L'épaulette: Souvenirs d'un officier
C'est par là qu'ont passé les Hommes disparus.
XIII
En descendant, après la revue du 14 juillet, cette avenue des Champs-Elysées où bivouaquèrent si souvent les vainqueurs, j'ai demandé au général de Porchemart s'il croyait qu'une guerre prochaine fût probable.
—Une guerre! s'est-il écrié avec un étonnement tellement complet qu'un moment je l'ai cru simulé. Une guerre? Mais ça ne dépend pas de nous. Ça dépend des Allemands.
Ça ne dépend pas des Français, assurément. Ils aspirent toujours à la revanche, bien entendu; mais ils ont le coeur trop tendre pour désirer un conflit. Vouloir la guerre—la guerre qui mettrait fin à une situation équivoque et terrible—cela s'appelle vouloir lancer le pays dans des aventures. Toute la question est donc ici: sous quel maître les Français continueront-ils à jouir des bienfaits de la paix? Sous la patte crochue du Pouvoir civil, ou sous le sabre de bois du Pouvoir militaire? Le général de Porchemart paraît croire de plus en plus au succès définitif du ministre; je m'en aperçois aux éloges pas trop grincheux qu'il fait de son administration. Mon père semble aussi persuadé du triomphe prochain de Boulanger; je le devine à la jalousie qu'il laisse éclater fréquemment.
—Les Français sont singuliers! Qu'a-t-il jamais fait, ce Boulanger, qui explique sa popularité? Où était-il, pendant la guerre? A quoi sert d'avoir risqué sa peau comme je l'ai fait, moi, à Nourhas? L'ingratitude est notre vice national.
La mauvaise humeur de mon père provient sans doute du fait que les admirateurs du ministre commencent à lui témoigner leur sympathie d'une façon tangible. Les Espagnols ont un proverbe qui affirme que l'honneur et l'argent ne vont pas dans le même sac. Boulanger prouve tous les jours la fausseté de ce proverbe; il accumule les honneurs et l'argent. Peut-être, après tout, que les Espagnols ne parlent pas de l'honneur militaire, qui est un honneur spécial.
Si l'honneur militaire est un honneur spécial, on peut dire, je pense, que le militaire actuel est un militaire spécial. L'esprit du soldat n'est plus ce qu'il a été. Il m'arrive parfois de comparer mentalement les militaires du commencement du siècle aux militaires que nous sommes; et de comparer, aussi, le militaire du second Empire au militaire de la troisième République. J'évoque mes souvenirs du colonel Gabarrot, j'établis un parallèle entre le commandant Maubart, des voltigeurs, et le général Maubart, des bureaux de la guerre. Et il me semble que le soldat à idées étroites souvent, mais profondes, que poussait au combat une ambition énorme et puérile éperonnée d'enthousiasmes, a fait place à un autre soldat qui n'aimait guère l'aventure que pour les aventures, qui se battait plutôt pour les récompenses décernées par la gloire que pour les intimes satisfactions qu'elle procure. Et je vois disparaître ce soldat, à son tour, devant l'être qui porte aujourd'hui l'épaulette—être obligé d'éliminer de son horizon les idées d'enthousiasme, d'aventure et de gloire, être exerçant une profession classifiée, stable, à salaires gradués, routinière, presque sans aléas—être que j'appellerai le Militaire qui ne se bat pas. Je crois voir, encore, que moins le soldat se bat, plus il s'éloigne du peuple, de la Nation; et qu'il ne reste en contact avec ses concitoyens que comme le garde-chiourme reste en contact avec les forçats.
Le Militaire qui ne se bat pas a pour mission particulière la conservation de la paix. Il est là pour maintenir les peuples dans l'apathie. Au lieu de grouper les hommes pour l'action, il les parque pour l'inaction. Les mains fortes qui servaient les démences élues—ah! je me souviens des mains des dragons du colonel Gabarrot, dont les sabres coupaient les mains des Russes!—les mains fortes qui servaient les démences élues et qui n'ont point su forger l'arme de liberté ont été enchaînées par le Calcul et la Ruse, sous l'oeil froid du Militaire qui ne se bat pas. Oui, je le vois, le soldat pacifique est le complément nécessaire du voleur légal; le militaire qui conserve la paix au lieu de la mettre en péril est indispensable au coquin qui fabrique les lois au lieu de les transgresser.
—Français! s'écrient les Anti-Boulangistes, ne vous laissez pas entraîner dans des aventures. Prenez garde à la guerre! Rappelez-vous que la paix est le premier des biens. Avec nous, pas de guerre! Pas de Sedan!
Et maintenant, s'il vous plaît, que dit l'homme empanaché, à la belle barbe teinte en blond? Il dit:
—Français! je vous épargnerai la guerre. Pas d'aventures! Quand on vous dit que j'ai des goûts belliqueux, on vous trompe. Tout ce que je rêve pour vous, c'est une République honnête. Honnête. Par conséquent, pacifique. Vive la paix! Avec moi, rien à craindre. Pas de guerre!
Là-dessus, la France fait semblant de réfléchir et se tâte le pouls. Si l'on essayait de l'empanaché? Pourquoi pas, puisqu'on est libre; et que la liberté, c'est la possibilité de changer de maître? Après tout, l'empanaché, c'est simplement un civil avec un panache. Pas plus de danger avec l'un qu'avec l'autre; et c'est moins triste à regarder, moins banal et moins marmiteux. Allons-y!
Mais tout le monde n'y va pas. Les prébendés, les nantis, se rebiffent; leurs amis et connaissances en font autant; il y a aussi des gens à principes. Du côté militaire même, une grande opposition au boulangisme se produit. Mon père n'a pas encore tourné casaque, mais le général de Porchemart a repris courage. Il s'est remué énormément, a excité des jalousies et des défiances. Vous connaissez le résultat de la contre-attaque. Boulanger est obligé de quitter le ministère. La date exacte? Je ne sais plus. Je n'ai pas l'intention de feuilleter de vieux almanachs. Ce doit être au mois d'octobre 1886. Deux souvenirs m'aident à donner cette date approximative. Le premier a trait à un événement qui précède la chute de Boulanger. Je veux parler de l'énorme manifestation à la statue de Strasbourg et à la statue de Jeanne d'Arc, mascarade tricolore où se firent remarquer, au premier rang, le cousin Raubvogel et sa femme vêtue en Alsacienne.
Le second souvenir se rapporte à un fait qui se produisit peu de temps après le départ du ministre populaire, et juste au moment où la classe 1886 allait rejoindre les drapeaux. Nous sortions du Bois, à cheval, mon père et moi, lorsqu'une bande de conscrits déboucha, en hurlant, d'une certaine rue. L'immense drapeau qui les précédait effraya le cheval de mon père; il eut toutes les peines du monde à maîtriser sa monture qui se cabrait et cherchait à se dérober. A la fin, furieux, il s'écria:
—Bande de cochons! Leur sacrée ordure de drapeau! Ah! les salauds! Qu'ils tombent jamais sous ma coupe, et tu verras si leurs jours de salle de police font des petits!
La France est triste, depuis que Boulanger ne préside plus à ses destinées guerrières. On dirait qu'elle a perdu son joujou. Mais elle a ses étrennes, et même un peu avant l'époque; le 11 décembre 1886, Boulanger reprend le portefeuille de la guerre. Et moi aussi j'ai mes étrennes; le 1er janvier 1887, je suis nommé lieutenant. J'ai donc deux galons sur ma manche. Ça me fait une belle manche.
Cette dernière phrase pourrait vous faire croire que je ne prends pas ma profession fort au sérieux, et vous auriez à moitié tort. Je suis, si vous voulez, comme un homme convaincu en matière de doctrine, mais auquel manque la ferveur spirituelle. Il me faudrait des raisons bien puissantes pour quitter l'armée; mais si une occasion tentante se présentait, je laisserais là l'épaulette. A vrai dire, j'ai cherché cette occasion, pour différents motifs; mon argent qui file rapidement, l'insipidité de mon existence, d'autres raisons. Vous comprenez qu'il s'agit de tentatives matrimoniales. J'ai fait insérer dans les journaux une des 50.000 annonces militaires que vous pouvez y lire chaque année. «Officier (Saint-Cyr), vingt-cinq ans, bien sous tous rapp., gr. espér., sans sots préjug., épous. jeune fille ou veuve (divorcées non accpt.) Fort. aisée. Tr. sérieux. Ecr. M.E.C. 89.» Les résultats n'ont pas été encourageants; je n'en dirai pas davantage. Des intermédiaires obligeants, entre autres un général en retraite et deux veuves de colonels, se sont occupés de m'aider à convoler en justes noces. Ils m'ont présenté successivement plusieurs jeunes personnes, élevées aux Oiseaux, qui avaient de beaux cheveux et aimaient beaucoup leurs mères; mais, comme dit l'autre, j'ai reculé. Tout cela ne prouve point que je ne ferai pas un jour un beau mariage; mais, pour le moment, je me contente de jouer au petit ménage, avec celle-ci ou avec celle-là; on en pince pour la culotte, à Paris; ça dure ce que ça dure; et après la rupture, on jase, on prétend que les caresses de Mars coûtent cher à Vénus. Mais tout cela n'entame pas le prestige de l'épaulette.
En dépit de l'opinion courante, j'ose affirmer que la fréquentation des femmes, des femmes élégantes, est indispensable à l'officier d'avenir. Cette fréquentation seule peut le mettre à l'abri de bien des tentations et de bien des périls.
—Je cesse de croire au succès final de Boulanger, m'a dit l'autre jour mon père; il se laisse entortiller par toutes les grues. Les femmes le perdront. Rappelle-toi ce que je te dis, mon garçon: les femmes le perdront. Et sais-tu pourquoi? Parce que cet homme, toute sa vie, a ignoré les femmes. Jusqu'à ces temps derniers, il n'avait jamais connu que les pantalons de madapolam de son épouse. Dès qu'il a vu une chemise de soie, il a été fichu. Un militaire doit connaître les dessous luxueux; c'est de première importance. Moi, avec mon tempérament, si j'ai pu faire mon chemin, c'est parce que, dès le début, je n'ai rien ignoré de ces choses-là. Ta mère, pour ne citer qu'un cas, ta mère avait un trousseau magnifique.
Mon père sera peut-être bon prophète; et il est possible, en effet, que les femmes causent la ruine du général Boulanger. Mais, pour le moment, sa popularité ne fait qu'augmenter. La lutte politique engagée, timide, malhonnête, peureuse et bruyante, est certainement ridicule. Malgré tout, c'est un jeu. Ça intéresse, ça prend, ça captive comme un jeu. Le cousin Raubvogel, avec lequel je suis dans les meilleurs termes, est un des plus fervents disciples du Sauveur; il prêche la bonne parole boulangiste avec une conviction qui émeut. Avant-hier, il a offert en l'honneur du général un grand dîner auquel nous avons assisté, mon père et moi. Une foule énorme, subitement rassemblée par le plus grand des hasards, a envahi la rue pour acclamer le général à sa sortie de la maison. La manifestation, bien qu'inopinée, a été grandiose et a fortement ému le gouvernement. Et hier, le cher cousin, pensant que le prêtre doit vivre de l'autel, a lancé sa nouvelle affaire des Tapiocas militaires, dont le succès est prodigieux. Raubvogel, donc, nage dans l'opulence.
Mais pas dans la joie. Il y a une ombre au tableau de sa félicité. Delanoix, ce beau-père que Raubvogel a contribué, plus que tout autre, à asseoir sur une chaise curule, Delanoix fait preuve de la plus noire ingratitude. Il est républicain, républicain austère et convaincu, et jette l'anathème au Boulangisme, deux fois par semaine, du haut de la tribune du Sénat. «Renierons-nous, s'écrie-t-il, nos pères, ces géants? La France va-t-elle se prostituer à un nouveau César?» Voilà des choses qui désolent Raubvogel, et lui font verser des larmes, dans le silence du cabinet. Du moins, il me l'a dit; je l'ai cru, et je l'ai répété au général de Porchemart, qui s'en est tenu les côtes pendant dix minutes. Le général est peut-être au courant de choses que j'ignore. Ce que je n'ignore pas, par exemple, c'est que Delanoix a dénoncé violemment, dans son dernier discours, la continuelle présence, au ministère de la guerre, de personnages louches et d'individus équivoques.
Il est certain que, là-dessus, Delanoix n'exagère point. Les types les plus étranges, mâles et femelles, pullulent au ministère. On en trouve dans tous les bureaux, sous toutes les tables, derrière tous les fauteuils; ça sent le juif, le jésuite et la putain; c'est une pétaudière. Mais ce sont là des détails que le public ne sait pas, ne veut pas savoir. Tout ce qu'il voit, c'est le port de la barbe autorisé dans l'armée, les réfectoires, les guérites tricolores...
Et, chose curieuse, ce sont précisément ces mesquines réformes qui indisposent contre Boulanger beaucoup des grands chefs militaires. L'armée, bien entendu, n'est nationale que de nom; c'est un vieux squelette dans un linceul neuf. Et le haut commandement redoute que le squelette, rappelé à la vie, apparaisse hors de son suaire, avec une chair jeune sur sa vieille ossature; et la moindre évocation, pensent-ils, pourrait produire le miracle. C'est pourquoi il ne faut pas toucher à la tradition, à la routine; les innovations sont superficielles aujourd'hui; mais demain il est possible qu'elles deviennent sérieuses; peut-être voudra-t-on affaiblir la discipline! Et les grands chefs sentant en péril leurs privilèges, même les plus inutiles et les plus nominaux, flairant une ère nouvelle pour l'armée, se groupent afin de résister. On ne se figure pas avec quelle rage, un homme, une caste, se cramponne à ses immunités, à ses prérogatives. Les employés du fisc ne sont point encore consolés qu'on ait enlevé aux commis des gabelles le droit de pendre les faux-sauniers.
Les grands chefs, donc, déclarent en sourdine que la Défense nationale est compromise. Et les Boulangistes, avec le peuple presque tout entier derrière eux, hurlent que la France ne craint personne, et que son armée est prête.
Et un fait vient soudain souffleter, de sa brutale et silencieuse éloquence, tous ces vantards et tous ces menteurs.
Vous n'avez pas oublié cette piteuse histoire. Vous vous rappelez comment ces deux grandes nations qui depuis seize ans s'observaient par-dessus leur frontière—l'une fière de ses triomphes passés et confiante dans sa force, l'autre équivoquant sur son désastre et en proie à des convulsions rageuses—furent presque jetées dans l'arène, un beau matin, par le plus trivial des incidents, par une querelle de mouchards, par des démêlés d'argousins... L'affaire Schnoebelé...
En France, d'abord, ce fut de la stupeur. La guerre! La guerre? était-ce possible?... Puis, ce fut la détermination prise, visiblement prise et à la presque unanimité, d'éviter la lutte coûte que coûte. L'affreuse peur sous laquelle avaient vécu pendant seize années les classes possédantes, qui flairent la révolution dans la guerre, apparut. On murmurait, en claquant des dents, que le conflit était impossible, serait insensé. Pendant des jours, on vécut ainsi qu'en un cauchemar. Au ministère, on ne rencontrait que visages effarés, que figures consternées. Mon père—combien d'autres avec lui?—avouait tout bas que rien n'était prêt; les milliards avaient été gaspillés, jetés aux mains avides de tripoteurs; c'était 1870 qui allait recommencer... La presse, par ordre, recommandait aux citoyens de rester calmes. Calmes! Ils étaient glacés par l'effroi, pétrifiés. Et pourtant, une fièvre intense s'était emparée d'eux, les consumait intérieurement, en silence; fièvre qu'alimentait sans doute, plus encore que le pressentiment des périls du lendemain, le mortifiant souvenir des bravades de la veille. La transformation soudaine apportée dans un être par l'épouvante est énorme; le sang des bêtes poursuivies, des cerfs traqués, des taureaux pourchassés dans le cirque, est empoisonné, littéralement empoisonné par la peur.
Et tout d'un coup, ce fut la délivrance. L'affaire, osait-on dire, était arrangée. Les patriotes des Ligues se remirent à narguer, moites encore de leurs transes.
Le danger étant passé, on explique à grand renfort de détails (bien français et surtout bien parisiens) quelles mesures on avait prises afin de le conjurer. Les militaires qui ont failli aller se battre exposent avec candeur comment ils se seraient battus. Le public écoute, bouche bée, saoul d'admiration. On assure que le général Boulanger avait envoyé à la frontière de l'Est quarante bataillons d'infanterie. Quarante bataillons ne suffisent point. On affirme qu'il en avait envoyé quatre-vingts. Puis, une centaine.
—C'est vraiment incroyable! me dit mon père. La crédulité de ces gogos est insondable. Quatre-vingts bataillons! La vérité, c'est que nous avons pu à grand'peine en expédier douze ou quinze. La compagnie de l'Est n'aurait pu en transporter davantage. Tout le monde devrait savoir qu'elle est hors d'état de rendre aucun service. En temps de guerre, à mon avis, elle serait obligée de bloquer ses locomotives sur la ligne de Lyon dès le début des opérations.
La panique causée par la menace d'un conflit a servi les parlementaires. Bien des gens qui leur étaient hostiles inclinent à penser qu'ils présentent, contre les entreprises du hasard, une protection supérieure à celle que peut offrir le héros populaire. Les législateurs commencent donc à attaquer vigoureusement l'homme providentiel; et, dans les derniers jours de mai, l'homme providentiel abandonne son portefeuille.
Certaines irrégularités dans l'emploi des fonds à lui confiés avaient été reprochées au ministre. Les preuves de ces irrégularités ayant été fournies secrètement aux parlementaires par le général de Porchemart, ledit général de Porchemart s'attendait à se voir offrir, en récompense, la place laissée vacante par Boulanger. Il a été cruellement déçu. C'est le général Ferron qui s'installe rue Saint-Dominique.
Le général de Porchemart, bien entendu, ne m'avait pas mis au courant de ses projets et de ses espoirs; mais je n'avais pas eu de mal à les deviner. Comme il se croyait sûr du succès, il ne prenait plus guère la peine de dissimuler. J'éprouvais même quelque chagrin à penser que cet homme, que je ne pouvais m'empêcher de juger supérieur, n'avait assigné d'autre but à son ambition qu'un rond-de-cuir ministériel. Mais l'autre matin, pendant une promenade, il m'a dit certaines choses qui m'ont fait penser que j'avais été trop prompt à tirer des conclusions. Je n'ai pas très bien compris, il est vrai, et je n'ai point osé questionner; mais j'ai senti que le plan, quel qu'il soit, que cet homme avait tracé et que les circonstances lui interdisent de mettre à exécution, était terrible et grand.
—Au ministère de la guerre, m'a dit le général, il ne faut qu'une mazette. Un homme, là, ferait trop peur. Les Français, représentants et représentés, n'ont qu'une crainte: la guerre. C'est une crainte irraisonnée, physique, et voilà pourquoi elle est insurmontable. Vous l'avez vu dernièrement, lors de l'incident Schnoebelé. Que la guerre éclate réellement, vous verrez autre chose encore. A moins, bien entendu, que ce ne soit la France qui déclare la guerre, à moins qu'elle ne soit poussée au combat par un homme qui méprise les vaincus et qui rêve pour son pays autre chose que l'enlisement dans un marécage d'imbécillité. L'apathie actuelle, je vous le dis, n'a d'autre cause que la peur. L'oubli de la défaite est peut-être dans les esprits, mais le souvenir est là, grimaçant, dans le coeur... ou dans le foie. Écoutez, je vais vous dire une histoire; vous la comprendrez. Un fermier belge m'a raconté ceci: Le lendemain de la bataille de Sedan, il trouva dans l'un de ses prés, à une dizaine de lieues de la frontière, un cheval qui avait appartenu à l'armée française. L'animal était exténué, semblait affolé. Comment il était venu là, avec sa selle tournée sous le ventre, à travers un pays coupé en tous sens de ruisseaux, de canaux et de fossés, ne pouvait guère s'expliquer. Le fermier garda le cheval, jeune et forte bête qui, bien traitée, ne tarda pas à s'attacher à son nouveau maître. C'était un animal patient, docile et sagace, qui semblait fait pour les tâches pacifiques qui étaient devenues les siennes et qui ne paraissait pas avoir gardé le moindre souvenir des événements terrifiants auxquels il avait assisté. Un jour, six années plus tard à peu près, il avait été attelé à une voiture qui devait conduire le fermier et ses enfants à une ducasse des environs. Comme la voiture allait pénétrer dans le village, des jeunes gens firent partir deux ou trois bombes et des pétards. Le cheval, soudain, s'arrêta; une sueur froide couvrit son corps et il se mit à trembler d'une façon terrible. Rien ne put le décider à avancer. Le fermier dut le reconduire à l'écurie. Une fièvre violente s'empara du pauvre animal; en dépit de tous les soins, il mourut dans la nuit...
J'ai la curiosité de demander à mon père ce qu'aurait fait le général de Porchemart, à son avis, si le portefeuille de la guerre lui avait été confié.
—Rien de mieux que les autres, répond-il. Il aurait satisfait quelques-uns et mécontenté le plus grand nombre; il aurait été, ainsi que ses prédécesseurs, l'humble serviteur de ses bureaux... Du reste, Porchemart n'a que ce qu'il mérite. Voilà ce que c'est que d'être égoïste et de vouloir être trop malin. Les documents qu'il a fournis contre Boulanger étaient trop précis, témoignaient d'un esprit trop clairvoyant, trop fouineur; les gens du Palais-Bourbon n'aiment pas à avoir à leur service un individu trop perspicace; cet individu, justement parce qu'il les a servis, pourrait les desservir. Crois-tu, par exemple, que Camille Dreikralle tienne à voir Porchemart au ministère? Si Porchemart avait été un peu moins retors et plus pratique, il m'aurait confié les papiers que j'aurais communiqués à Reinach, tout en représentant Porchemart comme le seul successeur possible de Boulanger. J'aurais monté un beau bateau aux parlementaires. Porchemart aurait été ministre. Et, comme don de joyeux avènement, il m'aurait fait cadeau de ma troisième étoile, qui met si longtemps à descendre de la nue que je commence à croire, ma parole d'honneur, que je n'ai jamais été à Nourhas!...
Je dois dire que la popularité du général Boulanger n'a point été affaiblie par son départ du ministère. L'enthousiasme qu'il excite est énorme; soit que la nation espère beaucoup de lui, soit qu'elle sache pertinemment qu'il n'y a rien à en attendre; soit qu'elle le considère comme l'un de ces hommes d'action dont l'heure doit nécessairement sonner, soit qu'elle le regarde comme un de ces impuissants dont la jactance seule est terrible et qui sont de vivantes garanties d'inaction.
L'impopularité du général Ferron, par contre, va croissant. Et aujourd'hui, 14 juillet, au lieu des délirantes acclamations qui avaient, l'année dernière, accueilli son prédécesseur, ce sont des imprécations et des hurlements qui retentissent sur le passage du ministre de la guerre. A Longchamps, tout le long de la route, à l'aller et au retour, l'injure pleut sur les membres du cabinet, parmi lesquels figure un ridicule mulâtre. Le spectateur de l'an passé est là, chauvinisme et saucisson compris, applaudissant le défilé prestigieux; sa soeur qui aime les pompiers acclame ces fiers troupiers; sa belle-mère bat des mains quand défilent les Saints-Cyriens; il est gai, content, triomphant, le coeur à l'aise. Mais, sitôt la revue terminée, il roule les yeux et tord sa gueule pour l'invective.
—A bas Ferron! Vive Boulanger! A bas les traîtres!...
Il écume, il grince, il siffle. On lui a enlevé son fétiche. Il ne sera heureux que lorsqu'on le lui rendra. Celui-là ou un autre. N'importe quel pantin dont il pourra faire une idole, qu'il pourra encenser; n'importe quel raté, n'importe quel vaincu, n'importe quel fuyard...
XIV
Les scandales de la fin de 1887 ne m'ont surpris qu'à moitié. Avant le déchaînement de la tempête, le paysage a déjà changé son aspect; tout événement important, avant de se produire, semble préparer son atmosphère, son cadre. Des bruits, des rumeurs, des éclats fâcheux, des esclandres, des révélations honteuses faisaient prévoir à beaucoup que des turpitudes énormes, avant longtemps, allaient s'étaler au grand jour. C'était une chose dont, pour ma part, j'étais convaincu; dont des entretiens que j'avais eus avec mon père, Raubvogel et plusieurs autres personnes bien informées, ne me permettaient pas de douter. Le général de Porchemart et Delanoix eux-mêmes, bien que tenant pour les parlementaires, laissaient entendre qu'ils n'étaient point sans inquiétudes. Et toutes les craintes et tous les espoirs que j'avais entendu exprimer de différents côtés me furent résumés clairement, vers la fin d'octobre, à l'Hôtel des Invalides.
Une note de service, que j'avais à remettre à l'officier principal d'administration, m'a mis en rapport avec l'un des cinq secrétaires civils attachés à sa personne. Et il s'est trouvé que ce secrétaire n'était autre qu'un jeune israélite dont j'avais fait la connaissance autrefois chez Raubvogel, M. Issacar, celui-là même auquel Gédéon Schurke prédisait, en raison de son intrépidité sexuelle, un brillant avenir. Nous avons causé. M. Issacar n'est point surchargé de travail; il ne se plaint pas de la situation qu'il occupe aux Invalides et qu'il doit à son coreligionnaire Camille Dreikralle. Son emploi n'est qu'une sinécure; ainsi, d'ailleurs, que presque tous les emplois du personnel de l'Hôtel. Ce personnel n'a pas varié depuis l'époque où les Invalides servaient de refuge à trois mille hommes; il est de cent vingt-cinq individus; et le nombre des malheureux qu'hospitalise l'Hôtel s'élève aujourd'hui à cent vingt tout au plus. M. Issacar n'est point hostile aux sinécures, au moins pour son compte; elles conviennent, dit-il, aux tempéraments méditatifs et philosophiques, toujours utiles à l'humanité; et il approuve presque le gouvernement de les entretenir avec un soin jaloux.
—Il est seulement regrettable, a-t-il dit, que ce pauvre gouvernement ne veille pas aussi jalousement sur lui-même. L'honnêteté n'est pas nécessaire au système parlementaire; j'oserai même dire qu'elle lui est funeste. Car le système parlementaire est, par essence et définition, une représentation, c'est-à-dire un simulacre instable; et l'honnêteté est une réalité rigide; il y a donc incompatibilité, grosse de périls. Mais un certain décorum est indispensable. Nos honorables en manquent trop. Du haut en bas,—je devrais dire du bas en haut, afin de monter jusqu'à l'Élysée,—c'est la même chose. Qu'on vende tout, je l'admets; qu'on empoche son salaire en public et qu'on fasse trébucher la monnaie sur la tribune, je ne l'admets pas. Quand Judas recevait ses trente pièces d'argent, il se les faisait présenter dans une bourse. Il donnait là un grand exemple, qu'on a trop vite oublié. Enfin... Les parlementaires ne sont pas solides; le gouvernement peut s'effondrer d'un moment à l'autre; Boulanger a plus de chances que jamais. Il a des chances, surtout, parce qu'il tient Paris, quoi qu'on en dise. Ce Paris est réellement absurde; c'est une éternelle dupe, qui passe d'un extrême à l'autre, ainsi que toutes les dupes. Il a été Cosmopolite enragé; le voilà Nationaliste féroce. (J'invente le mot; il fera fortune.) Vous savez quelles sympathies il avait témoignées aux peuples opprimés, à la Pologne, à l'Italie, à l'Irlande; pendant la Commune, c'est-à-dire dès qu'ils trouvent une occasion propice, les Polonais comme Dombrowski et les Italiens comme La Cecilia brûlent les monuments de Paris; et les Irlandais, comme Mac-Mahon, en fusillent les habitants. Voilà pourquoi ils veulent se livrer aujourd'hui à un César indigène. C'est un grand malheur, voyez-vous, que Wellington ait empêché Blücher de détruire Paris lors de la chute du premier Empire. La France ne serait point ce qu'elle est; une nation dont toutes les forces, et la puissance militaire elle-même, sont organisées pour la misérable routine administrative et non pour la vie active et large; une nation qui ne témoigne de son existence que par des soubresauts grotesques. La France demande un sabre! Ce n'est pas d'un sabre qu'elle a besoin: c'est d'un forceps; elle est pleine d'intelligences qu'elle hait imbécilement et auxquelles elle refuse de donner le jour... Pour le moment, je crois que le gouvernement roulera au fond du fossé, un de ces matins; que le Boulangisme n'aura pas la force de l'enfoncer dans la vase; et que le Parlementarisme se relèvera pour un temps.
Et voilà que, à la fin de novembre, la première partie de la prophétie de M. Issacar s'accomplit. Les scandales viennent de monter aussi haut qu'il l'avait prédit. Le Président de la République vient d'être sommé de donner sa démission. Peut-être demain la France se soulèvera-t-elle; peut-être l'armée sera-t-elle appelée à maintenir l'ordre. On prend, à la hâte, des précautions. Les commandants de Corps d'armée, qui se trouvaient tous à Paris pour les promotions de fin d'année, reçoivent l'ordre de regagner le siège de leur commandement. Ils partent.
Pas tous. Le général Boulanger, commandant le treizième Corps, n'a pas quitté Paris. C'est ce soir, 30 novembre, qu'a lieu le dîner de la promotion de Crimée-Sébastopol. Des jeunes Saint-Cyriens nommés sous-lieutenants le 1er octobre 1856, le général Boulanger est aujourd'hui le plus élevé en grade: et il ne veut pas renoncer au plaisir de trinquer avec ses camarades. Peut-être, aussi, espère-t-il que ses partisans vont pouvoir tenter quelque chose. L'occasion semble propice. Le peuple a pu se rendre compte de l'effroyable corruption de ses gouvernants actuels; il a pu voir jusqu'à quel point il était berné, bafoué, volé. Il sait que tout: places, faveurs, distinctions et croix d'honneur, est à vendre au plus offrant, et que les trafiquants à mandat ont ouvert leurs comptoirs partout, des couloirs de la Chambre à l'Elysée, en passant par les ministères. Peut-être en a-t-il assez. Paris, en tous cas, semble surexcité au plus haut point, frémit comme dans l'attente d'un événement considérable, imminent. Cette agitation fébrile de la grande cité ressemble sans doute à l'exaspération d'une forte femme, lasse enfin des parasites auxquels elle a permis trop longtemps de vivre à ses crochets; ou bien, elle peut ressembler encore à l'émotion d'une vieille coquette hésitant à essayer une nouvelle toilette qui la rajeunira ou la rendra ridicule. Je pencherais plutôt vers la seconde comparaison.
Mon père, auquel je fais part de mon sentiment, hausse les épaules, ricane, sifflote. Il m'a envoyé un télégramme me priant de venir le voir au plus tôt. Maintenant, qu'a-t-il à me dire? Pas grand'chose, sinon qu'il assiste au dîner de la promotion Crimée-Sébastopol, chez Narquerie, et qu'il me recommande de venir le retrouver au restaurant, à onze heures. En uniforme? Non, en civil. Pourquoi faire? Je verrai; mais, comme il est six heures passées, il lui faut se hâter de se mettre en tenue. Alors, à ce soir? A ce soir.
J'ai à peine eu le temps de pénétrer dans un petit salon qui précède la salle où se termine le bruyant banquet, que mon père vient me rejoindre.
—Jean, me dit-il à demi-voix en me prenant par la main et en m'attirant dans un coin, je compte absolument sur ta discrétion. Tu vas être mis au courant d'une combinaison politique de la plus haute importance et qui, j'espère, réussira. Nous nous sommes décidés à insister auprès du Président pour qu'il ne donne pas la démission qu'on lui réclame, et à lui offrir un excellent moyen de conserver le pouvoir. Un personnage de nos amis, ici présent, doit se rendre immédiatement à l'Elysée. Tu vas l'accompagner; c'est entendu. Un plan magnifique, tu verras. Je suis sûr du succès. Et le succès, ça nous vaudra quelque chose. Pour mon compte, je deviens chef de la Maison militaire du Président. C'est de l'or en barre. Quant à toi, ton avenir... Mais pas de temps à perdre. Je vais chercher notre ami; un moment...
Mon père disparaît, et revient deux minutes plus tard, accompagné du personnage dont il m'a parlé. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, grand, sec, physionomie ouverte, traits accentués et légèrement fatigués. Mon père me présente, le Personnage me serre la main, et nous partons.
Nous montons dans un coupé de cercle qui attend devant le restaurant et qui, rapidement, nous conduit faubourg Saint-Honoré. Le Personnage descend, pénètre dans le Palais. Il est convenu que je dois l'attendre dans la voiture. J'attends.
J'attends, sans exagération, une bonne heure. Le Personnage est-il mort? Y a-t-il des oubliettes à l'Elysée? A-t-il été saisi par Wilson, qui l'a ligotté avec des grands cordons de la Légion d'honneur, l'a bâillonné avec de vieux numéros de la Petite France, l'a marqué au front du cachet présidentiel, et ne le relâchera que contre rançon?... Suppositions excessives, craintes chimériques. Voici le Personnage qui revient, le sourire aux lèvres; les lueurs d'un bec de gaz, un instant, éclairent ce mince sourire. Il donne une adresse au cocher, s'installe auprès de moi, et, pendant que le coupé repart au grand trot, me met au courant du résultat de sa visite.
—Ça y est! Ça y est! Le Président accepte. Je savais bien, moi, qu'il accepterait. Grévy est un vieux renard qui connaît à fond le tempérament français, qui sait que le peuple, en dépit de tout, a la défiance des phraseurs et des parlementaires, et qu'il ne les suivra jamais s'il peut faire autrement. Grévy se rappelle qu'il n'a dû son élection à la présidence de l'Assemblée de Bordeaux qu'à ce fait qu'il avait contrecarré la Délégation de Tours, Gambetta et sa queue; et il sait que ce sont les gambettistes d'alors et leurs petits, gavés aujourd'hui, qui hurlent après ses chausses. Il m'a écouté silencieusement, puis s'est levé. «J'ai besoin, m'a-t-il dit, de considérer sérieusement la proposition que vous me faites. Veuillez m'accorder un quart d'heure de réflexion.» Il m'a laissé seul et n'a reparu qu'au bout d'une longue demi-heure. «Je consens, a-t-il déclaré, à toute combinaison qui me permettra de ne point quitter mon poste comme un serviteur infidèle ou comme un soldat déloyal. Quelles que soient les fautes commises autour de moi, et qu'on a fort exagérées, je n'en suis pas responsable. Que gagnerait le pays à mon départ? Rien. Il verrait s'ouvrir une ère de troubles misérables et de scandales monstrueux. Ah! si vous connaissiez ceux qui nous jettent des pierres à présent! Je les connais, moi, les scélérats, et je n'ai pas l'intention de me faire, de gaîté de coeur, leur bouc émissaire. Donc, si vous pouvez, d'ici deux heures du matin, trouver les éléments d'un cabinet solide, je suis votre homme. J'adresserai immédiatement aux Chambres un message dans lequel je déclarerai que je reste en fonctions; je constituerai un nouveau ministère; le général Boulanger aura le portefeuille de la Guerre; des gens sérieux seront les titulaires des autres portefeuilles. Ce cabinet aura pour première mission de prononcer la dissolution du Parlement et de procéder à des élections générales. Je donnerai la parole au peuple. Maintenant, un point reste à débattre. Il faut, comme président du Conseil, un homme de caractère irréprochable, qui ait la confiance de la population. Qui voyez-vous?» J'ai proposé Anatole du Foyer, l'intégrité privée, l'impartialité politique en personne; et, au cas où il n'accepterait point, Klocroy, cher aux Parisiens, surtout comme parent du poète. «Bien, a dit le Président; revenez avec l'un d'eux et le général. Je vais rédiger mon message; après avoir conféré avec ces messieurs, je l'enverrai à l'Imprimerie. Je vous attends jusqu'à deux heures.» Et voilà.
—Alors, demande-je, tandis que le Personnage se frotte les mains, nous allons chez Anatole du Foyer?
—Oui; un être vide et pompeux, que la dérision du Sort a transformé en symbole vivant de l'Honneur; une moule; juste ce qu'il nous faut. Dans quelques semaines, nous aurons enfin un gouvernement fort, un Parlement plein d'hommes intelligents. Et puis, la revision de la Constitution, et puis... La France, mon jeune ami, est sur le point de s'engager dans une voie nouvelle...
La voiture s'arrête et nous allons sonner à la porte de la maison qu'habite M. du Foyer. Avec quelque difficulté, nous pénétrons jusqu'à son appartement. Un domestique nous apprend que son maître est absent. Est-ce vrai? Absolument sûr. Où pouvons-nous espérer le trouver? Le domestique ne sait pas; il nous donne une adresse, deux adresses. Nous voilà repartis, brûlant le pavé, carillonnant aux portes des maisons indiquées, nous informant. En vain. Anatole du Foyer n'a été vu nulle part; on dirait un être légendaire, une création de l'imagination vertueuse des foules.
—Où est-il passé? Où s'est-il caché? demande le Personnage en se tordant les mains. Dans quelle cave s'est-il terré?... Ah! l'animal! Voilà trois quarts d'heure qu'il nous fait perdre. C'est assez. Tant pis pour lui. Rabattons-nous sur Klocroy.
Chez Klocroy—pas de Klocroy. On pense que nous pourrons le rencontrer aux bureaux du journal Le Falot. C'est une chose dont, pour mon compte, je suis loin d'être certain. Je commence à croire, ou à une facétie du hasard, ou à une conspiration d'un nouveau genre. Mais le Personnage est d'un autre avis.
—Si l'on nous dit que Klocroy est peut-être au Falot, prononce-t-il dès que le coupé s'est remis en route, c'est qu'il y est sûrement. Et s'il est au Falot, c'est qu'il est au courant de tout.
—Mais qui l'aurait informé?...
—Les murs. Les murs ont des oreilles... S'il est au courant de tout et s'il ne disparaît pas de l'horizon, c'est qu'il est prêt à accepter. Du reste, nous allons bien voir; nous voici arrivés. Voulez-vous m'attendre cinq minutes?
Le Personnage descend, disparaît. J'attends donc, sans impatience; mes pensées, si elles n'étaient point aussi indifférentes, tourneraient plutôt au scepticisme; je suis plein de la tranquille certitude que la magnifique combinaison échouera, qu'on ne trouvera pas plus de Klocroy qu'on n'a trouvé d'Anatole. Cependant, un tableau s'ébauche, se complète en mon esprit, de la vie nouvelle qui s'ouvrirait pour la France, si les avides bavards qui la gouvernent faisaient place à des hommes d'action. Puis, je pense à la bonne fortune que ce serait pour mon père et pour moi... mon père, chef de la Maison militaire du Président, moi... Et tout d'un coup, un désir violent me saisit de voir la combinaison réussir; la conviction m'empoigne qu'elle doit réussir, qu'elle réussira. J'attends anxieusement, comptant les minutes... huit, dix, douze... J'écoute. Il me semble entendre un bruit de pas... Oui. Deux hommes apparaissent; le Personnage et un autre. C'est Klocroy. Le Personnage me présente rapidement, Klocroy et lui s'installent, je prends place sur le strapontin et nous partons.
Un énervement intense, une sorte de fièvre, s'empare de moi. Je cherche à distinguer le visage de Klocroy, à la lueur des réverbères, à y lire l'énergie véhémente, l'enthousiasme qui me pénètre. Ils restent muets, le Personnage et lui, et il me semble que leur silence est l'expression même d'une inflexible détermination... La voiture remonte une rue, longe le boulevard et s'arrête devant le restaurant Narquerie. Je descends le premier, le Personnage me suit. Juste comme il met pied à terre, une bande de noctambules passe à côté de nous, nous coudoie, nous bouscule un peu. Klocroy, encore dans le coupé, referme violemment la portière et crie au cocher, d'une voix que la terreur étrangle:
—Cocher! Place de la Bastille! Vite! vite!
Le cocher, immédiatement, fouette son cheval qui part comme un trait. Et, muets de surprise et de désespoir, nous regardons la voiture s'éloigner, disparaître. Que faire? Que faire?...
—Rien, dit le Personnage, au bout d'un moment. Rien... Non, rien, reprend-t-il d'une voix sourde. Pourquoi ce couard a-t-il fui? Il a cru que ces noceurs étaient des agents, sans doute, et qu'ils venaient l'arrêter. Ah! Dieu de Dieu! des hommes, ça! Des représentants du peuple! Allons...
Le Personnage se dirige vers le restaurant, monte l'escalier. Je le suis. Nous pénétrons dans le petit salon. Mon père, au bruit des pas, s'est précipité.
—Eh! bien? Eh! bien?...
Un silence complet s'est fait subitement dans la grande salle, et il me semble entrevoir, derrière les portières, quelques silhouettes aux aguets. Le Personnage explique, en peu de mots, ce qui s'est passé. Mon père balbutie:
—Mais... mais... mais... mais...
—Foutu, quoi! conclut le Personnage avec un geste désespéré. Ce ridicule poltron nous a fichus dans le lac, mon vieux. C'est foutu.
Mon père, tout pâle, recule jusqu'au mur, s'y appuie. Une pendule, très distinctement, sonne deux heures.
XV
L'année 1888 a commencé sous d'heureux auspices. Le premier janvier, M. Xavier Delanoix a été créé chevalier de la Légion d'honneur. (Services exceptionnels.) Voilà une distinction qui n'a pas été volée. Je ne veux pas dire par là que Delanoix serait encore capable de voler quelque chose. Il y a déjà longtemps qu'il ne vole plus. A vrai dire, je crois qu'il y aurait quelque injustice à lui faire un crime des peccadilles qu'il a pu commettre autrefois. Il est parvenu, après avoir beaucoup louvoyé, à débarquer dans l'île escarpée et sans bords; et c'est là l'important. L'entreprise n'est point aisée, quoi qu'on en dise; l'honneur civil se différencie, en ses origines sinon en sa nature, de l'honneur militaire; ce n'est pas une prérogative; c'est, généralement, un résultat; on n'en est point investi en recevant une paire d'épaulettes; le plus souvent il faut l'acquérir. Il faut s'efforcer de l'atteindre, même par des procédés qu'on réprouve et qui ne sont qu'à demi blâmables dès qu'on ne les considère que comme transitoires; dès qu'on demeure convaincu que l'honnêteté, sitôt qu'elle devient possible, constitue, comme disent les Anglais, la meilleure des politiques. Delanoix, donc, est consacré homme de probité et d'honneur; il est une preuve vivante de cette grande vérité: qu'on n'est pas béni par les anges avant d'avoir lutté contre eux.
Au point de vue commercial, les bons offices de Delanoix envers le pays sont bien connus et fort nombreux; ils vont par bande, et même par contrebande. Mais les services exceptionnels qui lui ont valu la croix d'honneur sont d'un caractère plutôt politique. En fait, c'est lui qui a provoqué l'élection de Sadi Carnot à la présidence de la République. Grand ami et admirateur de Jules Ferry—qu'il n'avait renié que pendant deux ans à peine—il a su faire en cette circonstance le sacrifice de ses préférences et de ses sympathies. Il a convaincu la grande majorité des parlementaires républicains de la nécessité d'abandonner leur chef. Il leur a parlé, avec une émotion communicative, du Devoir, de la France, peut-être aussi de leurs intérêts; il leur a fait comprendre qu'il fallait à tout prix écarter les dangers d'une perturbation. Il les a conjurés d'abandonner leur ami et de voter pour l'être neutre et décoloré dans la nullité duquel il pressentait la meilleure sauvegarde du parlementarisme. Tout en agissant ainsi par pur patriotisme, Delanoix a tenu à donner à l'homme politique qu'il désertait de nouveau un témoignage de son estime et de sa vénération personnelles; il avait fait modifier la coupe de sa barbe avant de se rendre au Congrès et avait adopté les favoris si longtemps chers à Jules Ferry. On voit que Delanoix ne manque pas de délicatesse, en dépit de ses fermes convictions républicaines.
Les convictions républicaines redeviennent à la mode. Bien des gens qui les reniaient hier les affirment aujourd'hui; ils ont cessé de voir briller l'étoile de l'homme à la barbe blonde. Pour le commun des mortels, Boulanger n'est pas mort, loin de là; mais pour les gens perspicaces, il est virtuellement enterré; par conséquent, il ne vaut pas un chien vivant. Croyez-vous que mon père en soit là? Mon Dieu, oui, il en est là.
—Oui, j'en suis là! Quand on est chef de parti, on agit autrement. On ne laisse pas ses partisans en panne sous prétexte de légalité. La légalité! En voilà une balançoire pour enfants de choeur! Et maintenant, les tripoteurs du Palais-Bourbon peuvent dormir tranquilles avec leur homme en bois à l'Elysée et un civil au ministère de la guerre!
Mon père parle très haut, dans la salle à manger de son appartement où nous déjeunons ensemble au commencement d'avril, un jour ou deux après l'intallation de M. de Trisonaye rue Saint-Dominique.
—Un pékin au ministère de la guerre! Il y a de quoi faire rougir cette sauce blanche. Et on l'a mis là sous prétexte qu'il faut réformer notre organisation militaire. Réformer! Mais c'est aussi impossible que de donner un croc-en-jambe à un cul-de-jatte. Tout ficherait le camp aussitôt qu'on poserait la patte dessus. Et puis, il faudrait une patte solide. Tu l'as vu, toi, le ministre? Tiens, tu vois cette asperge-là? C'est ça, comme envergure. Il donne l'impression d'une souris blanche; pas blanchie sous le harnais. Par exemple, voilà un poulet qui n'y a pas blanchi non plus, sous le harnais... Ce qu'il est noir! On dirait Carnot. Parole d'honneur, il est en bois. Si j'avais dix ans de moins, et lui aussi, j'essayerais de le découper en m'asseyant dessus. Dis donc, Cornac, pourquoi vas-tu chercher tes poulets au musée de Cluny? Est-ce que tu les achètes au stère ou à la corde?
—Mon général, répond l'ordonnance, c'est pas moi qui achète la volaille.
—Je vois. C'est Lycopode. Alors, il n'y a rien à faire. Cette pauvre Lycopode, elle est dévouée comme un terreneuve, mais pour la cuisine, c'est un chameau. De plus, elle a la longévité de l'éléphant. Cornac! Sais-tu combien de temps vivent les éléphants?
—Non, mon général.
—Alors, pourquoi t'appelles-tu Cornac?
—J'sais pas, mon général. Mes parents s'appelaient comme ça.
—Voilà les résultats de l'institution familiale! Les parents de Cornac s'appellent Cornac, et ils procréent un Cornac. Les parents de Larbette le bossu s'appelaient Larbette, et ils produisent en même temps trois Larbette, un Gambetta et un Trisonaye; sans compter les autres. Le petit bossu, le notaire de Preil—tu te souviens, quand tu étais enfant? «Et jamais on n'avait vu—un petit bossu—aussi résolu...». Il en a couvé, du monde, sous sa bosse! Et du drôle de monde, qui n'a pas pu entrer en danse complètement jusqu'ici, mais qui va se mettre à secouer ses puces, je ne te dis que ça! Avec l'homme en bois pour donner le branle, du haut de son intégrité, et Trisonaye pour battre la mesure avec nos sabres... Veux-tu que je te dise, mon garçon? Nous avons travaillé pour eux en poussant au cul du char à Barbapoux. A propos, en voilà un qui va boire un bouillon!...
—Tu crois?
—Un peu. Il y a longtemps que je te l'ai dit: il sera perdu par les femmes. Qu'est-ce que ça veut dire, tout ce qu'il a fait? Sa démission, ses élections, toutes ces farces? Et son hôtel, et tout le tralala? C'est un panier percé. S'il avait eu le sens commun, il se serait installé à Paris, dans un coin; tiens, dans l'ancien appartement du général Lamarque; il était justement à louer. Il se serait montré de temps en temps, vêtu d'une vieille redingote, raide de dignité; et avec sa femme à son bras... Dame! Quand on veut arriver... Au lieu de ça... Il finira comme le duc de Schaudegen, par un suicide, vrai ou simulé. Authentique, probablement. Ou bien, un de ces quatre matins, il va se trotter avec des jupons dans ses bagages.
—Il reviendra—Quand le tambour battra—Quand le clairon sonnera...
—Veux tu te taire! il ne reviendra même pas quand sonnera le clairon de l'huissier le sommant d'avoir à comparaître devant la Haute Cour qu'on va convoquer avant peu. Il est fini, le Henri IV démocratique. Et quant à son bon peuple, tu vois comme il le lâche, tu vas voir comme il va le lâcher; aussi facilement que les parlementaires ont plaqué Ferry, au mois de décembre. Ça n'a pas de moelle, tout ça. Ça fait semblant de s'emballer, mais ça ne va pas loin. Non, pas de nerf! On peut les faire grincer des dents, mais pour les faire crier au charron, y a pas mèche. Le rôle de l'armée est terminé avant le lever du rideau. L'opposition au régime établi ne pourra s'appuyer, désormais, que sur la prêtraille. Le pape va faire sonner aux évêques, un de ces jours, afin de les mener à l'assaut de la République sous le drapeau tricolore. «A gauche alignement! commandera Sa Sainteté. Et attention au commandement. Je ne veux entendre qu'une crosse!»
—Vraiment, père, tu vois les choses bien en noir.
—Et même en violet. Si tu crois que tout cela me réjouit le coeur!... Les filous du parlement vont se mettre à se venger de tous ceux qui ont trempé dans la Boulange. Si je deviens jamais général de division... Pourtant, tout le monde sait que si j'ai suivi un instant Boulanger, c'était parce que je pensais servir la France. J'étais toujours décidé à l'abandonner dès qu'il ne jouerait pas franc jeu; il est bien vrai qu'en attendant... Qu'est-ce que tu veux? Il y a des animaux dont on tire du lait avant d'en faire du bouillon. Enfin, j'ai toujours désiré le bien de mon pays. Un militaire doit servir la France avant de servir le gouvernement. Tout le monde est d'accord là-dessus. Malgré tout, je ne suis pas tranquille; surtout depuis que ce Trisonaye est au pouvoir... Et quelque chose me dit qu'il en a pour un bout de temps...
—Est-ce qu'il n'avait pas le portefeuille de la guerre, en 1870, à la Délégation de Tours?
—Ah! s'écrie mon père avec fureur, ne me rappelle pas ça; il y a de quoi me rendre fou! Je ne sais que faire. J'ai été voir Delanoix, hier, et lui ai demandé de s'interposer en ma faveur, le cas échéant. Il n'a pas refusé, mais a promis de telle façon que j'ai bien vu qu'il n'y a pas à compter sur sa promesse. Il joue à l'honnête homme, il pose à l'incorruptible! Ah! la crapule! Quand je pense à tout ce qu'il me doit! N'est-ce pas moi qui ai marié sa fille? Hein? N'est-ce pas moi? Tu te rappelles, j'espère... Raubvogel, lui, a toujours été reconnaissant; sa femme aussi. Voilà des bons parents. Mais ce Delanoix! Ah! le cochon!... Attends un peu; qu'il m'arrive quelque chose et tu vas voir! Je vends toutes les mèches! Je casse du sucre sur tout le monde! Et j'en sais! Et j'en sais!...
Cornac, qui apporte une carte sur un plateau, interrompt mon père. Jeter les yeux sur la carte, pousser un cri, se lever, se précipiter vers la glace afin de remettre en ordre sa toilette, voilà ce que mon père sait faire en moins de temps que je ne pourrais le dire. C'est étonnant comme il est agile, vif, malgré son embonpoint et son âge. On lui donnerait à peine cinquante ans; et je me prends à l'envier, presque; à jalouser son exubérance, son insouciance, l'inconsciente et rapide naïveté de son langage et de ses mouvements, tout, jusqu'à sa vie mouvementée et amusante, que je compare tristement à la monotonie de la mienne. Il a compris l'existence, lui...
—Tu m'excuses, n'est-ce pas? me demande-t-il en quittant la salle à manger. Si tu es pressé, ne m'attends pas; j'en ai peut-être pour quelque temps.
Il sort. Il a oublié la carte sur la table; je l'attire à moi. «Baronne de Haulka.» Je crois connaître ce nom; mais où diable...? Ah! je me souviens; c'est le nom d'une dame avec laquelle mon père s'était lié lorsqu'il était attaché à l'ambassade de Berlin. S'il revenait ici cinq minutes, je lui demanderais des détails. Je lui demanderais aussi de m'avancer quelques louis dont j'ai justement besoin. Mais il ne revient pas. Je vais sortir lorsque j'aperçois dans une coupe, sur une console, deux billets de cent francs pliés en quatre. Juste mon affaire. Je mets les billets dans ma poche et je cherche un crayon, de façon à laisser un mot explicatif. Je ne trouve pas de crayon. Ça ne fait rien. Demain, je mettrai mon père au courant de mon larcin.
Pendant quatre ou cinq jours, je suis tellement occupé qu'il m'est absolument impossible d'aller rendre visite à mon père. Cet après-midi, cependant, comme je puis disposer d'une heure ou deux, je me décide à aller le voir au ministère. Je le trouve dans son bureau, se promenant de long en large, le cigare aux lèvres. Il vient à moi, la main tendue, un large sourire éclairant la face.
—Eh! bien, mon petit, je suis hors de difficultés. Tu vois qu'il y a une providence pour les... enfin, pour ceux qui en sont dignes. Et tu vas voir combien ce que je t'ai dit dernièrement, au sujet des femmes, est vrai. Boulanger, qui ne les connaissait pas, est perdu par elles; moi qui les connais, je me sauve par elles. Sais-tu qui est venu me voir, l'autre fois, à la fin de notre déjeuner? C'est la baronne de Haulka, une femme que j'ai connue à Berlin, et qui a les relations les plus hautes et les plus étendues. Sa situation sociale est telle que son influence est énorme dans plusieurs pays, même en France. Je t'avoue que j'ai été légèrement surpris lorsqu'elle m'a proposé de s'occuper de mon affaire; elle me disait bien être dans les meilleurs termes avec Trisonaye; mais je ne m'attendais guère au succès de ses démarches. J'avais tort. Elle a tout arrangé au mieux. Hier, j'en ai eu la preuve; le ministre m'a fait appeler et nous avons causé pendant une grande demi-heure. C'est un homme charmant, absolument charmant; je crois fermement qu'il accomplira de grandes réformes. Au fond, après les histoires de ces temps derniers, la présence d'un civil au ministère était indispensable. Il faut voir les choses telles qu'elles sont. Bref, il est entendu que je vais être relevé de mes fonctions ici, et qu'on va me donner le commandement d'une brigade quelque part. L'air de la campagne me fera du bien; je n'aurai pas à essuyer les regards courroucés d'anciens coreligionnaires politiques, et ce ne sera qu'une affaire de huit ou dix mois. Après quoi, je reviendrai à Paris, sans doute avec les trois étoiles. Je ne pouvais pas rêver mieux. Et tout cela, tu le vois, grâce à la baronne de Haulka; c'est-à-dire, par conséquent, à ma profonde connaissance des femmes. Malgré tout, je lui dois une reconnaissance éternelle. Éternelle!... Qu'est-ce que tu dis de ça, mon vieux lapin? demande-t-il en me tapant sur le ventre.
J'ai écouté avec émerveillement, et je présente mes félicitations. Mon père fredonne les Pioupious d'Auvergne, et reprend au bout d'un instant:
—C'est une chance! Si je n'étais pas veuf, on pourrait comprendre, mais vraiment... Ah! à propos, il faut que je te dise: tu sais, Cornac, le fameux Cornac, l'abruti de Cornac? Il m'a volé... Il m'a pris deux billets de cent francs qui...
J'interromps mon père; je lui apprends ce qui s'est passé, je lui dis que je suis seul coupable.
—Ma foi! s'écrie-t-il, c'est bien embêtant! J'ai fait arrêter Cornac; il est en prison, en prévention de conseil de guerre. Que faire?
—C'est bien simple! Il faut expliquer ce qui s'est passé, retirer ta plainte, et ne pas laisser condamner un innocent.
—Jamais de la vie! Je serais propre!
—Si tu ne le fais pas, je le ferai sûrement.
—Eh! bien, essaye! hurle mon père. Si tu fais une chose pareille, je te renie! Je te maudis! Je fais plus: je te déshérite!
—Tu n'as pas le sou.
—Tu crois ça?... Attends un peu, mon garçon, et tu vas voir! Tu vas voir si je n'ai pas le sou. D'ici un an, tu m'en diras des nouvelles!... Ah! réellement, continue-t-il en s'asseyant et en prenant sa tête dans ses mains, l'ingratitude des enfants est épouvantable! Après tout ce que j'ai fait pour toi, mes sacrifices, mes conseils, les exemples que je t'ai donnés!... Ah! nos vieux et chers sentiments familiaux, où sont-ils? Où sont-ils?...
—Mais, père, je ne comprends vraiment pas en quoi...
—Tu ne comprends pas! Mais, malheureux, si je vais déclarer que j'ai commis une erreur, que j'ai fait incarcérer un innocent, j'attire l'attention sur mon nom. L'infâme presse boulangiste, toujours altérée de scandale, s'empare du fait; je suis discuté, bafoué, insulté; on me représente comme un misérable ou comme un imbécile, et je suis perdu. Que peut le ministre lui-même contre l'opinion publique déchaînée? Rien. Je serais fichu, foutu, archifoutu. Et, après m'être tiré du mauvais pas dans lequel je m'étais engagé, j'irais me fourrer dans un pareil guêpier? Tu n'y penses pas!
—Cependant, il est tout à fait impossible...
—Je ne veux rien savoir!... Je ne désire pas plus que toi laisser condamner un innocent, mais pourtant il faut que je tienne compte de ma situation spéciale. Voici donc ce que je ferai: au moment où Cornac passera devant le conseil de guerre, j'irai trouver le président et lui demanderai, sous des prétextes et comme un service personnel, d'acquitter le prévenu. L'acquittement sera certainement prononcé. Ne me demande rien de plus.
Je n'insiste pas. Je ne fais pas, alors, plus de réflexions philosophiques que je n'en veux faire ici. A quoi bon?
Vous vous demanderez peut-être, il est vrai, si je cesse complètement de penser à Cornac, et si je ne lui porte aucun intérêt. Je ne porte pas d'intérêt. Je porte une épaulette. Néanmoins, si vous voulez savoir ce qui s'est passé, je vais vous le dire.
Grâce à l'intervention de mon père, Cornac été acquitté par le conseil de guerre et versé dans un escadron du train. Il a eu d'abord à subir la punition infligée à tous les hommes qui passent devant le conseil de guerre, qu'ils soient condamnés ou non: soixante jours de prison. Ensuite, son peu d'habileté à des manoeuvres qu'il ne connaissait pas, ayant toujours été ordonnance, l'a fait punir fréquemment; chacune de ses punitions a été terriblement augmentée en suivant la voie hiérarchique; quatre jours, huit jours, quinze jours, un mois, deux mois de prison. Ce qui, ajouté aux deux premiers mois, a donné un total de cent-vingt jours d'incarcération. Juste ce qu'il faut pour entreprendre un voyage à Biribi. (Voir Biribi, Armée d'Afrique.) Cornac a donc été envoyé à Biribi. Dès son arrivée à Gafsa, il a été accusé d'avoir insulté un supérieur, et condamné, pour ce fait, à dix ans de travaux publics.
On pourrait faire là-dessus beaucoup de commentaires. Je préfère m'abstenir.
Mon père a quitté la capitale pour aller prendre le commandement d'une brigade d'infanterie, à L... La ville de L... a, paraît-il, fait le meilleur accueil au héros de Nourhas. Quant à moi, je ne m'amuse que modérément à Paris. Si le général de Porchemart ne me pressait pas de n'en rien faire, je demanderais certainement à être réintégré dans un régiment.
M. de Trisonaye paraît s'affermir de jour en jour au ministère. Le petit bossu de Preil doit se frotter les mains. Les Parlementaires, bien que harcelés encore par la meute boulangiste, affichent la certitude d'un triomphe prochain et définitif; on parle de mesures de rigueur qu'ils sont prêts à employer contre leurs adversaires, de poursuites, d'arrestations, etc. On épure à tour de bras. Le ban et l'arrière-ban de l'opportunisme, la queue de la queue gambettiste, occupent, enfin, les situations enviées. Les deux Larbette que leur frère, autrefois, appelait les deux vauriens, ont trouvé leur voie, l'un dans la diplomatie, l'autre dans les prisons et non dans la prison. M. Albert Curmont est préfet, préfet à poigne; M. Curmont père, trésorier-payeur. D'autres se casent tous les jours, tant bien que mal, aux frais des contribuables. Ils arrivent en file indienne, nombreux et avides, pareils aux animaux sortant de l'arche de Noé.
Le peuple semble oublier rapidement ses égarements militaires, ses faux appétits de gloire; il devient de plus en plus placide. De grands efforts sont faits pour le convaincre de la nécessité de la paix, de la stabilité de cette paix, pour lui donner une calme confiance en lui-même. On parle de découvertes merveilleuses qui assurent à la France une énorme supériorité sur les autres nations. On affirme que les effets de notre artillerie seront douze ou quinze fois plus meurtriers que par le passé; on exalte la mélinite; on s'étend sur les terrifiants résultats de poudres nouvelles, d'obus mystérieux dont la puissance pénétrante est incroyable (bien qu'ils détonnent au premier choc, comme j'ai pu m'en convaincre). On annonce la fabrication d'explosifs plus formidables encore. Persuadée de l'immense valeur des engins à son service, la nation doit nécessairement renoncer à ses dispositions plus ou moins belliqueuses, et s'abandonner sans réserves à la bienfaisante tutelle du Pouvoir civil.
C'est le triomphe des pékins. Des voyous, ainsi que dit mon père dans une lettre qu'il vient de m'adresser et où, à l'occasion de l'avènement de l'Empereur Guillaume II, le 15 juin 1888, il m'assure que les sentiments intimes du nouveau monarque allemand sont aussi pacifiques que ceux de nos gouvernants. Mon père semble très au courant de la politique étrangère. Je soupçonne la baronne de Haulka de lui faire de fréquentes visites. Peut-être même s'est-elle installée à L. Je ne suis sûr de rien. Mon père m'apprend qu'il espère revenir à Paris avant peu. Les sentiments patriotiques de la ville de L. sont, dit-il, des plus douteux; pourtant, elle possède une Société de tir à l'arbalète rayée qui vient de le nommer président d'honneur. «Voilà enfin une présidence, écrit-il; qui sait? peut-être un acheminement à la présidence du Conseil.» Mon père serait-il devenu ambitieux?
Pour moi, je dois avouer que l'ambition me fait peur. D'abord, elle menace mon indifférence générale et ma paresse d'esprit; elle effraye mon scepticisme, ce compagnon complaisant dont le sourire toujours prêt décourage les provocations de l'effort. Ensuite, j'ai pu me rendre compte récemment des terribles exigences de l'ambition et de la difficulté que des imbéciles mêmes, que ne gêne aucune idée, éprouvent à les satisfaire; de plus, il m'est donné de constater tous les jours quels épouvantables ravages elle peut exercer dans une âme bien trempée lorsque les moyens de l'assouvir ont disparu sans espoir.
Le général de Porchemart se meurt. Ce qui le tue, ce sont les déceptions qu'il a éprouvées, l'impossibilité où il se voit de jouer jamais le rôle pour lequel il avait jalousement réservé l'expression pleine et réelle de son être. Et ce rôle, il n'a pas pu le jouer parce que, en dépit de sa grande habileté, il a laissé pressentir l'intelligence et l'énergie qui étaient en lui. Ces qualités viriles du général de Porchemart que j'étais certes loin de soupçonner, bien que j'eusse vécu dans son intimité depuis de longs mois, se sont révélées à moi tout d'un coup. J'ai vu que cet homme qui avait toujours vécu, par choix, dans une demi-obscurité, qui avait toujours été un isolé et un taciturne, intriguant seulement par à-coups, avait une âme ardente et forte; j'ai vu aussi que des circonstances sordides avaient empêché cette âme de briser l'enveloppe de médiocrité qu'elle s'était faite et de jaillir, flamme de réalité dévoratrice de mensonges, comme un signal d'action.
Le général de Porchemart avait puissamment, bien qu'indirectement, contribué à la chute de Boulanger. Il espérait le remplacer au ministère. S'il eût pu y réussir, il aurait mis à exécution, de suite, un plan qu'il avait longuement mûri et dont voici les principales lignes: En finir immédiatement avec Boulanger par la simple publication de documents écrasants concernant le brave général de la duchesse; exposer les insuffisances de notre système militaire; établir un projet de réorganisation complète sur la base la plus démocratique; présenter ce projet au Parlement, même contre l'avis des autres membres du cabinet ou du Président; l'obliger à prendre parti pour ou contre cette transformation de l'armée incohérente actuelle en une armée vraiment nationale; et, en cas d'opposition du Parlement, provoquer immédiatement, par des moyens sûrs, une guerre avec l'Allemagne.
—La constitution d'une armée nationale, m'a dit l'autre jour le général, constitution qui n'a pas été et ne sera jamais effectuée par des votes d'Assemblées, se serait alors opérée sous le feu. Nous aurions été vainqueurs ou vaincus, je ne sais pas; mais la défaite, même irrémédiable, eût été préférable à notre existence actuelle. Il vaut mieux être mort que d'exister par tolérance.
Les forces du général de Porchemart diminuent rapidement; il sait qu'il n'a plus que quelques jours à vivre et a tenu à les passer dans l'isolement le plus complet; à part sa femme qui lui fait de rares visites, qu'il abrège, je suis la seule personne qu'il admette auprès de lui. J'ai classé certains de ses papiers, qu'il veut léguer à un ami; j'en ai détruit beaucoup d'autres. Il a laissé tomber devant moi ce masque d'indifférence froide et silencieuse qu'il a porté si longtemps, et sous la placide conventionnalité duquel les Parlementaires, pourtant, ont su deviner la terrifiante physionomie de l'Individu.
—Les Parlementaires sont les maîtres; et je prévois que leur règne durera, en dépit de tout. L'épée de la France, ce sera l'épée de parade qui bat le flanc du Pipeau. L'École Polytechnique—cette École qui a fait plus de mal au pays que les guerres les plus désastreuses—va fournir par grosses à la nation les gouvernants dont elle est digne. Le Boeuf sortait de Polytechnique, Trisonaye en sort aussi. Carnot aussi. Attendez un peu, et ils vont en sortir tous, pour s'occuper de vos intérêts matériels et moraux; de vos finances; pour défoncer vos routes et combler vos canaux; pour fabriquer votre ignoble tabac et vos allumettes infâmes; pour bâtir des constructions qui s'effondrent, des ponts qui croulent, des cuirassés qui coulent; pour vendre vos chemins de fer aux grandes compagnies; pour vous lancer dans les expéditions coloniales les plus misérables; pour vous faire admirer leur splendide flair d'ingénieurs, de financiers et d'artilleurs; pour vous faire cracher au bassinet, et pour se faire graisser la patte à tous les carrefours. Voyez-vous, 1870 + Carnot + Trisonaye + leurs successeurs probables = X. Et, soyez-en convaincu, X = le démembrement. C'est une affaire de temps, simplement.
Les propos du général sont d'une effroyable amertume. Je ne veux pas répéter ses sarcasmes et ses invectives contre des gens qui, à un titre ou à un autre, ont influencé ou influencent les destinées de leur pays et qui figureront dans l'histoire de France. Je dirai seulement qu'il les traite, avec preuves à l'appui, de malfaiteurs et de filous. Quant à nos institutions, civiles et militaires, il en fait des éloges pompeux; affirmant qu'elles ne peuvent convenir qu'à un peuple de braves, assurant que c'est très beau d'avoir partout substitué la discussion à l'action et d'avoir rendu définitif le triomphe de l'anonymat. Il lui arrive de rompre de longs silences pour dire des choses comme celles-ci:
«Je suis petit-fils de chouan et j'aurais travaillé à l'avènement du peuple. Je lui aurais donné la guerre, la seule chose qui lui soit nécessaire. Je comprends que les temps de l'aristocratie sont finis, par sa faute, et je hais la bourgeoisie; c'est une ordure. Pour que la nation se démocratise en réalité, il faut que l'armée se démocratise d'abord, qu'elle devienne l'Armée nationale. Et elle ne se démocratisera que par elle-même, à la gueule des canons ennemis.»
«Liberté, égalité, fraternité, compréhension mutuelle, sympathie universelle—toutes ces grandes idées qui pénètrent de plus en plus dans les esprits et imprègnent la raison humaine, ne mourront point dans les carnages d'une nouvelle grande guerre; mais, au contraire, dépouilleront sous le feu leur forme idéale, utopique, et apparaîtront comme des nécessités simples et pratiques, comme d'indispensables vérités.»
«La guerre tue très peu de gens intelligents, même parmi les professionnels. C'est la paix, la cruelle paix d'aujourd'hui, qui saigne à blanc les êtres supérieurs. Je ne crois pas que le conflit de 1870 ait coûté à l'Allemagne un seul grand homme. Quant à nous, nous n'avons guère perdu que Henri Regnault. Une perte? Le cheval du général Prim suffit à l'étonnement des vétérinaires.»
«Napoléon considérait la guerre comme un jeu. Et pourquoi la considérer autrement? Nous sommes trop sérieux lorsque nous parlons de la guerre. On dirait que nous ignorons l'existence des abattoirs. Un beau paysage a sans doute causé plus de souffrances, en tortures de plantes, en agonies d'insectes, qu'une bataille en douleurs humaines. Fatuité ridicule, de toujours plaindre l'homme et rien que lui.»
«Nos chères provinces ne nous ont jamais coûté aussi cher que depuis que nous ne les avons plus. Ce sont de chères provinces. Il faudrait tout de même essayer de les reprendre, par raison d'économie. La chair à canon devrait bien comprendre ça, et descendre de son étal.»
«Le malheur de l'humanité vient de ce qu'elle a préféré, en somme, la balance au sabre, la supposant moins meurtrière. Tant que la balance existe, on ne peut juger un homme que par la façon dont il sait donner et recevoir un coup de sabre. C'est assez bête. Pourquoi tolère-t-on la balance?»
Il me semble, je ne puis m'expliquer pourquoi, que le général a une confidence à me faire, qu'il est souvent sur le point de me révéler quelque secret important. Il commence des phrases, hésite, s'arrête; c'est comme s'il reculait devant le moment où il devra parler. Après tout, il n'y a là sans doute qu'un effet de l'extrême faiblesse du mourant et je me suis déjà reproché plus d'une fois de donner prise à l'extravagance des pressentiments. Mais ces pressentiments, hier, ont été pleinement justifiés. Le général m'a fait signe de m'approcher de son lit.
—Écoutez-moi bien, m'a-t-il dit. J'ai de l'affection pour vous et je veux vous en donner la preuve avant de mourir. Vous savez bien que j'aie toujours de mon mieux caché la chose et la personne, que j'ai une liaison avec une dame. Cette liaison, la première que j'aie jamais eue, a commencé peu de temps avant votre nomination comme officier d'ordonnance. Je dois vous dire aujourd'hui que la dame...
Le général a été interrompu par une quinte de toux vraiment terrible; et, tout en m'empressant, je devinais facilement la commission dont il allait me charger. Un dernier souvenir à porter, des consolations à prodiguer, etc., etc. Je me voyais déjà moi-même, en mon rôle d'ange consolateur, auprès de la jeune femme probablement très jolie et si longtemps invisible; je m'écoutais parler, d'une voix insinuante... Le moribond, à ce moment, a pu continuer.
—La dame qui était devenue ma maîtresse avait été tout d'abord la vôtre. Ne vous récriez pas... Ne m'interrompez pas; j'ai très peu de forces... Elle s'appelle Mlle Adèle Curmont. Ai-je besoin, maintenant, de vous dire pourquoi j'ai demandé qu'on vous attachât à moi? Vous comprenez à l'instigation de qui j'ai agi. On m'avait tout dit. On vous avait gardé une rancune affreuse. On voulait que je me servisse de ma position pour vous compromettre irrémédiablement, pour vous obliger à quitter l'armée, pour vous arracher votre épaulette. On m'a fait promettre de vous attirer dans un piège. J'ai promis, me réservant de tenir ma parole au cas où vous seriez un sot; car je pense que les imbéciles doivent être sacrifiés, partout et toujours. Comme je vous ai trouvé intelligent, j'ai gagné du temps, sous des prétextes... Et puis, voyez-vous, il faut autant que possible éviter de se constituer l'agent de représailles féminines. Si la femme croyait à sa vengeance, la désirait sincèrement, elle se vengerait elle-même. Si elle n'agit pas, c'est qu'elle aime celui qu'elle prétend vouloir frapper; et, par conséquent, haïrait l'instrument de sa vengeance. Je ne tenais pas à m'attirer l'aversion de la femme dont je parle... C'est une créature supérieure, n'en doutez pas. Ce qu'elle fera, je l'ignore. Beaucoup ou rien du tout. Voyez ce que vous avez à faire; réfléchissez. Elle pourrait probablement vous aider, dans l'armée ou ailleurs; la vie n'est facile nulle part. Servez-vous de ce que je viens de vous dire, si vous voulez. L'adresse est là, sur cette lettre que vous voudrez bien mettre à la poste dès que j'aurai quitté cette vallée de larmes...
Le mourant a eu la force de ricaner; et, quelques minutes après, il a repris:
—Si je n'ai pas parlé avant aujourd'hui, c'est que j'aurais voulu la revoir. J'aurais voulu. Mais je n'ai pas voulu, tout de même; par mépris d'une condescendance envers moi. J'ai bien fait. Autant m'en aller avec le souvenir, un souvenir très doux. Elle ne m'aimait guère; pas du tout; mais je l'aimais. C'était la première fois que j'aimais. Avant, je n'avais aimé que mon ambition. Une viande creuse, l'ambition. Si. J'avais aimé mon pays. C'est vieux jeu. Il est vrai que j'aurais tout osé; je l'aurais jeté à la bataille, si j'avais pu. Pouvoir! Quelle dérision, la toute-puissance des circonstances! On dirait la force, muette et terrible, de la cohue des cerveaux vides. Soyez moins bête que moi; tâchez de vivre. Carpe diem. Je parle latin; mauvais signe... Je... je...
Une syncope a interrompu le général. Il est mort peu après.
Pendant les quelques jours qui ont suivi, jusqu'aux funérailles, j'ai tenté de mettre devant mes yeux un tableau exact de ma position actuelle et de mon avenir probable; j'ai essayé de me représenter les avantages et les désavantages d'une réconciliation avec Adèle. J'ai vu que j'étais seul, ou presque seul, car mon père est trop naturellement égoïste pour que je puisse beaucoup compter sur son appui; et j'ai vu aussi de quel poids pèsent les influences extérieures dans la vie d'un officier. Je suis arrivé à me convaincre qu'il était nécessaire, en tous cas, d'avoir une explication franche avec Adèle; qu'il me fallait cesser de l'avoir pour ennemie, dussé-je pour cela consentir à en faire une alliée. Je me suis tracé tout un plan de conduite, assez habile je crois, suffisamment machiavélique, et dont j'étais certainement fort satisfait. Mais, une fois revenu du cimetière—et bien qu'un enterrement puisse, moins encore qu'un autre spectacle, me convaincre de la vanité des choses de ce monde—ma résolution m'a quitté. J'ai refusé de discuter davantage avec moi-même; je me suis décidé à ne faire aucune démarche, aucune tentative, aucun effort. Par paresse d'esprit et surtout dégoût d'action physique, peut-être aussi par curiosité narquoise, je me suis abandonné au sort...
Trois semaines après la mort du général de Porchemart qui, sans m'en avoir prévenu, m'a légué une certaine somme, je suis affecté au régiment d'infanterie qui tient garnison à Malenvers. Je remplace un lieutenant qui a été disgracié pour avoir divulgué certaines malversations du colonel; le colonel a été blâmé, avec tous les égards dus à son rang, et l'officier a été expédié en Corse.
Malenvers est une petite ville assez curieuse dont il faudra que je vous donne la description, si j'y pense, dans le chapitre suivant.
XVI
Un militaire étranger, peu au courant de la politique française, s'étonnerait de voir deux régiments casernés à Malenvers. Cette ville est d'un accès difficile et il est presque impossible d'en sortir; elle se trouve en dehors de toutes les grandes lignes de communication et l'unique chemin de fer qui y conduit, à voie simple et sinueuse, pourrait à peine être utilisé en cas de mobilisation; stratégiquement, Malenvers n'a aucune valeur. Malenvers, néanmoins, possède un régiment d'infanterie et un régiment de cavalerie. Voici pourquoi: jusqu'à ces dernières années, Malenvers était un centre anti-républicain, et élisait des députés ultra-réactionnaires; mais aux dernières élections le gouvernement, qui tenait à assurer le succès de son candidat, un vieil apothicaire nommé Laventoux, promit à la ville une garnison si elle votait bien. Elle vota bien, grâce aux efforts combinés des boutiquiers anxieux de voir augmenter leur clientèle et des femmes qui, d'avance, faisaient fonds sur les culottes rouges pour un supplément de distractions. Laventoux ayant pris place sur les bancs de la gauche démocratique, un régiment de dragons et un régiment d'infanterie débarquèrent dans la ville. L'un eut pour quartier des bâtiments délabrés qui dataient de Louis XV; l'autre fut caserné dans les ruines d'un couvent. La santé des soldats ne tarda point à se ressentir de ces installations hâtives. Mais cela est de peu d'importance.
Voici une chose plus intéressante: si la plupart des habitants de Malenvers, au moins au moment des élections, sont républicains, les deux régiments peuvent être remarqués, même dans l'armée française, pour leur esprit réactionnaire et clérical. Je parle des officiers; les soldats, bien entendu, ont abdiqué, en endossant l'uniforme, tous les privilèges du citoyen et n'ont le droit ni de professer une opinion, ni même de l'avoir. Le colonel des dragons est un descendant d'émigrés; la plus grande partie de ses officiers et même de ses sous-officiers appartient à des familles de traîtres, riches, bien-pensantes; ces messieurs affectent de mépriser la République; ces misérables affectent de mépriser le peuple. Le colonel consigne son régiment, en marque de deuil, le jour anniversaire de la mort de Louis XVI. Mon colonel à moi s'appelle Durandin. C'est plus qu'un plébéien; je me suis assuré que son grand-père était aide du bourreau à Brest, pendant la Révolution. Honteux sans doute de cet honnête ancêtre qui eut la gloire de contribuer au raccourcissement patriotique de quelques centaines d'aristocrates, le colonel Durandin affiche une dévotion extrême et pose au gentilhomme. Il a rétabli en fait, dans son régiment, l'aumônier supprimé par la loi. Il a puissamment contribué au développement de l'oeuvre de Notre-Dame des Armées que le colonel de dragons a installée à Malenvers. Les locaux affectés à cette oeuvre sont devenus trop étroits. On vient d'inaugurer une nouvelle chapelle. C'est par la voie du rapport que les officiers ont été invités à assister à cette inauguration.
Comme je n'étais pas présent à cette cérémonie, qui fut, paraît-il, imposante, j'ai été fort mal noté. Les mauvaises notes, je pense, ne doivent point m'être épargnées. J'ai la réputation d'un fricoteur et d'un athée; d'ailleurs, bien que fils de général, je suis certainement très au-dessous du gentilhomme Durandin, dont la noblesse d'âme sut évoluer des bois de justice au bois de la vraie croix; très au-dessous des fils de bourgeois qui lui font cortège et qui mouillent d'eau bénite leur gaucherie de courtauds, leur ignorance de cancres vaniteux. Quant à songer à me hisser au niveau des seigneurs authentiques dont les aïeux eurent, en Prusse, de si jolis états de service, ce serait de la folie pure. Je sais trop à quelle hauteur la troisième République, qui s'intitule République française, à su placer cette engeance.
On comprend que des gens aussi distingués, aussi supérieurs, ne vivent pas sans un grand train; il leur faut une nombreuse valetaille. Cette valetaille, ils la recrutent économiquement parmi les citoyens qu'ils ont sous leurs ordres. Et ces citoyens trouvent la chose toute naturelle. Ignorant visiblement qu'ils ne sont envoyés au régiment pendant plusieurs années qu'afin de se mettre en état de défendre leur pays, ils consentent avec joie à consacrer ce temps aux plus serviles besognes. Aux ordres de l'officier, mauvais Français, qui cherche à dresser des laquais au lieu de former des hommes, le soldat, mauvais Français, se soumet avec empressement. Je ne cesse de m'étonner de cette fureur d'asservissement; je pense parfois que l'obéissance passive est peut-être la forme la plus enthousiaste d'un choix personnel, et qu'il faut autant de courage individuel pour se dépouiller de sa dignité et de son caractère que pour se précipiter dans un torrent ou dans un brasier.
Quel contraste entre l'Armée, conception, et l'Armée, fait! Et quel pouvoir d'imagination maladive dans les êtres et dans les masses pour qu'ils idéalisent les hommes ou les institutions dont l'horreur et l'imposture s'étalent cyniquement! Ces réflexions m'ont été suggérées, une fois de plus, par un événement assez banal mais que, pourtant, je veux rapporter ici.
Lorsque je suis arrivé à Malenvers, on m'a assuré que je trouverais à me loger confortablement chez une dame âgée, veuve de général, qui possède une grande maison sur le cours Saint-Gonzague et qui accepte souvent un officier comme locataire. Je me suis présenté chez la vieille dame; et quel n'a pas été mon étonnement de retrouver en cette septuagénaire une femme que j'ai connue à Versailles, pendant la guerre de 1870, Mme de Rahoul! J'ai à peine besoin de le dire, Mme de Rahoul a été enchantée de me revoir; elle a été ravie d'apprendre que je désirais m'installer chez elle; elle me traite comme son propre fils. Elle vit modestement de sa pension de veuve de général, et de quelque argent apporté, en même temps que la maison, par un héritage. Nous causons souvent, du présent quelquefois, mais surtout du passé. Et je n'ai pu me défendre d'un mouvement de surprise, et même de colère, lorsque je me suis pour la première fois aperçu du culte qu'elle a voué à la mémoire de son mari. Elle ne parle du général de Rahoul qu'avec des larmes dans les yeux et de l'émotion dans la voix. Cette femme, qui est instruite et intelligente, qui est la bonté même et dont le jugement est sain, a gardé pour l'armée et toutes les choses militaires un respect et un enthousiasme qui touchent à la démence. Elle a tout oublié, les humiliations, les souffrances, les insultes et les trahisons; elle sait seulement que son époux portait la grosse épaulette, honneur immense, honneur complet. Ce n'est point l'ignoble brute que fut son mari qu'elle se rappelle; elle a conservé seulement le souvenir d'un héros généreux qu'elle auréole d'un halo de gloire et qu'elle encense de tendresse..... Souvent en l'écoutant me parler des grandes qualités du défunt, je songe que cette vieille femme symbolise, sans s'en douter, le sentiment populaire.
L'armée.... Les hommes sont surtout retenus sous les drapeaux pour l'agrément ou le profit des galonnés, afin de leur créer une permanente raison d'être. Vingt-cinq pour cent sont donnés comme esclaves aux commerçants régimentaires ou comme larbins aux officiers. Vingt-cinq pour cent sont sans cesse employés à des corvées aussi dégradantes qu'inutiles. Le reste est condamné à des travaux pénibles et stériles, à des manoeuvres sans objet.
Je pense à cela, ce soir, après avoir lu des pages d'un ouvrage de Hoenig dans lequel est démontrée la nécessité d'exercer spécialement la troupe aux travaux de retranchements, dans lequel il est prouvé que les luttes du futur transporteront en rase campagne la guerre de forteresse. C'est l'évidence même. Les terrassements considérables, rapidement exécutés, joueront dans les conflits à venir le rôle le plus important; l'usage de la pelle et de la pioche doit être aussi familier au soldat que l'usage du fusil. Voilà une chose dont on se doute peu dans l'armée française. Ruse basse plus encore qu'ignorance, peut-être. Fouir le sol, le travailler et le retourner, rapprocheraient sans doute, moralement, intellectuellement et en fait, l'homme de la terre; cela lui ferait comprendre que cette terre est le patrimoine de tous les Français, qu'il est abominable et impossible qu'elle appartienne seulement à quelques-uns, et qu'elle constitue la Patrie—toute la Patrie....
Je rouvre le livre de Hoenig sur la tactique de l'avenir, mais je ne puis arriver à lire, même de l'allemand. Je rêve. Je rêve d'une autre France.... Après tout, rêver, c'est avoir la foi. Peu militaire, par conséquent.
Je déplie des journaux que je viens de recevoir de Paris. Et je crois rêver encore, ma foi, en lisant dans ces gazettes de longs et élogieux articles concernant mon père. A propos, mon père a été nommé général de division dernièrement, le 1er janvier 1889 (je savais bien que j'avais oublié de vous dire quelque chose), grâce surtout à l'entremise de la baronne de Haulka, très bien en cour, et du petit notaire Larbette auquel le ministre de la Guerre n'a rien à refuser. M. de Trisonaye s'affermit de jour en jour au pouvoir. Il semble vouloir consacrer sa vie entière au service de la France, ainsi que tous les Anciens et tous les Antiques de l'École Polytechnique,—«cette poule aux oeufs d'or, dit le président Carnot, qui a donné à la France tant de couvées de bons citoyens».
Mon père n'a point été couvé par la poule aux oeufs d'or (il a toujours préféré les cocottes aux poules) mais c'est un bon citoyen tout de même. La preuve, c'est qu'il vient de publier une brochure, Le vrai Ressort de l'Allemagne, où il prouve que la puissance de nos voisins n'a d'autre base que le respect profond de l'élément civil pour l'élément militaire. «A Berlin, dit-il en un éloquent passage, à Berlin (in Berlin, sagt er,) j'ai vu la foule s'écarter respectueusement devant un capitaine d'infanterie. Voilà ce qu'on ne voit pas en France!» Hélas! non; pas encore; mais ça viendra. Du moins, la presse l'espère; elle déclare que la brochure de mon père est un chef-d'oeuvre; et elle le représente comme un officier général du plus haut mérite et du plus grand avenir, comme un tacticien hors ligne et comme un puits de science. De plus, elle parle de l'intégrité qui le caractérise, et déclare que la dignité de sa vie privée défie la calomnie. Ça, par exemple.... Pourtant, si c'était vrai, à présent?
C'est vrai! C'est vrai! L'assurance m'en est donnée dès mon arrivée à Paris où je viens, au commencement d'avril, passer les deux mois d'un congé de convalescence (attaque opportune d'influenza). Et qui me la donne, cette assurance? Mon père lui-même, que je trouve installé dans son ancien bureau du ministère où il a reparu, voici quelques semaines, avec les trois étoiles.
—C'est vrai; voilà plusieurs mois déjà que ma conduite n'a donné prise aux blâmes du critique le plus sévère. Ma vie a été édifiante. Je le dis non sans orgueil, mais sans joie. Tu ne sais pas, toi, ce que c'est qu'une existence exemplaire! Ne cherche jamais à le savoir! C'est trop pénible. Si je t'énumérais tous les plaisirs auxquels il faut renoncer, toutes les habitudes qu'il faut perdre, toutes les relations auxquelles il faut dire adieu, tu ne me croirais pas. Ce qu'on appelle la dignité de la vie, c'est une souffrance de tous les instants; c'est un supplice, c'est une torture, c'est un martyre! Ah! il m'était arrivé bien souvent de me moquer des caractères rigides, de blaguer les gens austères; c'est une chose qui ne m'arrivera plus, je t'en fiche mon billet! J'ai trop vu ce qu'ils ont à endurer, les pauvres diables!
—Mais, père, pourquoi t'es-tu soumis à un pareil régime?
—Mon ami, c'est la baronne. C'est la baronne qui l'a voulu. Elle prétendait que c'était indispensable à mon avenir. Moi, n'est-ce pas? je savais bien que ce n'était pas indispensable; l'expérience de ma vie tout entière est là pour le prouver. Mais enfin, elle y tenait; et ce que femme veut, le diable.....
—Cette dame paraît avoir un grand empire sur toi.
—N'exagère pas, je t'en prie. Elle ne porte pas les culottes, non, mais..... mais elle me met des bretelles. Et ce que ça me gêne! Généralement on ne fait des sacrifices, pour se faire remarquer, que jusqu'à un certain point; Alcibiade coupe la queue de son chien, mais pas la sienne. Moi, il a fallu que je coupe la mienne, et rasibus! Tous mes amis, toutes mes connaissances mâles et femelles, il m'a fallu rompre avec tout, il m'a fallu les plaquer comme des médecines. Je reste seul avec mon.... avec mon honneur. C'est pas gai. Malgré tout, ça servira sans doute à quelque chose. Je vais te dire. Le gouvernement est sur le point d'entreprendre, à la faveur du tohu-bohu que causera bientôt l'ouverture de l'Exposition, une nouvelle expédition coloniale. Il s'agit de conquérir le Garamaka. Sais-tu où c'est, toi, le Garamaka?
—Non.
—Moi non plus. D'après ce que j'ai entendu dire, ça doit être au Soudan, quelque part, dans un coin. Enfin, la France en a besoin. Eh! bien, j'espère la commander, cette expédition. L'administration coloniale est contre moi, c'est vrai; mais je suis l'homme du véritable pouvoir, du conseil occulte qui dirige en réalité nos entreprises et nos possessions d'outre-mer. Je suis à tu et à toi avec les membres de cette confrérie puissante; je trinque avec eux; à la tienne, Étienne! Ils finiront bien par avoir le dessus, une fois de plus, et à moi le Garamaka! La marine voudrait avoir le commandement de l'expédition; elle a, pour chacun de ses régiments d'infanterie et d'artillerie, à peu près deux généraux et cinq ou six colonels qui pensent qu'on ne leur fait pas casser assez de gueules, et qui voudraient bien trouver de l'emploi. Mais je crois que la marine pourra se taper. Bien entendu, si je suis nommé, je te prends comme officier d'ordonnance. Je mènerai l'affaire rondement. Le Garamaka doit nous appartenir. Vois-tu, mon petit, l'avenir de la France est au Soudan.
—On le dirait. Et l'Alsace-Lorraine, naturellement, est oubliée?
—C'est curieux! Tu me poses juste la question que me posait hier Raubvogel..... A propos, il a été très bas, Raubvogel. Il a éprouvé d'énormes pertes d'argent; ce n'était pas très clair; on a parlé de poursuites. Mais tu connais le pèlerin; il retombe toujours sur ses pattes. Il a obtenu une magnifique concession à l'Exposition. Il se relèvera avant peu. Il a du ressort; sa femme aussi. Tu sais, elle est plus jolie que jamais. Ah! ces Alsaciennes!...
—Mais Estelle n'est pas Alsacienne; elle est née dans le Nord.....
—Allons, allons! Qu'est-ce que tu rabâches? Estelle n'est pas Alsacienne! Mais tu bats la breloque, mon pauvre ami. Tout le monde le sait, qu'elle est Alsacienne! Toi-même, tu as été à la statue de Strasbourg avec elle. Ah! Est-ce vrai? Hein?..... Voyons, tu me demandais si l'Alsace-Lorraine est oubliée? Non elle n'est pas oubliée. Nous en parlons toujours et nous n'y pensons jamais..... C'est-à-dire..... c'est juste le contraire. Enfin, c'est comme disait Gambetta, quoi. Seulement, les Allemands ne veulent pas discuter. Alors..... Du reste, tiens, il y a justement dans le Petit Papier un article de Gudais sur la question.....
Mon père pousse vers moi le journal, et je lis: «Voilà qui reste bien entendu et définitivement exprimé: la question alsacienne-lorraine n'existe pas pour l'Empire allemand, parce que les Alsaciens-Lorrains ne comptent pas à ses yeux, au prix de ses intérêts militaires. Nous devons donc reconnaître que toute discussion devient impossible. Nous ne nous faisons aucune illusion sur les préparatifs guerriers que Berlin accumule pour défier le bon sens et l'équité, pour imposer la terreur de sa suprématie, joignant à la sauvagerie des procédés la folie d'une haine délirante.....»
Entre l'Empire allemand aux yeux duquel (style Gudais) la question alsacienne-lorraine n'existe pas, et la République française dont l'avenir est au Soudan, la position des Alsaciens-Lorrains est vraiment triste.
C'est une chose, cependant, dont les époux Raubvogel bien qu'originaires des chères provinces, ne semblent pas se rendre compte. J'ai rarement vu faces plus épanouies que celles des heureux conjoints le jour d'ouverture de l'Exposition. Après tout, elle n'est pas si loin de nous, cette Exposition, que vous ne puissiez vous rappeler le Pavillon Alsacien-Lorrain avec sa décoration si artistique et si patriotique en même temps, avec ses salles de dégustation et de vente des produits nationaux, avec sa grande brasserie qui devint vite l'établissement à la mode, où le service était fait par des jeunes filles vêtues du costume d'Alsace, légères et charmantes et qui s'envolaient, pareilles à des fusées tricolores, vers les escaliers conduisant aux cabinets particuliers. Peut-être vous rappelez-vous quel fut le succès du Pavillon Alsacien-Lorrain; peut-être même vous souvenez-vous de m'y avoir vu. Moi, en tous cas, je ne vous ai pas oubliés.
Je vous vois encore, courant d'un palais à un autre, hébétés et fourbus; vous extasiant, dans la galerie des Machines, devant des monstres d'acier dont vous ne comprenez pas l'usage, et qui vous offrent vainement un bonheur dont vous ne voulez pas; vous étonnant, dans le Palais des Beaux-Arts, devant des chefs-d'oeuvre dont la signification et la beauté restent pour vous lettre close; buvant et mangeant des choses très malsaines et très chères; admirant très fort, à l'Exposition du ministère de la Guerre, les engins de destruction qui par-dessus tout vous intéressent, qui vous effrayent un peu et qui vous rassurent beaucoup; passant du Pavillon Alsacien-Lorrain évoquant les provinces que l'Allemagne ne veut pas vous rendre, à cette rue du Caire qui évoque l'Egypte que l'Angleterre refuse de vous offrir.
Oui, je vous vois encore. Et je vois aussi partir mon père, qui a obtenu le commandement de l'expédition du Garamaka, et qui n'a pu, à notre regret commun, me prendre pour officier d'ordonnance. Qu'on crie donc au népotisme! Mais qu'on dise, surtout, quelle est la puissante influence qui s'est opposée à mon départ! Il y a là un mystère que je cherche, sans succès, à éclaircir. D'ailleurs, je ne reste pas très longtemps à Paris, dans cette ville qui est devenue une sorte de sentina gentium et que secouent encore les dernières convulsions du boulangisme. Les adhérents de cette cause malheureuse ont vraiment un beau courage de s'évertuer dans la poussière soulevée par les pieds plats de tant d'imbéciles. Pourtant, il convient aussi de rendre hommage aux champions du parlementarisme; l'audace de ces exploiteurs publics, sous la dénonciation permanente, sous l'insulte quotidienne et méritée, est sûrement belle à voir. Ils parlent, pour rétamer un peu leur popularité vertdegrisée, de ramener au Panthéon les os de Marceau, de Baudin et de plusieurs autres grands hommes; ils parlent aussi de réduire à un an le service militaire des étudiants, fils de la bourgeoisie. Sous le régime de la loi de 1872, ces jeunes vauriens payaient 1.500 francs à l'État pour servir un an comme simples soldats; à présent, avec un diplôme de n'importe quelle École, ils feront, sans rien payer, un an comme officiers. Un joli soufflet sur la face du soldat, sur celle du pauvre et même sur celle de l'officier. Mais le peuple français s'inquiète bien de la façon dont ceux qui devront le conduire au feu acquièrent leurs galons! Il admire la tour Eiffel; il savoure les délicieuses plaisanteries sur les parents de province que lui servent ses journaux comiques—les plus spirituels du monde,—plaisanteries qui seront conservées soigneusement et qu'on resservira en 1900. Paris a depuis longtemps perdu tout caractère; mais il a aujourd'hui tant d'esprit que je vais sans doute trouver réconfortante la sottise de la province.
Les fenêtres du petit appartement que j'occupe à Malenvers s'ouvrent sur un grand jardin; après ce grand jardin il y en a un autre, au bout duquel on aperçoit une jolie maison blanche. De chez moi je puis voir nettement, comme découpée entre les branches verdoyantes, tout au fond des frondaisons des grands arbres, l'une des fenêtres de cette maison, au premier étage. Je pourrais même distinguer, si l'envie m'en venait, ce qui se passe dans la chambre qu'éclaire cette fenêtre, généralement ouverte. Et un jour, l'idée m'en vient. Je prends donc ma jumelle, et j'aperçois immédiatement.....
—Une femme?
Naturellement, naturellement. Jeune, belle, gracieuse et à sa toilette—ça va sans dire.—Mais ce qu'il convient d'expliquer, c'est le caractère spécial de la toilette à laquelle procède cette beauté. La dame, qui possède d'épais et longs cheveux bruns, essaye tour à tour les coiffures les plus excentriques; elle se maquille, se farde les joues, se poudre, se fait les yeux, se rougit les lèvres. Elle se pare de bijoux divers et nombreux; elle se drape en d'élégantes tea-gowns dont chacune donne à son charme une originalité nouvelle; elle s'admire devant des glaces, prend des poses voluptueuses et risquées, s'envoie des baisers—semble jouer, pour son profit personnel, une perverse et délicieuse comédie.—Cela dure assez longtemps; puis la dame se sépare, comme à regret, de ses soies et de ses bijoux; elle enlève soigneusement tout l'éclat emprunté dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage, range systématiquement en des tiroirs des quantités de boîtes et de flacons, et reparaît, quelque temps après, vêtue d'une honnête robe d'intérieur et coiffée en bourgeoise modeste.
Je vous décris là un manège auquel j'eus le plaisir d'assister plusieurs fois, et que la psychologie—c'est si commode et ça coûte si peu!—m'a permis d'expliquer de la façon suivante. La dame, qui est sans doute mariée et riche, s'ennuie; son mari, qu'elle n'aime pas, lui mesure les satisfactions auxquelles elle croit avoir droit; son existence provinciale, routinière et mesquine, lui déplaît; des rêves vagues d'indépendance qui la hantent depuis longtemps, peut-être depuis toujours, se sont cristallisés tout à coup en des besoins violents et plus qu'à demi conscients d'immoralité. Ces désirs l'ont saisie puissamment, ne la lâchent pas; son imagination vagabonde autour d'une image toujours la même, de plus en plus fascinante.—Cette femme-là est bonne à faire.
Toute la question est de savoir si c'est pour moi que le four chauffe. La maison blanche, Mme de Rahoul me l'a dit, appartient au principal notaire de la ville. J'apprends que ce notaire s'appelle Me Hardouin. Hardouin, voilà un nom qui réveille en moi des souvenirs, qui est comme un écho de mon enfance; et l'image se précise aussitôt; je me revois, avant la guerre, conversant dans le jardin de M. Curmont avec un jeune homme qui est le premier clerc de Me Larbette, le notaire de Preil, et qui s'appelle Hardouin. Si le Hardouin de Malenvers était le Hardouin de Versailles?...
C'est lui. Il se souvenait parfaitement de moi, de ma famille, et a été enchanté de me revoir. Nous sommes à présent les meilleurs amis du monde et je suis fréquemment invité à la maison blanche. Mme Hardouin est vraiment très belle et très captivante; je suis à peu près sûr maintenant que mes déductions de psychologue étaient des plus justes; pourtant, je n'ai point cherché à mettre à profit l'état mental de la notairesse. J'aurais quelque scrupule à tromper Me Hardouin; c'est un homme fort intelligent, d'une grande pénétration, et qui me plaît beaucoup. Il a pour amis plusieurs hommes qui m'intéressent aussi vivement. Je ne veux pas parler de l'avocat Courbassol, politicien hors cadres, verbeux et vide, auquel le notaire témoigne une ironique déférence, et qui fait une cour assidue à Mme Hardouin. Je pense surtout à l'abbé Lamargelle, un personnage bien curieux.
Faire le portrait physique de l'abbé serait assez difficile, et je préfère laisser ce soin à d'autres. Il est, pour le moment, professeur d'un garçon d'une douzaine d'années, assez niais, le fils du comte de Movéans et de la comtesse, née Pilastre. Il ne semble pas que ce poste soit autre chose qu'une sinécure; les commérages, il est vrai, assurent que l'abbé sacrifie à la mère le temps qu'il ne consacre pas au fils; mais faut-il ajouter foi aux commérages? Le sacrifice, d'ailleurs, n'aurait rien de particulièrement pénible. La comtesse est une femme jolie encore, aimable, que ne défigure pas l'embonpoint de la quarantaine; des manières vives, un peu trop primesautières, qui trahissent l'impétuosité du sang et l'origine plébéienne; la voix d'une franchise étudiée, la physionomie d'une Parisienne futée, un peu blasée, beaucoup curieuse, avec des paillettes de rire dans les yeux et l'amertume d'un pli sarcastique au coin des lèvres. Le comte est un être maigre et long, terne et solennel. Il descend d'une vieille famille du Poitou, et l'abbé l'appelle «un vase des Deux-Sèvres». Ce n'est pas, pourtant, un vase d'élection; il a fait trois fois appel à ses concitoyens, et trois fois ses concitoyens ont refusé de l'envoyer siéger au Parlement. De dégoût, M. le comte de Movéans a transporté ses pénates de Niort à Malenvers. Il a acquis, au sortir de la ville, une grande et belle propriété, le château du Valvert. C'est là que j'ai eu récemment l'honneur de faire sa connaissance.
L'abbé, qui m'a présenté, m'avait prévenu de la complète nullité du comte; il n'avait pas exagéré. Intellectuellement, cet aristocrate est un fantôme; et les idées qu'il exprime en phrases toujours les mêmes ont perdu leur dernière goutte de sang, au siècle dernier, sous le couperet de la guillotine. Comment des créatures semblables peuvent-elles exister de nos jours?
—On les fabrique, dit l'abbé; et non sans difficulté, croyez-le. Pour ma part, je me donne un mal énorme à faire de mon jeune élève le digne successeur de son père. J'y réussirai, car je me pique d'honneur; mais c'est souvent pénible. Vous avez quelque peu parlé avec le jeune homme et vous avez facilement sondé la profondeur de sa sottise. Cette sottise, vous l'avez deviné, ne peut être naturelle. Laissé à lui-même, cet enfant serait devenu un Movéans-Pilastre, un aristocrate dans lequel se serait agité le bourgeois; un bourgeois possédé d'un aristocrate. De ce conflit dans un être moyennement doué aurait pu naître quelque chose. C'est ce quelque chose que je suis chargé de condamner à l'avortement. L'enfant, au lieu de devenir un Movéans-Pilastre, deviendra donc un Movéans tout court; vicomte d'abord; comte ensuite. Homme, jamais.
—Des hommes dans les rangs de l'aristocratie seraient cependant utiles à l'Église pour sa lutte contre les peuples.
—Des hommes ne sont utiles qu'à eux-mêmes, dit l'abbé. Du reste, l'Église ne lutte point contre les peuples. Elle les bénit. C'est bien suffisant. J'oserais dire que l'Église est faite pour les peuples si je n'étais convaincu que les peuples sont faits pour l'Église. Les peuples d'aujourd'hui, surtout. Leur vie est essentiellement religieuse. La raison d'être de leur existence, qui est aussi la base même de la religion, c'est la croyance irraisonnée, l'obéissance aveugle. On croit sans examen, sans discussion, par simple besoin de croire. On a foi dans l'État, dans la presse, dans la science, dans l'armée, dans tout ce qui a l'audace de prétendre exister; on a foi dans le progrès, et, chose plus étrange encore, on a foi dans la perpétuité du présent. C'est seulement en soi-même que l'homme refuse de croire. Époque religieuse, cher monsieur. Époque de foi, de paix et de résignation, et que menace un seul danger.
—Lequel?
—Les grandes armées nationales. Les peuples sont comme des enfants qui ne demandent qu'à rester bien sages, mais entre les mains desquels on commet l'imprudence de laisser un instrument dangereux; un jour ou l'autre, une catastrophe se produit. L'Eglise, heureusement, s'est rendu compte du péril. Par un savant système d'alliances, d'ententes, auquel le Vatican travaille activement, je le sais, on arrivera à équilibrer à peu près les forces européennes. Puis, après une campagne habile et sans doute longue, à laquelle viendra sûrement en aide l'imbécillité des socialistes, on réussira à présenter aux nations, comme un bienfait, la transformation des grandes armées actuelles en armées réduites. On arrachera de leurs mains une force qui pourrait devenir un facteur de libération et on les ramènera au système des armées prétoriennes. Cela se fera tout simplement, vous verrez.
—Je ne pense pas. On serait forcé de laisser sur le pavé, chaque année, quelques centaines de mille hommes.
—Cela augmenterait l'indigence, voulez-vous dire? Petite affaire. Ça se tassera. Ça s'égalisera. La misère, comme les liquides, tend vers son niveau.
Je vais assez souvent au Valvert. La comtesse est fort aimable pour moi; le comte lui-même semble m'avoir pris en amitié; cela vient sans doute de ce que je me suis fait une règle de ne jamais lui poser une question. Quant à l'abbé, j'ai toujours grand plaisir à le voir; son ironie me met, ou me remet, du cynisme dans l'âme, me donne un amer et pressant désir de vivre, de dépenser des forces. Et je me souviens, à ces moments-là, que Mme Hardouin est très belle; et j'en redeviens amoureux, éperdûment amoureux.
C'est une chose, je pense, dont Mme Hardouin se doute un peu, mais qu'elle doit feindre d'ignorer jusqu'à ce que j'aie fait l'indispensable déclaration. Et cet aveu nécessaire des sentiments qui m'agitent m'est assez difficile. Ce n'est pas que je sois arrêté par les scrupules qui m'avaient retenu tout d'abord; j'ai acquis la conviction que Me Hardouin se préoccupe fort peu de ce que peut faire sa femme; toute l'affection du notaire est certainement concentrée sur une enfant qu'il a eue d'un premier mariage, une petite fille de dix ans environ. Les obstacles auxquels je faisais allusion sont purement matériels.
La maison du notaire est transformée, depuis quelques temps, en une sorte d'agence électorale. Le député de Malenvers, le vieux Laventoux, est mort dernièrement et la ville doit lui donner un remplaçant. Les conservateurs, qui mascaradent en boulangistes, ont choisi pour leur champion un avocat clérical nommé Letonnelier, et le candidat des républicains est l'avocat Courbassol, gloire locale, ancien député de Paris auquel la grande ville, aux dernières élections, a préféré un boulangiste. Le gouvernement fait l'impossible pour assurer le triomphe de Courbassol; et Me Hardouin travaille énergiquement au succès de l'homme dont la continuelle présence chez lui fait tant jaser, et qu'il méprise assurément. La politique a de ces mystères.
Comme il m'est impossible d'avoir avec Mme Hardouin, chez elle, l'entretien que je désire, je m'avise d'un expédient. Je sais qu'elle se rend assidûment à l'église, chaque soir, afin d'ouïr les sermons d'un moine que le gouvernement a secrètement chargé, dans le département, d'une mission des plus délicates. Les gens au pouvoir, justement effrayés des progrès rapides de la dépopulation, ont fait marché avec certaines congrégations qui ont entrepris de prêcher, par toute la France, la bonne parole de la fécondité. Les prédicateurs en robes brunes, blanches ou noires effrayent les femmes volontairement stériles de l'horreur des châtiments éternels; ils stigmatisent la prudence conjugale; jettent l'anathème aux ablutions; déclarent au nom du ciel que l'eau bénite doit suffire à une épouse chrétienne. Les femmes, que terrorise l'idée d'être exclues de la sainte table, au vu de toute la ville, promettent d'obéir aux recommandations du moine, et y obéissent quelquefois.
C'est au cours du sermon d'un capucin repopulateur que j'ai pu entamer avec Mme Hardouin, auprès de laquelle je m'étais placé comme par hasard, une petite conversation d'un tour légèrement immodeste. Et je n'ai pas quitté la dame, que j'avais reconduite chez elle, avant de lui avoir fait, ainsi qu'on disait autrefois, l'aveu de ma flamme. Cette flamme, j'espère que Mme Hardouin consentira, comme on disait encore, à la couronner. En fait, elle m'accorde un rendez-vous; puis, un second; puis, un troisième. Et enfin, un soir, elle couronne....
Le lendemain de ce soir-là, le lieutenant Labourgnolle, un bon camarade, me déclare avoir vu sortir de ma maison Mme la notairesse; comme supplément d'informations, il ajoute qu'il l'a vue entrer, un quart d'heure plus tard, dans la maison qu'habite Courbassol. Est-ce possible?... Comme psychologue, persuadé qu'il n'y a que le premier pas qui coûte, fût-ce un pas redoublé, je suis assez disposé à admettre la chose; mais comme amoureux, je me rebiffe.....
D'ailleurs, Courbassol serait trop heureux; il aurait toutes les chances à la fois. Il vient d'être élu député à une forte majorité. Cette élection a produit dans Malenvers une sensation énorme.
Cette sensation, pourtant, disparaît sous l'émotion que causent coup sur coup plusieurs vols très importants, commis dans la ville ou aux environs, et dont les auteurs restent inconnus. Ces cambriolages audacieux se répètent à de courts intervalles; on dirait que les criminels agissent d'après un plan très habile et sur des indications certaines. Le colonel de dragons vient d'être volé d'une quantité de titres, valeurs allemandes pour la plus grande partie: actions de la Brasserie des Jésuites de Ratisbonne, actions des Tramways de Munich, titres de Chemins de fer prussiens et du Sud de l'Allemagne, lettres de gages de la Banque bavaroise, etc., etc. Le brave colonel est désolé; non seulement d'avoir été dépouillé d'une centaine de mille francs, mais surtout d'avoir été obligé de laisser savoir qu'il contribuait, financièrement, à la prospérité de gens qu'il doit considérer comme ses ennemis. Après tout, les artilleurs seulement s'étant, jusqu'à présent, vantés d'avoir du flair, on ne peut reprocher à un dragon de ne point trouver d'odeur à l'argent.
Une nuit que je sortais furtivement de la maison de la notairesse, dans la chambre de laquelle je me hasarde de temps en temps, j'ai aperçu, en traversant le jardin, de la lumière à l'une des fenêtres du rez-de-chaussée. Je me suis approché à pas de loup; j'ai distingué, à travers les vitres, Me Hardouin qui semblait donner des explications à un personnage dont, malheureusement, je n'ai pu voir la figure. Ce conciliabule, à deux heures du matin, m'a paru singulier; et j'ai fait part des conjectures qu'il m'a suggérées, aussitôt que possible, à la notairesse. Elle s'est troublée, a commencé à parler de choses très graves, s'est rétractée, a fini par déclarer qu'elle ne savait rien et que mes suppositions n'avaient pas le sens commun.
Peut-être. Du reste, même en admettant que Me Hardouin donne un caractère plus direct et plus brutal à cette industrie judiciaire et extra-judiciaire qui est organisée pour la spoliation générale,—que m'importe? Mme Hardouin est une maîtresse aimable; son mari ne me la dispute pas; et voila l'important.
Et puis, n'y a-t-il pas des gens pour prétendre que le voleur a son utilité? Paradoxe, c'est possible. Mais les crimes que le brigand inconnu vient de perpétrer à Malenvers, la France, fille aînée de l'Eglise, n'est-elle pas en train de les commettre, multipliés à l'infini, in partibus infidelium?
Le général Maubart, qui n'était jusqu'ici que le héros de Nourhas, est maintenant le conquérant du Garamaka. La France est plus fière de sa dernière conquête que le triomphateur lui-même; les journaux qu'elle lit ne lui laissent point ignorer l'énorme valeur de sa nouvelle possession; et elle semble tout à fait convaincue de cette grande vérité: que son avenir est au Soudan. Quant à mon père, il n'est certainement pas insensible à la douceur des louanges; il est loin de dédaigner la gloire que lui vaut son succès; mais il a laissé au second plan les satisfactions d'amour-propre. Ce sont des considérations d'un ordre plus matériel qui provoquent son allégresse.
Je le trouve à Paris, où j'ai été le voir dès son retour, installé dans un luxueux appartement de l'avenue de Villiers. C'est la baronne de Haulka, paraît-il, qui lui a préparé cette délicieuse retraite; le goût de la baronne est indiscutable, mais ne doit pas laisser d'être coûteux.
—Qu'est-ce que ça fiche! s'écrie mon père. Est-ce que tu te figures que je reviens les mains vides? Pour te détromper, mon garçon, je vais t'annoncer une bonne nouvelle. Je n'ai point oublié que je n'ai pas eu l'occasion, jusqu'ici, de régler mes comptes de tutelle, et que je te dois encore une certaine somme; je tiens cette somme à ta disposition. Aie patience, et tu ne pourras pas dire que ton père t'aura fait tort d'un sou. Après-demain, je te remettrai une somme de cinquante mille francs... Qu'est-ce que tu dis?
—Je ne disais rien; mais je te remercie...
—C'est bon, c'est bon; nous ne nous disputerons pas pour ça; si tu ne veux pas cinquante mille francs, nous dirons vingt-cinq mille; moi, ça m'est égal. Mettons vingt mille francs pour faire un chiffre rond. C'est juste ce que doit me verser demain un marchand d'antiquités pour quelques bibelots que je lui ai vendus. Ces sauvages du Garamaka avaient une sorte de civilisation, et leurs objets d'art ont du prix. J'en ai rapporté douze caisses, de cinq cents kilos chacune; tout le plus chouette. Il y a des choses charmantes que la baronne elle-même admire.
—Alors, ces sauvages avaient de bons côtés?
—C'étaient des gens très doux, très calmes, presque sans mauvais instincts. La preuve, c'est que nous les avons massacrés par centaines et par milliers, et qu'ils n'ont pas rouspetté. Les histoires de cruauté qu'on débitait sur leur compte n'étaient que des mensonges inventés par les missionnaires. Malgré tout, ces mensonges n'ont pas fait de mal, puisqu'ils ont amené la guerre. Tu sais que je n'en pince pas pour la calotte, mais je dois dire que les missionnaires nous ont été très utiles; ils nous ont donné tous les renseignements au sujet du pays, qu'ils connaissaient parfaitement car ils y avaient toujours été bien reçus, au sujet des taxes à imposer, des amendes à infliger, des contributions, etc. Si ces bons pères n'avaient pas été là, nous nous serions fait rouler; nous n'aurions pas exigé assez; mais avec eux... confiscations, rançons, razzias, ça n'arrêtait pas. Tu comprends ce que tout ça me vaut; tu peux te reporter aux règlements; tu y verras que les prises faites par les détachements leur appartiennent. Avec les retours du bâton, ça m'a fait un joli denier. Le trésor seul du roi Gabaurin s'élevait à huit millions. Ce pauvre roi ne nous pas donné beaucoup de fil à retordre; sans son fils Melahdou, la campagne n'aurait duré qu'un mois. Ces brigands de sauvages n'ont que des fusils à pierre qui portent à deux cents mètres. C'est à peine s'ils m'ont tué une douzaine d'hommes.
—Pourtant, les journaux disent que la mortalité a été très élevée?
—Ça, mon petit, c'est la faute des médicaments; il n'y en avait pas. C'est peut-être aussi la faute de la nourriture; il n'y en avait pas. Même les officiers avaient à peine leur petit confortable; dans des cas pareils, bien entendu, la troupe se brosse le ventre. Les mesures avaient été mal prises. C'est la faute à ce salaud de Boulanger; s'il laissait le gouvernement tranquille, on aurait le temps de préparer les expéditions, et l'on gaspillerait moins d'existences et moins d'argent.
Mais pourquoi donc? Pourquoi épargner le sang et les ressources d'un peuple qui devrait faire la guerre, qui ne veut pas faire la guerre, et qui est assez vil pour consentir aux misérables entreprises coloniales qui ne servent qu'à engraisser une bande de galonnés et de mercantis? L'Allemagne crache au nez de la France, l'Angleterre lui botte le cul. Ça ne compte pas: l'Allemagne et l'Angleterre sont fortes. Mais le Garamaka a brûlé la chapelle d'un Jésuite: A bas le Garamaka! En avant pour le Garamaka! Annexons le Garamaka! Misérable et imbécile, tout ça. D'autant plus que c'est reculer pour mieux sauter. Il faudra encore y passer, par la terrible route de la Guerre, pour arriver à cette existence que les nations pressentent et admirent dans leurs rêves, rêves qui en se réalisant tueront la guerre et qui ne peuvent être, pourtant, réalisés que par la guerre.
—Quel peuple! dis-je en conclusion; et quels chefs il a choisis! Mais, étant donnée une nation pareille, que mettre à la place d'un pareil gouvernement?
—Mets-y un clou! s'écrie mon père; et si tu veux faire ton chemin dans l'armée, ne parle jamais de la nécessité d'une guerre. Nous sommes là pour maintenir la paix; rappelle-toi ça. C'est juste ce que les pouvoirs publics m'ont dit à Marseille, lorsqu'ils sont venus me recevoir à mon retour. Ils m'ont dit que j'avais conquis le Garamaka pour maintenir la paix. C'est bien possible. Il y avait des petites filles, gentilles à croquer, qui m'ont offert des fleurs, des fonctionnaires écailleux qui m'ont infligé des discours, un poète déplumé qui a lu une pièce de vers où il me disait que je lui débarquais dans le coeur. Je suis dur à épater, mais il m'en a bouché un coin. Enfin, on a été bien gentil... Tu comprends, je suis enchanté d'avoir dirigé cette expédition. Profits pécuniaires à part, j'ai maintenant l'avantage d'avoir commandé en chef devant l'ennemi. Et puis, j'ai la satisfaction personnelle d'avoir combattu pour la civilisation.
Un peu pour dissimuler un sourire, je me dirige vers une table sur laquelle est déposée une grande boîte; j'en soulève le couvercle, mais je le laisse retomber immédiatement. Cette boîte est pleine de petits os, d'ongles, de dents qui ont appartenu à des hommes.
—Ah! ah! ah! ricane mon père, tu ne sais pas ce que c'est que ça? C'est pour faire des bijoux porte-veine. Une idée d'un bijoutier de la rue de la Paix; il m'avait demandé de lui rapporter ces choses-là: il doit les monter en or. Ça va faire fureur; on était las du cochon. On appellera ça la breloque humaine...
Je ne reste que quelques jours à Paris. Pas assez longtemps pour être présenté à la baronne de Haulka, qui vient de se voir obligée d'entreprendre un petit voyage en Allemagne pour affaires personnelles. Assez longtemps cependant pour recevoir une partie de la somme que m'avait promise mon père; dix mille francs environ; le marchand d'antiquités ne l'a pas payé complètement et le bijoutier de la rue de la Paix ne lancera la breloque humaine qu'au moment des étrennes. Enfin, dix mille francs valent mieux que rien.
A vrai dire, je n'ai pas de grosses dépenses à faire à Malenvers. L'été est venu, et les plaisirs champêtres qu'il ménage ne sont pas très coûteux. De plus, vous savez combien il est avantageux (en province) d'avoir pour maîtresse une femme mariée. En province, ce n'est pas du tout comme à Paris, où ce sont les femmes qui ne coûtent rien qui coûtent le plus cher.
Quoique les femmes mariées aient du bon, il ne faut pas aller jusqu'à croire que leur fidélité à leurs amants est éternelle. Tout passe, tout lasse, tout casse. Mme Hardouin semble vouloir me démontrer le bien-fondé de ce vieux dicton. Elle me délaisse de plus en plus. J'ai entendu dire qu'on l'a vue plusieurs fois en compagnie du député Courbassol, dont la réputation grandit tous les jours, que la presse représente comme ministrable, et qui est venu passer quelque temps à Malenvers. Ces rumeurs m'ont ému; d'autant plus que la notairesse ne m'a pas honoré d'une seule visite depuis près d'un mois. Une pareille indifférence blesse profondément mon amour-propre. Je me décide à faire tenir à Mme Hardouin une lettre de reproches. Elle me répond qu'elle a résolu de rompre toutes relations avec moi.
Si je réfléchissais, je n'insisterais certainement pas. Mais je ne réfléchis point, ma vanité froissée me persuade de la nécessité d'explications, et je suis sur le point d'insister lorsque je reçois, un soir, la visite de l'abbé Lamargelle.
L'abbé, je ne tarde point à m'en rendre compte, est au courant de mes affaires et de mes préoccupations les plus intimes. En quelques phrases de tournure vague, mais dont le sens précis ne m'échappe pas, il fait le procès de mon indifférence aux promesses et aux offres de l'existence, il blâme le détachement d'amateur blasé avec lequel je semble considérer la vie. Il me laisse entendre que je devrais prendre plus d'intérêt aux choses et aux gens qui m'environnent, à moi-même, surtout à moi-même; pourquoi négliger des bons vouloirs et des sympathies qui pourraient n'être pas inutiles et méritent sûrement d'être appréciés? Pourquoi, par exemple, ne m'a-t-on pas vu depuis longtemps déjà au château du Valvert? Le comte de Movéans, hier soir, regrettait mon absence...
Je m'excuse. Je promets une visite pour le lendemain. Au fait, pourquoi perdrai-je mon temps à poursuivre Mme Hardouin de mes récriminations? Je laisserai entendre, au besoin, que c'est moi qui ai voulu la rupture. On lui découvrira des remplaçantes, à la notairesse...
Au Valvert, je trouve plusieurs personnes récemment arrivées de Paris, et qui me sont inconnues. L'abbé ne m'avait pas soufflé mot de leur présence, et je m'en étonne. Parmi elles, il y a une jeune nièce de la comtesse, Mlle Pilastre, et Mlle de Lahaye-Marmenteau, soeur du général et marraine de la jeune fille; cette dame, qui, paraît-il, connaît beaucoup mon père, est charmante pour moi. En somme, la réception qui m'est faite est plus que cordiale; et, telle est ma simplicité vaniteuse ou nonchalante, il me semble tout naturel qu'il en soit ainsi.
C'est pourquoi ma surprise est grande lorsque, deux jours plus tard, j'apprends indirectement qu'il n'est bruit, au régiment et en ville, que de mon prochain mariage avec Mlle Pilastre. Après réflexion, je me décide à feindre d'ignorer ces rumeurs; mais je me promets aussi, me rappelant que l'amabilité de l'accueil qui me fut fait avait quelque chose d'insolite, d'étudier sérieusement les hôtes du Valvert à ma prochaine visite au château.
Je n'y manque point. Et je m'aperçois assez facilement qu'on a des vues sur moi. On a tort; je ne me marierai point, je m'en fais le serment à moi-même. Et là-dessus, je laisse venir. Mlle Pilastre est une jeune fille de vingt ans, jolie, mais très visiblement difforme; cette difformité paraît-il, est le résultat d'un accident. Intelligente, je le crois; sans pourtant pouvoir l'affirmer. Mlle Pilastre parle peu; sa timidité est très grande. Elle paraît décontenancée, dépaysée; elle a l'air peu accoutumée à la comtesse, sa tante, et au comte de Movéans, son oncle par alliance; elle semble n'avoir jamais vu le jeune vicomte. Ce sont là, m'a dit l'abbé, des choses qui s'expliquent aisément. Mlle Pilastre a toujours vécu très en dehors de sa famille; son père, le grand industriel parisien, était complètement pris par ses affaires; sa mère, qui mourut en 1886, avait une si mauvaise santé qu'il ne lui fut jamais possible de s'occuper de son enfant. La jeune fille a donc été élevée par sa marraine, Mlle de Lahaye-Marmenteau, soeur du général qui lui-même fut parrain de l'enfant. Mlle Pilastre, sur l'avis des médecins, a presque toujours vécu dans le Midi; elle n'a eu que peu d'occasions de voir ses parents; de plus, elle est d'un naturel assez réservé. Les yeux et les cheveux très noirs, la peau mate de Mlle Pilastre rappelant fortement le type italien, je cherche à savoir si Mme Pilastre, la mère, était Italienne. L'abbé me fait des réponses évasives. Il n'a pas l'air de tenir outre mesure à me voir convoler en justes noces. C'est un entremetteur peu convaincu.
La comtesse, au contraire, fait du zèle; elle ne me permet pas de décliner une seule de ses invitations, qui se succèdent rapidement; elle développe des aptitudes de marieuse fûtée, mais pas sans discrétion. Quant à Mlle de Lahaye-Marmenteau, elle ne me presse en aucune façon; c'est son sourire seul qui semble me dire: «Si vous n'épousez pas ma filleule, vous serez un sot.» Cette vieille demoiselle, qui a dépassé la cinquantaine, me plaît beaucoup; elle sait être vieille, et n'a ni les manières pédantesques ni l'amertume de la vieille fille. Elle a des convictions optimistes qu'elle pousse très loin; par exemple, elle croit que la guerre est une excellente institution destinée par la Providence à réduire la population mâle de la terre. Elle a des yeux bleus très vifs, une bouche en éveil, un air général de satisfaction; quelque chose de sautillant, dansant, jamais en repos, clignant sur de la joie, souvenue plutôt que ressentie; et beaucoup d'intelligence, très calme et très fine, là-dessous. Je ne me marierai pas, c'est certain; mais si je devais par impossible changer d'avis, c'est Mlle de Lahaye-Marmenteau qui opérerait ma conversion.
Cependant, au régiment, on jase. On parle de mes fiançailles comme d'un fait accompli. On me complimente de mon alliance avec une famille en si bons termes avec le général de Lahaye-Marmenteau; le général va être mis avant peu à la tête de l'État-Major général. Quel veinard je suis!... Je ne puis arriver à décourager les commérages. Je commence à penser qu'un mariage, à bien prendre, me serait plus utile que cinq ou six actions d'éclat. Et les actions d'éclat, où sont-elles possibles aujourd'hui? L'armée est devenue si peu militaire!... Quant à quitter le service... Le fait me serait sans doute possible, même facile; mais l'idée m'en est insupportable; je pourrais vivre sans épaulette, mais je ne me vois pas vivre sans épaulette... Un mariage, il est vrai, me priverait de ma liberté. Hé! Qu'est-ce que j'en fais, de ma liberté? Suis-je libre, seulement?... Me Hardouin, auquel je vais faire une visite, m'assure que le célibataire est le seul être qui ignore la liberté des moeurs. «Si vous voulez connaître cette liberté, dit-il, et en jouir, mariez-vous.» Le notaire me laisse entendre que je ne retrouverai pas l'occasion qui m'est offerte. Il m'assure que la difformité de la jeune fille est à peine apparente. «Du reste, ajoute-t-il, ce n'est point un brevet de longue vie.» Je médite, en m'en allant...
Au Valvert, on s'impatiente. La comtesse devient agressive. Le comte me prend à part, deux ou trois fois, et ânonne des choses. «Mariage... lien sacré... devoir patriotique... béni de Dieu... l'Eglise... l'Armée...» Mlle de Lahaye-Marmenteau, maintenant, entre en lice. Elle parle dix fois par jour de mon père, l'appelle invariablement «le héros de Nourhas, conquérant du Garamaka». Elle dit qu'il serait si heureux de me voir faire souche. Elle fait sonner très haut la fortune de sa filleule; elle ne cache pas non plus—loin de là—son intention d'en faire son héritière. Mais Mlle de Lahaye-Marmenteau est-elle riche?
On dit oui. Pourtant, aussi, on dit non. On dit qu'elle s'est ruinée pour son frère, autrefois, et s'est ainsi condamnée au célibat; et que depuis ce temps le général subvient à ses besoins. On dit que les Lahaye-Marmenteau n'ont pas le sou. On dit que le général, bien que dépensant à pleines mains—c'est surtout à sa «générosité» qu'il va devoir, demain, sa situation à la tête de l'État-Major—n'a rien à lui. On dit qu'il se procure des fonds par des moyens douteux. On dit, pourtant, que ses mariages—et surtout le second—lui ont valu de grosses sommes. Mais on dit, encore, que sa présente femme a obtenu une séparation de biens. Que croire? Je sais pertinemment, pour ma part, que le général s'est livré à des trafics auxquels ne songerait même pas un homme riche; mais... Après tout peu importe; il est certain que M. Pilastre est riche. Est-ce sûr?... J'interroge l'abbé, qui me déclare que, s'il faut en croire des gens bien informés... Il me sonde; il cherche à connaître mes intentions. Je le presse: dois-je songer au mariage? Il répond comme l'avocat de Panurge. Je le quitte—décidé à dire le soir même à la comtesse que je ne veux pas me marier.
Mais, le soir, j'ai à peine le temps d'apercevoir la comtesse; elle est indisposée et se retire de bonne heure. Et Mlle de Lahaye-Marmenteau me montre une lettre de son frère le général, lettre qu'elle vient de recevoir et qui contient des phrases excessivement flatteuses pour mon père et pour moi. Et puis, le hasard fait que j'ai une longue conversation avec Mlle Pilastre; une conversation telle que je ne l'aurais jamais espérée, pleine de charme. Mlle Pilastre ne me produit plus l'impression qu'elle m'avait donnée tout d'abord, celle d'un pauvre petit animal apeuré; elle me semble une douce imperfection, très délicate et très intéressante, anxieuse de l'harmonie qui vibre dans le bonheur qu'on reçoit et qu'on donne. Je sens chanceler mes résolutions. On a beau dire, un mariage... Pourtant... Que faire?...
Et voici quelqu'un, tout d'un coup, qui m'apparaît pour me dire ce qu'il faut faire. Adèle Curmont. Je reçois un mot, une après-midi, m'annonçant qu'elle vient d'arriver de Paris et qu'elle m'attend, toute affaire cessante, à l'hôtel du Chariot d'Or. Me rappelant le «sans rancune» avec lequel elle a pris congé de moi à Angenis et la façon dont elle a tenu parole, au dire du général de Porchemart, j'hésite à me rendre à l'invitation. Je m'y décide cependant, peut-être autant par curiosité que par crainte.
Adèle m'apprend, dès les premiers mots, qu'elle sait que je vais me marier. Il paraît que M. Pilastre, auquel sa fortune de grand industriel, plus encore que son grade dans la territoriale, assure de nombreuses amitiés au Cercle Militaire, s'y est vanté du prochain mariage de sa fille avec le fils du héros de Nourhas. La nouvelle a été colportée avec d'autant plus d'activité que la richesse de M. Pilastre lui crée bien des envieux, et que sa paternité réelle fait l'objet de plus d'un doute; je n'ignore pas, probablement, que jusqu'à ces temps derniers M. Pilastre avait toujours été tenu pour célibataire et que personne n'a jamais connu sa femme. Ou bien, ne suis-je au courant d'aucune des légendes qui circulent à ce sujet?
Adèle parle d'une voix moqueuse, pointue, méchante, qui m'inspire une grande défiance. Et puis, je me sens peu à mon aise sous son regard clair, froid, qui darde comme une flèche de volonté. Je devine en cette femme, dont la beauté est grande et les manières élégamment simples, une science complète de la vie, une énorme habileté à poser et à résoudre les problèmes de l'existence moderne. Ce qu'elle a fait et ce qu'elle fut, je l'ignore ou peu s'en faut. Mais je sens qu'elle est devenue un être de calcul et de force implacable; et je dois courber mon orgueil devant sa supériorité. Du reste, elle semble me traiter un peu en quantité négligeable; elle n'a pas fait paraître la moindre émotion en m'apercevant, me parle aussi posément que si elle m'avait vu hier encore, et a même repris tout de suite un tutoiement qui me gêne... Je réponds que je n'ai entendu parler de rien et que les cancans n'ont pour moi aucun attrait; que, d'ailleurs, je n'ai nullement pris la résolution d'épouser qui que ce soit.
—Tu as raison, dit Adèle. Tu n'es pas poussé au mariage par des raisons d'honneur, n'est-ce pas? Un homme d'honneur, je le sais, doit toujours payer ses billets protestés et ses dettes de jeu, même s'il doit se marier pour trouver de l'argent. Mais tel n'est point ton cas, j'en suis sûre. Un mariage même avec une demoiselle plus ou moins apparentée à des archevêques à plume blanche, ne te servirait pas à grand'chose. Vois-tu, il n'y a rien à faire sous l'épaulette. La carrière militaire n'a plus d'issue. Ni pour les intelligents, ni même pour les sots. Regarde, par exemple, ces deux hommes: Boulanger et Porchemart. Ils avaient tous deux tout ce qu'il faut pour réussir. Boulanger était un imbécile et avait pour lui tous les imbéciles. Porchemart était une intelligence et il était seul. Cependant ils n'arrivent à rien, ni l'un ni l'autre. Pourquoi? Parce qu'ils portent l'épaulette. Et les gens qui portent l'épaulette sont désormais les sous-ordres, les comparses ou les victimes des gens qui ne la portent point.
—On ne réussit pas toujours non plus, dis-je en ricanant, dans les professions civiles. Ton frère, si je voulais citer quelqu'un... Je lis les journaux, tu sais.
—Tu ferais mieux de lire l'Annuaire, répond Adèle froidement. Tu y verrais depuis combien de temps tu es lieutenant. Quant à mon frère, il a mal tourné, c'est vrai. Mais, mon cher, c'est grâce à moi. J'avais une vengeance à satisfaire, tu te rappelles? Je lui ai lancé une petite femme, dans sa préfecture; une petite femme dont j'étais sûre et qui avait les dents longues. Il a commis des faux. Pas grand'chose, par le temps qui court; mais ils sont tombés dans mes mains. C'est moi qui ai provoqué le scandale, indirectement. On a été obligé d'arrêter Albert. C'était le bagne. Le gouvernement, au dernier moment, lui a permis de s'échapper, de disparaître. Réflexion faite, je préfère le laisser où il est—à perpétuité.
—Où est-il?
—A la Trappe. Il est trappiste. Il édifie le couvent par sa dévotion. (Adèle éclate de rire). Ah! non! Quand je pense qu'il a fait enterrer maman civilement!... Quelle farce!...
J'ai un frisson. Je ne puis m'empêcher d'admirer et d'envier, presque, la force de volonté de cette femme; et cette énergie féroce m'épouvante. Adèle m'attire et m'effraye. Je sens qu'elle serait à moi, tout à moi, si je voulais, en dépit d'elle-même; n'est-ce pas parce qu'elle a été à moi qu'elle est ce qu'elle est, qu'elle a fait ce qu'elle a fait, que toutes ces choses sont arrivées? N'est-ce pas à moi, de moi peut-être, sa cruauté et sa volonté? De moi?... Je suis fouetté de cette vérité, que je n'osais m'avouer: que je suis un être veule; et de cette autre vérité, que je pressentais: qu'Adèle est très dangereuse. Du reste, si je l'ignorais, je l'apprendrai maintenant.
—Écoute, dit-elle, je suis méchante, et je n'oublie rien. De toi aussi j'ai voulu me venger.
Je ne la laisse pas achever. Je lui répète ce que m'a dit le général de Porchemart à ses derniers moments. Elle reste impassible.
—Je ne regrette rien, dit-elle quand j'ai fini. Mais Porchemart a bien fait. C'est-à-dire que je suis heureuse qu'il ait agi ainsi. Autant que tu sois indemne, après tout; je crois que j'aurais eu un remord. Quant à Porchemart, il a fait ce qu'il a pu, ce qu'il a osé! Rien. Pas de nerf, pas de moelle. Même lui. Pas un seul homme, pas un seul. Tiens...
Rapidement, d'une voix où vibre le mépris et parfois la colère, elle énumère en les qualifiant les nombreuses personnalités du monde politique, militaire et financier qu'elle a connues, qu'elle a pu voir et juger comme peut juger une aventurière intelligente. Quelle galerie! Des types défilent, défilent, hideux d'infamies et lamentables de sottises, glaires d'humanité, toute la France dirigeante contemporaine.
—Et il faut trouver un homme là-dedans! s'écrie-t-elle. Il faut, car une femme ne peut agir seule, en ce beau pays de France. Et je veux agir, moi... J'en ai trouvé un—la moitié d'un, le quart, le vingtième.—Ce n'est pas le plus vil, mais c'est un des moins nuls. Il m'offre sa main. J'hésite. C'est un être qui ne saura jamais résister à l'appât d'une poignée de gros sous; il se noiera, un jour ou l'autre, dans une cuvette de fange. Et je resterai là, avec un nom déshonoré qui m'imposera l'honnêteté la plus scrupuleuse; et il faudra que je devienne, pour vivre, rédactrice d'un journal de modes... J'aimerais mieux autre chose. J'aimerais mieux toi.
Je sursaute. Moi! Parce que je serais plus malléable que les autres dans ses mains, sans doute. Ou n'est-ce qu'un piège qu'elle me tend? La haine de la femme supérieure commence à me saisir; la peur haineuse de la femme exempte de cette faiblesse, sentimentale et nourrie de vieux rêves, qui rend ses soeurs si vulnérables. Adèle se rapproche de moi et reprend:
—Il y a de grandes choses à faire. La face du monde est sur le point d'être changée, et de grandes convulsions sont proches. Ces convulsions, c'est le choc des grandes armées nationales qui les provoquera; il faut donc que ces armées deviennent conscientes de leur mission; qu'elles sachent, au moins, que leur état présent n'a pas de sens. Et cela, c'est un soldat seul qui le leur apprendra; c'est un soldat seul qui jettera ces troupeaux humains sur la route de l'avenir...
Je me rappelle une phrase prononcée, il y a bien des années, par le colonel Gabarrot: «Les portes du futur ne s'ouvrent pas toutes seules; et il faut que le soldat vienne, et les enfonce à coups de canon.» Adèle continue, d'une voix rapide et profonde, convaincue:
—N'est-ce pas pitoyable, le spectacle de cette Europe armée jusqu'aux dents et tremblant de peur? De cette armée française qui parade et fanfaronne avec les duplicata de ses drapeaux? De ces peuples se saignant aux quatre veines afin d'entretenir ça? N'est-ce pas honteux, cette couardise de la nation française vautrée sur sa défaite et qui hurlerait de terreur si on lui disait cette chose si simple et si certaine: qu'elle n'échappera pas à la fatalité d'une guerre contre l'Allemagne? Et il y a tant de braves parmi ces lâches! Il faut un soldat pour changer tout cela, de fond en comble; pour faire de l'armée, en réalité, l'Armée Nationale; pour mettre fin au honteux gaspillage pratiqué par les voleurs tricolores qui organisent la déroute. Il faut un soldat, mais un soldat qui ne soit plus entravé par les liens des coteries militaires et qui ait brisé la ridicule épée de parade que lui confie un gouvernement de vaincus! Ah! ce qu'il pourrait faire, cet homme-là! Comme son geste large balayerait les Mayeux de la Défaite et les Tartufes de la Revanche! Comme sa voix appellerait à l'Acte nécessaire les Français qui veulent vivre!...
Une stupeur m'enveloppe, ligotte mon entendement. Cette femme pratique est une idéologue, une idéologie vivante! Est-ce que l'action, donc, n'est point possible sans l'illusion? Sans l'aveuglement partiel et voulu qui permet l'enthousiasme? Est-ce que trop regarder les différents aspects des choses, trop voir toutes les faces d'une question, est-ce que cela estropie l'énergie, l'annihile? Je sens que ce qu'il y a de plus lugubre en moi, ce n'est pas mon manque de volonté; c'est mon désir mou de vouloir. Je pense que je ressemble à mon pays... Adèle parle toujours, véhémente, avec une lueur dans les yeux qui m'effraye, et que je n'ose soutenir de peur d'être tiré hors de moi-même. Elle développe son plan, expose ses projets. Elle dit que je puis entrer d'emblée dans le monde politique, que mon élection est assurée, qu'elle a de l'argent, qu'elle saura en trouver, qu'elle agira avec moi et pour moi, qu'elle ne demande que sa part d'action à mes côtés...
Je ne l'écoute plus, je ne peux plus l'écouter. Je crois qu'elle a raison; que tout ce qu'elle dit est vrai, est possible, serait grand. Mais je suis las, las. C'est une lutte qu'elle me propose; et je me sens incapable d'un effort, incapable de tout. Je suis pénétré d'un besoin subit et absurde d'aimer, d'être aimé, de vivre tranquille, hors du monde. La lutte... Et si elle est vaine? Me donner tant de mal pour rien, comme tous les autres!... Le bonheur, plutôt... Mais où? Comment? Je songe à des sottises. Je pense qu'Adèle a quatre ans de plus que moi, qu'elle a trente-deux ans, qu'elle a eu des aventures, des amants... Toutes ces pensées roulent les unes sur les autres en mon cerveau, s'enchevêtrent, tournoient, tourbillonnent, s'écroulent. Et je me découvre subitement la volonté arrêtée, forcenée, de refuser les propositions d'Adèle. Je me découvre cette volonté. Des raisons affluent, aussitôt, empesées d'orgueil, raides de fierté. Ne suis-je pas officier? Ne porté-je pas l'épaulette? N'ai-je pas l'avenir largement ouvert? De quoi se mêlent-elles, ces femmes? La hantise perpétuelle du sexe—qui s'offre avec des primes.—Celle-ci apporte une fortune, des protections. Qu'elle les garde! Celle-là prétend apporter du bonheur, de la gloire. Du bonheur, je puis m'en passer; de la gloire!... je vois des soleils là-bas, à l'horizon...
Je déclare à Adèle que je réfléchirai; que je ne sais pas; que je verrai; que je la mettrai, dans deux jours, au courant de ma décision; qu'elle m'a vivement intéressé. Elle me laisse partir, étonnée.
Je reviens chez moi énervé, exténué, comme écrasé du poids de toutes les choses que je ne veux pas faire..... Après tout, si je demandais la main de Mlle Pilastre? La vie serait agréable, facile..... Trop facile, trop réglée d'avance, trop monotone. Il convient de laisser place à du pittoresque, à de l'inattendu. Des sentimentalités accourent, pour boucher les trous du raisonnement avec le carton-pâte de leurs truismes, avec leurs loques de souvenirs. Je me rappelle le mariage de ma mère, mariage d'argent, si malheureux; je me rappelle la recommandation de ma grand'mère: n'épouser qu'une femme que je serai sûr de rendre heureuse..... Cependant, si j'écrivais à mon père pour lui demander conseil? Il se moquerait de moi. Si j'écrivais à Gédéon Schurke pour le prier de m'éclairer au sujet des rumeurs dont Adèle m'a parlé? Je commence une lettre; ne l'achève point. Je me décide, avec toute l'inflexible détermination des irrésolus fatigués, à ne pas épouser Mlle Pilastre. J'en donne l'assurance, le soir même, à l'abbé Lamargelle, qui ne me croit point; qui ne croit pas à mon désir de repos, ou plutôt d'inaction; qui me prend pour un profond ambitieux; qui me soupçonne de vastes desseins; que je laisse très intrigué, pensif. J'en informe la comtesse de Movéans, à laquelle je déclare que je ne puis songer au mariage avant d'avoir reçu les épaulettes de capitaine. La comtesse semble désolée. Quelques heures plus tard, Mlle de Lahaye-Marmenteau et sa filleule partent pour Paris.
Ce départ me soulage. Enfin, voilà quelque chose de fait. Maintenant, au tour d'Adèle; ses propositions..... Je me remémore ces propositions dans leurs moindres détails, je les analyse, je les critique. Au fond, elles ordonnent systématiquement beaucoup de conceptions, d'idées, d'opinions, de projets qui se profilèrent déjà, plus ou moins fantomatiques, devant mon esprit. Des choses possibles, certes; mais dont l'ombre m'épouvante; auxquelles je n'ose penser que quelquefois, à la sourdine; auxquelles je me défends de penser. L'idée seule d'une tentative de réalisation me terrifie: la crainte de l'effort à faire, d'abord; mais aussi l'horreur de toute rébellion, inculquée par plusieurs années d'existence passive. J'arrive à me persuader à moi même que toute entreprise est vouée à l'avortement; qu'Adèle me trahirait..... Je vais la prier, le lendemain, de ne pas compter sur moi. Je parle de devoir, de principes, d'honneur militaire... Elle m'écoute sans un mot, une flamme de colère dans les yeux, une moue de dégoût sur les lèvres.
Rentré chez moi, je suis saisi d'une grande fièvre d'action. «Soyons homme!» me dis-je. Je pense à arriver aux plus hauts grades à la force du poignet; à travailler d'arrache-pied; à me faire recevoir à l'École de Guerre. La nullité vaniteuse de quelques capitaines brevetés que j'eus l'occasion de coudoyer, et que je me rappelle, me fait renoncer à ce projet sitôt ébauché; du moins, c'est un prétexte que je me donne. Et puis, est-ce que mon père a jamais eu besoin de tant étudier, pour décrocher les trois étoiles? Je ferai comme lui. Du moment qu'on porte une épaulette..... Là-dessus, j'éprouve le besoin de converser quelque peu avec Mme de Rahoul.
—Figurez-vous, madame, lui dis-je, qu'on m'a proposé de donner ma démission et de me lancer dans la politique.
—Seigneur! s'écrie-t-elle. Donner votre démission! Mais à quoi pense-t-on? Abandonner la carrière militaire! Renoncer à l'épaulette! Quelle folie! Voyez-vous, mon cher enfant, il n'y a que les gens qui appartiennent, qui ont appartenu à l'armée, qui sachent la comprendre et l'apprécier.....!
La bonne dame parle, parle; elle dit que la profession militaire est la plus belle de toutes; elle dit que le désintéressement, l'héroïsme ne se trouvent intacts que sous l'uniforme; elle dit des choses qui heurtent mon esprit et calment mes nerfs; elle s'interrompt, elle reprend,—elle somnole.....
..... Plus ou moins ouvertement, les camarades du régiment se moquent de moi. Ces dames ne me trouvent pas en formes, décidément. La filleule du général de Lahaye-Marmenteau m'a plaqué, comme m'avait déjà plaqué la notairesse. Mon amour-propre est blessé. Si je pouvais prouver à ces cancaniers que je suis rentré en grâce auprès de Mme Hardouin? Je cherche un moyen; et je crois en avoir trouvé un.
Il existe au bout de la propriété du notaire une petite porte par laquelle, il n'y a pas encore longtemps, je m'introduisais souvent dans le jardin, vers les minuit; je me dirigeais avec précaution jusqu'à la maison; je lançais du gravier contre la fenêtre de la chambre occupée par la notairesse, et cette épouse adultère descendait me chercher quelques instants après. J'ai conservé la clef de la petite porte. Si je recommençais le manège qui m'a si souvent réussi? Il est justement onze heures et demie.....
Me voilà dans la rue; ouvrant sans bruit la petite porte; me glissant dans le jardin—et apercevant tout d'un coup la grande porte vitrée du salon ouverte et le salon lui-même vivement éclairé. Je suis sur le point de rebrousser chemin, mais la curiosité me retient; je m'approche le plus possible, tout doucement. Il y a dans le salon trois personnes, M. et Mme Hardouin, et Courbassol; ce dernier est sur le point de se retirer; après quelques phrases banales qui parviennent distinctement à mes oreilles, il prend congé. Mme Hardouin, à ma grande joie, se dispose à quitter le salon. Mais, comme elle va sortir, son mari la retient.
—Je désirerais vous parler, lui dit-il; voulez-vous m'accorder quelques instants d'entretien?
—Très volontiers, répond-elle avec étonnement. De quoi s'agit-il?
—Je vais vous l'apprendre aussi brièvement que possible, dit Me Hardouin en s'asseyant et en faisant signe à sa femme de l'imiter. Depuis deux ans, nous ne sommes mariés que de nom. Pour mon compte, je vous ai beaucoup aimée physiquement. Je vous ai épousée, vous le savez, pour votre beauté; non pas par coup de tête, mais par raison. J'ai de mauvais instincts, voyez-vous; des instincts anti-sociaux. Je m'en suis toujours méfié, mais je n'ai jamais pu les dompter. La grande défiance que j'ai de moi-même m'a poussé à ne point m'établir à Paris, comme je l'aurais pu, et à venir accrocher mes panonceaux à Malenvers. Ce que j'ai fait sous ces panonceaux, ce qui s'est passé dans mon étude, j'aime autant ne pas vous le dire en détail. Vols, escroqueries, spoliations, faux, mensonges, horreurs de toutes sortes. C'est le bilan de la profession; mais je l'ai enluminé de culs-de-lampe inédits. Nous sommes des corbeaux, mais j'ai joué le vautour; j'ai risqué le bagne trois cents fois. L'attachement profond de ma première femme, qui m'avait deviné, l'affection énorme que je porte à ma petite fille, n'ont pu me retenir. J'espérais que le violent amour physique que vous m'inspiriez tuerait en moi les dangereux instincts. Au bout de quelques mois, j'ai été détrompé. De là est venu, subitement, ma froideur envers vous. Je vous ai dédaignée. Vous avez pris votre revanche, votre revanche de femme. Vous avez bien fait.
Mme Hardouin ne proteste pas, ne fait pas un geste; elle écoute, immobile, comme hypnotisée par son mari. Le notaire reprend:
—Il vaudrait mieux, à tous les points de vue, que nous reprissions chacun notre liberté. C'est une chose qu'un divorce seul pourra nous permettre. Je vous proposerais bien de me faire pincer en flagrant délit d'adultère avec la première guenon venue. Malheureusement, c'est impossible; cet acte immoral au premier chef m'enlèverait la confiance de mes clients; et j'ai besoin de leur confiance. Il faudra donc vous dévouer et entendre le divorce prononcé en ma faveur. Cela, dans l'état actuel des moeurs parisiennes et parlementaires, ne saurait vous gêner. Quand vous serez madame Courbassol.....
Mme Hardouin sursaute.
—Il faut que vous soyez Madame Courbassol, prononce lentement le notaire. Il le faut. Prenez vos précautions; au besoin, je vous aiderai. Je regarde donc la chose comme faite; et je vous considère dès ce moment comme l'épouse divorcée du sieur Hardouin, femme Courbassol. Maintenant, écoutez bien. Dès que la Loi vous a liée à Courbassol, c'est-à-dire après que j'ai eu le temps de jouer le rôle de victime qui me vaudra considération et confiance, je lève le pied avec les fonds de mes clients. Je mets ces fonds en lieu sûr, et je me constitue prisonnier. Je suis jugé, condamné, le tout conformément aux usages du notariat, et incarcéré. C'est ici que je compte sur vous. Il faudra que, grâce à Courbassol et aux influences dont il dispose, vous me fassiez évader. Ces choses-là se font assez souvent avec la connivence du gouvernement. Je passerai pour mort, si l'on veut. Et je pourrai entreprendre tranquillement à l'étranger, et à l'abri de toutes demandes d'extradition, un petit trafic conforme à mes aptitudes réelles. La chose vous convient-elle, en principe?
—Mon Dieu! murmure Mme Hardouin au bout d'un instant, tout ce que vous venez de me dire m'étourdit tellement...
—Des étourdissements ne constituent pas une solution, ricane le notaire. Vous avez à choisir. La continuation de votre existence à Malenvers, existence qui vous déplaît et que je puis rendre pire dans tous les sens, ou bien la liberté et une vie nouvelle, agréable et facile. Si nous nous entendons, je vous indemniserai largement du temps que vous m'avez consacré. Quant à l'exécution du plan, je m'occuperai de tous les détails. Vous n'aurez qu'à me laisser faire. En principe, acceptez-vous?
Mme Hardouin, très pâle, incline la tête en signe d'assentiment.
—Je disais que vous n'auriez qu'à me laisser faire, continue Me Hardouin. Mais il faudra vous laisser faire aussi. Vous ne pouvez vous laisser pincer avec Courbassol. La loi vous interdit d'épouser votre complice. Dura lex, sed lex. Une idée. Si vous vous faisiez prendre avec ce petit officier, le lieutenant Maubart?
—Je lui ai écrit l'autre jour, murmure la notairesse, que je ne voulais plus le voir.
—Bon. Il viendra vous demander des explications. Prévenez-moi de l'heure.
—Mais, hasarde timidement Mme Hardouin, s'il ne vient pas?
—Dame! Alors, il y a Renard, mon premier clerc. Il y a longtemps qu'il vous aime.
—Oh! vraiment, proteste la notairesse... Mais, ajoute-t-elle, on peut toujours faire semblant...
—Ce ne serait pas suffisant, dit le notaire. Il se douterait de quelque chose, et il faut qu'il n'ait aucun soupçon. Du reste, une fois de plus ou de moins... Vous en verrez bien d'autres, dans la politique!... Renard est un gentil garçon; je ne l'ai pas augmenté depuis longtemps, et je suppose qu'il est resté à l'étude pour vos beaux yeux. Vous lui devez un dédommagement. Donnez-le lui.
Mme Hardouin se lève et fait quelques pas vers la porte. Son mari vient à elle, la main tendue.
—Si vous acceptez, ma chère amie, topez-là.
Elle met sa main dans celle du notaire, et sort. Me Hardouin, resté seul, se frotte les mains; puis, il vient fermer la porte vitrée et éteint le gaz.
Je ne dirai pas un mot des sentiments qui m'agitaient tandis que j'écoutais cette conversation. Je suis sorti du jardin, je suis rentré chez moi, et j'essaye de remettre un peu d'ordre dans le chaos de mes pensées. Personnellement, je me félicite de ce que j'ai fait ce soir; si j'avais attendu jusqu'à demain... Je l'ai échappé belle. Je garderai le silence sur tout ce que j'ai entendu, naturellement; et je ne veux juger personne. Cette femme, pourtant... Je l'ai aimée—un peu, beaucoup, passionnément—pas du tout. Le plus souvent, pas du tout. Et nous n'en parlerons plus.
A moins que...
A moins que je ne vous donne le dénouement, et même la moralité de l'histoire.
Tout s'est passé le mieux du monde. C'est-à-dire que Mme Hardouin a été surprise en flagrant délit d'adultère avec le premier clerc Renard; que le divorce a été prononcé entre les époux Hardouin au profit du mari; que l'ex-notairesse n'a pas tardé à devenir Mme Courbassol; que Me Hardouin a disparu avec les épargnes confiées à ses soins vigilants; qu'il a reparu, peu de temps après, et sans un sou; qu'il a été jugé et condamné à plusieurs années de réclusion; qu'il doit subir sa peine à la maison centrale de Saint-Orme, près de Malenvers; qu'il est actuellement incarcéré dans cette prison...
Non, non! Il n'y est plus. Il s'est évadé. Mon camarade, le lieutenant Labourgnolle, m'a raconté ce qu'il a vu, l'autre matin, étant de service à l'établissement pénitentiaire. Il a vu sortir de la prison un prêtre qui, lui a-t-on dit, était entré visiter les détenus avant qu'on eût relevé la garde. Ce prêtre, qui était accompagné par le gardien-chef, a été rejoint au dehors par un autre ecclésiastique, l'abbé Lamargelle; ils sont montés tous deux dans une voiture qui les attendait et qui est partie dans la direction d'une gare voisine. Labourgnolle a essayé de faire parler le gardien-chef, qui s'est drapé dans sa dignité et est resté muet. Mais Labourgnolle avait eu le temps de reconnaître le prêtre au passage, en dépit des précautions prises. Et il est sûr, complètement sûr, que ce prêtre n'était autre que le notaire Hardouin.
Moi aussi, j'en suis sûr; plus sûr encore que Labourgnolle. D'autant plus certain que Courbassol est, depuis quelque temps, ministre de la justice. Oui, c'est Hardouin que le gardien-chef de Saint-Orme aidait à s'évader; ce gardien-chef qui prétend ne connaître que le devoir et la consigne, qui est si horriblement dur pour les prisonniers, qui se vante d'être inflexible... La brute! Il y a deux mois environ, comme je commandais la garde à Saint-Orme, il vint durant la nuit, avec des chaussons caoutchoutés et une lanterne sourde, prendre le fusil d'un de mes hommes qui sommeillait en faction. Malgré toutes mes objurgations, il fit son rapport, assurant faussement que le soldat dormait à poings fermés. Et le soldat passa devant le conseil de guerre, et fut sévèrement condamné.
Je ne puis penser au crapuleux gardien-chef sans me rappeler, par une association d'idées assez naturelle, ce que m'a dit l'abbé Lamargelle: les gouvernements, anxieux d'enlever aux peuples, avant qu'ils aient appris à en faire un outil d'émancipation, la force militaire qu'on tremble de voir en leurs mains. Je songe alors au cri des soldats, de garde dans les chemins de ronde: Sentinelles, prenez garde à vous!...
Et cette pensée me revient souvent pendant les mois que je passe encore à Malenvers, m'ennuyant, ennuyé, ennuyant les autres.