L'épaulette: Souvenirs d'un officier
XXII
Vous n'avez sans doute pas oublié ces lettres que j'avais trouvées dans le secrétaire (à gauche de la cheminée). Je vous avais promis de vous dire pourquoi elles m'avaient intéressé. Je vais tenir ma promesse, bien que vous ne le méritiez guère. Vous n'avez même pas protesté contre la manière, vraiment par trop rapide, dont j'ai enterré mon père. Vous n'avez même pas dit qu'il est réellement honteux de conduire les morts au triple galop à leur dernière demeure. Et j'ai profité de votre silence pour ne point vous faire part de mille incidents qui vous auraient affectés; pour ne point vous apprendre par exemple, que le général de Lahaye-Marmenteau, représentant l'Etat-Major, avait assisté aux funérailles et s'était montré fort aimable envers moi; ce qui m'avait amené à considérer comme de simples paroles en l'air les vagues menaces qu'il avait proférées à Paris. Ce fait, joint à cette autre circonstance que mon père, en dépit de tout, m'a laissé une somme assez ronde, m'a mis en cet état de belle humeur qui, maintenant, ne doit plus vous surprendre.
Quant aux lettres que j'ai justement à la main, ce matin, en me dirigeant vers Sainte-Luce (l'un des jolis faubourgs de Nortes), ce sont tout bonnement les missives envoyées à mon père par Mme Plantain et que je vais reporter à cette dame. Vous décrirai-je l'agréable villa qu'habite Mme Plantain? Vous dépeindrai-je Mme Plantain elle-même? Ne vous contenterez-vous pas de savoir qu'elle s'appelle Isabelle? Vous penserez, naturellement, que je vous donne là un renseignement qui ne m'a pas coûté cher et que j'ai simplement trouvé au bas de chacune des épîtres que je viens de remettre, en mains propres, à Mme Plantain. Eh! bien, vous vous trompez; je n'ai point lu les lettres... Ah! sapristi, je viens de vous dire qu'elles m'avaient beaucoup intéressé... Enfin, je les ai lues sans les lire; je les ai parcourues; je lis très vite...
Mme Plantain, aussi, lit très vite; elle vient de me le déclarer; (vous voyez que notre conversation est assez longue, assez amicale, et qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que Mme Plantain elle-même m'eût appris son petit nom). Mme Plantain—Isabelle! Isabelle!—Isabelle avoue qu'elle raffole de Dumas père. Je confesse que je suis sanguinaire, mais que les abattoirs du roman d'aventures me dégoûtent. Alors, elle dit que ce n'est pas Dumas père qu'elle aime; mais Dumas fils. Hélas! Hélas! Elle dit qu'elle adore la psychologie et qu'elle lit Bourget; (ça, c'est pas vrai. On ne peut pas). Elle voit tout à travers des pièces et des romans. Quel vide! Mais quel joli vide! Des yeux qui ont la profondeur des rêves. (On dirait des puits. J'aime mieux m'arrêter ici; je descends trop, pour commencer.)
Mme Plantain m'explique pourquoi elle a quitté son mari. Plantain n'était plus jeune, tant s'en faut; c'était un savant, toujours enfermé dans son laboratoire, et qui ne supposait pas qu'une jeune femme pût désirer trouver dans la vie autre chose que des cornues. Je vois ça. Vous aussi. Mme Plantain est une femme incomprise. (Voilà un type neuf.) Un type fréquent chez les nations en décadence, lorsque l'intelligence, comme dit Gibbon, a renoncé «avec un sourire ou avec un soupir». Une bêtise touchante et noire, que ne percent pas les rayons blafards d'une instruction hâtive; point de sens moral, car, pour les cerveaux spongieux, dès que le crime cesse d'être le péché, il n'existe plus; et une sensibilité extrême, douloureuse un peu, qui n'est pas la bonté, mais le rappel intérieur et pénible, l'évocation amèrement égoïste de souffrances rêvées. Mme Plantain croit à l'idéal, sourit à des futurs couronnés de promesses; des romances lui pourrissent dans le coeur. Ce genre de femme n'est pas mon fait; je suis encore trop jeune, ou plus assez. Mais pour un vieux, ce serait le rêve. Mon père s'y connaissait, tout de même.
Mme Plantain déplore la mort de mon père; elle avait grande confiance en lui; la preuve, c'est qu'elle est venue habiter Nortes. Mais comment retourner à Paris, où le bruit fait autour du nom de son mari a rendu sa position, à elle, si difficile? D'autre part, rester à Nortes... Est-ce que je ne pense pas que sa situation est un peu fausse? Peut-être. Et ne pourrais-je pas donner quelques conseils à l'amie de mon père? Mais si. Et d'autant plus désintéressés que je suis décidé, malgré le charme de la jeune femme, à ne point naviguer dans les eaux paternelles. «Non, non, me dis-je chaque jour, je ne serai jamais autre chose que l'ami d'Isabelle; ce sera plus original; ça sentira moins le roman.» Mais la nuit vient; et, ma foi...
Je ne me dissimule pas qu'une liaison entre Isabelle et moi nous placerait tous deux dans une situation particulière, peu compatible avec les préceptes de la morale courante. Mais un officier n'a rien à faire avec la morale courante. Son guide n'est pas la morale courante, mais l'honneur militaire. Et des manifestations passionnelles peuvent-elles porter atteinte à l'honneur militaire? En conscience, je ne le crois pas. D'ailleurs, toute discussion sur ce point serait oiseuse; ce n'est pas là qu'est la question; et je puis vous en exposer le noeud en quelques mots. Mon père a respecté Isabelle. S'il était possible d'avoir des preuves de la chose, j'en aurais. Il l'a respectée, peut-être, parce qu'il ne pouvait faire autrement; mais enfin, il l'a respectée. De sorte que je suis parfaitement libre de ne point l'imiter. J'en fais ici le serment: si tel n'était point le cas, je m'abstiendrais. Cela ferait saigner mon coeur, c'est certain; mais je le laisserais saigner. Je ne suis pas de ceux qui traitent les choses à la légère et ricaneraient, à ma place: «Où le père a passé, passera bien l'enfant.» Non. Je sais être sérieux quand il faut l'être. Et c'est précisément parce qu'elle apprécie ma bonne foi et la gravité de mon caractère qu'Isabelle se décide à me donner son coeur.
Nous voilà heureux. A Nortes? Pendant quelques jours. A Paris? Pendant quelques jours. Puis, Isabelle part pour Trouville où elle reste jusque vers le milieu de septembre et où je vais la retrouver le plus souvent possible. Nous faisons des projets d'avenir; dès qu'elle aura obtenu son divorce (l'instance a été introduite, il y a déjà longtemps, sur l'avis de mon père), nous nous marierons. Isabelle aura alors la libre disposition de sa fortune, dont elle ne touche à présent que les intérêts, et qui est considérable; je m'attache de plus en plus à Isabelle. Sa compréhension de la Société, de l'Armée, etc., est au niveau de celle de la foule; mais pourquoi pas? Et pourquoi l'ordre social actuel n'existerait-il point, puisque ses victimes sont assez sottes et assez lâches pour l'accepter? Et pourquoi n'en tirerions-nous pas tout le profit possible, nous, les privilégiés? Isabelle croit à mon avenir, me voit déjà colonel, général...
Quoi? Ma détermination de quitter l'armée?... Vous voulez rire. Il y a beau jour que j'ai changé d'avis. Savez-vous à quoi je me suis décidé, à présent? A imiter les méthodes de mon père; ni plus, ni moins. Elles lui ont réussi; pourquoi ne me réussiraient-elles point, à moi? Je plaisante, je ris, je blague, je fais du bruit, de la poussière et de l'esbrouffe; je joue au bon garçon et au bon diable; je mélange une inconscience voulue à une franchise maquignonnée; je commence à entrer dans la peau du bonhomme. Ça prend, ça prend. Ça prend même sur moi; je vois les choses sous un nouvel aspect, très riant. Les amitiés, les sympathies, les appréciations flatteuses pleuvent. Et lorsque le czar vient à Paris, en octobre, lorsque l'État-Major français doit préparer, de concert avec un représentant de Sa Majesté, la grande revue que ladite Majesté passera à Châlons, savez-vous qui est désigné pour donner à l'illustre Moscovite tous les renseignements qu'il peut désirer? C'est moi. Je suis spécialement attaché à la personne du célèbre tacticien russe, le général Knoutkoff.
L'aigrefin que la République a choisi pour président ayant été contempler à Saint-Pétersbourg les clefs d'un grand nombre de villes françaises et les drapeaux de la Grande Armée, le czar lui rend sa politesse. Le czar vient en France, vient à Paris. Quel bonheur! «Qu'est-ce que c'est que le bonheur? écrit Nietzsche. C'est sentir que notre pouvoir augmente, qu'une résistance est surmontée.» Les Français sont heureux parce qu'ils sentent que leurs facultés serviles se développent, qu'ils ont maîtrisé la répugnance que causent les définitifs avilissements. Le peuple français possède aujourd'hui cette alliance russe qu'il a achetée au prix de tant de palinodies et de tant d'abjections; «alliance naturelle» des «Fils de Bélial» et des «Diables rouges» avec les Saints Cosaques et les Chevaliers du Knout; alliance naturelle—mais oui!—du lâche tortionnaire Prudhomme avec l'infâme geôlier de la Sibérie. Les peuples? Le pauvre peuple russe croupit dans son esclavage, dans sa vermine morale et physique, se débat contre l'ignorance, contre la fièvre, contre la faim. Le misérable peuple français croupit sur sa honteuse défaite dont le souvenir lui donne le cauchemar, se débat fébrilement contre les vérités qui veulent lui ouvrir les paupières, et qu'il refuse de voir. Le peuple russe «qui ne connaît, dit Adam Mickiewicz, qu'un seul héroïsme: celui de la servitude», est lié, par l'Autocrate blanc et le Tartufe tricolore, au peuple français qui ne connaît plus qu'un seul héroïsme: celui du mensonge.—Vive la Russie! crie le peuple français, qui se dit libre, et qui est esclave, et qui n'est plus même un peuple—et qui le sait.
—Vive la Russie! crie Prudhomme en brandissant son parapluie ou en agitant son sabre (retour d'Allemagne). La Russie, parbleu! continue-t-il tout bas, ne peut rendre aucun service à la France dans une guerre de revanche. Elle ne pourrait jouer un rôle important dans une lutte avant un mois, deux mois peut-être, à dater du jour de la mobilisation. L'Allemagne, avec deux ou trois corps d'armée empêcherait (s'il en était besoin) toute action rapide de l'armée russe. D'ailleurs, la Russie est incapable de tout. Il lui a fallu un an pour étouffer l'insurrection polonaise, malgré les atrocités commises par Mourawieff le Bourreau. Au Caucase, elle n'est arrivée qu'à des résultats partiels, après des années et des années de guerre. Depuis 1877, depuis Plevna où la clef de la position, la redoute de Grivitza, ne put être emportée que par les Roumains, son armée n'a fait aucun progrès; au contraire. Elle serait battue, sur mer, par l'Italie; et sur terre, par le Japon. Mais cette guerre de revanche qu'elle ne peut nous aider à entreprendre, elle peut—justement—l'empêcher. En concluant une alliance avec nous, elle contresigne le traité de Francfort—cet excellent traité grâce auquel nous prospérons, nous, les riches; grâce auquel nous pouvons nous soûler du sang des misérables. La possibilité de la guerre de revanche—que c'est notre seule mission de préparer—est donc écartée. Quel bonheur! Et si, par impossible, cette guerre éclate quand même, et si (comme c'est probable) nous sommes encore vaincus, nous pourrons contenir le peuple; lui dire que s'il bouge, les Russes ne viendront pas nous aider, et lui faire prendre patience—ce qui est le grand point—jusqu'aux capitulations libératrices. Et après, si, comme en 1871, il se rend compte de la comédie jouée par nous et tente de se soulever—mon Dieu! nous recommencerons 1871, nous aussi!...
Voilà les idées qui me chevauchent par la tête, bien malgré moi, mais que je me garde d'exprimer. Je n'énonce que les idées qu'exprimait mon père, ou qu'il exprimerait. J'ai promis de l'imiter en tout et je tiendrai parole. Cependant, je ne suis pas maître de mes pensées; du reste, je ne sais point si les mêmes pensées, malgré leur peu d'orthodoxie, ne se présenteraient pas à l'esprit de mon père. S'efforcer de penser ce qu'on dit et de ne pas dire ce qu'on pense, tout est là, quand on veut faire son chemin.
Du chemin, j'en ai déjà fait beaucoup, aux côtés du général Knoutkoff. Nous avons parcouru Paris en tous sens, avec des haltes aux bons endroits. Actuellement, nous sommes en route pour Châlons; le général va jeter un coup d'oeil—le coup d'oeil du maître—sur les derniers préparatifs de la revue qui doit avoir lieu après-demain. Les troupes commencent à encombrer les localités qui avoisinent la plaine fameuse. C'est avec peine que j'ai pu découvrir un logement convenable pour Isabelle au Grand Mourmelon; Isabelle mourrait de chagrin si elle n'assistait pas à la revue; il y aura place pour elle dans la tribune officielle, grâce à l'aimable entremise du général Knoutkoff.
Le brave général est expansif et n'hésite pas à me laisser voir, comme on dit, le fond de son sac. Il prononce des phrases comme celles-ci:
—Le soldat n'est que de la matière brute... Les armées démocratiques! Quelle imbécile utopie!... Ce qui vous manque, c'est un gouvernement fort avec un prince, un empereur à sa tête; nous vous tenons en réserve l'homme providentiel... La suppression de la Pologne a été une excellente chose; elle a réduit énormément les causes de guerre entre les grands États... Une guerre, dans l'état présent des esprits, serait une catastrophe; elle amènerait certainement une révolution sociale. Mais nous tiendrons la main à ce qu'il n'y ait pas de guerre; les expéditions coloniales suffiront à faire pousser la graine d'épinards... Maintenant que l'alliance franco-russe est conclue, mon auguste maître va s'occuper de la suppression progressive des grandes armées nationales; un désarmement partiel s'impose; il faut revenir au principe des armées réduites, seuls instruments efficaces et sûrs au service des Pouvoirs forts...
Des envies me prennent parfois de souffleter ce garde-chiourme convaincu de son importance, orgueilleux de sa tunique à plis, couleur vert-bouteille, fier de son pantalon bleu à bandes rouges bouffant au-dessus des bottes. Mais je me contiens; j'approuve; j'admire; j'applaudis.
La revue. L'immense plaine s'embrase d'une flamme d'acier. L'immense plaine où l'épée d'Aëtius faucha les hordes d'Attila. L'immense plaine où l'épée de la France...
Elle pend au côté du Barbare, l'épée de la France; elle se cache, rouge de rouille, peut-être de honte, dans le fourreau de l'Autocrate; elle appartient à l'Autocrate, qui a consenti à l'accepter, à la fin; à la ramasser sur un tas d'or; et qui l'accrochera, ce soir, à côté de son knout. Il y avait des noms gravés sur la lame: Zurich, Austerlitz, Friedland, Eylau, Borodino, Krasnoë, La Bérésina, Sébastopol; ils n'y sont plus; c'est l'aigrefin à tuyau-de-poêle et à guêtres blanches, accroupi là-bas dans un char-à-bancs, qui les a effacés, avec sa lime.
Et l'Autocrate part au galop, soudain. Suivi d'une armée de généraux galonnés, chamarrés, brodés, étincelants d'étoiles, de croix, de médailles, de crachats, de cordons, de rubans, d'aiguillettes. «Ils brillent tous, mais non de leur propre lumière: ils empruntent leurs rayons aux regards du Maître.» Le Maître passe sur le front des régiments—un pauvre être, chafouin, étique, jaunâtre, à l'oeil inquiet et sournois.—Le Maître passe sur le front des régiments dont les drapeaux frémissent, désespérés, en de grands efforts pour s'envoler des hampes, lances de Cosaques, auxquelles les clouèrent les Vaincus.
Au bruit de musiques éructant des hymnes russes et vomissant des marseillaises, au bruit des acclamations de foules délirantes, le défilé commence. Les troupes de la République Française, ivres d'orgueil, défilent devant l'Autocrate. Infanterie, cavalerie, artillerie, l'Armée de la Revanche, l'Armée qui est prête, l'Armée qui est prête à donner sa vie—pour le Czar... Spectacle sublime, grandiose, enivrant, qui devrait m'emplir d'enthousiasme, moi aussi, et de fierté... Mais... mais... Grillenhaftes Herz, warum tirilirst du nicht?...
Le dégoût que m'a causé l'avilissement national a été tellement violent que je n'ai pu m'empêcher d'exprimer à plusieurs reprises mon opinion. Et le capitaine de Bellevigne vient de me prévenir que mes propos ont été rapportés en haut lieu, et que je puis m'attendre à une disgrâce.
En effet, je reçois brusquement avis que je suis affecté au régiment d'infanterie qui tient garnison à Sandkerque. Je dois aller immédiatement occuper mon poste. Je quitte donc Paris sans tarder. Isabelle viendra me rejoindre dès que j'aurai préparé son installation. Sandkerque, le vieux port sur la mer du Nord; ville très propre; assez gaie; assez triste. Municipalité réactionnaire; donc, casernes vieilles et en mauvais état, maigres subventions au Cercle d'officiers, etc.; si la municipalité était socialiste, il n'en serait pas de même, chacun le sait. Personne comme les socialistes pour soigner l'armée. Stratégiquement, on aurait dû placer de la cavalerie à Sandkerque; mais l'eau y est très mauvaise, et ferait crever les chevaux; on n'y a donc mis que des fantassins. Je ne m'amuse pas énormément à Sandkerque; mes camarades qui sont mariés—mon Dieu! c'est toujours la même chose: monotonie des papotages, détresse plus ou moins dorée; ceux qui sont restés garçons—de vieux étudiants, qui n'étudient pas. Ils font leur devoir, tellement quellement; des parties de manille; leurs pâques.
D'ailleurs, peu de temps pour s'amuser. Les conscrits sont arrivés récemment, et font leurs classes; un certain nombre de Parisiens parmi eux. (A propos, Paris a présenté au dernier tirage au sort 18.000 jeunes gens, sur lesquels 11.000 seulement ont été reconnus propres au service militaire. Si la population décroît en quantité, on peut dire qu'elle ne laisse pas de décroître en qualité.) De plus, un certain nombre de réservistes ajournés, dont plusieurs Parisiens aussi, ont été versés dans ma compagnie; bruyants, fanfarons, sans morale et sans façons. L'un d'eux, un ouvrier d'art, un ciseleur je crois, nommé Fermaille, m'amuse pas mal; je ne le lui laisse pas voir, naturellement. Mon lieutenant, l'autre jour, m'a dit que ce Fermaille a amené avec lui une petite femme rigolote, connue à Montmartre sous le nom de la Môme-Chichi, et qui danse au Moulin-Rouge. Une de ces professions équivoques qui sont l'indispensable corollaire des professions honorables; la beauté de la vertu nous condamnant, hélas! à la laideur du vice... Mon lieutenant m'a fait le portrait de la petite femme et m'a dit que, s'il était à ma place, il la chaufferait. (Lui, il ne peut pas; il est collé.) Mais je ne veux pas chauffer la petite femme; je ne veux même pas aller au café Franco-Russe, où on peut la voir, tous les soirs, avec son amant.
Avant-hier, pourtant, sur la Grand'Place, je me suis trouvé tout à coup en sa présence. Je l'ai reconnue tout de suite à la description qu'on m'en avait faite. Et j'ai été très pris, immédiatement empoigné. Le coup de foudre. Une poupée de Montmartre; très noire; du faux Orient; des yeux riants, bruyants; des dents d'un bel orient. Un profond petit animal. Des idées confuses se pressent, se bousculent: me venger de ma relégation ici; happer de la chair parisienne, souvenir qui passe; affirmer ma volonté, mon pouvoir. J'aborde la petite femme, lui parle. Elle répond—ce qu'elle répond;—sourit et sourit; un oeil dit non, un oeil dit oui. L'effet produit est inouï. (Toujours le même.) Presque immédiatement après l'avoir quittée, je rencontre Fermaille; il doit m'avoir vu, affecte de ne pas me saluer; je lui fais répéter le salut. Le soir, je vais au café Franco-Russe; la Môme-Chichi y est, très sérieuse cette fois; Fermaille aussi, qui me regarde de travers. Nous allons voir ça.
Hier, sous un prétexte, j'ai retiré à Fermaille la permission de coucher en ville.
Lui a-t-on dit que je me suis promené longtemps hier soir avec sa maîtresse? Peut-être. En tout cas, à la revue d'armes aujourd'hui, il répond insolemment à une observation que je lui fais. Comme je lui porte une punition, il me lance à la tête un ceinturon qui ne m'atteint pas. Il est immédiatement arrêté; en prévention de Conseil de guerre.
Là-dessus, penserez-vous, la Môme-Chichi me ferme sa porte. Pas du tout; elle me l'entr'ouvre. La Môme-Chichi est une bonne Française. Elle comprend très bien que les officiers doivent toujours faire leur devoir, si pénible qu'il soit; que, sans discipline, il n'est point d'armée possible; et qu'il faut une armée, car le café-concert doit croire à quelque chose. Donc, la Môme-Chichi a le coeur bien gros, mais elle me fait les yeux doux.
Je n'ai pas l'intention de qualifier l'acte que j'ai commis, pas plus que je ne veux décrire la situation d'esprit dans laquelle je me trouve. Après tout, si vous ne voulez pas qu'un homme abuse de son autorité—ne lui donnez pas d'autorité.—Le hasard est un grand maître. Pourquoi cette femme, cette Môme-Chichi, s'est-elle trouvée sur mon chemin? Et juste au moment où il était dangereux pour moi de rencontrer des cheveux bruns, des yeux noirs? Les dernières femmes que j'ai connues, Estelle et ses devancières, étaient blondes, très blondes. Ce sont là des détails qu'il ne faut point négliger de relater dans un livre sérieux. Ils feront comprendre ici mon enthousiasme pour les brunes. Ils expliqueront pourquoi j'ai été aussi violemment attiré par Isabelle, très brune, et par la Môme-Chichi, très noire. Et puis, pourquoi Isabelle n'est-elle pas ici? Ce n'est pas tout à fait ma faute. Et puis... et puis...
J'installe la Môme-Chichi à Nalo-les-Bains, la plage de Sandkerque, à sept ou huit cents mètres des fortifications. Elle habite à quelques pas de la maison où j'ai mon appartement. Ça durera ce que ça durera. J'ai écrit à Isabelle de ne pas venir encore; je lui dis que je n'ai pas pu louer la villa que je désire prendre pour elle; je lui dis qu'il fait horriblement froid. Ce n'est pas vrai; le temps est beau pour la saison.
Cependant, la Justice militaire (qui relève de la Direction de la Cavalerie) ne reste pas inactive. Le Conseil de guerre, au chef-lieu, juge Fermaille. Le malheureux avoue, bégaye presque. Je dépose froidement, implacablement; quelque chose encore me crispe, me force à affirmer ma volonté, mon pouvoir. Les témoins, des soldats, déposent aussi; plus implacables même que moi; heureux, visiblement, d'exhiber leur servilité. Le réquisitoire réclame une condamnation exemplaire; Fermaille est une mauvaise tête qui tenait sur ses chefs des propos horribles, si l'on en croit une rumeur publique qui en ébruitait en ville la nouvelle. L'acte qu'il a commis, en jetant à la tête de son capitaine le ceinturon qui confirme les bruits répandus sur son compte, est abominable; l'officier, qui n'a pas été atteint, étourdi par la douleur et le danger, a été frappé dans son prestige. Quel doit être le châtiment d'un pareil crime? La mort! L'avocat d'office, un sous-lieutenant, présente la défense de l'accusé; il fait appel à la clémence du Conseil. Le jugement est rendu. Des circonstances atténuantes ayant été accordées, ce ne sera pas la mort. Vingt ans de travaux publics—seulement.
La vie du nommé Fermaille est donc brisée. Et pourquoi pas? Puisque les citoyens acceptent le système militaire actuel, qu'ils l'acceptent avec toutes ses conséquences. Ce n'est pas fini. Je vais faire du service. J'en fais. Je me reprends—ou plutôt, pour la première fois, je me prends de goût pour ma profession. En peu de temps, j'acquiers dans le régiment une réputation épouvantable. Il y a des pleurs—mais pas de grincements de dents.—Pleurez donc,—jean-foutres!
J'écrirai avec une plume. J'écrirai avec un sabre. J'écrirai avec un couteau de boucher. La chair qui ne veut point être libre, «qui se méprise», doit être traitée comme de la viande—comme de la charogne.
Mon ordonnance est un garçon dégourdi. Tout est relatif, bien entendu; il se figure, ainsi que beaucoup de Français, que Napoléon III a succédé à Napoléon Ier, qu'en 1870 c'est contre les Russes que la France a fait la guerre, et que l'Alliance récemment conclue est un pacte d'oubli de nos désastres. Mais, malgré tout, c'est un matois. La preuve, c'est que ce soir vers neuf heures, juste comme je reviens avec la Môme-Chichi de la ville, où nous avons dîné, je le trouve qui guette mon passage auprès du pont-levis; il se précipite vers moi dès qu'il m'aperçoit et m'annonce qu'une dame est venue, il y a une heure environ, me demander. Il n'a pu faire autrement que de la laisser s'installer chez moi, où elle m'attend; mais il a cru bien faire en venant au-devant de moi, pour m'avertir. Pour sûr, qu'il a bien fait! Je lui glisse une pièce; je renvoie la Môme-Chichi dans ses foyers par la voie la plus rapide, avec ordre d'attendre patiemment mes instructions; et je rentre chez moi au plus vite.
Un vent froid souffle en tempête, ridant les eaux du fossé-canal qui ceinture la ville, soulevant de temps en temps le sable des dunes; sifflant à travers les branches dénudées des arbres plantés sur les glacis; la nuit est noire, noire; je suis à peine sorti de la ville, que je ne puis voir, en me retournant, l'énorme masse des fortifications que semblent avoir dévorée les nuages. Je pense, tout en marchant. Pourquoi Isabelle est-elle venue? Pourquoi?... Car c'est Isabelle qui m'attend, sûrement... Et que vais-je lui dire?... Je ne puis me décider à rien; je me fie complètement au hasard. C'est le mieux... J'arrive chez moi.
Isabelle est assise au coin de la cheminée, et se lève à mon arrivée. Un seul coup d'oeil a suffi à me convaincre qu'elle est au courant de ma conduite; je m'attends à une scène. Mais, après avoir repoussé la main que je lui offre, elle commence à me donner simplement les raisons de son voyage. Elle parle froidement, sans un geste, d'une voix calme, comme fatiguée, que secoue un peu d'amertume. Elle me dit qu'une lettre anonyme, qu'elle jette sur la table, lui a appris, il y a quelques jours, ce que je faisais à Sandkerque; cette femme que j'ai enlevée à ce pauvre diable que j'ai fait condamner, et avec laquelle je vis. J'essaye de protester. Mais Isabelle m'apprend qu'elle est à Sandkerque depuis deux jours déjà et qu'elle est sûre de ce qu'elle avance. Elle ne peut, malheureusement, conserver aucune illusion. Elle me demande seulement pourquoi j'ai agi envers elle d'une pareille façon. N'a-t-elle pas été pour moi une bonne amie, franche et sincère? Peut-être m'est-il impossible, pour une raison ou pour une autre, de lui retourner l'affection qu'elle me porte, peut-être la trouvé-je, par exemple, trop peu intelligente. Mais alors, j'aurais dû lui dire sans détours ce que je pensais. Elle aurait pu continuer à m'estimer. Au lieu qu'à présent... Elle ne peut comprendre pourquoi je me suis joué d'elle, pourquoi je l'ai bassement trompée, pourquoi je lui ai imposé une humiliation aussi imméritée.
Je ne réponds pas. Les paroles si justes, si exemptes d'exagération et si dignes, d'Isabelle, me réduisent au silence. Je me sens violemment saisi par le contraste entre l'esprit sincère, libre et haut représenté par cette femme que j'ai méprisée, trompée, et la vilenie, l'hypocrisie mesquine et féroce qui caractérisa mes actions. Quelles infamies j'ai commises, et non seulement envers elle! Et lui demander de me pardonner!... Oui... je vais...
Mais Isabelle, après un silence de quelques instants, déclare qu'elle a simplement voulu, en venant, me prouver qu'elle n'a aucun tort envers moi et qu'elle n'est pas ma dupe. Elle a été sa propre dupe, et trop longtemps; elle a agi follement, misérablement, elle aussi. Elle ne savait pas. Aujourd'hui, elle comprend. Le mal qu'elle a fait, peut-être pourra-t-elle le réparer. Elle a écrit hier à son mari, qui est en Belgique, pour lui demander de lui pardonner et de venir la chercher. S'il veut la reprendre, elle sera à lui, honnêtement et complètement; et elle conservera toujours l'amer regret de ses égarements, qui lui semblent déjà si loin d'elle, si loin qu'ils n'existent plus que comme de mauvais et sales rêves, des rêves de mensonge.
Encore, je ne réponds pas. Je suis étourdi par le choc de pensées contradictoires, confuses, dont je ne puis saisir que des fragments. Oui... non... oui... Ce sera le mieux pour elle. Et quant à moi... quant à moi... J'essaye de parler; je bégaye des mots sans suite. Alors, Isabelle s'avance vers moi, les poings crispés, et s'écrie:
—Des rêves de mensonge! Il n'y a que du mensonge, en toi et en tes pareils! Tu es un lâche! Tu es un traître! Vous êtes tous des lâches et des traîtres! Mon mari le disait, que rien n'existe pour vous, que vous n'avez ni coeur ni honneur, et que vous sacrifieriez tout, patrie comprise, à vos plaisirs et à vos besoins d'argent. Je ne voulais pas le croire; et je l'ai détesté pour avoir dit ça. Mais maintenant, je vois bien qu'il avait raison. Je vois bien qu'on l'a torturé, persécuté, emprisonné, parce qu'il a dit la vérité. S'il veut encore de moi, de moi qui me suis salie à tes épaulettes, j'irai vivre à l'étranger, avec lui; et je n'aurai plus de patrie, comme lui!...
Elle saisit son manteau, s'en enveloppe, s'élance hors de la chambre, sort de l'appartement, descend l'escalier. Et je reste là, cloué sur place par ses paroles, échos de tant de pensées qui, de plus en plus fort, grondent en moi.
Pourtant, je ne peux pas laisser Isabelle seule, dans la nuit noire; elle ne connaît pas les chemins, et l'état de surexcitation dans lequel elle se trouve... Je sors en toute hâte. Dans la rue, personne. Je cours jusqu'à la place du Kursaal. Personne encore. Je m'informe auprès de l'homme de l'octroi, à l'entrée de l'avenue qui mène à Sandkerque; depuis une bonne demi-heure, il n'a vu passer âme qui vive; il a vu seulement, il y a quelques minutes, une dame traverser la place dans la direction de la digue. Je me précipite de ce côté; la digue, balayée par des rafales, me semble déserte; cependant, l'obscurité est tellement grande!... Je remonte la digue en courant, jusqu'au glacis; je descends sur le chemin militaire qui borde, extérieurement, les larges fossés des fortifications; je le suis jusqu'au pont-levis, appelant d'instant en instant. Tout est désert et silencieux. Que faire. Si je savais au moins à quel hôtel Isabelle est descendue... Je reviens à Nalo et je demande à l'homme de l'octroi s'il ne s'est pas trompé, tout à l'heure, en me donnant un renseignement. Si, il s'est trompé; il se souvient maintenant que, deux minutes avant d'avoir répondu à ma question, il avait vu passer une dame qui marchait très rapidement, se dirigeant vers la ville. Une dame enveloppée d'un grand manteau? Oui, précisément. Quel imbécile!..... Je rentre chez moi.
Le lendemain matin, vers dix heures, comme je reviens de l'exercice, je trouve le commissaire de police qui m'attend. Il m'apprend que ce matin on a retiré du fossé-canal, au bout de la digue, le cadavre d'une femme...
Je vivrais cent ans que je n'oublierais pas l'émotion qu'ont produite en moi les paroles de cet homme; émotion tellement poignante, tellement vraie, que je ne veux même pas essayer de la faire revivre, ici, avec des mots. J'avais senti hier, pendant qu'Isabelle me parlait, j'avais senti qu'elle allait mourir. J'ai senti que cette femme, qui m'insultait justement, était déjà une morte... je sentais que je l'avais tuée.....
—Vous m'excuserez, mon capitaine, dit le magistrat au moment de se retirer, de vous avoir dérangé. Mais on avait vu cette dame avec vous, et il était de mon devoir... Il est absolument certain que la mort est due à un accident. L'hypothèse d'un suicide doit être écartée. Madame Plantain avait donné rendez-vous ici à son mari qui est arrivé à huit heures, juste comme on venait de rapporter le cadavre à l'hôtel. La douleur du pauvre homme est navrante; il m'a fait pitié à moi-même... bien que je n'aie pu oublier un moment, mon capitaine, les ignobles calomnies qu'il a déversées sur notre brave armée...
XXIII
J'ai passé les dernières semaines de 1896 et les premiers jours de 1897, à Sandkerque, de la façon la plus misérable. Je m'élance des profondeurs du découragement à d'excessifs désirs d'action, à de frénétiques besoins de manifestations violentes; et le dégoût que j'éprouve pour moi-même, pour tout ce qui m'entoure, m'arrache brusquement l'énergie nécessaire à l'effort. J'ai renvoyé la Môme-Chichi à Paris, et le contact de mes semblables, leur vue, me sont devenus insupportables. J'erre, pendant des heures et des heures, au bord de la mer, dans les dunes, ruminant sans cesse le même désespoir, mâchant la même exaspération. Je suis condamné à une vie pour laquelle je ne suis point fait, à laquelle j'ai été destiné dès mon enfance, jeté dès que je devins un homme, et que je n'ai pas le courage d'abandonner.
A la mort de mon père, j'avais pris la résolution de quitter l'armée; résolution bien faible, sans doute, puisque le premier prétexte m'a permis d'y renoncer. Et j'ai voulu essayer d'imiter mon père, de jouer, comme lui, un rôle dans une comédie; et j'ai vu que j'étais aussi incapable de jouer un rôle que d'être purement et simplement moi-même... Incapable d'être moi-même? Après tout, je ne sais pas; il faudrait oser essayer. Et l'audace ne me serait pas difficile, car j'ai du pain assuré, au moins pour plusieurs années; il me reste 150.000 francs environ; et si je donne ma démission... Mais, immédiatement, une idée s'empare de moi: j'ai des ennemis, des gens qui m'en veulent—cette lettre anonyme, envoyée à Isabelle, en est encore une preuve—et si je pars, ces gens-là diront que j'ai eu peur d'eux, que j'ai fui, que je n'ai pas même eu le courage d'engager la lutte contre leur puissance. Ils vont probablement m'attaquer encore, traîtreusement, un de ces jours. Qu'ils viennent!...
Mes pressentiments ne me trompent guère. Vers la fin de janvier, juste au moment où mes nerfs commencent à se calmer un peu, je reçois l'ordre de me rendre à Paris, où le général de Lahaye-Marmenteau désire me demander quelques explications.—A propos de quoi?
A propos de certains papiers que mon père, en sa qualité de commandant de Corps d'armée, avait en dépôt; on ne retrouve point ces papiers. Ne pourrais-je mettre l'État-Major sur leurs traces? (Je flaire là, immédiatement, un prétexte d'entrevue.) Je réplique sèchement que j'ai toujours ignoré l'existence même de ces papiers. Le général, piqué, me fait observer que mon affirmation ne suffit pas. Je réponds, plus sèchement encore, que cette affirmation doit suffire. Le général, qui paraît plus surpris qu'irrité, me regarde un instant dans le blanc des yeux; et il se décide à dire, lentement:
—La disparition de ces documents peut avoir pour vous, indirectement, des résultats très sérieux. Si la mémoire de votre père est ternie, vous comprenez... Votre père a souvent été fort imprudent. Il a vécu, par exemple, durant plusieurs années, avec une personne des plus suspectes, une Allemande, cette baronne de Haulka...
—Il est certain, dis-je en interrompant le général, que mon père n'a pas toujours été très scrupuleux au sujet des femmes. Il lui est même arrivé d'emprunter celle du voisin. Mais, mon général, pourquoi n'avez-vous jamais attiré son attention sur ce point pendant sa vie, vous qui étiez mieux placé que tout autre pour le faire?
—Que voulez-vous dire? demande le général d'une voix rauque, en crispant les poings.
—Rien d'autre que ce que je dis.
—Alors, reprend-il en mâchant les mots avec rage, je vous rappellerai que vous oubliez nos situations réciproques, et que cela peut vous coûter cher. Si je voulais... La mort mystérieuse de Mme Plantain, à Sandkerque, si nous nous donnions la peine de chercher...
—Mon général, il faut vous donner cette peine, et tout de suite; je vous en prie. Et découvrir en même temps, si c'est possible, l'ignoble personnage qui avait envoyé une lettre anonyme à cette malheureuse femme...
—Malheureuse femme! s'écrie le général en frappant du poing la table devant laquelle il est assis. Cela vous va bien! Cela vous va bien, de la plaindre! En vérité! A peine échappée aux griffes du père, elle tombe dans celles du fils. Parbleu! Elle était riche!
—Dans ma famille, dis-je en ricanant, on a toujours aimé l'argent. Famille militaire, mon général. Cependant, on ne s'est jamais caché derrière des hommes de paille pour pratiquer l'usure.
Lahaye-Marmenteau a un haut-le-corps; pourtant, il affecte de ne pas comprendre; il siffle:
—Votre conduite vis-à-vis de Mme Plantain a été atroce. Vous n'avez pas de coeur.
—Si; en vous écoutant, je l'ai sur les lèvres.
Le général, à l'instant, est sur ses pieds; la bouche écumante, le bras tendu vers moi.
—Vous qui faites passer vos hommes au Conseil de guerre, s'écrie-t-il, vous allez... Vous osez m'insulter... moi!... Dans mon cabinet de chef...
—Un cabinet? Un cabinet? répété-je à demi-voix—car l'idée ne vient tout à coup que je pourrais être entendu par quelque invisible témoin aposté derrière une porte—; un cabinet? Je ne savais pas; je croyais que c'était une agence matrimoniale.
—Cela vaudrait mieux pour vous, grince le général en regagnant son fauteuil et en avançant les mains vers un timbre; les agences matrimoniales ne possèdent point, sur le compte du général Maubart, héros de Nourhas, des documents semblables à ceux qui sont ici, dans un tiroir de mon bureau. Leur publication s'impose, vous comprenez. L'iniquité des pères...
Le général appuie le doigt sur le timbre et, comme un officier d'ordonnance paraît, me congédie de la main. Mais je veux avoir le dernier mot.
—Mon général, dis-je en faisant un pas vers Lahaye-Marmenteau, je me souviendrai toujours de ce que vous venez de me faire comprendre: qu'il ne faut jamais redouter les gens assez couards pour s'attaquer aux morts et dont le métier consiste à prêter leur incompétence à leur pays, comme on dit, à la petite semaine.
Ce serait une erreur de croire que les menaces du général de Lahaye-Marmenteau m'ont laissé froid. Elles m'inquiètent, au contraire, énormément. D'autant plus que ces menaces ne s'adressent pas directement à moi, mais à la mémoire d'un homme dont, malgré les liens de parenté les plus étroits, je ne connais qu'imparfaitement la vie. Je sais bien que l'existence de mon père n'a point été sans reproche; mais quel crime a-t-il pu commettre dont l'énormité, une fois divulguée, marquerait d'un signe d'infamie la pierre de son tombeau?... Une idée me vient, tout d'un coup, quelques instants après ma sortie du ministère. Il y a quelqu'un, à Paris, qui est certainement au courant des moindres détails de la vie de mon père; c'est la baronne de Haulka. Je ne connais pas la baronne, que j'ai simplement aperçue deux ou trois fois; mais je n'ai jamais entendu mon père, assez sarcastique et assez rancunier, parler d'elle d'une façon défavorable. Il n'hésitait même jamais à reconnaître qu'elle ne lui avait donné que d'excellents conseils. Et pourquoi, si je lui expose la situation difficile dans laquelle je me trouve, refuserait-elle de me donner les renseignements qu'il me faut?
Je prends un fiacre et me fais conduire chez la baronne, dont je me rappelle heureusement l'adresse. Elle est chez elle, et me reçoit immédiatement.
La baronne est une femme de taille moyenne, plutôt mince, pâle et brune; elle a quarante-cinq ans au moins, mais on lui en donnerait à peine quarante; le front est d'une idéaliste, mais le menton indique la décision rapide et la force de caractère. Les yeux sont très beaux, d'un grand silence imperturbable; c'est comme de la lumière qui dort. Les lèvres sont fines, et il y a, à leurs commissures, un petit pli désespéré; les mouvements sont pleins de grâce, mais discrets, presque timides. La baronne s'exprime en français avec une facilité et une élégance rares. Elle m'assure aimablement de toute sa sympathie, et me met si bien à mon aise, et d'une façon tellement naturelle, et si délicatement, que je n'éprouve aucune difficulté à lui exposer l'objet de ma visite.
La baronne, quand j'ai fini, reste un moment silencieuse.
—Ce que vous m'apprenez, dit-elle enfin, me surprend plus que je ne saurais dire. Le général Maubart, je le sais, n'était pas en fort bons termes avec le général de Lahaye-Marmenteau; pourtant, ils n'étaient point animés, l'un contre l'autre, d'une de ces haines qui poussent les hommes aux pires extrémités. Et, comme j'ai toujours entendu dire par votre père lui-même que, pendant votre séjour à l'État-Major, vous n'aviez eu qu'à vous louer du général de Lahaye-Marmenteau...
Je me vois obligé de détromper la baronne, de la mettre au courant des faits qui ont motivé le changement d'attitude du général à mon égard. Je lui apprends quelles tentatives on fit pour me marier à Mlle Pilastre, et aussi quels liens attachent réellement cette jeune personne au général; j'explique comment ce dernier a conçu pour moi une haine profonde.
—La haine est mauvaise conseillère, dit la baronne en secouant la tête; elle aveugle. Et voilà pourquoi le général de Lahaye-Marmenteau, exaspéré de voir qu'il ne peut marier Mlle Pilastre, juste au moment où ce mariage l'aiderait à réparer le désordre de ses affaires, se laisse aller à tenir des propos qu'il ne pèse point et qu'il regrettera bientôt. Les menaces qu'il vous a faites sont insensées, ne valent pas la peine d'être discutées; elles émanent d'un homme dont l'esprit n'est pas calme, est obsédé par de gros soucis. De cette situation mentale du général de Lahaye-Marmenteau j'ai eu moi-même des preuves. La complète confiance que j'ai en vous, monsieur, m'autorise à vous l'apprendre; le général est arrivé à se convaincre que je suis une personne dangereuse—tranchons le mot: une espionne—et il cherche à me faire expulser. Naturellement, je ne crains rien; ma conscience est tranquille et mes sympathies françaises sont bien connues. Je ne cite le fait que pour vous montrer jusqu'à quel degré d'exagération l'insuccès, la hantise de circonstances défavorables, peuvent entraîner un homme.
—Il faut ajouter, dis-je, qu'en raison de la crainte qu'on a de voir ressusciter une malheureuse affaire, une épidémie de soupçon s'est abattue sur l'État-Major. Il y a de nombreuses fuites, comme nous disons: on ne sait à qui les attribuer, et l'on soupçonne et l'on surveille tout le monde.
Et je cite des exemples, quelques-uns amusants. Ainsi, le cas du capitaine de Bellevigne, qui a des relations épistolaires avec une dame mariée, et qui n'ose pas permettre à cette dame de correspondre directement avec lui: il craint que ces lettres ne soient interceptées chez son concierge, et l'amoureux secret découvert. La dame lui écrit poste restante, au bureau de la rue du Bac; et le capitaine va chercher les lettres tous les deux jours.
La baronne écoute sans manifester d'autre intérêt qu'un intérêt de politesse.
—Il est certain, dit-elle, que tout n'est pas pour la mieux dans le meilleur des mondes; mais pourtant, avec beaucoup de patience, on arrive à vivre. Une chose nécessaire, aussi, c'est être sûr de soi-même, ne point se laisser effrayer. Et c'est le conseil que j'ose vous donner, monsieur. Soyez convaincu que votre père, qui avait ses fautes, car il était homme, n'a jamais commis aucun acte dont vous puissiez avoir à rougir.
Je quitte la baronne, enchanté; enchanté d'elle, et de moi aussi. J'ai eu une fameuse idée, d'aller la voir! Je pensais bien que Lahaye-Marmenteau parlait pour me faire peur; à présent, j'en suis sûr. Il cherchera sans doute encore à m'effrayer, mais il perdra son temps. Maintenant que je sais que je n'ai rien de bien sérieux à redouter, je puis attendre l'attaque de pied ferme. J'ébauche peu à peu un système de défense, que je me propose de compléter à Sandkerque, où je me décide à retourner ce soir même. Mais, en descendant un escalier, je glisse, je me tords le pied, et il me devient impossible de faire un pas.
Le médecin-major que j'ai fait appeler a déclaré que je souffre d'une foulure, que je ne serai pas rétabli avant douze on quinze jours, et que je dois rester au lit environ une semaine. Et voilà le sixième jour que je gis sur ma couche solitaire; étudiant, pour toute distraction, le style audacieux des journalistes français; ne recevant pas d'autres visites que celles du major, qui vient de m'annoncer, heureusement, que je pourrai me lever demain. J'avais écrit au capitaine de Bellevigne dès le premier jour, pour le prier de me venir voir; en dépit d'une seconde et d'une troisième lettres, il n'est point venu. Mais, ce soir, juste comme je cherche à trouver les raisons qui ont pu l'amener à rester invisible et silencieux, le domestique l'introduit.
Inutile de dire combien je suis heureux de voir Bellevigne. Quant à lui, je ne le trouve guère démonstratif; il semble préoccupé, horriblement ennuyé. Je n'ose pas lui demander les raisons de sa mélancolie; mais, au moment où je vais lui faire le récit de mon entrevue avec Lahaye-Marmenteau, il m'apprend qu'il vient d'être la victime de l'aventure la plus déplorable que l'on puisse imaginer.
—Il faut, dit-il, que je vous raconte en détail ce qui m'est arrivé. C'est tellement monstrueux que vous le croirez à peine. Cela suffirait, si mes sentiments religieux n'étaient pas aussi profonds, à me faire douter de tout et à me pousser aux théories subversives que vous aimiez à exposer..... Vous savez que j'allais chercher tous les deux jours, au bureau de poste de la rue du Bac, des lettres de Mme d'Artoulle. Hier matin, comme je réclamais les missives adressées à mes initiales, le buraliste me remit un assez grand nombre de lettres; ce à quoi je ne pris pas garde. Comme je les mettais dans ma poche, un individu qui faisait semblant d'écrire à un pupitre et que je reconnus dès qu'il se retourna pour le commandant Karpathanzi, s'approcha de moi; il me pria, par ordre, de le suivre. Très étonné, plus qu'étonné, je le suivis. Un fiacre, en quelques minutes, nous conduisit au ministère; le commandant me mena immédiatement au cabinet du général de Lahaye-Marmenteau avec lequel il me laissa seul. Le général me pria de lui montrer les lettres qu'on m'avait remises au bureau de poste. Je les sortis de ma poche; il y en avait cinq, deux que j'ai reconnu à la suscription avoir été envoyées par Mme d'Artoulle, et trois qui portaient des timbres allemands. Le général m'ordonna d'ouvrir les lettres devant lui; ce que je fis. Il jeta à peine un coup d'oeil sur les billets de Mme d'Artoulle, et me les rendit. Quant aux lettres expédiées d'Allemagne, il me demanda des explications à leur sujet. Je déclarai ne pouvoir en donner aucune; j'affirmai, de plus, ne connaître l'allemand que très imparfaitement. Le général, qui ne sait pas un mot de cette langue, fit appeler l'archiviste Irmaudin. Ce dernier parut aussitôt et traduisit les lettres; dans l'une, on me remerciait des renseignements que j'avais envoyés au sujet des nouveaux freins hydrauliques; dans les deux autres, on me priait de compléter mes indications sur les défenses de Verdun, et on me demandait le croquis des projets pour le fort d'arrêt de Hirson. L'archiviste se retira. Je restai seul avec le général. J'étais écrasé, anéanti. Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher ami, combien innocent je suis de la monstrueuse accusation qui pesait sur moi. Cependant, toutes les apparences me condamnaient; je le sentais, j'étais accablé par d'irréfutables évidences; je me voyais pris dans un piège dont je ne m'expliquais pas, dont je ne m'explique pas, même maintenant, le mécanisme.
—Et, demandé-je, plein d'une émotion que Bellevigne, heureusement, est trop troublé pour remarquer, et comment vous êtes-vous.....?
—Comment je me suis tiré de là? complète Bellevigne en souriant amèrement. Vous pouvez le deviner. Lahaye-Marmenteau me tenait en son pouvoir. Comment me défendre? Vous comprenez à quelle condition il a promis de détruire les lettres..... Du reste, continue-t-il, j'ai sans doute tort d'accuser le général; il était visiblement de bonne foi. Une idée m'était venue, il est vrai..... mais est-elle juste? Il ne faut pas porter de jugements téméraires. Je suis victime d'une horrible machination, mais je ne puis accuser personne. Je dois être, jusqu'au bout, fidèle à mes principes..... Dieu saura trouver les coupables, et les punir. Malgré tout, il m'impose une bien rude épreuve...... Ah, j'avais toujours pensé que mes relations condamnables avec Mme d'Artoulle auraient leur châtiment!.....
Bellevigne s'est retiré depuis longtemps que je suis encore sous le coup des révélations qu'il m'a faites. Y a-t-il quelque moyen de ruiner l'odieuse intrigue dont je crois distinguer, à présent, tous les fils et tous les acteurs? Je n'en vois aucun. Peut-être demain trouverai-je quelque chose.
Mais, dans les journaux du matin que je puis lire debout, enfin, je trouve un écho ainsi conçu: «Hier, grande soirée chez M. Pilastre, le sympathique industriel, commandant de la territoriale, officier de la Légion d'honneur, à l'occasion des fiançailles de Mlle Pilastre avec le capitaine comte de Bellevigne. Remarqué: le général Schnock, la comtesse d'Heumartel, M. et Mme Courbassol, l'académicien Jacques Lemaître, la baronne de Haulka, le général de Lahaye-Marmenteau.....» Ces deux derniers noms, accouplés, me font voir tout à coup une chose que j'avais à peine entrevue jusqu'ici. Je croyais tenir tous les fils de l'intrigue, et pourtant... A présent, je comprends que c'est la baronne, craignant une expulsion, qui a mis à profit une indiscrétion que j'ai commise pour donner enfin à Lahaye-Marmenteau le moyen de marier sa fille; en raison de quoi, elle est dans les meilleurs termes avec lui, et sûre de pouvoir continuer à habiter Paris. C'est moi qui ai, involontairement, fourni à cette femme la possibilité d'une manoeuvre habile. Elle s'est jouée de moi. Elle m'a déçu. Donc, toutes les assurances qu'elles m'a données étaient fausses; donc, j'ai tout à redouter. Mais quoi? Qui pourra me dire ce que j'ai à craindre? Qui pourra m'apprendre, enfin, la vérité sur mon père?..... Fou que je suis! Si l'acte qu'on reproche à mon père avait été commis après 1870, je le connaîtrais; donc, il a été commis—s'il l'a été—auparavant..... Et peut-être..... Cette affaire de Nourhas!..... Lahaye-Marmenteau m'en a parlé, l'autre jour. Nourhas!..... Oui, il y a quelqu'un qui pourra me dire la vérité; mon oncle Karl. Je prendrai ce soir le train pour Wiesbaden, où je sais qu'il vit.
XXIV
Le train n'est pas plutôt parti que je me rends compte de l'absurdité du raisonnement qui m'a fait entreprendre mon voyage. La baronne a certainement fait un usage inavouable d'une indiscrétion que j'ai commise, mais il ne s'ensuit pas que toutes les assurances qu'elle m'a données soient fausses. Elles peuvent être fausses; mais il n'est pas sûr qu'elles le soient. Je ne vois pas pourquoi elle ne m'aurait point dit la vérité; elle n'est certainement pas femme à gaspiller les mensonges. La conscience du détestable rôle que j'ai joué malgré moi dans l'intrigue ourdie contre Bellevigne m'a certainement tourné la tête, m'a empêché de voir clairement les choses. Ce voyage à Wiesbaden est une entreprise inconsidérée, un pas de clerc. D'abord, je m'absente de Paris, je quitte même la France, sans aucune permission; c'est, dans les circonstances présentes, souverainement imprudent. Puis, j'aurais dû m'assurer, avant de me mettre en route, des sentiments de mon oncle à mon égard. Pendant longtemps je lui ai écrit, au moins à l'occasion de sa fête et du premier janvier, et j'en ai toujours reçu des réponses affectueuses; mais depuis plusieurs années déjà, par pure négligence, j'ai cessé de correspondre avec lui. J'aurais dû au moins l'avertir de ma visite..... Mais le train file rapidement, je m'endors, et je ne me réveille qu'à la frontière. Je ne serai pas à Wiesbaden avant midi; c'est encore loin.....
Pourtant, ça vient. Comme je descends du wagon, un commissionnaire, qui s'empare de ma valise, me recommande l'hôtel «Die drei Störche», un établissement récemment ouvert dans la Wilhelmstrasse, à deux pas de la gare. Pourquoi pas là aussi bien qu'ailleurs? Cette enseigne des «Trois Cigognes» me rappelle l'hôtel où le cousin Raubvogel fit jadis ses premières armes, à Mulhouse. C'est déjà si vieux, tout ça!.... L'hôtel est un établissement de premier ordre. J'envoie un mot à mon oncle, pour l'aviser de mon arrivée, je fais rapidement ma toilette, je déjeune, et il n'est guère plus de deux heures et demie lorsque je sonne à la porte de l'appartement occupé, dans la Rheinstrasse, par le général en retraite von Falke.
Nous éprouvons, mon oncle et moi, lorsque nous nous trouvons en présence, un embarras momentané. Il y a plus de vingt-cinq ans que la vie nous a séparés; le souvenir que nous avons gardé l'un de l'autre, en dépit de toute logique, est la représentation un peu effacée des êtres que nous étions, il y a un quart de siècle. En l'homme qu'il a devant lui, mon oncle doit retrouver l'enfant, doit voir l'enfant qui a grandi. Et l'homme fort, dont j'ai conservé l'image, descend rapidement en mon imagination le cours des années et devient le vieil homme que j'ai sous les yeux—un vieillard que j'ai déjà vu, j'en ai la sensation soudaine, un vieillard que je connais. Mon oncle, avec ses cheveux blancs, son large front, ses profonds yeux bleus et sa haute taille un peu courbée, mon oncle me rappelle trait pour trait mon grand-père—son père à lui.
Il laisse voir franchement la joie que lui cause ma visite; mais sous cette joie perce une certaine inquiétude, qu'il ne tarde pas à exprimer en deux ou trois questions brèves. Est-ce que quelque événement fâcheux n'a pas été la cause de mon voyage? Est-ce que...? Je rassure mon oncle; je lui affirme qu'aucune affaire embarrassante, au moins m'intéressant directement, n'a motivé ma visite. Son visage se rassérène; mais il s'assombrit de nouveau dès que je répète les menaces vagues proférées par le chef de l'État-Major, et qui visent la mémoire de mon père. Et lorsque je déclare à mon oncle que j'ai compté sur lui pour m'apprendre s'il y a dans ces insinuations autre chose que de la calomnie, il se lève et se met à marcher dans le salon sans répondre, très agité.
—Il n'est pas nécessaire, dit-il enfin, de t'apprendre combien je regrette d'avoir à te parler comme je vais le faire. Il est bien inutile aussi de te donner mon opinion sur les gens qui, après avoir fait bonne figure à ton père durant sa vie, s'attaquent à lui dès qu'il est mort. Il s'agit seulement de te dire si, à ma connaissance, ton père a commis un acte de nature à changer en exécration, sitôt connu, les sentiments admiratifs professés pour lui par tes compatriotes. Je te réponds franchement: oui. Ton père a laissé la réputation d'un homme qui avait fait plus que son devoir en 1870; réputation usurpée. On l'appelait communément: le héros de Nourhas. Il n'y a pas eu de héros à Nourhas; ou, s'il y en eut un, ce ne fut pas ton père. C'est à l'affaire de Nourhas, sois en sûr, que faisait allusion le chef de votre État-Major; or, comme tu t'en souviens, j'assistais à cet engagement. Je puis donc te dire exactement quel fut, ce jour-là, le rôle joué par ton père. Je vais t'exposer les faits sèchement, et sans aucun commentaire.
J'écoute avec l'émotion la plus grande; l'accusation portée contre le mort se précise, va s'affirmer; et je sais que c'est moi que doit frapper, le jour où la vérité sera connue, la condamnation qu'elle entraîne. Mon oncle, qui s'est arrêté un instant, s'assied et continue:
—Voyons; les Français avaient été battus le 28 novembre à Beaune-la-Rolande, et le 2 décembre à Loigny... En fait, je m'en souviens très bien maintenant, c'était le surlendemain de la reprise d'Orléans par nos troupes. Nous ne poursuivions que fort mollement l'armée française qui battait en retraite sur Vendôme, démoralisée et dans le plus grand désordre... Ce matin-là, donc, à l'aube, nous fûmes avertis qu'un corps français, qu'on évaluait à 1.500 hommes environ, avec du canon, avait pris position pendant la nuit à Nourhas, un gros village sur notre droite et complètement en dehors de la ligne de retraite. L'information nous sembla tellement invraisemblable que nous refusâmes d'abord d'y ajouter foi. Mais, comme elle fut bientôt confirmée par une reconnaissance de cavalerie, il fut décidé que trois bataillons et une batterie iraient attaquer immédiatement. Je partis avec ces troupes, placées sous le commandement du colonel von Kern. Nous n'étions guère qu'à un kilomètre de Nourhas lorsque le brouillard, qui jusque-là avait été assez épais, se leva. Nous pûmes apercevoir les bivouacs des Français, sur la grande plaine qui s'étend en avant du village; ces malheureux bivouaquaient ainsi toutes les nuits, leurs officiers craignant, s'ils les laissaient pénétrer dans les maisons, de ne pouvoir les en faire sortir. Ils semblaient n'avoir pris aucune des précautions les plus élémentaires. Point de grand' gardes, pas même de sentinelles; aucun officier n'était visible. On ne voyait nulle trace de travaux de défense, de retranchements; on aurait pu les distinguer facilement car la neige, dont une couche épaisse couvrait le sol, avait cessé de tomber depuis la veille. Un bataillon fut envoyé sur la gauche, à travers champs, de façon à occuper le chemin vicinal qui rejoint la route de Vendôme, au sud du village; l'artillerie alla au galop prendre position sur les talus de la route; deux compagnies se déployèrent en tirailleurs, avec une troisième en soutien. C'est alors seulement que nous fûmes aperçus; les Français se précipitèrent vers le village, tandis que notre infanterie ouvrait le feu et que nos canons lançaient leurs premiers obus. Nos tirailleurs gagnèrent rapidement du terrain; des fenêtres de quelques maisons l'ennemi s'était décidé à riposter, mais faiblement. Comme il paraissait résolu à ne pas se servir de son artillerie, ordre fut donné à la nôtre de tirer rapidement. Au bout de quelques minutes, nous vîmes paraître à l'entrée du village le drapeau blanc d'un parlementaire. Le colonel von Kern fit immédiatement cesser le feu et s'avança quelque peu, accompagné de deux capitaines et de moi, au-devant de l'officier français qui s'approchait de nos lignes. Ce dernier nous déclara que le colonel commandant les troupes françaises, jugeant sa situation intenable, demandait à se rendre; il était à la tête de 1.200 hommes, mobiles pour la plupart; il avait aussi trois canons. Von Kern répondit qu'il ne pouvait accepter qu'une reddition sans conditions, et qu'il accordait une demi-heure au colonel français pour se décider; s'il acceptait, ses hommes devaient évacuer Nourhas, jeter leurs armes en un monceau sur la route, et aller ensuite se masser sur la plaine. L'officier français partit au galop et nous attendîmes. Vingt minutes plus tard, nous vîmes les Français sortir du village, déposer leurs fusils à l'endroit convenu, et commencer à se grouper sur la plaine. La compagnie qui s'était déployée à l'extrême droite reçut l'ordre de se reformer et de se diriger vers les prisonniers dont elle devait avoir la garde. Comme elle quittait un bouquet de bois pour s'engager dans la plaine, une détonation retentit; puis deux, puis plusieurs; nous vîmes tomber trois hommes. Les officiers français qui s'avançaient vers nous, sur la route, s'arrêtèrent un instant, très étonnés. Von Kern m'envoya vers la compagnie, qui avait fait halte, et que j'atteignis au moment où elle ouvrait le feu contre une ferme située sur une éminence, au nord du village; c'était de là qu'étaient partis les coups de fusil, que d'autres à présent suivaient, fréquents et bien dirigés. Une dizaine d'hommes étaient déjà hors de combat. Le capitaine voulait attaquer de suite; je le laissai libre d'agir, sans grande confiance. A l'aide de ma longue-vue, je voyais que la ferme (elle s'appelle la ferme de la Chevrette) avait été rapidement mise en état de défense, un travail qui nécessitait la présence de vingt-cinq ou trente hommes. Cependant, nos tirailleurs s'avançaient, envoyant des balles dans les fenêtres barricadées, mais sans réponse de l'ennemi; comme ils n'étaient guère qu'à deux cents mètres du bâtiment, un feu terrible éclata qui coucha sur le sol une douzaine d'hommes, et me convainquit que je ne m'étais pas trompé sur le nombre des défenseurs de la ferme. Je fis replier la compagnie derrière le bouquet de bois; mouvement pendant lequel elle perdit encore plusieurs soldats. Von Kern, qui avait suivi l'action, venait de donner l'ordre d'agir à l'artillerie. Un obus, bientôt, éclata devant la porte de la ferme; un second lézarda le mur du haut en bas; un troisième défonça le toit; d'autres suivirent, dont l'explosion provoquait des craquements, des éboulements, soulevait des nuages de poussière. De la ferme, peu à peu, on cessa de tirer. Les canons s'étant tus, la compagnie s'avança une seconde fois, au pas de charge, accueillie seulement par trois ou quatre coups de feu; l'une des balles m'atteignit au bras droit. Un instant après, nous pénétrions dans la ferme où nous trouvions, au milieu des décombres, une dizaine de cadavres et cinq ou six blessés. Parmi ces derniers se trouvait l'homme qui avait organisé et dirigé la défense; c'était un sergent. Lorsqu'il avait vu son colonel envoyer aux Allemands un parlementaire, il s'était résolu, quant à lui, à ne point rendre ses armes sans s'en être servi; par un chemin détourné, il avait gagné la ferme de la Chevrette avec quelques braves gens, et... Tu sais le reste. Je reconnus de suite ce sergent pour l'avoir vu chez vous, à Paris et à Versailles, en qualité d'ordonnance. Il s'appelait... il s'appelait...
—Jean-Baptiste, dis-je. Et un flot de sang monte à mes joues; et je sens quelque chose dans ma gorge, qui m'étrangle. Mon oncle demande:
—Qu'est-il devenu?
—Je ne sais pas, dis-je tout bas, très bas; je... je... je crois qu'il est mort.
—Ah!... Les blessés furent soignés immédiatement; la balle que j'avais reçue dans le bras fut extraite; la blessure, sans être fort grave, me mit dans l'impossibilité de continuer la campagne; tu te rappelles que je revins à Versailles. Les prisonniers furent dirigés sur Orléans; de là, sur l'Allemagne. Quant au colonel qui commandait les Français—j'ai entendu dire qu'un officier de mobiles, qui s'opposait à la capitulation, l'avait blessé de son sabre et avait été tué par lui d'un coup de revolver—quant à ce colonel que, bien entendu, je ne pus voir qu'après l'engagement...
—Oui, murmuré-je, j'ai compris.
—Comment les Français sont arrivés à transformer cette affaire de Nourhas en un glorieux fait d'armes, je l'ignore. L'origine des légendes est mystérieuse; c'est sans doute pourquoi elles ont la vie dure; et c'est sur la terre de France, surtout, qu'elle croissent et multiplient. Comme individus, vous êtes généralement clairvoyants et intelligents; comme nation, vous vous refusez absolument à voir les choses telles qu'elles sont. Voilà pourquoi, courbés sous des jougs de plus en plus lourds et de plus en plus grotesques, vous parlez toujours de résister au monde... Quant à ton père dont, comme Allemand, il m'est impossible d'excuser l'acte, je crois que si j'étais Français je pourrais trouver beaucoup de raisons à sa décharge. Depuis Sedan, la guerre ne continuait que parce qu'elle servait l'ambition de la horde de gredins qui cherchaient à se hisser au pouvoir et que vous avez eu le temps de voir à l'oeuvre. Les coquins qui avaient installé à Tours leur sanguinaire incompétence, et qui ne constituèrent jamais que le gouvernement de la Trahison nationale, sous le nom de gouvernement de la Défense nationale, s'étaient improvisés administrateurs, financiers et stratégistes. Tu peux étudier aisément, car les documents abondent, leurs étranges systèmes d'administration et de finance. Je me contenterai de dire que la continuelle et ridicule intervention de Gambetta et de Trisonaye auprès des chefs militaires a beaucoup facilité notre succès sur la Loire. Ces imbéciles voulurent à tout prix prendre l'offensive. Tu connais leurs plans. C'est d'une bêtise noire. A l'un, vous avez osé élever une statue. A l'autre, vous n'avez pas osé élever une potence... Le village de Nourhas n'offrait qu'une position détestable; il était complètement en dehors de la ligne de retraite; et le général en chef ne l'avait fait occuper que sur un ordre exprès venu de Tours, qu'il ne pouvait s'expliquer, mais auquel, après hésitation, il résolut d'obéir. Ton père, à qui fut confiée la mission de défendre le village, n'ignorait rien de la situation; il se savait sacrifié à la criminelle sottise de misérables dilettanti. De plus, la grande majorité des hommes qu'il avait sous ses ordres n'étaient que des recrues mal exercées, des éclopés, des traînards. Les artilleurs qui conduisaient les trois canons mis à sa disposition s'étaient enfuis pendant la nuit sur leurs chevaux, abandonnant leurs pièces que personne ne savait servir. Il ne peut être question de manque de bravoure; ton père avait fait ses preuves; d'ailleurs, Frédéric fuyant à Molwitz, Napoléon se cachant à Hanau... Pourtant, il y a un courage moral que ton père, peut-être, ne montra pas souvent. Ce courage, il est vrai, aurait dû être fortement trempé, pour subsister encore chez un Français à la fin de 1870. Il était évident qu'on ne se battait plus pour la France. Les scélérats de Tours, hommes de paille d'un vaste syndicat de rapine et de concussion, ne continuaient leur lamentable guerre à outrance que dans l'intérêt de leur parti et des fournisseurs-bandits qui leur graissaient la patte. Et les pauvres soldats, affamés, en haillons, mouraient de froid et de faim; étaient fusillés sous prétexte d'indiscipline, dix et vingt à la fois, par des chef indignes auxquels le Borgne infâme, arraché à sa taverne par l'émeute, recommandait d'étouffer à tout prix l'esprit révolutionnaire...
—Malgré tout, dis-je, quand on porte une épaulette...
—Et ceux qui parlent d'accuser ton père, s'écrie mon oncle, ne portent-ils pas une épaulette, eux aussi? Et où étaient-ils en 1870? Qu'ont-ils fait en 1870? Ils ont une belle audace de se poser en justiciers, et même d'ouvrir la bouche! Peut-être, au moment d'agir, s'en apercevront-ils. L'histoire n'est pas muette, après tout; bien qu'elle soit souvent volontairement faussée, elle n'est muette ni sur l'affaire de Nourhas ni sur bien d'autres faits encore plus odieux; mais les peuples refusent d'écouter sa voix; le peuple français, surtout. Il ne vit que sur le mensonge; le mensonge du passé, le mensonge du présent. La France parle de son relèvement; où en sont les preuves? N'est-elle pas liée, à l'heure actuelle, des mêmes entraves qu'elle accepta après ses désastres? Sa population décroît; commercialement, elle se trouve dans la position qu'elle occupait en 1865; militairement, les mêmes vices qui ont perdu son armée en 1870 subsistent, aggravés. Vos fanfaronnades ne trompent personne. Vous oubliez trop, voyez-vous, qu'il y a des juges à Berlin. Tout le mal vient de ce que vous n'avez pas eu le courage de regarder en face votre défaite. Voilà pourquoi vous avez cessé d'être vous-mêmes. Voilà pourquoi, en réorganisant votre armée, vous avez servilement imité l'armée allemande, sans vous douter que l'état de l'Allemagne diffère énormément de la situation de la France; voilà pourquoi vous n'avez pas su trouver, pour votre gouvernement et pour votre armée, une formule adaptée à votre position particulière, extraite de cette position même; en harmonie avec votre caractère...
—Du caractère, dis-je, nous n'en avons plus.
Je refuse, au grand regret de mon oncle, l'invitation qu'il me fait de passer quelques jours à Wiesbaden. Je veux repartir le soir même. Après un dîner rapide, j'ai juste le temps de passer à l'hôtel avant d'aller à la station. On me remet ma note, que je paye et que je vais mettre dans ma poche lorsque mes regards tombent, par hasard, sur ces deux mots imprimés en tête du papier: «Eigenthümer: G. S. Raubvogel.» Raubvogel, propriétaire! Est-ce que?... Mais le temps presse; je n'ai pas une minute à perdre. En me rendant à la station, j'interroge le domestique qui porte ma valise. Quel est le propriétaire de l'hôtel?
—C'est, dit-il, une dame; une belle femme; Mme Raubvogel, dont le mari a été mis injustement en prison par les perfides Français. C'est une bonne patriote allemande, une Alsacienne... une vraie Alsacienne... Hâtons-nous, monsieur, le train va partir...
Je ne tiens pas à vous faire part des pensées qui me harcèlent pendant le voyage. Vous pouvez facilement les imaginer. J'arrive à Paris le lendemain, et le surlendemain matin j'ai rejoint ma garnison.
A Sandkerque, j'ai d'abord passé quelques jours dans un état de prostration complète, n'ayant même pas la force de suivre une idée. Une image dominait toutes mes pensées, descendait sur elles, les écrasait: l'image de l'acte commis par mon père; et je refusais de me présenter à moi-même une condamnation ou une justification de cet acte, mon père n'ayant jamais conformé sa vie à un étalon moral, ou même immoral, ayant seulement cherché à vivre. Je sentais que j'aurais pu, au besoin, juger l'homme; mais ses actes! mais un de ses actes!... Puis, j'ai essayé de réfléchir, de prendre une détermination, de me tenir prêt, au moins, à faire face à toute éventualité; mais l'énergie, encore, m'a fait défaut. Mon indifférente indolence a même fini par me persuader que je n'ai rien à craindre; que Lahaye-Marmenteau, comme l'a prévu mon oncle, hésitera avant de rien tenter contre moi; et que, le temps aidant, il cessera même de penser à me persécuter. Ma sécurité me semble de plus en plus certaine.
Un matin, cependant, je suis appelé chez le général gouverneur de la ville. Ce général, qui n'a encore que les deux étoiles bien qu'il ait presque atteint la limite d'âge, ne m'est pas inconnu; je l'ai rencontré plusieurs fois chez mon père. C'est un homme de valeur. Mais ses opinions irreligieuses et bonapartistes, franchement avouées, lui ont barré la route des honneurs, ouverte seulement à la double hypocrisie républicaine et cléricale. Il n'a jamais pu pénétrer dans ces comités et ces services centraux, dans ces dortoirs et ces antichambres de toute espèce qui absorbent en France un nombre effrayant de généraux ineptes et assurent leur avancement; qui leur procurent d'énormes traitements et des indemnités extravagantes; qui constituent des sinécures ignorées partout, excepté chez nous. Il n'a jamais exercé que des fonctions actives, relativement mal rétribuées. Il me fait un accueil qui m'étonne un peu, très cordial certainement, mais manifestement embarrassé.
—Vous savez, me dit-il, que j'ai été l'ami de votre père. Je vais donc vous parler rondement, en toute franchise. On vous en veut; on vous en veut terriblement. J'ai reçu l'ordre de faire exercer sur vous une surveillance de tous les instants. Je ne devrais pas vous prévenir. Je vous préviens parce que je flaire là-dessous une machination dégoûtante. Votre père a laissé derrière lui des haines qu'on cherche à assouvir sur vous. N'est-ce pas? Enfin, moi, je ne sais pas. Je suppose. C'est à vous d'ouvrir l'oeil. Je vais encore vous dire quelque chose. On vous accuse d'avoir fait récemment un voyage en Allemagne, à Wiesbaden; il paraît qu'on vous a vu là en compagnie d'officiers allemands. Tout ça, pour moi, c'est des histoires à dormir debout; pourtant, vous savez où va la malignité des gens. Vous n'ignorez pas que nous vivons à une époque où le personnage important, dans l'armée comme ailleurs, c'est le mouchard. Maintenant, je dois vous donner un autre avis. On m'a ordonné de vous faire surveiller; mais il y a d'autres gens qu'on a chargés de la même mission, et qui s'en acquitteront avec plus de zèle que moi. Je veux parler de ces gredins en robes noires qui sont devenus les vrais maîtres de nos régiments; qui dirigent partout l'oeuvre de Notre-Dame des Armées, qui sont les aumôniers des garnisons. Nous en avons un ici, l'abbé Chouanard, qui envoie rapport sur rapport à qui de droit, j'en ai la certitude; il tient dans sa main la plupart des soldats qu'on embauche jusque dans les casernes, les ordonnances, les femmes. Il espionne, dénonce et calomnie sans trêve; tout cela se passe dans l'ombre, mais se passe. Il fallait avoir la République pour en venir là. Tout les officiers qui ne pratiquent pas, qui ne sortent pas des jésuitières, sont tenus en suspicion, mal notés, végètent, sont persécutés. On n'épargne rien, ni personne. Si je n'étais pas sur le point de prendre ma retraite, j'en ai la conviction, j'aurais été déplacé, envoyé en disgrâce dans un trou. J'ai aimé passionnément ma profession; mais, je l'avoue, je suis heureux de la quitter bientôt; l'armée républicaine est trop cléricale pour moi, bonapartiste. Ainsi, prenez garde; vous voilà averti.
Je remercie le général qui, après un moment d'hésitation, ajoute:
—Je crois que je n'ai pas assez insisté. On cherche à vous jouer un sale tour, par tous les moyens; vous comprenez. Je ne sais donc pas si vous feriez bien de persister à rester... Par exemple, si vous demandiez un long congé? Hein?... Ou bien... ou bien... Enfin, réfléchissez.
J'ai réfléchi. Et j'ai deviné, sans peine, le plan de Lahaye-Marmenteau. Un nouveau moyen d'action lui a été fourni par mon voyage à Wiesbaden. L'État-Major a été informé de ce voyage, certainement, par Estelle qui doit jouer maintenant vis-à-vis de l'Allemagne le rôle qu'elle a joué si longtemps vis-à-vis de la France, ne serait-ce qu'afin de hâter la libération de son mari; et je m'arrête un moment à penser à cet excellent Raubvogel qui, au sortir de sa prison, se retrouvera à la tête d'un hôtel des Trois Cigognes, exactement comme s'il n'avait jamais quitté Mulhouse, comme s'il n'avait connu ni grandeur ni décadence; encore un qui s'est donné beaucoup de mal pour rien!... Donc, Lahaye-Marmenteau se gardera bien de faire publier quoi que ce soit sur le compte de mon père. Un de ces jours, après m'avoir fait suffisamment espionner par ses mouchards en soutanes, après avoir accumulé contre moi un certain nombre de calomnies difficiles à détruire, il me fera appeler à Paris. Il me forcera à m'expliquer sur mon voyage à Wiesbaden, voyage entrepris par moi clandestinement et sans aucune autorisation, voyage dont il connaît fort bien les motifs—qu'il feindra d'ignorer.—Ces motifs, devant les accusations portées contre moi, il faudra que je les révèle, afin de me disculper. Et l'acte commis par mon père en 1870, dont la divulgation doit me déshonorer et que Lahaye-Marmenteau n'aura pas rendu public, sera exposé par moi-même... Toute lutte est devenue impossible.
Cette fois, je prends rapidement mon parti. J'envoie ma démission au ministère. Elle est immédiatement acceptée. J'ai réglé, d'avance, mes affaires; et le soir même je pars pour Paris.
Ne vous imaginez pas que j'aie l'intention d'aller chercher querelle au général de Lahaye-Marmenteau. Le général et ses pareils sont des gens trop difficiles à attaquer. Si vous leur aplatissez le nez d'un coup de poing, ils vous font mettre en prison; si vous écrivez la vérité sur leur compte, le public français, fier de ses incomparables Capitulards, refuse de vous lire. Et puis, il ne faut pas empiéter sur les prérogatives des Prussiens. Je ne me suis rendu à Paris qu'afin de me mettre en route pour Marseille; et je ne vais à Marseille qu'afin de m'embarquer pour Bône.
Je m'embarque; et le bateau, n'appartenant point à la marine militaire, arrive à bon port. A Bône, une statue de M. Thiers, d'abord, excite mon étonnement; je ne puis arriver à comprendre pourquoi les Algériens ont jugé nécessaire d'élever ce monument à la mémoire du sanguinaire Foutriquet qui libéra le territoire à grands coups de milliards. Ensuite, je prends discrètement des informations; je m'enquiers de l'atelier de Travaux publics, qu'on m'indique immédiatement (vous voyez comme j'ai de la chance); je m'enquiers aussi d'un nommé Fermaille, condamne à vingt ans... Et justement un garçon d'hôtel, dont le beau frère est chaouch aux Travaux, peut me donner tous les renseignements désirables. Le nommé Fermaille fait partie d'un détachement qui vient d'être envoyé à Macheda, pour réparer une route.
Macheda est un tout petit village, assez misérable, où une dizaine de colons luttent péniblement contre l'usure et la tyrannie militaire. Une pauvre auberge, dépôt d'absinthe, où je trouve à me loger. Le mercanti, je m'en aperçois tout de suite, est un ancien fagot qui polit sa canne et sur lequel on peut absolument compter pour vous aider à faire un mauvais coup (et même un bon), pourvu qu'on lui graisse la patte. Je mets cet honnête citoyen au courant de mes projets, et il m'aide à les réaliser; il va trouver moyen, dans la journée, de se mettre en relations avec Fermaille. Pour moi, je dois autant que possible éviter de me faire voir.
Pourtant, je puis regarder. D'une fenêtre, je contemple une vaste étendue de cette terre d'Algérie qui devrait, comme autrefois, nourrir une partie de l'Europe et qui ne peut arriver à suffire à ses propres besoins. Sous la domination française, mille fois pire que la domination barbaresque, la ferox Africa est devenue un pays de misère, de stérilité et de désolation. C'est le domaine de l'Exploiteur et du Tortionnaire. Si la France avait dépensé là une moitié de l'argent qu'elle a stupidement semé au Tonkin, au Soudan, au Dahomey, au Congo, à Madagascar—si elle avait seulement donné à l'Algérie la liberté—l'Algérie aurait fait de la France une nation heureuse et forte. Mais la France, qui refuse la liberté à ses colonies comme elle se la refuse à elle-même, veut être malheureuse et faible. Elle gaspille l'argent, sué douloureusement par les pauvres. Elle gaspille aussi les hommes.
J'aperçois là-bas le camp des condamnés aux Travaux publics. Ils peinent comme des nègres sous la matraque des surveillants, gardés de près par des tirailleurs au fusil chargé. Pauvres diables dont tout le crime est d'avoir dit son fait à quelque supérieur imbécile; fils de pauvres souvent, mais fils de bourgeois aussi; car la tyrannie de l'autorité militaire, que les Riches ne peuvent imposer aux Pauvres sans en souffrir dans une certaine mesure, est tellement abominable qu'elle les pousse eux-mêmes à la révolte dès qu'elle se fait sentir à eux. Plus loin, je distingue un détachement de disciplinaires, haillonneux, sinistres, qui cassent des pierres sous l'oeil d'infâmes chaouchs armés de revolvers (Voir Biribi, Armée d'Afrique). Le crime de ces hommes est d'avoir manqué à la discipline; discipline odieuse, imbécile, et qui n'existe que parce que la Patrie n'est qu'une Blague au lieu d'être une Réalité. Voilà des êtres (et ils sont des milliers!) forts et intelligents pour la plupart, dont on ruine la santé et la raison, de parti pris. La France gaspille les hommes; elle gaspille leur intelligence et leur force; à l'heure où sa population décroît; à l'heure où, tous les quatre ans, un contingent tout entier passe par l'ajournement ou est réformé; à l'heure où la population de l'Allemagne augmente sans cesse; à l'heure où la France peut être facilement envahie, non seulement par l'Est, mais par le Nord-Ouest—car la flotte du Nord et de l'Ouest de la France n'a pas la moitié de la puissance de la marine de guerre allemande!—Et la France, la France de la Bourgeoisie catholique, répète que la force principale des armées, c'est la discipline. La force principale des armées, leur seule force, c'est le sentiment patriotique de l'Égalité; c'est la conscience de la patrie réelle, de la terre appartenant également à tous ceux qui la défendent. Et la discipline est un crime, un crime commis pour entretenir l'inégalité et la misère, un crime atroce, un crime contre la Nation! Ce ne sont pas ces forçats, que j'aperçois, qui sont des criminels; ce sont ceux qui les envoyèrent au bagne. Ah! ces hommes à képis noirs, à capotes grises!... Une envie me prend de vivre avec eux, de souffrir avec eux; et de sortir de leur Enfer d'obéissance, et de revenir en France; et de battre la charge, contre Prudhomme, sur un tambour de régiment!...
Un nom que le mercanti prononce par hasard excite ma curiosité. Estelleville. Qu'est-ce que c'est que ça, Estelleville? C'est un village, pas très loin, qui fut fondé après 1870 par des Alsaciens... Et toute une histoire très vieille, l'histoire de cette colonie d'émigrants alsaciens que Raubvogel créa en Algérie, me revient en mémoire. Dans l'après-midi, je me décide à pousser jusqu'à Estelleville. A peine un hameau; quelques misérables masures autour d'un puits à l'eau saumâtre, des ruines, un immense cimetière. Quatre ou cinq familles, au type et à l'accent alsacien, vivent là. Un vieux se rappelle M. Raubvogel qui était, croit-il se souvenir, un ministre, et qui leur avait fait de belles promesses; mais on n'a jamais connu que la misère, à Estelleville; l'endroit n'est pas sain, non plus; et le vieux étend la main dans la direction du cimetière. D'ailleurs, ces pauvres gens ne se plaignent point; ils semblent trop abrutis pour ça; ils regrettent seulement de ne pas être restés en Alsace, de ne pas être devenus Allemands.
Le soir venu, le mercanti m'annonce que Fermaille trouvera moyen de s'échapper du camp, et que nous pouvons nous attendre à le voir arriver vers minuit. Il n'est pas beaucoup plus tard, en effet, lorsque nous entendons frapper timidement à la porte de la maison. Le mercanti va ouvrir, et revient avec un homme vêtu du costume pénitentiaire mais que, malgré son crâne complètement rasé, je reconnais immédiatement. C'est Fermaille. Lui aussi me reconnaît, et son trouble devient extrême; il craint un piège, évidemment. J'ai beaucoup de peine à le rassurer, à le convaincre que je ne désire que son évasion. Il risque quelques objections; il hésite à fuir le bagne; c'est comme s'il craignait de faire tort à l'État de sa personne. Il persiste, malgré tout ce que je peux dire, à m'appeler continuellement: «Mon capitaine.» C'est avec le plus grand mal que nous le décidons à quitter sa défroque de galérien et à s'envelopper d'un burnous. De ce garçon, naturellement assez énergique, intelligent et frondeur, quelques mois de captivité ont fait un idiot, une chiffe...
Le mercanti, sans bruit, a attelé une sorte de tapecul. Il est une heure du matin comme nous partons, Fermaille, moi, et un jeune Maltais qui sert de domestique au mercanti, et qui doit ramener la voiture. Le petit cheval ne va pas mal, et il n'est guère plus de trois heures lorsque nous entrons dans Bône. Un peu avant d'arriver à la caserne des zouaves, nous descendons de la voiture, Fermaille et moi, et nous nous dirigeons à pied vers le port. Je reconnais bientôt le navire italien avec le capitaine duquel j'ai fait marché, il y a deux jours, avant d'aller à Macheda. Le capitaine, qu'un matelot a été chercher, paraît sur le pont, et nous montons à bord; je verse à l'Italien la somme convenue, et je remets Fermaille entre ses mains. Puis, avant de descendre sur le quai, je donne à Fermaille un portefeuille qui contient vingt mille francs. C'est beaucoup, certainement; mais je ne veux pas faire les choses à demi. Fermaille veut se jeter à mes pieds, m'assure de son éternelle reconnaissance, se confond en remerciements; il trouve aussi que c'est beaucoup, vingt mille francs; après tout, la liberté ne vaut peut-être pas cher, en monnaie française... Je suis obligé de faire signe au capitaine, qui fait disparaître Fermaille par une écoutille.
De l'avant-port, au lever du jour, je vois le bateau se mettre en route, gagner la haute mer, se diriger vers l'Italie. Quelques heures après, je prends passage à bord d'un steamer anglais qui va à Malte, où je désire passer plusieurs jours. Après quoi, j'irai quelque part, je ne sais où. Pas en France; j'en ai assez, pour le moment. Sans doute en Angleterre.
XXV
Depuis un an environ je vis en Angleterre, principalement à Londres, m'efforçant de donner une forme précise, exacte, à des idées qui vibrent en moi, complètes et puissantes, mais qu'estropient et défigurent toutes les tentatives d'expression. A l'homme qui n'a jamais rien fait, tout travail est excessivement malaisé, presque impossible. Des difficultés plus grandes encore se dressent devant l'homme qui fait effort vers l'Action réelle, mais dont une longue habitude a tronqué les facultés et l'énergie, les ajustant aux courtes exigences du simulacre d'action. Voici une mine: les aptitudes. Quelque minerai en est arraché, à un pied ou deux de la surface; transformé, par des procédés grossiers et faciles, en une mauvaise fonte; mais il s'agit d'aller chercher au coeur même de la mine, par le travail persistant et dur qu'exige la perforation des puits et des galeries, la matière supérieure qu'un labeur ardu, compliqué, changera en un pur métal. On essaye, on peine, on trime. On se lasse, on se décourage, on renonce. Pourtant, agir! agir... Et c'est toujours le même genre d'action qui se présente comme seul praticable, celui dont j'ai si longtemps fait le geste vain: l'épée au poing; l'arme...
Est-il possible, donc, qu'un homme porte en soi quelque chose d'énorme, de grand, et ne puisse pas l'exprimer, et ne puisse exposer, malgré tous ses efforts, que des déformations ridicules des réalités qu'il voudrait vivre? Oui, c'est possible. Et la même impuissance, certainement, doit se manifester chez les peuples. Elle se manifeste, aujourd'hui, chez la nation française. La France d'à présent n'interprète pas la France; la travestit, la trahit. Pourquoi?...
Parce que, peut-être, avant l'action intellectuelle, idéale, une autre action qui, pour ainsi dire, lui servira d'assise, doit s'effectuer; l'action matérielle, brutale. Je n'ai pu réussir parce que je ne suis pas sûr de moi, sûr de la vie; parce que je ne me sens pas libre. La France non plus n'est pas sûre d'elle-même; ne sent pas la sécurité de l'existence; n'est pas libre. On n'est pas libre quand on achète sa liberté; on est libre quand on la prend, sa liberté; quand on l'empoigne. Nous, nous sommes libres—au bout de cette chaîne de papier qu'on appelle le traité de Francfort.—Et nous payons, pour ça. Est-ce que nous payons les intérêts des cinq milliards, et des autres milliards, oui ou non? On nous vend des bouts d'indépendance, un mensonge de liberté; nous sommes acheteurs. Qui paye? Les pauvres.
J'aurais voulu écrire un livre sur les pauvres; je n'ai pas pu. D'abord, pour écrire sur les pauvres, il faut les observer, les voir. C'est un hideux spectacle. C'est la servitude, non seulement volontaire, mais quémandée, mais achetée par les esclaves. J'aurais voulu montrer aux pauvres ce qu'ils dépensent d'efforts et d'intelligence, à croupir dans l'ignorance. J'aurais voulu leur faire voir ce qu'il leur faut de courage pour être lâches. Mais leur abjection est trop énorme, en vérité. Cette chair, étiquetée, à vendre, vendue, se méprise trop, me dégoûte trop. Dans tous les pays du monde les pauvres sont des troupeaux d'êtres vils, aimant leurs chaînes de papier, vénérant leurs gardes-chiourmes, pleins d'estime et d'admiration pour les laquais de leurs gardes-chiourmes, pour leurs valets d'épée et de plume. Toute une immonde racaille bourgeoise, grimauds, cabotins, et rapins—tourbe d'assassins et d'empoisonneurs que je voue à la mort—vit, prospère et multiplie sur l'argent donné par les pauvres, avec plaisir. Les pauvres se repaissent des ordures bourgeoises, s'en gavent. Et quant aux hommes qui leur parlent de liberté et d'égalité, quant aux hommes qui leur consacrent leurs forces, leur talent, leur vie—les pauvres n'en ont cure; je suis sûr qu'ils les haïssent. La colère me saisit, quand je pense à ça; et je souhaite une nouvelle Commune—pour la répression.
J'aurais voulu crier aux Pauvres français: «On vous dit que votre pays s'est relevé de sa défaite de 1870. C'est un mensonge. On vous dit que vous êtes un peuple libre. Vous êtes des vaincus. On se rit de vous, partout, et on vous nargue. Situation honteuse, qu'ont seulement intérêt à prolonger ceux qui tiennent à conserver leur argent, leurs grades,—et leur peau.—Situation honteuse dont vous payez tous les frais et dont vous avez intérêt à sortir au plus vite. L'acceptation nette des faits accomplis, le désarmement complet, ne sont pas possibles. Vous, et vos voisins, vous êtes trop bêtes. Vous serez trop bêtes jusqu'à ce que les boulets de canon vous aient ouvert l'intellect. L'acceptation sournoise des faits accomplis, et le désarmement partiel? Ce n'est pas une solution; pourtant, le premier point a été réalisé par l'alliance russe, qui a ratifié le traité de Francfort. Quant au désarmement partiel et simultané des grandes puissances, on commence à vous l'offrir; on vous le proposera, de plus en plus ouvertement, car on tient à ne point laisser trop longtemps entre vos mains des armes dont vous pourriez faire un mauvais usage. Économiquement, ce désarmement partiel ne changerait rien, tout compte fait, à votre situation. Politiquement, il resserrerait vos liens. Vous vivriez, esclaves bénis par l'Eglise, sous le knout d'une nouvelle Sainte-Alliance. Alors, la guerre?...
«Oui, la guerre. A quoi vous sert-elle, la paix actuelle? A végéter, à crever. Les Riches en vivent, de cette paix. Ils vous font la guerre, pendant cette paix, et vivent de vous; et vivent bien. Ils chantent les bienfaits de la paix, et ses beautés; vous accompagnez le cantique avec les borborygmes de vos boyaux vides. Pourquoi donc que vous n'attaqueriez pas le refrain, pour voir, avec une clarinette de six pieds? La Civilisation est un fléau, et l'Art une moquerie, et la Science un mensonge, lorsque la paix, comme aujourd'hui, est une imposture; lorsqu'elle cause plus de désastres et plus de meurtres que la guerre; lorsque tout le monde le sait, et que personne n'ose le dire.
«La guerre? A moins que vous ne soyez que des hordes de mercenaires idiots, elle vous donnera la liberté et le bonheur. Les grandes armées nationales ont pour mission nécessaire, forcée, de créer la réalité des patries, de donner la terre à l'homme. Les Riches le savent si bien qu'ils ne veulent d'une lutte européenne à aucun prix; que l'idée seule d'un conflit les fait trembler; qu'ils refusent, partout, de laisser étudier les conséquences d'une guerre; qu'en France, quand Burdeau nomma un comité chargé de rechercher comment l'organisme social continuerait à fonctionner en temps de guerre, les autorités intervinrent et suspendirent l'enquête. Parbleu! Les grandes armées nationales étant constituées en fait, les boulets tirés sur les ennemis ricocheraient sur l'Ennemi—sur l'affameur.—Pauvres! n'ayez pas peur de la guerre! Elle vous libérera. Elle tuera la Misère qui vous étrangle, et l'Hypocrisie qui vous ligotte. Elle vous donnera une patrie. Vous aurez la victoire—la victoire qui vous permettra de faire jaillir la fraternité internationale de votre Nationalisme réel.—Vous aurez la victoire, la plus glorieuse de toutes, lorsque vous tendrez la main à vos frères, délivrés aussi, par-dessus les corps éventrés de vos ignobles tyrans...»
Mais un grand découragement s'empare de moi; un fatalisme déprimant.—Pourquoi parler? Je ne suis pas fait pour parler. L'épaulette, je le sens, est entrée comme une marque dans ma chair: je suis fait pour combattre. Et puis, tout n'a-t-il pas été dit pour pousser les esclaves à la liberté, pour les jeter au bonheur? Tous les livres n'ont-ils pas été écrits, et tous les poèmes, et le plus grand de tous les poèmes—la Carmagnole?
—Vive le son du canon!
Et c'est juste comme je fredonne, une après-midi, à Hyde Park, le refrain de la chanson splendide, que je vois passer à côté de moi une dame qui sourit; j'ai à peine eu le temps de la reconnaître qu'elle m'aborde. C'est la baronne de Haulka.
Certes, si j'avais pu apercevoir à une certaine distance la baronne de Haulka, je me serais arrangé de façon à l'éviter. Quant à la baronne, elle se dit enchantée de me rencontrer, et elle semble considérer une conversation entre nous comme la chose la plus naturelle. La froideur de mon attitude ne paraît pas la gêner; on dirait qu'elle ne s'en aperçoit pas. Elle me parle comme à un ami de longue date. Elle m'apprend qu'elle est venue passer cinq ou six semaines à Londres. Elle s'exprime avec tant de laisser-aller, de bonhomie, que je sens ma défiance et ma rancune fondre peu à peu, et malgré moi. Je me laisse entraîner à dire deux mots de mes affaires, puis trois; et j'arrive aux confidences. J'avoue que je suis un peu las de mon existence présente, et que...
—Vous regrettez votre épaulette, interrompt la baronne au moment où j'hésite à continuer ma phrase. Eh! bien, pourquoi ne la reprenez-vous pas? Vous aviez un si bel avenir! Après tout, quoi qu'on en dise, les gens d'intelligence arrivent toujours à faire leur chemin dans l'armée; des obstacles peuvent être placés sur leur route, mais un peu de patience leur permet d'en triompher. A propos, je me rappelle que vous étiez lié avec le capitaine de Bellevigne; savez-vous qu'il doit être nommé commandant le mois prochain? Son mariage lui a porté bonheur. Etiez-vous encore en France lorsqu'il a épousé Mlle Pilastre? Un gros sac..... Allons! où ai-je la tête? N'avez-vous pas été amoureux de Mlle Pilastre?..... Voyons, au moins un peu? Je crois me rappeler quelque chose comme ça. Si je ne me trompe pas, vous avez eu tort de pas pousser votre pointe. La présente Mme de Bellevigne ne vivra pas vieille; et, dame! un bel héritage. Ah! si vous m'aviez consultée!...
Je suis légèrement abasourdi, et ne sais trop que dire. La baronne, évidemment, n'a pas la moindre intention de me convaincre de sa bonne foi; elle m'indique simplement ce qu'elle préfère me voir faire semblant d'admettre. Elle continue:
—Je me suis toujours souvenue de cette visite que vous m'avez faite... vous rappelez-vous? au sujet de votre père... C'était tellement singulier! Nous étions tous deux, au même moment, menacés par Lahaye-Marmenteau. Entre nous, cet homme est toqué, pour ne pas dire plus. Il voulait alors me faire expulser, ainsi que je vous l'ai dit. Huit jours après, nous étions les meilleurs amis du monde. Expliquez des caractères pareils. L'amitié, d'ailleurs, n'a point été éternelle. Nous sommes, à présent, à couteaux tirés. Je m'en console, vous pouvez m'en croire. Mais vraiment, ce guerrier devrait se purger, comme disaient vos poètes du xviie siècle, avec quelques grains d'ellébore; après tout, peut-être son manque d'équilibre cérébral lui assure-t-il quelque joie. «Il y a à être fou, écrivait Dryden, un plaisir que les fous seuls connaissent.» Vous voyez que j'ai ma façon à moi d'expliquer les choses.
Je m'en aperçois, en effet. Après avoir fait silencieusement quelques pas dans Rotten Row, la baronne reprend:
—Lahaye-Marmenteau voulait me faire expulser comme espionne. L'invention était comique! Moi qui ai toutes mes relations dans l'armée et la diplomatie! Remarquez que je ne voudrais pas médire de l'Espion. Il a son utilité dans notre système social; c'est incontestable. Il consolide des liens; ou les dénoue; comme on veut. Il achète, surprend, livre et vend des secrets dont la plupart sont des mensonges. Il contribue donc ainsi au triomphe de la vérité. Il est l'ennemi-né de toutes les choses clandestines; par conséquent, de l'hypocrisie. Pourquoi lui jeter la pierre? Et puis, toujours juger! Vouloir que la certitude des perceptions, qui n'existe point dans le monde physique, existe dans le monde moral! Il ne faut pas oublier, non plus, que l'espion aime son pays. Aimer son pays est beau. C'est grand. Moi, par exemple, bien que mes sympathies intellectuelles soient toutes françaises, je n'ai jamais oublié que je suis Allemande. Je ne condamne même pas complètement le chauvinisme d'à présent. Je pense que le sentiment cosmopolite du xviiie siècle, un peu grossier, doit s'épurer en passant par notre période de patriotisme étroit et hystérique. Oui! l'amour de la patrie est vraiment beau! Voilà pourquoi, pensant ainsi, j'ai toujours aimé le soldat. Voilà pourquoi l'aiment les peuples, dont le coeur est simple et franc; voilà pourquoi ils le vénèrent spécialement dans l'histoire; et même dans cette poétique et puissante transfiguration de l'histoire qui s'appelle la légende. A mon avis, la légende est souvent supérieure, même en véracité symbolique, à l'histoire. Je l'ai dit plusieurs fois à votre père qui, un jour, à ma grande joie, adopta mon opinion... A propos, vous n'ignorez pas, j'espère, que le monument qu'on doit élever par souscription publique au général Maubart, à Nourhas, sera inauguré dans deux mois?...
Je l'ignorais. La baronne se récrie. Comment! Est-ce possible? Moi, le fils du général!... Enfin, la France, elle, n'oublie pas. Et Mme de Haulka, se faisant très amie, presque maternelle, m'assure que je devrais profiter de cette occasion pour demander ma réintégration dans l'armée. Elle m'apprend qu'elle peut m'être utile. Je n'ai qu'à essayer. Elle répond du succès.
La baronne ne se vantait pas. Elle m'a été fort utile. Peu de temps après notre première rencontre, c'est-à-dire vers le 20 juin 1898, j'ai reçu notification du fait que je suis affecté au régiment d'infanterie qui tient garnison à O... Il est entendu qu'on considérera le temps passé par moi à l'étranger comme ayant été consacré à une mission spéciale. J'aurai simplement à dire ce que je pense de l'armée anglaise. Pas difficile. Je n'aurai rien à dire. Avant de quitter Londres, j'ai revu plusieurs fois Mme de Haulka, qui s'est toujours montrée fort aimable pour moi.
(Ici, je dois ouvrir une parenthèse. On a prétendu, je le sais, que la baronne m'avait remis des documents intéressant le général de Lahaye-Marmenteau et plusieurs de ses collègues, documents dont la possession m'assurait la neutralité et même la bienveillance des personnages en question. C'est un point que je ne veux pas discuter.)
Quelques jours avant mon départ, un matin, je me trouve nez à nez, au coin d'une rue, avec une jeune femme qui pousse un cri en m'apercevant. C'est la Môme-Chichi. Elle me raconte une histoire touchante. Elle est venue à Londres retrouver Fermaille, qui exerce avec succès son métier de ciseleur dans la capitale britannique; elle n'aime pas beaucoup l'Angleterre, mais le devoir avant tout. Elle est si heureuse de me rencontrer! Et Fermaille aussi sera si content!... Comment? Elle s'explique. Fermaille a reconstitué les 20.000 francs que je lui ai donnés à Bône, et avait déjà cherché à se procurer mon adresse, afin de me les renvoyer. Si je voulais venir, demain, chez eux, il me remettrait la somme en mains propres. Mais, certainement...
Je viens. Fermaille, avec des remerciements infinis, m'offre de me rendre les 20.000 francs immédiatement. J'accepte. Comme j'empoche la somme, il me demande si je crois qu'il pourra un jour rentrer en France. Je lui réponds que je prendrai des informations et l'aviserai. La Môme-Chichi, tout émue d'une pareille condescendance, m'admire. Moralement, elle s'agenouille devant moi. Relève-toi, créature de Dieu!...
Ne croyez pas que je vais m'emballer; j'ai simplement l'intention de vous faire comprendre que la Môme-Chichi ne m'en veut pas plus que son amant, et que pour ma part je ne lui garde pas rancune. Notre réconciliation, du reste, est scellée chez moi, le soir même. L'apposition des scellés (ou des sceaux) ne dure guère qu'une petite heure. Mais il est entendu qu'après-demain matin, j'enlève la Môme-Chichi. Je l'emmène en France avec moi.
Cependant, après le départ de ladite Môme-Chichi (et voici un passage que je conseille aux femmes de méditer), je réfléchis. Je perçois clairement que la France est pleine de Mômes-Chichi; en vérité, il n'y a guère que de ça, en France, des bêtes de somme en puissance de maris et de la paillasse à curés; alors, à quoi bon réimporter l'objet?
Je me décide donc à partir, non le surlendemain matin, mais le lendemain matin—tout seul.
XXVI
C'est aujourd'hui qu'a lieu l'inauguration du monument élevé à mon père. D'abord, j'avais résolu de ne point assister à cette cérémonie; inutile de vous donner mes raisons. Mais mon absence aurait été remarquée, commentée; et du moment que je suis rentré dans l'armée...
Je me suis donc rendu à Nourhas; j'y suis arrivé hier soir. Un gros village, déjà pavoisé, enguirlandé de chapelets de lampions; masures piteuses, vieilles, sales; demi-chaumières dont l'agglomération hasardeuse fut récemment bastionnée d'énormes bâtiments industriels, construits de brique. Au centre, une grande place où se tient le marché, au milieu de laquelle s'élève la statue que des toiles verdâtres cachent aux regards; une église cagneuse grimace dans un coin; une fontaine larmoie dans un autre. Le pavé est horrible, rhumatismal; et des auberges, des caboulots, sur les quatre faces étalent leurs enseignes: «Au Héros de Nourhas.—Au Glorieux Vaincu.—A la Belle Vue du Héros.»
J'étais arrivé hier soir et je m'étais logé dans une sorte d'hôtel, au bout du village, près de la gare. J'avais donné l'ordre qu'on me réveillât de bonne heure.
Et ce matin, avant six heures, je sors et je gagne la campagne. Je m'efforce de retrouver les endroits dont mon oncle, l'année dernière, m'a donné la description. Voici la plaine, le bois dont il m'a parlé; je m'avance le long de la route par où sont arrivés les Allemands. Ah! je voudrais pouvoir douter du récit qui m'a été fait. Je cherche à interroger les lieux, à leur arracher la vérité. Ils sont muets. Ils ont oublié.—Non; ils n'ont jamais su.—Dans sa hautaine indifférence, la terre est prête encore pour de nouvelles tueries, si la sottise humaine le veut—si l'intelligence humaine l'exige.—Je marche vers une colline, là-bas; un océan de feuillage se brise, à sa base, en une odorante écume. Ça sent le bonheur, on dirait. Doux, aussi, et chargé de mémoires anciennes, de passer le petit ruisseau qui chantonne sur les cailloux blancs. Et les sentiers pleins d'une buée transparente, qu'on devine montant comme une marée d'air, lavée par la rosée...
Je reviens sur mes pas. Un beau pays, la France; mais... Un bâtiment blanc sur une éminence, tout au bout de la grande plaine qui précède le village; la ferme de la Chevrette, sûrement; si j'allais là?
Je suis bien reçu à la ferme. Elle est habitée par la même famille qui l'occupait en 1870. Trois générations, à présent. Un vieux et une vieille, de soixante-dix ans environ; leurs enfants, deux garçons et une fille, de trente à quarante ans; les petits-enfants, de cinq à dix-huit. Est-ce que ces braves gens ont quelque souvenir du glorieux fait d'armes dont leur ferme fut le théâtre? Pour sûr! Ils en sont pleins, de souvenirs; l'enfant de cinq ans, lui-même, en a. Et c'était un colonel qui commandait les Français? Oui, un colonel; un colonel avec cinq galons sur ses manches.
—Un colonel; oui, Monsieur, affirme l'homme de quarante ans; le colonel Maubart. Je n'avais guère que douze ans, alors, mais je m'en souviens comme si c'était hier. Le colonel Maubart a dit comme ça, en entrant: «Nous allons mourir pour la France!» Oui, Monsieur...
La vieille, assise dans un coin, essaie de dire quelque chose; mais le vieux lui coupe la parole:
—Moi, Monsieur, j'étais dans cette chambre, quand il est entré avec son bataillon. Même qu'il m'a dit: «Nous allons mourir pour la France!» qu'il m'a dit, dit-il...
—Veux-tu te taire! glapit la vieille, de son coin; t'étais dans le bois avec les p'tiots, vieux capon... T'as rien vu, rien de rien... Y n'vous disent que des menteries, monsieur, ajoute-t-elle, en se tournant vers moi; j'étais toute seule ici, quand y sont venus. Y avait pas pus de colonel qu'y en a aujourd'hui, l'bon Dieu m'est témoin. Y avait qu'un sergent, et pis v'là tout. A preuve qu'y m'a dit: «Allez donc vous cacher dans le collier, la mère; c'est pas la peine que vous gobiez une prune.» A preuve...
Mais des exclamations indignées couvrent la voix de la vieille. Mari, enfants, petits-enfants, hurlent en même temps. La grand'mère a perdu la tête; elle ne sait plus ce qu'elle dit; elle bat la breloque. Un sergent! Un sergent défendant la ferme de la Chevrette! Est-ce possible!... Un colonel, Monsieur, le colonel Maubart...
Je sors de la ferme, écoeuré. Tout est imposture, ici et ailleurs.—Est-ce qu'un petit nombre de Français à l'âme haute, persécutés toujours, et affreusement, dans leur pays, n'ont pas donné au monde l'illusion d'une France généreuse, noble et libre? La légende, partout. La légende dominant des troupeaux qui n'ont point conscience d'eux-mêmes, le cerveau fangeux, la chair faite de mensonge.
Dès le matin, donc, c'est le dégoût qui m'envahit.
Les personnages officiels sont arrivés. Un banquet a eu lieu, au cours duquel on a porté beaucoup de toasts à beaucoup de choses. Et maintenant, en présence de notabilités de tout ordre, au son des instruments des musiques locales, les toiles qui masquaient le monument viennent de tomber. Sous les rayons d'un soleil aveuglant, le bronze apparaît dans toute son horreur. Vous connaissez la statue. C'est la même que les autres. On en a mis partout. Une grande question, j'ai oublié de vous le dire, s'était posée devant l'esprit patriotique du Comité qui prit l'initiative de l'érection du monument: représenterait-on mon père en uniforme de colonel, ou en uniforme de général? On s'est décidé pour l'uniforme de général. Mon père, a fait valoir quelqu'un, non seulement avait été héros en 1870, mais depuis il avait continué. L'argument était sans réplique. Le sculpteur, homme de génie original, et qu'on va décorer, a osé représenter mon père tête nue. Voilà de la hardiesse; tout le monde loue l'audace du sculpteur. En France, on aime l'audace...
La chaleur est étouffante. Pas d'air, pas un souffle de vent. Au loin, l'orage gronde..... Et la longue série des discours va commencer. Une grande lassitude s'est emparée de moi; je ne me sens pas bien; ah! que je voudrais que tout cela fût terminé!..... Courbassol, ministre de la Justice, qui représente le gouvernement, prend la parole.
—Il y a moins de trente ans, dit-il, la terre sur laquelle s'élève le glorieux monument que nous inaugurons aujourd'hui, et qui est maintenant sillonnée par les soldats français, était occupée par les armées étrangères; et quand nous comparons la France d'alors, désemparée, à bout de forces, à la nation vigoureuse qui revit sous nos yeux dans sa mâle vitalité, nous éprouvons une douce consolation et un légitime sentiment de fierté!
Courbassol, pourtant, déclare que cette fierté ne va pas jusqu'à l'enivrement. Si son patriotisme est ardent, il sait se contenir; il grandit dans le silence; il se recueille. Mais, il faut qu'on le sache bien, le jour où la France serait obligée de se lever.....
—Il s'est produit, s'écrie-t-il, des sectes qui ont nié la patrie; et de nos jours, sous nos yeux, quelques adeptes de ces folies maladives balbutient parfois je ne sais quelle malsaine négation; mais la conscience nationale les réprouve; et leur âme noire est obligée de rougir de ses blasphèmes.... Non! on ne renie pas la patrie. Ce serait renier son père et son berceau!
Je me sens de plus en plus mal; ma faiblesse augmente de moment en moment.
—L'homme que nous honorons aujourd'hui nous offre l'exemple du patriotisme le plus pur et le plus désintéressé. C'était un héros. C'était, dans toute la force du terme, un caractère. C'était une âme droite, une âme d'acier, forgée dans les temps antiques sur l'enclume du devoir, messieurs!.....
Cette dernière phrase est saluée par des acclamations enthousiastes. Ah! cela ne finira donc pas.... Courbassol continue, de sa voix qui bourdonne:
—Ce qui a distingué le général Maubart, c'est son respect du gouvernement établi; du régime que le pays s'est librement donné. Et qu'on ne vienne pas nous dire que la piété et les sentiments démocratiques sont inconciliables. Le héros de Nourhas a su allier une dévotion exemplaire à la fidélité la plus étroite aux institutions républicaines!....
Des applaudissements éclatent et retentissent douloureusement dans ma tête; c'est comme s'ils ne devaient jamais cesser. Le bruit change, change, se transforme en une clameur de plus en plus distante. Et j'ai une vision, tout d'un coup: un champ de bataille, immense, couvert de blessés qui râlent, de morts; c'est la nuit. Et l'aube verdit; rougeoie; et des tambours battent; et des tocsins sonnent à des beffrois; et les blessés se lèvent; et les morts se lèvent; et les blessés et les morts s'élancent, derrière un homme qui tient un drapeau rouge; et puis, il n'y a plus que du feu, partout; et puis..... Nous n'avons pas été vaincus!....
Je reprends connaissance dans la salle d'une auberge où l'on m'a transporté. Je m'étais évanoui, il y a quelques minutes, sur la place: la qualité des vins du banquet, la colère, l'ennui, la chaleur..... je ne sais pas. On a déboutonné mon dolman, ouvert ma chemise; plusieurs personnes, qui étaient dans la salle, sortent dès qu'elles me voient reprendre mes sens; une vieille femme, seule, reste à mes côtés. Courbassol, sur la place, continue son discours; il crie:
—Oui, c'est Gambetta, pour lequel le général Maubart avait une si vive admiration, qui a posé la fondation de ce courant de liberté, de cette grande vague de patriotisme qui nous emplit d'une légitime fierté!
Formidable, un coup de tonnerre couvre les applaudissements. Je m'approche d'une fenêtre. D'un ciel couleur d'encre, les ténèbres tombent, comme un couvercle énorme; une marée d'air froid balaye le sol; les faces de la foule se décomposent, verdissent; les façades des maisons sont blêmes; les drapeaux tricolores se violacent, palpitent comme des ailes d'oiseaux faibles fuyant devant la tempête... Il y a un silence. Mais la voix de Courbassol, toute secouée de peur, s'élève pourtant:
—Et savez-vous, messieurs, ce qui constitue la principale grandeur, la supériorité de notre brave armée? C'est qu'elle est l'armée démocratique, nationale. C'est qu'elle est l'armée de la République, du gouvernement de tous par tous et pour tous, soucieux des humbles, épris d'idéal, fidèle à la grande devise française scellée de notre sang: Liberté, Egalité.....
Et l'orage crève. Des éclairs déchirent la nue de sillons livides; la foudre gronde, roule son fracas, éclate; les maisons tremblent; des trombes d'eau s'abattent sur la place.
Elle est vide tout d'un coup, cette place. Ç'a été une fuite soudaine, une débandade, un sauve-qui-peut. Foule, pompiers, fonctionnaires, musiciens, orateur, ont disparu. Un torrent, que grossit la pluie diluvienne, cache le pavé, vient écumer contre les murs. Aux fenêtres vite fermées pendent les restes des guirlandes et des lampions, des guenilles qui furent les drapeaux. Et derrière les vitres de ces fenêtres, partout, en haut, en bas, j'aperçois des visages blafards—des bouches ouvertes comme hébétées par l'inattendu qui termina la fête lamentable, des yeux fixés sur la statue...
La statue; le simulacre qui regarde ces figures-là; qui les regarde, le front haut, fier, dans une pose de défi; dans une pose de défi que je comprends, tout d'un coup.
Et je les contemple, plein d'une amertume désespérée,—face à face, séparés par le verre que fait trembler la foudre, le peuple-souverain, Blague de chair, et la statue, Mensonge de bronze...
Londres, 1900-1901.
Paris.
L. MARETHEUX, imprimeur,
1, rue Cassette.
9765.
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1905
DU MÊME AUTEUR
Bas les coeurs, 1870-71, roman.
Biribi, armée d'Afrique, roman.
Le Voleur, roman.
La Belle France.
La libre Angleterre.
La Maison du Mouchard, roman.
La Terre n'a pas de maître.