Et j'ai regardé tristement le palais où le petit Prince travaillait, sûrement, peut-être dans ce pavillon central sur le toit duquel je voyais flotter le drapeau tricolore.
Le colonel, qui avait quitté son ami, est venu me rejoindre et m'a demandé si je me souvenais du départ de la Cour pour Saint-Cloud, auquel j'avais assisté, avec lui, l'été précédent. Si je me souvenais! Les piqueurs dorés, les chevaux fringants aux harnais de glace sonore, les calèches attelées à la Daumont et pareilles à des bateaux de laque, l'Empereur qui saluait en souriant, et l'impératrice, plus belle qu'une fée, les jolies dames et les généraux empanachés, la soie des toilettes et l'or des uniformes, les dentelles, les Cent-Gardes, les plumes et les diamants, les reflets des ombrelles et l'éclat des lames de sabre! Oh! si je me souvenais! Comme si l'on pouvait oublier cela, comme si ce défilé prestigieux, quand on l'a vu avec des yeux d'enfant, ne devait pas rester à jamais dans la mémoire, pour ternir et ridiculiser, du pouvoir seul de son évocation, les parades chaotiques des saltimbanques libérâtres! Et j'ai avoué à M. Gabarrot que j'avais pensé, souvent, qu'il me serait peut-être donné un jour de figurer en bonne place dans un pareil cortège.
—C'est très possible, répondit-il; tu peux devenir général, ministre, tout ce que tu veux. Il s'agit seulement de faire ton devoir, et tout ton devoir.
J'ai demandé ce que c'était, exactement, que faire son devoir. Le colonel a réfléchi un instant, et a répondu:
—C'est bien servir l'Empereur
Mais, peu après, il s'est repris.
—Non. C'est bien aimer la France, toujours; même quand il n'y a plus d'Empereur. Seulement, alors, il y a des fois que c'est bougrement difficile!
Le soleil baissait; il faisait presque froid sous les jeunes frondaisons des vieux arbres. Nous avons été nous asseoir, un instant, près du mur de l'autre terrasse, dans ce coin abrité qu'on appelle la petite Provence. J'ai demandé au colonel de me raconter une histoire, et il m'en a raconté une, superbe; la plus belle, je crois, qu'il m'ait jamais dite. C'était une histoire de Russes. L'Empereur Napoléon Ier avait battu les Russes et poussait leur armée vers une rivière. (Je ne sais plus qu'elle rivière c'était, mais ça ne fait rien.) Il avait donné l'ordre au régiment de dragons du colonel Gabarrot de passer la rivière à gué, en amont, et d'aller attendre l'ennemi sur l'autre bord.
—Nous arrivâmes, dit le colonel, juste au moment où les premiers de ces coquins qui s'étaient jetés à la nage afin d'échapper aux boulets français commençaient à sortir de l'eau; nous les tuâmes sans miséricorde. Après quoi, ayant mis pied à terre, nous descendîmes sur la berge pour attendre les autres qui approchaient en grand nombre, portés par les eaux du fleuve. Et quand ils touchaient le rivage et cherchaient à saisir, pour se hisser sur le sol, des touffes d'herbes et des branches d'arbustes, nous, à grands coups de sabre—nous coupions les mains!
Depuis avant-hier je n'ai pas cessé de voir ce que j'ai perçu, ainsi qu'à la lueur d'un éclair, au récit du colonel: les lames des dragons s'abattant sur les poignets qu'elles tranchent; les yeux révulsés des nageurs, blancs dans les faces ou la bouche qu'ouvre un cri suprême n'est plus qu'un grand trou noir; les corps, les têtes disparaissant sous les flots, au-dessus desquels, un instant, s'agitent des moignons écarlates; les eaux du fleuve, dans la pâleur froide du crépuscule, rougies comme par les rayons d'un invisible soleil; et gisant sur la berge, fermées, ouvertes, ou bien agrippées aux branches, crispées aux herbes, désespérées et blêmes, frangées d'éclats de chairs et de caillots sanglants—des mains, des mains...
Ah! c'était une fameuse histoire, pour sûr! Et j'ai obligé M. Gabarrot à me la répéter trois fois.
Et aujourd'hui, on m'apprend que le colonel va mourir, avec mon père et ma mère, je vais lui faire une dernière visite.
Il est assis devant le feu dans son grand fauteuil, une couverture sur les genoux; il n'a pas voulu se coucher, disant qu'il n'était pas assez malade pour ça. Je le regarde attentivement pour voir quelle figure ont les hommes qui vont mourir. Leur figure n'a rien d'extraordinaire; elle est pâle et fatiguée, simplement. Ils semblent aussi avoir une grande difficulté à parler. Malgré les exhortations de ma mère, je prie M. Gabarrot de me faire encore une fois le récit qu'il m'a fait avant-hier. Il commence, d'une voix pâteuse et sourde; mais une quinte de toux l'interrompt presque aussitôt. Ma mère s'empresse auprès de lui, et mon père me prend par la main, pour m'emmener hors de la chambre. Mais, comme nous sommes sur le seuil, j'entends la voix du colonel, très basse, mais impérative, qui me rappelle.
—Jean!
Je me retourne. Il est assis, le buste d'aplomb, les yeux grands ouverts et brillants, le bras droit levé comme pour un terrible coup de taille; et au bout de ce bras il me semble voir une lame qui descend, en sciant, sur un poignet tendu.
—Jean!... Nous... coupions... les... mains...
Le colonel s'affaisse dans le fauteuil, et sa tête se renverse sur le dossier.
Mes parents vont à l'enterrement; et Lycopode (c'est ma bonne, qui s'appelle Victoire, mais qu'on appelle Lycopode) me conduit jeter de l'eau bénite sur le cercueil. Les épaulettes du colonel, son épée et sa croix, sont placées sur le drap noir. Il y a des soldats rangés en bataille, avec des tambours voilés de crêpes et un drapeau déployé à la hampe duquel l'aigle a crispé ses serres; un groupe nombreux d'officiers en grand uniforme; et des curieux innombrables, hommes qui passent chapeau bas, femmes qui saluent en se signant...
Lycopode me ramène à la maison par le chemin des écoliers; pour me distraire, me dit-elle, mais je crois que c'est afin de passer par la rue de Lille, où sont casernés les turcos. Lycopode aime les turcos; elle dit que c'est pas vrai; mais c'est vrai. Moi aussi, j'aime les turcos. Mais Jean-Baptiste ne les aime pas. Il dit qu'ils sont vilains comme le diable, qu'ils se débarbouillent dans le pot à cirage, qu'ils mangent trop de réglisse, et toutes sortes de bêtises comme ça. Lorsque je parle de leurs beaux uniformes, de l'éclat de leurs dents blanches et des grands feux qui éclairent si étrangement leurs faces noires, Jean-Baptiste hausse les épaules. Tout ça, c'est parce qu'il est jaloux de Lycopode, et parce qu'il sait que Lycopode pense comme moi au sujet des turcos, sans pourtant oser l'avouer. Une belle fille, Lycopode, grande et forte, avec de grosses joues rouges sur lesquelles les baisers claquent, un gros chignon de cheveux noirs et, sur la poitrine, des boîtes à lait numéro un, comme dit Jean-Baptiste.
Jean-Baptiste est l'ordonnance de mon père, l'ordonnance en titre, l'homme de confiance. Il aura fini son congé dans un an environ, à l'automne de 1870, mais peut-être qu'il restera au régiment; ça dépend de Lycopode; si elle veut lui promettre de se marier avec lui, Jean-Baptiste reprendra du service, remplacera un homme appelé sous les drapeaux. Jusqu'ici, Lycopode n'a rien voulu promettre; elle prétend que Jean-Baptiste est beaucoup trop jeune pour elle; en réalité, il aura bientôt vingt-sept ans et elle n'en a pas encore trente. La différence n'est pas considérable, et il me semble que Lycopode pourrait bien passer là-dessus, d'autant plus que Jean-Baptiste est son pays, qu'il est né en Bourgogne, comme elle. A l'occasion, je fais mon possible pour la décider; car je regretterais le départ de Jean-Baptiste. Sait-on qui le remplacerait? Une ordonnance modèle, capable de donner toute satisfaction, non seulement à son officier, mais au fils de cet officier, et à sa famille en général, ne se trouve pas tous les jours dans l'armée.
Avant Jean-Baptiste, mon père a eu bien des ordonnances qui ne valaient pas cher. Le brasseur qui a précédé Jean-Baptiste, par exemple, était un Alsacien qui hachait de la paille à bouche que veux-tu, et qui m'appelait monsieur Chan. Mon père ne l'a pas gardé longtemps, heureusement; il déplaisait à tout le monde. On aime si peu les Alsaciens! On les méprise tellement! Ils sont si gauches, si lourds, si maladroits! Ils manquent à un tel point du tact le plus élémentaire! Ce sont de faux Allemands et ils ne seront jamais Français. On n'aime pas les amphibies, en France, les êtres qui ne sont ni chair ni poisson, il faut être, catégoriquement, l'un ou l'autre. Un franc Allemand, un Cosaque bon teint, même, ne déplaisent point; au contraire. C'est ainsi qu'on admire les Prussiens ouvertement, et même tapageusement. Déjà, il y a deux ans, en 67, ils ont été les héros d'une réception offerte à l'occasion de l'Exposition; le roi Guillaume et Bismarck ont reçu un de ces accueils qui engagent les gens à revenir. On s'est extasié sur la bonne mémoire du roi qui, d'un faubourg de Paris, avait désigné sans hésitation l'endroit où il avait campé, en 1814, auprès de Romainville.
—Il y a un fort là, aujourd'hui, avait expliqué le général français qui accompagnait Sa Majesté.
Et le roi avait souri, avait demandé des renseignements sur le fort, renseignements qui lui avaient été obligeamment fournis. Pourquoi pas? Est-ce que la France pourrait avoir quelque chose à redouter de la Prusse? Les Français ne sont pas des Autrichiens, Dieu merci! et les Sadowa ne sont pas faits pour eux. Aussi, lorsque le général de Moltke, l'année dernière, a visité incognito la frontière de l'Est, étudiant les positions et prenant des notes, on s'est bien gardé de le gêner; on l'a fait suivre par quelques agents auxquels la plus grande discrétion avait été recommandée, et voilà tout. La Prusse n'existe que parce que nous permettons son existence, tout le monde le sait; Jean-Baptiste me le disait encore hier.
Car Jean-Baptiste me tient au courant de la politique, des affaires militaires, de beaucoup de choses dont les conversations dont je suis l'auditeur quelquefois indiscret ne me donnent qu'une vague idée, et que je suis curieux d'approfondir. Il n'est ni ignorant, ni bête, Jean-Baptiste; tant s'en faut; et il serait au moins caporal, et peut-être même sergent, s'il n'avait préféré être ordonnance, entrer au service de mon père au départ de l'Alsacien. C'est à cause de Lycopode qu'il a renoncé à tout espoir de conquérir les galons de laine et la sardine. Quelquefois, il dit qu'il a peut-être eu tort, et que les femmes sont bien trompeuses; ça doit être vrai, mais je ne sais pas. Du reste, Jean-Baptiste ne soupire pas trop; généralement, il est très gai et chante comme un pinson; il m'intéresse et m'amuse; et j'aime bien les histoires qu'il me raconte, même les histoires pacifiques de son village, lorsqu'il me mène à la promenade.
Ça ne vaut pas les récits du colonel Gabarrot, tout de même. Depuis la mort du colonel, je n'ai plus d'amis; j'ai bien des amis de mon âge, des enfants avec lesquels il m'est agréable de jouer; mais on ne peut pas jouer tout le temps, et l'on sent souvent le besoin d'amis sérieux, d'un âge variant entre cinquante et quatre-vingt-dix ans, qui ont vu la vie, qui connaissent l'existence, et qui peuvent vous parler de choses intéressantes, de choses qu'ils ont vues ou qu'ils ont faites. C'est un ami comme ça qu'il me faudrait; j'ai essayé de le trouver dans un vieil officier en retraite qui demeure presque en face de chez nous, et qui vient à la maison de temps en temps. J'ai été le voir plusieurs fois; il a de beaux livres avec des images de batailles, mais il est triste comme tout. Je sais pourquoi il est triste: c'est parce que son fils, qui était sous-lieutenant, a déserté pendant la campagne du Mexique; c'était un jeune homme d'avenir, dit mon père, mais il s'est pris d'un malheureux amour pour une Mexicaine qui l'a déterminé à passer du côté de Juarez; de sorte que, ayant abandonné son drapeau, il sera fusillé sans merci s'il revient jamais en France.
Quelquefois je songe à ce jeune homme, que je n'ai jamais vu, et je me dis qu'il n'est peut-être pas malheureux au Mexique, surtout si la Mexicaine est jolie. Mais le vieil officier ne pense pas comme moi; il déclare que son fils l'a déshonoré, et que c'est le dernier des bandits; s'il le tenait, dit-il, il le tuerait. Dernièrement, même, il m'a fait assister à une scène étrange. C'était l'anniversaire de la naissance du jeune homme dont un grand portrait, qui le représente en uniforme, est accroché dans le salon; ce portrait était percé de cinq petits trous ronds; mais je ne savais pas pourquoi.
—C'est aujourd'hui l'anniversaire du traître, m'a dit le vieil officier en me conduisant au salon; tu vas voir comment je traite les déserteurs.
Il avait à la main un pistolet. Il s'est placé en face du portrait de son fils, a tiré, et la balle a creusé, à la place du coeur, un sixième petit trou. Tous les ans, à pareille époque, il passe le portrait par les armes. Voilà une chose amusante; il est seulement malheureux qu'elle ne se reproduise pas plus souvent; à mon avis, c'est tous les huit jours que le vieil officier devrait exécuter son fils en effigie; ça ne ferait pas de mal au jeune homme, et ça me divertirait.
J'ai grand besoin d'être diverti, mais le vieil officier ne s'en doute pas. Il parle toujours de la patrie, de l'honneur, du devoir sacré, et d'un tas d'autres choses qui sont très belles mais qui m'embêtent. Je lui ai demandé de me faire des récits de combats, de campagnes, mais il ne veut pas; il prétend que je suis trop petit. Mais peut-être qu'il ne sait rien; peut-être qu'il n'a jamais été à la guerre. Je finis par croire que c'est un vieux Riz-pain-sel, et je refuse d'aller le voir davantage. A quoi bon?... Ah! il n'y avait encore que le colonel Gabarrot pour me raconter de belles histoires—des histoires comme celle des Russes auxquels les dragons coupaient les mains.
Mon père compte, bien entendu, quelques amis qui n'appartiennent point à l'armée; mais j'ai peu de goût pour ces civils; je suis sûr que mon père, lui-même, ne les estime que modérément.
—Les pékins, disait-il l'autre jour à deux officiers de son régiment, les pékins pleurent de temps en temps parce que les militaires les méprisent. Nous ne les mépriserons jamais autant qu'ils nous aiment. Dans nos rapports avec eux, ne nous gênons donc pas.
Les deux officiers ont souri, en signe d'assentiment.
Toute ma vie, je me suis souvenu de la phrase de mon père et du sourire de ses amis. Aujourd'hui, ces deux officiers, en retraite, vivent en province; et j'ai eu l'idée, lorsque j'ai pris la détermination d'écrire ce livre, de leur demander de vouloir bien faire appel à leurs souvenirs et de retracer l'existence de mes parents, durant les quelques années qui suivirent immédiatement ma naissance. Ils l'ont fait, l'un et l'autre, en style de rapport et, je crois, avec un grand souci de la vérité. Sur mon père, par exemple, le premier officier s'exprime ainsi:
«M. Maubart (Paul-Frédéric-Eugène) naquit à Paris en 1828. Il sortit de Saint-Cyr en 1849. Il prit part, comme sous-lieutenant, à la répression des troubles des premiers jours de décembre 1851. Il fut promu lieutenant en 1852. C'est en cette qualité qu'il fit, au 91e régiment d'infanterie de ligne, la campagne de Crimée. Le 8 septembre 1855, il fut blessé par l'explosion d'une poudrière, dans la courtine qui flanquait la redoute Malakoff, à droite. Il fut fait, à cette occasion, chevalier de la Légion d'honneur. Revenu en France, et à peine guéri de sa blessure, il se maria, dans les derniers jours de cette même année 1855, à Mlle von Falke (Cécile-Augustin). Il fut nommé, en 1858, capitaine au 18e régiment de voltigeurs. Il se fit remarquer, à plusieurs reprises, en 1859, pendant la campagne d'Italie; une aventure galante, qui fit quelque scandale à Milan, l'empêcha seule d'obtenir l'avancement que méritait sa belle conduite. De retour en France, cependant, il obtint de passer avec son grade dans la Garde Impériale (voltigeurs). En 1862, naquit son fils (Jean-Edmond-Louis), aujourd'hui capitaine d'infanterie. En 1865, le capitaine Paul Maubart fut nommé chef de bataillon (voltigeurs de la Garde); en 1867, il fut créé officier de la Légion d'honneur. Physiquement, M. Maubart (Paul-Frédéric-Eugène) était un fort bel homme, d'une taille sensiblement au-dessus de la moyenne, et d'irréprochables proportions; ses yeux bruns étaient fort vifs; son nez, assez fortement accentué; sa bouche, parfaitement dessinée et laissant voir des dents superbes; il était blond, d'un blond tirant sur le roux, et portait la moustache longue et effilée, ainsi que l'impériale. Au point de vue intellectuel, nous ne saurions faire un éloge immodéré de M. Maubart; nous ne pouvons, d'autre part, sans altérer la vérité, lui dénier certaines qualités mentales; telles, par exemple, qu'une compréhension rapide des circonstances et une perception vive, presque intuitive, du caractère des personnages avec lesquels il se trouvait en contact. Ses aptitudes étaient nombreuses; et ses facultés naturelles, étendues; il avait négligé de les cultiver, pourtant, et avait sacrifié toute étude sérieuse au développement de talents de société qui lui assuraient des succès mondains. En cela, il n'avait fait qu'imiter la plupart des officiers de l'armée française, avant 1870, au sujet desquels le général Thoumas écrivait les lignes suivantes: «La lecture de l'Annuaire et le calcul de leurs chances d'avancement formaient la base de leur instruction militaire. L'étude était en défaveur, le café en honneur. Les officiers qui seraient restés chez eux pour travailler auraient été suspectés comme vivant en dehors de leurs camarades. Pour arriver, il fallait avant tout avoir un beau physique et une tenue correcte, affecter un grand mépris pour les connaissances techniques; être, surtout, recommandé.» M. Maubart possédait les qualités requises pour «arriver»; il fut, à différentes reprises, chaudement recommandé; et le souci de l'exactitude nous oblige à dire que de puissantes influences féminines ne furent pas étrangères à ces recommandations.
«Cela nous amène à déclarer que M. Maubart, du point de vue moral, et même aux yeux d'hommes sans étroitesse d'esprit, n'était point irréprochable. Qu'on nous pardonne cette expression un peu risquée: c'était un homme à femmes. Avant l'expédition de Crimée, il avait eu plusieurs liaisons tapageuses, non seulement avec des personnes du demi-monde, mais avec des femmes mariées; un duel, dans lequel il blessa mortellement son adversaire, avait été la conséquence d'une de ces liaisons. Lorsqu'il revint de Crimée, blessé et avec la croix d'honneur, il ne tarda pas à faire la connaissance de Mlle Cécile von Falke, jeune fille accomplie, d'origine allemande. Cette jeune fille s'éprit d'un violent amour pour M. Maubart, qui l'épousa peu de temps après; elle possédait une belle fortune, ses parents étaient riches, et l'on pouvait espérer que ce mariage, qui donnait à M. Maubart une situation stable et enviable, obligerait ce brillant officier à mettre un frein à ses débordements blâmables. Malheureusement, il n'en fut rien. Pour excuser jusqu'à un certain point M, Maubart, on peut dire qu'il avait des appétits irréguliers, fort violents; qu'il était spirituel, gai, et aimait à faire apprécier son esprit et sa gaîté, ainsi, du reste, que ses avantages physiques; que, s'il brava souvent les lois les plus élémentaires de la morale courante, il fit sans doute de louables efforts pour mettre une certaine réserve dans les manifestations de son tempérament primesautier, trop instinctif. Ces efforts, d'ailleurs, restèrent vains. Nous avons déjà dit quelques mots de la regrettable affaire dont furent cause, à Milan, en 1859, ses relations avec une dame de l'aristocratie italienne; nous ne reviendrons pas sur ce pénible sujet, et nous ne ferons qu'une allusion fort discrète aux rumeurs—corroborées, hélas! par des faits significatifs—qui attribuèrent longtemps à M. Maubart une place spéciale dans les affections de Mme de L.-M., la femme d'un des généraux qui, à l'heure actuelle, sont à la tête de l'armée française. La naissance de son fils, en 1862, n'attacha pas plus sérieusement M. Maubart au foyer conjugal. Bien qu'on ne paisse lui reprocher d'avoir usé d'aucun mauvais traitement à l'égard de sa femme, on peut avancer qu'il la faisait beaucoup souffrir, indirectement. L'incorrigible légèreté de M. Maubart, ses infidélités constantes et trop peu dissimulées, avaient assombri l'esprit de Mme Maubart, et peut-être même porté atteinte à ses facultés mentales. Cela seul suffirait à expliquer la mort soudaine de cette dame, mort demeurée toujours quelque peu mystérieuse, qui offrit toutes les apparences du suicide, et...»
J'interromps ici la citation, car le second officier a justement écrit, au sujet de la mort de ma mère, quelques lignes qui ne sont point sans intérêt. Les voici:
«La mort de Mme Maubart, survenue vers la fin de 1869, a été le sujet de bien des discussions, d'ailleurs parfaitement oiseuses. Cette dame s'est donné la mort, s'est empoisonnée. Le fait est hors de doute. Il ne fut point constaté officiellement, c'est certain, et l'autopsie ne fut même pas ordonnée; mais tout cela ne prouve rien. La situation du mari, l'intérêt de la famille, exigeaient qu'on fit, autour de ce malheureux événement, le moins de bruit possible. Quant aux raisons qui poussèrent Mme Maubart à mettre elle-même un terme à son existence, on s'est accordé à les trouver dans la continuelle inconstance de son époux. Mme Maubart, en somme, se serait donné la mort parce qu'elle était jalouse de son mari; par jalousie impuissante. Telle n'est point mon opinion. Que Mme Maubart ait été jalouse de son mari, je ne le nie point; qu'elle ait souffert de son infidélité, je l'accorde. Pourtant, elle avait supporté pendant des années les écarts de son conjoint; ces écarts devenaient de moins en moins nombreux; les expansions extra-conjugales de M. Maubart se concentraient, si j'ose m'exprimer ainsi, dans sa liaison presque avouée avec Mme de Lahaye-Marmenteau; cette liaison avait déjà assagi, devait assagir de plus en plus, moraliser en quelque sorte, la vie de M. Maubart. Le général de Lahaye-Marmenteau, en effet, était à cette époque fort malade; il était condamné par les médecins qui l'avaient envoyé passer l'hiver à Nice, sans aucun espoir de l'en voir revenir. On pouvait présumer que Mme de Lahaye-Marmenteau, devenue, veuve, obligerait son amant à la plus grande réserve, et que ce dernier serait enfin forcé de mener, entre sa femme et sa maîtresse, une existence non pas irréprochable sans doute, mais superficiellement correcte. Mme Maubart, qui avait accepté un partage indéfini, pouvait admettre un partage défini, au moins en désespoir de cause. Je ferai observer, à ce sujet, qu'elle continuait à fréquenter Mme de Lahaye-Marmenteau. Donc, à mon avis, ce n'était point la jalousie en elle-même, dont l'acuité avait été émoussée par le temps, qui aurait pu conduire Mme Maubart à attenter à ses jours. Il faut, pour bien juger les faits, se rendre un compte exact de la situation domestique de cette dame.
«Mme Maubart avait, en fait, toujours vécu isolée, complètement à part soit dans sa famille soit dans la société qu'elle fréquentait; son existence était admise, tolérée plutôt, mais à condition qu'elle ne s'affirmât point. Elle se trouvait dans la situation d'une esclave dont on n'exige rien, qu'on laisse libre, mais qui ne cesse de se sentir esclave; dont les chaînes sont remplacées par d'énormes étendues d'égoïsme, par d'immenses solitudes d'âmes où ne jaillit la source d'aucune affection, où ses cris d'angoisse vont se perdre sans trouver d'écho. Mme Maubart était une nature sentimentale et tendre; s'il en eut été autrement, elle n'aurait pas eu la force d'endurer ce qu'elle eut à souffrir. Elle désirait être aimée, certes; mais ce qu'elle aurait voulu surtout, ce qu'elle souhaitait ardemment, c'était de faire accepter entièrement son amour à elle, l'affection sans bornes qu'elle avait vouée à l'homme qu'elle avait choisi. Et elle sentait que cet homme n'acceptait pas son amour, n'en agréait que des bribes, par-ci par-là; ne le considérait point comme une chose précieuse entre toutes, bien au-dessus de tous les sentiments et de toutes leurs expressions. Plus encore; elle sentait que, l'amour complet dont elle lui faisait offrande, l'homme qu'elle avait choisi ne pouvait point l'accepter. Elle le sentait, lui, blasé, fatigué et comme soûlé d'hommages de toutes sortes, d'admirations innombrables qui semblaient naturelles à son inconsciente vanité. Tel un dieu, dans l'or et le chatoiement de son uniforme, il attirait à soi tous les enthousiasmes et toutes les déférences; il les acceptait en bloc, comme son dû, sans faire la moindre attention à la qualité de l'encens qu'on lui brûlait sous le nez, et s'inquiétant peu du zèle ou de la foi des thuriféraires, pourvu qu'il fussent en nombre. Mme Maubart avait rêvé d'être la grande-prêtresse de l'idole; et la divinité se suffisait à elle-même, préférait l'extension du culte à son raffinement, ne voulait point d'intermédiaire entre sa toute-puissance et ses adorateurs. Toutes les admirations, toutes les obéissances, toutes les flatteries, allaient au mari; les plus hautes et les plus humbles, celles des puissances et celles des domestiques; celles aussi, de son enfant. Et, dans ce concert de louanges et d'exclamations ravies, la voix de l'épouse ne se distinguait pas. Son admiration totale, son amour complet, que rien n'avait pu entamer, ne comptaient guère, leur valeur toute spéciale restant inappréciée, insoupçonnée, perdue dans l'énorme et continuel tribut d'adulations qu'on déposait aux pieds du maître... Il arriva, et il devait arriver, que cette situation de femme incomprise ou dédaignée qui était celle de Mme Maubart, fut soupçonnée, devinée; et que des gens peu scrupuleux cherchèrent à l'exploiter à leur avantage. Je ne dirai pas combien de fois Mme Maubart, dont la beauté était encore dans tout son éclat lorsqu'elle mourut, à l'âge de trente-neuf ans, eut à se défendre contre les entreprises de personnages qui lui apportaient, en même temps que l'expression de leur compassion, l'offre de consolations possibles. Je ne dirai pas comment elle réussit à écarter ces sympathies intéressées. Il advint pourtant qu'elle ne put parvenir à décourager les tentatives d'un homme fort bien en cour, mais que la brutalité de son caractère et le peu d'urbanité de ses manières laissaient insensible aux mille artifices de la diplomatie féminine. Cet homme, le général de Rahoul, poursuivit pendant longtemps Mme Maubart de ses obsessions; un jour même, oubliant toute retenue, il fut près de la compromettre. Mme Maubart crut devoir avertir son mari et lui demander d'intervenir. Le commandant Maubart, soit qu'il ne crût pas qu'on pût lui réserver l'affront qu'il avait infligé à tant d'autres, soit qu'il eût quelques raisons particulières de ménager le général de Rahoul, soit pour toute autre cause, ne jugea pas à propos de s'émouvoir. Mis par sa femme en demeure d'agir, il refusa net. C'est alors que Mme Maubart, placée brutalement en présence de la réalité, voyant s'évanouir les dernières illusions qui masquaient l'inutilité de son existence, prit le parti d'en finir avec la vie... On peut croire que la mort de Mme Maubart fut fâcheuse pour son mari...»
Elle le fut surtout pour moi. Je suis certain que ma mère, si elle avait vécu, aurait fait tous ses efforts pour m'empêcher d'entrer dans l'armée, et sans doute aurait-elle réussi. Le souvenir qui m'est resté d'elle n'est qu'un souvenir de réverbération, pour ainsi dire; mais je comprends, même en laissant à part les témoignages de personnes qui l'ont bien connue et qui confirment mes suppositions, combien il lui aurait été douloureux de voir son fils choisir un genre d'existence qu'elle avait appris à haïr et auquel elle imputait tous les déboires, toutes les humiliations et toutes les souffrances qui rendirent sa vie misérable. Elle fût peut-être parvenue, aussi, à m'inculquer quelques-uns de ces sentiments humains dont l'or d'une paire d'épaulettes compense mal la privation; et dont l'absence fit de ma vie, en dépit des apparences, quelque chose d'aussi discordant, instable et tourmenté que les éléments peu cohérents qui constituent mon caractère. Ces sentiments, il me fut impossible, à moi comme à beaucoup d'autres, de les acquérir plus tard.
Bien des gens ont passé dans mon existence, et j'ai traversé l'existence de bien des gens. Ils entrèrent dans ma vie comme on pénètre dans un monument dont la structure ou la réputation vous intéresse, et où l'on n'ose point rester parce que la température n'y est pas normale, parce qu'il y fait trop froid on trop chaud, parce qu'on y redoute une bronchite ou une attaque d'apoplexie. J'entrai dans la leur par désoeuvrement; par curiosité narquoise et défiante, probablement; plutôt (bien que la comparaison ne me plaise point) comme le serpent qui se glisse dans une habitation par besoin de chaleur et de bien-être, et demeure prêt à mordre s'il est dérangé—peut-être parce que sa digestion et son sommeil sont les seules manifestations possibles de sa gratitude et de son affection.—Il y a des êtres à sang froid pour lesquels l'indifférence est un état naturel que solidifient encore de rares crises d'émotion, et qui ne peuvent se charger longtemps du faix des sentiments. Pour moi, je me suis toujours vu forcé de me débarrasser rapidement de ce fardeau; de poser ça là, avec un Ouf! de délivrance, comme le troupier, à la halte, jette sac à terre et envoie dinguer son fourniment.
Les êtres au coeur tendre souffrent de l'insensibilité des êtres au coeur dur. Certainement. Mais pourquoi existe-t-il des âmes sentimentales et délicates dans notre monde de bêtes brutes? Qu'est-ce qu'elles viennent faire dans notre abattoir, ces brebis? Si elles n'accouraient point sans cesse pour présenter à nos couteaux leurs gorges bêlantes, peut-être que nos couteaux se rouilleraient, ou que nous serions contraints d'en briser les lames sur notre armure d'indifférence. Voilà ce que j'ai pensé chaque fois qu'il m'est arrivé, malgré moi ou non, de froisser ou d'écraser une de ces pauvres petites âmes qui sont si gentilles et si naïves, qui sont comme ces fleurs qui s'en viennent pousser innocemment sur le talus d'un rempart, auprès des gueules des canons; chaque fois, aussi, que je me surpris à songer à cette nuit de décembre 1869 où mourut ma mère, et dont le souvenir, quelquefois, se présente à ma mémoire comme à travers une brume.
Des cris me réveillent dans la petite chambre, contiguë à celle de ma mère, où je viens de m'endormir.
—Monsieur! Monsieur!... Pour l'amour de Dieu, venez vite!... Jean-Baptiste!... Dites à Jean-Baptiste de courir chercher le docteur. Vite! Vite!... Ah! mon Dieu! Mon Dieu! Ah! mon Dieu!...
Qu'y a-t-il? Je me lève et, à tâtons dans l'obscurité, je me dirige vers la porte que j'essaye d'ouvrir. Elle est fermée. Je voudrais crier, mais je ne peux pas; quelque chose m'en empêche et je reste là, haletant, prêtant l'oreille. Je ne distingue plus rien que des bruits confus, des chuchotements.
Le froid me gagne. Je retourne à mon lit, bien décidé à rester éveillé; mais le sommeil, naturellement, a bientôt raison de ma volonté. Je ne sais pas combien de temps je dors, plusieurs heures sans doute, mais un grand cri tout à coup me réveille; d'autres cris; les cris d'une femme; puis des sanglots. Et puis, je perçois une voix d'homme, une voix lourde, lente, comme voilée, la voix de mon grand-père.
—Ma pauvre Cécile! Ma pauvre Cécile!...
Au matin, on me fait habiller rapidement et l'on me conduit chez une dame qui me retient près d'elle sous des prétextes variés et qui ne me reconduit à la maison que le lendemain dans l'après-midi. J'ai été très calme chez cette dame; je suis resté sombre, seulement, et taciturne. Mais quand Lycopode, tout de noir vêtue, vient ouvrir la porte, je me jette dans ses bras et j'éclate en sanglots; j'ai une terrible crise qui dure encore quand mon père un crêpe à la manche, et mon grand-père, vêtu de deuil, entrent dans le salon où l'on m'a transporté.
—Maman! Maman! Où est maman?
Mon père me fait des réponses vagues. Mon grand-père aussi bégaye des phrases à travers ses larmes; il essaye de me calmer, me caresse, me propose de m'emmener chez lui, à Versailles. Mais, je ne veux pas. Oh! je ne veux pas m'en aller. Et j'ai une nouvelle crise de larmes, tout mon corps secoué de frissons, ma tête enfouie dans les coussins du divan. Mon père, brusquement, me saisit par les bras, m'enlève, me met sur mes pieds.
—Jean! Veux-tu être un homme? Veux-tu être un soldat?
Alors, une force intérieure me raidit tout entier. Mes larmes se sèchent et je réponds:
—Oui!
—Alors, mon enfant, il faut aller avec ton grand-père.
Le fiacre qui nous conduit à la gare, mon grand-père et moi, ne va pas très vite à cause de la neige qui s'est mise à tomber à gros flocons; elle a déjà recouvert les rues d'une épaisse couche blanche et enfariné les passants. Je regarde par l'une des portières, mon grand-père par l'autre.
—Grand-papa, est-ce que tu étais tout blanc de neige comme ces-gens là pendant la retraite de Russie?
—Oui, mon enfant.
—Mais il y avait plus de neige que ça?
—Oui, mon enfant; beaucoup plus.
Silence. Mon grand-père a pris ma main qu'il garde dans la sienne. Tout à coup, il me demande de sa voix lente, dont l'accent allemand n'a jamais complètement disparu:
—Jean, as-tu pensé à ce que tu veux faire quand tu seras grand?
—Oui; je veux être officier, comme papa.
Mon grand'père regarde par la portière, très loin. Et je l'entends qui murmure:
—Ma pauvre Cécile! Ma pauvre Cécile!...
II
Les premiers jours que je passe à Versailles ne sont pas gais; les visites se succèdent, visites de condoléance au cours desquelles je suis forcé de faire mon apparition, vêtu de noir, et avec des remerciements plein la bouche pour les personnes compatissantes qui viennent de s'apitoyer sur mon infortune. Des messieurs et des dames, aux faces indifférentes, viennent assurer mon grand-père et ma grand'mère de la part qu'ils prennent à leur douleur; me déclarent qu'ils me plaignent beaucoup; que mon sort est bien cruel; que rien ne remplace une mère, etc. Je sens très bien que leur sympathie est toute superficielle; elle m'énerve; et j'aspire au moment où tous les amis et connaissances de mes grands-parents auront défilé dans la maison, emportant chaque jour avec leurs figures de circonstance un peu de la douleur vraie que j'ai ressentie, et que m'arrache chacune de leurs consolations banales, de leurs phrases de convention.
Ce jour vient. Mais c'est la fin de l'hiver qui ne vient pas. Il est terriblement froid, et l'on ne me permet que rarement de sortir de la maison, de courir dans le jardin. Ce jardin est grand, avec beaucoup d'arbres, qui détachent leurs squelettes sur la blancheur de la neige; et je me rappelle comme il y faisait bon, sous ces arbres, pendant les chaleurs de l'été dernier. C'est à cette époque que mon grand-père avait acheté cette grande villa, une des plus jolies de l'avenue de Villeneuve-l'Étang; il espérait que ma mère et moi nous viendrions y vivre; mais mon père se déclara contraint à habiter Paris et ma mère ne put se résoudre à le laisser seul. Auparavant, mes grands-parents habitaient une maison plus petite, rue de Clagny, à côté de la propriété qui appartient au maréchal Bazaine. Cette maison est maintenant à louer.
Ma grand'mère regrette beaucoup sa petite maison. C'est une vieille femme de soixante-quinze ans environ, qui semble regretter beaucoup de choses, qui semble toujours regretter quelque chose. Elle n'est pas toute petite, ainsi que beaucoup de dames âgées, mais les années l'ont un peu courbée; et elle est mince, les mains sèches et la face pâle, pâlie encore par d'épais bandeaux de cheveux blancs. Elle a de grands yeux noirs qui ne sont pas vieux du tout, très profonds et pensifs; des yeux qui ont vu beaucoup de choses, de grandes et de petites choses, joyeuses et tristes, plutôt tristes, et qui maintenant semblent regarder comme à travers un voile de fatigue, dans les gestes des gens et l'affirmation des faits, une sorte de réflexion d'actes et d'êtres abolis depuis longtemps, et vivants tout de même. Je crois que toutes les choses qu'elle a vues ont laissé une petite marque dans ses yeux et que c'est pour cela qu'ils parlent tant. Ce sont surtout ses yeux qui parlent; car elle est généralement silencieuse, et j'ai cru pendant longtemps qu'elle ne m'aimait pas beaucoup.
Mais, maintenant, je sais qu'elle m'aime. Depuis quelques jours elle m'a parlé sérieusement, comme à un homme. Elle m'a parlé de ma mère, m'a raconté ma mère quand elle était petite, quand elle était jeune fille. Oh! c'est si gentil de penser de ma mère comme une petite fille! Ma grand'mère m'a dit que je devais ne jamais perdre la mémoire de ma mère, me la rappeler surtout quand je serais grand, lorsque j'aurais l'âge de me marier; et ne pas oublier qu'il ne faut point épouser une femme si l'on n'est pas absolument sûr de la rendre heureuse.
C'est bon. Je me souviendrai. Mais pour le moment, l'image de ma mère, telle que je l'ai connue, et telle que je la voyais, il y a quelques semaines à peine, s'efface malgré moi de mon esprit; c'est comme une enfant que je la vois, pas beaucoup plus grande que moi, en robe courte et avec ses cheveux dénoués; et j'ai rêvé plus d'une fois de grandes parties que nous faisions ensemble; elle m'est apparue, dans mon sommeil, comme une amie qui partageait mes jeux, comme une soeur; il y a beaucoup de choses que je sens confusément, que je ne m'explique pas à moi-même, et que je dirais à une soeur; et que peut-être, alors, je comprendrais.
Il y a tout plein de choses que je voudrais savoir et que je n'ose pas demander aux grandes personnes parce que, sans doute, elles se moqueraient de moi. Ces choses-là sont peut-être expliquées dans les livres. C'est dommage que je n'aie pas le droit de lire les livres. Je me suis bien hasardé, l'autre jour, à entr'ouvrir deux ou trois des gros volumes qui s'alignent sur les rayons des bibliothèques, dans le cabinet de mon grand-père; mais mon grand-père m'a surpris pendant l'opération. Il m'a assuré qu'il n'y avait rien là qui put m'intéresser; je ne suis pas encore assez grand. (C'est toujours la même chose). D'ailleurs, il a peu de livres français; presque tous ses livres sont allemands. Mon grand-père lui-même est Allemand. Un grand vieillard, très droit, très sec, avec des yeux d'un bleu très pâle, pleins de bonté, comme d'une bonté un peu fatiguée, mais qui n'a pas dû être sans énergie, autrefois; la fatigue, l'amertume aussi, ont mis leurs marques aux coins des paupières et aux commissures des lèvres; le front est large et haut, le nez droit et mince, et une longue cicatrice, qui a laissé sa marque profonde sur la joue droite, raye la face pâle et calme, soigneusement rasée. La blessure qui n'apparaît plus que comme un sillon, tantôt blanc, tantôt bleuâtre, fut produite par le furieux coup de sabre d'un Russe, en 1812.
Mon grand'père, Ludwig von Falke, naquit à Karlsruhe, en 1790. En 1808, il entra comme sous-lieutenant au régiment des Grenadiers-gardes-du-corps de Bade. En 1812, ce régiment fit partie d'une brigade de troupes badoises, commandée par le général Markgraf Wilhelm von Baden, et qui contribua à la formation du neuvième corps de la Grande Armée, placée sous les ordres du maréchal Victor. Au cours de la campagne, mon grand'père se prit d'une grande amitié pour un officier de dragons français, à peu près du même âge que lui, et qui se nommait Henri Delanoix. Les deux jeunes gens se rendirent de mutuels services pendant la désastreuse retraite. Après avoir échappé à bien des périls, ils furent blessés l'un et l'autre, le 12 décembre, à Kowno; Henri Delanoix à l'épaule gauche, et mon grand-père à la tête. Ce fut grâce aux efforts surhumains de mon grand-père que l'officier français put franchir la frontière; mais il restait peu d'espoir de sauver sa vie lorsque, avec l'arrière-garde de la Grande Armée, il arriva à Königsberg. Son père, fournisseur des troupes, se trouvait dans cette ville; il avait avec lui ses deux autres enfants, une fille, Marthe, âgée de dix-sept ans, et un fils, Ernest, qui n'en avait que douze. M. Delanoix tenta l'impossible pour arracher à la mort son fils aîné. Mais tout fut inutile et le pauvre garçon expira dans les premiers jours de 1813. Je ne dirai pas combien mon grand'père fut affligé de la mort de son camarade, ni comment il conçut un attachement de plus en plus vif pour Mlle Marthe Delanoix, dont les bons soins contribuèrent puissamment à sa rapide guérison; ni comment, dégoûté de la guerre par les horribles scènes dont il avait été témoin, il prit le parti de quitter l'armée et épousa peu de temps après la soeur de son ami défunt. Mes grands-parents, après avoir longtemps vécu à Karlsruhe, vinrent habiter la France; ils eurent deux enfants: un fils, Karl, né en 1825, qui est officier dans l'armée prussienne et que j'ai vu rarement; et une fille, Cécile-Augusta, née en 1830, qui épousa mon père, et qui mourut récemment.
Mon père, le voici justement qui arrive. Je le vois descendre d'une voiture qui s'arrête devant la grille, tandis que Jean-Baptiste, qui était assis à côté du cocher, en lapin, suit à distance respectueuse avec un gros paquet sous le bras. Je sais ce que contient le paquet: des cadeaux. C'est demain Noël; et en nous réveillant, c'est au coin de la cheminée que nous allons voir ce que nous allons voir. En attendant, je suis rudement content de voir mon père; ça manquait d'uniformes dans la maison. Rien comme les uniformes pour égayer l'existence. Mon père, certes, n'est pas joyeux outre mesure; il est en deuil, et il n'oublie pas qu'il a un crêpe à sa manche; mais il est amusant tout de même et parvient de temps en temps à faire sourire mes grands-parents.
—Sacrédié! grand'maman, qu'est-ce que vous lui donnez donc à manger, à ce galopin-là? Il a encore grandi de deux pouces depuis la semaine dernière! Il faut le mettre à la demi-portion, vous savez; autrement, on le flanquerait dans les grenadiers, et je ne l'aurais pas sous mes ordres!... Arrive ici, toi, garnement, que je te regarde. Demi-tour!... par principes, nom d'un petit bonhomme! Demi-tour! A la bonne heure! Ça ne te va pas, le noir, mon garçon... Allons, qu'est-ce que je dis!... Enfin! Des couleurs il ne faut pas disputer. Dites donc, grand-papa, j'ai rencontré le petit Noël, en route. Veux-tu te sauver, toi? Est-ce que ça te regarde, ce que disent les grandes personnes? Va donc demander des nouvelles du petit Noël à Jean-Baptiste.
J'y vais. Ah! quel bon garçon, ce Jean-Baptiste! Et comme nous nous amusons bien ensemble! Nous avons fait un grand bonhomme de neige dans le jardin, et mon père dit qu'il ressemble tout à fait à un Autrichien qu'il a tué; seulement, l'Autrichien avait une longue moustache.
—Attendez-un peu, mon commandant, dit Jean-Baptiste, on va lui en mettre une aussi, de moustache, au bonhomme. On va en faire un homme à poil.
Mon père reste plusieurs jours à la maison; ou plutôt, il va et vient entre Paris et Versailles; et Jean-Baptiste l'accompagne généralement. Mais voilà que les fêtes de Noël et du Jour de l'an sont passées, et les voilà partis; voilà le dégel venu; voilà le bonhomme de neige qui est pris d'une faiblesse et s'affaisse ignominieusement sur sa base; voilà l'année 1870 commencée, an de grâce, comme d'habitude; et me voilà avec un gros rhume de cerveau. Donc les sorties me sont interdites et je reste en tête à tête avec les jouets dont on vient de me faire présent, et les livres qui les accompagnent. Livres verts comme des lézards, jaunes comme des omelettes, rouges comme des homards et bleus comme le chapeau à Lycopode, brillants et chargés d'or comme les uniformes de mon père sortant des mains de Jean-Baptiste. Ils sont pleins d'images et débordent de beaux sentiments; des Robinsons Suisses, très Suisses, des aventures de Robert-Robert et des Histoires d'Enfants Célèbres. Mais les deux plus intéressants, à mon humble avis, m'ont été apportés hier par l'aumônier du régiment de mon père, qui est venu me faire une visite. L'un des livres dont il m'a fait présent est une histoire de Henri IV qui fait voir clairement combien il fut heureux pour la France que ce grand roi abjurât les erreurs de sa jeunesse; l'autre est intitulé: Michel le Réfractaire et raconte les aventures d'un honnête jeune homme qui, appelé au service en 1814, se cacha dans un souterrain pendant que les étrangers envahissaient la France et n'en sortit qu'après l'abdication de l'Empereur, pour acclamer Sa Majesté Louis XVIII enfin remise en possession du trône de ses aïeux. Le livre, édité par Mame, qui exalte en termes dithyrambiques la sagesse et la piété du jeune réfractaire, produit sur moi une impression bizarre. Je ne sais vraiment que penser de la conduite du réfractaire, et je me décide à aller demander, à ce sujet, l'opinion de mon grand'père.
Il est précisément en train de jouer aux échecs avec un vieil officier anglais qui est notre voisin, M. Freeman, lorsque j'entre dans le salon. J'expose l'objet de ma visite. M. Freeman ne me laisse pas achever, m'arrache des mains le livre que j'ai apporté, et en parcourt quelques feuilles à la hâte. Alors, il jette violemment le livre sur la table et s'écrie:
—Vraiment! C'est une indignité! Voilà un livre qui prêche ouvertement la trahison, la désertion, le mépris de la France et la haine de la liberté, qui calomnie lâchement l'empereur Napoléon! Et c'est un prêtre, un aumônier de régiment, qui apporte ce livre au fils d'un officier! Il mérite d'être fusillé. Voilà mon avis!... Falke, dit-il à mon grand-père, gardez ce livre et ne laissez pas cet enfant le lire davantage. Je parlerai de la chose à son père. Quant à moi, veuillez m'excuser pour aujourd'hui. Je suis tellement indigné que j'ai besoin de prendre l'air.
Il sort, rouge comme la veste d'un horse-guard, mâchant des jurons anglais; et je reste seul avec mon grand-père, un peu contrarié de voir sa partie d'échecs interrompue.
—M. Freeman est le meilleur des hommes, dit-il au bout d'un instant, mais il est un peu vif. Il est plus Français que la France et plus bonapartiste que Napoléon. La France et Napoléon sont ses deux idoles. Ces Anglais sont vraiment bien curieux. Du reste, il avait complètement raison. Ce livre est un très mauvais livre, et il ne faut pas que tu le lises.
C'est aussi l'avis de M. Curmont, un autre voisin qui vient d'entrer et qui propose à mon grand-père de remplacer sa partie d'échecs par une partie de piquet. M. Curmont, que je vois pour la première fois, me semble peu sympathique; sa démarche est hésitante, sinueuse; ses épaules ont l'air inquiètes et ses derrières mal assurés; il semble redouter une attaque de flanc, et exécute, avant de prendre place sur la chaise que vient de quitter M. Freeman, un mouvement tournant des plus compliqués. Ses grosses lèvres remuent d'une façon singulière quand il parle; mais c'est pour la frime, car je vois très bien que c'est avec son nez qu'il s'exprime; il prononce les voyelles avec la narine gauche et les consonnes avec la narine droite.
Ses yeux humides, des yeux qui semblent avoir fait naufrage, paraissent curieux de ce qui se passe derrière les oreilles en colimaçon; et le front, qu'envahissent des cheveux vainement refoulés en arrière, retombe sur ces yeux-là comme la visière d'un casque. Je ne parle pas du menton; on n'en voit point; une longue barbe, une de ces horribles barbes que j'ai su depuis être des barbes à principes, semble avoir pour mission de dissimuler la hideur de la mâchoire.
Si je n'ai pas, jusqu'ici, vu M. Curmont, j'ai entendu parler de lui plusieurs fois. C'est un républicain, un républicain austère, qui n'a pas d'autre désir que celui de se sacrifier au bien-être de son pays. Il a un fils, pourtant, qui, bien que républicain comme son père, a des ambitions; mais ses ambitions sont légitimes, car c'est un jeune homme du plus grand avenir. Il a fait son droit, ce qui est beau, et vit à Paris avec d'autres personnages qui ont aussi fait leur droit et qui feront bien autre chose avant peu. Il y en a un, dans la bande, qui s'appelle Léon et dont M. Curmont fait le plus grand éloge. Il est fier, d'ailleurs, de recevoir ces messieurs chez lui, de temps à autre; ils lui sont amenés par son fils. Ce fils, ayant d'aussi belles relations, dépense beaucoup d'argent. M. Curmont n'est pas bien riche, et ne pourrait pas fournir cet argent. Heureusement, Mme Curmont est une musicienne hors ligne; en donnant des leçons du matin au soir et en jouant dans les concerts, autant que possible, du soir jusqu'au matin, elle parvient à subvenir aux besoins de son fils. Je voudrais bien voir, pour mon compte, ce jeune homme à grand avenir; je voudrais bien voir, aussi, ses amis; d'autant plus que mon père, dernièrement, en a parlé devant moi en termes peu flatteurs.
—Des vauriens, a-t-il dit. Des piliers d'estaminets, des avocats sans cause, des poches à bave. Si l'Empereur faisait fusiller ces gaillards-là, ce serait un grand bien pour lui et pour la France. C'est grâce à cette sale clique que nous n'avons pas d'armée de seconde ligne. Malgré tout, on pourrait encore se tirer d'affaires, si ces gredins n'étaient pas là pour empoisonner le public.
M. Freeman, à qui s'adressait mon père, a trouvé que les moyens préconisés par lui étaient plutôt excessifs. Il pense que toutes les opinions doivent être libres, au moins jusqu'à un certain point. Mais ce qu'il n'admet pas, c'est qu'on vilipende la France et la mémoire du Grand Empereur. Et il a parlé à mon père du livre que m'avait apporté l'aumônier. Mon père a haussé les épaules.
—Oui, oui, vous avez raison. Mais qu'est-ce que vous voulez? Nous sommes entre deux feux. La calotte d'un côté, le spectre rouge de l'autre. Les pékins sont las de gagner de l'argent; l'empire les a gavés; et maintenant, ils ont une indigestion. Qu'est-ce que vous voulez faire à ça? Quant à la propagande des oiseaux noirs, quant aux bouquins qu'ils distribuent, ça ne produit pas plus d'effet qu'un cautère sur une jambe de bois. L'influence du livre, c'est de la blague. Il n'y a qu'une chose qui ait une influence: c'est ça.
Et, du plat de la main, il a frappé son épée.
—Vous n'avez peut-être pas tort, a dit M. Freeman; cependant l'esprit public devrait être mis à l'abri...
—Il n'y a pas d'esprit public en France, a répondu mon père. La Dette publique nous suffit.
M. Curmont, lui, croit à l'existence de l'esprit public. Il croit à l'Opinion, à l'Histoire, aux Principes et au jugement de la postérité! Il a des convictions profondes. ... Il a surtout une petite fille qui s'appelle Adèle et qui est la plus charmante petite fille que j'aie jamais vue. A vrai dire, elle n'est pas toute petite; elle est même plus grande que moi. Elle a douze ans, et je n'en ai que huit. Mais elle est si mignonne, si délicate et si fraîche! Avec ses grands yeux bruns, les longues boucles mordorées de ses cheveux soyeux, et sa petite bouche rose à la moue pensive, elle donne l'idée d'une de ces poupées, qu'on expose dans les magasins luxueux, à l'époque des étrennes. Elle est presque aussi rose qu'une poupée; pas triste, mais pas bruyante; très raisonnable et très instruite aussi. Elle joue du piano presque aussi bien que sa mère. Je l'ai entendue jouer et j'ai été honteux de ne rien savoir, ni musique, ni autre chose; j'ai regretté qu'on ne m'eût rien fait apprendre. La musique aussi m'a ému profondément, a remué en moi beaucoup de choses qui doivent être très embrouillées. Je songeais que ma mère, si elle vivait encore, aimerait Adèle plus qu'elle ne m'aimait; je me suis demandé, aussi, si ma mère m'aimait réellement, et si j'avais jamais eu pour elle une affection profonde; ou bien, plutôt, si je n'avais jamais pu parvenir à aimer ou à me faire aimer. J'ai pensé qu'Adèle, qui est si savante, pourrait m'expliquer beaucoup de choses que je ne comprends pas; et je me suis décidé à lui exposer, ainsi que j'avais rêvé si longtemps de le faire à une soeur, tout ce que je ressens.
Elle m'écoute avec attention, un doigt sur les lèvres et la tête un peu penchée. Quand j'ai fini, elle me regarde longtemps, silencieuse, avec des yeux pleins de surprise.
—Je ne sais pas, dit-elle à la fin. Oh! je t'assure que je ne sais pas. Je n'ai jamais pensé à tout ce que tu me dis. J'aime mon père, j'aime ma mère, j'aime mon frère, j'aime tout le monde. Je crois bien que tout le monde m'aime aussi. Personne ne me le dit jamais, mais c'est parce qu'on n'a pas le temps. Papa lit son journal et parle politique toute la journée; maman travaille continuellement, et Albert ne vient de Paris que de temps en temps, et ne reste que quelques heures, juste le temps de prendre l'argent qu'on a mis de côté pour lui. Tu vois qu'ils sont tous très occupés. Mais je suis sûre qu'ils m'aiment beaucoup. Pourquoi ne m'aimeraient-ils pas? Toi, tu m'aimes bien... Je ne comprends pas beaucoup ce que tu m'as dit. Je ne sais pas...
Ce sera toute l'histoire sentimentale de ma vie, cela. Aux questions que je ne poserai plus jamais, mais qu'elles comprendront, les femmes que je rencontrerai répondront toutes, par le silence: Je ne sais pas.
—Pour la musique, continue Adèle, je ne comprends pas qu'elle t'émeuve autant. Moi, ça ne me fait rien. Mais si tu savais comme c'est fatigant, surtout au commencement! Toujours les doigts sur les touches... Je n'ai jamais eu le temps de m'amuser beaucoup. Mais nous jouerons à toutes sortes de choses ensemble, n'est-ce pas? lorsqu'il fera beau temps, lorsque le printemps sera venu.
Le printemps est venu. Les feuilles commencent à crever l'enveloppe des bourgeons, et si les fleurs ne se montrent pas encore en pleine terre, il y en a déjà de jolies dans la serre, au bout du jardin. Mon père en a fait faire plusieurs fois des bouquets, qu'il a envoyés à la maréchale Bazaine.
J'ai vu souvent la maréchale passer en voiture; c'est une bien belle femme. M. Curmont raconte d'horribles histoires sur son compte, affirme que le maréchal a fait au Mexique massacrer toute la famille de sa femme. Mais je ne crois pas un mot de tout cela. Comment un maréchal de France pourrait-il être coupable de tels actes?
Pourtant, dernièrement j'ai assisté à une scène curieuse. Comme je passais dans la rue de Clagny, j'ai vu un rassemblement devant la propriété du maréchal. La grille était ouverte et, dans le jardin, devant la maison, se tenait un monsieur bien vêtu, au teint basané et à la moustache noire, qui criait à tue-tête:
—Voleur! Canaille! Traître! Assassin!
Et il tendait son poing crispé vers quelqu'un qui devait se trouver dans la maison, derrière les volets d'une fenêtre. Le garde de Clagny, qu'on avait été chercher, est accouru, son sabre au côté. Il a mis la main sur l'épaule du monsieur, qui s'est décidé à le suivre après une dernière bordée d'injures et s'est dirigé, accompagné par le garde, vers la station du chemin de fer. On disait dans la foule que c'était un parent de la maréchale qui était venu lui emprunter de l'argent, et qui, ne pouvant avoir cet argent, se vengeait par des grossièretés.
M. Curmont dit que ces grossièretés sont des vérités absolues. Mais mon père assure que ce sont d'odieuses calomnies. Il me défend, d'ailleurs, de répéter à qui que ce soit ce que j'ai vu et entendu. Mon père vient très souvent à Versailles, à présent. Fréquemment des officiers de ses amis l'accompagnent. Mes grands-parents tiennent, pour ainsi dire, table ouverte. Mon grand-père est présenté à ces messieurs comme un Vieux de la Vieille, ce qui lui attire tous les respects.
—Voila un homme, messieurs, dit mon père, qui fut l'un des compagnons du Grand Empereur. Il était à la Bérésina, messieurs!
—La Bérésina! disent en choeur les officiers. Terrible affaire! Le froid! La glace! Effroyable désastre! Le plus épouvantable épisode de la grande retraite...
Mon grand-père, chaque fois, ébauche un geste de contradiction et essaye de dire quelque chose. Mais, comme il parle très lentement, on lui coupe toujours la parole aux premiers mots; et il n'insiste pas. Du reste, il paraît s'affaiblir depuis quelque temps; il se casse, ses mains tremblent beaucoup, et il semble prendre pour toutes choses une indifférence de plus en plus grande.
Je soupçonne mon père d'avoir profité de cet état pour engager le vieux, comme il l'appelle, à louer, pour un prix très bas, sa maison de la rue de Clagny au général de Rahoul. Ma grand'mère a paru très peu satisfaite de la transaction; mais mon père compte beaucoup sur le général de Rahoul, qui est devenu son ami intime et son commensal ordinaire. Je n'aime pas le général de Rahoul, et ma grand'mère le hait.
—Vous voudrez bien m'excuser, a-t-elle dit à mon père qui s'est mis à sourire d'un sourire forcé, lorsque vous jugerez à propos d'inviter ce monsieur.
Ma grand'mère n'est pas au courant des affaires militaires, et des conditions dans lesquelles s'opère l'avancement. Mais mon père sait à quoi s'en tenir; il n'a pas pour rien quatre galons sur la manche. Il n'ignore pas que le général de Rahoul, en sa qualité d'ami intime du maréchal Bazaine, peut lui être fort utile; et il le traite en conséquence.
Le général est donc venu s'installer dans la maison de la rue de Clagny. Jusqu'ici, je l'avais cru veuf ou célibataire. Mais il est marié. Il a épousé, lorsqu'il était lieutenant, et pour son argent, une femme dont on dit qu'elle n'est pas méchante mais d'une désespérante vulgarité. Cette femme est séquestrée par son mari; quoiqu'elle se porte fort bien et qu'elle pèse au moins cent kilos, elle doit se prétendre continuellement malade, ne voir et ne recevoir personne. En somme, elle a disparu du monde. Son mari, qui la zèbre de coups de cravache, l'appelle son Panari. Je tiens ces détails et bien d'autres de Jean-Baptiste. Mme de Rahoul ne doit jamais se montrer en public et prend l'air à la dérobée, une fois la nuit tombée, comme un pensionnaire de lazaret. Quelquefois, quand il fait noir, je m'échappe et je cours jusqu'à la rue de Clagny. A travers les grilles du jardin j'aperçois quelque chose de sombre qui va et vient dans les allées, comme une grosse boule noire qui roule silencieusement. C'est le Panari qui se promène.
Jean-Baptiste a toujours une bonne histoire à me raconter. Mais ce matin il m'a apporté une bien mauvaise nouvelle. Mon grand-père a été pris d'une faiblesse hier soir, vers onze heures, et le médecin, qui est déjà venu trois fois, a dit qu'il ne fallait plus conserver aucun espoir. On m'habille à la hâte et l'on me conduit dans la chambre de mon aïeul, où se trouvent déjà ma grand'mère et mon père. Le vieillard est étendu dans son lit, immobile, les yeux clos.
—Il a perdu toute connaissance, murmure mon père.
Je m'agenouille devant le lit, ému d'une émotion toute physique que je ne puis analyser, car il me semble que j'ai la tête vide. Et tout d'un coup, comme on me fait sortir de la chambre, le souvenir du colonel Gabarrot s'empare de moi; il me hante, ne me quitte point, ni vers le soir, lorsqu'on annonce la mort de mon grand-père, ni le lendemain, pendant qu'on procède aux préparatifs des funérailles; ni même le surlendemain matin, tandis que les employés des pompes funèbres viennent tendre de noir la porte de la maison.
Mon grand-père est mort le 7 mai, et c'est aujourd'hui, le 9, à midi, qu'on l'enterre. Hier, le 8 mai, a eu lieu le Plébiscite; mais ce matin, naturellement, on n'en connaît pas encore le résultat. Mon père est venu un moment dans ma chambre pour jeter un coup d'oeil sur les journaux; mais il est interrompu dans sa lecture par l'arrivée des membres de la famille qu'il se hâte d'aller recevoir. Ils sont venus de loin, pour la plupart.
D'abord, M. Xavier Delanoix, un neveu de mes grands-parents, le fils d'Ernest Delanoix, frère cadet de ma grand'mère. C'est un homme de quarante ans, légèrement bedonnant, d'une taille au-dessus de la moyenne, avec des favoris qui inspirent confiance, et des petits yeux vrillonnants. Il est entrepositaire dans le nord de la France, non loin de la frontière belge, et présente l'aspect d'un homme qui fait de bonnes affaires. J'ai eu l'occasion de le voir déjà deux ou trois fois, à Paris. Mais il a amené avec lui sa fille, une jeune personne de dix-huit ans que je ne connais pas encore. C'est une jolie blonde, avec de grands yeux bleus et des dents pareilles à des perles; dans ses vêtements de deuil, je ne sais pourquoi, elle me donne l'idée de Marie Stuart quittant la France. J'entends qu'elle s'appelle Estelle.
Puis, c'est mon oncle Karl qui arrive, le major Karl von Falke, de l'artillerie prussienne. Je crois que mon grand-père, lorsqu'il avait quarante-cinq ans, c'est-à-dire l'âge actuel de mon oncle, devait présenter la même apparence. Un homme droit, sec, dont les yeux ont un regard direct et franc, et dont la voix claire donne aux phrases françaises une précision particulière. J'ai peu vu mon oncle jusqu'ici, mais je me sens une grande affection pour lui. Je regrette seulement qu'il ait revêtu des habits civils; j'aurais bien voulu le voir dans son uniforme. J'ai tellement envie de voir des officiers prussiens! Ça viendra peut-être, si je suis sage.
Un peu avant onze heures, arrive un monsieur que personne ne semble connaître. Il se présente comme un parent, et décline à mon père ses noms et prénoms: Séraphus-Gottlieb Raubvogel, de Mulhouse.
Il donne des explications: il est le fils d'une soeur cadette de mon grand-père, qui naquit vers 1800 et qui se maria, se trouvant en de mauvais termes avec sa famille, avec M. Gustave Raubvogel, honorablement connu. Il est, lui, Séraphus-Gottlieb Raubvogel, l'unique fruit de ce mariage. Et, bien que sa mère eût cessé, durant toute sa vie, d'entretenir aucun rapport avec sa famille, il a pris sur lui de renouer des relations avec ses parents. Il s'est enquis de leur adresse, sachant seulement qu'ils habitaient Versailles; et comme réponse, a reçu de l'agence à laquelle il s'était adressé un télégramme lui annonçant le déplorable décès de son oncle.
—Je regrette bien vivement, dit-il, qu'un événement aussi malheureux soit la cause de notre première rencontre. C'est une si grande joie pour moi, de lier enfin des noeuds de parenté réelle avec une famille dont le sort m'a tenu injustement éloigné, et à la tête de laquelle je suis heureux de voir maintenant un des plus distingués officiers de notre glorieuse armée!
M. Raubvogel s'incline légèrement en prononçant ces derniers mots, et mon père, visiblement flatté, lui tend la main.
Pourtant, quelques instants après, comme je me trouve dans la chambre de ma grand'mère, avant le départ du convoi, mon père entre rapidement, s'approche d'elle et lui demande à voix basse:
—Avez-vous connaissance d'un certain Séraphus-Gottlieb Raubvogel, de Mulhouse?
—Non, dit ma grand'mère, pas du tout.
—Il est en bas, dit mon père; il est venu pour l'enterrement. Il se dit votre neveu, le fils d'une soeur de votre mari.
—Ah! oui, dit ma grand'mère, je me rappelle. Mon mari avait une soeur qui quitta brusquement la famille, à Karlsruhe, peu de temps après notre mariage. Elle partit avec un acteur qui, je crois, l'épousa.
—Vous n'avez jamais eu d'autres renseignements sur elle?
—Jamais. Ludwig n'a jamais pu retrouver ses traces.
—Et vous ne savez pas si cet acteur qui l'épousa se nommait Raubvogel?
—Non. C'est-à-dire... peut-être... Je ne me souviens pas.
Mon père redescend au rez-de-chaussée et je le suis. Je considère attentivement Raubvogel qui, dans un coin du salon, cause avec Delanoix. C'est un homme de vingt-cinq ans environ, de taille moyenne, aux épaules larges, aux yeux vifs et souriants, au nez recourbé en bec d'oiseau, à la bouche ironique et à la chevelure châtain clair. Cette couleur est aussi celle de la barbe. J'admire cette barbe. Elle n'est pas longue; elle n'est pas épaisse; elle n'est même pas belle, si l'on veut. Mais elle est quelque peu diabolique, avec sa petite pointe effilée qui se recourbe en crochet, et elle donne à toute la physionomie un caractère si original! Quelle peut bien être la profession de M. Raubvogel?
C'est précisément la question qu'adresse mon père, à demi-voix, au général de Rahoul qui vient d'arriver.
—Écoutez, répond le général, voici ce que je vais faire: je vais charger le service secret du ministère de la guerre de prendre des renseignements sur le personnage. Vous les aurez par retour du courrier et vous saurez à quoi vous en tenir. Je dois dire que sa figure ne me déplaît pas.
A moi non plus. Il est certainement le premier civil qui ait eu mon admiration pleine et entière. Jusqu'ici, je n'ai jamais eu pour les pékins une large place dans mon coeur. Mais je dois dire que Raubvogel, s'il ne porte pas l'uniforme, est digne de le porter. J'établis un parallèle entre lui et les nombreux officiers présents dans le salon; il ne perd pas à la comparaison. Et pourtant il y a là trois généraux, le colonel du régiment de mon père et un officier d'ordonnance du maréchal Bazaine...
—Messieurs de la famille...
Mon père me prend par la main; je dois marcher derrière le cercueil, entre mon oncle Karl et lui. Avant de sortir du salon, je jette un dernier coup d'oeil d'admiration sur la barbe de Raubvogel.
III
Les funérailles terminées, nous sommes revenus à la maison, mon oncle Karl, mon père et moi. Ma grand'mère, souffrante et en proie à la plus grande douleur, ne quitte pas sa chambre. Les rapports de mon oncle et de mon père ne sont pas des plus cordiaux, et leur conversation est plutôt froide, toute de surface. Ce n'est guère amusant. Après dîner, heureusement, M. Delanoix vient nous faire une visite.
M. Delanoix est un homme tout d'une pièce, rond en affaires, qui ne mâche pas ce qu'il a à dire et n'y va point par quatre chemins. Du moins, il l'affirme.
—Moi, je suis franc comme l'or. Je pense qu'il n'y a rien de tel que de parler pour s'entendre.
Cependant, c'est à l'aide de nombreuses tournures circonlocutoires qu'il expose à mon père l'objet de sa visite. Des sentiments de vénération profonde l'ont poussé à venir à Versailles pour assister aux funérailles de son oncle; il aurait même pris le premier train et serait arrivé un peu plus tôt, c'est-à-dire le 8, si ses devoirs de citoyen ne l'avaient retenu chez lui ce jour-là: il lui fallait, en effet, voter, et ajouter son humble voix à toutes celles des vrais Français qui ont affirmé leur loyauté à la dynastie impériale.
—Car, pour moi, le résultat du Plébiscite d'hier, bien que nous ne le connaissions pas encore d'une façon certaine, ne peut pas faire l'objet d'un doute.
Mon père incline la tête en souriant, et Delanoix continue:
—Je dois dire pourtant que des considérations d'un ordre plus matériel m'ont engagé à entreprendre mon voyage. Les affections de famille sont les plus sûres et lorsqu'on a l'honneur et le bonheur de compter parmi ses parents des personnes qui occupent dans la hiérarchie sociale une place proéminente, et auxquelles leurs glorieux états de service assurent l'oreille des pouvoirs établis, je crois qu'il est permis, sans présomption, de compter sur leurs conseils, et même, à l'occasion, sur leur appui.
Mon père s'incline encore, un peu plus grave. Delanoix alors, sans transition, déclare que la fourniture du fourrage à l'armée, dans la région du Nord, est à renouveler avant peu; il a l'intention de soumissionner. Il est bien certain que c'est une entreprise importante. Pourtant, ce sont moins les bénéfices qu'elle pourrait lui rapporter qu'il ambitionne, que le titre de fournisseur de l'armée. Sa fille, en effet, Estelle, va bientôt être en âge de se marier, et...
Mon père interrompt, brusquement.
—Je vois; ce sont des recommandations qu'il vous faut. Eh! bien, c'est une affaire à débattre...
Mon oncle se lève, priant mon père de l'excuser. Il désire aller passer quelques instants avec sa mère. Je demande à l'accompagner.
Ma grand'mère est assise dans son fauteuil, la tête baissée, les yeux fixés sur les braises ardentes. Elle se redresse à notre entrée et essaye de sourire; et, ses yeux, tout d'un coup, se remplissent de larmes. Mon oncle vient s'asseoir à côté d'elle, prend une de ses mains dans les siennes; et, pendant quelques instants, pas un mot n'est prononcé. C'est mon oncle qui rompt le silence.
—Maman, avez-vous pensé à ce que vous allez faire maintenant? Avez-vous l'intention de rester à Versailles? Ou bien...
Ma grand'mère regarde mon oncle, qui continue d'une voix plus rapide:
—Oui, j'avais pensé que vous n'aimeriez pas demeurer ici. Pour beaucoup de raisons. Je crois inutile de les détailler. J'avais pensé aussi que peut-être vous voudriez bien m'accompagner quand je retournerai en Allemagne.
Ma grand'mère m'attire à elle et pose sa main sur ma tête.
—J'y avais pensé, dit-elle, mais je ne puis abandonner cet enfant-là. Je suis sa mère, à présent.
—C'est précisément pourquoi j'avais songé à vous faire l'offre que je vous fais, reprend mon oncle au bout d'un instant. Jean est très jeune, et vous êtes âgée. Les circonstances peuvent devenir difficiles pour vous. Il peut se produire des événements, des événements graves, qui mettraient vos forces à une trop rude épreuve. L'horizon est noir...
Et mon oncle se met à parler bas, en allemand. Je ne comprends que quelques mots, de temps en temps: Krieg, guerre, par exemple.
—Je crois que tu as raison, Karl, répond ma grand'mère; les choses dont tu parles me semblent, à moi aussi, inévitables. Mais c'est justement pourquoi je ne puis accepter ton offre, dont je te remercie de tout mon coeur. Cet enfant est Français. Et pour moi, bien que mon mariage avec ton pauvre père m'ait faite légalement Allemande, je ne puis pas oublier que je suis née Française. N'insiste pas, mon cher enfant.
Le lendemain matin j'ai une grande joie. De la fenêtre de ma chambre, je vois poindre, au coin de la grille, la barbe de M. Raubvogel. Je descends quatre à quatre, et je rencontre sur le perron l'heureux propriétaire de cette barbe.
—Bonjour, mon cousin! s'écrie-t-il,—oui, il m'appelle son cousin, comme ça!—Bonjour, mon cousin! Comment vous portez-vous, ce matin? Vous avez l'air plus éveillé qu'une potée de souris. Voilà comme j'aime les enfants! Ah! quel fier luron vous ferez avant peu!
Très flatté et très ému, je bégaye une phrase quelconque.
—Je me porte très bien, monsieur, et j'espère...
—Monsieur! s'écrie Raubvogel, monsieur! Ah! pas de Monsieur entre nous, s'il vous plaît. Nous sommes cousins. Appelez-moi votre cousin.
—Oui, mon cousin.
—C'est curieux, vraiment, dit Raubvogel à mon père qui vient de lui serrer le bout des doigts; c'est curieux, mon commandant,—il appelle mon père: mon commandant! Ah! j'avais bien deviné que le cousin Raubvogel n'était qu'un demi-pékin!—C'est curieux comme votre cher fils ressemble à ma mère quand elle était jeune: en plus mâle, bien entendu. Il y a déjà en lui quelque chose qui annonce le guerrier sans peur et sans reproche, qui montre qu'il sera le vrai fils de son père. Mais j'ai une miniature de ma mère, peinte lorsqu'elle avait une dizaine d'années...
M. Delanoix et sa fille Estelle succèdent au cousin Raubvogel. Puis, arrive le général de Rahoul, accompagné de l'officier d'ordonnance du maréchal. Il est midi, et, quelques instants après, mon oncle Karl ayant présenté les excuses de ma grand'mère, trop souffrante pour quitter sa chambre, on passe dans la salle à manger. Ce n'est pas un repas de circonstance, mais un simple déjeuner de famille entre parents et amis, réunis par un pieux devoir, et que les nécessités de l'existence vont bientôt de nouveau éloigner les uns des autres. Pourtant, mon père a tenu à bien faire les choses. Il a adjoint à la cuisinière de ma grand'mère, jugée insuffisante pour la circonstance, un chef tenu en haute estime à Versailles. Ce chef a confectionné des plats dont les noms rappellent les endroits où s'illustrèrent les Français et les hommes dont s'honore la France: Crécy, Soubise, etc. Le service est fait par Jean-Baptiste et par l'ordonnance en second de mon père, soldat-valet irréprochable. Malgré l'abondance, la diversité et la qualité des vins (car mon grand-père avait une excellente cave), le ton des convives est plutôt calme jusqu'au dessert. Mais alors, l'officier d'ordonnance ayant assuré que le maréchal, à la communication du résultat complet du Plébiscite, avait donné libre cours à la joie la plus intense, tout le monde se met à parler à la fois. C'est un débordement d'enthousiasme. Le général de Rahoul déclare que ce sera une leçon pour ces bougres de républicains, et que cela leur fera voir d'où le vent souffle. Mon père affirme que, malgré le deuil qui l'a frappé, il n'a pas manqué d'aller porter son bulletin l'un des premiers. Delanoix assure qu'il a décidé par son exemple plusieurs de ses compatriotes, qui hésitaient, à voter oui.
—Messieurs, dit alors Raubvogel, en caressant sa barbe, je regrette vivement qu'il ne m'ait point été donné d'imiter votre patriotisme. Mais, nouvellement installé à Mulhouse et n'y jouissant pas encore des droits électoraux, je n'ai pu déposer dans l'urne le suffrage que mes traditions de famille me faisaient un devoir d'y apporter. Cependant, messieurs,—et ici Raubvogel pose la main sur son estomac—cependant, je puis vous l'affirmer sur l'honneur: j'ai voté de coeur!
Des applaudissements saluent les derniers mots de Raubvogel. Mon père se lève et s'écrie, son verre à la main:
—Messieurs, je vous propose de boire à la santé de S.M. Napoléon III et à la prospérité de son règne.
Les acclamations se croisent; les verres s'entrechoquent; c'est comme si la phrase prononcée par mon père avait insufflé une nouvelle vie aux convives, leur avait permis de donner carrière à une exubérance que, jusqu'à présent, ils avaient difficilement contenue. Le général de Rahoul, particulièrement, semble plein d'un entrain tout militaire. Ses yeux d'ardoise luisent dans sa face de brique. On dit qu'il est un dur-à-cuire; mais il a l'air cuit. Il est à la gauche d'Estelle, sur le flanc droit de laquelle on m'a posté. Et, soit parce qu'il n'aime pas le voisinage des femmes, soit qu'il manque d'air et ait besoin de place (car il est excessivement rouge), il la pousse continuellement du genou; de sorte qu'Estelle, en demoiselle réservée, appuie ses réserves de mon côté et que son aile gauche est sur le point de déborder dans mon assiette, où Jean-Baptiste accumule les petits fours.
Ma position devient de moment en moment plus dangereuse, mais personne ne semble s'en apercevoir. La conversation roule maintenant sur les ressources militaires de la France. On les déclare énormes, inépuisables. L'officier d'ordonnance sollicite à ce sujet l'opinion de mon oncle Karl, qui approuve, brièvement, les opinions émises. Là-dessus, on admet que l'armée prussienne est très forte aussi. L'événement a prouvé que l'alliance française, recherchée par la Prusse avant Sadowa, ne lui était pas nécessaire pour vaincre l'Autriche.
—Il est vrai, dit mon père, que l'Autriche avait été terriblement affaiblie par Napoléon, et que la neutralité de la France a été d'un grand secours à la politique de Bismarck. Mais de l'Autriche à l'Empire français, il y a un pas. L'affaire du Luxembourg, il y a deux ans, a d'ailleurs prouvé que la Prusse ne recherchait pas une lutte avec la France. Le fusil à aiguille est une arme sérieuse, mais le chassepot lui est évidemment supérieur...
—Moi, s'écrie le général de Rahoul, en opérant en avant un mouvement qui entraîne la jambe d'Estelle, j'étais partisan de l'adoption du fusil Plumerel.
—Le fusil Plumerel avait de bons côtés, assure Delanoix en regardant avec inquiétude du côté de sa fille.
—Ah! mon cousin, dit Raubvogel en cherchant évidemment à concentrer sur lui l'attention de Delanoix auprès duquel il est assis, vous paraissez avoir de profondes connaissances en balistique. Tire-t-on toujours à l'arc, dans votre pays?
—Plus que jamais! répond Delanoix, se tournant complètement vers Raubvogel qui semble très désireux d'être mis au courant des coutumes du Nord de la France.
Le cousin Delanoix donne au cousin Raubvogel toutes les explications qu'il réclame. Pendant quoi Estelle s'enquiert auprès de moi de mes facultés d'absorption, les petits fours étant en cause. Pendant quoi, aussi, le général de Rahoul, ayant retrouvé son aplomb, déclare que tout ce qu'on raconte au sujet de la supériorité de l'artillerie allemande est une simple farce.
—Si la France le voulait, dit-il, elle aurait aussi des pièces à fermeture de culasse. Le général Treuil de Beaulieu en a inventé une dernièrement. Mais le maréchal Le Boeuf, président du comité d'artillerie dont je fais partie, a donné l'ordre de ne pas accepter cette bouche à feu. Nous sommes du même avis: tout ça, c'est de la ferraille.
—Il est bien certain, dit à son tour l'officier d'ordonnance, que la Prusse, malgré sa puissance que je suis le premier à admettre, n'aurait aucune chance de succès dans une lutte contre la France. Je voudrais vous dire, continue-t-il en riant sardoniquement, combien le maréchal Bazaine s'est amusé à la lecture d'un mémoire rédigé en mai 1867 par le général Frossart et qui lui fut communiqué l'autre jour. Ce précepteur du prince impérial prévoit dans son mémoire la défense de la frontière de l'Est, jusqu'à ce que l'armée ait reculé à Langres. On n'a pas idée de choses pareilles!...
Je me suis échappé de la salle à manger au milieu de l'inattention générale, afin de descendre à la cuisine pour voir le chef. Il est si beau, tout en blanc, tablier blanc, bonnet blanc, avec des grands couteaux dans sa ceinture. Et Jean-Baptiste, qui vient de siffler deux ou trois verres de champagne, est tellement amusant!
—Avez-vous vu le général de Rahoul, monsieur Jean? En voilà un chaud de la pince! S'il n'a pas mis le feu à votre cousine, c'est pas de sa faute. Le général de Rahoul, c'est un homme à poil!
—Jean!
C'est mon oncle qui m'appelle. Il a pris congé des convives avant le café, afin de faire une grande promenade à pied, et il me demande de l'accompagner. Nous voilà partis; mon oncle, l'air triste et soucieux; et moi, persuadé qu'il a quelque chose de très important à me dire. Mais je me trompe; mon oncle ne me parle que de choses fort ordinaires. Il me demande ce que je sais, ce qu'on m'a appris. Je n'ai pas de mal à lui répondre; il me dit que je dois chercher à m'instruire; que je ferais bien, par exemple, de demander à ma grand'mère de m'apprendre l'allemand.
—Cela te servira beaucoup, plus tard; et puis cela occupera ta grand'mère, lui fera prendre de l'intérêt à l'existence. Il faut bien aimer ta grand'mère, et l'écouter toujours. Elle t'aime de toutes ses forces; et si tu savais, mon petit Jean, comme elle a été bonne pour nous, pour ta mère et pour moi, quand nous étions enfants...
—Oncle, raconte-moi quand tu étais enfant, quand maman était petite.
Mon oncle me prend par la main et se met à raconter. J'écoute,—oui j'écoute avec tant de joie, et je voudrais tant que mon oncle pût me parler toujours...
Nous marchons, nous marchons. Nous sommes sortis de la ville par la grille de l'Orangerie, nous avons longé la pièce d'eau des Suisses et nous montons une route qui serpente au milieu du bois que le printemps a paré de jeunes feuilles. A un dernier détour de la route apparaît l'immensité d'un plateau presque nu, avec des bâtiments à toits rouges, à gauche. C'est le plateau de Satory.
—Revenons par ici, dit mon oncle, après avoir jeté un regard devant lui. Et il indique un chemin qui descend, à gauche, après avoir contourné un massif d'arbres.
Au pied d'un de ces arbres, un colporteur est assis sur l'herbe, sa balle à côté de lui; il mange un morceau de pain et lève les yeux sur nous comme nous passons. Son regard croise celui de mon oncle, qui tressaille et s'arrête une seconde. Cependant il se remet en marche; et il a fait deux ou trois pas lorsque son nom, prononcé d'une voix sourde, le force à se retourner tout d'un coup. Le colporteur s'est levé et s'approche.
—Falke!
—Holzung! C'est vous?
Le colporteur est tout près de mon oncle, à quelques pas de moi, et je ne puis entendre ce qu'il lui dit. Il parle pendant quelques minutes; pas en français, je crois; puis mon oncle vient me rejoindre. Sa figure a une expression singulière; et je sens que sa main, qui prend la mienne, tremble très fort.
—Connais-tu cet homme, mon oncle?
—Non, non... c'est-à-dire... non, dit mon oncle, en rougissant un peu. Il croyait me reconnaître... il s'est trompé. Malgré tout, ne parle pas de cela à la maison.
Je n'en parlerai pas, certainement. Mais je n'oublierai pas non plus le nom de l'homme: Holzung.
Des officiers passent sur la route, à cheval, chamarrés d'or.
—Toi aussi, tu seras officier, me dit mon oncle. C'est une profession qui a sa noblesse, quoi qu'on en dise; mais à condition qu'on recherche moins les avantages qu'elle peut rapporter que la satisfaction de servir bien sa patrie. Et la patrie exige de nous non seulement des actions dangereuses et éclatantes, mais aussi des actes plus périlleux encore et sans gloire—sans gloire...
Mon oncle a encore passé la journée d'hier à Versailles. Nous avons été ensemble au cimetière où nous nous sommes longtemps agenouillés sur la tombe de mon grand-père. Et ce matin, il est parti.
C'est dommage. S'il était resté deux heures de plus, il aurait appris ce que c'est que Raubvogel. Il n'avait pas l'air d'en faire beaucoup de cas, mais il aurait vu que le cousin n'est pas le premier venu, et que c'est, comme dit Jean-Baptiste, un homme à poil.
Le général de Rahoul vient justement d'arriver avec le rapport qu'il avait demandé au service secret du ministère de la guerre de lui fournir sur Raubvogel. Il a tenu à lire, lui-même, de sa grosse voix, le rapport à mon père; et, comme je n'étais pas loin, j'ai tout entendu.
«Le nommé Raubvogel (Séraphus-Gottlieb) se donne comme originaire de Strasbourg; mais malgré toutes nos recherches, il nous a été impossible de vérifier le fait. Un informateur allemand à notre service le croit originaire de Mayence; mais cette supposition ne repose sur aucune base sérieuse. La présence du personnage a été signalée, à plusieurs reprises, sur le territoire français; il est à présumer pourtant qu'il a principalement habité l'Allemagne. On ne lui connaît, de façon précise, aucun parent. Au point de vue de la fortune, il est à croire qu'il vit d'expédients. Il a des hauts et des bas très sensibles. Bien qu'il ne soit âgé que de vingt-cinq ans environ, son existence doit avoir été mouvementée. Rien ne donne à penser qu'il s'occupe de politique ou d'espionnage. Aucun fait précis à relever contre sa moralité. Il a fait son apparition, il y a deux mois environ, à Mulhouse; voici dans quelles conditions: Un habitant notable de la ville, M. Isidore Raubvogel, propriétaire de l'hôtel des Trois Cigognes, avait été frappé d'une attaque d'apoplexie. Il était veuf et sans enfants; et, comme il restait peu d'espoir de le sauver, ses amis et le personnel de l'établissement ne savaient qui prévenir de son état. M. Isidore Raubvogel, très réservé au sujet de ses affaires de famille, n'avait jamais parlé d'aucun parent; et comme il avait perdu connaissance, on n'en pouvait tirer le moindre renseignement. Quelques parents de sa femme, habitant Mulhouse, essayèrent de pénétrer auprès du mourant. Mais le personnel de l'hôtel, les sachant en très mauvais termes avec lui, refusa de leur permettre l'accès de l'appartement. C'est alors qu'arriva un soir le nommé Raubvogel (Séraphus-Gottlieb) qui fait l'objet de ce rapport, et dont personne n'avait jamais entendu parler à Mulhouse. Il se donna comme le neveu du moribond; parvint, soit par force, soit par corruption, à gagner l'accès de sa chambre, dans laquelle il resta seul avec lui, et dont il n'ouvrit la porte que lorsque M. Isodore Raubvogel fut près de rendre le dernier soupir. M. Isidore Raubvogel étant mort, le prétendu neveu fit procéder aux funérailles. Pendant plusieurs jours on ne put trouver aucun testament. Cependant, après bien des recherches, on finit par découvrir un morceau de papier, signé de M. Isidore Raubvogel, sur lequel il déclarait, au crayon, léguer tous ses biens, meubles et immeubles, à son neveu Séraphus-Gottlieb. Bien qu'un domestique, du nom de Gédéon Schurke, ait déclaré avoir vu M. Isidore Raubvogel, quelques jours avant sa mort, écrire quelque chose au crayon sur cette feuille de papier, beaucoup de gens se refusent à croire à l'authenticité du testament. Les parents de Mme Raubvogel, susmentionnés, en poursuivent l'annulation. Cependant, Séraphus-Gottlieb Raubvogel s'est installé en maître à l'hôtel des Trois Cigognes. Il est juste de dire que son habileté commerciale et ses manières affables ont augmenté la clientèle de l'établissement, et lui attirent la sympathie d'une grande partie de la population. Invité à présenter au magistrat compétent des preuves de sa filiation, Séraphus-Gottlieb Raubvogel a donné de compendieuses explications verbales, mais n'a pu fournir aucune pièce confirmant ses dires. Il se prétend allié aux familles Delanoix, von Falke et Maubart, si honorablement connues. Il est parti récemment pour Paris, afin d'engager les membres de sa famille à témoigner de la véracité de ses assertions. Durant son absence l'hôtel des Trois Cigognes est géré par Gédéon Schurke, qui, pour des motifs d'intérêt sans doute, est dévoué, corps et âme, au nommé Raubvogel (Séraphus-Gottlieb).»
Quand le général de Rahoul a fini sa lecture, mon père reste silencieux. Il ne sait que penser, évidemment. Pour mon compte, je suis porté à croire que le rapport n'est guère sérieux. J'ai toujours cru que Raubvogel, s'il n'était pas tout à fait officier, touchait à l'armée par quelque point. Quant à admettre que Raubvogel soit un simple hôtelier, ça, jamais! Le malheur des temps, ou quelque raison d'ordre supérieur, peut-être son respect pour la mémoire de l'oncle qu'il vient de perdre, l'ont poussé à exercer cette profession pendant quelque temps; mais voilà tout. Mon père, cependant, remercie le général, et se déclare bien embarrassé.
—Si ma belle-mère n'était pas aussi souffrante, je la mettrais en face du paroissien, et elle ne tarderait pas à savoir si, oui ou non, il appartient à la famille. Elle me disait hier que l'individu avec lequel se maria la soeur de son mari, après avoir quitté le toit paternel, s'appelait bien Raubvogel. Mais ce n'est pas une preuve. Le Raubvogel qui nous est apparu l'autre jour est-il le fils de l'autre Raubvogel? D'ailleurs, la mémoire des vieilles gens est sujette à caution. En vérité, je suis contrarié. Mais je crois que ce que j'ai de mieux à faire, est de l'envoyer promener. Vous retiendrai-je à déjeuner, mon général?
—Mille fois merci, mais je ne pourrais accepter. Mon Panari est malade; j'espère que c'est pour le bon motif, cette fois. Vous comprenez qu'il faut respecter les convenances. Quant à votre Raubvogel, je ne sais quel conseil vous donner. Attendons un peu; nous en recauserons.
—Oui, c'est le mieux. En attendant, je vais demander l'avis de Delanoix. C'est un homme de jugement sûr; et comme il doit venir déjeuner... justement le voici.
Et mon père désigne du doigt, par la fenêtre, Delanoix qui descend de voiture avec Estelle. Le général de Rahoul se rejette un peu en arrière et semble réfléchir un instant.
—Après tout, dit-il, mon Panari m'attendra bien pour passer l'arme à gauche. Faites-moi donc mettre un couvert.
Pendant le déjeuner, le cas de Raubvogel est exposé à Delanoix qui opine pour le bannissement perpétuel. Estelle, consultée, rend le même verdict que son père; et le général de Rahoul, qui la couve des yeux, se range sans difficulté à son opinion. Mon père déclare donc qu'il signifiera à Raubvogel, qui doit venir le voir demain, qu'il ne veut avoir rien de commun avec lui. Là-dessus, on passe à d'autres sujets de conversation. Le général de Rahoul raconte des histoires gaillardes, qui permettent à Estelle de montrer ses jolies dents. Et le temps passe si bien que Delanoix s'aperçoit tout d'un coup qu'il est deux heures moins un quart. Et mon père qui a promis de le présenter au maréchal à deux heures! Et le maréchal qui va attendre!
—Nous avons le temps, dit mon père. Je boucle mon ceinturon, pendant que vous mettez votre chapeau, et nous partons.
—Je ne vous accompagne pas, dit le général de Rahoul. Il ne faut point avoir l'air de forcer la main au maréchal. Je vous attends ici en sirotant un petit verre de chartreuse.
Mon père et M. Delanoix partis, le général m'engage à aller m'amuser au jardin. C'est excellent pour mon âge. J'y vais. Mais, au bout d'une demi-heure environ, je m'y ennuie; et je reviens dans la salle à manger. Elle est vide. Où sont passés Estelle et le général de Rahoul?
Dans le salon, dont la porte est fermée, j'entends comme un piétinement, un bruit de voix. Des bouts de phrases parviennent à mes oreilles.
—Non, non, laissez-moi...
—Voyons, voyons, ma petite, ma chérie...
Puis, il y a un grand bruit comme celui que ferait un corps qu'on renverse, et je perçois des cris de femme, à demi étouffés. Je ne sais que croire... Mais j'entends la grille s'ouvrir. Ce sont mon père et Delanoix qui reviennent. Je me précipite au-devant d'eux pour leur dire qu'il se passa quelque chose d'étrange dans le salon. Ils se hâtent; et, dans le vestibule, ils se trouvent nez à nez avec le général de Rahoul, rouge comme une pivoine, qui va sortir de la maison.
—Que s'est-il passé? interroge Delanoix qui pénètre dans la salle à manger et se dirige vers le salon, tandis que mon père, qui sait sans doute à quoi s'en tenir, dit au général:
—Vraiment, mon général, vraiment, je n'aurais jamais cru...
—Allons, allons, commandant, ne faites pas l'enfant; vous savez bien qu'on n'est pas de zinc. Et puis, voulez-vous que je vous dise? continue-t-il plus bas. J'ai été volé; elle avait vu le loup.
Le général sort; et Delanoix, un moment après, arrive.
—Réellement, dit-il, pendant que les sanglots d'Estelle, toujours dans le salon, ponctuent les paroles de son père, réellement c'est scandaleux, horrible, monstrueux...
—Allez! dit mon père froidement, en croisant les bras; allez! continuez! Donnez-vous en à coeur-joie! Seulement, souvenez-vous que si vous mettez le général contre vous, votre fourniture est dans le lac.
Delanoix laisse tomber ses bras et se mord les lèvres. Mon père, au bout d'un instant, ajoute à voix basse:
—Allez consoler votre fille et tranquillisez-la. Je trouverai moyen de tout arranger au mieux de nos intérêts communs. Je vous le promets. J'ai une idée.
Je n'ai pas l'intention de vous apprendre quelle est l'idée de mon père. Je vous informerai seulement de ce fait: qu'il vient d'avoir une longue entrevue avec le cousin Raubvogel. Je l'appelle encore cousin, parce que, en dépit des déterminations prises au déjeuner d'hier, il a été résolu d'admettre définitivement Séraphus-Gottlieb Raubvogel comme membre de la famille. Je n'ai pas été témoin, bien entendu, de l'entretien de mon père et de Raubvogel; et je n'essayerai point de vous faire croire que j'étais derrière la porte et que j'ai écouté, par le trou de la serrure, tout ce qu'ils se sont dit. Mais, par la connaissance des résultats qu'elle a donnés, je puis aisément reconstituer le sens de leur conversation. Les expressions que je place dans leur bouche ne sont sans doute pas celles dont ils firent usage, et les choses ne se sont peut-être point passées exactement comme je les représente. Mais qu'est-ce que ça fait? Voici, donc, le dialogue:
Mon père.—Enfin, M. Raubvogel, vous venez me parler de vos affaires. Permettez-moi une question; vous êtes à Versailles depuis huit jours, pourquoi ne l'avez-vous pas fait plus tôt?
Raubvogel.—Mon commandant, je voulais vous laisser le temps de prendre des informations sur mon compte.
Mon père.—Vraiment! Et ces informations, croyez-vous que je les possède actuellement, et complètes?
Raubvogel.—Si vous ne les possédiez pas, le service des renseignements du ministère ne vaudrait pas grand chose.
Mon père.—Hum!... Vous prétendez donc être le fils d'un M. Gustave Raubvogel qui épousa la soeur de feu M. Ludwig von Falke, et qui était, lui-même, le frère du sieur Isidore Raubvogel, de son vivant propriétaire de l'hôtel des Trois Cigognes à Mulhouse?
Raubvogel.—C'est ma prétention.
Mon père.—Comme vous ne pouvez établir cette assertion sur aucune base sérieuse, vous avez pensé que l'appui de parents bien cotés, qui contresigneraient vos allégations, vous serait fort utile, et pourrait vous permettre, sinon d'établir définitivement vos droits, au moins de gagner beaucoup de temps, et de décourager les oppositions qui se sont produites à votre entrée en possession de l'héritage de celui que vous appelez votre oncle.
Raubvogel.—Oh! Après sa mort ça ne peut pas le gêner... ça ne peut pas le gêner, le pauvre cher oncle, qu'on vienne révoquer en doute les liens de parenté qui nous unissaient.
Mon père.—Eh! bien, je ne veux pas vous laisser plus longtemps dans l'indécision; je vais vous dire quelle résolution nous avons prise après mûres délibérations. Comme homme, vous êtes certes loin de nous déplaire. Nous savons que, légalement, on n'a rien à vous reprocher. Au point de vue de la morale stricte, je... nous... de la conscience... je dois dire...
Raubvogel.—Rien de plus vrai. Mon opinion, à ce sujet, concorde avec la vôtre.
Mon père.—En tous cas, nous ne doutons point que vous ne compreniez que la famille est une chose sacrée. C'est une union... c'est-à-dire c'est une alliance... ou plutôt une institution providentielle. Nous avons donc décidé de vous reconnaître comme membre de notre famille, et de vous considérer, à tous les points de vue, comme notre parent. Il est bien entendu que vous ne devez pas oublier que la famille, ainsi que je vous le disais, est une union des coeurs et une institution divine...
Raubvogel.—La famille est quelque chose de très bête ou de très intelligent, de très nuisible ou de très utile. C'est intelligent et utile lorsque c'est une association d'individus, mâles et femelles, qui sont toujours prêts à s'aider les uns les autres, pour arriver à triompher des difficultés de l'existence. La voix du sang, c'est la voix de l'intérêt. Jouez cartes sur table, mon commandant. Qu'est-ce que vous attendez de moi?
Mon père.—Mon garçon, vous avez un fier toupet.
Raubvogel.—J'ai du toupet, oui. C'est pour ça que vous me prenez aux cheveux, comme l'occasion. Voyons, de quoi s'agit-il?
Mon père.—Parole d'honneur! j'aime votre façon de comprendre les choses. Eh! bien, mon ami, il faut vous marier.
Raubvogel.—La pénitence est douce. Laissez-moi passer la revue de ces dames. Le diable m'emporte! Il n'y en a qu'une, Mlle Estelle. Hi! hi! ah! ah! Le général de Rahoul la serrait d'un peu près, l'autre jour. Est-ce que?...
Mon père.—Un accident est vite arrivé...
Raubvogel.—Et vite réparé quand les ouvriers ont du coeur à l'ouvrage. Moi, j'aime la besogne faite.
Mon père.—Estelle est charmante. Une jeune fille accomplie; un moment d'oubli ne prouve rien contre la pureté de ses sentiments. Elle fera une femme de premier ordre.
Raubvogel.—Elle sera ma femme; ça vaudra mieux. En attendant, elle est la fille de son père. Qu'est-ce que ça représente?
Mon père.—Delanoix a une certaine fortune. C'est un homme actif et intelligent.
Raubvogel.—Naturellement. S'il ne l'était pas, il ne serait point venu vous trouver pour vous demander de lui faire obtenir une fourniture de fourrage.
Mon père.—Comment savez-vous ça?
Raubvogel.—Comme ça. Je pense aussi que, en bon parent, vous ne serez pas fâché de lui voir obtenir cette fourniture; de le voir, donc, demeurer en bons termes avec le général de Rahoul; et de le voir, par conséquent, réparer par le mariage de sa fille le dommage causé par l'incontinence du général. Combien pensez-vous que Delanoix donnera à sa fille?
Mon père.—Laissez-moi compter, Delanoix possède bien 200.000 francs, en mettant les choses au plus bas. Sa fourniture, dont il est sûr maintenant, peut lui rapporter en moyenne 80.000 francs par an. Il est vrai que, pour la première année, il a 30.000 francs de commission à donner à de Rahoul, et 20.000 francs à moi... Allons! allons! Qu'est-ce que je dis?...
Raubvogel.—Vous dites 50.000 francs. Tenez; je ne suis pas dur. Obtenez-moi 30.000 de commission, pour moi tout seul, en guise de dot, et je fais cadeau de mon célibat à sa fille.
Mon père.—J'obtiendrai ça. Même, à votre place...
Raubvogel.—Non, ça me suffit; je ne suis pas un glouton. Avec ça et ma maison de Mulhouse, il y a moyen de moyenner. A propos de Mulhouse, mon opinion est que le mariage doit avoir lieu dans cette ville. Voici comment on pourrait s'arranger. Le général de Rahoul est désigné pour faire à l'improviste, en Alsace, vers le 10 juin, une tournée d'inspection, qui doit être tenue secrète.
Mon père.—Tonnerre! Comment savez-vous ça?
Raubvogel.—Comme ça. Vous devez accompagner le général de Rahoul. Eh! bien, vous passerez par Mulhouse; vous y resterez même le plus longtemps possible; car je ne pense pas qu'il y ait grand'chose qui puisse vous intéresser dans les forteresses et dans les garnisons alsaciennes. Je viendrai vous chercher à Versailles, où je trouverai également mon futur beau-père et ma fiancée; nous irons directement à Mulhouse où se célébrera le mariage; le général de Rahoul et son officier d'ordonnance voudront bien, j'espère, servir de témoins à Estelle; et si vous voulez me faire l'honneur d'être l'un des miens, mon commandant, je prendrai comme second témoin un des plus honorables habitants de la ville, M. Lügner. Si vous ne voyez pas d'objection à ce plan, et si Delanoix me per-met, comme vous me le faites espérer, de me laisser faire le bonheur de sa fille, je partirai pour l'Alsace dans deux ou trois jours, afin de préparer les choses et de faire publier les bans.
Mon père.—Votre projet me semble excellent, mon cher cousin. Vous n'avez rien à ajouter?
Raubvogel.—Deux mots seulement. Vive l'Empereur!
Le cousin Raubvogel reste encore trois jours à Versailles. Le premier jour, il a une longue conversation avec Delanoix. Le second jour, il a une petite conversation avec Estelle. Le troisième jour, il vient nous dire au revoir et à bientôt.
Estelle et son père sont partis aussi. J'en suis bien fâché. Nous étions devenus bons camarades, Estelle et moi. Quand son mariage avec Raubvogel a été annoncé, je n'ai pu me défendre d'un petit mouvement de jalousie. J'ai fait part de mes sentiments à Jean-Baptiste qui m'a remonté le moral. Il m'a fait comprendre que les choses n'auraient pas pu se passer autrement.
—Monsieur Jean, j'avais prévu ça dès le commencement. On peut dire ce qu'on veut, mais votre cousin Raubvogel, c'est un homme à poil!
Jean-Baptiste, heureusement, ne quitte guère la maison à présent. Mon père s'est, pour ainsi dire, installé à Versailles. J'ai entendu dire, à ce sujet, des choses que je n'ai pas très bien comprises. Il paraît que le général de Lahaye-Marmenteau s'est rétabli, contre toute espérance, et qu'il est revenu de Nice en parfaite santé. De sorte que les relations de mon père avec Mme de Lahaye-Marmenteau sont devenues malaisées. Quelles relations? Je ne sais pas.
Ce que je sais, c'est que la langue allemande est fameusement difficile. J'ai suivi le conseil de mon oncle Karl et j'ai demandé à ma grand'mère, toujours souffrante, de m'initier aux beautés de la grammaire germanique. Il y a des moments où je le regrette. Mais le devoir avant tout. Je sais que, lorsqu'on a donné sa parole, il faut la tenir.
C'est une chose que Delanoix et Estelle n'ignorent point; et quinze jours environ après leur départ de Versailles, ils reviennent avec des bagages à n'en plus finir; des caisses et des malles qui contiennent le trousseau d'Estelle, et une belle robe blanche, ornée de fleurs d'oranger, que j'ai pu entrevoir du coin de l'oeil et qui a excité mon admiration. Ah! si le cousin Raubvogel pouvait voir ça, il ne tarderait pas à accourir!...
Mais le voici! Il arrive, il arrive! Il arrive avec sa belle barbe! La joie règne à la maison. Delanoix, Estelle, Raubvogel, le général de Rahoul, les officiers qui font partie de la mission secrète... Un grand dîner. Deux grands dîners. Et puis, les voilà partis pour l'Alsace. Bon voyage!
IV
Je me suis tellement habitué à la société des grandes personnes que je fréquente exclusivement depuis quelque temps, qu'il m'est devenu difficile de me plaire longtemps avec Adèle Curmont et d'apprécier le charme de sa compagnie. Adèle m'avait promis, l'hiver dernier, que nous nous amuserions bien, quand le printemps serait venu; mais voici l'été, et les grandes parties qu'elle m'avait fait espérer sont restées à l'état de projet.
D'autres divertissements, très peu. Les enfants de ma classe, petits êtres froids à jeunesse momifiée, me déplaisent. J'aimerais mieux les autres, les fils des pauvres, les sales gosses. Mais je comprends que leur contact me compromettrait. Je n'ignore pas que ce sont mes inférieurs, que je suis naturellement destiné à les avoir plus tard sons mes ordres, avec droit de vie ou de mort sur leurs méprisables personnes. Je me suis donc habitué à vivre d'une façon plutôt solitaire, un peu méfiant, un peu sceptique, un peu fatigué des quelques années que j'ai déjà vécues, fatigué d'avance des années d'études indispensables qui m'attendent, et n'aspirant qu'au jour où, portant enfin l'épaulette, je pourrai faire dans la vie ma véritable entrée.
J'ai fait part à Adèle de ma conception de l'existence: vingt ans, ou à peu près, d'ennui, de travail et d'attente, et le reste pour s'amuser. Adèle accepte cette conception comme absolument normale. Elle sait aussi, pour son compte, ce qui l'attend dans la vie; sa mère, que le travail a usée avant l'âge, ne vivra pas très vieille; Adèle aura donc à la remplacer et à gagner le plus d'argent possible pour son père et pour son frère.
—Mais, est-ce que ton père et ton frère ne gagnent jamais d'argent?
—Mon père en gagne quelquefois, quand il fait des affaires avec Me Larbette, le notaire de Preil. Mon frère Albert n'en gagne jamais; mais il en dépense énormément.
—Pourquoi?
—Pour arriver. On ne peut pas arriver sans argent; il le dit toujours.
—Arriver? A quoi?
—Arriver à quoi? Tu ne sais pas? Mais à être préfet, ministre, président de la République.
J'ai de la difficulté à comprendre. Adèle me donne des explications, essaye de m'apprendre quelles sont les gens qui fréquentent chez elle, et quelles sont leurs opinions et leurs idées; elle me parle de son père et des amis de son frère qui viennent assez souvent, pendant la belle saison. Ce sont tous des gens qui seront les maîtres de la France avant peu... Alors, que deviendront les officiers? J'avoue que la question me semble insoluble. Et je fais à Adèle une peinture, aussi consciencieuse que possible, des personnes qui fréquentent chez moi, de leur fidélité à l'empereur, de leurs convictions et de leurs façons de voir. C'est à son tour de ne pas comprendre. Pourtant, elle déclare que les militaires l'intéressent beaucoup. Est-ce que je serai toujours son ami quand je serai officier? Toujours. Et, pour ne pas être en reste de politesse, je déclare à Adèle que les républicains excitent grandement ma curiosité, et que je voudrais bien en voir. En quoi, d'ailleurs, je n'exagère pas.
M. Curmont est bien républicain; mais il ne m'amuse pas, parce que, lorsqu'il a fini de lire les journaux, il se met à grogner et à maugréer sans interruption. Il dit que c'est honteux, abominable. Il y a deux cent mille fonctionnaires. «L'agence électorale de la tyrannie», dit-il. Ces fonctionnaires sont tous amis et parents des gens en place. «Le népotisme», dit-il. On ne sait pas où va l'argent des contribuables. «La corruption impériale», dit-il. Il assure qu'il y a des scandales financiers qu'un gouvernement césarien, seul, peut engendrer. «Jecker», dit-il. Il se moque aussi des Allemands qui bâtissent des systèmes. «La métaphysique», dit-il. Je me demande avec anxiété si tous les républicains sont pareils à M. Curmont, et si le grognement est leur caractéristique.
Mais tous les républicains ne sont pas comme M. Curmont. Son fils Albert, par exemple, ne lui ressemble pas du tout. D'abord, il n'a pas de barbe; à peine trois ou quatre poils sous le nez; il est presque complètement chauve. Il a un profil en lame de serpe, des dents gâtées; des yeux verdâtres dont la prunelle tremblotte, comme baignée d'une viscosité jaune, entre des paupières en jambon. Les narines aussi se bordent de rouges, les oreilles se décollent et les épaules s'effacent. Ensuite, M. Albert Curmont est très gai. Il trouve l'univers, et tout ce qui s'y passe, très rigolo. Victor Noir a été tué: «C'est rigolboche!» La candidature Hohenzellern va amener des complications: «C'est rien rigolo.» Quand la France aura été battue à plate couture, elle vomira l'Empire, et la République sera proclamée: «Chouette, papa!» L'Empire a commencé dans le sang, il finira dans le sang: «Mince de rigolade!» M. Albert Curmont a l'air très fatigué; en fait, on dirait qu'il n'en peut plus. Son père dit qu'il «passe les nuits». Ça doit être bien mauvais pour les cheveux.
Ça fait donc deux républicains que je connais. Mais je suis destiné à en connaître bien d'autres. Pour commencer, une après-midi que je vais voir Adèle à l'improviste, j'en aperçois une bonne demi-douzaine. Ces messieurs sont assis dans le jardin, à l'ombre des arbres, autour d'une table surchargée de verres et de bouteilles. Ils ont l'air fort satisfaits d'eux-mêmes; assez râpés, et débraillés au possible, le gilet déboutonné, la chemise douteuse, la cravate de travers. Ils mènent grand bruit, disant que la France est prête à se réveiller et qu'ils tiennent la République; la République qu'ont bien gagnée leurs labeurs herculéens. Ils appellent l'Empereur, Badinguet; et le Petit Prince, Oreillard. Quand ils apprennent que je suis le fils d'un officier, ils jettent sur moi un regard étrange, chargé de compassion; et l'un d'eux, que les autres appellent Léon, déclare que le règne des traîneurs de sabre est passé. Ce Léon a une tignasse de photographe qui conserve tous ses clichés; une voix de dentiste, nourri de cuisine à l'huile; un nez de circoncis, et un oeil. N'a qu'un oeil. L'autre est dans la tombe; ou plutôt, dans la châsse de la légende. C'est la châsse de la légende. Ce Léon est évidemment, ici, le personnage important; il semble avoir laissé prendre un grand nombre d'hypothèques sur son savoir-vivre.
Autour de lui, se groupent plusieurs individus dont la Renommée s'apprête à souffler les noms dans sa trompe de carnaval. L'un, qui sangle son ventre à la Prud'homme d'un gilet à la Robespierre; un autre, qui trouve moyen de parler belge avec un accent badois; un autre, qu'on appelle Petit-Gris, et qui a l'air d'un crapaud—un crapaud qui jouera le rôle de la grenouille dans le bocal barométrique où se conserve l'échelle sociale—; deux autres, qui ont des manières de sergents de ville et des figures de malfaiteurs. Ces deux-là me font presque peur. Ils se ressemblent tellement qu'on dirait deux frères.
—Ils le sont, me dit Adèle. Ils sont les frères de Me Larbette, le notaire de Preil qui vient souvent voir papa. Il les appelle les deux vauriens.
—Pourquoi?
—Je ne sais pas. En tous cas, tous les gens qui sont là vont être au pouvoir avant peu, et ils donneront une belle place à Albert. Tu verras ça.
Je le verrai, peut-être; mais, en attendant, je ne sais vraiment que croire. Je pense, au fond, que tous ces êtres-là sont fous. Comment peuvent-ils avoir l'idée de prendre la place de l'Empereur? Comment peuvent-ils penser, comme je le leur ai entendu dire, que les armées vont être supprimées? Est-ce que mon père ne le saurait pas, si c'était vrai!... Et pourtant, s'ils ont raison, je sens que toutes mes chances d'avenir doivent disparaître. Que pourrais-je faire dans l'existence, si je ne puis pas être officier?
Ces questions graves me troublent énormément. Je voudrais bien savoir comment les résoudre; mais j'ignore à qui faire part de mes inquiétudes. Ma grand'mère, je le sais, n'entend guère la politique. M. Freeman est Anglais et n'est certainement que très imparfaitement au courant des affaires de la France. Quant à M. Curmont, je sens qu'il manquerait d'impartialité. Ah! si mon père était là, on le général de Rahoul, ou le cousin Raubvogel, ou même Jean-Baptiste!...
Mais, il me vient une idée. J'ai souvent entendu parler de la haute intelligence et des grandes qualités de Me Larbette, le notaire de Preil; je l'ai vu plusieurs fois; c'est un petit homme, difforme, bossu, mais avec des yeux pleins de vivacité, et qui ne me déplaisent pas. Ce n'est qu'un officier ministériel, il est vrai; donc, un officier avec une adjonction péjorative; mais je sens qu'on ne doit pas en vouloir à un homme d'être un pékin, lorsqu'il a l'air intelligent et qu'il est infirme. Comme Me Larbette vient souvent voir M. Curmont, à présent, je saisirai la première occasion de lui demander son opinion; je lui demanderai, simplement, s'il pense que les armées vont être supprimées, et s'il croit que je n'aurai pas le temps de devenir officier.
L'occasion se présente. Une après-midi que je suis venu voir Adèle, Me Larbette arrive, me dit bonjour en traversant le jardin, me tapote amicalement la joue, et entre dans la maison. Un moment après, Mme Curmont appelle sa fille pour sa leçon de piano, et je reste seul dans le jardin. Je m'approche de la fenêtre du salon, dans lequel parlent le notaire et M. Curmont, et j'écoute. J'en suis presque pour mes frais d'espionnage. Il n'est question, dans la conversation entre les deux hommes, que de choses que je ne comprends pas. Ils ne parlent que de transactions à opérer, de valeurs à vendre ou à acheter, de propriétés à transférer, d'ordres à donner, de Bourse, et de la nécessité de se hâter, car les événements vont se précipiter. M. Curmont déclare qu'il ne faut rien oublier, car l'occasion qui va s'offrir est de celles qui ne se présentent pas deux fois. Me Larbette, en ricanant, dit qu'il a tout prévu. Il dit qu'il est enchanté de son Ingénieur.
—L'Ingénieur va on ne peut mieux. En voilà un que j'ai couvé! J'entretiens la smala depuis assez longtemps pour que ma philanthropie désintéressée me rapporte de jolis bénéfices. L'Ingénieur est le résultat le plus complet qu'ait jamais fourni l'Ecole Polytechnique. Cet homme-là, c'est l'x incarnée; pas d'opinions, pas de convictions, pas de coeur, pas de sentiments d'aucune sorte. Et intelligent avec ça! Habile à se faufiler; une souris!... Vous verrez... Il pioche la stratégie et la tactique, dans les meilleurs auteurs, à vous en faire venir les larmes aux yeux. Ah! il nous prépare un ministre de la guerre comme les nations n'en ont pas vu souvent. Ha! ha! Et vous verrez que, grâce à lui, je finirai par faire quelque chose de mes deux vauriens de frères. Ha! Ha!...
Je prends le parti d'abandonner mon poste, sous la fenêtre. Je regrette d'avoir écouté—peut-être parce que je n'ai pas compris.—Et quand Me Larbette sort de la maison, bien qu'il vienne seul faire un tour dans le jardin afin de regarder les rosiers, bien qu'il m'adresse la parole à plusieurs reprises, je me sens tout honteux de ce que j'ai fait, et je n'ose lui poser aucune question.
Mais je prends ma revanche, quelques jours plus tard. Pas avec Me Larbette; avec son premier clerc, M. Hardouin; ce M. Hardouin vient très souvent voir M. Curmont depuis quelques jours, et il a avec lui des entretiens qui durent peu. Après quoi, M. Curmont sort en toute hâte, généralement avec une grande serviette d'avocat sous le bras, et se dirige vers la ville; M. Hardouin attend son retour; quelquefois, pendant plusieurs heures. C'est justement ce qui vient d'arriver. Et M. Hardouin est venu se promener dans le jardin, où je suis en train de m'amuser, tout seul, à ratisser une allée. M. Hardouin est un grand jeune homme de vingt-cinq ans à peu près, aux yeux spirituels, à la face glabre; s'il avait de la barbe, il ressemblerait beaucoup au cousin Raubvogel. Je me décide, au bout de quelque temps, à lui demander son opinion sur les points que je désire éclaircir.
M. Hardouin se montre fort aimable avec moi. Il me déclare que l'armée n'est pas sur le point d'être supprimée; elle le sera sans doute un jour, mais vraisemblablement pas avant plusieurs siècles. J'aurai donc tout le temps nécessaire, non seulement pour devenir officier, mais même pour mourir officier et centenaire en même temps. Ce qu'il pense de M. Albert Curmont? Il pense que M. Albert Curmont est le fils de M. Curmont et de Mme Curmont, et qu'il demeurera leur fils pendant un certain temps. Ce qu'il pense de M. Curmont lui-même? Rien; d'un homme de paille, il vaut mieux ne rien penser. D'ailleurs, il a une barbe qui peut mener loin, sous un régime démocratique. Ce qu'il pense des amis républicains de M. Albert? Mon Dieu! Ça dépend. Que buvaient-ils l'autre jour, là, sous les arbres? De la bière? Eh! bien, ils aspirent à boire du Champagne. Croit-il que l'empire sera renversé? Oui, il le croit. Et après? Après, ce sera la même chose. Est-ce bien sûr? Non, ce sera pis. Y aura-t-il une guerre? Sans aucun doute.
Mon père, lui, est persuadé qu'il n'y aura pas de guerre. Il revient de l'Alsace avec le général de Rahoul; ils sont absolument enchantés. Tout est en ordre et dans le meilleur état possible, hommes, matériel, etc. Ils n'ont fait leur tournée d'inspection que pour la forme; rien de plus sérieux n'était nécessaire. Ils ont passé presque tout leur temps à Mulhouse, à l'hôtel des Trois Cigognes (un fort bel établissement, s'il vous plaît); et ils se sont séparés à regret de M. et Mme Raubvogel, qui forment bien le couple le plus uni qu'on puisse voir.
Mon père, donc, est sûr qu'aucun nuage noir ne viendra troubler la sérénité du présent. Il s'étonne que M. Hardouin, un jeune homme sérieux, ait pu me dire ce que je lui rapporte.
—Ce qu'il t'a dit, mon garçon, c'est pour se moquer de toi; c'est pour te punir de ta curiosité.
Je le vois bien. Personne n'a l'air de redouter une catastrophe. Bien au contraire. A Paris, où l'on m'a conduit l'autre jour, la gaîté règne plus que jamais; c'est comme une fête perpétuelle. Le temps est si beau, en ces premiers jours de juillet!
C'est le matin surtout qu'il fait bon; et j'ai pris le parti de me lever de bonne heure, afin de descendre au jardin pendant qu'il est frais encore de la fraîcheur de la nuit. Hier, comme je me levais, vers sept heures, j'ai entendu chuchoter sur le palier, à côté de la porte de ma chambre; puis, j'ai entendu quelqu'un descendre doucement l'escalier. J'ai regardé par la fenêtre, et j'ai vu une belle dame, à chignon rouge, qui traversait le jardin, ouvrait la grille, et s'en allait. Un instant après, j'ai entendu la voix de ma grand'mère, voix comme étranglée par l'émotion, qui disait:
—Oui, je l'ai vue! C'était une rousse...
Et la voix de mon père a répondu:
—Une rousse! Une rousse! En voilà des histoires! Faudrait peut-être que je prenne des négresses, parce que je suis en deuil!
J'ai compris que quelque chose de très vilain s'était passé, dont la belle dame avait été la cause. Je n'ai pas pensé à incriminer mon père; mais j'ai conçu une triste idée du sexe faible. Depuis, j'ai lu le Mérite des Femmes, de Legouvé, et j'ai quelque peu modifié mon opinion.
Il n'y a pas à en douter, la guerre est imminente. Avant-hier, mon père, qui vient d'être nommé lieutenant-colonel d'un régiment d'infanterie de ligne, a fait transporter à Versailles les meubles qui garnissaient notre appartement de Paris. Hier matin, il est allé à Paris, et en est revenu vers deux heures en disant qu'il n'y avait guère raison d'espérer que la guerre pût être évitée. Il a passé l'après-midi et la soirée, après avoir été voir le général de Rahoul et plusieurs de ses amis, à mettre ses affaires en ordre. Ce matin, 19 juillet, il est reparti pour Paris; nous l'attendons d'heure en heure. Il est près de six heures quand il arrive.
—La guerre est déclarée! s'écrie-t-il, en franchissant la grille.
Il nous annonce qu'il part le soir même à neuf heures. M. Freeman, M. Curmont et plusieurs autres viennent lui faire leurs adieux. Des télégrammes arrivent. Un de Delanoix, un de Raubvogel: Bonne chance et Heureux retour.
—C'est une affaire de deux ou trois mois, tout au plus, dit mon père. L'Allemagne du Sud ne marchera pas; ou fera défection, suivant son habitude, après la première bataille perdue. Quant à l'armée prussienne, elle n'existe pas; je suis de l'avis du maréchal Le Boeuf, qui la nie. Les Prussiens font les malins, mais nous soufflerons dessus.
—Ah! s'écrie M. Freeman, il n'y a pas un Français qui souhaite plus que moi le triomphe de la France.
Et, très ému, il donne l'accolade à mon père.
Jean-Baptiste, aidé de Lycopode, a préparé les cantines.
—Rien n'est oublié, mon commandant, vient dire Jean-Baptiste; les cartes d'Allemagne sont sous les gilets de flanelle.
—C'est moi qui les ai mises là, dit Lycopode. C'est plus facile à trouver.
Lycopode, bien qu'elle cherche à le dissimuler, est troublée du départ de Jean-Baptiste.
Quant à Jean-Baptiste, qui accompagne mon père à son nouveau régiment actuellement à Châlons, et qui fait partie du Corps d'armée commandé par le maréchal Canrobert, il paraît enchanté d'aller à la guerre.
—Les Prussiens, dit-il, nous allons leur montrer ce que c'est que des hommes à poil.
Le dîner est triste. Mon père se contraint pour être gai. Avant le dessert, je vais dire adieu à Jean-Baptiste qui part en avance à la gare, avec les bagages. Notre séparation est pathétique. Lycopode, tout d'un coup, éclate en sanglots, je rentre dans la salle à manger, le coeur gros. Là encore, une scène émouvante et rapide a dû avoir lieu; car ma grand'mère a les yeux rouges, et mon père a une larme au coin des paupières. Il me recommande d'être bien sage et bien obéissant pendant son absence, et refuse de m'autoriser à l'accompagner à la gare. Les émotions sont inutiles.
Pourtant, quelques minutes plus tard, quand l'heure du départ a sonné, je sens qu'il est très ému lorsqu'il me serre sur sa poitrine; et il a peine à maîtriser son émotion aussi, lorsque ma grand'mère, après l'avoir embrassé, lui dit:
—Au revoir, mon cher Paul, et n'oubliez pas que nous vous aimons de tout notre coeur et que nous ne cesserons pas de penser à vous...
Je dois avouer que, bien que j'aie souvent pensé à mon père pendant les jours qui suivirent son départ, je n'ai pas pensé à lui exclusivement. Il y a tant à voir, tant à entendre partout! C'est comme une nouvelle vie qui a commencé pour moi, pour la ville, pour tout le monde. C'est le départ des troupes; c'est l'arrestation des faux espions; c'est ceci, c'est cela; c'est aussi la lecture des journaux. Lycopode, à l'insu de ma grand'mère, me fournit abondamment de feuilles publiques. Je trouve moyen, aussi, de m'échapper de temps en temps de la maison, et de me joindre aux bandes de garnements qui, divisés en Prussiens et en Français, se livrent à de terribles luttes. Il y a si longtemps que je rêvais de prendre part à leurs guerres! et je m'en donne à coeur-joie. Mes vêtements, cependant, témoignent par leurs accrocs de ma généreuse audace et de mes résistances désespérées, et ma grand'mère prend les mesures les plus strictes pour m'empêcher de figurer dans toute bataille en règle, voire même dans de simples escarmouches.
Les vraies batailles, heureusement, vont commencer au delà du Rhin. Elles ont déjà commencé. Ce matin, le 3 août, nous avons pu lire le compte rendu de la grande victoire de Saarbrück. J'ai lu et relu le journal. Et, tout d'un coup, mes yeux se sont portés sur l'entrefilet suivant que je n'ai pas vu tout d'abord, perdu qu'il est à la fin de la troisième page.
«Ce matin, à six heures, a eu lieu l'exécution, au Polygone de Vincennes, de l'espion allemand dont nous avions annoncé hier l'arrestation. Une cour martiale, réunie la veille, l'avait condamné à mort. Il avait le grade de lieutenant dans l'artillerie allemande, et se nommait Albrecht von Holzung.»
Holzung... le colporteur du plateau de Satory...