L'épaulette: Souvenirs d'un officier
V
Pendant deux jours, les journaux ont été remplis de détails sur le grand succès remporté à Saarbrück par l'armée française. Ce succès n'est que le prélude de victoires plus importantes, qui doivent amener, en peu de temps, le définitif triomphe de la France. Ce triomphe est certain, et les journaux disent pourquoi. Notre armée est aguerrie, elle a confiance en ses chefs, qui sont doués de capacités hors ligne et animés du patriotisme le plus pur; l'armement de notre infanterie est excellent; nous possédons des mitrailleuses qui doivent faucher les bataillons ennemis comme la faulx des moissonneurs, au mois d'août, jette sur le sol les épis mûrs. Nous avons sur le Rhin des canonnières qui doivent remonter le fleuve, et réduire en cendres les villes qui s'élèvent sur ses rives, Koblenz, Cologne, etc. Notre flotte doit bombarder et ruiner à jamais les villes du littoral allemand, de Hambourg à Danzig. Il faut, en effet, que nous apportions aux barbares Teutons la civilisation qui leur manque.
Tout cela est très beau, certainement; mais ce n'est pas ce que j'aimerais à voir dans les journaux. Je voudrais y lire des récits terribles et détaillés de luttes sanglantes, de combats sans merci, des anecdotes amusantes et tragiques, des histoires d'armées entières s'évanouissant à la simple approche du drapeau tricolore, s'effondrant sous le feu des canons français; des choses, enfin, comme le colonel Gabarrot m'en décrivait autrefois.
Mais le 5 août, au lieu d'une victoire, c'est la défaite de Wissembourg, qu'annoncent les journaux: l'écrasement d'une division française, la mort du général Abel Douay... J'ai lu cela avec un amer étonnement, avec une sorte de rage indignée contre les Prussiens, qui se sont permis d'avoir l'avantage dans une rencontre avec nos troupes. Cela me semble illogique, pas naturel; c'est le monde renversé, en vérité. Ces Prussiens ont dû avoir recours à des stratagèmes odieux pour escamoter la victoire. Fausse victoire, sûrement, et qui sent la tricherie d'une lieue. Néanmoins, je lis et je relis le compte rendu du conflit, avec une grande émotion, le sang à la tête, les joues empourprées, presque comme si j'avais éprouvé une humiliation personnelle.
Cependant, ainsi que le dit le journal, le succès des Allemands à Wissembourg n'a été que le résultat d'une surprise; instruites par l'expérience, les troupes françaises n'offriront plus à l'ennemi d'avantages aussi faciles. Nous recevrons avant peu, sans aucun doute, la nouvelle d'une glorieuse revanche. Il n'est pas possible que l'armée française ne se maintienne point à la hauteur où l'a placée sa gloire passée. Il est impossible qu'elle n'ajoute point une page magnifique à sa prestigieuse histoire. Elle nous offrira avant peu des spectacles en rapport avec ses hauts faits légendaires, des spectacles semblables à ceux qu'évoque en moi le souvenir des récits qui me furent faits par les acteurs des luttes héroïques d'autrefois.
Mais le 7, arrivent, en même temps, la nouvelle de la déroute de Wörth—une déroute que des dépêches menteuses avaient travestie, d'abord, en un grand succès qu'on avait commencé à fêter—et celle de la défaite de Forbach. C'est extraordinaire, inconcevable!
Comment cela est-il possible? Comment peuvent-ils être vaincus, décimés et mis en fuite, ces grenadiers, ces voltigeurs, ces chasseurs de Vincennes, ces lanciers, ces zouaves, ces dragons et ces cuirassiers que j'admirais, il y a quelques jours à peine, dans l'éclat de leurs uniformes et que j'ai vus partir si pleins d'enthousiasme et si sûrs de vaincre? Comment la victoire a-t-elle pu les abandonner?
—Et les turcos! s'écrie Lycopode en pleurant. Il y a un mystère la-dessous, voyez-vous, Monsieur Jean! Comment expliquer des choses pareilles?
Je ne sais pas, je ne comprends pas. Je ne puis deviner la cause de nos revers. Et si j'étais tenté de leur donner une raison, j'attribuerais plutôt ces stupéfiantes défaites à une influence supérieure, mystérieuse, providentielle, qu'à des causes purement humaines. Une question, surtout, me préoccupe: Que fait l'Empereur? Que va-t-il faire? Pourquoi n'a-t-il rien fait jusqu'ici? C'est un Napoléon, pourtant; c'est le plus puissant souverain de l'Europe; c'est l'arbitre du monde. Comment se fait-il que cette grande force, la plus puissante qui existe, hésite à se manifester?...
De sombres récits, que m'a faits autrefois le colonel Gabarrot, me reviennent à l'esprit: Waterloo, la déroute, l'invasion... l'invasion! Mais elle a commencé, déjà! Les Prussiens sont en France. Ah! que va-t-il se passer? Il me semble entendre encore une des phrases du vieux colonel retentir à mes oreilles: «Il n'est pas bon que la France soit vaincue; plus on tombe de haut, plus on s'aplatit»...
Sommes-nous vaincus, à présent? Avons-nous eu des insuccès partiels et sans grande importance, ainsi que M. Freeman, l'autre jour, le disait à ma grand'mère? Ou sommes-nous vaincus pour de vrai, pour de bon, comme à Waterloo? Lycopode dit que non; elle jure que non; elle crie sur les toits que ce n'est pas possible. J'hésite à la croire, malgré tout.
Mais mon père pense comme Lycopode. Nous venons de recevoir plusieurs lettres de lui qui sont arrivées en même temps, le 10 août, et qui affirment sa confiance la plus absolue dans le succès de l'armée française. Dans l'une, il nous apprend que le sixième Corps, commandé par le maréchal Canrobert, et dont fait partie le régiment d'infanterie dont il est lieutenant-colonel, a été complètement formé à Châlons le 6 août. Dans la dernière en date, il nous annonce que le sixième Corps vient de recevoir l'ordre de se rendre à Metz, où l'Empereur se propose d'arrêter l'ennemi, et de le battre à plate couture, avant de le rejeter de l'autre côté du Rhin.
Ah! quelle joie j'éprouve à la lecture de cette lettre! Elle contient bien des choses intéressantes, et même de bons conseils à mon adresse, mais ce sont les informations militaires seules qui m'intéressent. Je suis enthousiasmé par l'idée, surtout, que mon père va enfin prendre part à la lutte. Les choses vont changer, à présent. Avec le général de Rahoul à la tête d'une brigade, mon père lieutenant-colonel et Jean-Baptiste dans son régiment, les Prussiens vont trouver leurs maîtres. Ils vont sortir de France plus vite qu'ils n'y sont entrés, les gredins; et on va les envoyer, à coups de baïonnette, manger leur choucroute dans leurs tanières. C'est maintenant qu'il va falloir lire les journaux avec attention.
Les journaux, pendant une semaine environ, sont pleins d'informations, souvent contradictoires, mais qui font présager des victoires prochaines; ils contiennent aussi de grands articles, composés de grandes phrases faites avec de grands mots, qui tendent à exciter l'énergie des populations et à réveiller leur confiance. Tout le monde se met à espérer; on ne parle que d'une revanche certaine et définitive, de l'écrasement inévitable des Allemands devant Metz; et l'on prépare d'avance les drapeaux et les lampions qui ont servi à pavoiser et à illuminer lorsque arrivèrent la nouvelle du succès français à Saarbrück et la nouvelle—fausse, hélas!—de la grande victoire remportée à Wörth par Mac-Mahon.
Mais, coup sur coup, après les tentatives ordinaires de mensonges, les journaux sont obligés d'avouer la perte des trois grandes batailles livrées sous les murs de Metz le 14, le 16, et le 18 août. Les troupes françaises ont été obligées de se réfugier dans la grande forteresse lorraine, et ont perdu tout espoir de se frayer un chemin à travers les hordes ennemies qui les enserrent. L'Empereur a quitté l'armée du Rhin avec le Prince impérial. On n'a pu mettre à la disposition de Sa Majesté qu'un wagon à bestiaux, à l'endroit où elle a pu prendre le train; Sa Majesté ayant très soif, le chef de la gare n'a pu lui offrir qu'un verre d'eau; le Prince impérial ayant témoigné le désir de se débarbouiller, il a été impossible de lui présenter pour sa toilette un autre récipient que le verre dans lequel son auguste père venait de boire. Ah! quelle misère!... Et mon père à moi, que devient-il? Je ne vois pas son nom figurer parmi ceux des officiers que citent les journaux. Il est à Metz, pourtant, puisque son régiment fait partie du Corps de Canrobert... j'interroge ma grand'mère, elle-même en proie à l'anxiété la plus profonde, et dont tous les efforts ne peuvent calmer mon inquiétude. J'interroge tous les gens que je rencontre; je charge Lycopode de prendre des informations. Mais personne ne sait rien d'exact, bien que les nouvelles les plus fantastiques circulent incessamment; personne ne peut dissiper mon incertitude.
Je me décide à aller demander des renseignements à M. Curmont qui, peut-être, sait quelque chose. Je ne m'y résous qu'à la dernière extrémité, car M. Curmont, surtout depuis que sont arrivées les nouvelles des dernières défaites, ne cesse de déblatérer contre le gouvernement impérial, et je comprends que ma place n'est pas chez lui. Pourtant, il lit tant de journaux, qu'il pourra peut-être me donner des nouvelles de mon père.
Il est assis dans son jardin, quand j'arrive, avec son fils et quelques amis de celui-ci qui viennent de Paris. Ils discutent tous à grand bruit, en présence d'un nombre imposant de bouteilles de bière.
—Badinguet, s'écrie M. Curmont, n'a même pas le courage d'abdiquer!
—Tant mieux! répond le jeune homme à l'oeil crevé, que les autres appellent Léon. S'il peut encore contribuer à un nouveau désastre, nous sommes sûrs de notre affaire.
—Chouette! glapit Albert. Ce ne sera pas trop tôt.
—La France ne peut vaincre, dit sentencieusement le têtard qu'on appelle Petit-Gris, tant qu'elle conservera l'Empire. Qu'on proclame la République, et les jours de Valmy reviendront.
—Ce sera rien chic! déclare Albert.
—En tous cas, dit M. Curmont, l'Empire, ce fumier, peut se flatter d'avoir travaillé pour nous, en déclarant cette guerre. Fameuse idée! Laissez seulement les Prussiens envahir la Champagne, et vous verrez quel coup de balai le lion populaire donnera dans les Tuileries.
—Mince de rigolade! ricane Albert. L'autre jour, en lisant le compte rendu de la bataille de Gravelotte, je me tenais les côtes. C'est tordant!
Moi, les comptes rendus des batailles ne me font pas rire. J'ai même un pressentiment que mon père y a été blessé ou tué, à cette bataille de Gravelotte qui fait tant rire Albert. Pourquoi rit-il d'une bataille, celui-là? Les batailles ne les font pas rire, ceux qui se sont battus! Pourquoi ne vont-ils pas se battre, ceux-là? Qu'est-ce qu'ils font là, ce Léon, ce Petit-Gris, et cet Albert, qui vident ici des bouteilles à l'ombre, tandis que les bouches des canons, là-bas, vomissent du feu sous le soleil?...
M. Curmont m'aperçoit, vient à moi, et s'enquiert du motif de ma visite. Mais la colère refoule les paroles dans ma gorge, et je puis à peine prononcer quelques mots sans suite.
—Tu viens voir Adèle? Elle est dans la maison, avec sa mère. Tu peux aller jouer avec elle.
—Pourvu qu'elle ait fini ses exercices! s'écrie Albert.
Mais je préfère ne pas voir Adèle aujourd'hui; je préfère ne voir personne, et je rentre à la maison. Bien m'en prend! Une lettre de mon père, qui est restée plusieurs jours en route, est arrivée pendant mon absence. Le Corps d'armée du maréchal Canrobert n'a pu parvenir entièrement à Metz; la brigade des gardes-dragons allemands, avec une compagnie d'infanterie qui avait été envoyée dans des voitures, a coupé la ligne du chemin de fer à Dieulouard; et quatre trains, pleins de troupes du sixième Corps, parmi lesquelles se trouvait mon père, ont été obligés de retourner à Châlons. Ces troupes doivent faire partie du nouveau douzième Corps, qu'on se hâte de former.
—Dieu soit loué! s'écrie ma grand'mère. Nous sommes enfin fixés sur le sort de ton père. Nous savons au moins qu'il n'a pas été l'une des victimes de ces affreux carnages autour de Metz. C'est tellement horrible, ces boucheries! Si les lettres pouvaient arriver plus rapidement!... Enfin, je suis bien contente...
Moi aussi, je suis bien content. Pourtant je dois avouer que j'ai éprouvé comme une déception en apprenant que mon père n'a point assisté aux grandes batailles de ces jours derniers. Il aurait eu tant de choses à me raconter, à son retour! Et il aurait certainement accompli des actions d'éclat, gagné des grades; peut-être qu'il serait général, à l'heure qu'il est... Je lui écris une longue lettre, dans laquelle je le prie de me donner tous les détails possibles, lui promettant d'être bien sage pour la peine. J'hésite pendant longtemps à lui parler de ce que j'ai entendu chez M. Curmont; peut-être pourrait-il le faire savoir à l'Empereur, et l'on mettrait en prison Albert, Léon et Petit-Gris. C'est ça qui serait rigolo! Pourtant, je sais qu'il ne faut jamais rapporter. Et après avoir sucé très longtemps le manche de ma plume, je me détermine à ne rien dire. C'est juste à ce moment qu'entre Lycopode qui vient me prier de présenter ses compliments à mon père et de demander, incidemment, des nouvelles de Jean-Baptiste. Excellente idée! Je pourrai ainsi terminer mes quatre pages. Moi qui oubliais Jean-Baptiste!...
Il y a encore bien d'autres personnes que j'oublie. Je m'en aperçois en pénétrant dans la chambre de ma grand'mère à laquelle je vais remettre ma lettre, et que je trouve occupée à écrire en allemand. Tout d'un coup, je me rappelle mon oncle Karl. C'est à mon oncle Karl qu'elle écrit.
—Oui, mon enfant; je ne sais rien de ton oncle depuis le commencement de cette terrible guerre. C'est tellement affreux! Penser que les hommes, que cependant Dieu a doués de raison, s'entre-déchirent comme des bêtes fauves! Pourquoi ne vivent-ils pas tous en frères? C'est tellement odieux et bête, ces haines de nation à nation! Oh! les gens qui entretiennent ces sentiments sauvages sont de bien grands misérables!
J'essaye de comprendre ma grand'mère, de penser comme elle, mais je ne peux pas; je ne peux pas dire que j'aime la guerre, car je ne l'ai pas vue. Mais j'aime les récits que j'en ai entendu faire; je ne connais rien de plus intéressant. Il y a peut-être des choses plus intéressantes, mais je ne les connais pas. Il existe sans doute beaucoup de gens comme moi, puisque presque tout le monde aime la guerre. Comment comprendre des choses pareilles? J'aime beaucoup mon oncle Karl, et je serais vraiment désolé s'il était blessé. Mais je hais les Prussiens de tout mon pouvoir. Pourquoi ont-ils battu les Français? Ils me font ressentir une colère que je ne peux pas exprimer.
Et pourtant, l'autre jour, j'ai ressenti contre un Français une colère plus grande encore. M. Freeman, le vieil Anglais qui aime tant la France, était venu me chercher pour faire une promenade au parc. Au retour, comme il était un peu fatigué, il s'est assis à la terrasse d'un café et m'a offert un verre de bière, comme à un homme. Il a demandé un journal, qu'il s'est mis à lire. A l'intérieur du café, plusieurs personnes discutaient avec animation; et, par les fenêtres ouvertes, le son de leurs voix parvenait jusqu'à nous.
—Si nous sommes vaincus, disait l'une de ces voix, que je crus reconnaître, nous ne le devons qu'à l'indiscipline et au manque de patriotisme de notre armée prétorienne, et à l'impéritie honteuse de ses chefs. Que peut-on attendre de traîneurs de sabres, de coureurs de femmes, de piliers d'estaminets dont toutes les études militaires n'ont consisté que dans l'absorption d'absinthes sans nombre et dans le pillage de Bédouins sans défense! Nos officiers ne sont qu'un ramassis d'ivrognes et de vauriens, et chaque fois que j'apprends qu'ils ont été battus, j'applaudis. J'en ai un pour voisin, malheureusement, et c'est un échantillon complet de l'espèce; il a fait mourir de chagrin sa femme, il a fait une esclave de sa belle mère, et il élève son fils de telle façon que ce petit garnement deviendra, comme son père, un vrai gibier de potence...
Un brouhaha s'est produit, et il m'est devenu impossible de distinguer les paroles. Très rouge, je me suis tourné vers M. Freeman qui, impassible, lisait toujours son journal. Mais, avant que j'aie pu prononcer un mot, la voix s'est élevée de nouveau.
—C'est du lieutenant-colonel Maubart que je parle...
Alors M. Freeman s'est levé. Il a posé tranquillement son journal sur la table et s'est dirigé vers l'intérieur du café, où le silence le plus complet a accueilli son entrée. Un instant après j'ai entendu sa voix, calme et claire, qui disait:
—Monsieur Curmont, vous avez grand tort de parler comme vous le faites, et surtout d'insulter un absent. Je ne comprends pas comment, sous prétextes d'opinions politiques, un Français peut considérer les revers de son pays comme des triomphes personnels. Je n'admets pas, surtout, lorsqu'on se tient prudemment à l'écart de la lutte, qu'on injurie un homme qui, quelles que soient ses convictions, défend sa patrie. Dorénavant, je vous préviens que je prendrai à mon compte les propos qui seront tenus sur le colonel Maubart. N'oubliez pas.
M. Freeman est sorti et m'a emmené. Au tournant de la rue, je lui ai serré les mains avec effusion, et j'ai voulu lui dire combien je lui étais reconnaissant de ce qu'il venait de faire.
—C'est bon, c'est bon, a-t-il dit de sa grosse voix; tu n'iras plus voir les Curmont, et n'en parlons plus.
Un instant après il a ajouté, comme se parlant à lui-même:
—Ces républicains sont vraiment méprisables. Ils rêvent de renverser l'Empire, et n'osent même pas l'attaquer. C'est après Forbach, s'ils avaient su agir proprement, qu'ils auraient dû opérer un mouvement insurrectionnel. Mais ils ont peur de risquer leur peau. Ils attendent que les balles prussiennes aient couché à terre le dernier porte-drapeau qui tiendra la dernière aigle, pour envahir les Tuileries et y installer leur Marianne. C'est misérable.
Ainsi M. Freeman, lui aussi, croit à la défaite complète de la France? Oh! que je voudrais que notre armée pût vaincre les Allemands, et qu'elle pût revenir vite, afin de faire taire M. Curmont, et sa bande, et tous ceux qui ne vont pas se battre, et qui insultent ceux qui se battent...
Le 27 août, nous avons reçu une lettre de mon père, annonçant que l'armée de Châlons marche sur Steney et Montmédy, afin d'opérer sa jonction avec l'armée de Metz. Cette lettre ne contient que quelques lignes; elle paraît avoir été écrite à la hâte, et a mis plusieurs jours à nous parvenir. Que s'est-il passé dans l'intervalle? Les journaux donnent des informations contradictoires, et ma grand'mère et moi, très anxieux, nous attendons des nouvelles de moment en moment. Le 30, enfin, une nouvelle lettre arrive. Ma grand'mère la décachète avec émotion, la laisse tomber sur une table, hoche la tête d'un air désolé.
Dans sa lettre, plus brève encore que la précédente, mon père nous apprend qu'il a reçu à la cuisse, pendant la marche, un coup de pied de cheval, qui le met hors d'état de remplir ses fonctions. Il vient d'être évacué sur l'hôpital de Châlons. Il a obtenu pour Jean-Baptiste la permission de l'accompagner. Il nous recommande de ne pas nous faire de mauvais sang; il espère pouvoir être sur pied dans quelques semaines; et il déplore la ridicule malchance qui l'éloigne du combat au moment où un grand conflit se prépare.
Cette lettre me cause une déception énorme. Je m'étais attendu à des choses tellement différentes!... Depuis le commencement de cette guerre, tous mes espoirs ont été trompés, détruits, l'un après l'autre. Que de désillusions, que de mécomptes! J'ai, pour la première fois, le pressentiment, la notion confuse, de notre impuissance à diriger les événements, à lutter contre les circonstances. Quelle influence n'aura pas ce coup de pied de cheval sur la destinée de mon père? Qui aurait pu penser à une chose semblable? J'avais songé à des possibilités tragiques, et une blessure grave, même à la mort... Mais ce coup de pied de cheval...
Le 2 septembre, arrive la nouvelle de la défaite essuyée le 31 août par Bazaine; le maréchal et ses troupes sont définitivement refoulés dans Metz. Le 3 septembre, au soir, les nouvelles sont plus mauvaises encore. On annonce l'écrasement complet de l'armée de Châlons; d'après les dires des journaux, l'armée française aurait capitulé à Sedan, et l'Empereur se serait rendu à l'ennemi avec 80.000 hommes. Le lendemain matin, ces informations sont confirmées; il n'y a plus à douter du désastre. Dans la soirée, la République est proclamée.
Le nouveau gouvernement, sur des affiches qui tapissent les murs, déclare ceci: «Pour sauver la patrie en danger, le peuple a demandé la République. La République a vaincu l'invasion en 1792; la République est proclamée. La Révolution est faite au nom du Droit, du Salut public.»
Et un journal, qui a peine à cacher la joie que lui cause la catastrophe, s'écrie: «Hier, la Prusse avait devant elle une armée; aujourd'hui, elle a devant elle un peuple...»
Ça n'arrête pas les Prussiens, d'avoir devant eux un peuple au lieu d'une armée. Ah! non! Ça semble leur donner des ailes, au contraire. On dirait que ces barbares Teutons ne comprennent pas ce que ça veut dire: un Peuple. Ils n'ont pas l'air d'avoir le moindre respect pour les grands mots; mais on va leur montrer ce qu'ils valent. En attendant, il paraît qu'ils s'avancent vers Paris à marches forcées.
M. Freeman disait hier à ma grand'mère que la lutte est devenue impossible; que la continuer dans des conditions déplorables ne serait que travailler au triomphe d'un parti; et que la France aurait tout intérêt à faire la paix. Mais M. Curmont pense autrement. Je ne lui parle pas, bien entendu,—et même je ne vois Adèle que de temps en temps à la dérobée—mais je l'entends. Il fait des discours de tous les côtés, crie, hurle, vocifère. Il dit que la guerre ne fait que commencer; qu'on luttera jusqu'au dernier grain de poudre, jusqu'au dernier morceau de plomb; que la paix ne sera possible que le jour où le dernier Prussien aura repassé la frontière. Il dit qu'il faut imiter nos pères, ces Géants.
Cependant, on adjure les gens valides de s'enrôler pour la défense du territoire. Il n'y a pas beaucoup d'hommes valides, à Versailles; ou, au moins, le bureau de recrutement en voit très peu. L'autre matin, pourtant, un homme a franchi la porte de cet établissement, et a demandé à contracter un engagement. Il avait soixante-cinq ans et n'était pas Français. Comme on refusait de l'enrôler, à cause de son âge, il est sorti du bureau en pleurant. C'était M. Freeman.
Quant à Albert Curmont, il déclare partout qu'il ne se présente pas à l'enrôlement parce qu'il est trop faible de constitution. C'est rigolo, mais c'est comme ça. Il n'a pas de faiblesse dans le gosier, néanmoins. Il crie presque aussi fort que son père, et c'est vraiment chouette. Il crie: Vive la République! Je sais ce que c'est que la République: c'est rigolboche (pour Albert Curmont). Il crie aussi quelquefois: Vive la République démocratique et sociale. Je ne sais pas ce que c'est que la République démocratique, et sociale. Je ne le saurai jamais.
Le 8 septembre, nous recevons une lettre de mon père. Il nous apprend qu'il vient d'être évacué sur l'hôpital de Beauvais. Il va mieux.
Les journaux annoncent, presque en même temps, que les Allemands se rapprochent de plus en plus de Paris. Il y a plusieurs généraux français qui pratiquent devant eux l'art difficile de la retraite, comme s'ils l'avaient inventé. Ils se replient en bon ordre. Voilà une consolation dans nos malheurs. Il est entendu que les Prussiens doivent trouver leur tombeau sous les murs de Paris; ils commettent la sottise de vouloir s'attaquer à la Ville-Lumière, mais c'est une faute qu'ils vont payer cher. Pourtant, pour plus de précautions, on organise la résistance en province. Le Gouvernement, dont le borgne qu'on appelle Léon est l'un des principaux personnages, choisit pour cette besogne les hommes les plus compétents. C'est ainsi qu'Albert Curmont vient de recevoir la mission d'aller former un camp en Bretagne. Il y a des cas, a-t-on dit, où c'est le poste qui honore l'homme. Le Gouvernement de la Défense Nationale a voulu faire une règle de cet aphorisme. Les hommes qu'il choisit ont tous besoin d'être honorés. M. Curmont fils est parti de Versailles en grande pompe, chargé des bénédictions républicaines de M. Curmont père, au bruit des applaudissements républicains d'une population, hier encore férocement bonapartiste, qui l'accompagne de ses voeux.
Le 12 septembre, nous recevons une lettre de mon père. Il nous apprend qu'il vient d'être évacué sur l'hôpital de Melun. Il va mieux.
Les journaux annoncent, presque en même temps, que les Allemands se rapprochent de plus en plus de Paris. Une fièvre patriotique s'empare de la population de la ville. L'enthousiasme est à son comble. La nuit dernière, vers dix heures, des bandes ont passé devant la maison, en insultant ma grand'mère.
—Mort aux espions prussiens! A bas la vieille Prussienne!
Le 14 septembre, nous recevons une lettre de mon père. Il nous apprend qu'il vient d'être évacué sur l'hôpital de Chartres. Il va mieux.
Les journaux annoncent, presque en même temps, que les Allemands arriveront sûrement devant Versailles dans quelques jours. M. Curmont se frotte les mains.
—Laissez-les seulement s'installer ici, dit-il, et vous verrez combien de temps les troupes de Paris, renforcées par les recrues que mon fils va leur envoyer de Bretagne, mettront à les en faire sortir.
Mais M. Freeman est d'un autre avis. Il dit qu'il serait honteux, absolument honteux, de ne point défendre la ville. Et il assure que c'est en défendant le territoire pied par pied qu'on pourra lasser les Allemands, et les obliger à la retraite. La foule, que fait vibrer un grand enthousiasme patriotique, se range à son avis. On exalte M. Freeman; on dit que c'est vraiment beau pour un Anglais d'aimer autant la France; on loue très fort l'énergie britannique. M. Curmont lui-même se voit obligé d'avouer que M. Freeman a raison. Il ne peut pas trouver assez d'éloges pour lui. Il déclare que plus tard, quand Versailles aura repoussé les Prussiens, il faudra se souvenir du dévouement de M. Freeman. Il laisse entendre, à demi voix, qu'il se chargera de lui faire obtenir la croix de la Légion d'honneur.
Pour défendre la ville, il faut des fusils; et pour avoir des fusils, il faut des fonds. M. Freeman les offre.
On prend son argent.
VI
Des soldats français, isolément ou par petits groupes, arrivent constamment dans la ville. Éclopés, égarés, traînards, fuyards. Ils viennent on ne sait d'où, ils ne savent d'où; de partout où l'on s'est battu, où l'on fut battu, où l'on a battu la charge, où l'on a battu en retraite; où l'on a avancé, reculé, piétiné, lâché pied; de partout où les arrêta l'ennemi, ou bien des blessures, ou bien la fatigue, ou bien le dégoût.
J'aurais voulu les voir; malheureusement ma grand'mère me défend de sortir. Mais Lycopode les a vus. Il paraît que ces malheureux sont dans un état lamentable et que leur aspect fait frémir d'horreur et de pitié. Noirs de hâle, de poudre, de poussière et de boue, leurs uniformes en haillons, ils traînent le long des rues leurs pieds meurtris et sanglants, accusant tout haut leurs chefs de les avoir trahis et vendus, et disant qu'il n'y a plus de France. On les pousse, en dépit de leurs menaces, de leurs jurons et de leurs insultes, dans les trains qui partent pour Paris.
—Ah! monsieur Jean, ce n'est pas les mêmes que nous avons vu partir! C'est pas Dieu possible que ce soit les mêmes. C'est vraiment pas possible.
Et Lycopode me raconte, dix fois de suite, ce que lui ont dit quelques-uns de ces malheureux, à qui elle a parlé et offert un peu d'argent. Depuis le début de la campagne, ils ont constamment manqué de vivres et de munitions, et ils ont été conduits à la tuerie par des généraux qui sont tous vendus aux Prussiens.
Ça, c'est une chose que je ne peux pas croire. L'idée que le maréchal Bazaine, le général de Lahaye-Marmenteau ou le général de Rahoul aient pu se vendre à l'ennemi, me semble ridicule à l'extrême. Mais les soldats ne sont pas dans le secret des opérations, et expliquent les choses comme ils peuvent. D'ailleurs, un soldat n'a qu'à obéir et non à comprendre; alors, comment pourrait-il concevoir les sentiments d'honneur qui animent les officiers? Malgré tout, quelle que soit la raison qu'on assigne à nos défaites, ces Prussiens doivent être des hommes terribles.
Naturellement, bien que je me sois décidé à admettre franchement leur supériorité, que je ne peux pourtant m'expliquer, je ne crois pas un seul mot de toutes les histoires extraordinaires que l'on débite sur leur compte. Mon grand-père était un Allemand, mon oncle Karl est un officier allemand, et je sais bien que les Allemands ne sont pas des cannibales. Il m'est donc impossible d'ajouter foi aux racontars des habitants des campagnes qui viennent, affolés, chercher un refuge dans la ville; poussant devant eux leur bétail, leurs meubles et leurs nippes empilés sur des charrettes. Lycopode me rapporte les récits que font ces pauvres gens et dans lesquels ils accusent les Allemands, sur ouï-dire, de tous les crimes imaginables. Quoique ces contes ne fassent aucune impression sur moi, je dois avouer qu'ils me donnent une forte envie de voir enfin l'armée prussienne. Mais viendra-t-elle? Osera-t-elle se présenter devant Versailles, que la garde nationale et la population ont juré de défendre jusqu'à la mort? Je commence à croire que non.
Mais tout d'un coup, le 17 septembre, vers dix heures du matin, la nouvelle se répand dans la ville que quatre uhlans viennent d'arriver. Ils ont déclaré au maire que, pour trois heures de l'après-midi, les arbres qu'on a coupés et jetés en travers des routes devront être enlevés; que les tranchées qu'on a creusées à travers les dites routes devront être comblées; et que la ville doit se tenir prête à recevoir un corps d'armée tout entier. Immédiatement après le départ des uhlans, des centaines d'hommes munis de pelles et de pioches se sont hâtés d'aller remettre les chemins dans leur état normal; et les tambours de ville se sont rendus de quartier en quartier pour lire une proclamation du maire qui exhorte les habitants au calme et les engage à recevoir leurs hôtes avec toute la dignité que comportent les circonstances.
—C'est à coups de fusil qu'il faut les recevoir! s'est écrié M. Freeman devant la maison duquel un tambour venait de lire son papier. Il faut que la ville se hérisse de barricades. Aux armes!
Et il est sorti de sa maison, un fusil à la main. Aussitôt, la foule, qui s'était rassemblée autour du tambour, s'est ruée sur lui, et l'a accablé d'imprécations.
—En voilà un vieux fou! Qu'est-ce qui lui prend? Avez-vous l'intention de nous faire fusiller tous et de faire brûler la ville, dites donc?
M. Curmont, qui faisait partie du rassemblement, s'est écrié:
—Il faut le désarmer! Il va faire un malheur!
Alors, plusieurs hommes se sont précipités sur M. Freeman, l'ont frappé, lui ont arraché son fusil.
—Avez-vous vu un vieil enragé pareil? Et il n'est pas Français encore! Qu'il s'en retourne en Angleterre! Tous las Anglais sont des traîtres et des espions!
—Oui! s'est écrié M. Curmont. Depuis Waterloo, les Anglais s'entendent comme larrons en foire avec les Allemands. La preuve, c'est qu'ils ne sont pas venus nous aider. A bas les Anglais!
M. Curmont, quand il a poussé ce cri, se trouvait derrière deux ou trois hommes qui le séparaient de M. Freeman. Ce dernier, des deux mains, a écarté les hommes, et a levé son poing sur M. Curmont. M. Curmont s'est rejeté en arrière, a buté contre les pieds du tambour, et est tombé sur le dos en criant: Au secours! M. Freeman l'a considéré un instant avec mépris; il a jeté sur les assistants le même regard dédaigneux, pendant que M. Curmont se relevait en se frottant le derrière; il a repris son fusil des mains du tambour et il est rentré tranquillement dans sa maison. Avant de fermer les grilles de son jardin, il a dit, d'une voix qui trahissait une émotion profonde:
—Vous n'agissez pas comme des Français. Je souhaite que les Prussiens vous traitent comme vous le méritez.
Mais le souhait de M. Freeman ne s'accomplit pas. Les Allemands, installés dans la ville comme chez eux, se comportent vis-à-vis des Versaillais avec un savoir-vivre irréprochable. Ce ne sont pas du tout les sauvages qu'on s'est plu à dépeindre. Ce sont des gens fort civilisés; et même de bons clients. Les commerçants le déclarent, la main sur la conscience. Qu'on ne vienne plus leur parler de la barbarie des Teutons! Les Prussiens font la guerre d'une façon civilisée, sont des hommes d'ordre, respectent les non-combattants et la propriété particulière. Et les habitants de Versailles, qui sont des non-combattants et possèdent particulièrement, respectent les Allemands. Respect pour respect. Voilà ce que c'est que d'être civilisé. Les Versaillais pensent que, lorsqu'on prend du respect, on n'en saurait trop prendre; et ils vont tellement loin dans cette voie qu'ils se sont mis à respecter très fort ma grand'mère, qu'ils insultaient il y a quelques jours. Ils ne l'appellent plus: vieille Prussienne. Ah! mais, non! Maintenant que les Prussiens sont les maîtres, on ne saurait montrer trop de déférence aux personnes qui parlent allemand. On témoigne donc à mon aïeule une vénération sans égale.
L'estime générale pour ma grand'mère s'est même accrue hier, lorsque le bruit s'est répandu qu'un colonel allemand était logé chez nous. Ce bruit mérite confirmation. Ce colonel fait partie du Grand État-Major; c'est un homme charmant, qui ressemble pas mal à mon oncle Karl que, d'ailleurs, il connaît très bien. Mon oncle est maintenant devant Metz; nous avons reçu ce matin une lettre de lui; et ma grand'mère, qui n'avait pas eu de ses nouvelles depuis longtemps, a été bien heureuse. Moi aussi, j'ai été content; et je le serais plus encore si nous avions des nouvelles de mon père. Depuis la lettre où il nous annonçait qu'il était évacué sur l'hôpital de Chartres, nous n'avons rien reçu de lui; nous ignorons où il se trouve: à Chartres, à Paris, ou ailleurs. Ah! que je voudrais que cette guerre fut terminée! Le colonel parle souvent avec ma grand'mère, et lui donne des nouvelles. Malheureusement, il ne peut pas se prononcer quant à la durée possible de la guerre.
Il dit que le Feldmarschall von Moltke croit à la paix prochaine; le maréchal est persuadé que, pour la fin d'octobre, il pourra chasser le lièvre à Kreisau. L'autre jour, il s'exclamait sur la beauté de l'automne qui teint d'or et de rouge les feuilles des arbres; il parlait de son domaine, aux pelouses duquel les pluies récentes ont dû faire grand bien; de ses plantations de jeunes arbres. Il aspire au repos et croit que la résistance des Français touche à sa fin.
Dès le lendemain de la bataille de Sedan, la marche rapide sur Paris a été décidée. Le danger d'une intervention étrangère en faveur de la France avait été écarté par les premières victoires allemandes. Bismarck émit donc l'opinion, opinion qu'il fit prévaloir, qu'une attaque immédiate de Paris était nécessaire, «Paris est la France, dit-il. Le seul moyen d'éviter toute intervention de puissances actuellement neutres, et de terminer rapidement la guerre, c'est de prendre Paris au plus vite.»
On a discuté, nous apprend le colonel, au sujet de la façon dont il conviendrait d'attaquer Paris. L'opinion prussienne est que le plus grand ennemi des forteresses est le nombre de leurs défenseurs, la quantité des bouches qu'il faut nourrir. L'avis de l'État-Major général, par conséquent, fut que la famine était non seulement le meilleur moyen, mais en vérité le seul moyen de venir à bout de la résistance parisienne. Au commencement de septembre, les généraux allemands, et même les généraux français (Mac-Mahon, par exemple), pensaient que Paris n'essayerait pas de se défendre sérieusement. Après Sedan, Moltke et von Roon étaient convaincus qu'il capitulerait après une quinzaine de jours. L'État-major avait fait une évaluation beaucoup trop faible des approvisionnements de la capitale française. Du reste, à Paris même, on ne savait guère à quoi s'en tenir sur ce point. Mais quelques jours avant d'arriver à Versailles, les Allemands furent informés, de source sûre, que Paris faisait tous ses préparatifs pour une défense sérieuse, et qu'une nouvelle armée se formait sur la Loire.
Quand les troupes allemandes arrivèrent à Versailles, la résolution était prise de bloquer Paris et d'assurer aux forces assiégeantes l'appui de l'artillerie de siège. Pour amener le matériel d'artillerie, aucune voie ferrée n'existait d'une façon continue; la ligne directe était interrompue à Toul. Cette place n'avait pas encore capitulé; et Strasbourg ne capitula que le 28 septembre. On ne pouvait donc se servir que de la ligne de Nanteuil, pour le service des subsistances aussi bien que pour celui du matériel de siège; de sorte que les transports souffraient d'interruptions continuelles. Le roi, Bismarck et Roon commencèrent à croire alors que la guerre durerait plus longtemps qu'ils ne l'avaient pensé.
Moltke, pourtant, ne modifia guère son opinion; il maintint que Paris n'avait point de vivres et ne pourrait résister au delà de quelques semaines. Il croyait aussi que le parti radical ou révolutionnaire ferait preuve d'une grande énergie, qu'il terroriserait les classes dirigeantes et hâterait la reddition de la ville. On ne savait que lui répondre, car l'incertitude continuait à régner au sujet des approvisionnements de Paris; quelques-uns estimaient que les vivres manqueraient à la ville après trois ou quatre semaines; d'autres pensaient qu'ils ne lui feraient pas défaut avant trois on quatre mois. Le colonel assure qu'il partage cette dernière opinion.
Le 9 octobre, c'est-à-dire au moment où le bruit courut à Versailles que Gambetta avait quitté Paris en ballon, le siège en règle avait été résolu. Depuis quelques jours, les préparatifs se font activement; d'énormes canons sont débarqués au chemin de fer et traînés dans la direction de Paris par d'interminables attelages; on assure que la capitale va être bombardée comme l'a été Strasbourg. Il paraît que ç'a été terrible, à Strasbourg. J'ai entendu faire, là-dessus, des récits qui vous donnent la chair de poule. Mais ne sont-ils pas un peu exagérés?
Ils ne sont pas exagérés le moins du monde. J'en ai maintenant la preuve certaine, indiscutable. Et qui croyez-vous qui me l'ait donnée, cette preuve? Qui croyez-vous qui vienne de me l'apporter, là, tout à l'heure? J'aime mieux ne pas vous faire languir, car vous ne devineriez jamais. C'est M. Raubvogel, le cousin Raubvogel, lui-même, en personne, avec son doux sourire et sa belle barbe.
Il est arrivé, il y a deux heures à peine, à Versailles et a tout juste pris le temps de secouer la poussière du voyage, avant de venir nous voir. Il a amené Mme Raubvogel. Estelle me semble plus jolie encore qu'il y a quatre mois; elle est aussi vive, aussi gracieuse; ses yeux bleus, seulement, semblent avoir pris une teinte plus foncée. Mais, à l'examen, je m'aperçois qu'ils ont seulement changé d'expression; et que l'expression qu'ils ont prise est précisément celle des yeux de son mari. Les époux Raubvogel ne sont pas venus les mains vides; ils ont apporté un grand nombre de cadeaux; il y en a pour ma grand'mère, pour moi, pour mon père «quand il reviendra de la guerre avec les étoiles de général», dit Raubvogel, et même pour Lycopode. Raubvogel fait preuve d'une politesse pleine de vénération à l'égard de ma grand'mère, qu'il a à peine entrevue au mois de juin, et qu'aujourd'hui il appelle «ma tante» gros comme le bras.
—Oui, ma tante, dit-il, pas un jour ne s'est écoulé depuis le commencement de ces temps d'épreuves sans que nous pensions à vous. Vous savoir seule ici, sans appui, avec ce cher enfant, était pour nous un tourment de tous les instants. Ne pas avoir de nouvelles des gens qu'on aime, est une chose terrible. Ah! c'est alors qu'on sent quelle est la puissance des liens de famille! Je disais tous les jours à Estelle: Pourvu qu'il n'arrive rien de fâcheux à notre chère tante (et aussi, ajoute-t-il, à notre gentil petit cousin)! Pourvu qu'il ne leur arrive rien de fâcheux! Estelle me répondait: Ne crains rien; la providence veillera sur eux.
—Oui, dit Estelle en essuyant ses yeux qu'est venue mouiller une larme, je répondais ça...
Ces démonstrations ne semblent pas produire un effet énorme sur ma grand'mère; mais Raubvogel se montra si prévenant et si aimable, Estelle si pleine d'attentions délicates, que je sens fondre peu à peu la froideur qu'a d'abord témoignée mon aïeule. Elle arrive bientôt à dire: «ma chère nièce» à Estelle; et même, deux ou trois fois, elle appelle Raubvogel «mon neveu».
Les époux Raubvogel restent à dîner avec nous. Ils sont enchantés. En-dehors de la joie bien naturelle qu'ils ressentent à se trouver dans leur famille, ils éprouvent un grand plaisir à entendre, de temps en temps, tonner le canon.
—Cela prouve, dit le cousin, que la guerre n'est pas finie, quoi qu'en disent messieurs les Teutons. Mon idée est qu'avant longtemps ils vont se voir obligés de repasser la frontière, il doit y avoir un châtiment pour tous les crimes...
Raubvogel s'arrête soudain, pris d'une quinte de toux; mais en même temps, il ne quitte pas des yeux ma grand'mère, dont il surveille attentivement l'expression et cherche visiblement à deviner les sentiments. Il n'a pas oublié, en effet, que bien que Française, elle fut la femme d'un Allemand; et que si son gendre est officier dans l'armée française, son fils combat dans l'armée prussienne. Il sonde le terrain, comme on dit, et cherche à savoir de quel côté se ranger. Ma grand'mère n'ayant pas soufflé mot, Raubvogel comprend, cesse de tousser et continue:
—Je dis qu'il doit y avoir un châtiment pour tous les crimes que fait commettre la guerre. Si les Allemands se sont livrés à des excès regrettables, les Français sont loin d'être sans reproches; je ne cherche à innocenter ni les uns, ni les autres. Mais je ne veux pas les blâmer non plus; ce n'est pas l'homme qui est coupable; c'est la guerre, l'affreuse guerre, qui arme les uns contre les autres des êtres qui sont faits pour s'entendre et pour vivre en frères.
—Ah! que vous avez raison, mon neveu! s'écrie ma grand'mère. Voilà ce que j'ai toujours pensé.
Et Raubvogel parle de la fraternité des peuples, qui serait si belle, et de l'horreur de la guerre. Il espère, cependant, que les Français pourront remporter une ou deux victoires, ce qui leur permettrait de signer une paix honorable; chose qui serait à l'avantage des deux nations. Ma grand'mère le pense aussi.
—Voilà pourquoi, affirme Raubvogel, je disais que je suis heureux de voir la lutte continuer. C'est de cette façon seulement qu'elle pourra prendre fin. Ah! la paix! Quand aurons-nous la paix?
Les sentiments pacifiques des époux Raubvogel sont tellement vifs qu'il leur était impossible de demeurer en Alsace, dans ce pays qui peut-être doit cesser bientôt d'être français. Ils ont donc cédé, à perte, l'établissement qu'ils exploitaient à Mulhouse. Et que comptent-ils faire, à présent? Ils ne savent pas encore. M. Delanoix, le père d'Estelle, doit venir avant peu à Versailles et les aidera à prendre une décision.
Ma grand'mère est tellement satisfaite des Raubvogel qu'elle les invite à s'installer dans la maison. Mais ils refusent, tout en remerciant très fort. Ils ont pris un appartement, pour quelques jours, à l'hôtel du Sabot d'or. Estelle, en se retirant, m'invite à venir déjeuner avec eux, le lendemain.
J'y vais. Le déjeuner est excellent. Le service est fait par le valet de pied du cousin Raubvogel, un homme de taille exiguë, aux yeux verdâtres, à la chevelure poivre et sel; il s'appelle Gédéon Schurke. Il a toujours l'air d'être sur le point de dire une plaisanterie, ou d'en exécuter une. Il était gérant de l'hôtel des Trois Cigognes, à Mulhouse, et n'a accepté provisoirement la situation de valet de pied qu'afin de ne point quitter ses patrons, pour lesquels il a une grande affection. Il m'intéresse beaucoup.
Mais ce qui est surtout intéressant, c'est la conversation de Raubvogel. Il me dit, à moi, bien des choses qu'il n'a point voulu dire à ma grand'mère afin de ne point la froisser; il me raconte toutes les atrocités que les Allemands ont commises en Alsace; il me narre les excès dont ils se sont rendus coupables à Strasbourg. Il m'avoue que sa haine des Prussiens est tellement grande qu'il a préféré faire tous les sacrifices et quitter sa terre natale plutôt que de demeurer dans une province occupée par eux. Il va s'en aller, lui et sa femme, avec Delanoix, dans le Nord ou autre part, enfin dans un endroit où il pourra voir flotter le drapeau tricolore.
—Toutes les privations, dit-il, toutes les misères, mais la France!
J'en pleure. Alors, le cousin me parle de mon père et de ses hautes capacités militaires. L'histoire du coup de pied de cheval le navre. Il ne doute pas, néanmoins, que mon père ne reprenne avant peu sa place à la tête d'un régiment et ne devienne un des vengeurs de la patrie.
Quand on se lève de table, Estelle me fait présent d'une belle cravate qu'elle a achetée le matin pour moi; et le cousin glisse une pièce de cinq francs dans chacune des poches de mon gilet.
Avant de quitter Gédéon Schurke, qui me reconduit à la maison en toute dignité, marchant à deux pas derrière moi, je lui mets une de ces deux pièces dans la main. Il l'accepte avec un grand salut, mais un drôle d'air.
M. Delanoix est arrivé ce matin, et nous a fait un effrayant tableau de la désorganisation qui règne en France. Les provinces occupées par l'ennemi sont les seules qui ne soient point en proie au chaos. Ailleurs, c'est un désordre effroyable, c'est l'anarchie. Les lois ne sont plus respectées; les autorités ont disparu ou sont sans pouvoir. Les vagabonds pullulent; et dans la région du Nord, qu'il habite, les contrebandiers, profitant du départ des douaniers pour l'armée, ne mettent plus de bornes à leur audace. C'est, en vérité, terrible. Et les affaires ne marchent pas, pas du tout. Pour lui, il ne sait vraiment que conseiller à sa fille et à son gendre.
M. Delanoix secoue la tête avec tristesse; et toute sa personne, son ventre sur lequel tremblottent des breloques d'or, ses petits yeux vrillonnants baissés vers le sol, ses favoris maintenant mélancoliques, semble exprimer un désespoir complet.
Mais Raubvogel ne désespère pas. Il l'a dit, cette après-midi même, au cimetière, sur la tombe d'un officier français. Il a dit qu'il espérait, et fermement. «L'espoir! a-t-il dit d'une voix vibrante. N'abandonnons jamais l'espoir, et nous serons toujours la Grande Nation!»
Alors, Raubvogel a fait un discours? Certainement. Voici dans quelles circonstances. Un officier français, blessé dans un des combats livrés sous Paris, avait été rapporté à l'hôpital de Versailles. Il y est mort avant-hier et on devait l'enterrer aujourd'hui à trois heures; personne ne songeait à faire, des funérailles de cet officier, le prétexte d'une démonstration patriotique. Mais Raubvogel, informé des faits ce matin, a pris une résolution courageuse. Pendant plusieurs heures il s'est multiplié; on a pu voir la voiture découverte qui le transportait parcourir la ville en tous sens; pendant qu'un fiacre fermé conduisait Mme Raubvogel chez les autorités allemandes. A trois heures moins un quart, accompagné d'un nombre respectable de citoyens vêtus de noir et de quelques dames en grand deuil, parmi lesquelles sa femme, Raubvogel s'est présenté à l'hôpital. Il a remis à l'officier qui dirige l'établissement un ordre du commandant de place, dûment signé et contresigné. L'officier s'est incliné et a permis aux citoyens versaillais, représentés par M. Raubvogel, de prendre la direction des obsèques.
Le cercueil de l'officier français, mort au champ d'honneur, a été recouvert d'un énorme drapeau tricolore, commandé le matin par Estelle; le corbillard était surchargé de fleurs bleues, blanches et rouges; et du poêle descendaient des cordons tricolores que tenaient, avec componction et dignité, M. Raubvogel, M. Delanoix, M. Curmont, et un héroïque citadin qui se trouvait justement de faction à la porte du Chesnay, en qualité de garde national, lorsque les Prussiens firent leur entrée. La cérémonie a été imposante. Un peloton de soldats allemands accompagnait le cortège et a rendu au défunt les honneurs militaires. Après quoi, devant la fosse encore ouverte, Raubvogel a fait son discours. Ah! que c'était beau! Quelle éloquence poignante! Et comme je voudrais pouvoir me rappeler tout ce qu'il a dit, mot pour mot!... Estelle pleurait. Tout le monde pleurait. Et Gédéon Schurke, qui se tenait près de moi, m'a glissé sournoisement un mouchoir dans la main, et m'a dit entre ses dents:
—Mais pleure donc aussi, toi!
J'ai été très choqué de m'entendre tutoyer par Gédéon Schurke, et je me propose de lui demander la raison d'une telle familiarité. Malheureusement, c'est une chose que je ne peux pas faire devant tout le monde, et il m'est très difficile de me trouver en tête-à-tête avec le valet de pied du cousin. Il est constamment en courses, à droite ou à gauche; Delanoix et Raubvogel, profitant des longues absences d'Estelle qui fait des visites prolongées aux fonctionnaires allemands, tiennent à l'hôtel du Sabot d'or des conciliabules à n'en plus finir; comment, dans ces conditions, pouvoir exposer mes griefs à Gédéon?
L'occasion, pourtant, se présente, un jour qu'il est venu faire une commission à ma grand'mère. Je le prends à part, et je lui demande les raisons de son peu de considération pour ma personne. Il sourit et répond:
—Veuillez accepter toutes mes excuses, monsieur Jean; j'aurais dû vous témoigner plus d'égards, surtout étant donnée la générosité dont vous avez fait preuve envers moi, l'autre jour, et qui est bien rare à votre âge. Quant aux raisons qui m'ont fait manquer au respect que je vous dois, je serais tout prêt à vous les exposer s'il vous était possible de vous départir en ma faveur de la seconde des pièces de cent sous dont, dernièrement, vous gratifia mon maître.
J'ai encore la pièce dans ma poche, et dédaigneusement je la tends à Gédéon qui la fait disparaître.
—J'ai l'honneur de vous remercier, dit-il; mais toute peine mérite salaire. Je me suis permis de vous tutoyer parce que la France est aujourd'hui dans une situation terrible, et que je pense parfois que, dans des circonstances aussi tragiques, il ne doit plus y avoir ni inférieurs, ni supérieurs, mais seulement des Français.
—Mais, dis-je en rougissant de colère, car je crois que Gédéon se moque de moi, comment se fait-il, si vous êtes si bon Français, que vous n'alliez pas à la guerre? Vous, et mon cousin Raubvogel, et M. Delanoix?
—Nous allons à la guerre, répond Schurke, en secouant la tête; nous sommes à la guerre; nous y sommes, nous y sommes en plein. Seulement, voyez-vous, monsieur Jean, chacun a sa façon de faire la guerre! Nous autres, nous faisons la guerre comme les gens qui ne se battent pas.
—Peuh! fais-je avec dédain.
—Votre mépris n'est pas justifié, répond lentement Schurke. Quand vous apprendrez l'histoire, vous verrez comment un grand général, Annibal, après avoir vaincu les Romains en plusieurs rencontres, s'avança jusqu'aux portes de Rome; et comment, ayant pris ses quartiers à Capoue, son armée s'endormit dans les délices de cette ville, et, énervée et affaiblie par les plaisirs, fut enfin chassée de l'Italie. Nous faisons tous nos efforts pour que les Allemands trouvent dans Versailles, et même dans toute la partie de la France qu'ils occupent, la Capoue qu'ils méritent.
—Ah! dis-je avec étonnement. Et comment vous y prenez-vous?
—Ça dépend. Par exemple, vos parents, MM. Delanoix et Raubvogel, sont convaincus qu'il est important d'assurer aux Allemands tout le bien-être possible, et de prévenir leurs moindres besoins; ils s'occupent donc d'organiser un service qui fera parvenir à ces Messieurs différents objets qui leur sont nécessaires; objets dont le prix de revient, bien que fort élevé, sera diminué du total des frais de douane par un habile système de contrebande patriotique.
—Mais est-ce que les Prussiens n'auront pas à payer pour tous ces objets?
—Si, et plutôt deux fois qu'une. Autrement, ils s'apercevraient du mauvais tour qu'on leur veut jouer.
—Alors, c'est pour ça qu'ils sont sans cesse en rapport avec les autorités allemandes, et qu'ils demandent des autorisations?...
—Oh! s'écrie Schurke en m'interrompant, ils ne demandent rien par eux-mêmes; ils ne voudraient pas se compromettre avec l'ennemi. C'est Mme Raubvogel qui demande pour eux; et c'est par son canal qu'on obtient tout. Rappelez-vous ça, Monsieur Jean; ça pourra vous servir plus tard. Quand on veut obtenir quelque chose, et quand on a une jolie femme, c'est elle qu'il faut envoyer faire les demandes. Elle n'a qu'à aller de l'avant, et ça réussit toujours.
C'est bien extraordinaire; je me demande encore si Gédéon ne se moque pas de moi. Pourtant, tous les habitants de Versailles, tous les gens qui vivent auprès de moi, semblent envisager les choses de la même façon que lui... A tout hasard, je me risque à remarquer:
—Il serait peut-être encore plus simple, pour venir à bout de l'ennemi, de prendre un fusil et de lui tirer dessus.
—J'aurais pensé de la même façon, il y a seulement quinze ans, répond Schurke avec son sourire bizarre. Mais l'expérience m'a instruit. D'ailleurs, elle m'a instruit trop tard; autrement, je ne serais pas aujourd'hui un valet de pied... Quand j'ai compris qu'il faut hurler avec les loups, j'avais usé ma voix à hurler contre eux... Pour en revenir à notre façon spéciale de conduire les hostilités, je dois vous dire que le grand point, à la guerre, est bien moins l'affaiblissement de l'adversaire, que l'augmentation des forces dont on dispose. Nous augmentons nos forces. Mous nous réservons pour la revanche future. Aussi, lorsque les Allemands, après être sortis de France, voudront y revenir, ils auront les idées les plus fausses sur la véritable force du pays, et seront aisément battus.
—Et alors, vous irez à la guerre, à la vraie guerre?
—Ça dépend, répond Schurke au bout d'un instant. Si je ne possède rien, je n'irai pas. Si je possède quelque chose, j'irai. A moins, bien entendu, que je ne trouve des gens qui ne possèdent rien disposés à aller se battre pour moi.
Là-dessus, Gédéon Schurke me salue et se retire. Je reste perplexe. Je méprise cet homme, je méprise ce qu'il m'a dit, et cependant il m'intéresse. Je ne regrette pas les cinq francs que je lui ai donnés. Même, je me rends compte que j'aurais voulu parler plus longtemps avec lui. Il y a tant de choses que je ne m'explique pas et que je voudrais comprendre! Je me souviens des questions que j'ai posées il y a quelques mois, à Adèle Curmont, et auxquelles elle n'a pu répondre. Les réponses de Schurke, au lieu de me satisfaire, ont évoqué devant mon esprit tout un monde de questions nouvelles. Je ne sais ni que croire, ni que penser. Je me sens tourmenté, mal à l'aise, un peu honteux, et plus pour les autres que pour moi-même. C'est comme si une série d'événements, des faits racontés, des actes vus, des phrases entendues, des paroles surprises, avaient tiré hors de moi quelque chose qui, je le sens, va me quitter de plus en plus. J'ai su depuis les noms de ce quelque chose: la confiance et la sincérité.
J'éprouve, malgré moi, une grande satisfaction à voir Delanoix et les époux Raubvogel quitter Versailles. Ils partent pour le nord de la France. Ils promettent à ma grand'mère de faire tous leurs efforts pour avoir des nouvelles de mon père; en tout cas, ils écriront le plus souvent possible. Je pense que ces lettres me permettront peut-être de satisfaire la curiosité, mélangée de soupçon, qu'ils m'inspirent.
Mais des nouvelles importantes, que nous donne le colonel prussien qui loge chez nous, viennent distraire mon attention. Metz a capitulé... Les Allemands, par des réjouissances et des illuminations, célèbrent leur triomphe. Le colonel est d'avis que la guerre touche à sa fin; la continuer serait, de la part des Français, pure folie. C'est aussi l'opinion du Feldmarschall von Moltke qui a donné, le 27 octobre, l'ordre d'interrompre le transport du matériel d'artillerie de siège. Cet ordre a causé, chez plusieurs hauts personnages, particulièrement Bismarck et von Roon, une indignation profonde. Ils parlent d'influences non militaires, etc. Ils déclarent avoir hâte d'en finir.
Les gens qui dirigent la France à présent n'ont point la même impatience. Le 31 octobre, ils s'opposent, à Paris, à une tentative du parti avancé qui voudrait, enfin, faire quelque chose. Le même jour, à Tours, ils décrètent la levée en masse. La levée en masse. Les pauvres diables, les pauvres hères, les Pauvres, forcés de prendre les armes. Les Riches, faisant des neuvaines pour la paix; pour la guerre; ou faisant des affaires; avec les Français; ou avec les Allemands. Les républicains de la République à N'a-qu'un-Oeil, en des abris confortables, pondant des proclamations terrifiantes et prêchant la guerre à outrance.
Les Pauvres, cependant, vont se faire tuer. Ils ont des Mots à défendre: France, République, Honneur, Patrie. Vêtus de mauvaises blouses et de pantalons de toile, chaussés de souliers de carton, mal armés, affamés, conduits par des chefs incapables, qui se vengent sur leurs soldats de leurs continuelles défaites, ils vont se faire tuer. Et puis, c'est la neige, le froid terrible, la famine, encore la trahison. Et puis ce sont les marches imbéciles, les retraites imbéciles, les carnages imbéciles. Et puis—et puis;
Le Midi bouge,
Tout est rouge.
Rouge de honte.
Dans la première semaine de novembre, nous avons reçu une lettre de Raubvogel, lettre qui a passé par la Belgique et par l'Allemagne, et qui nous apprend que mon père est très probablement en ce moment colonel d'un régiment de marche, à l'armée de la Loire. Cependant, Raubvogel n'ose pas affirmer le fait. Il promet de nous donner des renseignements plus complets, s'il peut en obtenir.
Ma grand'mère cherche à se faire donner, par le colonel d'état-major, quelques informations sur cette armée de la Loire. Mais il ne se laisse arracher que des réponses assez vagues, étant pressé par son travail. Du reste, il quitte bientôt Versailles, ayant reçu inopinément l'ordre de se rendre sur le front nord. Mais, quelques jours après, un autre officier prussien, dont nous n'attendions pas la venue, nous apporte les renseignements que nous désirons. C'est mon oncle Karl, qui a été appelé brusquement de Metz à Versailles et qui est arrivé à la maison sans avoir eu le temps de nous prévenir.
Je revenais de chez M. Freeman, que je vais voir tous les jours à présent et qui m'apprend l'anglais, lorsque, en ouvrant la porte du salon, j'ai aperçu mon oncle assis au coin du feu, en face de ma grand'mère,—mon oncle qui, pour la première fois de ma vie, m'apparaît en uniforme.—D'abord, je suis resté bouche bée, cloué à ma place par l'étonnement. Puis, mon oncle s'étant levé, je n'ai plus douté de la réalité de l'apparition; je me suis précipité vers lui, et il m'a serré dans ses bras. Ah! comme ma grand'mère est heureuse et gaie! Elle semble plus jeune de dix ans, parlant allemand, parlant français, ne tarit pas de demandes et d'exclamations. Moi aussi, je voudrais bien m'exclamer un peu et poser des questions. Il y a tellement de choses dont mon oncle pourrait me donner l'explication! Mais il est très fatigué et a besoin de repos. Il me donnera tous les éclaircissements que je désire demain ou après-demain; il pense, en effet, rester une dizaine de jours à Versailles.
Mais, le lendemain, il est absent toute la journée, retenu au Quartier-Général; et le surlendemain il nous apprend, au profond chagrin de ma grand'mère, qu'il doit nous quitter dans deux jours. Il a reçu l'ordre d'accompagner le général von Stosch qui est envoyé comme chef d'état-major à l'armée du grand-duc de Mecklembourg, qui opère contre l'armée française formée sur la Loire. Les qualités militaires du grand-duc sont des plus douteuses; et le général von Stosch doit jouer auprès de lui le rôle d'agent de confiance du Quartier-Général. Mon oncle nous donne des renseignements sur cette armée de la Loire, mais il ignore si mon père s'y trouve ou non. En tout cas, l'état-major est décidé à agir vigoureusement contre cette armée, d'autant plus qu'un demi-succès des Français, à Coulmiers, vient de nécessiter l'évacuation d'Orléans. On est convaincu en haut lieu que Paris capitulera dès qu'il saura qu'il n'a pas à compter sur l'aide de la province, en lequel il espère. L'armée de la Loire, par conséquent, doit disparaître. Quant à Paris, en dépit de Moltke qui a déclaré que «l'acte le plus stupide pendant toute cette guerre a été l'envoi de l'artillerie de siège devant Paris», les Anti-Bombardeurs ont perdu toute influence et le bombardement va commencer. Von Roon a triomphé sur toute la ligne.
Quand mon oncle nous a quittés, par un froid et sombre matin d'hiver, ma grand'mère retombe dans sa tristesse et je me sens ressaisi par l'ennui. Ma seule distraction est l'étude des langues étrangères qui m'intéressent beaucoup. Ma grand'mère m'apprend l'allemand, et M. Freeman l'anglais; je fais, dit-on, des progrès très grands dans ces deux langues. En fait, vers la fin de la guerre, je les parlais parfaitement; je n'ai commencé à les désapprendre pas mal, ainsi que beaucoup d'autres choses utiles, qu'à Saint-Cyr.
Et les jours passent, lentement, lentement...
Ma grand'mère ne quitte que très rarement la maison; aussi ai-je été surpris, ce matin, de la voir descendre, enveloppée de sa grande pelisse, et sortir sans me dire où elle allait.
Elle est revenue, une heure après environ, en compagnie d'une dame que je n'ai jamais vue. C'est une dame de quarante-cinq ans à peu près, à peine grisonnante, et de forte corpulence; elle a de grands yeux noirs, et a dû être très belle. Ses manières sont très distinguées et très affables; sa conversation est fort intéressante et dénote une femme d'intelligence et de savoir. Elle a déjeuné avec nous, et ma grand'mère m'a dit son nom: c'est Mme de Rahoul.
Ma surprise a été grande. Je me figurais le Panari tout autrement. Je m'étais imaginé une créature ridicule, une sorte de mastodonte humain, dépourvu de tout intérêt, et très vilain. Mais Mme de Rahoul est fort avenante et fort agréable. Elle est très grosse, simplement à cause du manque d'exercice. Les gens séquestrés sont tous très gros. A moins, bien entendu, qu'on ne leur donne pas à manger; mais le général de Rahoul donne à manger à sa femme.
C'est-à-dire, pour être exact, qu'il lui a donné à manger jusqu'à la guerre. Quand il est parti, il lui a laissé une petite somme, une très petite somme, le moins qu'il a pu, en lui disant que les hostilités ne dureraient pas plus de deux ou trois semaines. Depuis, il n'a point donné de ses nouvelles à sa femme; il ne lui a pas envoyé un sou. On croit qu'il a capitulé quelque part et qu'il est prisonnier en Allemagne; mais on n'est sûr de rien. La situation du Panari, sans aucune ressource, était devenue très difficile; Mme de Rahoul mourait simplement de faim dans la maison de la rue de Clagny, que ma grand'mère a louée au général, et dont celui-ci a toujours négligé de payer le loyer. Néanmoins, ma grand'mère, mise au courant des faits, n'a pas hésité à aller offrir son aide à sa locataire.
—La conduite de son mari à son égard a été très blâmable, pour ne rien dire de plus, m'a dit ma grand'mère lorsque Mme de Rahoul nous a eu quittés.
Et elle me laisse entendre que le général, après avoir dilapidé la fortune de sa femme, fortune considérable, n'a cessé de se comporter envers elle d'une façon abominable. Ma grand'mère, d'ailleurs, est très discrète; trop discrète, à mon avis, car je voudrais bien en savoir plus long sur le ménage de Rahoul. Je m'aperçois, de jour en jour davantage, que la conception que je m'étais faite jusqu'ici de l'existence des gens que je connais, et de la vie en général, a grand besoin d'être amendée. L'étonnement me quitte de plus en plus, et je suis prêt à tout comprendre.
A tout imaginer aussi. Je pense que le général de Rahoul, lorsqu'il reviendra, et lorsqu'il saura que son Panari a osé sortir de sa maison, venir ici, et même accepter d'être secourue dans sa détresse—car j'ai bien vu ma grand'mère lui glisser dans la main, à la dérobée, quelques billets de banque—, je pense que le général de Rahoul, lorsqu'il apprendra tout cela, entrera dans une de ces grandes colères qui rendent sa figure toute rouge; et qu'il tuera peut-être le Panari.
Ou bien, se contentera-t-il de l'enchaîner? Grave question, que je n'ai pas le temps de résoudre, car nous venons de recevoir de mon oncle Karl une dépêche qui nous annonce son arrivée immédiate. Et nous apprenons presque en même temps, par un officier prussien qui passe quarante-huit heures à la maison, qu'Orléans vient d'être repris, hier 6 décembre, par les Allemands qui ont fait plus de 10.000 prisonniers et se sont emparés de 77 canons et de quatre canonnières. C'était peut-être ces canonnières-là qui devaient remonter le Rhin en dévastant tout sur leur passage.....
VII
Mon oncle Karl est revenu, mais avec un bras en écharpe; il a été blessé, au-dessus du coude droit, au combat de Nourhas. La blessure, sans être très grave, est assez sérieuse pour alarmer ma grand'mère; mais c'est une consolation pour elle de pouvoir elle-même soigner son fils, et de ne pas le savoir abandonné aux soins peu attentifs d'ambulanciers surchargés de besogne. Mon oncle a surtout besoin de repos, dit le chirurgien qui vient le voir tous les jours.
La campagne à laquelle il a pris part a été sans doute la plus pénible de la guerre. Elle doit suffire à établir la réputation du général von Stosch comme un grand général. Pendant plus de vingt jours, à la tête seulement de deux faibles divisions prussiennes et du second Corps bavarois que les fatigues de la campagne avaient décimé, il parvint à repousser, par des combats quotidiens, l'armée française dont la force était immensément supérieure aux effectifs allemands; et il réussit à rejeter les Français en-deçà d'Orléans. Plus d'une fois, au cours de cette lutte inégale mais victorieuse, il lui arriva de considérer avec joie le coucher du soleil d'hiver, ou d'attendre avec anxiété la tombée des ténèbres, après que ses dernières réserves avaient été engagées.
Il est peu probable que mon oncle prenne de nouveau part à la guerre. Le conflit est sur le point de se terminer, fatalement; mon oncle, quelquefois, en donne les raisons. Il dit que la désorganisation de l'armée française est à son comble; qu'elle ne lutte plus que pour le triomphe et l'établissement définitif des cabotins sanguinaires qui ont usurpé le pouvoir au 4 septembre; qu'elle obéit aux ordres supérieurs d'un ministre de la guerre civile, ingénieur douteux qui n'a de génie que pour l'intrigue; qu'elle est commandée par des chefs dont le seul mérite est de s'être faits les laquais des coryphées de la guerre à outrance, et que son écrasement final n'est qu'une question de jours. Il ajoute qu'il est vraiment pitoyable de voir les forces vives d'un grand pays comme la France sacrifiées à l'ambition stérile de politiciens de bas-étage.
Mon oncle, chose inespérée, nous a donné des nouvelles de mon père. A ce combat de Nourhas auquel il a été blessé, mon père était présent aussi. Il commandait l'extrême arrière-garde française; il a reçu une légère blessure et a été fait prisonnier. Mon oncle pense qu'on l'a dirigé sur l'Allemagne; aussitôt que possible, il prendra des informations à ce sujet.
C'est en vain que je presse mon oncle de questions sur ce combat de Nourhas; que je cherche à le faire parler de mon père et de la défense courageuse qu'il a dû opposer aux troupes allemandes. Mon oncle fait des réponses brèves et vagues; il prétend n'avoir assisté au combat que de loin, avoir été blessé au début de l'action, et n'en guère connaître autre chose que les résultats. Mes insistances restant sans effet, je prends le parti de me contenter, pour le moment, de ce qu'on veut bien me dire. L'idée me vient, cependant, de demander à mon oncle s'il n'a pas vu Jean-Baptiste, pendant le combat.
—Jean-Baptiste? demande mon oncle. Jean-Baptiste? Un sous-officier, n'est-ce pas?
Je me mets à rire. Jean-Baptiste, sous-officier! Quelle idée! Et j'explique à mon oncle que Jean-Baptiste est l'ordonnance de mon père.
—Ah! oui, je savais bien que je l'avais vu quelque part, ce garçon-là! répond mon oncle. Eh! bien, il était sergent, ton Jean-Baptiste. Et je te donne ma parole que c'est un brave homme.
Mon oncle semble réfléchir un instant, et je m'attends à d'intéressantes révélations; mais il ajoute simplement:
—Oui, c'est un très brave homme.
Et, malgré tous mes efforts, il m'est impossible d'en tirer autre chose. Du reste, mon oncle semble, ainsi que beaucoup d'officiers allemands, fatigué de la guerre au delà de toute expression. Moltke, paraît-il, déclarait l'autre jour qu'il n'aspire qu'au repos et à la tranquillité sereine du Kapellenberg; et que les nouvelles qu'il reçoit de son domaine sont comme des rayons de soleil dans la sombre et fiévreuse incertitude au milieu de laquelle il vit.
Et cette incertitude, lourde et angoissante, pèse sur tout le monde, Français et Allemands, pendant ces dernières semaines du siège de Paris. Le dénouement est prévu, inévitable; et l'on sait bien que ce ne sont pas les canons qui maintenant tonnent sans interruption qui l'amèneront, mais seulement la famine dont l'ombre plane déjà sur la grande ville. On s'ennuie, on s'énerve. Et je pense que ce sont sans doute cette sorte de crispation morale, cette insurmontable lassitude qui se sont emparées de moi, qui m'ont rendu insensible à tous les incidents quotidiens qui ne peuvent pas concourir à la grande solution qu'on attend seule, anxieusement. Voilà pourquoi, sans doute, les figures de mon oncle et de ma grand'mère, en dépit de l'affection intelligente et de la tendresse qu'ils m'ont alors témoignées, de l'intérêt profond qu'ils m'ont inspiré, ne m'apparaissent pas aussi clairement, à cette époque, qu'à des périodes plus éloignées. Et voilà pourquoi, au risque de passer pour insensible, je ne chercherai pas davantage à évoquer ces figures.
Vers le 1er janvier 1871, nous avons reçu une lettre de mon père, datée de Wiesbaden. Il ne parle guère de la façon dont il a été fait prisonnier, mais donne plutôt des détails sur sa captivité. Il est interné, ainsi que nous pouvons le voir, à Wiesbaden, où se trouve aussi ce héros, le maréchal de Mac-Mahon. Il dit que Wiesbaden est une ville très gaie et qu'il regrette de ne pas l'avoir connue plus tôt; l'aspect général est cosmopolite bien plus qu'allemand; les distractions ne manquent pas; on est en pleine saison d'hiver; l'air est excellent et la température relativement douce. Mon père a joint à sa lettre un post-scriptum pour ma grand'mère, dans lequel il la prie de lui envoyer de l'argent; et un billet spécial pour moi, dans lequel il me recommande d'étudier beaucoup, de façon à pouvoir bientôt conquérir l'épaulette et contribuer à la revanche nécessaire.
Je n'ai point conservé ce billet, mais je pourrais encore le citer mot pour mot. Est-ce parce qu'il m'apportait l'assurance que mon père était sain et sauf? Est-ce parce qu'il faisait jaillir soudainement en mon esprit, tout armée, l'idée de la Revanche? Qui pourrait dire pourquoi l'on se rappelle, sans raison apparente, certaines choses et non pas d'autres? Comment se fait-il que je me souvienne clairement avoir entendu mon oncle Karl, un soir, citer un propos tenu par Moltke? «Ce pays est tellement riche, avait dit le maréchal, que les traces laissées par les calamités de cette guerre seront bientôt effacées.» Et mon oncle a ajouté—je l'entends encore—que le souvenir même de la guerre servirait seulement de tremplin aux charlatans ambitieux; il a dit aussi que les gens qui arrivaient maintenant au pouvoir, en France, avaient de grands appétits, et que leurs ripailles et leurs digestions dureraient bien un quart de siècle. Il a dit encore que la France allait reconstituer son armée sur le modèle allemand; et que, étant donnés son caractère et ses tendances, elle commettrait, en agissant ainsi, un acte des plus maladroits.
Et puis, les événements se sont tellement précipités, que je ne me rappelle plus bien; l'armistice, la paix, le départ des troupes allemandes, les adieux de mon oncle, le retour d'Allemagne des premiers prisonniers français; et mon père...
VIII
Et mon père, qui arrive, un beau matin, sans nous avoir prévenus. Quelle surprise! Comme il est content de se retrouver enfin dans sa famille, dans sa patrie! Comme on voit bien que, la famille et la patrie, il n'y a que ça!
—Oui! s'écrie-t-il après avoir embrassé tout le monde, ma grand'mère, moi, et même Lycopode, oui! il n'y a que ça! On peut dire ce qu'on veut, et les pays étrangers peuvent avoir leurs agréments, mais il n'y a encore que la France!
La France, au moins si je me permets d'en juger par ce que je vois autour de moi, semble extrêmement reconnaissante des sentiments d'affection filiale que ses guerriers surent lui conserver dans l'exil. Elle les accueille avec des manifestations de joie enthousiaste, avec une allégresse sans bornes. Honneur au courage malheureux! Ils ont été vaincus, c'est vrai, mais si la fortune ne les avait point trahis, que n'auraient-ils point fait? Le sénat romain, après le désastre de Cannes, va recevoir avec honneur ses consuls battus par Annibal. La France sait prouver au monde qu'elle n'a point oublié ses origines latines. Ah! que n'aurait-ce point été, si nos troupes avaient été victorieuses!
En vérité, ce qui s'est passé, revers, déroutes et capitulations, semble au peuple français absolument naturel, normal; on ne dirait pas qu'il ait jamais espéré, au fond de l'âme, un autre dénouement. Quant à moi, devant l'imperturbable assurance, devant la présomption ingénue que nos officiers paraissent avoir rapportées, intactes, des forteresses allemandes, je me prends à douter de la réalité de nos désastres; je me demande s'ils ont été aussi complets, aussi irrémédiables, que les Prussiens ont voulu nous le faire croire. Mon père, auquel j'expose mes doutes à ce sujet, se met à rire.
—La France, dit-il, a été battue à plate couture; son désastre est sans analogue dans l'histoire moderne. Garde cela pour toi, bien entendu, et dis le contraire à l'occasion. Mais c'est la vérité.
Et comme je demande quelle a été la cause de nos défaites, il répond:
—C'est l'existence des pékins. Une nation ne peut pas subsister, en temps de guerre, si l'élément civil a la moindre influence sur ses destinées. La première partie de la guerre a été désastreuse, parce que le gouvernement impérial, par crainte des pékins braillards qu'il aurait dû faire fusiller, n'a pas pris les mesures que nécessitait la situation; la seconde partie de la guerre a été désastreuse, parce que ces pékins nous commandaient.
Les pékins, cependant, ne semblent pas soupçonner la mauvaise opinion qu'ont d'eux les officiers. Ils leur font fête. Ils les complimentent et déclarent les admirer. C'est ainsi que M. Curmont, à la nouvelle du retour de mon père, s'est empressé de venir lui présenter ses hommages. Ayant été mis au courant du fait, j'ai cru devoir informer mon père de la scène qui avait eu lieu à son sujet, quelques jours après son départ, entre M. Freeman et M. Curmont. Mon père a pâli de rage; il s'est levé et a fait deux pas vers la porte. Puis, il s'est arrêté;
—Pas un mot là-dessus, mon enfant! m'a-t-il dit en posant sa main sur ma tête. Pas un mot! J'ai les épaulettes de colonel, tu vois; mais ces épaulettes ne tiennent pas; il y a tant d'autres colonels qui sont revenus d'Allemagne ou qui vont en revenir, et qui redemanderont leurs places! On me rétrogradera si je n'ai pas l'appui de gens bien en cour. Il y a toujours une Cour en France; à présent, c'est la Cour des Miracles.... M. Curmont, son fils et ses amis, sont de la Cour; alors.... Notre intérêt nous indique la voie à suivre. Plus mon épaulette sera grosse, plus tu auras de facilité à obtenir la tienne et à la voir grossir..... D'ailleurs, reprend-il d'une voix ironique, il vaut mieux ne point s'inquiéter des propos qui sont tenus derrière votre dos; s'ils sont tenus en face, c'est différent. Au fond, ce qu'a dit ce sacripant prouve simplement qu'il y a quelques mois nous n'avions pas les mêmes opinions politiques. Il était républicain, je ne l'étais pas. Aujourd'hui, je le suis autant que lui. Je l'ai été après lui, et je cesserai probablement de l'être avant lui. Mais pour le moment, puisque nous sommes en république, vive...
—Vive la République! dis-je.
—Non; pas encore, mon garçon. On n'est sûr de rien. Vive la France! et vive l'Armée!—en attendant.
En attendant quoi? Des gens disent que l'Empereur va revenir; d'autres affirment que c'est le comte de Chambord, qui ramènera le drapeau blanc. Des histoires commencent aussi à circuler au sujet de l'héroïsme des troupes françaises pendant la guerre; j'ai plusieurs fois entendu parler avec admiration de la belle défense qu'opposa mon père, à Nourhas, aux envahisseurs. Mon père est assez réservé, à ce sujet. Par modestie, certainement. Mais je ne m'explique pas qu'il pousse, sur ce point, la discrétion aussi loin que mon oncle Karl. Il a paru très mécontent quand il a appris que mon oncle avait passé trois mois ici; et il a cherché maintes fois, indirectement, à savoir si mon oncle nous avait fait le récit détaillé de ses campagnes. Ma grand'mère a toujours répondu négativement. J'ai ajouté que mon oncle avait seulement parlé de Jean-Baptiste; et qu'il avait dit qu'il était à présent sous-officier, et très brave.
Mon père a haussé les épaules, déclarant ignorer même où son ordonnance avait pu passer. Et j'en ai conclu que mon oncle avait du se tromper, et que Jean-Baptiste, s'il vit encore, ce que je lui souhaite, n'est pas plus sous-officier que moi.
Mais si, il est sergent! Il n'y a pas à en douter. Voilà le galon d'or à son képi et les sardines sur les manches de la vieille capote décolorée et rapiécée qu'il a portée pendant la campagne et la captivité. Il vient d'entrer dans le petit jardin qui précède la maison et où je suis en train de jouer. De l'avenue, il m'a aperçu et n'a pu résister, dit-il, au plaisir de venir me voir. Ah! que je suis content! Et nous nous serrons les mains, et nous parlons tous deux ensemble, et Jean-Baptiste s'écrie que j'ai grandi et que j'ai tout à fait l'air d'un homme à poil, et je m'étonne, avec des battements de mains, de le voir sous-officier. Comme mon père va être content de le retrouver! Y a-t-il longtemps qu'il est revenu?
Non, ce matin, 19 mars, seulement. On l'a renvoyé d'Allemagne avec beaucoup d'autres soldats, parce qu'il se passe des choses à Paris, des choses que Jean-Baptiste m'explique d'une façon tellement embrouillée que je ne peux pas comprendre. Il parle de traîtres, de Bazaine, de cochons vendus, de capitulards, d'un tas de choses et de gens que je ne connais pas. Ça ne fait rien, nous finirons bien par nous entendre. Et je cherche à entraîner Jean-Baptiste vers la cuisine où Lycopode, qui sera heureuse de le revoir, lui offrira un verre de vin ou deux; et nous pourrons causer de tout ce que nous voudrons, et surtout de ce combat de Nourhas, auquel mon oncle Karl a vu Jean-Baptiste prendre part. Jean-Baptiste résiste un peu, mais se décide à se laisser faire. Et nous avons déjà fait quelques pas dans la direction de la maison lorsque la voix de mon père, tout à coup, éclate à la grille du jardin.
—Qu'est ce que vous faites ici, vous? Qui est-ce qui vous a autorisé à pénétrer chez moi? Hein? Je vous défends de ficher les pieds ici!
Jean-Baptiste s'est retourné; il dévisage mon père un moment, et répond en haussant les épaules:
—C'est bon, c'est bon, on s'en va.
—C'est sur ce ton-là que vous parlez à vos supérieurs? rugit mon père.
—Oh! des supérieurs comme ça..... répond Jean-Baptiste en ricanant.....
Mon père se précipite sur le soldat, lui place la main sur l'épaule et s'écrie:
—Vous insultez vos chefs! Je vous montrerai... Jean! va fermer la grille!
Je ne me presse pas, au contraire. Jean-Baptiste échappe à l'étreinte de mon père, bondit vers la grille, sort, et la referme derrière lui; et il crie à travers les barreaux:
—Je vais à Paris, vous savez; avec ceux qui vont prendre la peau des capitulards pour faire des tambours! On va vous donner de nos nouvelles! On va vous faire voir ce que c'est que des hommes à poil!
Et il disparaît. A la porte de la cuisine, Lycopode, attirée par le bruit et qui a assisté à la scène, s'essuie les yeux avec son tablier, et mon père me reproche violemment d'avoir introduit chez lui un mauvais drôle qu'il va faire traiter comme il le mérite.
Mon père est d'une humeur massacrante. Je finis par savoir pourquoi. Il paraît que les gardes nationaux de Paris se sont révoltés hier matin. Ils ont refusé de laisser livrer leurs canons aux Prussiens, et ils ont fusillé deux généraux. Voilà un affreux malheur. Et ce n'est pas la seule catastrophe qu'on ait eue à déplorer dans cette néfaste journée. Le général de Cissey, escorté de son état-major dont faisait partie le général de Rahoul, était allé reconnaître les positions des insurgés, vers Montmartre, et s'était vu obligé de se replier en bon ordre. A la descente de la rue de Clichy, deux accidents éternellement regrettables se sont produits. Malgré la grande habitude qu'ils avaient l'un et l'autre de la retraite, le général de Cissey a perdu son képi et le général de Rahoul a fait une chute de cheval. Le képi est resté sur le terrain; le général de Rahoul aussi. Il était tombé sur le crâne et, bien qu'il eût la tête dure, s'était tué net.
Il paraît que le Panari est dans les larmes; je crois qu'on exagère. En tous cas, j'espère que Mme de Rahoul se consolera. Elle pourra vivre sur sa pension de veuve de général; mais pour avoir un bureau de tabac, elle est trop vieille. C'est dommage.
Mon père, donc, est furieux contre les Parisiens qui veulent continuer à faire la guerre; mais le général de Lahaye-Marmenteau, qui vient le voir dans la soirée, lui fait comprendre qu'il y a là une superbe occasion de gagner de nouveaux galons—ou de conserver ceux qu'on a.—De fait, deux jours après, on donne à mon père le commandement d'un des régiments qu'on forme avec les prisonniers qu'on fait revenir d'Allemagne en toute hâte, pour aller combattre l'insurrection.
Je ne raconterai pas ici la lutte de l'armée de Versailles, armée des honnêtes gens, contre l'armée de la Commune; ni la répression qui suivit cette lutte. Je me contenterai de dire que, dans l'une et dans l'autre, mon père se fit remarquer.
Quant à moi, étant donnée la façon dont j'ai été élevé et le milieu dans lequel je vis, il est évident que je trouve justifiée, et même naturelle, la conduite du parti de l'Ordre. Je considère comme des hauts faits les actes du général de Galliffet qui supprime sommairement les perturbateurs, du capitaine Garcia qui réussit à extraire Millière du sein de la société, du capitaine Desmarets qui remporte sur Flourens une victoire mémorable, et du lieutenant Sicre qui capture la montre de Varlin. Les massacres de Paris, l'arrivée à Versailles des communards prisonniers qu'on parque à Satory ou à l'Orangerie, les Conseils de guerre, les fusillades, ne m'émeuvent que médiocrement. Les communards, à mon avis, n'ont que ce qu'ils méritent. Pourquoi se révoltaient-ils? Est-ce qu'on s'est révolté à Versailles? Alors?... Dans tout cela, il n'y a qu'une chose qui m'étonne, et que je cherche vainement à m'expliquer: pourquoi Jean-Baptiste a-t-il déserté et s'est-il joint aux insurgés? Il avait sans doute une raison. Laquelle? Et surtout, qu'est-il devenu?
Lycopode, que je trouve toute en larmes, un après-midi, me l'apprend. Il est mort. Il vient d'être fusillé à Satory. Fait prisonnier à Paris, parmi les derniers défenseurs de la Commune, il a été conduit à Versailles; jugé; condamné à mort. Mon père a figuré au procès comme témoin; témoin à charge. L'exécution a eu lieu hier matin. Je pense que Jean-Baptiste a dû mourir courageusement—comme un homme à poil.
Mais pourquoi tous ces cadavres? Pourquoi tout ce sang? Pourquoi!... Voila des mois et des mois qu'on tue, qu'on égorge et qu'on mitraille: Français contre Allemands, Français contre Français. Pourquoi? Qui pousse ces hommes à se massacrer?
Un mot apparaît, en réponse; un mot dont l'austérité se dresse, auréolée par les âges, devant mon esprit d'enfant: le Devoir. C'est ça, «Faire son devoir, m'a dit le colonel Gabarrot, c'est bien servir la France.» Le Devoir. Voilà. C'est le sentiment du devoir qui a poussé mon père à déposer contre Jean-Baptiste, au Conseil de guerre; c'est par devoir qu'on traque les communards et qu'on les extermine comme des bêtes fauves. Le Devoir. Ça me fait l'effet d'une puissance mystérieuse qui vous pousse à faire ce que vous ne feriez jamais de vous-même, ni par instinct, ni par raison. C'est beau.
Seulement, c'est grave; très grave. Et depuis que j'ai découvert la signification, la toute-puissance du Devoir, je suis sombre, retiré, taciturne. L'idée me hante qu'il me faudra tuer, aussi, pour préserver l'Ordre, et massacrer n'importe qui, pour faire mon devoir. Il faut être sérieux, pour bien faire son devoir; et dur, surtout. Je me jure de ne plus jamais me laisser attendrir par quoi que ce soit.
Je me tiens parole. Et je me sens très peu remué, en vérité, lorsqu'on m'apprend ce soir, à mon retour d'une longue visite à M. Freeman, que ma grand'mère est très malade. Je demande à la voir. On me le défend. Je cherche à avoir quelques renseignements. On me fait des réponses vagues. Lycopode, cependant, que j'interroge habilement, finit par m'avouer la vérité: Ma grand'mère est morte cet après-midi. Comment? Lycopode ne sait pas bien. Il y a eu une grande discussion entre ma grand'mère et mon père; on a entendu du bruit, des cris. A quel sujet, cette discussion? Lycopode ne sait pas bien. Elle parle d'argent, de questions d'argent. Elle commence une histoire très confuse, dans laquelle beaucoup de choses sont mêlées, et qui ne m'apprend rien. Depuis la mort de Jean-Baptiste, le cerveau de Lycopode semble un peu dérangé; elle n'a fait aucune réflexion au sujet du trépas de son ami, parce qu'elle est sous les ordres de mon père et ne peut se permettre la moindre observation; mais elle a été très affectée.
Je n'écoute donc guère Lycopode. Mais le mot qu'elle a prononcé à plusieurs reprises, le mot: argent, me fait réfléchir profondément. Je me rappelle que mon père, il y a quelques jours, a donné des papiers à M. Curmont, en lui disant qu'il fallait absolument les faire escompter; et M. Curmont a pris les papiers en secouant la tête. Je me souviens d'autres choses encore.....
Et, par un enchaînement rapide et surprenant,—le mot: Argent, tintant en mon cerveau comme un appel de tocsin—mes pensées de l'autre jour accourent et défilent de nouveau devant moi; non plus avec l'austère allure de Vérités inflexibles alignées derrière le Devoir, maître de cérémonies; mais avec la hideuse dégaine de mensonges difformes se bousculant derrière l'Argent, tambour-major à postiches. L'Argent. C'est peut-être parce qu'ils n'avaient point d'argent que les communards se sont révoltés; et c'est peut-être pour être sûrs de garder leur argent que les Versaillais les ont fusillés. L'Argent! Et pas de Devoir, alors? Non..... J'ai de la colère, et beaucoup de dégoût, d'avoir été trompé, de m'être trompé.....
Je ne raisonne point, certes; je pense à peine; je sens. Je sens, pour la première fois, qu'il y a des riches et des pauvres; des pauvres qui sont toujours trop pauvres et des riches qui ne sont jamais assez riches. Il y a longtemps, peut-être, que cette sensation monte en moi, silencieusement; mais la voilà tout en haut, à présent, et qui fait signe à la pensée.
Je suis énervé, agacé, las. Et tout d'un coup, une grande émotion me saisit. Je comprends, j'entrevois, je vois une multitude de choses que j'ai pressenties vaguement jusqu'ici, de moins en moins vaguement, et qui se précisent subitement en mon esprit. Ah! il faut que j'aille voir ma grand'mère, ma pauvre grand'mère, et que je lui crie, à cette morte, tout ce que j'aurais dû lui dire, tout ce que je lui aurais dit, si je l'avais compris plus tôt..... J'arracherai peut-être à ses lèvres immobiles le secret de ce que je dois penser, de ce que je dois faire. Peut-être que je pourrai découvrir, sur la face glacée de cette vieille femme qui m'a tant aimé—à laquelle j'ai montré si peu d'affection, et que j'aimais pourtant, je le sens à présent—peut-être que j'y pourrai découvrir, gravées par la mort, les réponses aux questions que je n'ai jamais voulu poser, des réponses que j'aurais pu pourtant épeler dans les grands beaux yeux d'aïeule que l'âge n'avait point ternis.....
Je me précipite vers l'escalier. Mais mon père, qui descend, me barre le passage. A la vue de ma figure bouleversée, sans doute, il comprend que je sais tout.
—Non, pas maintenant, dit-il en m'entraînant; ce soir...
Mais le soir, mon émotion m'a quitté. C'est une idée qui s'est emparée de moi, une idée fixe qui me possède tout entier. Je sais que mon oncle Karl va venir pour l'enterrement; je lui parlerai et je lui demanderai de m'emmener avec lui en Allemagne; je suis sûr qu'il ne me refusera pas. J'en suis tellement sûr qu'un grand calme, soudain, descend en moi; le tumulte de mes pensées et de mes sentiments s'apaise et s'évanouit; la certitude s'est faite en moi que je ne puis échapper à ma présente situation d'esprit que par l'évasion, l'évasion physique.
J'attends l'arrivée de mon oncle le lendemain soir, épiant sa venue de moment en moment; je l'attends encore le surlendemain matin alors que les hommes noirs sont déjà venus pour les préparatifs des funérailles, alors que mon père explique aux amis et connaissances, qui arrivent avec des figures sérieuses, que ma grand'mère est morte subitement, d'un coup de sang... Comme l'heure de la levée du corps va sonner, je me décide à demander à mon père s'il sait quand mon oncle Karl doit venir.
—Il ne viendra pas, répond-il. Je ne lui ai télégraphié qu'hier soir. J'avais oublié.....
J'avais rêvé d'une évasion physique. Cette évasion matérielle n'étant pas possible, l'évasion morale n'est pas possible non plus. Du reste, je n'essayerai même pas; ce serait trop difficile. Je comprendrai, mais je ferai semblant de ne point comprendre, ainsi que presque tout le monde. Je resterai dans le rang; dans la geôle dont les barreaux furent poinçonnés à Francfort, le 10 mai dernier, et scellés avec le sang des pauvres quinze jours après. On élabore de nouveaux règlements pour l'établissement; les gardes-chiourmes, depuis leur victoire à Paris, ont repris de l'assurance; les forçats ont repris leur chaîne, à laquelle l'impôt a ajouté plusieurs boulets; les partis politiques continuent leurs promenades en queue de cervelas. L'Assemblée Nationale «élue dans un jour de malheur» siège à Versailles; elle représente la France, «qui veut la paix», et elle «libère le territoire» à grands coups de milliards.
Il y a pourtant une portion du territoire qu'on ne libérera pas, hélas! C'est l'Alsace-Lorraine. La perte des chères provinces est bien cruelle à tous les coeurs français; et particulièrement au coeur de M. et de Mme Raubvogel. M. Raubvogel est Alsacien; et Mme Raubvogel est devenue Alsacienne par son mariage. Je devrais dire, pour être plus exact, qu'ils sont tous deux devenus Français; et il conviendrait d'ajouter, pour mettre les points sur les i, que Raubvogel vient d'opter pour la France. Raubvogel a éprouvé quelque difficulté, pour cette option; il ne pouvait pas présenter les papiers nécessaires. Son acte de naissance, par exemple, et d'autres documents, ne pouvaient être découverts à Strasbourg, berceau du cousin, d'après son propre témoignage.
—Si on ne les trouve pas, disait Raubvogel, cela prouve qu'ils ont été détruits dans l'un des incendies occasionnés par le bombardement; ou bien encore, que les Allemands, qui me haïssent, fout exprès de ne pas me délivrer les pièces administratives qui me sont indispensables. La preuve, c'est que je ne suis pas seul dans mon cas. Voyez Gédéon Schurke, par exemple; sa situation est semblable à la mienne; et l'on ne vit jamais un meilleur Alsacien. Voyez encore M. Lügner, qui vient d'abandonner sa ville chérie de Mulhouse afin d'habiter la France; sa position est identique à la nôtre. Nous sommes victimes d'un incendie, ou de la mauvaise volonté des Teutons.
Ce raisonnement sans réplique a convaincu les autorités françaises, qui se sont déclarées prêtes à constituer au cousin Raubvogel un état civil complet, à condition qu'il pût trouver des répondants. MM. Lügner et Schurke se sont portés garants de Raubvogel. Après quoi, MM. Raubvogel et Schurke se sont portés garants de M. Lügner. Après quoi, MM. Raubvogel et Lügner se sont portés garants de M. Schurke. Voilà trois bons Français. Il y en a eu tant de mauvais, que ça ne laisse pas de faire plaisir.
Est-ce que j'ai pensé à vous apprendre que le cousin Raubvogel est très riche? Je ne me rappelle plus. En tous cas, au risque de me répéter, je veux vous dire qu'il a fait fortune. Comment, je ne sais pas trop; je n'ai pu avoir, à ce sujet, tous les éclaircissements que j'aurais désirés. Je sais seulement qu'il a fait des opérations, pendant la guerre, avec son beau-père Delanoix. Vous n'en saurez donc pas davantage.
Delanoix est venu ici, avec les époux Raubvogel, pour assister à l'enterrement de ma grand'mère; puis, il est reparti dans le Nord, où l'appellent ses affaires. Les époux Raubvogel sont restés à Versailles. Ils se sont installés dans un magnifique appartement de la rue de l'Orangerie. Ils fréquentent la meilleure société, et tiennent le haut du pavé. Les toilettes d'Estelle font sensation; elle porte le grand deuil (le deuil de la patrie) comme toutes les dames qui se respectent; mais un deuil patriotique comme on en voit peu. Je regrette de n'avoir jamais été couturière, car je vous décrirais ce deuil-là.
Le cousin Raubvogel qui, ainsi que sa femme, se montre charmant pour mon père et pour moi, ne pouvait rester indifférent aux souffrances de ses compatriotes; surtout de ceux qui ont opté pour la France sans avoir eu la précaution, auparavant, de faire des opérations pendant la guerre. Il a pris un petit accent alsacien qu'il n'avait pas lorsque nous eûmes le plaisir de le voir pour la première fois; flatterie délicate. Mais cela n'a pas suffi au cousin. Il a ouvert, avec l'appui du gouvernement, une grande souscription dont le but est d'acheter en Algérie de larges domaines, où l'on créera des villages-modèles dans lesquels iront s'établir les émigrés pauvres.
L'argent afflue; les domaines sont achetés; les villages-modèles sont créés. L'un d'eux, le plus grand, a été nommé Estelleville, en l'honneur de Mme Raubvogel. Après une grande fête spéciale, au cours de laquelle Raubvogel fait un discours vibrant du plus pur patriotisme, et où sa femme apparaît, vêtue en Alsacienne, au bras du ministre de la guerre, les émigrés partent pour la terre promise. Ils y sont conduits par M. Lügner en personne. Le même M. Lügner revient, trois semaines après, enchanté, et avec des larmes d'attendrissement dans les yeux. Et Raubvogel se frotte les mains, des mains qu'on se dispute, à présent, l'honneur de lui serrer.
Depuis quelque temps, en dépit des attentions dont il est comblé par les époux Raubvogel, mon père semble mécontent, inquiet. C'est que la Commission de Revision des grades tient ses séances, et qu'elle va bientôt examiner les titres du colonel Maubart à la grosse épaulette. Mon père est partagé, comme on dit, entre l'espoir et la crainte. Mais cette dernière semble dominer. Le général de Lahaye-Marmenteau qui n'a point conquis de grade pendant la campagne, ayant été fait prisonnier à Wörth, et qui est revenu d'Allemagne avec les étoiles de général de brigade qu'il avait à son départ, vient fréquemment remonter le moral de mon père. Le général est un homme de haute stature, mince, avec une taille aussi exiguë que celle d'une jeune fille, un crâne chauve, un front proéminent, un menton en galoche et des yeux d'inquisiteur. Ses manières sont extrêmement courtoises; mais sa voix siffle.
A propos, je m'aperçois que j'ai oublié de relater la mort de Mme de Lahaye-Marmenteau, en 1871. J'en suis tout à fait honteux.
Mme de Lahaye-Marmenteau qui était restée à Paris pendant la Commune, n'ayant pu fuir à temps, a été trouvée morte devant la maison qu'elle occupait, boulevard Malesherbes, trois jours après l'entrée des troupes versaillaises dans la capitale. Deux balles de chassepot lui avaient troué la poitrine. Le plus curieux, c'est que le quartier était justement occupé par la brigade de son mari. Toute balle, dit-on, a son billet. On ne sait pas toujours qui a signé le billet... J'ai entendu dire que le général et mon père avaient été débarrassés, en même temps, l'un d'une femme compromettante, l'autre d'une maîtresse gênante.
Quoi qu'il en soit, ils sont, à présent, dans les meilleurs termes.
—Je ne vous comprends vraiment pas! s'écrie le général. Que pouvez-vous avoir à craindre? Comment voulez-vous qu'on ait même l'idée de rétrograder le héros de Nourhas?
Mon père paraît flatté, mais peu convaincu. Quelquefois, il dit que, justement en raison de son action d'éclat, il a tout à redouter. D'autres fois, il dit qu'il n'a rien à craindre. D'abord, il a été blessé. Ça, c'est vrai. J'ai vu la cicatrice, une petite cicatrice au bras, qui aurait pu être dangereuse.
—De plus, dit-il, j'ai aussi reçu ce coup de pied de cheval, qui peut compter pour une blessure. Du reste, il ne faudrait pas m'embêter; j'en sais long. Il y a des blessures de maréchaux, reçues à Sedan, qui n'ont pas laissé beaucoup de traces. Et si je voulais parler d'autres personnages, de certains amiraux filant sur la Belgique...
Et puis, ses appréhensions le reprennent.
En fait, il n'a peut-être pas tort de s'alarmer. La Commission est très sévère. Dernièrement, elle a eu à se prononcer sur le cas d'un officier qui, chef de bataillon au début de la guerre, avait été créé général de division sur le champ de bataille. Cet officier avait été victorieux dans le seul combat de toute la campagne où les Français remportèrent sur les Allemands un succès réel. La Commission a rétrogradé le général jusqu'au rang de lieutenant-colonel. Le général a brisé son épée et donné sa démission.
..... Plus tard, j'ai appris que cet homme, malgré tous les obstacles qu'on plaça sur son chemin, chercha à vivre; il chercha à vivre par tous les moyens, même les plus infimes. Puis, il disparut. Un jour, dans un taudis d'un faubourg, on trouva le corps d'un individu misérablement vêtu et décharné par la misère. Le revolver dont il s'était servi pour se brûler la cervelle fit reconnaître le cadavre. C'était le général.....
Mais à quoi bon dire son nom? Il y a peut-être encore une demi-douzaine de Français qui ne l'ont point oublié.
La Commission de Revision des grades a conservé à mon père, sans discussion, ses épaulettes de colonel. C'est à cette occasion que j'ai vu, pour la première fois, les journaux donner des détails sur le combat de Nourhas. Mon père s'y est admirablement conduit. Quand ses troupes, composées pour la plupart de jeunes recrues, commencèrent à lâcher pied; lorsque, écrasées sous le nombre et décimées par les obus lancés d'énormes distances, elles se retirèrent en désordre, le colonel Maubart ne renonça pas à la lutte. Après avoir vainement tenté de rallier ses hommes, et après avoir, pour donner l'exemple, tué de sa propre main un capitaine de mobiles qui s'obstinait à fuir, il prit le parti de se défendre jusqu'à la mort. A la tête d'une vingtaine d'hommes résolus, il gagna sous les balles la ferme de la Chevrette, bâtiment quadrangulaire élevé sur un mamelon qui domine le village de Nourhas. Il s'y enferma; s'y barricada; et là, pendant trois heures, contre des forces cent fois supérieures en nombre, il se défendit avec le courage du désespoir. Et l'ennemi ne pénétra dans la ferme, éventrée par les boulets, que lorsque les trois quarts de ses défenseurs eurent été tués ou mis hors de combat, lorsque le colonel Maubart lui-même eut été grièvement blessé, et lorsqu'il ne resta plus une seule cartouche.
C'est à peu près à l'époque où la réputation de mon père s'établit fermement, qu'on prend le parti de me mettre au lycée. Il m'est assez difficile d'expliquer quel changement se produit alors, lentement, en moi. Le contraste entre l'agitation du milieu dans lequel j'ai récemment vécu, et le calme de mon existence actuelle, extrait de moi, pour ainsi dire, des quantités d'impressions et de pensées reçues et accumulées, souvent à mon insu; et me force à en passer la revue, à en faire l'inventaire; à poser, à comparer, à juger, et presque à conclure. Je ne vais pourtant point jusque-là. Il m'est arrivé déjà de sentir, particulièrement une fois, lors de la mort de ma grand'mère; mais je n'avais pas encore pensé. A présent, je pense; seulement, je m'arrête devant les conséquences et les conclusions. J'admettrais, jusqu'à un certain point, avec Napoléon, que l'Histoire est une fable sur laquelle on s'est mis d'accord. Mais je n'ose point penser que l'histoire de la campagne de 1870, toute notre histoire, toute notre politique, n'est qu'un tissu de mensonges convenus et de fictions officielles. Je n'ose point penser que nos soldats ont versé leur sang, pendant la guerre, d'abord pour l'Empire, puis pour la République bourgeoise, et jamais pour la France.
Si je m'arrêtais à cette idée, qui pourtant, me harcèle, je sens que j'aboutirais à des résultats monstrueux. Je me verrais obligé de reconnaître l'effronterie et l'infamie des éloges que se décernent mutuellement les gens que j'ai entendu, plus d'une fois, traiter de capitulards. Je serais obligé d'admettre qu'un homme, afin d'arriver à faire bonne figure dans l'armée française, doit d'abord se faire enlever la rate; après quoi, à la vue de l'ennemi, il n'a plus qu'à faire face en arrière, et à jouer des jambes.
Absurdités, évidemment. A ce compte-là, le héros de l'Iliade devrait être Thersite. Mais j'ai tort de faire cette comparaison. Je suis encore trop loin d'Homère; et la France en est déjà trop loin.
IX
Est-il nécessaire de rappeler ici que le maréchal de Mac-Mahon a remplacé Thiers, le 24 mai 1873, à la présidence de la République? Peut-être, car il ne faut pas oublier que mon père a été, à Wiesbaden, le compagnon de captivité du maréchal: et qu'il est resté, autant que le permettent les différences de grades, son ami. Or, si les amitiés sont jamais de quelque utilité, c'est dans l'armée.
On est en train de la réorganiser, cette armée, sur une base démocratique et égalitaire; le service militaire est universalisé. Tout citoyen français doit être soldat pendant cinq ans. Il y a bien quelques petites exceptions à cette règle; le volontariat d'un an, par exemple; et beaucoup d'autres. Mais ne faut-il pas des exceptions pour confirmer la règle?
Les lois récentes, naturellement, ont leurs admirateurs; elles ont aussi, bien entendu, leurs détracteurs. Mon père était de ces derniers. Mais le général de Lahaye-Marmenteau l'a amené à modifier ses opinions; il lui a fait voir que la création des armées nationales conduisait, comme principal résultat, à la création d'une énorme bureaucratie militaire; et que, derrière les remparts de paperasses qui deviendront nécessaires, les malins trouveront moyen de s'embusquer dans de lucratives sinécures. Le fait est que le général, qui occupe une situation quelconque au ministère de la guerre, y a fait donner à mon père la direction d'un vague service.
Versailles, étant le siège du gouvernement, est naturellement plein d'officiers. Tous les chers camarades que la guerre avait séparés, avait dispersés aux quatre coins de l'Allemagne, se retrouvent ici avec joie, en bonne santé et pleins d'espoir. Le maréchal Bazaine, seul, manque au rendez-vous. Il est, présentement, détenu; et, bien qu'on prétende généralement dans l'armée que c'est une indignité, il va bientôt être traduit devant un Conseil de guerre qui siégera à Trianon. Souvent, le jeudi, en nos promenades de lycéens, nous passons devant la maison qui sert de prison au maréchal, tout au bout de l'avenue de Picardie.
Nos promenades sont tristes, sévères et silencieuses. On nous élève à la Spartiate (brouet compris et exercices physiques non compris). On nous affuble d'uniformes vaguement militaires; on règle notre existence au tambour; on nous gave de connaissances variées, avariées, invariablement inutiles. Nous travaillons comme des nègres, sans répit; il faut que les jeunes générations soient très instruites, car c'est le maître d'école allemand qui nous a battus; (après tout, il faut bien que ce soit quelqu'un). Nous apprenons l'histoire, comptabilité d'abattoir tenue par des bedeaux, au point de vue providentiel et inévitable. Nous apprenons les langues mortes; nous admirons l'honnêteté de Cicéron et le patriotisme de Thémistocle; nous vivons dans un monde de casques, de cuirasses, de javelots, de flèches, de catapultes, d'antiques ferrailles. Nous calculons aussi très bien; nous computons la hauteur qu'atteindrait une pyramide formée avec les pièces de vingt francs nécessaires au payement de la rançon de cinq milliards exigée par la Prusse; nous calculons combien de wagons il faudrait pour transporter la même somme à Berlin, en pièces de cent sous. Je n'oublie pas, pour mon compte, que ces pièces d'or et d'argent portent, en exergue, cette légende: Dieu protège la France. Je ne sais pas si c'est la une prière, ou une constatation; dans le premier cas, c'est inefficace; dans le second, c'est dérisoire.
Avec ou sans protection divine, la France a payé sa rançon en un tour de main. Elle en est aussi fière que si, au lieu de la débourser, elle l'avait empochée après un tour de Rhin. Voilà le territoire libéré, ou peu s'en faut. L'argent est une belle chose. J'ai eu l'occasion de m'en rendre compte plusieurs fois, récemment. Je ne fais ici aucune référence au procès Bazaine, terminé par la condamnation à mort, temporaire, du traître; il a été établi que Bazaine n'avait point trahi pour de l'argent, n'avait point touché en écus sonnants le prix de sa félonie; il avait simplement subordonné les opérations de son armée aux combinaisons de sa politique personnelle. Il n'avait songé qu'à échafauder sa propre grandeur sur la défaite de son pays; l'argent n'était donc pour rien dans l'affaire, ainsi que le font remarquer justement les nombreux officiers qui cherchent à réhabiliter le maréchal. Je ne fais pas davantage allusion au vote de la Constitution, établie en 1875, à une voix de majorité; ce n'est qu'à l'Opéra qu'on paie les voix, et plus cher qu'elles ne valent.
Je veux simplement parler du second mariage de mon père, qui s'est effectué dans des conditions que je vais relater sommairement, et telles qu'elles m'ont été rapportées fidèlement par Gédéon Schurke quelques années plus tard.
Mon père était, comme je l'ai dit, à la tête d'un des services du ministère de la guerre; il était en relations constantes avec des fournisseurs de l'armée; il se prêta à certaines complaisances rémunérées. Personne, hormis peut-être le général de Lahaye-Marmenteau, n'eut connaissance de ces choses; pourtant, elles s'ébruitèrent. On voit que les murs ont des oreilles. Il y eut commencement de scandale, qui n'avorta que grâce à la complication de la situation politique et aussi à l'intervention du cousin Raubvogel; car Raubvogel, qui a de gros intérêts sur la place et subventionne un journal, est devenu une puissance. Raubvogel, donc, agit en bon parent. Mon père, réduit soudainement à la portion congrue, c'est-à-dire à sa solde, se mit aussitôt à traiter Raubvogel en bon parent, c'est-à-dire en caissier. Raubvogel finança; puis, se lassa de financer; cependant, n'en fit rien paraître.
Il prit conseil de Delanoix qui était venu passer plusieurs jours à Versailles pour une affaire. Delanoix déplora la situation, mais lui trouva une issue. Il fallait marier le colonel Maubart. Oui; mais comment? Delanoix savait comment. Il rappela à Raubvogel un incident de leur carrière commune, alors qu'ils opéraient dans le Nord, pendant la guerre. Leur entreprise générale de contrebande, ainsi que je crois l'avoir déjà suffisamment fait entendre, allait à merveille. Pourtant, il y avait une ombre au tableau. Cette ombre, c'était la concurrence acharnée que faisait aux associés un fraudeur émérite, nommé Vanhostel. Delanoix, sans la moindre hésitation, dénonça son concurrent, comme espion prussien, au général commandant les troupes françaises cantonnées dans la région. Sa dénonciation était appuyée de preuves irréfutables, consistant en documents d'un caractère écrasant pour l'inculpé. Ces documents avaient été composés, avec un grand souci des formes, par Séraphus Gottlieb Raubvogel. Le traître Vanhostel fut donc saisi; condamné à mort; fusillé. La concurrence redoutable fut ainsi supprimée; et la fortune de Vanhostel, fortune considérable, revint à sa nièce, Mlle Elisa Ducornet, alors âgée d'une douzaine d'années.
A l'époque dont je parle, Mlle Ducornet n'avait guère plus de dix-sept ans; elle était orpheline; et son tuteur, un notaire de Lille, la faisait élever avec le plus grand soin dans un couvent choisi. C'est sur cette intéressante orpheline que Delanoix jeta les yeux lorsqu'il songea à pourvoir mon père d'une seconde épouse. Au mieux avec le notaire de Lille, et s'étant concilié les bonnes grâces des chères soeurs par quelques-uns de ces petits cadeaux qui, non seulement entretiennent l'amitié, mais la créent, il ne tarda pas à réussir dans son honnête entreprise.
Mon père a donc épousé dernièrement, en secondes noces, Mlle Elisa Ducornet. J'ai assisté à la cérémonie, fort imposante, dans un uniforme tout neuf. Les témoins de mon père étaient le général de Lahaye-Marmenteau et M. Delanoix; les témoins de la mariée étaient le général Laffary d'Hondaine et M. Raubvogel.
Ce mariage, si j'ose dire, a refait à mon père une virginité. La jeune Mme Maubart, chaperonnée par Mme Raubvogel, est reçue partout avec enthousiasme. Entre nous, ma belle-mère, bien qu'elle ne soit pas laide, est une petite sotte; c'est une dinde, pour dire le mot. Mais il n'y a personne comme Mme Raubvogel pour faire valoir les gens et les présenter sous leur meilleur aspect. Comment elle s'y prend, je l'ignore; mais tout le monde chante ses louanges et elle obtient tout ce qu'elle veut. Et il est certain que le ministre de la guerre, sur la demande de ma cousine, accorde à mon père le commandement d'un régiment d'infanterie caserné à Saint-Denis.
Mon père, avant de quitter Versailles pour Saint-Denis, vend la maison de l'avenue de Villeneuve-l'Etang; la maison où mon grand-père et ma grand'mère sont morts. Cette maison a fait partie de mon lot lors de la division de l'héritage qu'ont laissé mes grands-parents. Mon père, qui est mon tuteur, a toujours prétendu avoir défendu mes droits avec acharnement, à cette occasion, contre la rapacité toute prussienne de mon oncle Karl. Il veille sur ma fortune avec un soin jaloux; et la fait valoir habilement, mais prudemment. C'est, dit-il, un dépôt sacré! Je n'ai jamais cru beaucoup à la rapacité de mon oncle, qui s'est fait représenter dans cette affaire par un homme de loi; mon père a fréquemment insulté l'homme de loi, disant qu'il était vraiment honteux pour un Français de se faire le factotum d'un Allemand.
Je reste donc seul à Versailles, sans foyer et sans famille. Mon père ne m'invite guère à Saint-Denis qu'une ou deux fois par mois; d'ailleurs, je n'aime pas beaucoup voir ma belle-mère. Cette pauvre créature inoffensive prend, de plus en plus, l'aspect d'une victime. Mon père semble la traiter en quantité négligeable. Et Lycopode elle-même affecte de ne la tolérer que par pitié. Elle me met la mort dans l'âme. Je comprends que je l'intimide, et je me sens vaguement gêné devant elle. Elle paraît ne savoir ni que dire, ni que faire; on la prendrait pour l'indécision incarnée.
Cette impression est justement celle que donne la France, à présent. Je puis citer un fait qui fera comprendre l'incertitude politique de cette période que caractérisent le 16 mai, le mouvement des curés et des évêques, les 363, l'agitation en faveur de Pie IX, l'acte du major Labordère et les discours de MM. de Fourtou et Gambetta. Mon père, en quittant Versailles, m'a donné pour correspondant M. Curmont, qui est à la tête du parti républicain versaillais; et il m'a confié, en même temps, aux bons soins de l'abbé Portelange, un prêtre qui est au mieux avec les chefs de la réaction. Deux sûretés valent mieux qu'une, et l'on ne sait jamais de quel côté le vent peut tourner. Chaque jeudi et chaque dimanche, je vais donc faire une visite à l'abbé; après quoi, je vais passer le reste de la journée chez M. Curmont.
Au début, j'allais assez souvent voir aussi M. Freeman, qui m'aime tant, et auquel ma présence causait visiblement un grand plaisir. Il me parlait de la France qu'il chérit toujours de la même passion idéale; il me parlait de la Revanche, et me disait qu'il serait heureux de ne pas mourir avant de l'avoir vue. Mais j'ai dû cesser mes visites, qui me compromettaient; M. Curmont et l'abbé me l'ont fait comprendre. M. Freeman, dit l'un, est un vieil enragé qui ne rêve que plaies et bosses; c'est, dit l'autre, un hérétique.
M. Curmont ne semble avoir gardé rancune ni à mon père ni à moi des mauvais propos qu'il a tenus sur notre compte. Mme Curmont est malade, usée, épuisée par son travail incessant de tant d'années; Albert Curmont n'est encore rien dans le gouvernement; c'est rigolo; mais ça viendra sûrement avant peu. Ce sera rigolboche. En attendant, il a la bouche pleine des prouesses qu'il a accomplies durant la guerre; on ne se figure pas combien sa conduite a été remarquable dans ce camp qu'il a formé en Bretagne. Quant à Adèle, c'est une belle jeune fille, intelligente et fine, que mes manières brutales choquent un peu, mais qui me témoigne beaucoup d'affection. Je sens aussi quelque chose pour elle dans le coin de mon coeur; et je déplore, d'avance, sa vie qui sera sacrifiée, ainsi que, l'a été celle de sa mère, à de soi-disant devoirs de famille.
M. Curmont me parle souvent de politique. Il me prône l'excellence des républicains. Pourtant, il me dit qu'il faut me méfier des exagérations et me garder des extrêmes.
L'abbé me parle souvent de politique et de religion. Il me prône la grandeur du trône et de l'autel. Pourtant, il me dit qu'il faut me méfier des exagérations et me garder des extrêmes.
—Ne soyez pas trop républicain, dit M. Curmont.
—Ne soyez pas trop religieux, dit l'abbé.
L'Exposition de 1878, qui fut l'une des premières manifestations du relèvement de la France, a été pour moi l'occasion de divertissements nombreux. Je me rappelle parfaitement avoir assisté, le derrière sur l'herbe, à la grande fête de nuit donnée, à Versailles, en l'honneur du Shah de Perse. Je me souviens aussi que c'est le lendemain de cette fête qu'une communication importante me fut faite par un de mes condisciples. Ce jeune homme, neveu du ministre de la guerre, avait appris que le colonel Maubart se trouvait dans une vilaine situation. Il paraît que mon père avait engagé sa femme à offrir l'hospitalité à une jeune parente, âgée de douze ou treize ans, de l'innocence de laquelle il s'est permis d'abuser. L'enfant s'est plainte. Et, bien que les personnes à qui elle s'était adressée l'eussent engagée à se taire, l'affaire a été ébruitée. Généralement, on ne sait pas par qui; mais mon condisciple le sait. Il a entendu dire à son oncle que le général de Lahaye-Marmenteau, qui avait recueilli les renseignements nécessaires, l'a mis au courant des faits. Le ministre va être forcé d'agir car la presse, sans doute à l'instigation sournoise du général, va commencer une campagne contre le colonel Maubart.
Deux jours après, un dimanche, je vais à Saint-Denis et, carrément, j'informe mon père de ce que je sais. Il s'étonne, nie, balbutie, cherche à s'excuser, parle de ces petites filles qui sont toujours dans vos jambes. Mes révélations au sujet du général de Lahaye-Marmenteau l'émeuvent très fort.
—Ah! le brigand! le cafard! C'est une vengeance! Il se venge, le sale cocu, de toutes les cornes que je lui ai fait porter!... Et je m'explique, maintenant, ma mésaventure au ministère. C'est encore lui qui m'avait dénoncé... Je lui revaudrai ça, n'aie pas peur... En attendant, il faut parer au plus pressé, il y a déjà un cochon de journal, ce matin, qui m'appelle «satyre à épaulettes.» Voyons... Je vais d'abord aller voir Gambetta; Lahaye-Marmenteau est un cagot et un ratapoil qu'il déteste; moi, je suis républicain, libre-penseur; c'est l'exemple de Gambetta qui m'a soutenu et inspiré, à l'armée de la Loire! Étais-je à Nourhas, oui ou non? Gambetta peut clore le bec aux journaux... Et puis, j'irai voir Mac-Mahon... Vieux camarade.. Wiesbaden... Il ne permettra jamais que pour une peccadille...
Et mon père me met au courant des démarches qu'il veut faire. Il les commencera dès demain, et nous verrons.
Nous avons vu. La presse n'a pas soufflé mot. Mon père a été nommé attaché militaire à l'ambassade française à Berlin. Il est parti pour l'Allemagne à la fin du mois de septembre.
Je ne suis pas très «avancé» pour mon âge. Près de trois années doivent donc s'écouler avant que je puisse me présenter à Saint-Cyr. Quand et comment ai-je pris la détermination d'entrer à Saint-Cyr? Je ne pourrais le dire. A parler franc, je n'ai même jamais pris aucune détermination à ce sujet. La chose s'est faite d'elle-même, se fait d'elle-même, comme normalement. Je vais à l'armée sans hésitation et sans examen, naturellement; à peu près comme le jeune caneton, dès qu'il a brisé sa coquille, se dirige vers la mare afin d'y faire un plongeon.
Je n'ai pas beaucoup le temps de réfléchir; mais s'il m'arrive parfois de jeter un coup d'oeil sur la route que j'ai choisie et que je devrai suivre, et de me questionner moi-même sur les avantages et les désavantages de mon choix, je dois dire que je ne regrette jamais, en définitive, le parti que j'ai pris de propos plus ou moins délibéré. Quand je compare l'état militaire à tous les autres métiers, à celui du paysan, de l'ouvrier, de l'employé, du fonctionnaire civil, du juge, du financier, du politicien, et à tous ces métiers que la Société n'admet pas, mais qu'elle crée, il m'est impossible de voir en quoi la profession de soldat peut leur être inférieure. Le raisonnement me démontre, au contraire, qu'elle leur est supérieure.
Il me semble que tous les êtres qui constituent la Société, hommes, femmes et même enfants, exercent des métiers; hormis deux catégories d'individus dont l'action sociale ne peut se classifier comme métier, mais seulement comme état. Ces individus sont les militaires professionnels et les prêtres.
L'existence des êtres qui exercent des métiers est tellement terne et abjecte, tellement opposée à toute manifestation libre de force morale et de vigueur physique, que ces pauvres gens mourraient d'ennui et de désespoir, crèveraient de la nostalgie de leur virilité, s'ils ne pouvaient se donner, de temps en temps, le spectacle décevant et pompeux, l'illusion éblouissante et tapageuse des forces mentales et matérielles de la réalité desquelles le Mensonge Social les châtra.
Cette illusion leur est fournie par les deux classes d'individus qui n'exercent pas un métier, mais qui ont un état.
Tous les dimanches, dans cent mille églises, des hommes, des femmes et des enfants prient, chantent, pleurent, s'agenouillent, dans le vieil esprit du Moyen-Age; cherchent à s'imprégner, en dépit de leur connaissance des réalités présentes, des misérables déceptions du passé, Ils s'efforcent de se donner l'illusion de la foi—de la foi dans la présence d'un être supérieur qui les guide, les conseille et les protège... Le Prêtre leur donne l'illusion de la force mentale.
Les déploiements de drapeaux, les parades militaires entretiennent leur amour et leur respect de traditions sanglantes, leur inculquent la vénération des légendes pétrifiées de la Force. L'éclat des armes, le tintamarre des cuivres évoquent dans leur esprit des visions de gloire, font apparaître à leurs yeux glauques des fantômes de splendeurs héroïques. Ils cherchent, pendant que résonne la grosse caisse et que roulent les canons, à se donner l'illusion du courage—du courage civique, patriotique, humain... Le Soldat leur donne l'illusion de la force matérielle.
Autant, alors, être parmi ceux qui donnent l'illusion—ou qui la vendent—que parmi ceux qui l'achètent.
J'ai encore d'autres choses à dire; mais ce sera pour plus tard.
Pour le moment, je pioche et je pioche, afin de rattraper beaucoup de temps perdu. Des succès modestes récompensent mes généreux efforts. Je décroche deux ou trois prix consistant en des Histoires de la guerre de 1870, couronnées par l'Académie Française, et qui célèbrent, comme il convient, la gloire des vaincus. Je travaille tant, que je me tiens très peu au courant de la politique dont l'étude, pourtant, est si nécessaire à l'officier ambitieux. J'en connais tout juste les plus gros événements, tels que le remplacement de Mac-Mahon à la Présidence par Jules Grévy, le 30 janvier 1879. C'est à peine, même, si je prends le temps de faire le paon et de poser à l'officier, pendant mes sorties. J'ai appris, bien entendu, à jouer du torse dans ma tunique de collégien et à faire des effets de képi; mais à quoi bon? Versailles reprend de plus en plus son caractère indifférent et morne; la ville perd la population que lui avaient donnée les événements; toutes les personnes que je connaissais, les Raubvogel par exemple, l'ont quittée pour Paris. Je ne me mets en frais ni pour M. Curmont, ni pour l'abbé Portelange, ni pour Adèle que le peu de raffinement de mes manières semble détacher de moi; ni même pour les quelques femmes hors d'âge avec lesquelles j'ai appris à connaître l'amour, sur le pouce.
Je travaille donc; et c'est avec la certitude du succès que je me présente, en 1881, parmi les candidats à l'École Spéciale Militaire de Saint-Cyr. Vous allez voir comme j'ai de la chance et comment, quoi qu'on en dise, la vertu et le travail sont rarement récompensés en ce monde. La veille de l'ouverture du concours, je reçois de mon père une dépêche m'informant de la mort, à Berlin, de ma belle-mère. Il paraît que c'est le mal du pays qui l'a tuée. On n'est pas veinard, dans sa famille. Quoi qu'il en soit, je regrette son décès, dans les circonstances présentes; mes examens m'interdisent de quitter Paris. Si elle était morte seulement huit jours plus tard, j'aurais eu l'occasion d'aller en Allemagne, pour assister à ses funérailles.
Serai-je reçu ou ne le serai-je pas? Le général Laffary d'Hondaine, que je rencontre quelque temps après, et qui est dans le secret des dieux, m'annonce confidentiellement que je suis reçu avec le numéro 234. Ça vaut mieux qu'un échec. Je n'ai donc plus guère que deux ans à attendre pour porter l'épaulette de l'infanterie, Reine des Batailles.
X
Les informations données par le général Laffary d'Hondaine n'étaient pas tout à fait exactes; il est bien vrai que je suis reçu à Saint-Cyr, mais avec le numéro 432 seulement. Le général avait cité d'une façon précise les chiffres qui composent le nombre; mais il leur avait fait faire face en arrière, les avait amenés, pour ainsi dire, à battre en retraite; simple affaire d'habitude. Mon succès n'est pas brillant. Pourtant, cela ne prouve rien. Ce ne sont pas les premiers partis qui arrivent le plus vite. Consultez l'Annuaire.
Pour moi, j'avoue que j'ai eu la faiblesse d'aller consulter une tireuse de cartes. Cette dame, dont la réputation est grande et qui a la clientèle de l'aristocratie, m'a prédit le plus brillant avenir. Nous n'avons plus qu'à attendre, pour voir si la prophétie se réalisera.
Je n'ai pas parlé des énormes difficultés du concours; ni du monôme des candidats, généralement revêtus de la toge et coiffés de la toque de l'avocat, qui serpenta joyeusement le long du boulevard Saint-Michel; ni du nombre de ces candidats. Nous étions 2.200. L'École ne devait recevoir que 450 élèves. Quel élan vers la carrière militaire! Comme on voit bien que l'espoir de la revanche est resté populaire chez nous! Qui donc a dit que la race française n'était plus une race guerrière?
Nous sommes pleins d'enthousiasme, mes camarades et moi, lorsque nous pénétrons, au mois de novembre, dans la grande demeure. Nous avons hâte d'endosser l'uniforme et, melons que nous sommes, de répéter ces vers héroïques et traditionnels:
«A nous, cette mêlée ardente.—A nous, cette plaine sanglante,—A nous la gloire et le trépas,—A nous ces nuages de poudre,—A nous les éclairs de la foudre,—Et la volupté des combats.»
Mon enthousiasme a passé rapidement. De l'enthousiasme!..... Je n'arrive même pas à comprendre pourquoi on nous oblige à demeurer deux ans à Saint-Cyr. Est-ce pour nous enseigner l'Art de la guerre? Mais qu'est-ce donc que cet Art de la guerre qu'on dit aujourd'hui si savant et si complexe? N'est-ce pas simplement l'Art de la Destruction? Et est-il donc nécessaire à un homme, afin de devenir un bon destructeur, de consacrer deux ans de sa vie à l'étude théorique de la dévastation? Je ne m'explique pas qu'on ne nous envoie point, plutôt, passer ces vingt-quatre mois parmi des tribus sauvages que nous pourrions massacrer à l'aise, ou parmi des populations laborieuses et d'esprit révolutionnaire que nous pourrions mettre à la raison. Ce serait là un excellent moyen, le seul, de nous permettre de nous faire la main.
S'il faut détruire, s'il faut maintenir, comme agents de l'existence sociale, la ruine et la mort, pourquoi ne pas simplifier l'art de la tuerie, au lieu de le compliquer? Et c'est seulement à la complication que pousse le développement continuel de la soi-disant Science militaire. La guerre, par suite de l'intrusion de la Science dans le carnage,—intrusion dont les Intérêts ont vite appris à tirer parti—devient une farce, dont les peuples ont à payer les frais bien plus en espèces qu'en nature, et qui menace de se jouer éternellement.
Au fond, l'enseignement qu'on nous donne est surtout moral; je devrais dire immoral. On ne se lasse point de nous faire entendre que nous sommes des êtres supérieurs, faits pour dominer et commander; on nous démontre d'une façon fort claire que, sans nous, la société se dissoudrait dans le chaos; que cette société en désarroi ne se maintient que grâce à l'existence de l'armée, qui a seule survécu au milieu de la désorganisation générale; et que l'armée, c'est nous. La Patrie, c'est l'Armée; et l'Armée, c'est l'Officier. Par conséquent, on nous apprend à figurer la Patrie... Rossel écrivait: «Le Prince doit savoir la guerre, disait Machiavel; aujourd'hui, le Prince, c'est le Peuple.» Mais on a fusillé Rossel parce qu'il ne fallait pas que le peuple sût la guerre. C'est l'officier qui doit la savoir; et il n'a pas beaucoup de mal à l'apprendre. Il n'a qu'à se persuader qu'il incarne, qu'il représente la Patrie.
Soit. Mais alors, je me demande pourquoi on ne nous distribue pas le seul livre qui nous serait de quelque utilité pour régler notre attitude: le Manuel du Parfait Vainqueur (traité de la Victoire morale). Une chose que je ne me demande plus, par exemple, c'est la cause de nos désastres de 1870. Elle m'apparaît. Je commence à percevoir en même temps que, pour que la guerre reprenne une signification et tende à disparaître, il faut que le Peuple fasse la guerre par lui-même et pour lui-même. Et je me rends compte de tout l'odieux et de tout le ridicule de cette comédie du Relèvement qui se déroule, depuis tant d'années déjà, sous la voûte d'acier formée par des épées trempées dans l'eau bénite.
Toute l'instruction technique qu'on nous donne, en dépit des apparences, se réduit à rien. Des tas de notions, généralement inutiles et inapplicables en elles-mêmes, se bousculant sur la base chancelante d'extravagantes hypothèses, et qui doivent être rendues plus inapplicables encore, en pratique, par suite de l'existence de ce fait certain: que la Politique est devenue la fatalité qui, de plus en plus, appuie sa patte crochue sur l'épaulette des chefs militaires. La guerre n'est plus un acte héroïque, ni même une oeuvre nécessaire; c'est une opération mercantile. C'est le Boutiquier, du fond de son échoppe, de son bureau, de sa banque, de cette succursale de la Bourse qu'on appelle le Parlement, qui la décrète, la déchaîne, la conduit, l'arrête. Et c'est pourquoi la plus grande puissance banquière de notre époque, l'Église, cherche aujourd'hui à prendre ouvertement la direction de l'Armée.
Le cléricalisme règne en maître à Saint-Cyr.
L'aumônier est le personnage important; et le catholicisme des professeurs éclipse leur érudition. Toutes les faveurs sont réservées aux écoliers des collèges de Jésuites, qui sont en grand nombre. On dirait que les bons pères ont fait ce rêve de la reconstitution d'une caste guerrière, qui s'élèverait peu à peu au-dessus des autres classes de la nation, et les dominerait, pour la plus grande gloire de Rome. Quant aux élèves des établissements laïques, ils sont fort méprisés par la clique religieuse; et, s'ils n'affectent pas quelque dévotion, traités en parias. Je dois avouer que je ne m'attendais pas à une pareille situation.
Au cours d'un des nombreux voyages que fait mon père de Berlin à Paris, et pendant lesquels il oublie rarement de me rendre visite, je l'ai mis au courant des faits. Il a paru fort étonné. Il se doutait bien de quelque chose comme ça, m'a-t-il déclaré, mais il n'aurait jamais pensé...
—De mon temps, a-t-il dit, les différences d'origine d'écoles préparatoires n'avaient pas encore apporté leur note discordantes à Saint-Cyr. Deux seulement des jeunes gens de ma promotion sortaient d'institutions religieuses. Leur séjour à l'École ne fut pas enviable. Ils furent mis en quarantaine et eurent à subir des brimades cruelles. L'un se fit tuer en Crimée, presque volontairement, et l'autre donna sa démission peu de temps après sa sortie de l'École. Nous n'aimions pas les cagots, et les convictions religieuses nous semblaient des idées d'un autre âge, très peu respectables. A vrai dire, je me suis toujours douté de ce qui arrive; et je prévois que l'esprit clérical se développera sans interruption. J'avais même pensé à te faire élever dans un établissement religieux; mais j'y ai renoncé. C'est vraiment trop malpropre. Toute jeune fille élevée par les bonnes soeurs est une tribade; tout jeune homme qui sort d'une jésuitière est un bardache. Voilà mon opinion; et ça me dégoûte. La France est moins délicate que moi; elle aime ça. La France, terre de liberté et de pensée libre, foyer du progrès, cuve de fermentation révolutionnaire!... La France est une cuve de fermentation, avec le derrière du prêtre en guise de couvercle; et ça pèse lourd, un derrière de curé! Enfin, qu'est-ce que tu veux? Il faut, sinon hurler avec les loups, au moins ouvrir la gueule en même temps qu'eux. Sans approuver ouvertement, il ne faut point désapprouver. Déclarons-nous partagés entre le culte de la liberté de conscience et celui du drapeau. La liberté de conscience, a-t-il conclu en ricanant, en voilà une fameuse affaire pour nous tirer d'embarras, à notre époque de consciences en caoutchouc!
Vous voyez que mon père a des idées à lui sur bien des choses. Je ne vous exposerai pas toutes ses opinions sur Saint-Cyr. Je vous répéterai seulement ce qu'il m'a dit dernièrement, peu de jours après qu'il fut revenu à Paris après avoir été relevé de son poste à l'ambassade française en Allemagne; c'est-à-dire dans les derniers jours de novembre 1881.
—Saint-Cyr n'est ni une école théorique, ni une école pratique. On a de la peine à faire, en cinq ans, de bons soldats au régiment. On prétend pouvoir créer, en deux ans, d'excellents officiers dans des dortoirs—auxquels, il est vrai, on a adjoint une chapelle, qu'on agrandit tous les jours.—Ce qu'on cherche à faire de l'élève de Saint-Cyr, de plus en plus, ce n'est pas un militaire; c'est un apôtre. C'est un missionnaire inconscient de la routine; un automate voué à l'apostolat, par la parole et par l'acte, de toutes les âneries qui constituent la saine doctrine sociale. Voilà l'évidence même. Si l'on désirait seulement avoir de bons officiers, pourquoi ne les prendrait-on pas parmi les jeunes soldats du contingent ayant un certain degré de culture intellectuelle? Ces jeunes gens pourraient compléter leur instruction dans des établissements spéciaux; ou, ce qui vaudrait mieux, par eux-mêmes. Pour être un bon officier subalterne, il est plus nécessaire de connaître la grammaire et des langues vivantes que d'avoir ingurgité péniblement les quintessences mal distillées de la grande et de la petite tactique. Mon avis est que notre système militaire ne peut pas être réformé efficacement. On devra, s'il doit durer, le démolir et le reconstruire complètement. Pour cela, il faut attendre une autre guerre; peut-être une autre débâcle. C'est sous le feu que ces grands changements s'accompliront. En attendant, Saint-Cyr, comme institution, est une chose morte. C'est un vieux tambour crevé, sur lequel le Jésuite bat le rappel des vanités rapaces de la bourgeoisie et des ambitions creuses d'une impotente noblesse.
Mon père me parle de l'Allemagne, qui est un beau pays, mais qui a besoin de beaucoup d'argent pour se développer complètement; les Allemands ont eu tort de nous prendre cinq milliards; il leur en aurait fallu vingt-cinq. Il me parle de Berlin, qui est une ville sans caractère; les monuments ne l'ont pas intéressé et la Siegessäule elle-même l'a laissé froid. Il me parle des fonctions qu'il a remplies: une vraie moquerie. Rien à voir; on invite les attachés français à des manoeuvres sans intérêt du côté de Breslau ou de Koenigsberg. Le prédécesseur de mon père, cependant, ayant pris l'habitude d'envoyer au ministère six ou sept kilogrammes de rapports chaque mois, mon père, pour ne pas demeurer en reste, n'en n'expédiait jamais moins de dix kilogrammes mensuellement. Le gouvernement n'avait donc pas lieu de se plaindre. Du reste, rien à apprendre. Ou du moins...
... Ici, mon père s'arrête un instant; mais, après quelque hésitation, il se décide à me confier qu'il a fait, à Berlin, la connaissance d'une dame de l'aristocratie qui lui a souvent donné des renseignements curieux. Au fond, les informations qu'elle fournissait étaient peut-être plus sensationnelles qu'exactes; mais la femme était charmante. Mon père me fait de cette dame—qui s'appelle la baronne de Haulka—une description enthousiaste; comme elle est libre, étant veuve, il l'a fortement engagée à venir se fixer en France.
Mon père est en veine de confidences. Il me fait part, sous le sceau du secret, d'un bon tour qu'il a joué, avant de quitter l'ambassade, à son ennemi le général de Lahaye-Marmenteau. Le général faisait espionner mon père par un agent secret nommé Lügner. Ce Lügner était en relations avec le cousin Raubvogel; ce dernier informa mon père. Mon père fit fournir au sieur Lügner, par l'intermédiaire d'un ami de la baronne de Haulka, des renseignements vraisemblables, mais complètement faux. Ces renseignements portaient sur de prétendus déplacements de troupes allemandes; ils furent aussitôt transmis à Lahaye-Marmenteau. Celui-ci, sans se livrer à aucune vérification des avis qui lui étaient donnés, fit prendre des dispositions qui apportèrent une indescriptible confusion dans l'organisation de nos troupes et de nos approvisionnements le long de la frontière de l'Est.
—Sans perdre un moment, dit mon père, je communiquai avec le ministre de la guerre. Je fis voir que les renseignements reçus par Lahaye-Marmenteau étaient mensongers, et qu'il s'était laissé prendre dans le piège le plus grossier. Je déplorai amèrement que les bureaux n'eussent pas une plus grande confiance dans ma vigilance, et qu'ils se missent entre les mains de personnages équivoques. J'allai même jusqu'à envoyer un rapport spécial des faits à Gambetta qui vient, comme tu le sais, d'être nommé premier ministre, il y a quinze jours. Veux-tu connaître les résultats de ma diplomatie? Je viens d'être rappelé en France afin d'être nommé général de brigade; de plus, j'aurai pour mes étrennes la cravate de commandeur, en récompense de mes services à Berlin. Quant à Lahaye-Marmenteau, il a été censuré comme il convient. Il s'attendait à être placé à la tête de l'Etat-Major général; il peut attendre. Sa sottise, m'a dit Gambetta dans un long entretien que j'ai eu avec lui avant-hier, a coûté plus de six millions au Trésor. Je t'avais bien dit que j'aurais ma revanche!...
Et mon père se frotte les mains.
Donc, mon père est l'ami de Gambetta. Il est son grand ami. Il est son grand admirateur. Il dit que c'est l'homme providentiel, l'homme qu'il fallait. Il dit que le Grand Ministère va accomplir les oeuvres les plus étonnantes. Il chante la gloire de Gambetta partout, à droite, à gauche, et même chez le cousin Raubvogel. Mais le cousin Raubvogel, qui est devenu très riche, ne cherche plus à dissimuler sa pensée. Il a répondu à mon père:
—Laisse-moi donc tranquille. Votre grand homme est en baudruche. Je ne lui donne pas trois mois pour se dégonfler à tout jamais, et de piteuse façon.
Mais mon père ne se déconcerte pas; il continue à se dire gambettiste, patriote et démocrate. L'autre dimanche, chez M. Curmont, qui nous avait invités à déjeuner, il s'est mis, après le café, à défendre avec chaleur les idées de Gambetta sur la colonisation. Il a exalté le projet d'un grand empire colonial, présenté par Gambetta en 1880 après que les Allemands eurent pris pied en Afrique, et qui assigne à la France tout le continent africain au nord du golfe de Guinée.
—Pour qu'une entreprise pareille puisse réussir, dit-il, entreprise libérale et démocratique au premier chef, il faut que toute opposition disparaisse. Il faut que les interpellations soient interdites à la Chambre....
—C'est bien peu démocratique, interrompt M. Curmont, surpris.
—Je veux dire, continue mon père, fort ennuyé, je veux dire ces réunions, ces choses, ces.... ces.... Enfin, il faut qu'on cloue le bec à la Presse. Voilà!
—Mais, demande M. Curmont, de plus en plus étonné, où démêlez-vous la démocratie, là-dedans?
—Je ne la démêle pas! crie mon père, exaspéré. Je l'emmêle—à pied et à cheval!
La Démocratie, cependant, s'affirme. La Démocratie consciente d'elle-même, qui n'a point oublié que des heures mauvaises sonnèrent pour la patrie, et qui se prépare à la revanche prochaine. Les discours, les sociétés de tir, de gymnastique, les orphéons, les bataillons scolaires, témoignent de l'imminence de cette revanche; la Presse aussi. Elle a été unanime, cette Presse, dans les éloges qu'elle a décernés à mon père, le 1er janvier, à l'occasion de son élévation au grade de commandeur dans l'ordre de la Légion d'Honneur. Elle a rappelé ses hauts faits, a reproduit le récit historique du combat de Nourhas. Et elle a encore applaudi, quelques jours après, lorsqu'il a été désigné, comme brigadier, pour le commandement de la 312e brigade d'infanterie. Mon père est parti pour son nouveau poste au milieu d'un concert de louanges, patriotiquement accordées à «un général réellement républicain, comme nous en avons trop peu.»
On est républicain, et sérieusement. On fête le 14 Juillet, anniversaire de la prise de la Bastille. (La Bastille. Il n'y en a qu'une). Et «le cléricalisme étant l'ennemi», la libre pensée a distribué son étiquette aux personnages du monde officiel.
A ce propos, il faut que je vous fasse part—d'une lettre de faire part, encadrée de noir.—Tous les enterrements auxquels je vous ai invités jusqu'ici vous ont fait passer par l'église. Je pense qu'il est grand temps de vous demander de m'accompagner à un enfouissement civil (style 16 Mai). Voilà qui est fait. Vous êtes priés d'assister aux obsèques, purement civiles, de Mme Curmont, décédée en sa quarante-cinquième année, en son domicile, etc., etc. Si vous vous étonnez des sentiments anti-religieux de cette dame, je vous dirai qu'elle était très pieuse, même dévote, et qu'elle avait instamment demandé un prêtre à ses derniers moments.
Mais voici ce qui s'est passé. On a su que le gouvernement avait résolu de créer sous-préfet M. Albert Curmont; là-dessus certains journaux ont assuré qu'Albert n'était pas assez anti-clérical, et qu'il n'était point prudent de confier un pareil poste à un homme dont l'athéisme n'était pas sûr. Les funérailles religieuses de Mme Curmont, à un pareil moment, eussent compromis et sans doute ruiné l'avenir de son fils. Donc, afin de mettre un terme aux criailleries de la Presse et afin de lui prouver péremptoirement qu'elle avait tort, l'entrée de la maison a été interdite au prêtre que la mourante avait fait appeler. Adèle a bien essayé de s'interposer, cette pauvre petite Adèle qui est si jolie, aujourd'hui, dans ses vêtements de deuil. Mais les nécessités de la politique l'ont emporté.
Vous comprenez donc, et cela pourra vous servir à l'occasion, ce que c'est que la politique. Si le corps de sa mère avait été porté à l'église, Albert n'aurait pu être nommé fonctionnaire de la République française. Mais sa mère ayant été enterrée civilement, il obtient la situation qu'il ambitionne. Car, en effet, il l'obtient. On finit toujours par obtenir ce qu'on mérite.
C'est pourquoi, vers la fin du mois d'août 1883—juste comme mon père est rappelé à Paris pour prendre la direction d'un service au ministère—je vois mon nom figurer, avec le numéro 222, dans le classement de fin de seconde année à Saint-Cyr. Je la tiens donc, mon épaulette!
Si vous croyez que je vous ai fait jusqu'ici un récit exact et complet de mon existence, vous vous trompez. Ces mémoires sont des mémoires. J'omets certains événements, je néglige de parler de certains personnages; je décris le moins possible, surtout parce qu'il n'y a guère que de l'horreur à décrire. Des acteurs qui passent rapidement, haillons d'êtres sous les oripeaux qu'il leur faut, me suffisent donc. Je n'ai pas un mot pour les planches sur lesquelles ils évoluent, aujourd'hui estrade de théâtre, demain plate-forme d'échafaud.
Vilaine peinture, de bric et de broc, et pas de cadre. Et voici encore un bonhomme, un sale bonhomme, pas le plus sale, sale tout de même, qui s'échappe de la palette crottée, au bout du pinceau du souvenir, et qui se profile sur la toile, avec son nez crochu.
Un Juif. Lévy. Je ne vous l'ai pas présenté jusqu'ici parce que, bien qu'il ait été le facteur de beaucoup des joies et des ennuis qui rompirent la monotonie de ma seconde année à Saint-Cyr, il n'est intéressant ni par lui-même ni par les transactions dont il vit. C'est l'usurier qui, régulièrement, tient le jeune officier sur les fonts baptismaux de l'église militaire. C'est le parrain qui répond de l'avenir de son filleul à épaulettes devant des tailleurs, des bijoutières, des marchands d'objets divers, à conditions que le filleul s'engage sur l'honneur à payer quelques petits billets. Combien de carrières militaires brise cet honnête homme, je n'ai pas à le dire ici. Je vous apprendrai seulement qu'ayant reçu du personnage, durant les six derniers mois, une somme de 1.500 francs environ, je me trouve aujourd'hui lui devoir 4.000 francs, moins des centimes. Pourquoi je me suis endetté à pareil point, c'est mon affaire; mon père ne me laissait pas manquer d'argent, et le cousin Raubvogel se montrait souvent généreux à mon égard; mais il y avait du côté du Panthéon une certaine Noisette.... on ne la cueillait pas pour des prunes...
Les billets arrivent à échéance demain matin; et j'en suis fort ennuyé. Je n'ose rien dire à mon père; je pourrais, il est vrai, lui tout avouer, et même en exiger de l'argent; car enfin, il ne m'a pas encore rendu ses comptes de tutelle; mais une fausse honte m'empêche de parler. Je prends donc le parti, ce matin, d'aller demander à l'usurier de reporter à trois mois la date d'échéance des effets. Mon uniforme d'officier est là, tout battant neuf; mais je ne l'endosse pas, de peur d'éveiller l'attention de mon père qui m'a offert l'hospitalité dans son appartement, et qui ne doit pas se douter des motifs de ma sortie. Je quitte la maison sans avoir été remarqué, encore une fois vêtu en Saint-Cyrien, et je me dirige vers la rue de Rennes.
Il me faut d'abord attendre un bon quart d'heure dans l'antichambre de l'entresol luxueux qu'habite l'usurier; le domestique me déclare que Monsieur est très occupé. Enfin, je suis introduit. J'expose à M. Lévy—un homme trapu, grassouillet, chauve, à la face jaune ponctuée d'une barbiche noire, aux yeux humides et ronds,—l'objet de ma visite. M. Lévy secoue la tête d'un air désenchanté. Il n'aurait jamais cru que je viendrais, moi, jeune homme de si bonne famille et fils d'un général, lui demander une chose pareille. Il en est vraiment stupéfait. Renouveler mes billets! Mais, ai-je seulement réfléchi à tous les sacrifices qu'il s'est imposés pour m'avancer les sommes qu'il m'a prêtées? Ne puis-je comprendre combien il a hâte de rentrer dans ses fonds? La vie est si dure, les affaires si difficiles! Non, non, tout renouvellement est impossible.
J'insiste, plaidant ma cause avec éloquence. Le prêteur insiste aussi, avec une éloquence non moins grande. Pourtant, après vingt minutes de discussion, il finit par s'humaniser. Il me déclare qu'il consent à reporter l'échéance à trois mois, à condition que je signe de nouveaux billets qui porteront la somme due, intérêts compris, au chiffre de 5.000 francs. Je me récrie; mais le préteur est inflexible. Il me signifie que c'est à prendre ou à laisser. Tout en parlant, il avance sur le bureau, derrière lequel il est assis, d'oblongs papiers timbrés. Quant à moi, je me décide à m'asseoir de l'autre côté du bureau et à prendre une plume. Mais, tout à coup, elle me tombe de la main, et je me lève. Un grand bruit vient de s'élever dans l'antichambre, et les éclats d'une voix, d'une voix que je connais bien, parviennent jusqu'à nous.
—Tonnerre de Dieu! Laissez-moi entrer, mon garçon ou je vous passe sur le ventre!
La porte du cabinet, violemment tirée, s'ouvre; et mon père apparaît. Mon père, vêtu d'habits civils, un jonc à pomme d'or à la main.
Il s'avance, prend une chaise, s'assied à côté du bureau et dit froidement:
—Que je ne vous dérange pas, messieurs! Continuez vos manigances. Où en étiez-vous?
—Je suppose, dit M. Lévy, très déconcerté tout d'abord mais qui a maintenant repris son aplomb, que c'est à M. le général Maubart que j'ai l'honneur de m'adresser?
—A lui-même, répond mon père. J'ai pensé que les affaires que vous étiez en train de traiter avec mon fils m'intéressaient, au moins indirectement; et vous ne trouverez pas mauvais, j'espère, que...
Brusquement, il s'interrompt, tourne le dos à l'usurier et s'adresse à moi.
—Qu'est-ce que tu dois à cet individu? Combien as-tu reçu de lui?
—Quinze cents francs, il y a trois mois.
—Ah!... Et ça, c'est du papier pour le renouvellement. Combien te préparais-tu à déclarer devoir, aujourd'hui?
—Cinq mille francs, dis-je, après avoir hésité un instant.
Mon père éclate de rire, et se retourne vers l'usurier.
—Vous ne vous mouchez pas avec un manche de pelle, vous! Cinq mille francs pour quinze cents, en trois mois!
—Mon général, dit Lévy résolument, je ne discute pas les chiffres que vient de citer monsieur votre fils. Je vous informe simplement que j'ai là des billets revêtus de sa signature, dont le montant s'élève à 4.000 francs, et qui arrivent à échéance demain. Ils seront donc présentés dans vingt-quatre heures à l'adresse qu'ils portent, la vôtre.
—Présentés est une chose; payés, une autre.
—Monsieur votre fils, reprend Lévy, ne s'est pas borné à signer ces effets; il a, de plus, mis sa signature au bas d'un papier par lequel il s'engage sur l'honneur à ne jamais s'opposer au payement de ce qu'il me doit.
—Sur l'honneur! s'écrie mon père. Ah! bah! Il s'est engagé à ça sur l'honneur! Eh! bien, je vous déclare sur l'honneur, moi, que je m'oppose à ce que mon fils vous paye un sou de ce qu'il ne vous doit pas. Vous aurez quinze cents francs, plus les intérêts à six pour cent, et pas un fifrelin de plus. En outre, je vous déclare sur l'honneur, monsieur Lévy, je vous déclare que vous êtes une franche canaille. Vous inondez de vos prospectus les Écoles spéciales; vous préparez consciemment la ruine de nombreux officiers. Vous brisez leur avenir; après quoi, vous leur prenez l'honneur ou la vie. Dans la brigade que je commandais dernièrement, deux jeunes gens ont été obligés de donner leur démission; les plaintes que vous adressiez à leur colonel les ont contraints à quitter l'armée; l'un vient de se brûler la cervelle. Vous savez ça? Vous êtes non seulement un voleur, vous êtes un assassin. Faites présenter demain vos billets, et nous verrons.
—C'est tout vu, ricane l'usurier, blême de rage sous sa peau jaune; les effets seront payés, ou je poursuivrai à boulets rouges, conformément aux lois. De plus, dès que monsieur votre fils sera affecté à un régiment, je préviendrai le colonel de l'existence d'un engagement sur l'honneur qui porte le nom de Jean Maubart.
Mon père ne répond pas. La tête baissée, il semble considérer attentivement le tapis dont il suit les dessins, du bout de sa canne. Le juif l'examine attentivement; et, enhardi par cette immobilité et ce silence, il pose ses deux courtes mains à plat sur le bureau, se penche un peu en avant et s'écrie:
—Ah! vous croyez m'intimider! Vous vous figurez que je vais me laisser effrayer par vos menaces. Vous vous trompez. Vous pensez, parce que vous portez une épaulette que vous pouvez venir impunément insulter d'honnêtes commerçants? Mais je vous ferai payer vos insultes, tout général que vous êtes. Les lois sont pour nous; les tribunaux sont pour vous. Quand on a signé, il faut payer! Et si vous ne payez pas, je vous montrerai de quel bois je me chauffe...
—Du bois de ma canne! s'écrie mon père.
Il s'est précipité sur l'usurier qui s'est aplati sur son bureau, et lui a asséné, entre les épaules, un formidable coup de jonc.
—Aïe! Aïe! Holà! A moi! glapit l'usurier, qui se met à geindre lamentablement.
—Avez-vous fini de hurler, animal? demande mon père, qui saisit l'homme par le bras, le relève, le cale dans son fauteuil. Attendez donc qu'on vous écorche, pour vous plaindre. Ah! vous croyez que vous insulterez impunément des officiers de l'armée française, un général, et que tout vous est permis, gredin!...
—Je vais déposer une plainte, gémit Lévy.
—Oui! dit mon père; mais pas pour rien. Je vais vous jeter par la fenêtre, d'abord, et je dirai pourquoi au procès; et l'on verra s'il y a des juges pour me condamner. Vous êtes un filou et un perturbateur; et nous, les militaires, nous sommes là pour rétablir l'ordre. Allez! Oust!
Il empoigne le juif par le collet, le soulève, l'entraîne vers la fenêtre. Il est hors de lui, assurément, va faire un malheur si je n'interviens pas.
—Grâce! gémit l'usurier. Ne me tuez pas!...
—Demandez pardon, alors! répond mon père. Et vite!
—Pardon, pardon; lâchez-moi, balbutie Lévy, blême de terreur, tandis que mon père continue à le secouer avec rage.
—A une condition, dit mon père, en repoussant sa victime vers le bureau. A la condition que vous allez faire ce que je vais vous dire. Vous vouliez avoir un billet de 5.000 francs, payable à trois mois? Vous l'aurez. Mon fils va vous le signer. Et comme vous lui avez avancé 1.500 francs, vous allez lui verser, séance tenante, 3.000 francs. Vous aurez 500 francs pour l'intérêt, soit 10 p. 100 l'an, soit 20 p. 100 pour six mois. C'est coquet. Acceptez ou je vous fous par la fenêtre, comme j'ai dit. Allons! Est-ce oui? Non?
Il fait un pas en avant. Un rictus épouvantable tord la face du juif qui, pourtant, ne prononce pas une parole. Il semble se décider tout d'un coup, et ouvre un tiroir. Pour y prendre une arme, peut-être?... Non, un papier, timbré pour 5.000 francs et au-dessous, qu'il place sur le bureau, en face de moi. Sur un signe de mon père, debout, les bras croisés, à côté de l'usurier, je remplis et signe le billet que je tends à Lévy. Il l'examine attentivement sans un mot, le place dans un second tiroir qu'il vient d'ouvrir, et dont il sort un portefeuille. De ce portefeuille, lentement, il extrait trois billets de mille francs qu'il étale, du pouce, sur la table. Mon père les saisit, les fourre dans sa poche; reprend sa canne, remet son chapeau sur sa tête, et me fait signe de le suivre. Le juif nous regarde sortir, appuyé au dossier de son fauteuil, les yeux brillants, muet.
En descendant l'escalier, mon père siffle un air de valse.
Nous marchons côte à côte, silencieusement, jusqu'au boulevard Saint-Germain; lui, impassible en apparence, moi, encore très remué.
—Si nous prenions un apéritif? me demande-t-il, comme nous passons devant la terrasse d'un café.
Nous nous asseyons. Il parle de choses indifférentes, très indifférentes. Il dit que le temps est beau pour la saison. Je prends le parti de l'interroger.
—Peux-tu me dire, père, comment il se fait...?
—Que je t'aie rencontré tout à l'heure? Voyons, me crois-tu assez godiche pour ne pas avoir deviné que tu avais des dettes? Tu ne m'avais jamais parlé de rien; c'était assez pour exciter ma méfiance; je n'ignore pas non plus que c'est au moment de la nomination que les créanciers des Saint-Cyriens exigent le payement de ce qui leur est dû. Quand j'ai su que tu sortais ce matin, je me suis donc douté de quelque chose; je t'ai fait suivre par mon ordonnance, qui est revenu me donner l'adresse de la maison où tu étais entré. J'ai su à quoi m'en tenir. Tu connais le reste... A propos, continue-t-il, en tirant de sa poche les billets de banque de l'usurier, il faut que nous partagions; voilà mille francs. Ça te suffira pendant quelque temps. J'en garde 2.000 pour moi. Je dois te dire que ça tombe à pic; je n'avais plus le sou. Par la même occasion, il faut que je t'apprenne pourquoi, jusqu'à présent, je ne t'ai pas encore rendu mes comptes de tutelle. J'ai mangé ton argent. Tout: billets, or, argent, et même le cuivre. Je ne sais pas où ça passe. Ça ne fait rien; je te rembourserai, à un sou près. Il te revenait 400.000 francs, environ. Est-ce que tu serais content de toucher ces jours-ci 100.000 francs là-dessus?
—Ma foi, dis-je, un peu rasséréné par cette offre inespérée qui corrige l'amertume de l'aveu qu'on vient de me faire, ma foi, certainement; mais si tu as...
—J'ai tout mangé, oui, mais j'ai gardé une poire pour la soif. Une bonne poire; M. Freeman. Tu l'as bien négligé, ce pauvre vieux qui t'aimait tant; tu l'as bien abandonné; vous êtes comme ça, vous, les jeunes gens. Et si je ne m'étais pas trouvé là, moi, pour lui écrire, pour aller le voir, pour t'excuser auprès de lui et mettre ta négligence sur le compte de tes études, il t'aurait sans doute oublié dans son testament...
—Est-ce que M. Freeman est mort? demandé-je d'une voix basse, étranglée par un gros regret.
—Oui, il y a quelques jours. Et son notaire vient de m'annoncer qu'il t'a laissé 100.000 francs. Tu comprends bien qu'au fond, ces 100.000 francs, c'est à moi que tu les dois. Si je n'avais pas été là, pour te rappeler sans cesse à la mémoire du vieux bonhomme, tu aurais pu te fouiller. Donc, mon garçon, c'est 100.000 francs que je compte à mon actif et que je déduis de ce que je te dois. Par conséquent, je me reconnais ton débiteur pour 300.000 francs, plus quelque petite chose que je viens de t'emprunter.
Je ne réponds pas. Ce que j'ai vu, ce que j'entends depuis ce matin, me bouleverse, me stupéfie. Je ne puis revenir de mon étonnement, étonnement mélangé de répulsion. Tout cet argent gaspillé, empoigné, happé, perdu; cette façon de disposer de choses qui ne vous appartiennent pas; l'usure, l'inconscience, la cupidité, le cynisme; l'ignominie de tous ces dessous de l'existence qui m'apparaissent tout à coup dans leur nudité... Et le mensonge peut-être. Car est-il vrai que mon père ait engagé le pauvre vieux Freeman à me laisser une part de sa fortune? Est-il vrai, même, qu'il lui ait rendu visite une seule fois?...
Mon père me frappe sur l'épaule.
—Eh! bien, à quoi penses-tu? Tu n'as guère une mine d'héritier. A ton âge, si l'on m'avait apporté une nouvelle comme celle que je viens de t'annoncer, j'aurais fait une autre figure. A propos, tu ne m'as pas dit ce que tu as fait avec les quinze cents francs du Lévy. Des femmes? Maintenant que tu as l'épaulette, j'espère bien..... En tous cas, tu sais, pas de collage. A ton deuxième galon, il te faut un mariage, et un fameux. J'en ai fait deux bons; par conséquent.....
—Père, dis-je rapidement, afin de placer la conversation sur un autre terrain, comment t'es-tu laissé entraîner à menacer cet homme d'une pareille façon, tout à l'heure? S'il avait refusé, pourtant? Il y a tant de gens qui préfèrent la perte de leur vie à celle de leur argent!
—Leur argent, oui, répond mon père en ricanant; mais pas celui des autres. Ce Lévy n'est qu'un homme de paille. L'argent qu'il prête ne lui appartient pas. Et tu connais son bailleur de fonds?
—Je devine, dis-je. C'est Raubvogel!
—Non, murmure mon père. C'est le général de Lahaye-Marmenteau.