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L'épaulette: Souvenirs d'un officier

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XVII


Le 20 novembre 1890, je suis à Bruxelles. J'ai été envoyé en Belgique par le bureau des renseignements du ministère de la guerre. Ce bureau avait été avisé de la présence, dans la capitale brabançonne, de personnages suspects; son agent secret, un certain Foutier, l'avait mis au courant des allées et venues de ces personnages, mais n'avait pu l'informer du caractère de leurs occupations; les individus, vraisemblablement sujets britanniques, parlant anglais, et l'agent n'entendant pas cette langue. Le bureau des renseignements comprit la nécessité d'envoyer sur les lieux un officier parlant anglais et capable de se livrer au contre-espionnage avec intelligence. Cet officier n'existant pas au ministère, où l'on est trop patriotique pour connaître autre chose que les rudiments du français, il fut décidé qu'on le chercherait dans les corps de troupes. Mon père, immédiatement, me proposa; il avait vu là, du premier coup, une excellente occasion de me faire obtenir de suite une situation au ministère, et peu de temps après les galons de capitaine. Je fus mandé à Paris; la mission me fut confiée.

Je me suis rendu à Bruxelles et me suis abouché avec l'agent secret. Ce Foutier est un être ridicule, capable tout au plus d'être le plat valet d'une coterie. Son ignorance est sans bornes en dépit (on plutôt en raison) du ruban violet qu'il arbore à sa boutonnière; une sorte de commerçant louche qui n'évite la faillite que grâce aux subsides qu'il arrache à la naïveté de l'État-Major. Ce paltoquet m'a donné des informations, absurdes à première vue, sur les individus suspects, et m'a affirmé qu'il avait mis le gouvernement à même de s'assurer de machinations qui ne tendent à rien moins qu'à ceci: la conquête de la Belgique par l'Angleterre, appuyée par l'Allemagne.

Je me suis mis en campagne. J'ai filé, comme on dit, les individus désignés, deux hommes d'une trentaine d'années environ; je les ai épiés à l'hôtel du Roi Salomon, où ils sont descendus. J'ai vite acquis la certitude que ces personnages mystérieux n'étaient autres que de vulgaires voleurs. J'ai écouté, sans qu'ils s'en doutassent, leurs conversations qui m'ont vivement intéressé, car elles m'ont révélé un côté de notre vie sociale que j'ignorais profondément. (Voir Le Voleur.) Ce matin encore, j'ai déjeuné à l'hôtel du Roi Salomon, et j'ai entendu ces messieurs discuter au sujet de la vente de bijoux qu'ils ont achetés au prix faible, la nuit dernière, à des marchands qui dormaient.

Ma conviction étant établie, je me demande si je vais en faire part au nommé Foutier ou envoyer simplement mon rapport au ministère. Je ne tiens pas à revoir le nommé Foutier. Il m'a montré, il est vrai, des lettres émanant des chefs du second bureau qui le félicitent de son habileté et de son zèle, et dans l'une desquelles on lui dit: «Vous devez vous considérer comme un bénédictin.» Néanmoins, je persiste à me représenter le nommé Foutier moins comme un bénédictin que comme un frère quêteur. Mon unique entrevue avec cet être me suffit; elle m'a fait voir, une fois de plus, de quelle façon honteuse se gaspille l'argent des contribuables. Non, je ne reverrai pas le nommé Foutier. Ce n'est pas sa qualité d'espion qui me répugne, c'est son incapacité comme espion. Un espion peut avoir son intérêt, voire sa grandeur; il peut faire preuve de talent, de dévouement, même de génie... Et je pense à ce colporteur du plateau de Satory, qui s'appelait Holzung, qui était un officier allemand, qui était l'ami de mon oncle Karl, et qui tomba pour sa patrie, sous les balles d'un peloton d'exécution, au début de la guerre de 1870... Ce Holzung, qui ne se considérait sans doute pas comme un bénédictin, était un Prussien, et le Foutier, qui se considère probablement comme un Français, n'est qu'un ignorant mouchard. Il est digne de figurer, comme inutile utilité, à la suite des premiers rôles de l'actuelle tragi-comédie française, à la suite de ces épauletiers qui ne savent pas l'allemand et dont les épées se recourbent en pinces-monseigneur, à la suite de ces diplomates qui ne savent pas l'anglais et dont le verbiage ne constitue qu'un boniment d'escrocs.

Non, je n'irai pas voir le Foutier. J'aurais à lui dire que les hommes qu'il a pris pour des agents britanniques sont des voleurs, et il les dénoncerait pour avoir vingt francs,—ou la croix d'honneur si les coffres de l'Etat sont vides.—Je ne tiens pas à causer l'arrestation de ces criminels. D'abord, le voleur, le voleur franc, le cambrioleur, me dégoûte beaucoup moins que le charlatan militaire ou l'histrion politique. Puis, ces brigands m'ont vivement intéressé; ils ont presque excité ma sympathie; leur existence accidentée ne doit rien avoir de déplaisant; il ne faut pas oublier non plus que s'ils portent des instruments de destruction, c'est pour s'en servir. Tout le monde ne pourrait pas en dire autant. L'épée n'est souvent qu'un attribut de parade; mais la pince n'est pas une blague.

J'entre dans un café. Bien que l'établissement soit des plus vastes, j'ai peine à y trouver une place. Des gens affublés d'habits militaires, mais d'allure peu martiale, l'encombrent. L'armée belge, garde civique comprise, est en liesse; j'ignore pourquoi. Ce ne sont que chapeaux brodés, panaches, kaulbachs et casques; des sabres et des épées d'une longueur inouïe; des médailles pareilles à des fonds de casseroles; des aiguillettes comme des cordes à puits; des galons dont un collet étoilé arrête à grand'peine la marche ascendante et tortueuse; des épaulettes semblables à des cacolets; des plumets qui balaient la nue. Il y a tant de dorures qu'on ne voit guère les hommes, et j'éprouve une grande difficulté à évoluer parmi tous ces guerriers. Décidément, ils ont pris d'assaut toutes les chaises.

Pas toutes. Il y en a encore une, là-bas, tout au fond, devant une table à laquelle est assis un pékin qui lit un journal. Je vais lui demander la permission de prendre place en face de lui. Et je découvre tout à coup—réellement, ces choses-là n'arrivent qu'à moi!—que je connais ce pékin. C'est M. Issacar; M. Issacar qui se déclare, ma foi, enchanté de me rencontrer. Après quelques plaisanteries faciles sur l'armée belge, M. Issacar m'apprend pourquoi il se trouve à Bruxelles: une petite surveillance exercée sur l'entourage du général Boulanger. J'ai un léger mouvement de recul, mais M. Issacar fait semblant de ne pas s'en apercevoir.

—C'est là, dit-il d'un ton dégagé, une de ces missions qu'on est forcé d'accepter lorsqu'on a quelque ambition. Je voudrais me faire une petite situation; et, comme je n'ai personne pour m'aider, je m'aide moi-même, afin que le ciel me vienne en aide. Il y a l'honnêteté dans les buts et l'honnêteté dans les moyens; elles vont rarement ensemble, malheureusement; le mieux est d'en prendre son parti. Pour moi, je place l'honnêteté dans mon but; je ne dis pas: l'honneur, bien entendu; il appartient à l'armée. Du reste, il ne faut pas être trop terre-à-terre; ce qui est religion pour le peuple est la négation même de la religion pour les gens supérieurs. Et puis, qu'est-ce que c'est qu'un principe? Un expédient auquel on a laissé le temps de moisir. Pourtant, il ne faut pas médire des principes; ils nous épargnent une grande perte de temps. A propos, cher Monsieur, j'espère que vous n'avez pas perdu les heures que vous avez passées à Bruxelles?

Je suis tout interloqué et ne sais que répondre. Mais M. Issacar, à ma surprise plus grande encore, me tire de mon embarras en ajoutant:

—Je veux parler de la petite affaire dont vous étiez chargé; ces deux individus signalés... Vous savez que, d'une administration à une autre, la jalousie aidant, il n'y a guère de secrets. J'ai donc su... Je présume que vous n'avez pas eu de mal à découvrir la stupidité des informations du sieur Foutier.

—Ç'a été l'affaire de quelques instants, dis-je en me résolvant à parler sans détours. Ces agents anglais ne sont que des voleurs.

—Oui, répond M. Issacar; des gens qui commettent des actes extra-légaux. On a dit que les lois sont des inventions diaboliques qui permettent aux coquins de s'engraisser de la substance des imbéciles; voilà une parole que les scélérats en question auraient bien fait de méditer. Ils auraient sans doute commencé leur droit au lieu de faire des fausses clefs; ce n'est pas plus difficile. Ils aiment tant l'argent et ils sont si pressés d'en avoir qu'ils n'ont sans doute pas pensé à cela. L'argent, entre nous, est un fléau. Pourtant, si on le supprimait, cet argent qui seul donne de l'intelligence à la masse, la grande majorité de l'espèce humaine sombrerait immédiatement dans l'imbécillité sans fond et sans espoir. Pouvez-vous vous faire une idée de pareille catastrophe? Et pouvez-vous, si vous êtes en veine d'imagination, vous figurer la surprise des Anglais, lorsqu'ils apprendront dans quelques jours qu'ils sont sur le point de conquérir la Belgique?

—Comment apprendront-ils une chose semblable?

—Par la voie de la Presse française à laquelle sera communiqué le rapport que vous allez faire.

—Mais, dis-je, je me bornerai à déclarer dans ce rapport que l'agent Foutier a suivi une fausse piste, et que...

—Ne faites pas cela! s'écrie M. Issacar. Ne faites pas cela, ou vous briserez votre avenir; vous vous créerez des inimitiés qui ne pardonneront jamais. Je vous en préviens sérieusement. Je suis ici pour vous prévenir.

—Comment! Vous ne m'auriez même pas vu si je n'étais entré dans ce café où je vous ai aperçu par hasard.

—J'y suis entré sur vos pas, dit Issacar; je vous suis depuis votre arrivée à Bruxelles. Vous ne vous en êtes pas aperçu, mais c'est comme ça. Ce que vous deviez découvrir ici, je ne l'ignorais pas; je n'ignorais pas que les renseignements donnés par Foutier au ministère étaient erronés; je le savais d'autant mieux que, ces renseignements, c'est moi qui les lui avais fait tenir.

—Pas pour votre compte, je pense, car je ne crois pas que vous désiriez supplanter Foutier. Alors, à l'instigation de qui?

—C'est assez difficile à dire. A l'instigation d'un homme qui en représente plusieurs autres, qui en représentent un autre. Mettez, si vous voulez, que le premier s'appelle Camille Dreikralle; les seconds, Raubvogel, Triboulé, etc.; et le troisième, de Trisonaye.

—Vraiment, dis-je, de plus en plus surpris, je ne comprends pas...

—Je ne puis vous en dire davantage, répond Issacar. Du reste, si vous avez besoin d'explications supplémentaires, je crois que monsieur votre père pourra vous les donner à Paris. Écoutez seulement le conseil que je vous donne, de ne rien faire en hâte, et vous m'en remercierez.

Je ne réponds pas. Je ne sais, ni que croire, ni que penser. Il me semble bien qu'Issacar ne parle ni à la légère ni pour son propre compte. Mais alors, quelle est la signification, la portée du rôle que j'ai commencé à jouer sans m'en douter? J'ai été, je le vois, l'agent inconscient de tripoteurs haut placés probablement, qui maintenant réclament de moi un faux témoignage; et si je ne donne pas ce témoignage, je sens que je serai à leur merci et qu'ils me briseront comme verre. L'indescriptible horreur de la servitude militaire m'apparaît tout d'un coup. Et beaucoup de choses que je sais, que j'ai vues, qu'on m'a racontées, me reviennent soudain à l'esprit; je me rappelle aussi ces fameux rapports que mon père expédiait par kilos, et le coeur léger, lorsqu'il était attaché à l'ambassade de Berlin. Est-ce que tout, absolument tout, alors, serait fraude, rapine et imposture?

—En vérité, dis-je tout bas, ce ministère de la guerre est comme une caverne; on dirait qu'il n'y grouille que des coquins...

—Il y a quelques honnêtes gens aussi, ricane Issacar; il s'en fourre partout. Mais au fond, c'est un peu comme vous dites. Que voulez-vous? L'homme est très corruptible. Il ne peut se guérir d'un mal qu'en employant des remèdes qui lui donnent une nouvelle infirmité; la guerre produit la férocité; et la paix, la dépravation. Il faut ajouter que le pouvoir provoque souvent un scepticisme énervé chez l'homme qui l'exerce, et excite ses appétits.

—Cela n'excuse rien. On ne devrait pas oublier l'existence de la Patrie.

—Voilà le point, reprend Issacar. On ne devrait pas oublier l'existence de la Patrie, et on l'oublie. Et savez-vous pourquoi les gouvernants l'oublient? Parce que les gouvernés n'y pensent point. Qu'est-ce que c'est que la Patrie, pour le peuple en général? On a dit que ce n'était qu'un mot; mais c'est un peu plus; c'est un excitant; un stimulant aux tâches serviles et en somme inutiles; un stimulant comme le café, l'honneur, l'alcool ou le paradis. Les choses étant ainsi, quel peut-être le patriotisme des gens au pouvoir? Lorsque le peuple se décidera à faire de la patrie une réalité, ceux qui le gouvernent seront bien obligés d'en faire autant. Les foules ont toujours la sottise de croire que l'exemple doit leur être donné d'en haut; mais c'est elles qui ont à donner l'exemple; ou plutôt qui ont à donner des ordres. Ne croyez point aux souffrances des victimes; à côté de celles des bourreaux, elles n'existent pas. Si vous saviez combien d'hommes politiques, qu'on a taxés d'indifférence, ont déploré la torpeur des masses!

—Le canon les réveillera, ces masses!

—C'est possible, dit Issacar; bien que les gouvernements n'aient aucun intérêt à la guerre et n'en veuillent point. A propos. Dans l'éventualité d'une guerre entre la France et l'Allemagne, avez-vous pensé à l'intérêt que prendrait immédiatement le territoire belge? Étant donné que la France ne pourrait se défendre effectivement que par l'offensive; étant donné que les barrières élevées à l'Est par les Allemands sont infranchissables, et que ce serait folie pure d'aborder de front, si même possible, les défenses de Metz, de la forêt de Haguenau, et de Strasbourg, il est certain que c'est la Belgique qui ouvre la seule route praticable à une marche en avant vers l'Allemagne; le point de direction, afin de tourner la ligne de la Meuse et les places du Rhin, Mayence et Cologne, devant se trouver au nord de Düsseldorf, du côté d'Elberfeld, vers la vallée de la Ruhr. L'étude du territoire belge et de son système de défense est donc des plus nécessaires; on ne manque certes pas d'informations à ce sujet à Paris; mais j'ai lieu de croire que la plupart de ces informations sont incorrectes; et le jour où l'on voudrait envahir...

—Croyez-vous donc que le gouvernement français oserait violer la neutralité belge?

—Pas le gouvernement bourgeois d'aujourd'hui, répond Issacar en souriant; mais le gouvernement révolutionnaire qui lui succédera, dès les premiers coups de canon, c'est-à-dire après la première défaite française. La défaite de la France au début des opérations ne peut même pas être mise en question. Nous serons forcés d'abandonner Nancy, qu'un honteux article secret du traité de Francfort nous interdit de fortifier; on parle, il est vrai, de créer un 20e corps d'armée dont cette ville serait le chef-lieu; mais cela ne ferait qu'accentuer les difficultés de la retraite nécessaire derrière la ligne Verdun-Toul-Epinal, ligne mauvaise et trop étendue à laquelle on a eu le tort de ne pas préférer la création d'une région fortifiée, plus au sud. La France étant envahie, de deux choses l'une: Ou le peuple français, voyant 1870 recommencer, conservera sa confiance en ses chefs actuels; et ce sera la débâcle et le démembrement; ou il mettra à sa tête des hommes décidés à continuer la lutte par la Révolution; et dans la main de ces hommes, la neutralité belge ne pèsera guère. De ces deux éventualités, la seconde est de beaucoup la plus probable. Et si, au moment voulu, on trouvait dans les cartons du ministère des documents de premier ordre sur la Belgique, la France devrait beaucoup à l'homme qui aurait fourni ces documents. A mon avis, vous pouvez facilement être cet homme. Profitez de l'occasion qui vous est offerte par l'affaire plutôt puérile à laquelle vous êtes mêlé et envoyez un rapport dans lequel vous donnerez des informations de la plus haute valeur; vous prétendrez, naturellement, vous les être procurées par l'observation des faits, gestes, paroles et même papiers des individus qui vous furent désignés et que vous représenterez, ce qui ne tire nullement à conséquence, comme des espions anglais.

La proposition me semble engageante; pourtant..... M. Issacar continue:

—Je vous fournirai, si vous voulez bien, tous les renseignements nécessaires. Je possède une grande quantité de documents que je mettrai avec plaisir à votre disposition. Les distances, etc., sont prises en mesures anglaises, ce qui donnera plus de vraisemblance à la fiction grâce à laquelle vous ferez passer de grandes vérités. Vous trouverez, dans les papiers que je vous communiquerai, des indications précieuses sur Anvers, le centre du système de défense belge, car les nouveaux et admirables forts de Namur et de Liége (construits principalement par des entrepreneurs français) ne sont que des têtes de pont. La valeur de la vieille enceinte, d'une circonférence de huit milles et demi, a été étudiée; aussi, le cercle des anciens forts bâtis immédiatement hors de cette enceinte; aussi, le second cercle de forts détachés. L'état très incomplet de ces derniers forts est détaillé; tout le côté Est, complètement ouvert sur une distance de quatorze milles, de Lierre à Schooten, est décrit avec le plus grand soin. La situation des neuf nouveaux forts qu'on se propose d'élever est discutée. Quant à Lillo.....

J'interromps M. Issacar. Pendant qu'il parlait j'ai pris ma détermination. Le conseil qu'il me donne est peut-être bon, mais je ne le suivrai pas. Je ne veux pas m'engager davantage dans une affaire qui me semble des plus louches. Je le déclare à M. Issacar. Il me prie de réfléchir; me fait entrevoir le sort peu enviable d'officiers en disgrâce, surveillés, espionnés sans cesse; mais il n'ébranle pas ma résolution. Nous sortons du café ensemble, et nous nous séparons bientôt.

A peine ai-je quitté M. Issacar, que je regrette de ne pas avoir accepté ses offres. Mais je me cramponne à ma décision. Et, afin de ne point céder à de nouvelles tentations, je vais écrire et envoyer de suite au ministère un bref rapport dans lequel je déclare que les informations données par l'agent Foutier sont absolument sans base.


Quand j'arrive à Paris, mon père est déjà au courant de la communication que j'ai adressée à l'Etat-Major. Il ne cherche pas à dissimuler sa mauvaise humeur. On lui a fait sur mon compte les plus mauvais compliments; on m'accuse de manquer d'esprit de subordination et d'intelligence, de ne pas savoir l'anglais. Mon père déclare que ces reproches ne sont guère exagérés. Ne m'avait-on pas déclaré, à mon départ, que les individus que j'avais à surveiller étaient des agents britanniques? Ne m'avait-on pas dit qu'on attendait de moi une confirmation du rapport de l'agent secret? J'aurais dû comprendre. Comprendre à demi-mot, cela révèle des aptitudes militaires. Un homme qui comprend à demi-mot possède le coup d'oeil d'aigle nécessaire aux grandes opérations stratégiques. Mais moi..... Réellement, il désespère de mon avenir. La fibre militaire me manque complètement.

—J'ai cru, dis-je, que dire la vérité était agir en soldat.

—C'est agir en pompier! répond mon père. Sous un régime démocratique comme le nôtre, un soldat est aussi un citoyen, mon garçon! Et en cette qualité doit tenir compte des nécessités politiques. Ha! Ha!.... Mais on veut en faire à sa tête, ne rien écouter. Enfin..... Moi, je m'étais mis en quatre; je pensais que je t'avais procuré le moyen de t'embusquer ici, tranquille comme Baptiste. Je te voyais déjà les galons de capitaine. Va te faire fiche..... Tout est à l'eau. Tu as une singulière façon de servir!

—De servir le gouvernement, oui. Je le méprise, ce gouvernement, ainsi que tous ceux qui l'ont précédé. Depuis 1870, les gouvernements disent à la France qu'ils n'existent que pour l'aider à réparer ses forces et pour la mettre à même de prendre sa revanche. Il mentent. Ils n'ont rien préparé et ils prêchent la paix à outrance. Si un homme ne tient pas sa parole parce qu'il ne veut pas la tenir, on dit que c'est un escroc; s'il ne tient pas sa parole parce qu'il ne peut pas la tenir, on dit que c'est un banqueroutier. Il n'y a point de raisons pour ne pas appliquer les mêmes termes, le cas échéant, aux gouvernements.

Mon père vient se camper devant moi et place ses deux mains sur mes épaules.

—Mon pauvre enfant! murmure-t-il, où as-tu pris des idées pareilles? C'est ce que tout le monde pense, mais personne ne le dit. Si tu exprimes des opinions semblables, comment peux-tu espérer arriver à quelque chose? Nous vivons sous un régime démocratique, c'est vrai. Mais, enfin, un soldat est un soldat; ce n'est pas un citoyen. Et qu'est-ce qui constitue le soldat? C'est l'obéissance. Nous ne devons pas avoir d'opinion personnelle; nous devons être de l'avis de nos chefs. L'autre jour, le général de Paramel, chef de l'État-Major, m'a dit: «La République française est l'instrument des volontés de Dieu sur la terre, l'épée et le bouclier de son Église.» Ça m'a coupé la chique, je dois le dire, mais je lui ai répondu tout de suite qu'il avait raison; qu'est-ce que ça fout?

Au fond, peut-être pas grand'chose. Et je fais expliquer à mon père pourquoi les bureaux tenaient tant à recevoir la confirmation de menées anglaises en Belgique. C'est assez compliqué, mais très simple. L'inventeur de la fameuse poudre qui assure à l'armée française une si grande supériorité sur ses rivales, M. Plantain, est depuis quelque temps déjà en mauvais termes avec le ministère de la guerre. Se croyant joué par l'élément militaire qui n'a pas conservé pour ses découvertes l'enthousiasme qu'il témoignait tout d'abord, M. Plantain est entré en relations avec une maison anglaise. Cette entrée en relations fut amenée par un certain Triboulé, capitaine d'artillerie de la territoriale et correspondant en France de la maison anglaise.

—Tu te rappelles certainement avoir vu ce Triboulé chez Raubvogel? Sa femme est si jolie! C'est grâce à elle que Triboulé a depuis longtemps ses grandes et petites entrées au ministère. Bref, au moment où Plantain, dépité et découragé, allait signer un traité avec l'établissement anglais, il reconnut dans les pièces du dossier des plans français, des dessins d'appareils français. Il refusa de signer, s'informa, et acquit la certitude que les plans et dessins en question avait été volés à la France par Triboulé. Immédiatement, Plantain dénonça Triboulé. Cela se passait à la fin de décembre 1888. Depuis, Plantain n'a cessé de dénoncer, et M. de Trisonaye n'a cessé de refuser de tenir compte de ces dénonciations. Tu comprends, on ne peut pas poursuivre Triboulé. C'est un traître, incontestablement. Mais l'arrêter serait provoquer un énorme scandale. Triboulé est lié avec tout le monde, et il en sait long. Du reste, notre système de défense n'est pas atteint; personne ne manque à son devoir, à part de rares exceptions; l'armée est digne de la confiance du pays; on exploite partout—et je crois que notre cousin Raubvogel s'en occupe—les découvertes de Plantain; de cette exploitation, bien entendu, Plantain ne retire pas un sou. Tout est donc pour le mieux. A quoi bon réveiller le chat qui dort? Malheureusement, ce Plantain ne veut pas comprendre ça; il ne nous laisse pas en repos cinq minutes. On lui a promis des enquêtes, on a nommé des commissions; et il n'est pas content! Il y a des gens qui sont insatiables. Dernièrement, il a fait une nouvelle démarche, menaçant de faire un scandale si on n'arrête pas Triboulé. C'est dégoûtant. Mme Triboulé est venue pleurer ici pendant un quart d'heure. J'ai eu toutes les peines du monde à la consoler, la pauvre petite. Comment se débarrasser de Plantain? Voici, je pense, ce qu'on avait imaginé. Si tu avais envoyé de Bruxelles un rapport constatant la présence dans cette ville d'agents britanniques tramant de noirs complots, ce rapport aurait été communiqué à la Presse, par des voies détournées; un grand mouvement d'opinion contre l'Angleterre aurait été créé artificiellement; profitant de l'agitation, M. de Trisonaye se fût fait interpeller par un faux ennemi; il eût empoché un ordre du jour rédigé par un ami, l'assurant de la confiance de la Chambre et l'invitant à poursuivre toutes les culpabilités. Le soir même, Plantain eût été arrêté, tout seul, et il eût été condamné au maximum, malgré toutes ses protestations.

—C'est simplement honteux! m'écrié-je.

—Certainement, répond mon père; c'est ce que j'ai toujours dit. Ces dénonciations continuelles faites par Plantain sont absolument honteuses; elles sont indécentes; elles portent atteinte au prestige de l'armée. Je suis heureux de voir que tu en conviens toi-même. Que ne t'ai-je exposé les choses plus tôt! Tu aurais compris... Et le ministre eût pu faire arrêter Plantain. Tandis qu'à présent... Ah! quelle sottise tu as faite!

Il me semble que je rêve, que je me débats dans un horrible cauchemar. C'est infâme, infâme, infâme...

—Voilà pourquoi, dis-je me parlant à moi-même, voilà pourquoi Issacar avait été envoyé par Camille Dreikralle pour me pousser...

—Dreikralle? s'écrie mon père. Tu dis Camille Dreikralle?

Il paraît réfléchir; et, au bout d'un instant, s'avance vers moi.

—Mon garçon, me dit-il, tu as commis une sottise. Mais tu ne pouvais rien faire de plus habile.

Il m'est impossible d'amener mon père à expliquer ses paroles. Peu importe; je sais que, n'ayant pas fourni au ministre les faux derrière lesquels il aurait abrité l'infamie qu'il méditait, je serai disgracié. Quelques jours plus tard, en effet, je suis affecté à un régiment stationné dans le Nord; le bataillon dont je dois faire partie tient garnison à Navesnes.


Navesnes est une petite ville lugubre; la tristesse monotone et sale qui caractérise les agglomérations des départements industriels, qui leur donne un aspect hostile, las, peureux, défiant. On dirait que les maisons sont rongées de la lèpre de l'esclavage; qu'elles rampent devant les hautes cheminées des usines qui les bafouent; qui érigent leur insolence de nouvelles tours féodales et crachent, sous la liberté du ciel bleu, le ciel noir des servitudes sans fin. La population ne respire que dans la respiration des machines; son pouls ne bat que dans le va-et-vient des pistons. Ça pue la misère; ça empeste la patience. Les faces n'ont point d'expression. C'est comme si l'éclat de la vie s'était échappé de toutes les prunelles, pour venir se figer sur l'acier des monstres qui mâchent la vapeur meurtrière, sur l'acier des baïonnettes qui prolongent les fusils Lebel, protecteurs de l'Ordre.

Dans une ville pareille les distractions sont rares et difficiles. Les riches mêmes ne peuvent jouir avec intelligence de leur argent; il n'y a pas de bibliothèque. On est invité de temps en temps chez les grands patrons, qui vous offrent la pâtée arrosée de champagne que le possédant doit à son chien de garde. Bon souper, souvent; bon gîte, quelquefois; mais le reste, non. Ce serait peut-être possible, mais ce serait sans doute long; et, généralement, le jeu ne vaut guère la chandelle que tient le mari, entre ses comptes. Quelques dames, dans la ville, plus ou moins boutiquières, et coiffées à la dernière mode des Bersaglieri. Farouches, farouches. C'est avec peine que j'ai pu découvrir une bourgeoise veuve, travaillée par l'âge critique dans un mobilier moral. Je m'en contente. Le sage sait se contenter de peu.

Voilà une chose que n'ignorent pas les ouvriers, mâles et femelles, ilotes de l'usine. Ils sentent que le peu, le très peu qui leur est accordé, doit leur suffire; leur résignation est vraiment chrétienne. Ils semblent comprendre que leur vie ne leur appartient que parce qu'elle est utile à leurs maîtres. C'est là un sentiment purement humain, et qu'on ne trouve ni chez les vaches, ni chez les cochons, ni chez aucun des bons animaux qu'on mange.

Mon parent, M. Delanoix, sénateur du Nord, et qui a des intérêts dans plusieurs des filatures du pays, a fait deux voyages à Navesnes. Chaque fois, des réunions ont été organisées, où il a pris la parole. Delanoix sait parler aux ouvriers; il leur parle de ses débuts, qui ont été laborieux et pénibles; de l'honnêteté, sans laquelle on n'arrive à rien; de l'ordre et de l'économie, qui mènent à tout; du travail, qui est la liberté; du gouvernement, qui veille paternellement sur la classe ouvrière. Enfin, il sait leur parler. Il leur dit de se méfier des meneurs, et leur prêche la modération. Vous avez faim? Soyez modéré. Votre femme grelotte sous des haillons? Soyez modéré. Vos enfants, rongés par la maladie, n'ont ni remèdes, ni nourriture? Soyez modéré. La misère vous étrangle et vous dépèce? Soyez modéré. Vous crevez? Modérez-vous. Ne crevez, mon ami, qu'avec la plus extrême modération.

Quelquefois, devant les faces hâves des esclaves qui sortent de leurs géhennes, je pense à tous ces monstres, épouvantails créés par des imaginations malsaines, que les Pauvres ont placés comme d'inconquérables sphinx sur les chemins du bonheur; le Capitalisme, le Militarisme... Capitalisme? Le Capital, c'est le crédit que leur patience imbécile fait à la cupidité des Riches. Militarisme? L'Armée, c'est leur sang, leur chair et leur argent; elle est formée par eux, elle est payée par eux.

C'est eux, l'Armée. C'est eux qui tiennent le sabre—ce grand couteau qui finira bien, j'espère, par couper du pain pour tous.



XVIII


Le tambour bat, le clairon sonne. Qui reste en arrière? Personne. C'est un peuple qui se défend. En avant!

C'est un peuple qui se défend. Un peuple riche, heureux, plein d'honneur et de patriotisme, épris de traditions grandioses, qui se sent tout à coup menacé dans la tranquille possession de ses biens et dans la sérénité de ses digestions par la malignité de l'Ennemi. Sus à l'Ennemi! Sus à l'Ennemi!... Deux compagnies, l'une appartenant à mon bataillon, l'autre à un bataillon du 245e de ligne qui tient aussi garnison à Navesnes, reçoivent l'ordre de partir sur-le-champ.

Nous partons. Tenue de campagne, avec tous les accessoires, vivres pour plusieurs jours, cartouches au complet, la menace au coin de la bouche et la bravade au coin de l'oeil. Le commandant Bacardier est à la tête de ma compagnie, le commandant Sappue est à la tête de la compagnie du 245e.

Les autorités civiles sont à la station pour assister à notre départ. Le nouveau sous-préfet, M. Issacar—titulaire de la sous-préfecture de Navesnes depuis quelque temps—a une conférence avec les deux commandants pendant que l'embarquement des hommes s'opère tant bien que mal, plutôt mal que bien. Puis, tout étant prêt, il passe lentement devant les wagons, et je remarque sur sa face une expression de gravité qui me surprend un peu. Au passage, M. Issacar échange quelques paroles avec moi; on dirait qu'il cherche à faire vibrer l'autorité dans sa voix. Pourquoi se donne-t-il ces airs importants? Je n'aime pas les gens qui se prennent si fort au sérieux.

Mais le train s'ébranle, et d'autres préoccupations s'emparent de moi. Je ne pense plus qu'à l'Ennemi.


L'Ennemi. Une face émaciée, blafarde, lasse, tellement fatiguée; une face aux joues creuses, à la bouche tordue par un douloureux rictus, aux yeux éteints, comme noyés; une face que la misère a serré dans son étau, très fort, et sur laquelle la faim a frappé à petits coups, très longtemps. Et cette face sur des corps d'hommes que ronge l'alcool, que mine le travail bestial; sur des corps de femmes dont la misérable anatomie se dissimule sous des haillons; sur des corps d'enfants qu'alourdit et courbe vers la terre hostile le pressentiment de la vie. La chiourme productive. Voilà l'ennemi que doit tenir en échec la chiourme soldatesque.

C'est pour assurer l'ordre que nous avons été envoyés de Navesnes à Courmies. Il paraît que les serfs de l'usine ont menacé de chômer demain vendredi, 1er mai, fête du travail. Les patrons se sont immédiatement solidarisés et se sont engagés à renvoyer tous les ouvriers qui ne se présenteraient pas à l'atelier le 1er mai. Là-dessus, une certaine agitation s'est produite. Le maire, effrayé, a écrit au sous-préfet pour demander des troupes; et le sous-préfet, au lieu d'intervenir auprès des industriels, a envoyé des soldats. Notre arrivée a été accueillie par quelques démonstrations hostiles, mais sans grande importance; les gens du pays, nous le savons, sont d'un caractère contrariant, au moins à la surface. Les patrons étant opportunistes (ainsi que beaucoup d'honnêtes gens) les ouvriers, par esprit d'opposition, ont été successivement bonapartistes et boulangistes. On prétend qu'ils commencent à mordre au socialisme. Il y a, dit-on, quelques commis-voyageurs du marxisme qui pérorent ce soir dans la ville. Ils prêchent le calme, pour commencer. Ils disent que les marxistes «restent dans la tradition historique; et qu'ils cherchent à faire arriver au pouvoir la classe ouvrière, afin qu'elle puisse alors légiférer selon ses intérêts, comme le fit la bourgeoisie en 1789». Pour finir ils prêchent la modération. Delanoix doit être jaloux.

Il est justement ici, Delanoix. Il est arrivé ce matin et cherche, en sa qualité de père conscrit, à rétablir la bonne harmonie entre patron et ouvrier. Que faut-il pour cela? Un peu de complaisance de part et d'autre. Que les salariés fassent toutes les concessions, et que les chefs d'établissements les acceptent. Malheureusement, les salariés ne veulent plus écouter M. Delanoix. Ils préfèrent écouter les socialistes, qui leur disent exactement la même chose, mais d'une façon un peu plus neuve. Delanoix fait la grimace, paraît songer profondément. Deux ou trois phrases qu'il m'a dites ce soir m'ont livré le secret de ses méditations. Il pense à se faire socialiste. Qu'a-t-il à risquer? Il a été assez habile pour devenir un bourgeois; il sera assez habile pour le demeurer, sous tous les régimes. Si jamais la classe ouvrière arrive au pouvoir pour légiférer dans ses intérêts, ce sera la bourgeoisie nouveau système (c'est-à-dire ancien système). Et Delanoix consentira aisément à porter un knout au lieu d'un parapluie.

Ah! ce n'est pas une chose commode, pour les forçats du travail, de choisir entre les panacées qu'on leur propose. Tout est confusion dans leur esprit, si vieux et si puéril. A voir de quelle façon dérisoire ils étalent leurs souffrances, on comprend qu'ils ne puissent réussir à leur trouver un remède simple; on comprend qu'ils se laissent berner sans trêve par la sottise rapace des charlatans. Et comment voulez-vous qu'ils expriment leurs misères morales, même qu'ils s'en rendent compte? Ils sont hors d'état de dire au médecin de quoi ils souffrent, quand ils sont malades. Tant d'êtres qui ont cessé d'exister comme individus et qui sont devenus des choses; des choses qu'on jette au rancart, à la voirie, dès que leur capacité de production disparaît ou s'affaiblit. Tant d'êtres pour lesquels la perte d'un membre, d'un bras, d'une jambe, d'un doigt, signifie la débine noire, la stagnation, la mort... Et ce sont ces pauvres êtres qu'on nous ordonne de rejeter dans leurs bagnes, à la pointe des baïonnettes—nous! nous qu'ils payent!—Quelle farce! quelle lâcheté! C'est battre un infirme avec ses béquilles...

Ce matin, 1er mai, les ouvriers se sont rendus aux ateliers. Mais ils n'ont pas tardé à en sortir, décidés à chômer. Ils se sont répandus par les rues, formant des groupes, discutant. Nous recevons l'ordre de faire des patrouilles et de disperser les rassemblements. Il y a quelques escarmouches; et aussi quelques arrestations. Les prisonniers sont enfermés à la mairie. L'agitation semble croître. Des patrouilles sont attaquées par la population, surtout par les femmes, et tirent à blanc pour intimider la foule.

Vers la fin de l'après-midi, le sous-préfet, M. Issacar, arrivé de Navesnes quelques heures plus tôt, vient nous faire une communication importante. Il est accompagné du maire et de Delanoix et il nous annonce que nous allons être attaqués par ceux qu'il appelle les émeutiers. La population, dit-il, veut tenter de délivrer les prisonniers.

Nous recevons l'ordre d'occuper la place de l'Eglise, un espace d'une centaine de mètres de long sur cinquante de large; quatre rues aboutissent à cette place, sur laquelle s'élèvent la mairie, l'église et le presbytère. La compagnie du 245e, sous les ordres du commandant Sappue, se range devant la mairie; ma compagnie se déploie sur la droite. De grands cris éclatent au loin: «C'est huit heures, huit heures, huit heures! C'est huit heures qu'il nous faut!... Vive la grève! Vive la grève!» Les fonctionnaires civils, le maire, le procureur de la République, M. Delanoix, se dirigent vers la mairie. M. Issacar adresse quelques mots au commissaire de police qui vient se porter sur notre gauche; puis, il s'avance rapidement vers le commandant Sappue et lui parle à voix basse, avec des gestes énergiques. Le commandant donne l'ordre de charger les fusils. M. Issacar rejoint les fonctionnaires groupés devant la mairie; ils pénètrent tous dans l'édifice dont la porte se referme sur eux juste comme s'élève une énorme clameur, très proche.

—Vive la grève! Vive la grève!

Le commandant Sappue s'écrie:

—Croisez... elle!


Tout d'un coup, la place est envahie. L'Ennemi s'avance vers la mairie, s'avance à grands pas. L'Ennemi... des hommes désarmés, des femmes, des enfants; des femmes et des enfants surtout. Au premier rang, une jeune fille qui tient un mai en fleurs, un jeune homme qui porte un drapeau tricolore. L'Ennemi s'avance, n'est plus qu'à une vingtaine de mètres de la mairie. Le commandant Bacardier, à cheval derrière nous, crie quelque chose qu'on entend à peine: «Retirez-vous, retirez-vous ou...» Je jette les yeux sur le commissaire de police dont c'est le devoir de s'interposer. Il ne bouge pas.

Soudain, la première ligne du 245e fait double pas en avant, puis double pas en arrière. Et la voix du commandant Sappue, aussitôt, siffle:

—Joue!... Feu!

Point de fumée. Une détonation sèche, hypocrite, implacable.

Des cris désespérés s'élèvent. Des femmes, des enfants, viennent de tomber, frappés par les balles; la jeune fille qui tenait le mai en fleurs est étendue à terre, la tête fracassée, la cervelle répandue; le jeune homme qui portait le drapeau a été tué d'une balle dans la bouche, et gît, couvert de sang... La foule s'enfuit, hurlant d'horreur. Des hommes du 245e épaulent encore, tirent. Un enfant que sa mère tient par la main est tué; une jeune fille qui entre dans un café est tuée. Un jeune homme, au bout de la place, relève un blessé. Un soldat le couche en joue et il tombe.

Il y a une quarantaine de corps étendus sur la place, défigurés par d'horribles blessures faites à bout portant; corps de femmes, corps d'enfants. Deux cadavres d'hommes seulement; l'un celui d'un vieillard... Des filets de sang commencent à couler sur la terre noirâtre, forment des flaques rouges qui s'étendent, s'étendent...


Dès que le feu eut cessé, et tandis que les quatorze morts et les vingt-deux blessés gisaient sur la place, quelque chose s'est passé que je regretterais d'oublier.

La porte du presbytère s'est ouverte, trois prêtres en sont sortis et se sont approchés des victimes, comme des messagers de bienveillance et de consolation.

La porte du presbytère s'est ouverte, trois prêtres en sont sortis et se sont approchés des victimes, comme des chacals qui viennent flairer des cadavres.

D'autres chacals arrivent d'heure en heure; des noirs, des blancs, des rouges et des tricolores. Tous les vampires du reportage; des agitateurs boulangistes, derniers fidèles d'une cause perdue, qui voudraient bien créer des difficultés au gouvernement; le préfet, menteur abject, qui a déclaré que les émeutiers portaient des revolvers; des gens de justice; un député socialiste, qui fut bourreau versaillais pendant la Commune, et qui vient d'acheter la chemise sanglante d'une des victimes qu'il se propose d'exhiber à la tribune. Tout ça parle, parle, parle, pendant que des troupes arrivent à chaque instant; infanterie, cavalerie, défilant la tête basse sous les insultes de la population qui reproche à l'armée sa couardise et sa férocité.

Le télégraphe parle aussi. D'abord, il nous apprend qu'on va envoyer de Lille des ambulances où les blessés seront fort bien soignés (et où l'on pourra étudier à loisir l'effet produit sur eux par les balles Lebel). Ces ambulances n'arriveront guère avant seize ou dix-huit jours. On ne va pas encore très vite, dans les hôpitaux militaires; pourtant, depuis 1870, on a fait des progrès. Puis, le télégraphe nous apporte le compte rendu de la séance du 5 mai, à la Chambre. L'enquête a été repoussée et la Chambre a voté un ordre du jour où elle déclare qu'elle «unit dans sa patriotique préoccupation et dans ses ardentes sympathies les travailleurs de France et l'armée nationale, et qu'elle est résolue à faire aboutir pacifiquement les réformes sociales». Elle ne dit pas dans combien de temps; mais ça ne fait rien.

M. Delanoix parle aussi. Il m'a affirmé qu'il y a eu dans sa vie peu d'heures aussi douloureuses que celles qui se sont écoulées depuis la fusillade. L'effroyable catastrophe ne se serait pas produite, dit-il, si au lieu d'infanterie on eût envoyé de la cavalerie; vingt dragons font plus de besogne que cinq cents lignards; à quoi bon faire fusiller les gens, quand on peut les faire écraser sous les pieds des chevaux?

M. Issacar parle aussi. Pas publiquement; mais hier, m'ayant rencontré à la mairie, il m'a dit quelque chose que je veux répéter.

—Oui, a-t-il avoué, je suis seul responsable, ou plutôt premièrement responsable, de ce qui s'est passé. J'ai cru qu'un massacre, perpétré de sang-froid et sans aucune provocation, créerait dans le peuple une indignation profonde qui se traduirait par un soulèvement. Vous voyez le résultat. Le peuple ne veut pas se soulever; il reste insensible à la pire misère, aux pires outrages. Cependant, il faudra qu'il se soulève. Puisque la tragédie—la tragédie dont il fournit les cadavres—ne l'émeut point, nous essayerons du mélodrame; du bon vieux mélo, avec le forçat innocent, sa famille en pleurs, et le traître escorté des complices nécessaires; du bon vieux mélo qui fera voir aux masses quelles basses crapules le gouvernent. Peut-être le peuple, trop abruti pour s'émouvoir de ses souffrances personnelles, se laissera-t-il exaspérer par des forfaits qui ne le concernent qu'indirectement. Pareille chose s'est vue, peut se voir encore... Oui, je sais ce que vous pensez; malgré tout, ce que j'ai fait est horrible. Soit. Seulement, il y a des lâchetés que peu d'hommes ont le courage de commettre..... Je vais quitter l'administration, mais je resterai en relations avec les gens au pouvoir. Je veux les aider à commettre leurs crimes et leurs sottises jusqu'au bout. Il faut lasser le destin. En haut et en bas, il n'y a que des vaincus en France, de sales vaincus. Sans doute ne secoueront-ils leur abjection que lorsqu'ils seront mis, subitement, en face d'une nouvelle débâcle. Ce sera ma dernière carte—et je la jouerai bien, vous verrez.

La physionomie de M. Issacar, dépouillée de son masque habituel de scepticisme, exprimait une résolution farouche. Le juif moderne avait disparu; et l'Hébreu, frémissant du sombre enthousiasme des vieux âges, se dressait devant moi. J'ai quitté M. Issacar sans lui répondre.

Mais je pense à ce qu'il m'a dit, aujourd'hui, tandis qu'ont lieu les obsèques des victimes. Ces autorités civiles qui n'osent point se montrer, ces troupes alignées le long des rues, massées sur toutes les places; ces ouvriers cravatés de rouge et ces ouvrières au chignon fleuri d'écarlate; ces musiciens avec leurs trombones funèbres, ces sociétés avec leurs bannières encrêpées et leurs drapeaux tricolores, ces prêtres qui insultent les cadavres de leurs dérisoires prières et de leur eau bénite putréfiée, ces charlatans du socialisme qui vont égrener au bord des fosses leurs théories misérables—des vaincus tout ça... des vaincus...


En rentrant à Navesnes, nous avons rencontré un troupeau de moutons qu'un berger et un chien poussaient vers l'abattoir. Les moutons étaient des moutons; le berger était infirme; le chien avait la gale.



XIX


En quelques jours le peuple est arrivé à considérer le massacre de Courmies comme un événement normal, tout au plus comme un inévitable accident. Le ministre, responsable de la tuerie, est généralement regardé comme un homme à poigne, c'est-à-dire en bon français (d'après 1870), comme un homme supérieur. Les énervés, les fuyards, les vaincus en un mot, aiment la poigne. Donc, le ministre est populaire en qualité d'homme à poigne. On prétend, en clignant de l'oeil et en pinçant la narine, que c'est un cynique de premier ordre. Le fait est qu'il a roulé son tonneau (inodore). Ses ennemis l'accusent d'avoir commis plusieurs crimes, assassinats et empoisonnements. Le pauvre homme en est bien incapable. C'est, ainsi que tous les colosses français d'aujourd'hui, une espèce de mauvais roquet auquel un coup de pied d'homme—s'il restait un homme en France—renfoncerait pour toujours ses fausses dents au fond des boyaux. Non, ce prudhomme à tinette n'est pas un gaillard, et sa femme est la première à s'en rendre compte. Pourtant, il a réussi à débarrasser Paris de ce ridicule pantin, le général Boulanger. Voilà un jouet perdu pour la foule, et elle se demande à quoi passer son temps.

On lui donne le procès Plantain. L'honorable M. de Trisonaye, en effet, obligé enfin de faire arrêter son ami Triboulé, a fait aussi poursuivre le malheureux Plantain. Et, grâce à la complicité d'une magistrature infâme, le grand ingénieur qui a rendu tant de services à son pays vient d'être condamné comme traître. La foule admire fort la décision des juges, mais réclame d'autres amusements. En voici un. La flotte française va faire, à Kronstadt, une visite à la flotte russe. Et la Russie, non contente de promettre un bon accueil à nos vaisseaux, déclare aussi qu'elle recevra notre argent avec un grand plaisir; elle émet en France son premier emprunt. Les Français exultent, se voient déjà accouplés aux Cosaques. «Enfin! s'écrient-ils, nous ne sommes plus seuls!» On dirait qu'ils ont quelque chose à porter—quelque chose qui pèse très lourd.—De la gloire, peut-être...


Dans l'automne de 1891, j'ai demandé à être envoyé au Tonkin. Je vous fais grâce des raisons qui m'ont poussé à m'éloigner du charmant pays de France. Mon père, informé de ma décision, m'a répondu par lettre qu'il me laissait libre d'agir à ma guise. Il m'a fait entendre que ma gaucherie lui a causé la plus pénible impression; pourquoi n'ai-je pas été malade, le jour où l'on nous a donné l'ordre d'aller à Courmies? Qu'allais-je faire dans cette galère?

Mon métier. Mon métier de garde-chiourme. J'ai aidé à maintenir dans le devoir, par la terreur, des esclaves blancs. Selon toute prévision, maintenant que j'ai reçu l'ordre de partir pour l'Indo-Chine, je vais aller aider à maintenir dans le devoir, par la terreur, des esclaves jaunes.

Les prévisions se sont réalisées. Cependant, je ne donnerai pas le moindre détail sur mon existence pendant les vingt-huit mois que j'ai passés au Tonkin. C'est là un sujet qui ne pourrait que médiocrement intéresser le public français. L'indifférence de la France pour ses possessions d'outre-mer est sans bornes; on dirait qu'elle ne conquiert des colonies que pour n'en rien faire, que pour les abandonner complètement au bon plaisir de la tourbe à galons et en habit noir, dont l'infamie peut se donner libre carrière. Les pauvres de France, qui payent les impôts, ignorent que ce sont leurs fils qui vont mourir, exclusivement, dans ces colonies, de la mitraille, et surtout de la fièvre et de la dysenterie. Ils ignorent que chaque classe fournit environ 75.000 dispensés bourgeois qui ne font qu'une année de service et qui, par conséquent, ne vont jamais aux colonies. Ils ignorent que l'effectif des troupes que nous entretenons hors de France, pour le bénéfice d'une poignée de gredins, s'élève à 140.000 hommes, soit aux trois-dixièmes de l'armée métropolitaine; ils ignorent que les colonies dévorent chaque année plus de 190 millions du budget de la guerre. Ils ignorent tout, parce que l'ignorance est commode à leur veulerie. Pendant le temps que j'ai passé au Tonkin, deux choses surtout ont absorbé l'attention de la France; d'abord, la formation de plus en plus évidente d'une alliance avec la Russie; la visite de l'amiral Avellan en France, précédée et suivie d'emprunts nouveaux, ayant été l'un des plus heureux symptômes de ce rapprochement, célébré comme il convient par la presse française dont deux représentants distingués, le forban Ganivais et le vide-cuvettes Arthur Meyer, encadraient l'amiral lorsqu'il fit son entrée à l'Opéra. Puis, la scandaleuse comédie du Panama, farcie de calomnies infâmes et de vérités plus infâmes encore, a commencé à présenter ses tableaux aux yeux émerveillés d'un public de gogos gagas. Et il paraît que personne n'a eu l'idée de faire la moindre allusion à un traité qui fut signé à Francfort, le 10 mai 1871. Le peuple français a une longue patience. C'est la longue patience, a dit Buffon, qui constitue le génie. Tout est possible.


Donc, je suis revenu à Paris, au commencement de mai 1894, en congé de convalescence. Vous ai-je dit que j'avais été blessé au Tonkin, vers la fin de 1893? Pas très sérieusement; mais cependant j'ai été inscrit au tableau, et je compte recevoir mon troisième galon au mois de juillet.

Quelques jours après mon retour, je reçois la visite, dans le petit appartement que j'occupe rue de Varenne, d'un monsieur vénérable, à barbe patriarcale et à gestes onctueux, que je ne reconnais qu'au bout d'un instant. C'est M. Curmont. Comment a-t-il découvert mon adresse? C'est sans doute mon père qui la lui a donnée? M. Curmont sourit affirmativement.

M. Curmont m'apprend qu'il est membre de la Société de Paix et d'Arbitrage. Je le croyais trésorier-payeur; mais il paraît qu'il a pris sa retraite, il y a quelque temps. Est-ce en sa qualité de membre de la susdite Société, que M. Curmont vient me surprendre? Oui, c'est en cette qualité. La Société, dans son désir de voir la fraternité régner sur la terre, cherche à recueillir de la bouche de témoins irrécusables des preuves de l'infamie de la Guerre et des horreurs qu'elle entraîne. Il est bien entendu que la plus grande discrétion est de règle. Les communications de toute nature sont strictement confidentielles. Beaucoup d'officiers, comprenant qu'ils servaient la cause de l'humanité, ont déjà livré à la connaissance de la Société des faits intéressants. Voudrais-je les imiter?

Je n'y tiens pas énormément. La guerre est horrible, sale, et haïssable; c'est certain. Mais je pense que ce sont ses excès mêmes qui la feront disparaître. Je ne crois nullement à l'influence des Sociétés pacifiques. Les gens qui en font partie me donnent l'idée d'officiers de santé pour volcans. Je serais assez disposé à les taxer d'hypocrisie; si la guerre était supprimée d'après leurs formules, l'instinct combatif disparaîtrait et l'exploitation des pauvres deviendrait plus facile encore qu'elle ne l'est. Une ligne d'omnibus tout entière résume mon opinion: Passy-Bourse. Quant à l'arbitrage, il a simplement pour but, à mon avis, de renforcer le principe abject de Justice indirecte, de requinquer le trône pourri de l'Equité actuelle, de faire une idole de la Chose jugée. D'ailleurs, l'arbitrage existe; c'est la mission même de la Diplomatie; si la diplomatie est tombée partout, particulièrement en France, aux mains de vermineuses nullités, ce n'est pas ma faute. Non, je n'ai aucune sympathie pour les bonzes qui prêchent la paix éternelle du haut de leur compétence à barbe. La paix monotone qu'ils rêvent dans la platitude résignée qu'ils aiment, ne sera jamais possible; la lutte est nécessaire à l'espèce humaine; le conflit existera toujours d'une façon latente, sinon patente, entre deux êtres. Que dis-je? S'il ne restait qu'un seul homme sur la terre, un homme qui aurait réussi à détruire tous ses semblables, cet homme serait en état de guerre; car il faut être au moins deux pour signer un traité de paix. La guerre donne une très mauvaise direction à l'instinct combatif, je l'admets; mais cet instinct combatif est excellent, indispensable à l'humanité; c'est le palladium de ses libertés; il ne s'agit donc pas de le supprimer, mais de l'employer à d'efficaces besognes. Et c'est la guerre, qui l'a faussé et assombri, qui le fera briller comme une généreuse étoile à la pointe de l'épée de la Révolution. Supprimer la guerre à présent? A présent qu'elle devient la guerre civile! qu'elle est devenue la guerre sociale! A présent qu'elle est à la veille de se transformer, au bord d'un grand lac rouge, en la lutte intelligente et fraternelle! En voilà une blague! En voila une farce!...

Quant aux atrocités qu'entraîne la guerre, je les déplore en théorie. Mais je les explique. Elles ne sont pas autre chose que les honnêtes ignominies que crée, développe et nourrit l'abominable paix actuelle, et qui se font jour subitement, sous leur aspect réel. Une preuve? Les excès commis dans une lutte armée sont toujours en raison inverse des dangers courus par le soldat. Celui-ci, donc, calcule bassement, commercialement, pacifiquement, honnêtement! Nous sommes devenus si affreusement civilisés, tellement confits en moralité infâme, qu'il nous faut la guerre pour nous faire voir quelles horribles réalités se dissimulent sous les douces hypocrisies de nos systèmes de civilisation et de morale. Il faudrait aussi savoir si la vile férocité de l'homme moderne n'est pas due, pour une grande part, aux inoculations qu'on lui prodigue, à la hideuse vaccination, à l'habitude qu'il a prise de considérer comme normaux les avortements réguliers ou intermittents de sa compagne. La sauvagerie actuelle, j'en suis convaincu, n'est point la sauvagerie ancestrale; c'est la sauvagerie civilisée. D'ailleurs, elle ne m'émeut que médiocrement; je ne me range pas avec les sentimentaux; ces gens-là me dégoûtent; on dirait qu'ils n'ont jamais vu un accouchement. Je crois que c'est la guerre qui affranchira le monde, et je crois qu'elle ne pourra se manifester dans sa force purifiante et libératrice qu'en se dépouillant de toute hypocrisie—qu'en apparaissant, nue et rouge, hors du manteau des conventions.

J'expose, aussi poliment que possible, mes opinions à M. Curmont; mais il insiste; il veut savoir si des bruits qui ont couru au sujet d'exécutions sommaires, de massacres, de pillages et de viols, peuvent être considérés comme dignes de foi. Oui, certainement. Et, demande M. Curmont, est-il vrai que la torture sévisse au Tonkin? Très vrai. Et que des impôts et des amendes soient prélevés dont aucun compte n'est tenu? Très vrai. Que certains officiers fassent égorger la population de villes entières, égorgements qu'ils travestissent en glorieuses batailles, afin d'escroquer honneurs et avancements? Très vrai. Et que d'autres officiers commettent des faux et usurpent des fonctions judiciaires afin de dépouiller de riches indigènes? Très vrai. Et que le général commandant le corps d'occupation ait commis des actes qui, au jugement des tribunaux, tombent sous le mépris public? Encore vrai.

—Voilà les odieuses conséquences de la guerre! s'écrie M. Curmont.

—Ou plutôt, dis-je, les conséquences de l'existence actuelle. Si les bandits qui commettent ces infamies n'étaient pas sûrs de recevoir, comme salaires de leurs crimes, des récompenses de toutes sortes, ils ne les commettraient point. Leurs actes déshonorent non seulement eux-mêmes, mais l'armée à laquelle ils appartiennent, mais leur nation, mais leur époque. Croyez-moi, tout se tient dans l'ignoble système d'aujourd'hui; et c'est seulement sous les boulets que croulera ce système.

M. Curmont se retire, un sourire énigmatique sur les lèvres. Je ne l'ai sûrement pas convaincu, mais je ne désirais pas le convaincre; je ne désire convaincre personne. Du reste, j'espère ne jamais le revoir. Il m'embête, cet homme de paix.


Cet homme de paix est une infernale canaille. Vous ne devineriez jamais ce qui vient de m'arriver. J'ai reçu ce matin un numéro du journal la Nation Française, dont le directeur est Camille Dreikralle. En tête se trouve un article, que quelqu'un a marqué d'une croix rouge, et qui est intitulé: Les théories anarchistes dans l'Armée.—Un officier félon. Cet article reproduit la conversation que j'ai eue hier avec M. Curmont. On ne me nomme pas; mais je suis indirectement désigné de la façon la plus claire. L'auteur de l'article anonyme a placé dans ma bouche beaucoup de phrases subversives que je n'ai point prononcées. Ces enjolivements ne sont certainement pas involontaires. On me fait dire, par exemple, que la présence d'une très forte partie de nos troupes aux colonies compromet la défense du territoire national; que l'infériorité militaire de la France est déjà trop marquée; que les cadres supérieurs de notre armée sont encombrés de nullités avérées, incapables d'organiser autre chose qu'une nouvelle débâcle; que la France, avant d'aller civiliser les nègres et les jaunes, ferait bien de se civiliser elle-même et de se débarrasser de ses honteuses superstitions romaines; et qu'elle ferait bien, aussi, au lieu d'aller rétablir l'esclavage au delà des mers, de fonder chez elle cette liberté et cette fraternité dont les Français parlent toujours et qu'ils ne connaissent point. Ce sont là des choses que je puis penser, que je pense probablement; mais, enfin, je ne les ai pas dites.

Je ne me dissimule pas, néanmoins, que cet article peut me causer un préjudice énorme. Curmont n'était évidemment qu'un instrument; mais l'instrument de qui? Je ne pense pas que Dreikralle ait aucun intérêt à me nuire. Alors?... Mon père sera peut-être plus habile que moi à déchiffrer l'énigme.

Je cours au ministère, où je le trouve dans son bureau, le numéro de la Nation Française déplié devant lui.

—Eh! bien, s'écrie-t-il, tu ne vas pas mal. Tu ne m'avais pas dit que tu allais te lancer dans la politique et poser ta candidature de socialiste irréductible. Mes compliments. A qui donc as-tu fait tes confidences?

J'expose les choses à mon père; et je termine en lui demandant s'il ne soupçonne pas...

—Je ne soupçonne pas! s'écrie-t-il. Je sais. Tu es en train d'expier, mon garçon, une grande faute que tu as commise. Vois-tu, il n'y a pas de crime sans châtiment; c'est une loi de la providence. La vengeance est bossue, comme a dit le poète, mais elle vient. Elle est venue pour toi. Sais-tu qui a poussé Camille Dreikralle à publier cet article qui, si je n'étais pas là, briserait ton avenir et t'obligerait même peut-être à donner demain ta démission? C'est sa femme. Et sais-tu comment s'appelait Mme Dreikralle avant son mariage? Elle s'appelait Mlle Adèle Curmont. Ha!... Tu peux faire tes yeux de merlan frit, mon vieux lapin; c'est comme ça. Ah! il arrive de drôles de choses dans la vie du monde!... Moi, il y a déjà longtemps que je sais à quoi m'en tenir. Quand j'ai vu qu'on ne voulait pas me laisser te prendre comme officier d'ordonnance lors de l'expédition du Garamaka, je me suis douté de quelque chose; je me suis informé et j'ai appris que l'opposition venait de Camille Dreikralle. Ne comprenant pas bien, j'ai cherché à savoir davantage; j'ai appris ce que je viens de te dire—et aussi ce que tu ne m'avais jamais dit.—Entre nous, tu n'es qu'un cochon... Comment! tu abuses de cette jeune fille, tu la plantes là et tu ne lui donnes plus signe de vie! Tu n'as même pas l'idée de lui envoyer des fleurs! Mais à quoi penses-tu? Il y a des choses qui se comprennent d'elles-mêmes: on doit toujours envoyer des fleurs à la femme, après. Elle interprète l'envoi à sa façon, c'est-à-dire d'une façon qui ne lui est jamais désagréable, et elle ne vous en veut pas. Réellement, mon ami tu n'as pas la moindre notion de savoir-vivre. Que tu n'aies pas revu Adèle Curmont, que tu ne lui aies pas écrit, c'était parfait. Mais il fallait lui envoyer des fleurs. Ce n'était pas compromettant, ça n'engageait à rien, mais ça constituait un tendre souvenir et ça coupait la rancune. Des fleurs! Des fleurs!...

Ah! si mon père savait tout!... Au bout d'un instant, il continue:

—Le mariage de Dreikralle ne paraît pas lui avoir porté bonheur; il a cessé d'être rapporteur du budget de la guerre; tout le monde le croyait inamovible. Et je sais qu'il a recours, actuellement, à de tristes expédients. Cet article qu'il vient de publier à l'instigation de sa femme pourrait être un sale coup pour toi, pour nous; mais en somme, c'est très maladroit. Toi aussi, tu es très maladroit; mais tes maladresses sont quelquefois intelligentes. Oh! tu ne le fais pas exprès. Rappelle-toi ta mission à Bruxelles, par exemple; si tu avais envoyé le rapport qu'on te demandait, ayant contre toi l'hostilité de Dreikralle, tu aurais été frais; il se serait servi de ton rapport pour attaquer Trisonaye, dont il convoitait la place; il aurait vendu la mèche, et tu aurais été le dindon de la farce. Quant aux révélations que tu as faites à Curmont, malgré leur noire stupidité, elles vont nous être utiles. D'abord, il faut que tu nies, que tu nies mordicus avoir jamais dit un mot à ce vieux scélérat; on l'a chassé de sa place de trésorier-payeur en raison de nombreuses malversations; la parole d'un vieux coquin de son espèce ne vaudra donc rien en présence du serment d'honnêtes gens comme nous. Donc, c'est bien entendu: tu n'as pas vu Curmont depuis plusieurs années et tu n'as parlé à personne. Maintenant, j'ai déjà ébauché une petite combinaison. Je ne tiens pas à rester au ministère; Lahaye-Marmenteau a été mis à la tête de l'État-Major général; nous ne sommes pas en bons termes; et j'aime autant aller prendre l'air de la province. Je vais t'expliquer la chose tout à l'heure, en présence de Raubvogel; je l'avais envoyé chercher en même temps que toi, il y a une demi-heure; tu a dû le croiser avec l'estafette.

—Mais pourquoi la présence de Raubvogel est-elle nécessaire?

—Ha! Ha! s'écrie mon père, c'est que le cousin a une jolie petite vengeance à tirer des Dreikralle. Ecoute-moi et tu verras que, bien que tu aies été au Tonkin, tu n'en connais pas aussi long sur cette colonie que moi qui suis toujours resté à Paris. Une Société s'était formée, il y a deux ans environ, pour exploiter le monopole de l'opium en Indo-Chine. Elle avait à sa tête: M. Raubvogel, directeur pour l'Europe; M. de Saint-Joséphin, directeur pour l'Indo-Chine; et MM. Camille Dreikralle et Ganivais comme agents généraux accrédités auprès du gouvernement pour les rapports ordinaires de la Compagnie avec les administrations publiques. Ne ris pas. C'est très sérieux. Je ne te dirai pas par quels moyens cette Société obtint la ferme de l'opium; tu comprends qu'il s'agit d'une pression, motivée, sur le gouverneur-général. Pendant dix-huit mois, la Compagnie, qui avait fort mal exploité son monopole, refusa de tenir ses engagements et de verser un centime dans les coffres de la colonie. Non contente de se soustraire à ses obligations, elle menaça même de demander des dommages-intérêts. Une clause du contrat donnait au gouverneur-général le soin de prévenir la contrebande. Et la Compagnie assurait que le gouvernement ne réprimait pas la contrebande; la Compagnie en était d'autant plus sûre, entre nous, que c'est elle-même qui organisait et facilitait la contrebande. Le gouverneur-général essaya de montrer les dents; aussitôt, une campagne terrible commença contre lui dans la presse parisienne; la Nation Française, organe de Dreikralle, et la Lutèce, journal de Ganivais, attaquèrent avec la dernière violence l'administration du Tonkin. Le gouverneur-général, effrayé, se décida à signer la convention de rachat du monopole, comme le lui proposait M. de Saint-Joséphin. La Compagnie reçut une indemnité de quatre millions, somme qui représentait au moins trois fois le capital qu'elle avait engagé. M. de Saint-Joséphin, tout chargé d'or, se mit donc en route pour Paris, où l'attendait le cousin Raubvogel, tout prêt à procéder à une juste répartition. Malheureusement, Camille Dreikralle et Ganivais avaient pris les devants et avaient été attendre M. de Saint-Joséphin à Marseille. Je ne sais pas quels arguments ils employèrent, mais il le persuadèrent de leur faire remise de la plus grande partie de la somme qu'il rapportait. Ces messieurs s'étant ainsi adjugé la part du lion, il resta relativement peu de chose pour le cousin et les autres intéressés. J'avais mis quelques fonds dans l'affaire, mes derniers souvenirs du Garamaka; et ils m'ont à peine rapporté 120 p. 100. C'est dérisoire. Tu comprends que Raubvogel n'a jamais pardonné à Dreikralle et à Ganivais. La Presse concourt à la création et au développement de nos colonies, mais enfin elle ne doit pas les accaparer...

Un planton, qui vient annoncer M. Raubvogel, interrompt mon père; et avant que j'aie pu placer un mot, le cousin fait son entrée.

—Hé! s'écrie mon père, en brandissant le journal, vous avez vu? Un nouveau tour de votre ami Dreikralle!...

—Mon ami! ricane Raubvogel; et ses yeux brillent, et son nez se recourbe un peu plus, et sa bouche dévore une grimace; mon ami! Ah! si je le tenais!...

—Je crois, dit mon père, que je puis vous donner un bon moyen de vous venger...

—De nous venger, vous voulez dire? corrige Raubvogel.

—Naturellement, grogne mon père. Eh! bien, je sais de source certaine que le Dreikralle et le Ganivais sont en train, depuis quelques jours, de faire chanter Hablez, le fabricant d'équipements militaires, etc. Vous savez?

—Oui. Et il chante? Ce n'est pas nouveau. Gastibelza, l'homme à la carabine, chantait ainsi. Et pourquoi chante-t-il?

—Voilà, dit mon père, légèrement embarrassé. C'est une histoire de gamelles, de bidons, d'ustensiles de campement; est-ce qu'on sait?

—Je vois, fait Raubvogel; c'est une affaire de casseroles. Et qui est-ce qui tient la queue de la poêle?

—J'espère que ce sera moi, dit mon père; car si je n'y réussis pas, je me vois déjà lancé à la rue avec un joli chaudron au derrière. Vous comprenez? Non? Alors, faites semblant. Non? Eh bien! voici la chose en deux mots. Jusqu'à ces temps derniers, Hablez avait un assez gros stock de fournitures qui lui avait été refusé par mon prédécesseur à la tête de la Commission de contrôle. Depuis que je suis devenu président de cette Commission, il a présenté de nouveau ces fournitures; et, ma foi, elles ont été acceptées; je ne vous dirai pas comment ça s'est fait...

—Inutile, dit Raubvogel. Grands dieux! nous ne sommes pas des enfants; et nous n'avons pas besoin de tant d'explications.

—Heu! Le fait est, dit mon père, que pour quelques plats et quelques marmites qui n'ont pas toute la solidité désirable...

—La belle affaire! s'écrie Raubvogel. Toute cette quincaillerie ne servirait qu'en cas de guerre; et comme l'armée n'existe que pour conserver la paix...

—Justement. Il n'y a pas là-dedans de quoi fouetter un chat. Mais ces deux gredins de Dreikralle et Ganivais ont eu connaissance de la chose, je ne sais comment; et supposant que Hablez avait cent mille francs dans la gosier, ils lui ont écrit avant-hier pour le menacer...

—Hablez a les lettres? demande anxieusement Raubvogel.

—Non, répond mon père; je les ai. Il est venu me voir hier pour me demander conseil et j'ai retenu les papiers, sous un prétexte. Les voici.

Et il tend à Raubvogel deux lettres que celui-ci parcourt rapidement.

—Vous voyez, dit mon père, que des poursuites sont inévitables si une plainte est formulée. Cette plainte, mon cher cousin, il faut déterminer Hablez à la déposer. S'il hésite, dites-lui que je dépose immédiatement une plainte moi-même. L'article abominable publié ce matin par Dreikralle me prouve que ce coquin veut commencer une campagne contre moi. Eh! bien, mon système de défense, c'est l'attaque. Donc, j'attaquerai si Hablez n'agit pas. Démontrez à Hablez qu'il a tout intérêt à agir.

—Soyez tranquille, dit Raubvogel. Pourtant, le fait demeure que des fournitures refusées ont été présentées de nouveau par Hablez et acceptées par vous.

—Voilà une chose, dit mon père, dont je me fiche comme de colin-tampon; Dreikralle et Ganivais, bien que directeurs de journaux, députés et chevaliers de la Légion d'honneur, seront poursuivis pour chantage et foutus dedans comme des tambours. Quant à Hablez, il est possible qu'on l'inquiète; il se tirera de là comme il pourra. Dites-lui qu'il n'a rien à craindre. C'est tout ce que nous pouvons faire pour lui.

—Je lui démontrerai aussi, dit Raubvogel en clignant de l'oeil, que nous lui tirons une fameuse épine du pied. Je vous ferai part de ce qu'il répondra. Mais pour vous, ne craignez-vous rien?

—Rien; et j'espère beaucoup. Je vais immédiatement aller trouver le ministre et le mettre au courant des choses. Je lui montrerai l'article de la Nation Française, pour commencer. Je lui exposerai ensuite l'affaire Hablez. Je n'ai rien à me reprocher à ce sujet-là; j'ai pu être imprudent, ou tout au moins un peu négligent, mais ça arrive à tout le monde. Après tout, je ne peux pas vérifier par le menu les qualités de cinquante mille bidons; je ne suis pas dedans. J'établirai les faits suivants: d'abord, on a calomnié mon fils, on a mis dans sa bouche des propos qu'il n'a jamais tenus, afin de commencer une campagne contre moi; ensuite on s'attaque à moi, c'est-à-dire à toute l'armée française, afin de peser sur Hablez et de faire chanter à tue-tête cet honorable industriel. Il ne doit pas être dit qu'on peut insulter impunément les défenseurs de la patrie. Je demanderai donc des compensations pour mon fils et pour moi; pour mon fils, les galons de capitaine qu'il devrait avoir depuis longtemps; pour moi-même, un Corps d'armée.

—Un Corps d'armée! s'exclame Raubvogel qui semble s'affaisser dans un fauteuil.

—Ni plus ni moins, dit mon père. J'ai des états de service, mon vieux lapin, comme pas un des cocos qui sont ici. J'ai été à Nourhas, vous savez, bien qu'on fasse semblant de l'oublier. Et j'ai commandé en chef devant l'ennemi, au Garamaka. J'ai droit à un Corps d'armée, et je l'aurai. Comment! On fout Lahaye-Marmenteau à la tête de l'Etat-Major, et on me refuserait un Corps d'armée. Qu'on s'en avise! Vous savez, le ministre, avec son flair d'artilleur? Hein? Hein? Son flair! Faudrait pas qu'il me le mette dans le nez, son flair! Sa femme est Anglaise, d'abord; et le mari d'une Anglaise dirigeant la Défense nationale, ça peut sembler drôle. De plus, c'est un réactionnaire, et je n'ai qu'à dire la moitié de ce que je sais pour l'asseoir sur le pavé du boulevard Saint-Germain, sans paillasson. Pas de Corps d'armée? Je pose ma candidature au ministère. Toute la presse républicaine me soutiendra. On m'a déjà fait des propositions, vous savez. Il n'y en a pas à revendre, des généraux républicains. Moi, j'ai des convictions; mes vieilles convictions démocratiques. C'est ça qui me soutient. Voyons, mon garçon, dit-il en s'adressant à moi, tu vas accompagner le cousin; nous nous reverrons ce soir. Je suis sûr que j'aurai réussi, pour toi et pour moi. Et vous, Raubvogel, que Dieu vous bénisse! ça vous apprendra...


Il y a des faits qui sont trop connus pour que je les rappelle ici. Tout le monde se souvient des condamnations qui frappèrent et déshonorèrent à jamais Dreikralle et Ganivais; des poursuites intentées à Hablez, et qui firent à cet industriel une magnifique réclame. On ignore sans doute que j'ai été nommé capitaine, et attaché à l'État-Major général; mais on n'a peut-être pas oublié que mon père a été appelé au commandement du—zième Corps d'armée, à Nortes.

Mme Dreikralle a quitté la France après la condamnation de son mari. J'avais pu l'apercevoir un instant, au cours du procès. Elle ne m'avait point paru très découragée. Après tout, elle avait prévu son sort—et l'avenir lui réserve peut-être des revanches.



xx


Mon père assure qu'il est heureux de quitter Paris. Le ministère, dit-il, commence à puer le cléricalisme à plein nez; à vrai dire, c'est une jésuitière. Mon père ne peut pas se résoudre, selon son expression, à donner dans la calotte. Il a essayé, mais il n'a pas pu. Il a simplement réussi à devenir anti-sémite; et encore, voici pour quelle raison: il y a tant de faux Juifs parmi les Chrétiens qu'on n'a pas besoin des vrais Juifs.

Mon père est tellement vif, alerte, jovial et frétillant qu'on ne lui donnerait guère plus de cinquante-cinq ans; le fait est qu'il a été récemment atteint par la limite d'âge, et qu'il n'a été maintenu au cadre d'activité qu'en raison du commandement qu'il a exercé. Tel est le cas de plusieurs autres généraux, le général de Lahaye-Marmenteau par exemple. Mais bien que l'âge n'ait eu aucune influence sur la gaîté de mon père, il est certain que sa bonne humeur a pu être affectée, de temps en temps, par des événements fâcheux. C'est justement ce qui vient d'arriver. La baronne de Haulka, à laquelle l'attachaient les liens d'une amitié déjà longue, a décidé de rompre toutes relations avec lui. Pourquoi? A en croire mon père, parce qu'il a demandé un Corps d'armée sans prendre l'avis de la baronne; et parce que la baronne est convaincue que de grands changements politiques sont imminents et qu'il aurait été facile au général Maubart, s'il était resté au ministère, de saisir le portefeuille de la guerre. La raison est admissible. La baronne, que je n'ai vue que deux ou trois fois, et d'assez loin, est certainement une intrigante fieffée; elle cherche à atteindre un but que j'ignore, mais dans la poursuite duquel mon père lui a été utile, complice inconscient dont la valeur augmente en raison de l'élévation du poste qu'il occupe. Et il est certain que mon père, à présent, tient son bâton de maréchal.

C'est peut-être la conscience de ces choses qui assombrit, pendant quelques jours, le caractère de mon père; peut-être aussi le regret d'avoir à abandonner, en quittant Paris, les indemnités variées (légales et extra-légales) qui augmentent sa solde, et dont il trouvera difficilement l'équivalent à Nortes. Quoi qu'il en soit, il a fait, en termes pathétiques, ses adieux aux officiers placés sous ses ordres: «Appelé à d'autres fonctions, a-t-il dit, soldat dans l'âme et par tradition de famille, j'obéis et me rends à mon nouveau poste... Heureux au moins que le sacrifice que j'accomplis en me séparant de vous puisse vous être un dernier enseignement, car il est subordonné à l'idée inspiratrice de nos actes, à l'idée de patrie qui nous domine de très haut.»

Mais aujourd'hui, comme il se rend à la gare de l'Ouest, en route pour le siège de son commandement, il a recouvré sa gaîté et son insouciance ordinaires. Dans la voiture, il perpètre des calembours inavouables, se livre à des plaisanteries d'une telle indécence qu'elles font rougir l'officier d'ordonnance qu'il emmène avec lui. Il sifflote: «Grenadier, que tu m'affliges, En m'apprenant ton départ...» Sur le quai d'embarquement une foule d'amis et connaissances, d'admirateurs, de journalistes, se presse pour faire ses adieux à mon père. Beaucoup de dames dans cette foule; des dames qui luttent avec les reporters pour avoir quelques instants d'entretien avec le héros de Nourhas, qui sourient de toutes leurs dents, et qui ont apporté des fleurs.

—Je ne sais pas ce que les femmes ont à me courir après comme ça, me dit mon père en s'installant dans son coupé; elles grillent toutes de se vautrer sur ma vieille peau; on dirait qu'elles me prennent pour un wagon-lit.

Le train part au milieu de démonstrations enthousiastes. «Il reviendra, dit la foule en se dispersant; il reviendra...» (Quand le clairon sonnera, taratata). Le lendemain un rédacteur d'un journal bien-pensant déclare que «malgré de bas calculs, préparés avec un acharnement maladif», il a pu interviewer le héros de Nourhas. «Tandis que le général Maubart parle, écrit-il, j'écoute la musique de sa voix métallique, je regarde ses yeux dans lesquels perce la tendresse, et je vois briller sur son front la petite étoile mystérieuse qui illumine les élus de Dieu... «Au revoir!» me dit-il d'une voix qui descend jusqu'à mon coeur. Que tous ceux qui me lisent se partagent le salut suprême du glorieux soldat aux bons Français, et qu'ils devinent l'émotion profonde que j'ai ressentie et les larmes délicieuses que j'ai pleurées!»


Comme je demandais un jour au capitaine de Bellevigne, peu de temps après mon entrée au ministère, quelle était l'utilité d'une section de mobilisation dans les bureaux de l'État-Major, il me répondit qu'il n'en savait rien.

—Je pense, dis-je, qu'elle est destinée beaucoup plus à rassurer les Français qu'à inquiéter les peuples étrangers.

—Ce n'est pas très sûr, répondit Bellevigne; les Français ne demandent qu'à être rassurés; et du moment qu'on leur dit qu'ils peuvent avoir confiance en ceux qui veillent sur leurs destinées, ils dorment sur les deux oreilles. Mais les nations voisines doivent être amenées à supposer que l'armée française possède un plan de mobilisation qu'on complète et qu'on perfectionne sans relâche. Il est vrai que nos ennemis éventuels, très au courant de notre situation générale, savent qu'il nous est impossible, normalement, d'élaborer un plan tant soit peu praticable; pourtant, nous devons faire tous nos efforts pour les tenir sur le qui-vive. En somme, la section de mobilisation existe surtout pour assister les gens, amis ou ennemis, disposés à croire au miracle en matière d'organisation militaire. Pour qu'une mobilisation rapide fût possible...

—Il faudrait bien des choses! m'écriai-je.

—Il faudrait avant tout, reprit Bellevigne, un gouvernement intelligent et fort, c'est-à-dire sûr de la légitimité de son existence et dont le pouvoir se fortifierait sans cesse de la sève toujours jeune qui monte du vieux tronc des traditions; il faudrait un peuple décidé à comprendre l'efficace grandeur des symboles ouvrés par les âges, un peuple qui sentirait que la foi donne une autre vigueur que le scepticisme, et qui rouvrirait enfin à Dieu, qu'il en a chassé, son âme et son coeur.

—Il faudrait, dis-je à mon tour, que toutes les misérables idoles d'aujourd'hui—répugnants simulacres de ce qui fut et de ce qui sera—fussent renversées et réduites en poudre. Il faudrait qu'il y eût un peuple. Non pas le peuple d'à présent, amas de haillons humains croupissant sur la loque d'abstraction qui s'appelle une patrie; mais un peuple libre, respirant largement sur une terre libre, sur le sol enfin arraché aux griffes des voleurs—sur le Sol qui est la Patrie.

—Vous savez, reprit Bellevigne en souriant, que je ne puis considérer vos idées que comme chimériques. Cependant, je comprends que le spectacle des ignominies actuelles puisse les faire germer dans un cerveau que lasse et révolte le perpétuel mensonge. N'est-ce pas mensonge, et mensonge seulement, tout ce qu'on enseigne à la nation au sujet de sa puissance militaire? Et comment cette nation, si elle n'était point aveuglée par une incrédulité compliquée de fatigants mirages, comment cette nation pourrait-elle ajouter foi à d'aussi grossières impostures? Croyez-moi, mon cher ami: pour la foule, quand la croyance disparaît, c'est la superstition qui vient; toutes les superstitions.

Je me suis rappelé les paroles prononcées à Malenvers par l'abbé Lamargelle. Le prêtre, qui est un athée, avait dit: religion; l'officier, qui est un croyant, a dit: superstition; moi, qui voudrais être un Français, j'ai pensé: lâcheté. Le capitaine de Bellevigne a continué:

—Comment le public peut-il croire à la possibilité d'une mobilisation rapide dans un pays qui a rejeté le recrutement régional et qui distribue ses réservistes avec l'unique souci de les éloigner de leurs foyers? N'est-il pas évident que la seule préoccupation des gouvernants est de diminuer les chances d'un soulèvement que provoqueraient leur malhonnêteté et leur insuffisance? N'est-il pas clair que cette préoccupation met en péril la défense nationale? N'est-il pas certain que notre réseau ferré est hors d'état de rendre, à un moment critique, les services qu'on en doit attendre? Et qui ignore que, s'il en est ainsi, c'est parce que les gens qui se sont succédés au pouvoir depuis 1870 ont toujours sacrifié les intérêts supérieurs du pays à des considérations de l'ordre le plus vil? Le système de mobilisation qu'on entoure de tant de mystères n'est qu'une absence complète de système; les plans ébauchés par le général de Paramel et par d'autres sont réduits à néant par d'insurmontables obstacles, soigneusement entretenus par la Crapule qui légifère. S'il en était autrement, que serait-il besoin de tant de secrets? Est-ce que le système allemand n'est pas parfaitement connu! Il est excellent; donc, on n'a nulle raison de le cacher. Mais à nous, le mystère est indispensable.

—Cette malheureuse situation, dis-je, est connue de nos voisins; ils sont aussi au courant des mesures presque dérisoires qu'on a prises pour y remédier. Pourtant, ils ne savent rien d'une façon absolue. Des fuites, comme nous disons, des indiscrétions commises nous ne savons par qui, les renseignent de temps en temps sur des points de détail. Mais j'ai souvent pensé à l'hypothèse suivante: un traître d'intelligence supérieure vendant à l'étranger la preuve de notre infériorité, lui livrant la démonstration circonstanciée de notre irrémédiable impuissance à mobiliser rapidement nos troupes; la trahison découverte; et cet homme arrêté. Devant la réalisation de cette hypothèse, que feraient le Gouvernement et l'État-Major?

—Le mieux serait de supprimer l'homme sans bruit, sans dire pourquoi.

—Mais, répliquai-je, de nos jours on ne supprime les gens que par jugement, et il faut dire pourquoi.

—On ne pourrait pas dire pourquoi, reprit Bellevigne; on dirait tout, excepté la vérité. La vérité que les étrangers connaîtraient tout entière, il faudrait que la France continuât à l'ignorer. On condamnerait l'homme, non pas pour le forfait qu'il aurait commis, mais pour des crimes imaginaires; et pour cela, on entasserait fraudes sur mensonges, faux sur parjures.

—Oui; et tout cela en pure perte, probablement. Car l'étranger aurait intérêt à faire briller quelques rayons de la vérité aux yeux du peuple français, à obliger l'État-Major à ouvrir ses coffres-forts et à exhiber quelques-uns de ses mystérieux dossiers. Il aurait intérêt à voir si le peuple français, mis en présence d'indiscutables faits, se révolterait contre l'imposture organisée et exigerait la transformation totale de son armée; ou bien s'il continuerait à accepter la situation qu'on lui a créée. Ce qui signifierait, évidemment, qu'il a fait abnégation de son existence propre et qu'il est prêt au démembrement.


On comprendra pourquoi je rapporte ici cette conversation. On comprendra aussi pour quelles raisons je me dispense de décrire par le menu mon séjour aux bureaux de l'État-Major général.


Je ne sais pas si vous y avez pris garde, mais jusqu'ici ma vie n'a pas été égayée une seule fois du sourire de l'amitié. Je ne m'en plains pas; j'en fais simplement la remarque. Mais à présent, c'est une affection peut-être pas très profonde, mais réelle, qui me lie au capitaine de Bellevigne. Le comte de Bellevigne appartient à une famille qui fut toujours opposée aux idées libérales, mais qui n'émigra point à la fin du siècle dernier et n'a jamais porté les armes contre la France; l'indélébile tache morale qui stigmatise la plus grande partie de l'aristocratie française ne souille donc pas son caractère. Il est un peu plus jeune que moi; d'esprit point étroit, mais concentré; intelligent, mais dominé par de vieilles idées; et sincère jusqu'à la naïveté. Son idéal franchement réactionnaire m'intéresse; comment de telles convictions peuvent-elles, en notre temps, régenter l'esprit d'un homme? Nous méprisons tous deux l'abjection présente; il la pèse au poids d'un passé qu'il poétise, et je la toise à la mesure d'un avenir qu'auréole mon imagination. Au fond, le grand point est de mépriser cette abjection. L'être qui accepte la laideur de la vie actuelle, qui en jouit, qui ne sent pas pour elle haine et dégoût, cet être-là cesse d'être un homme.

Les idées que j'exprime intéressent aussi le capitaine de Bellevigne. Il admet l'essence, mais rejette le mode. Moi, j'admets le mode, et de plus en plus.

J'ai vu. J'ai lu. J'ai trouvé, formulées, beaucoup de pensées qui ne s'étaient présentées à mon esprit que tronçonnées ou en désordre. J'ai compris la Comédie Inhumaine jouée sur notre Terre par ces deux monstres, l'Église et l'État, par tous ceux qui en vivent et par tous ceux qui en meurent.

Comédie inhumaine—infâme, imbécile, indigne d'hommes. Comédie Inhumaine partout. Et quelle comédie plus grotesque et plus sinistre en même temps que cette comédie de la Revanche qui se joue en France, sans interruption, depuis 1870? Le Pouvoir Civil agite aux yeux d'une tourbe abrutie le bulletin de vote, qui représente la volonté civique; le Pouvoir Militaire brandit le drapeau, qui représente la Patrie. La tourbe applaudit, admire, bâille, bave, crache au bassinet parlementaire, casque militairement. Et l'homme au bulletin de vote et l'homme au drapeau se partagent les écus, se les partagent en frères (de la côte). Les liens les plus étroits les attachent l'un à l'autre. Les filous des assemblées parlantes ne peuvent continuer leurs trafics que grâce à l'existence perpétuée de l'armée prétorienne; et l'armée prétorienne ne peut continuer à exister au bénéfice de l'aristocratie à galons, que grâce à la complicité des vomissures de l'urne. Si le Pouvoir Civil a réussi à conserver l'armée telle qu'elle est, quelles transformations n'aurait-il pu facilement lui faire subir, s'il l'avait voulu? Mais il sait qu'il a tout à perdre, et son existence même, à la constitution d'une armée vraiment nationale; et il tient à vivre, au milieu de toutes les ordures et de toutes les hontes, afin de pouvoir saigner les pauvres et vider leurs bas de laine. Les scandales du Panama ont éclaté, continuent. On perquisitionne, on arrête des gens, on les relâche, on les emprisonne, on rend des ordonnances de non-lieu—mais on ne rend pas l'argent.—Petit-Gris, vertueux républicain, a volé 1.600.000 francs; M. de Trisonaye, qui représenta si longtemps l'intégrité au ministère de la guerre, n'a volé qu'une centaine de mille francs (télégraphiquement). Tout ce qui est au pouvoir a volé. Il n'y a que des voleurs au pouvoir; des voleurs qui ont dépouillé leur patrie non seulement de son argent, mais de son intelligence et de son énergie. Devant de telles infamies, le peuple ne se soulève pas. Vingt-quatre ans d'avilissement en ont fait une chose inerte, une éponge à bottes, un crachoir. Il ne comprend plus que, pour qu'il puisse vivre, pour que la France vive, il faut que la canaille dirigeante soit jetée à l'égout. Il ne comprend plus rien, même pas qu'il est devenu la risée du monde entier. Il s'indigne lorsque les bombes de Ravachol ou d'Émile Henry blessent ou tuent quelques-uns de ses exploiteurs, quelques-uns de leurs valets; il s'indigne lorsque le couteau de Caserio crève le plastron de Carnot. Il a de la pitié pour tout le monde, mais pas pour lui-même.

Alors, pourquoi aurait-on pitié de lui?..... En avant, fils de pauvres! Sac au dos! Allez crever sur le champ de bataille! Et vous! les vieux, payez, payez et payez encore, pour que vos fils puissent crever! En guerre!

Pas du côté des Vosges, la guerre. Non. Pas encore pour cette fois-ci. Nous sommes prêts, bien entendu, mais nous préférons attendre (comme le lapin). Chacun, n'est-ce pas? est libre de choisir son heure. Et on nous a pris tant de pendules que nous pouvons bien y mettre le temps, à choisir notre heure..... Mais il y a une grande île, tout là-bas, où les Jésuites ne peuvent pas s'installer à leur aise et ont besoin de la République française pour les aider..... La Marianne donc, se campe sur l'oreille le bas de laine vidé qui lui sert de bonnet phrygien, relève sur ses fesses noires de coups sa cotte raide de fange, retrousse ses manches rouges de sang français—et pousse au cul du Jésuite.—La civilisation malgache doit disparaître devant la barbarie française. En avant, fils de Pauvres! Allez crever de la fièvre et de la dysenterie! Et vous, les vieux, payez, payez et payez encore pour que vos fils puissent crever!.... C'est nous qui avons préparé l'expédition, et c'est quelque chose de chouette. On n'a jamais rien vu de pareil. (Pour sûr!) Tout le monde a déjà fait son petit bénéfice, en attendant les gros; tout le monde, y compris le personnage à guêtres blanches, gendre de voleur et voleur lui-même, qui est Président de la République.

J'ai essayé de faire partie de l'expédition; je n'ai pas pu. Toutes les bonnes places sont réservées aux officiers qui furent élèves d'établissements congréganistes; et ils sont légion. Le cléricalisme s'empare de la France de plus en plus, et rapidement, grâce à la complicité des politiciens républicains; ces misérables n'ont jamais été que les plus répugnants des Tartufes; ils ont toujours envoyé leurs femmes s'agenouiller devant les prêtres qu'ils prétendaient combattre, ils ont toujours mis leurs filles au couvent et leurs fils dans les jésuitières. Mille fois, le concours de l'Église leur a été précieux; et surtout pour l'édification, aujourd'hui presque complète, de cette immense Blague: l'alliance franco-russe.

Je demeure donc aux bureaux de l'État-Major, où je m'ennuie suffisamment. Je m'ennuie, mais on ne m'ennuie pas; au contraire. Le général de Lahaye-Marmenteau, dont j'avais redouté l'hostilité, n'a jamais fait preuve envers moi que de la plus grande bienveillance. Mes camarades, à part le capitaine de Bellevigne, ne m'intéressent guère. Ils sont tous réactionnaires et cléricaux jusqu'aux moelles, convaincus d'ailleurs qu'ils doivent l'être, dans l'intérêt de leur pays—de leur pays qu'ils ignorent incroyablement.—Le principe d'autorité, dont le culte les imprègne, pervertit leur pauvre entendement. Leur état d'esprit est celui de ces émigrés que Napoléon flétrissait dans sa proclamation du golfe Juan; celui de ces comtes de Bernis et de Vogüé qui égorgeaient, en 1815, les soldats en garnison à Nîmes, celui de ces aristocrates qui, en 1871, applaudissaient au meurtre de la Commune par les hideux Capitulards; un état d'esprit misérable, qu'on ne supprimera jamais qu'en supprimant ceux qui l'incarnent.

Et les types défilent, identiques moralement, laids physiquement, grelottant d'hypocrisie et de servilité; de l'or, sur tout ça, récompensant des années de service dérisoire, des besognes souvent inavouables. Des gens vont, viennent, militaires ou civils, escrocs ou mouchards, on ne sait pas quoi, on ne sait pas pourquoi; boutonnant leurs redingotes sur des plans de forteresses, emportant des dossiers confidentiels dans la coiffe de leurs chapeaux. Devant les cartons vides ou bourrés de paperasses suspectes (mais dans lesquels nous avons réussi à enfermer l'énergie et l'initiative de la nation) évoluent des êtres étranges; le général Schnick, pâle, fantomatique; le général Schnack, énorme, rouge, impérieux, tonitruant; le général Schnock, figure poupine, voix fêlée, geste désarticulé; tous personnages destinés à exercer de grands commandements, en temps de guerre. Que font là ces grosses légumes? On l'ignore. Un officier supérieur, l'autre jour, a passé son après-midi à polir soigneusement une lanterne sourde (j'ai pensé que c'était pour traverser la Forêt Noire, à l'occasion); ce personnage, m'a-t-on dit, n'était autre que le fameux colonel... Mais j'ignorais alors le nom du colonel, et je suis le seul à l'avoir oublié depuis. Ai-je oublié le nom de cet honnête guerrier, aux allures de rastaquouère, qui s'appelle le commandant Karpathanzy? Il n'y paraît pas.


J'ai déjà dit que le général de Lahaye-Marmenteau était fort aimable pour moi. Rien ne m'empêche de le répéter. Le général est un de ces hommes froidement et tenacement insinuants dont on peut deviner l'esprit continuellement agité sous un calme apparent, très réservés et très fureteurs, à volonté toujours tendue, qui vous inquiètent et vous fatiguent. La première impression qu'ils vous font ressentir est extrêmement déplaisante; mais leur habileté à jouer leur rôle la modifie rapidement, et peut même changer l'antipathie qu'ils inspiraient d'abord en une sorte de sympathie, non exempte de toute défiance pourtant. J'insiste sur ce dernier point afin d'expliquer pourquoi ce fut seulement vers le milieu de 1895 que je me décidai à répondre aux marques d'intérêt, que me prodiguait le général, par autre chose que par l'expression de la plus froide politesse.

C'est durant l'automne de la même année que le général, au Cercle Militaire, me présente à son ami M. Pilastre. La chose est faite comme par hasard. Mais est-elle faite par hasard? N'a-t-on pas l'intention de recommencer les tentatives ébauchées à Malenvers? J'ai très peu le temps de me poser, même, la question. M. Pilastre m'enlace de sa sympathie, m'enveloppe, me capture; le moyen de résister aux avances de M. Pilastre, homme rond en affaires et carrément sans façons?... Vous connaissez tous, au moins de nom, ce gros industriel qui est si fier de sa rosette d'officier de la Légion d'honneur et de son grade de commandant dans la territoriale. Sa fortune est considérable; son intelligence, beaucoup moindre. J'ai essayé deux ou trois fois de plaisanter la pesanteur d'esprit de l'industriel devant le général; mais ce dernier a pris un front sévère et a changé le sujet de la conversation. Il est impossible que son opinion diffère de la mienne; il est bien plus probable qu'il a de bonnes raisons pour ne point l'exprimer. Après tout, peu importe. Pilastre est, actuellement, un lourdaud; mais il n'a pas encore atteint la cinquantaine, et tout espoir n'est pas perdu. Pilastre est très militaire, très cocardier; cela peut prouver qu'il est d'esprit libre, car le sentiment de la liberté, c'est le sentiment du pouvoir au repos; et ce sentiment ne peut être inspiré à un être ou à une nation que par les armées permanentes modernes, qui sont un pouvoir et qui sont au repos. Le chauvinisme de Pilastre, d'ailleurs, n'a rien d'attristant.

—Shakespeare, Goethe, Ibsen, Carlyle, dit-il, corrompent le goût français, embrument l'inspiration gauloise. Cependant, il ne faudrait pas aller trop loin. Ainsi, il y a quelque chose dans la musique de l'Allemagne, bien que j'aie cru de mon devoir de protester contre la première représentation de Lohengrin. Et il n'existe peut-être pas aujourd'hui, à Paris, dix écrivains égaux à Shakespeare.

Je suis souvent invité par M. Pilastre, qui habite un grand appartement du boulevard Malesherbes. J'accepte presque toujours ces invitations; et la raison pour laquelle je les accepte est justement celle qui m'avait poussé à me promettre à moi-même de les décliner le plus souvent possible. Mlle Pilastre, dès l'instant où je l'ai revue, a exercé sur moi une grande attraction. L'impression pénible qu'elle m'avait produite autrefois ne s'est pas renouvelée; les sentiments qu'elle excite en moi à Paris sont tout différents de ceux que m'inspirèrent à Malenvers, à une époque où nous étions plus jeunes tous deux, sa difformité et sa faiblesse. Je cherche à m'expliquer ces choses.

Je hais la sentimentalité et je suis peu accessible à l'émotion. Je ne sais pas ressentir la pitié. La vue de l'infirme, du faible, du pauvre, produit en moi l'ennui et la colère. La difformité, qui a créé tant de philanthropes, ne pourrait jamais faire de moi qu'un révolté. C'est la rage qu'excite en moi la laideur des monstruosités actuelles qui me pousse à désirer ardemment des transformations sociales; et non pas une soif de sympathie provoquée par la beauté plus ou moins chimérique d'un idéal quelconque. Les peintres qui ont peint des Tentations ont généralement entouré leurs saints, au grand étonnement des imbéciles, d'êtres horribles à contempler, de créatures anormales; sachant bien que si la beauté peut attirer l'homme fort hors d'une certaine position morale, la laideur pourra beaucoup plus sûrement le pousser à en sortir....

La difformité de Mlle Pilastre donc, ne me rebute point; me stimule. Cette difformité, d'ailleurs, n'est pas toujours apparente. Il y a des heures où elle disparaît, non pas derrière les brumes d'une pitié dont je suis incapable, mais devant la lumière d'une intelligence supérieure, glorieusement révélée. Mlle Pilastre est fort instruite, et sa conversation très intéressante; ses idées, ses façons de voir et de penser, sont d'un esprit d'élite qui sait s'affirmer; elle doit avoir un joli mépris pour le chauvinisme de son père. C'est en vain qu'on chercherait à trouver, dans les opinions et les manières, la moindre ressemblance entre le père et la fille. La grâce des attitudes, la joliesse du geste, la musique de la voix donnent à Mlle Pilastre un charme particulier, la rendent subitement très prenante; sa difformité cesse très vite de choquer; il ne reste bientôt devant vous qu'un être frêle, comme arrêté momentanément dans son développement, et dont la laideur n'est pour ainsi dire qu'à fleur de peau. C'est une laideur d'ensemble; mais les détails sont jolis. Les yeux surtout sont magnifiques, rayonnants de pensée, avec une grande force d'amour scintillant quelquefois dans leur profondeur noire.

Et c'est cette lueur-là, dans ses yeux-là, que j'appréhende et que je hais. L'amour. Mais pas l'amour libre, maître de soi-même et volontairement offert. L'amour catalogué, classé, matriculé; l'amour dont la jeune fille est la dépositaire soupçonnée, qu'elle a en consigne, mais qui ne lui appartient point réellement et dont elle ne peut disposer. Ah! cette lueur-là dans ces yeux-là! L'amie, que je suis joyeux de connaître, que je serais heureux d'avoir toujours, disparaît et fait place à l'épouse garantie sur facture et à vendre à prix fixe. Je n'aurai pas l'amie, que je voudrais; et l'on m'offre l'épouse, dont je ne veux pas. Cette pensée m'exaspère. La femme—la femme qui est à vendre, qui sera vendue, et que je refuse d'acheter ou de recevoir—se transfigure soudain. Son charme s'évanouit; sa voix captivante cesse de chanter. Ses imperfections physiques s'affirment, s'imposent, exagérées; sa laideur croît, touche à l'horreur, devient insupportable. Et les êtres à qui elle appartient, qui disposent d'elle, ceux qui veulent trafiquer de son âme et de sa chair, s'approchent de moi et cherchent à me faire parler. Le général de Lahaye-Marmenteau m'apprend que je ne déplais pas à sa filleule; Pilastre m'assure qu'il devient jaloux de moi; Mlle de Lahaye-Marmenteau me laisse entendre que si je ne suis pas absolument hostile au mariage.... J'hésite à comprendre. Je refuse de comprendre. Je me promets de ne pas comprendre.

Et pourquoi pas? Pourquoi reculer devant un marché, hésiter devant un échange? Toute notre vie est faite de ça. Si la femme a des défauts physiques, n'ai-je pas des vices? J'apporte mon nom et ma situation sociale; mais elle apporte son argent et la certitude, pour moi, de protections efficaces. Si elle est à vendre; moi aussi. L'officier, qui se fait payer pour entrer en campagne, se fait aussi payer pour entrer en ménage; toujours relativement à son grade et à ses risques; la nation crache, et la femme casque. Quoi de plus normal? Et peut-être que nous nous aimerions, tout de même....

Tout de même... Peut-être... Eh! bien, non, je ne ligoterai pas ma vie à ce Tout de même! Je ne clouerai pas à ce Peut-être l'existence d'une femme—surtout de cette femme-là!—Puisqu'il faut vivre au milieu de choses et d'êtres qui nous emplissent l'âme de répugnance et d'aversion, en face de la répulsion sans cesse grandissante qu'on s'inspire à soi-même, je vivrai seul. Je n'ose pas le dire—je ne sais pas pourquoi je n'ose pas le dire—mais je me jure de vivre seul. Les liens qui m'attachent à cette Société que je méprise sont déjà trop nombreux; je n'ai pas le courage de les briser, mais je ne les augmenterai pas. Le sabre que je traîne inutilement depuis tant d'années déjà, je ne le mettrai pas dans la balance à peser les dots; j'aurais sans doute mieux fait de m'en débarrasser; mais qui sait s'il ne me servira pas un de ces jours—l'un de ces jours où l'on se réjouit d'être resté libre?—Quelque chose me dit que de grandes convulsions sont proches, et qu'avant longtemps, au-delà et en-deçà des frontières—on entendra pas mal—résonner le Brutal.

On peut s'amuser tout de même, en attendant; et la bénédiction nuptiale n'est pas indispensable à l'existence. (Je pense à Mme Raubvogel, en écrivant ça). J'en pince pour Estelle. Autant l'avouer; vous le devineriez tout de suite. Ça été long à venir, mais c'est venu. Estelle a quarante-deux ans sonnés, si je sais compter; mais elle est plus belle que jamais; d'une beauté plantureuse, montante, qui vous attire et vous retient. Ah! qu'il y a de belles femmes dans ma famille! C'est peut-être ma qualité de parent qui empêchait Estelle, au début, d'attacher aucune importance à mes déclarations. Mais peu à peu je suis arrivé à la convaincre de la réalité de mes sentiments et aussi de leur ardeur. Je crois qu'Estelle, si elle avait le temps, me prouverait qu'elle n'est point insensible. Mais elle n'a pas le temps. Les Russes l'accaparent; ils lui prennent tous ses instants. On ne se figure pas comme ces Slaves sont exigeants. «Grattez le Russe, a-t-on dit, et vous trouverez le Tartare.» Mme Raubvogel, qui a mis le dicton à l'épreuve, assure qu'il n'exagère point. Cependant, le devoir avant tout.

Le Devoir est une chose avec laquelle on ne plaisante point, chez les époux Raubvogel. Le devoir patriotique surtout. Raubvogel est de longue date affilié à toutes les sociétés revanchardes; il figure dans toutes les démonstrations patriotiques à côté de sa femme qui, aux yeux de tous les Parisiens, représente l'Alsace; il n'a cessé de proposer les motions les plus violentes contre l'Allemagne. Un jour, il déclare qu'on devrait trouver moyen de communiquer le phylloxera aux vignes de l'Ennemie, des maladies à son blé et à ses pommes de terre; un autre jour, il lance l'anathème contre les gens qui se désaltèrent avec de la bière de Munich ou qui ronflent comme des toupies d'Allemagne; ces gens-là, dit-il, ne sont pas des patriotes. Il demande qu'on élève, sur la place de la Concorde, une statue à Metz; il réclame une décoration spéciale pour tous les combattants de 1870-71. Des multitudes approuvent ces propositions; la presse les appuie; on admire généralement le beau zèle français de M. Raubvogel.

Toute peine mérite salaire. Et qui est-ce qui est récompensé de son dévouement à la patrie dès que l'alliance franco-russe est conclue? C'est le cousin Raubvogel. (D'autres aussi, mais n'en parlons pas.) Les Moscovites affluent chez le cousin; non pas précisément de hauts personnages, mais de gros personnages tout de même, des financiers, des brasseurs d'affaires, d'honnêtes gens qui suivent l'exemple donné par leur gouvernement et qui viennent échanger leur papier contre de l'or français. Raubvogel aide ces bienfaiteurs de la France à écouler leur excellent papier, et Mme Raubvogel les met à même d'apprécier, sous toutes ses faces, le charme de l'existence fin-de-siècle. Je dois dire que, à force de se frotter à des notabilités de l'armée, de la finance et de la politique, Estelle a acquis des connaissances plus que superficielles sur des sujets qui restent, d'ordinaire, fermés aux femmes. Ainsi, elle savait que nous ne possédions à l'État-Major que des renseignements fort incomplets sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique; un général russe l'avait mise au courant du fait, et son patriotisme s'alarmait. J'ai rassuré Estelle; je lui ai appris, confidentiellement, que deux officiers, le capitaine de Rouy et un autre, venaient justement de partir sur un yacht, en touristes, pour inspecter les côtes en question.

Pour mon compte, je ne crois guère aux résultats de l'espionnage; pas plus, d'ailleurs, que je ne crois à l'efficacité d'une alliance avec la Russie. Nous n'y voyons pas plus clair depuis que les Russes mangent la chandelle par les deux bouts; le caractère français s'est seulement transformé d'une façon curieuse: il s'est englué de solennité. Mais la presse à la solde du pouvoir chante l'alliance russe (tout en crevant d'envie de débiner la Russie, par lassitude de la louange). Des journalistes écrivent ceci: «Le Czar jette sa cavalerie sur l'Est allemand. Des chevaux comme nous n'en n'avons jamais vus en France, qui s'agenouillent, se couchent et se relèvent au plus léger sifflement de leur maître; les voilà en Allemagne, et ils coupent les fils télégraphiques, et ils font sauter les ponts et ils minent les voies ferrées»... «Les fantassins russes ont des grappins de fer pour monter sur les branches des arbres et les maisons»... «La France avait vécu longtemps repliée sur elle-même, mais depuis que les fêtes de Cronstadt ont éclaté comme une fanfare, l'incendiaire poignée de mains franco-russe nous a rendu notre vigueur.» Une bonne moitié des rédacteurs de journaux français, il faut le dire, ne s'abandonne pas à un enthousiasme aussi désordonné. Les Belges sont trop expansifs, c'est vrai; mais les Suisses modèrent leurs transports.

M. Delanoix, que je vois assez souvent chez son gendre, bien qu'il soit grand partisan de l'alliance, me semble plutôt Suisse dans l'expression de ses sentiments. Il dit que la Russie est l'alliée naturelle de la France, mais qu'il faut constater ce fait indéniable avec modération; que la France sera toujours la France pourvu qu'elle reste modérée; que l'armée est une institution grandiose et démocratique, et qu'il ne faut la critiquer qu'avec modération. M. Delanoix est devenu tellement père conscrit, il l'est devenu si complètement et avec tant de bonne foi, que je commence à l'aimer.

Mais j'aime mieux sa fille, ô gué, j'aime mieux sa fille!


J'ai chanté tellement haut qu'on m'a entendu. Et voici les reproches éloquents, muets, ironiques et chagrins qui commencent à pleuvoir. M. Pilastre me gratifie de longs discours qui tendent à prouver que le moindre écart dans la conduite d'un officier porte atteinte au prestige de l'armée territoriale, à laquelle il appartient. Mlle Pilastre, qui vient de revenir de Nice, au commencement de cette année 1896, m'accueille avec une froideur que la température ne suffit pas à justifier; Mlle de Lahaye-Marmenteau approuve sardoniquement mon goût pour les fruits mûrs, et le général de Lahaye-Marmenteau me transperce de regards sévères. On dirait vraiment que je suis la propriété de tous ces gens-là, et que je commets un crime en faisant mine de leur échapper. D'abord, pourquoi diable me témoignent-ils tant d'intérêt? Ou plutôt, quel intérêt peuvent-ils avoir à me passer la corde au cou?

Le capitaine de Bellevigne, auquel je demande des renseignements à ce sujet, n'en a point à me donner. Il se souvient seulement qu'un officier employé à la direction de l'infanterie lui a posé, il y a deux ans environ, les questions que je lui pose à présent. Lui, Bellevigne, ne comprend pas plus aujourd'hui qu'alors. Étrange...

Heureusement, mon père m'écrit de Nortes qu'il va faire un petit voyage à Paris; il pourra sans doute me donner des explications. Il vient me voir un matin, en coup de vent, me remet une somme assez ronde et me donne rendez-vous pour le surlendemain; il est très préoccupé, très affairé. Le surlendemain, je reçois une lettre qui m'apprend que mon père a été obligé de repartir tout de suite pour Nortes. Embêtant.....

Après tout, ça ne fait rien; les renseignements que je n'ai pu avoir ni de Bellevigne, ni de mon père, le cousin Raubvogel me les donnera sans aucun doute. Je vais aller... Ah! mais, non! Pas de bêtises! Raubvogel mettrait sa femme au courant de mes petites affaires, et Estelle doit rester persuadée qu'elle seule me préoccupe. Alors?... J'ai trouvé. Schurke.

Je m'en souviens parfaitement; c'est le 1er mai 1896, à la suite d'un dîner auquel je l'ai prié, que Gédéon Schurke me fait les révélations suivantes: Mlle Pilastre, qui est née à Nice peu de temps avant la guerre de 1870, n'est pas la fille de M. Pilastre. Elle est la fille du général de Lahaye-Marmenteau et d'une danseuse alors célèbre, la Saltazzi. Le général assista à la naissance de sa fille. Il s'était rendu à Nice sur l'avis des médecins auxquels il était parvenu à faire croire que sa santé était des plus délabrées. Pourtant, il ne put reconnaître son enfant; il était marié; sa femme, qui fut assez longtemps la maîtresse du général Maubart, ne mourut qu'en 1871, accidentellement. Depuis, malgré ses promesses, il négligea de remplir cette formalité. La Saltazzi mourut à Venise en 1886. Le général de Lahaye-Marmenteau s'était remarié six mois auparavant, avec une jeune femme fort riche. Néanmoins il n'abandonna pas sa fille, qu'il lui était de nouveau devenu impossible de reconnaître comme sienne, et qu'il ne pouvait avouer. Il chargea sa soeur, qui était déjà la marraine de l'enfant, de veiller sur la jeune fille qui avait alors seize ans. La Saltazzi, qui possédait une assez grosse fortune, avait laissé par testament tous ses biens à sa fille; hormis une somme de deux cent mille francs qui, disait-elle, «devra être remise au général de Lahaye-Marmenteau le jour où ma fille sera reconnue par son père, et mariée; ou, en cas de décès de ma fille avant que ces deux conditions ne soient remplies, devra être distribuée aux pauvres de Venise». Cette clause n'intéressa d'abord que médiocrement le général, qui a toujours eu de grands besoins, mais qui avait la libre disposition de la fortune de sa femme. Cependant, vers 1890, Mme de Lahaye-Marmenteau s'émut des brèches faites à son patrimoine; bien conseillée par Me Lerequin, avoué, elle confia à cet habile officier ministériel la direction de ses affaires. Le général se mit alors à songer aux deux cent mille francs. Le testament de la Saltazzi exigeait d'abord la reconnaissance de l'enfant par son père; mais il ne disait pas quel était le père; le père pouvait, par conséquent, être n'importe qui; le général se mit donc à chercher ce n'importe qui, déterminé, pourtant, à ne pas se contenter du premier venu. Des agents secrets du ministère furent mis en campagne; et après avoir usé largement des fonds publics, découvrirent chez l'ambitieux M. Pilastre la bosse de la paternité fictive. La croix de la Légion d'honneur, puis la rosette, et les galons de commandant d'un bataillon de la territoriale, furent promis à M. Pilastre, s'il consentait à reconnaître pour sa fille l'enfant de la Saltazzi. Il consentit. Et le général tint ses promesses. La première des conditions imposées par la danseuse est donc remplie; il reste à exécuter la seconde. Comme on ne veut pas, une fois de plus, se contenter du premier venu, la chose est assez malaisée. Cependant, il faudra se hâter, car le général de Lahaye-Marmenteau est fort pressé d'argent.

—Voilà, dit Gédéon Schurke en terminant. Monsieur votre père aurait pu vous mettre au courant des faits, l'autre jour, tout aussi bien que moi. Mais il était très pressé; il avait Mme Plantain à enlever.....

—Mme Plantain! m'écrié-je, la femme de l'inventeur?

—Elle-même, répond Schurke. Son mari a quitté la France depuis qu'il est sorti de prison, mais elle habitait toujours à Paris; le général Maubart lui faisait la cour depuis déjà longtemps; il a réussi à l'emmener à Nortes; peut-être, après tout, en tout bien tout honneur.

—C'est vraiment curieux, dis-je. Mais que vous savez de choses, Schurke! Que vous en savez!.....

—J'en sais trop, ricane Schurke, beaucoup trop. J'en sais tellement que j'en suis las, fourbu, exténué. Et voulez-vous que je vous dise? C'est toujours la même chose. Il n'y a que des dupes partout; même ceux qui tendent les pièges sont des dupes. C'est ridicule, lamentable, et tuant. Pour moi, j'en ai par-dessus la tête. Un de ces jours..... Vous êtes-vous demandé quelquefois ce que c'est qu'un traître? Et avez-vous pensé qu'un homme puisse trahir sans aucune raison, sans aucun intérêt, machinalement, pour ainsi dire, et sous la pression réactive d'un invincible dégoût? Pensez-y.

J'y songerai, si j'ai le temps. Mais j'ai justement dans ma poche un billet d'Estelle qui m'accorde un rendez-vous pour après-demain, et je ne veux penser à rien d'autre.



XXI


C'est chez moi qu'Estelle m'a donné rendez-vous. Comme je vais quitter le bureau, vers quatre heures, sous un prétexte, le capitaine de Bellevigne entre et vient m'annoncer tout bas qu'il a une importante communication à me faire. Nous sortons ensemble; et sitôt dehors, il m'apprend...

Il m'apprend une chose inouïe, extraordinaire, monstrueuse, absolument incroyable. Les époux Raubvogel viennent d'être mis en état d'arrestation. Ils sont sous les verrous, accusés d'espionnage. Le capitaine de Rouy et son compagnon (ces deux officiers qui étaient partis récemment, sur un yacht, pour examiner le littoral germanique) ont été arrêtés à Danzig; et l'on prétend qu'ils ont été capturés sur des indications fournies par Raubvogel. De simples présomptions! Non; presque une certitude. C'est Gédéon Schurke qui a dénoncé les Raubvogel et il ne reste plus qu'à contrôler ses déclarations, qui sont des plus vraisemblables. Jusqu'à présent, on garde le secret sur l'affaire.

Quel scandale! D'abord, je suis saisi d'étonnement, comme pétrifié. Certes, je n'ai jamais cru à la sincérité des démonstrations patriotiques du cousin; je pensais qu'il s'y livrait parce qu'elles lui étaient utiles, commercialement; mais qu'elles fussent destinées à couvrir une trahison systématique... Quelle chose stupéfiante!... Et cette chose stupéfiante, tout d'un coup, m'apparaît comme la plus simple du monde. Raubvogel, espion? Naturellement; il n'a jamais cessé d'être au service de l'Allemagne; c'est un espion-né, c'est l'espion... Et je me souviens des informations sur le voyage de de Rouy que j'ai moi-même données à Estelle. Et je m'avoue que je suis la cause inconsciente, mais pas innocente, de la mésaventure dont mes camarades ont été victimes. J'ai été joué par une femme. Et dire que je n'ai jamais pu jouer avec cette femme-là! Schurke aurait bien pu attendre jusqu'à demain...

Des cris, des pleurs, des lamentations, des objurgations, des supplications; et tout ça en pure perte. C'est M. Delanoix qui accourt, effaré, atterré, affolé, qui crie, qui gémit, qui se multiplie, qui cherche à étouffer la terrible affaire. Étouffer l'affaire, le gouvernement ne demanderait pas mieux; malheureusement, il ne peut pas. Le capitaine de Rouy a un frère que Schurke a mis aussi au courant des choses; ce frère est journaliste, et menace de commencer une violente campagne contre le gouvernement, s'il fait preuve de clémence envers les Raubvogel. Le silence est donc impossible. La presse s'empare des faits, hurle au scandale, clabaude, grince. Mon père, de Nortes, m'écrit: «Ces Raubvogel sont d'horribles crapules; je l'avais toujours pensé. Désavoue-les, comme je le fais moi-même. Ils ne sont pas nos parents. Combien je regrette d'avoir été assez faible pour le laisser croire! Voilà ce que c'est que la bonté...» M. Delanoix quitte Paris, désespéré; je le conduis à la gare du Nord. Le pauvre homme fait pitié; il est plus mort que vif.

Plus mort que vif? Je te crois! Le télégraphe, ce soir, nous apporte la nouvelle de son décès; il est mort ce matin, subitement. On parle d'un suicide... Des blagues! Pas plus de suicide que sur ma main. M. Delanoix est mort de honte; il est mort de honte, comme un honnête homme. Voilà tout.

Donc, voilà le beau-père mort et le gendre en prison. Voyez-vous quel thème aux méditations d'un moraliste offrent les destinées de ces deux hommes? Ils avaient, l'un et l'autre, un rôle à jouer dans la Comédie Inhumaine; le premier a pris cette comédie au sérieux, et en a oublié sa vraie nature; le second s'est toujours souvenu que cette comédie était une comédie, et s'est toujours souvenu aussi que ses instincts devaient dominer son jeu. Raubvogel, quels qu'aient été les masques—invariablement souriants, d'ailleurs—dont il ait agrémenté sa figure, est toujours resté un irrégulier, un fantaisiste; et, bien qu'il paye aujourd'hui la pénalité due aux artistes, il a tellement acquis l'élasticité, la flexibilité du virtuose, qu'il ne souffre pas le moins du monde de ce qui lui arrive. Il n'en mourra pas. Il en tirera sans doute de nombreux bénéfices. Je suis sûr qu'il s'en tient les côtes, dans sa prison. Quant à Delanoix, le masque d'austérité immuable qu'il s'est posé sur la face a pénétré sa chair, est devenu sa chair même. Delanoix s'est transformé, réellement, en ce quelque chose de raide, de routinier, de rigide et de fragile, qu'il aurait dû seulement représenter: un honnête homme. Et la main du Destin, au lieu de le courber, de lui faire faire une pirouette, ou de le faire rire, l'a brisé. Le voilà mort. Et bien avancé, n'est-ce pas? Lisez les journaux, et voyez la réputation qu'ils lui font. On le traite d'hypocrite, de tartufe, de canaille; on assure qu'il était de mèche avec son gendre, et que c'est pour cela qu'il s'est tué. On sort de sales histoires sur son compte, et même on en invente. (Pourquoi? oh! pourquoi?) Si Delanoix, au lieu de prendre la Comédie Inhumaine au tragique, avait simplement haussé les épaules, il vivrait encore; on le respecterait; et il boirait tranquillement son apéritif avec Ranc, en père peinard.

Avant de mourir, Delanoix a donné une irréfutable preuve de sa vertu intransigeante. Il a déshérité sa fille dans toute la mesure du possible et m'a institué son légataire. J'ai accepté la succession, bien entendu; et j'ai chargé du soin de mes intérêts Me Lerequin, l'avoué dont m'avait parlé Gédéon Schurke.

Un samedi, tout à la fin du mois de juin, les époux Raubvogel comparaissent devant le tribunal. Le mari est condamné à plusieurs années de prison; la femme est acquittée. Qu'on châtie Raubvogel, soit; mais les intérêts de la France seraient bien mieux servis si, au lieu de le condamner pour espionnage, on le punissait pour avoir appartenu à ces absurdes sociétés patriotiques, à ces honteuses ligues qui se sont fait un monopole de la Revanche et l'ont tuée sous l'excès du ridicule. Quant à Mme Raubvogel, je dois dire... Mais pourquoi m'occuper d'une femme que je ne reverrai jamais?


Le lendemain, dimanche, une paresse sans cause, mais invincible, me retient au lit. J'ai renvoyé mon ordonnance et lui ai dit de ne pas revenir avant midi; là-dessus, je me suis rendormi du sommeil du juste.

Il est environ neuf heures lorsqu'un coup de sonnette me réveille en sursaut. Qui peut venir?... Ah! que je suis sot! C'est Bellevigne qui m'a promis de m'apporter des billets pour un concert d'orgue, au Trocadéro. Je saute à terre, je traverse en courant (et en bannière) le petit salon qui précède ma chambre à coucher, je tourne la clef de la porte de l'appartement, je crie: «Entrez!» et je reviens en toute hâte me mettre au lit. J'entends la porte s'ouvrir et se refermer, des pas pressés dans le salon, et tout d'un coup...

Estelle! C'est Estelle! Elle est là, là, à la porte de ma chambre. Là, enveloppée d'un grand cache-poussière, coiffée d'une toque sans voilette... Non, pas à la porte de ma chambre, mais plus près, beaucoup plus près, près de moi. Non pas enveloppée d'un manteau et coiffée d'une toque; la toque s'est envolée sur une table, le cache-poussière est tombé sur un fauteuil et il disparaît sous un jupon, sous deux jupons. Non pas près de moi, mais très près, très près; très près, avec sa magnifique toison fauve éparse sur les oreillers, avec des baisers et des frissons, et des sanglots—et des sanglots...

Elle m'aime, elle m'aime, elle m'aime! Ah! qu'elle m'aime! Elle m'aime surtout à cause de mes mérites moraux, de ma générosité, de mes grandes qualités de coeur. Elle me dit tout ça à travers ses larmes. Elle est bien, bien malheureuse; elle est seule au monde; elle n'a que moi; elle n'a confiance qu'en moi; elle n'a de ressource qu'en moi... Ça, c'est vrai. Tout dépend de moi; si je m'obstine à conserver l'héritage... Mais ma force de résistance est mise à une bien rude épreuve. Il y a un proverbe qui dit que tout est loyal en amour et en guerre. Je ne sais pas trop si c'est ici une question d'amour ou de guerre, mais il est certain que l'attaque d'Estelle a été aussi perfide que hardie, et qu'il y a peu de chances pour que l'avantage me reste. C'est d'autant plus triste que les illusions que j'ai pu avoir un instant s'envolent à tire-d'aile, et que je sens de plus en plus vivement qu'on n'en veut qu'à ma bourse. Allons, il n'y a qu'à me résigner...

Je me résigne. Je laisse Estelle gagner son procès. Elle a été déshéritée par son père, mais je lui promets de la remettre en jouissance. Un bon procédé en vaut un autre.

Je tiens ma parole (ou peu s'en faut). Je vais, accompagné d'Estelle, faire plusieurs visites à Me Lerequin. Il y a beaucoup d'avoués à Paris, mais Me Lerequin est le seul bon. C'est un homme respectueux des lois, qui s'engage à jongler avec les dernières volontés de Delanoix sans heurter aucune prescription légale. En secret, il me conseille de conserver un petit souvenir de l'héritage: une centaine de mille francs; je me rends à son avis. Estelle fait la grimace, mais tant pis... Mme Raubvogel passe encore une semaine à Paris, liquidant son établissement, solidifiant les liens qui nous attachent l'un à l'autre. Puis, elle part pour le Nord.

Deux jours après, je suis invité à me présenter devant le général de Lahaye-Marmenteau. Je trouve le général seul, dans son cabinet, jouant nerveusement avec un crayon; il a une drôle de figure, pas drôle.

—Il faut avouer, me dit-il d'une voix sévère, que vous avez été bien inconsidéré. Après la misérable affaire dans laquelle ont été compromis deux membres de votre famille, vous commettez la légèreté de vous afficher en la compagnie de la femme du traître. J'ai ici des rapports qui ne me permettent point de douter du fait. On ne pousse pas l'imprudence à ce point-là! Une pareille imprudence, en vérité, devient de l'impudence. Vous avez l'air de narguer l'autorité...

J'essaye de protester, de m'expliquer; mais le général m'impose silence. Personnellement, dit-il, il ne doute pas de moi; il a seulement voulu me mettre face à face avec les résultats possibles de mon étourderie. La preuve qu'il ne m'en veut point, c'est qu'il va me donner un bon conseil. Pourquoi ne profité-je pas de la situation particulière que me font ma présence à l'État-Major et ma qualité de fils de général pour m'établir socialement dans une position qui me mettrait à l'abri de tous et de moi-même? Cette position, un mariage pourrait me l'assurer; un bon et honorable mariage; et si...

Froidement, je remercie le général; je lui déclare que je suis décidé à ne point me marier. Il me lance un regard chargé de haine, baisse la tête et reprend, d'une voix qui siffle entre ses dents:

—Vous êtes libre. Souvenez-vous seulement que la situation privilégiée à laquelle je faisais allusion tout à l'heure ne sera pas toujours la vôtre; votre poste à l'État-Major peut vous être enlevé d'un moment à l'autre; votre père, qui n'est plus jeune, peut vous manquer aussi. Et alors... Et alors, murmure le général au bout d'un instant, des langues se délieront peut-être et diront des choses que, jusqu'à présent, on n'a pas dites: des choses qui ternissent à jamais une mémoire. Notre époque aussi poursuit l'iniquité des pères sur les enfants...

Très surpris, plus que surpris, j'invite le général à s'expliquer. Il refuse. J'insiste. Il me donne l'ordre de me retirer.

J'éprouve, en quittant le cabinet du général, des sensations étranges: gêne violente, colère, inquiétude; un mystérieux et menaçant inconnu m'enserre, plane sur moi. Que faire? Ecrire à mon père? Et lui rapporter... Non; ne pas lui écrire, aller lui parler. Je rentre chez moi au plus vite. Mon ordonnance, qui m'attend, me remet un télégramme daté de Nortes; mon père, qui est au plus mal, me demande en toute hâte. Je quitte Paris par le premier train.


Je n'ai jamais essayé de vous faire prendre mon père comme le type de l'amour paternel, ni de me présenter à vous comme un modèle de piété filiale. Cependant, il est certain que nous avons toujours éprouvé l'un pour l'autre, mon père et moi, une affection moyenne. Nous ne sommes ni d'aveugles enthousiastes, ni d'orgueilleux imbéciles; nous allons, par conséquent, rarement aux extrêmes; et les sentiments que nous éprouvons ne nous étreignent point, ne nous consument point, n'existent que relativement. Nous ne les empalons pas, ainsi que de ridicules rabat-joies, sur la seringue verticale des grands principes; nous n'avons pas de temps à perdre à de pareilles sottises. Mon père n'aurait pas donné sa vie pour son fils, comme Loizerolles; mais il ne l'aurait pas condamné à mort, comme Brutus. En somme, je crois que notre affection commune n'a jamais eu d'autre base que l'habitude, n'est que l'intérêt tempéré et pour ainsi dire artistique que porte la créature au créateur, et sans doute le créateur à la créature. Cet intérêt, surtout par le temps qui court, peut être considéré comme de l'affection. Et une semblable affection est-elle durable? Hélas! non.

Je ne sais pas pourquoi je m'écrie: Hélas! Cette interjection n'a rien à faire ici. J'aurais dû simplement dire: Non.

Non, non, une semblable affection n'est point durable. Elle ne persiste qu'autant que les êtres qu'elle influence existent, communiquent, sont conscients de leur présence, de leur force réciproques. Car, ne procédant que de l'habitude, elle ne trouve son essence que dans la dérisoire réalité de la vie actuelle, dans ses institutions et ses complications; elle n'a nul effet créateur et fécond sur la vie intérieure, mentale et morale, et ne peut donc s'affirmer dans le souvenir. La mort la brise, d'un seul coup, et en détruit la mémoire même avant que soient équarries les planches dont on va faire le cercueil.

De cela je viens de me rendre compte, à l'instant même. Lorsque je me suis trouvé, subitement, en présence du cadavre de mon père—car il était mort deux heures avant mon arrivée à Nortes—j'ai senti monter en moi un grand flux d'aversion, j'ai été secoué d'un remous d'amertume. Bile, fiel, rancune, exécration. J'avais besoin de lui; peut-être avait-il besoin de moi; nous aurions pu nous aider encore, puisque nous étions associés, puisque la vie nous avait imposé l'association! Et il m'a abandonné, il a manqué au contrat; il est là, inerte, grotesque... il n'est plus là. Alors, quoi?... Sa mort me semble une désertion. C'est une désertion.

C'est plus encore. C'est la fin, non pas seulement d'un homme, mais de toutes les choses auxquelles je m'efforçais de croire à travers cet homme. C'est l'évanouissement définitif de convictions spectrales qu'évoquait en moi son geste. C'est l'écroulement du prestige militaire, du prestige français, de l'Armée, de l'Épaulette, de tout. C'est comme si tout, tout, était mort avec ce mort. Comme si ce cadavre était le cadavre de la Société entière...

—Ah! qu'il est pâle! Ha! Ha! Ah! qu'il est pâle! ricane une voix derrière moi.

Je me retourne. C'est Lycopode qui vient d'entrer dans la chambre où je me croyais seul.

—Ah! oui, alors, on peut le dire, qu'il est pâle! continue-t-elle, en se dandinant; je ne l'ai jamais vu blanc comme ça depuis le jour où Jean-Baptiste lui a dit ses quatre vérités, à Versailles. Vous rappelez-vous, Monsieur Jean?...

Lycopode est ivre. Je me souviens d'avoir entendu dire que la vieille femme s'était mise à boire. C'est avec difficulté que je la décide à quitter la chambre...

Dans l'après-midi, de nombreuses visites de condoléances. Fonctionnaires civils et militaires, amis et connaissances, beaucoup de dames. Des fleurs arrivent, des croix, des couronnes. Tout cela, peu à peu, appelle hors de l'ombre, où je les avais vues s'effondrer ce matin, toutes les choses qui n'étaient point mortes. Elles montent, elles montent, triomphantes de plus en plus, s'affirment autour du cadavre. Et dans cette chambre mortuaire, maintenant parée, fleurie et comme vivante, surgit le prestige de la France, en fierté!

La journée a été horriblement longue et fatigante. Pourtant, je n'ai pris que quelques heures de repos; et, bien avant minuit, j'ai été relever les deux officiers d'ordonnance qui veillaient le corps de mon père.

Je suis donc seul dans la chambre mortuaire, et m'ennuie ferme. Mon père avait bien des défauts, c'est certain; mais je puis assurer, non sans un certain orgueil filial, que c'est la première fois que je m'embête avec lui. Si encore j'avais apporté quelque chose à lire... Les scellés ont été posés sur tous les meubles; à l'exception pourtant d'un secrétaire, à gauche de la cheminée; ce secrétaire, m'a-t-on dit, ne contient que des papiers personnels et de l'argent; la clef m'en a été remise à mon arrivée. Si j'en faisais l'inventaire?

Les tiroirs sont dans le plus grand désordre. Je trouve d'abord deux cassettes; l'une qui contient de l'argent, l'autre qui contient des lettres dont la suscription semble récente. J'ouvre l'une de ces lettres; puis, toutes les autres; elles m'intéressent beaucoup (vous verrez pourquoi, mais un peu plus tard). A part cela, je ne découvre rien de bien curieux. De vieilles lettres d'amour ou d'affaires; des factures; des fleurs séchées, des mèches de cheveux; des compliments que j'ai tracés péniblement, aux jours lointains de mon enfance, pour la fête paternelle; des billets à ordre et des photographies; des lettres de ma mère et de mes grands-parents; et un cahier, au papier jauni, sur la couverture duquel s'allongent des mots allemands, couleur de rouille. Je prends ce cahier, dont le titre seul (Der Beresina-Uebergang. Eine Berichtigung) éveille en moi des souvenirs nombreux. C'est un manuscrit qui fut composé, voilà bien des années déjà, par mon grand-père, Ludwig von Falke. Et je revois le vieillard très distinctement, avec ses yeux bleus si profonds et sa grande cicatrice; je le revois essayant d'expliquer des choses que personne ne voulait entendre; souriant, avec de l'ironie au coin des lèvres, lorsqu'on lui parlait du passage de la Bérésina, auquel il avait assisté, comme un terrible désastre qui avait mis en relief une fois de plus, pourtant, l'admirable héroïsme des troupes françaises... Je m'installe dans un fauteuil et je commence la lecture du manuscrit, tracé d'une écriture haute et ferme dont les lettres germaniques accentuent encore le caractère de logique et d'artistique vérité.

Bien que j'aie conservé le manuscrit et qu'il soit là, sur ma table, tandis que j'écris ces pages, je ne puis ni le reproduire ici ni même en citer les passages les plus importants. A quoi bon? Mes compatriotes qui, en fait d'histoire, n'admettent guère que des légendes putréfiées, ne modifieraient point leur système en raison de ce que je pourrais dire. Leur siège est fait. (Tous leurs sièges sont faits. Le reste aussi.) Ils continueraient à se figurer que la Grande Armée de 1812, après des misères sans nom causées surtout par le froid, fut en fait annihilée par les Russes à la Bérésina en dépit du magnifique dévouement des troupes françaises. Comment pourraient-ils admettre que le passage de la Bérésina, au lieu d'être la lamentable catastrophe que représentent les historiens, est le plus haut exploit de Napoléon durant la retraite de 1812? Et comment pourraient-ils croire que l'Empereur ne dut le succès de son opération qu'à la bravoure des troupes allemandes, et surtout à l'héroïsme de la brigade badoise? Des Allemands sauvant d'une destruction fatale et complète la Grande Armée et Napoléon lui-même, ce serait, pour les Français, ridiculement paradoxal et inadmissible. Voilà pourquoi je ne veux pas reproduire ici le travail de mon grand-père. Comme la lecture du manuscrit, cependant, a produit sur moi une impression profonde, et a eu, par contre-coup, une grande influence sur mon existence, je me vois forcé d'en donner un résumé aussi bref que possible.

«Les troupes du Grand-Duché de Bade qui prirent part à la campagne de 1812 se composaient de 7.666 hommes de toutes armes. (Il faut remarquer que le 1er bataillon du 2e régiment d'infanterie badoise faisait partie de la Garde Impériale.) Une brigade d'infanterie, forte de 5.000 hommes, avec son artillerie (deux batteries, une à pied et une à cheval), et commandée par le général Markgraf Wilhelm von Baden, formait part du 9e Corps, placé sous les ordres du maréchal Victor.

«Mon grand-père était lieutenant dans le Leib-Infanterie-Regiment Grossherzog n° 1, dont le colonel était von Franken. La brigade badoise faisait partie de la division du général Dändels (26e division); le 9e Corps comprenait deux autres divisions d'infanterie: celle de Partonneaux, composée de jeunes soldats recrutés en Hollande et dans les Villes Hanséatiques, et celle de Gérard, formée de Polonais et de Saxons; de plus, une division de cavalerie commandée par le général Fournier, et ne comprenant que des troupes allemandes, particulièrement les Chevau-légers Hessois; la 2e brigade (31e de l'armée), sous les ordres du colonel badois von Laroche, étant formée par le «Sächsisches Dragonerregiment» (colonel prince Jean de Saxe), et le «Badisches Husarenregiment von Geusau» (colonel von Cancrin).

«Le 2e et le 9e Corps, dont le commandement, depuis le départ d'Oudinot et de Gouvion Saint-Cyr, avait été confié au maréchal Victor, restèrent cantonnés à Ssjenno jusque vers le 18 novembre, date à laquelle Napoléon commença sa retraite de Smolensk. Leurs forces combinées s'élevaient (y compris la brigade badoise) à 25.000 hommes; ils tenaient Wittgenstein en échec à l'ouest et un peu au nord de Orscha, où la Grande Armée devait passer le Dnieper. Le maréchal Oudinot, presque guéri de sa blessure, étant revenu prendre le commandement de son Corps et ayant reçu peu après l'ordre de marcher sur Borissow, Victor concentra ses troupes à Tschereja; couvrant le flanc droit de l'armée contre Wittgenstein et ses 25.000 Russes.

«Victor était arrivé à Tschereja le 20 novembre, après s'être avancé contre Wittgenstein jusqu'à Tschaschinki; un combat dont le résultat fut indécis s'était engagé en cet endroit; la cavalerie badoise commandée par le colonel von Laroche s'y était particulièrement distinguée, mais avait perdu von Cancrin, colonel du régiment des hussards de Bade. Le maréchal Victor avait avec lui environ 12.000 hommes. Il avait reçu un ordre de Napoléon l'avisant qu'Oudinot, avec ses 13.000 soldats, serait le 23 sur la Bérésina pour couvrir le passage de l'armée, qui aurait lieu au plus tard le 24; quant à lui, Victor, il devait occuper fortement la route Lepel-Baran-Borissow et empêcher Wittgenstein d'attaquer Oudinot.

«Victor, cependant, au lieu de s'établir sur la route Lepel-Borissow, laissa cette route ouverte à l'ennemi et marcha, à une assez grande distance de la rivière, par Cholopenitschi et Ratutitschi. Le maréchal, en ne se conformant pas à ses instructions, rendit pire la situation de l'armée française. Sa retraite était couverte par la cavalerie allemande de von Laroche, qui se comporta admirablement. Le 22, on apprit que Borissow avait été capturé le 21 par l'avant-garde de l'amiral Tschitschagof, sous les ordres du général Lambert; le 23 au soir, on apprit que Napoléon venait d'arriver à Bohr, et que Tschitschagof avait été battu par Oudinot dans la plaine de Loschniza (sur la rive gauche de la Bérésina, un peu au nord de Borissow); il avait perdu un millier de prisonniers, tous ses bagages, et le pont de Borissow aurait été repris s'il n'avait été brûlé par les Russes. Le 24, à Baturi, l'arrière-garde de Victor, commandée par le général Delaitre, se trouva dans une situation désespérée. Le Markgraf Wilhelm von Baden envoya à son secours le régiment Grossherzog nº 1; mais l'ennemi attaqua avec une telle violence que le Markgraf se vit obligé de faire prendre position à sa brigade tout entière à l'entrée d'une forêt. Compagnie après compagnie fut déployée en tirailleurs; et il fut ainsi possible, au prix de grands sacrifices, d'abord de délivrer l'arrière-garde, puis de repousser définitivement les forces très supérieures de l'ennemi. Cette action valut au Markgraf (qui n'était âgé que de vingt ans) les plus grands éloges du maréchal.

«Le 25, à midi, le neuvième Corps atteignit la grande route de Moscou à Loschniza. La brigade badoise fit halte juste comme l'armée de Pologne passait sur cette route. D'abord, venaient environ vingt aigles portées par des sous-officiers; puis, une quinzaine de généraux, la plupart à pied, enveloppés de manteaux de dames et de fourrures souillées; 500 hommes en armes, tout au plus, suivaient. C'étaient les misérables restes d'un Corps d'armée qui avait passé le Niemen, quelques mois plus tôt, fort de 40.000 hommes. Le temps était très beau, et le plus brillant soleil éclairait de ses rayons le lamentable spectacle. La brigade badoise bivouaqua à Loschniza; le Markgraf avait encore sous ses ordres 2.240 hommes.

«Napoléon avait fait, dans la journée du 25, une forte démonstration devant Ucholodÿ (au-dessous de Borissow); il avait envoyé là une division de cuirassiers, un bataillon d'infanterie, du canon, et plusieurs milliers de traînards (d'amateurs), qui devaient donner à Tschitschagof l'impression d'une formidable force destinée à couvrir le passage. L'amiral russe fut pris au piège, fit replier tous ses détachements au nord d'Ucholodÿ et concentra ses troupes sur ce point. A huit heures du soir, les sapeurs et les pontonniers commencèrent à construire deux ponts; l'un, pour l'infanterie, un peu au nord du village de Studienka, l'autre, pour l'artillerie, presque en face du village. Un peu plus tard, l'Empereur, accompagné du roi de Naples, visita les bivouacs.

«Napoléon avait envoyé au maréchal Victor, le soir du 25, une dépêche furieuse dans laquelle il lui reprochait d'avoir laissé ouverte la route Lepel-Borissow, et de ne pas avoir attaqué Wittgenstein avec toutes ses forces, à Baturi; il lui donnait l'ordre de se rendre le lendemain avant l'aube à Borissow, avec deux divisions, et de revenir de là à Studienka. La division Partonneaux et la division Dändels (dont faisait partie la brigade badoise) se mirent donc en route le 26, à trois heures du matin. Pendant la marche, par une coïncidence extraordinaire, la brigade badoise rencontra un convoi qui était parti de Karlsruhe en juillet, et qui lui apportait à l'instant le plus critique, après avoir traversé presque toute l'Europe au milieu de difficultés sans nombre, les provisions et les chaussures dont elle avait le plus pressant besoin. C'est avec la plus grande difficulté, entouré et pressé par des hordes de traînards appartenant à tous les Corps, que le Markgraf put ramener sa brigade de Borissow, où la division Partonneaux avait été laissée avec ordre de ne se replier qu'au dernier moment. Une énergie énorme permit seule d'atteindre les ponts de Studienka, vers le soir; la brigade badoise, avec la division Dändels, traversa la rivière sur le pont de l'artillerie et eut à prendre position près du pont, tout aussitôt; là, elle se trouva côte à côte avec le brave 1er bataillon du 2e régiment d'infanterie de Bade, qui avait servi pendant toute la campagne dans la Garde Impériale. Les ponts avaient été prêts à trois heures de l'après-midi; le Corps d'Oudinot avait passé tout aussitôt, s'était déployé, avait repoussé l'avant-garde de Tschitschagof, et bivouaquait dans le bois au nord de Staschow. Le reste de l'armée française se rapprochait en toute hâte de Studienka, et une vaste multitude d'amateurs grouillait sur les terrains bas, au sud du village.

«Ce sont sans doute les feux innombrables allumés par ces amateurs, et qui lui firent croire à la présence de forces considérables, qui empêchèrent Wittgenstein, alors près de Barau, de marcher sur Studienka, et qui le poussèrent à se diriger sur Borissow, par Kostriza. Quoi qu'il en soit, le passage de l'armée put s'effectuer sans encombre le 27. L'Empereur passa à une heure après midi. A quatre heures, le pont de l'artillerie se rompit, et des milliers d'amateurs essayèrent de se frayer un passage; à deux autres reprises aussi. Malheureusement, ils n'essayèrent pas de traverser la rivière pendant la nuit, lorsque l'armée, à l'exception du Corps de Victor, qui formait l'arrière-garde, eut passé; les ponts restèrent alors libres pendant plusieurs heures, et l'État-Major français, s'il avait fait son devoir, aurait alors envoyé sur la rive droite ces pauvres gens, les blessés et les bagages. Mais l'État-Major français ne fit pas son devoir; ainsi que le dit Napoléon lui-même, il n'était bon à rien.

«Le 28, à l'aube, la brigade badoise reçut l'ordre de repasser la rivière afin de renforcer Victor. Ce maréchal était à Studienka avec une faible partie de son Corps (en fait, avec la division Gérard et la cavalerie), la division Dändels ayant passé sur la rive droite dans la nuit du 26, avec presque toute l'artillerie du neuvième Corps; et la division Partonneaux, qui avait été laissée à Borissow le 26 au matin, ne s'étant pas encore repliée. La brigade badoise éprouva une difficulté inouïe à repasser la rivière. Un nombre énorme de voitures et de caissons encombrait les ponts, sur lesquels s'écrasait une cohue désordonnée de maraudeurs et de traînards; malades et blessés étaient précipités sans pitié dans les flots qui charriaient d'énormes glaçons; d'autres malheureux essayaient de passer la rivière à gué et périssaient bientôt; c'était, de tous côtés, une scène de misère et d'horreur. Le froid, qui jusque-là n'avait pas été bien vif, devenait de plus en plus intense; une tempête de neige commençait à rager. Le Markgraf réussit enfin à faire passer son infanterie sur la rive gauche; mais il fut impossible de transporter les canons; ils furent laissés sur la rive droite, en position en avant des ponts et en équerre, de façon à couvrir les approches de Studienka.

«Comme le maréchal Victor commençait à prendre ses dispositions, les Russes attaquèrent vigoureusement sur la rive droite. Tschitschagof, avec 30.000 hommes, s'avança contre Oudinot, qui n'avait que 8.000 hommes, mais qui réussit à le repousser avant l'arrivée de Napoléon et de la Vieille Garde. Oudinot ayant été grièvement blessé, Ney prit le commandement. Les Russes attaquèrent une seconde fois, furieusement; les Français commençaient à plier, lorsque Ney fit charger la division de cuirassiers de Dumerc. (Cette charge, à peine connue, n'est égalée dans les annales de la guerre que par le fameux «Todesritt» de la brigade von Bredow, à Vionville.) Les Russes furent repoussés dans le plus grand désordre jusqu'à Staschow et mis dans l'impossibilité de renouveler leur attaque. L'Armée put commencer sa retraite sur Sembin.

«Mais, sur la rive gauche, Victor attendait anxieusement l'arrivée de la division Partonneaux, forte de 4.000 hommes, qui devait avoir évacué Borissow et marché sur Studienka. Ce fut seulement un bataillon du 56e avec quatre canons, qui parut, et qui déclara n'avoir nulle connaissance du sort de sa division dont il formait l'arrière-garde. Quelques fuyards, pourtant, qui avaient échappé au désastre, apprirent bientôt au maréchal ce qui s'était passé. Partonneaux, négligeant les plus élémentaires précautions, s'était trompé de route, s'était heurté quelques heures plus tôt à l'avant-garde de Wittgenstein, avait été lui-même fait prisonnier; et le général Camus, qui lui avait succédé, avait capitulé.

«Le maréchal, ne doutant pas qu'il allait être attaqué par toutes les forces de Wittgenstein—et comprenant que le sort de la Grande Armée tout entière était maintenant entre ses mains—prit les dispositions suivantes. Il appuya à la rivière son aile droite, commandée par le Markgraf Wilhelm von Baden et composée de six bataillons badois et du bataillon du 56e (jeunes soldats originaires de Hambourg et de Lübeck) avec 4 canons; il plaça au centre treize bataillons allemands et polonais commandés par Gérard; et à l'aile gauche, la brigade saxonne avec l'artillerie de Gérard, 14 pièces en tout. En échelon à l'extrême gauche, fut placée la cavalerie de Fournier, hussards de Bade, dragons de Saxe, chevau-légers de Hesse. On voit que toutes ces troupes, à l'exception de quelques bataillons polonais, étaient allemandes. La position couronnait des hauteurs dont la dernière déclivité, au nord-ouest, supportait les masures ruinées du hameau de Studienka. En avant de la position s'étendait une plaine large de 500 mètres environ où courait un petit ruisseau, trop étroit pour arrêter l'avance de l'ennemi; au delà, on n'apercevait que des bois. Des tirailleurs furent disséminés sur le penchant des collines, mais le gros des troupes resta posté derrière les crêtes.

«Bientôt, les Russes apparurent, sortant des bois. Wittgenstein déploya ses forces en arrière du ruisseau, et avança sa gauche vers le long de la Bérésina afin de tourner la droite française et de couper la retraite de Victor. Le choc de l'attaque tomba sur le bataillon badois placé à l'extrême droite et qui, après une longue et héroïque résistance, ayant brûlé ses dernières cartouches, commença à plier. Immédiatement, le Markgraf s'élança à la tête d'un second bataillon, chargea les Russes en flanc et les rejeta à la pointe de la baïonnette au delà du ruisseau. A l'aile droite, les Français—c'est-à-dire, bien entendu, les Allemands—étaient donc vainqueurs. A l'aile gauche, au contraire, l'immense supériorité numérique des Russes leur avait permis de tourner les Français, dont la situation était des plus critiques. Victor renforça sa gauche en toute hâte, mais en vain; les Russes gagnaient du terrain de minute en minute, grâce à leur nombre, en dépit de l'admirable résistance des Saxons. Tout semblait perdu, lorsque Victor donna à la cavalerie l'ordre de charger. Les hussards de Bade et les chevau-légers de Hesse formèrent la première ligne; les dragons de Saxe, sous le prince Jean, la seconde. Le général Fournier ayant été grièvement blessé, le colonel badois von Laroche prit le commandement. La charge balaya la première ligne russe, rompit le carré formé par le 34e Chasseurs, et força l'ennemi à la fuite. Les cavaliers allemands furent chargés à leur tour par un corps de cuirassiers russes; le colonel von Laroche fut blessé d'un coup de sabre qui lui fendit la figure de la bouche à l'oreille, fut fait prisonnier; une terrible mêlée s'ensuivit, au cours de laquelle le colonel von Laroche fut délivré; et les Russes furent obligés de tourner bride. Les pertes de la cavalerie française—c'est-à-dire allemande—avaient été énormes; mais l'ennemi cessa de rien tenter contre l'aile gauche, se contentant de la canonner à longue distance.

«Vers la fin de l'après-midi, au moment où la tempête de neige redoublait, Wittgenstein attaqua une seconde fois l'aile droite avec fureur. Le Markgraf fit preuve de la plus grande habileté et du plus grand courage; bien qu'ils perdissent 1100 hommes et vingt-huit officiers, et malgré le nombre écrasant de leurs adversaires, les Badois obligèrent les Russes à se retirer en désordre. Quand la nuit tomba, les troupes badoises avaient non seulement conservé leurs positions mais avaient même gagné du terrain; et Wittgenstein était obligé de renoncer à toute nouvelle attaque. Le Markgraf n'avait plus avec lui que 900 hommes. Et c'étaient ces 900 hommes qui, le lendemain 29, à une heure du matin traversaient les derniers la Bérésina, sauvant blessés et canons; et se déployaient face aux ponts tandis qu'on les détruisait, formant l'extrême arrière-garde de la Grande Armée...»

La lecture du manuscrit, je l'ai dit, a produit sur moi une impression profonde. Cette impression, je ne veux pas l'analyser. Pourtant, elle pourrait se diviser en deux parties.

D'abord, absurdité honteuse des haines internationales. La composition des armées napoléoniennes, l'existence de l'Empire français avec des chefs-lieux qui s'appelaient Amsterdam, Rome et Hambourg, ne prouvent-elles point, par l'absurde, la possibilité de la fraternité des peuples? Si les nations peuvent vivre en bonne harmonie sous le sabre d'un despote, ne pourraient-elles vivre fraternellement dans l'indépendance de fédérations libres? Et quand je pense que l'homme qui a tracé ce manuscrit, mon grand-père, était un Allemand et qu'il a su donner toute une existence de bonheur à cette Française qui était ma grand'mère, je me demande si les frontières n'ont pas surtout pour mission de barrer la route à l'amour qui pourrait fondre les races, développer l'homme en force et en intelligence.

Ensuite, le Mensonge tricolore. De l'héroïsme dont firent preuve les troupes allemandes à la Bérésina et ailleurs, en 1812, Napoléon n'a pas dit un mot dans ses bulletins célèbres; pas plus qu'il ne voulut parler de la bravoure déployée par les Saxons à Wagram; pas plus qu'il ne voulut jamais faire leur part de gloire à aucun de ses alliés; cela, disait-il, «aurait été contraire à la politique et à l'honneur national». Il aurait été contraire à l'honneur national, selon Napoléon et selon bien d'autres qui l'avaient précédé ou qui le suivirent, de dire la vérité. Donc, on mentit; donc, on ment; donc, on mentira. La nation française est invincible, elle est la reine de la civilisation, elle est la première nation du monde. Et, quels sont les fruits de l'imposture et de la hâblerie, on l'a vu en 1870, on le voit aujourd'hui, on le verra peut-être demain—et pour la dernière fois.—Ce prestige de la France que j'ai vu surgir ici, il y a quelques heures, c'est un mensonge. C'est de l'irréel, c'est du truqué; c'est du décor, c'est du plagiat. C'est le semblant de vie et de grandeur qu'il y a dans cette chambre, que crée l'animation factice de choses mortes, de tentures, de fleurs coupées, de drapeaux—de choses mortes qui font un cadre éphémère à un corps qui se corrompt, qui pue...

Je me lève et je vais et viens. Le vide, le vide énorme de l'existence qui fut celle de mon père, qui est la mienne, qui est celle de mon pays, m'apparaît tout d'un coup. Oh! je veux vivre, vivre complètement, et libre. Je quitterai l'armée; ma détermination est bien prise... Mais le sommeil me saisit; je regagne mon fauteuil et j'essaye en vain de relire quelques pages du manuscrit. Le jour va se lever, le frisson du matin me secoue. La pluie commence à tomber, frappe les vitres. Le bruit des cordes d'un luth touché aux endeuillées mesures du vieux temps, d'une gaîté lente, voilée de crêpe. Puis, de longs silences; des chansons jamais chantées. Puis, des bruits clairs, des cliquetis, des sifflements d'aciers froissés, des crépitements secs; des demi-rêves de bataille; des rêves de révolte. Puis, le sommeil.


Les funérailles. Les obsèques d'un général commandant un corps d'armée. De temps en temps, on peut voir ça.

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