L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 1/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
The Project Gutenberg eBook of L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 1/4)
Title: L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 1/4)
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L'HISTOIRE
DE FRANCE
RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.
EXTRAITS
DES CHRONIQUES, DES MÉMOIRES ET DES DOCUMENTS
ORIGINAUX,
AVEC DES SOMMAIRES ET DES RÉSUMÉS CHRONOLOGIQUES,
PAR
L. DUSSIEUX,
PROFESSEUR D'HISTOIRE A L'ÉCOLE DE SAINT-CYR.
TOME PREMIER.
PARIS,
FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie, LIBRAIRES,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56
1861
Tous droits réservés.
L'HISTOIRE
DE FRANCE
RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.
TYPOGRAPHIE DE H. FIRMIN DIDOT.—MESNIL (EURE).
AVERTISSEMENT.
Depuis quelques années, le goût de lire l'histoire dans les documents originaux s'est généralement répandu; de nombreuses publications historiques ont été faites; et déjà l'ensemble de nos diverses collections de mémoires, de chroniques et de documents dépasse plusieurs centaines de volumes, que l'on ne peut rassembler qu'avec difficulté et dont la lecture demande un temps considérable.
Le but de l'ouvrage que nous publions est de réunir en quelques volumes tout ce que ces nombreux, recueils nous ont paru renfermer d'utile et de curieux sur les principaux événements de l'histoire de France, de manière à composer un abrégé de ces collections.
Pour la jeunesse studieuse, comme pour les gens du monde, il faut tenir compte du temps dont ils peuvent disposer, et ne mettre sous leurs yeux que ce qui est réellement utile à connaître. Nous avons entrepris de faire ce choix, en prenant le parti de ne nous occuper que des grands faits historiques, des grands hommes, et quelquefois de détails caractéristiques sur les mœurs. Nous avons toujours donné la préférence, entre les auteurs contemporains, à ceux qui avaient vu, et surtout à ceux qui après avoir pris part aux événements les avaient eux-mêmes racontés. Presque toujours nous avons publié plusieurs relations du même fait, afin de mettre sous les yeux du lecteur les opinions opposées, l'esprit des différents partis, les divers jugements de l'époque sur ce fait. Nous avons cherché à être d'une impartialité absolue dans le choix des pièces, parce que nous voulions donner au public une œuvre sans système, sans parti pris, dans laquelle les opinions et la manière de voir des contemporains fussent surtout en évidence.
Pour les premières époques de notre histoire, souvent les récits contemporains font défaut; les événements ne sont indiqués dans les chroniques que par une phrase courte et sèche. C'est pourquoi nous avons cru devoir reproduire, pour ces temps anciens, quelques pages savantes d'auteurs modernes, dans lesquelles ils avaient su fondre tous les éléments épars dans les chroniques.
Nous devons dire encore que ce choix a été fait de telle sorte que le père et la mère de famille pussent mettre ces volumes entre les mains de leurs enfants, pour compléter leur instruction. Nous avons voulu que ce recueil pût être donné à la jeunesse, à qui l'on ne sait quel ouvrage faire lire sur l'histoire de France, au moment où s'achèvent et où se complètent les études.
Nous avons essayé de faire un livre instructif et attrayant, qui pût permettre, selon la méthode de Rollin, d'apprendre l'histoire par la lecture, par le détail des grands événements, par le portrait des grands hommes, par la peinture des mœurs, en mettant le lecteur en face des documents originaux. Des résumés chronologiques en tête de chaque volume, et des sommaires placés au commencement de chaque récit, lient ces morceaux détachés et leur donnent l'enchaînement et la suite nécessaires.
Ces extraits d'anciens auteurs ont encore l'avantage de faire connaître les écrivains historiques, si nombreux dans notre littérature, les plus remarquables passages des chroniques et des mémoires, et de composer ainsi, en même temps qu'une histoire de France, une histoire de la littérature française, qui montre toutes les transformations de la langue.
RÉSUMÉ CHRONOLOGIQUE
DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DE LA PÉRIODE DE L'HISTOIRE
DE FRANCE CONTENUE DANS CE PREMIER VOLUME.
GAULE CELTIQUE.
Les plus anciens peuples de la Gaule paraissent avoir été les Ibères, connus sous les noms d'Aquitains et de Ligures, et dont un débris existe encore, sous le nom de Basques, dans les Pyrénées occidentales.
A une époque inconnue, la Gaule est envahie et occupée par les peuples Celtes, Gaulois ou Galls au centre, Kimris ou Belges au nord. Les Ibères sont réduits en esclavage dans tout le pays conquis par les Celtes; mais ils restent indépendants dans l'Aquitaine et sur le bord de la Méditerranée (Languedoc et Provence).
XIIe siècle avant J.-C. Les Phéniciens fondent plusieurs colonies sur la côte ligurienne, dont la plus importante est Nîmes.
600 av. J.-C. Les Grecs fondent de nombreuses colonies sur la côte ligurienne, dont la plus importante est Marseille, qui devint une république considérable.
Dès le VIe siècle avant J.-C., les Gaulois envoyèrent hors de la Gaule de grandes expéditions, et envahirent successivement: l'Espagne, où ils s'établirent en Celtibérie;—la Gaule Cisalpine, en 587, où Bellovèse fonda Milan;—la Germanie;—la Macédoine, la Grèce et la Thrace, où en 279 ils furent défaits par les Grecs aux batailles des Thermopyles et de Delphes;—l'Asie Mineure, où ils fondèrent le royaume de Galatie;—l'Étrurie, où ils assiégèrent Clusium, en 391.
Le siége de Clusium fit commencer la guerre entre les Gaulois et les Romains, qui ne parvinrent à dompter les Gaulois qu'après 200 ans de luttes acharnées. Les principaux événements de cette lutte sont:
en 390, la bataille de l'Allia et la prise de Rome par les Gaulois;
en 295, la défaite des Gaulois à Sentinum;
en 283, la défaite des Gaulois au lac Vadimon;
en 222, la défaite des Gaulois à Télamone. Enfin, en 170, les
Gaulois de la Gaule Cisalpine furent complétement soumis à la
domination de Rome.
189. Manlius soumet les Galates ou Gaulois de l'Asie Mineure.
154. Les Romains entrent dans la Gaule Transalpine, et viennent au secours de la république de Marseille, leur alliée, attaquée par les Salyens.
124. Les Romains fondent Aix et s'établissent en Provence.
122-121. Les Romains soumettent les Allobroges, et battent Bituitus, roi des Arvernes.
118. Fondation de Narbonne. Les Romains occupent la province romaine (Roussillon, Languedoc, Dauphiné, Provence).
58-51. Jules César fait la conquête de la Gaule.—52, Grande victoire de César à Alise sur Vercingétorix.
GAULE ROMAINE.
(51 av. J.-C.—476 ap. J.-C.)
La Gaule reste soumise aux Romains depuis 51 av. J.-C. jusqu'en 476 ap. J.-C., date de la chute de l'empire d'Occident.
Pendant ce temps elle est entièrement transformée, et adopte la religion, la langue, les mœurs, les lois et les institutions de Romains.
160 ap. J.-C. Le christianisme pénètre dans la Gaule. Saint-Pothin et saint Irénée sont les premiers apôtres de la Gaule et fondent l'église de Lyon. Saint Denis (250) et saint Martin (371-400) achèvent la conversion de la Gaule au christianisme.
177. Première persécution des chrétiens à Lyon.
241. Premières invasions des Franks dans la Gaule.
285. Grande révolte des Bagaudes contre la tyrannie de l'administration romaine; 286, ils sont vaincus par Maximien Hercule.
287. Les Franks-Saliens établis dans la Toxandrie comme lètes ou mercenaires à la solde de l'Empire.
292. Les Franks-Ripuaires établis entre la Meuse et le Rhin comme mercenaires à la solde de l'Empire.
358. Guerre de Julien contre la tribu des Franks-Saliens, qui est dès lors la plus importante, et qui s'emparera sous Clovis de la domination de la Gaule.
407. Invasion des Suèves, des Alains et des Vandales.
412. Les Wisigoths sous Ataulphe s'établissent dans la Gaule méridionale.
413. Les Burgondes s'établissent dans le bassin du Rhône.
431. Clodion, roi des Franks-Saliens, est battu par Aétius à Héléna.
451. Invasion d'Attila dans la Gaule. Il est repoussé devant Orléans et vaincu dans les champs Catalauniques par Aétius, par Mérovée, roi des Franks-Saliens, et par Théodoric, roi des Wisigoths.
458. Childéric succède à Mérovée.
468. Avénement d'Euric, roi des Wisigoths, à Toulouse.—Grande puissance de ce roi.
471-475. Ecdicius défend l'Arvernie contre les Wisigoths; il est obligé de se soumettre.
476. Fin de l'empire romain d'Occident. Le dernier empereur, Romulus-Augustule, est renversé par Odoacre, roi des Hérules, qui se proclame roi d'Italie.
GAULE FRANQUE.
481. Avénement de Clovis, successeur de Childéric.
486. Le patrice Syagrius est battu par Clovis à Soissons.—Fin de la domination romaine dans la Gaule.
486-490. Clovis soumet les cités gallo-romaines de l'Armorique.
492. Clovis épouse Clotilde.
496. Défaite des Alemans à Tolbiac. Conversion de Clovis. Dès lors Clovis devient le champion de l'Église orthodoxe contre les peuples ariens qui occupent la Gaule, Burgondes et Wisigoths.
500. Clovis bat Gondebaud, roi des Burgondes, à Dijon.
507. Clovis bat les Wisigoths à Vouillé, et conquiert l'Aquitaine.
508. Les Franks sont battus au siége d'Arles par Ibbas, général de Théodoric, roi des Ostrogoths, qui envoie des secours aux Wisigoths.
509. Clovis fait assassiner plusieurs rois franks, et soumet leurs tribus à sa domination.
511. Mort de Clovis. Ses quatre fils se partagent ses États;
Thierry est roi d'Austrasie;
Clodomir est roi d'Orléans;
Childebert est roi de Paris;
Clotaire est roi de Soissons.
523. Clodomir, Childebert et Clotaire envahissent la Bourgogne.
524. Bataille de Véseronce, où Clodomir est battu et tué par les Burgondes.
528-530. Conquête de la Thuringe par Thierry.
533. Meurtre des fils de Clodomir par Childebert et Clotaire.
534. Childebert et Clotaire font la conquête de la Bourgogne.
539. Première expédition des Franks en Italie, où les Grecs et les Ostrogoths sont en guerre. Théodebert, fils de Thierry et roi d'Austrasie, bat les Grecs et les Ostrogoths, et se fait céder par les Ostrogoths la Provence, tandis que Justinien, pour avoir son alliance, renonce aux droits de l'Empire sur la Gaule.
553. Bucelin et Leutharis, généraux de Théodebald, fils de Théodebert et roi d'Austrasie, sont battus par Narsès, sur le Vulturne, à Casilinum.
558. Clotaire Ier réunit tous les royaumes des Franks.
561. Mort de Clotaire Ier. Ses quatre fils se partagent ses États;
Caribert est roi de Paris;
Gontran est roi d'Orléans et de Bourgogne;
Chilpéric est roi de Soissons ou de Neustrie;
Sigebert est roi d'Austrasie.
566. Sigebert épouse Brunehaut. Chilpéric épouse Galsuinthe, la tue, et la remplace par Frédégonde.
Première lutte de la Neustrie et de l'Austrasie, 573-613.
573. Sigebert attaque Chilpéric et assiége Tournay; il est tué par des émissaires de Frédégonde. Childebert II lui succède.
584. Chilpéric est assassiné par les ordres de Frédégonde, Clotaire II lui succède.
587. Traité d'Andelot entre Gontran et Childebert II.
593-596. Victoires de Frédégonde sur les Austrasiens à Brennac ou Droissy et à Leucofao.
593. Mort de Gontran. Childebert II lui succède.
596. Mort de Childebert II. Théodebert lui succède en Austrasie et Thierry II en Bourgogne.
597. Mort de Frédégonde.
598. Brunehaut est chassée d'Austrasie par les leudes, dont elle veut diminuer le pouvoir; elle se réfugie auprès de Thierry II, roi de Bourgogne.
600. Clotaire II battu à Dormeille par les Austrasiens.
612. Brunehaut et Thierry II battent les Austrasiens à Toul et à Tolbiac; Théodebert et ses enfants sont massacrés; Brunehaut rentre victorieuse à Metz.
613. Conjuration des leudes austrasiens, dirigés par Pépin de
Landen et Warnachaire, contre Brunehaut. Ils s'allient
avec Clotaire II, et lui livrent Brunehaut, qui est mise à
mort.
Clotaire II réunit toutes les parties du royaume des Franks.
614. Constitution perpétuelle ou Édit de Paris, par lequel de grands priviléges sont accordés par Clotaire aux leudes et au clergé. Les royaumes de Neustrie et d'Austrasie auront chacun un maire du palais.
622. Dagobert succède à Clotaire II.
630. Caribert, frère de Dagobert, obtient le duché d'Aquitaine. Ses descendants, Eudes, Hunald et Waïfre, le possèdent jusqu'en 769.
632. Sigebert II, fils de Dagobert, est nommé roi d'Austrasie, avec Pépin de Landen pour maire du palais.
638. Clovis II succède à Dagobert en Neustrie et en Bourgogne, avec Ega et Erkinoald pour maires du palais.
656. Mort de Sigebert II. Grimoald, maire du palais d'Austrasie, cloître Dagobert fils de Sigebert II, et fait proclamer son fils roi d'Austrasie. Erkinoald renverse le fils de Grimoald, réunit l'Austrasie à la Neustrie, et réprime les leudes. L'unité de l'empire frank est rétablie pour quelque temps, grâce à la vigueur et à l'habileté d'Erkinoald.
656. Mort de Clovis II; Clotaire III lui succède. Ébroïn remplace Erkinoald, mort en 657.
660. Les Austrasiens obtiennent de former un royaume séparé. Ébroïn leur donne pour roi Childéric II, second fils de Clovis II.
670. Mort de Clotaire III. Thierry III lui succède.
Seconde lutte de la Neustrie et de l'Austrasie, 680-719.
(Triomphe de l'Austrasie.)
680. Ébroïn vainqueur de Pépin de Héristal, maire du palais d'Austrasie, à Loixy.
681. Ebroïn est assassiné.
687. Pépin de Héristal bat les Neustrieus à Testry, soumet la Neustrie à l'Austrasie, et meurt en 714. Charles Martel lui succède.
715. Rainfroy est nommé maire du palais de Neustrie; il se soulève contre l'Austrasie, et gagne la bataille de Compiègne.
717. Charles Martel bat les Neustriens à Vincy et à Soissons, en 719. La Neustrie est définitivement soumise à l'Austrasie jusqu'en 843.
Gouvernement de Charles Martel et de Pépin le Bref, sous plusieurs rois fainéants.
720-730. Charles Martel soumet les peuples germains, qui s'étaient rendus indépendants des Franks pendant les guerres civiles. Les Saxons, les Bavarois, les Alemans ou Souabes, les Frisons, sont replacés sous la domination des Austrasiens.
721. Après avoir conquis l'Espagne sur les Wisigoths, en 712, les Arabes entrent en Septimanie. L'apparition de ces barbares décide toutes les provinces de la Gaule méridionale, Vasconie, Septimanie, Provence, à se placer sous la domination d'Eudes, duc d'Aquitaine, qui, en 721, gagne sur les Arabes la grande bataille de Toulouse.
732. Eudes est battu à la bataille de Bordeaux par Abdérame, et se
soumet à Charles Martel pour en avoir des secours contre
les Arabes.
Bataille de Poitiers.
736. Les Arabes envahissent la Provence et la Bourgogne.
739. Charles Martel les chasse de la Bourgogne, les bat à Berre, en Septimanie, mais ne peut leur enlever Narbonne.
741. Mort de Charles Martel. Carloman et Pépin le Bref le remplacent.
Pépin le Bref, 741-768.
742. Commencement des guerres d'Aquitaine, contre les ducs mérovingiens de ce pays, qui ne seront soumis qu'en 769.—Pépin veut soumettre l'Aquitaine, gouvernée par Hunald, successeur d'Eudes. En 745, Hunald abandonne ses États à son fils Waïfre, et se retire dans un cloître.
743. Carloman, par l'influence de l'archevêque de Mayence, Boniface, commence la guerre contre les Saxons, c'est-à-dire contre les peuples du nord de la Germanie entre le Rhin, l'Elbe, la mer du Nord et le Mein, afin de détruire l'odinisme et la barbarie dans la Germanie, d'y établir la civilisation et la foi chrétiennes, et de faire cesser les ravages et les invasions de ces barbares.
747. Abdication de Carloman, qui se retire au Mont-Cassin. Pépin est seul maître du pouvoir.
752. Childéric III, le dernier Mérovingien, est déposé, et Pépin le Bref est proclamé roi.
754. Le pape Étienne II sacre Pépin.
755-757. Guerre contre Astolphe, roi des Lombards, peuple arien, qui attaquait la papauté à Rome. Les Lombards vaincus, l'exarchat de Ravenne est cédé au pape.—Fondation de la puissance temporelle des papes.
759. Narbonne enlevée aux Arabes. Les Arabes sont chassés de la Septimanie.
759-768. Guerre contre Waïfre en Aquitaine. Assassinat de Waïfre en 768 et soumission de l'Aquitaine.
768. Mort de Pépin le Bref. Ses États sont partagés entre Charlemagne et Carloman.
CHARLEMAGNE, 768-814.
769. Hunald sort du cloître et soulève l'Aquitaine. Charlemagne réprime cette dernière révolte. Hunald se réfugie chez les Lombards, et l'Aquitaine se soumet aux Franks.
771. Mort de Carloman. Charlemagne dépouille ses neveux, qui se réfugient auprès de Didier, roi des Lombards.
772. Commencement des guerres de Charlemagne contre les Saxons. La Saxe ne sera soumise qu'en 804, après soixante et un ans de luttes, en datant de 743, et après 18 campagnes de Charlemagne contre ces peuples.
773-774. Guerre contre Didier. Passage du mont Cenis et du Saint-Bernard. Prise de Vérone et de Pavie.—Fin du royaume des Lombards. Destruction de l'arianisme en Occident; augmentation des domaines de la papauté.—Charlemagne devient roi d'Italie et donne ce royaume, en 781, à son fils aîné Pépin.
778. Expédition de Charlemagne en Espagne contre les Arabes divisés en deux factions, l'une pour les Ommyades, l'autre pour les Abassides. Charlemagne soutient quelques émirs. A son retour, son arrière-garde est détruite à Roncevaux par Loup, duc de Vasconie, fils de Waïfre, qui est battu, pris et pendu. Mort de Roland dans ce désastre.
780. Création des évêchés de la Saxe.
780. Création du royaume d'Aquitaine, pour Louis le Débonnaire. Ce royaume est chargé de la guerre contre les Arabes d'Espagne. De 791 à 812, cette guerre est faite par Guillaume le Pieux, comte de Toulouse, qui conquiert la marche d'Espagne, c'est-à-dire le pays entre l'Èbre et les Pyrénées, où se formeront plus tard les royaumes chrétiens de Castille, de Navarre et d'Aragon.
782. Massacre des Saxons à Verden.
785. Wittikind, chef des Saxons, se fait baptiser à Attigny.
786. Conquête de la Bavière sur Tassilon, duc de ce pays, qui s'était allié avec les Grecs, les Avares et les Lombards de Bénévent, contre Charlemagne.
787. Le duché de Bénévent, dernière possession des Lombards en Italie, est soumis aux Franks.
788-810. Guerres contre les Slaves, entre l'Elbe et l'Oder. Soumission des Obotrites, des Wendes, des Serbes ou Sorabes et des Tchèques. La civilisation chrétienne commence à pénétrer chez ces barbares.
791-796. Guerres contre les Avares. Destruction de ce peuple sauvage.
800. Charlemagne est proclamé empereur d'Occident, à Rome, par le pape Léon III et le peuple romain.
804. Soumission de la Saxe. Transplantation et conversion de ce peuple. L'odinisme et la barbarie sont détruits dans l'Allemagne du nord, qui entre dans l'Europe civilisée. La limite de la civilisation est reculée du Rhin jusqu'à l'Elbe.—Fin des invasions des peuples germains.
804. Traité avec Irène, impératrice d'Orient, pour la fixation des limites des deux empires.
808. Première apparition des Northmans en France.
812. Bernard roi d'Italie. Il succède à Pépin, son père, mort en 810.
814. Mort de Charlemagne. Louis le Débonnaire ou le Pieux lui succède.
Pendant le règne de Charlemagne, l'ordre est rétabli; les invasions des barbares sont arrêtées; de nombreuses lois (capitulaires) sont rédigées; on crée une administration et des écoles; les études sont rétablies, les arts cultivés. Cette première renaissance est due aux efforts de Charlemagne, d'Alcuin, de Leidrade, archevêque de Lyon, de Théodulf, évêque d'Orléans, de saint Benoît, abbé d'Aniane, d'Adalhard, abbé de Corbie. Cette renaissance disparaît entièrement au milieu des désordres qui ont lieu pendant les règnes des premiers successeurs du grand empereur.
LOUIS LE DÉBONNAIRE, 814-840.
817. Louis le Débonnaire partage l'Empire entre ses trois fils, Lothaire, Pépin et Louis.
818. Bernard qui s'est révolté en Italie est vaincu, condamné et mis à mort.
822. Pénitence publique de Louis le Débonnaire à Attigny, pour expier la mort de son neveu.
826. Harold, roi ou chef danois, se soumet à Louis le Débonnaire et se fait baptiser.
830. Première révolte des fils de Louis le Débonnaire.
833. Seconde révolte des fils du Débonnaire. Il est trahi au champ du Mensonge, dégradé, déposé et remplacé par Lothaire.
834. Louis le Débonnaire est rétabli.
838-839. Nouvelles révoltes des fils du Débonnaire.
840. Mort de Louis le Débonnaire. Partage de l'Empire entre ses fils.
LISTES CHRONOLOGIQUES
DES EMPEREURS ROMAINS ET DES ROIS FRANKS, WISIGOTHS ET
BURGONDES QUI ONT RÉGNÉ PENDANT CETTE PÉRIODE.
I. EMPEREURS ROMAINS.
II. ROIS DE FRANCE
de 428 à 840.
I. Mérovingiens.
- 428. Clodion.
- 448. Mérovée.
- 458. Childéric.
- 481. Clovis.
- 511. Le royaume est partagé entre les fils de Clovis.
| ROIS DE PARIS. | ROIS DE SOISSONS. | ROIS D'ORLÉANS. | ROIS D'AUSTRASIE. |
| 511. Childebert, † 558. | 511. Clotaire, † 561. | 511. Clodomir, † 524. | 511. Thierry. 537. Théodebert. 548. Théodebald, † en 555. |
538. Clotaire I, maître de toute la monarchie.
561. Le royaume est partagé entre les fils de Clotaire I.
| ROIS DE PARIS. | ROIS DE SOISSONS. | ROIS D'ORLÉANS ET DE BOURGOGNE. |
ROIS D'AUSTRASIE. |
| 561. Caribert, † 567. | 561. Chilpéric II. 584. Clotaire II. |
561. Gontran † 593. 593. Childebert II. 596. Thierry II, † 613. |
561. Sigebert. 575. Childebert II. 596. Théodebert II, † 612. |
613. Clotaire II réunit toute la monarchie. † 628.
628. Dagobert. A sa mort, 638, la monarchie est partagée
en deux royaumes.
| ROIS DE NEUSTRIE ET DE BOURGOGNE. |
ROIS D'AUSTRASIE. |
| 638. Clovis II, † 656. 656. Clotaire III. 670. Thierry III. 691. Clovis III. 695. Childebert III. 711. Dagobert III. 716. Chilpéric II. 717. Clotaire IV. 720. Thierry IV. 737-742. Interrègne. 742. Childéric III, déposé en 752. |
638. Sigebert II, † 656. 660. Childéric II. 674. Dagobert II, † 679. Maires du palais de la famille Charles Martel, † 741. Pépin le Bref. |
2. Carlovingiens.
752. Pépin le Bref.
768. Charlemagne et Carloman. 771, Charlemagne seul. 800, Charlemagne empereur.
814. Louis le Débonnaire, meurt en 840.
III. ROIS DES WISIGOTHS
qui ont régné en Aquitaine.
| 412. Ataulphe. 415. Wallia. 420. Théodoric I. 451. Thorismond. |
|
| 452. Théodoric II 467. Euric |
}conquièrent l'Espagne. |
484. Alaric II, tué à Vouillé, 507. Ses successeurs ne possèdent plus en France que la Septimanie, et résident en Espagne.
IV. ROIS BURGONDES.
- 413. Gondicaire.
- 443-470. Gondioche et Chilpéric.
- 470. Gondebaud et Chilpéric, Godomar, Godesegil.
- 516. Sigismond.
- 524. Godemar.—En 534 le royaume des Burgondes est conquis par les Franks.
LES GRANDS FAITS
DE
L'HISTOIRE DE FRANCE
RACONTÉS PAR LES CONTEMPORAINS.
LES PEUPLES DE L'ANCIENNE GAULE.
50 ans avant J.-C.
Toute la Gaule est divisée en trois parties, dont l'une est habitée par les Belges[1], l'autre par les Aquitains[2], la troisième par ceux que nous appelons Gaulois, et qui dans leur langue se nomment Celtes. Ces nations diffèrent entre elles par le langage, les mœurs et les lois. Les Gaulois sont séparés des Aquitains par la Garonne, des Belges par la Marne et la Seine. Les Belges sont les plus braves de tous ces peuples; étrangers aux mœurs élégantes et à la civilisation de la Province romaine[3], ils ne reçoivent point du commerce extérieur ces produits du luxe qui contribuent à énerver le courage; d'ailleurs, voisins des peuples de la Germanie qui habitent au delà du Rhin, ils sont continuellement en guerre avec eux. Par la même raison, les Helvétiens[4] surpassent en valeur le reste des Gaulois; ils luttent chaque jour avec les Germains pour les repousser, et pour pénétrer eux-mêmes sur leur territoire.
César, Commentaires ou Mémoires sur la guerre des Gaules, liv. I, ch. 1. Traduction de M. Baudement.
Jules César naquit à Rome 100 av. J.-C., et fut assassiné l'an 44 av. J.-C. Il est célèbre pour avoir conquis la Gaule, renversé la république romaine et établi l'empire. César a laissé de précieux Mémoires ou Commentaires sur la guerre des Gaules et sur la guerre civile qu'il soutint contre les derniers défenseurs de la république.
DESCRIPTION DE LA GAULE.
Sous Auguste, vers le commencement de l'ère chrétienne.
Toute la Gaule est arrosée par des fleuves qui descendent des Alpes, des Pyrénées et des Cévennes et qui vont se jeter, les uns dans l'Océan, les autres dans la Méditerranée. Les lieux qu'ils traversent sont pour la plupart des plaines et des collines qui donnent naissance à des ruisseaux assez forts pour porter bateau. Les lits de tous ces fleuves sont, les uns à l'égard des autres, si heureusement disposés par la nature, qu'on peut aisément transporter les marchandises de l'Océan à la Méditerranée et réciproquement; car la plus grande partie du transport se fait par eau, en descendant ou en remontant les fleuves; et le peu de chemin qui reste à faire par terre est d'autant plus commode qu'on n'a que des plaines à traverser. Le Rhône surtout a un avantage marqué sur les autres fleuves pour le transport des marchandises, non-seulement parce que ses eaux communiquent avec celles de plusieurs autres fleuves, mais encore parce qu'il se jette dans la Méditerranée, qui l'emporte sur l'Océan[5], et parce qu'il traverse d'ailleurs les plus riches contrées de la Gaule.
Quant aux productions de la Gaule, la Narbonnaise[6] entière donne les mêmes fruits que l'Italie. Cependant, à mesure qu'on avance vers le Nord et les Cévennes, l'olivier et le figuier disparaissent, quoique tout le reste y croisse. Il en est de même de la vigne, elle réussit moins dans la partie septentrionale de la Gaule; tout le reste produit beaucoup de blé, de millet, de glands, et abonde en bétail de toute espèce. Aucun terrain n'y est en friche, si ce n'est les parties occupées par des marais ou par des bois; encore ces lieux mêmes sont-ils habités; ce qui néanmoins est l'effet de la grande population plutôt que de l'industrie des habitants; car les femmes y sont très-fécondes et excellentes nourrices. Mais les hommes sont portés à l'exercice de la guerre plutôt qu'aux travaux de la terre. Aujourd'hui cependant, forcés de mettre bas les armes[7], ils s'occupent d'agriculture.
Je l'ai déjà dit et je le répète encore: ce qui mérite surtout d'être remarqué dans cette contrée, c'est la parfaite correspondance qui règne entre ses divers cantons, par les fleuves qui les arrosent et par les deux mers[8] dans lesquelles ils versent leurs eaux; correspondance qui, si l'on y fait attention, constitue en grande partie l'excellence de ce pays, par la grande facilité qu'elle donne aux habitants de communiquer les uns avec les autres et de se procurer réciproquement tous les secours et toutes les choses nécessaires à la vie. Cet avantage devient surtout sensible en ce moment où, jouissant du loisir de la paix, ils s'appliquent à cultiver la terre avec plus de soin et se civilisent de plus en plus. Une si heureuse disposition de lieux, par cela même qu'elle semble être l'ouvrage d'un être intelligent plutôt que l'effet du hasard, suffirait pour prouver la Providence.
Strabon, Géographie, liv. IV, ch. I et 12. Trad. par Letronne.
Strabon, célèbre géographe grec, né en Asie Mineure, à Amasée, 50 ans av. J.-C.
MŒURS ET USAGES DES GAULOIS.
Dans toute la Gaule, il n'y a que deux classes d'hommes qui soient comptées pour quelque chose et qui soient honorées; car la multitude n'a guère que le rang des esclaves, n'osant rien par elle-même, et n'étant admise à aucun conseil. La plupart, accablés de dettes, d'impôts énormes et de vexations de la part des grands, se livrent eux-mêmes en servitude à des nobles qui exercent sur eux tous les droits des maîtres sur les esclaves. Des deux classes priviligiées, l'une est celle des druides, l'autre celle des chevaliers. Les premiers, ministres des choses divines, sont chargés des sacrifices publics et particuliers, et sont les interprètes des doctrines religieuses. Le désir de l'instruction attire auprès d'eux un grand nombre de jeunes gens qui les ont en grand honneur. Les druides connaissent de presque toutes les contestations publiques et privées. Si quelque crime a été commis, si un meurtre a eu lieu, s'il s'élève un débat sur un héritage ou sur des limites, ce sont eux qui statuent; ils dispensent les récompenses et les peines. Si un particulier ou un homme public ne défère point à leur décision, ils lui interdisent les sacrifices; c'est chez eux la punition la plus grave. Ceux qui encourent cette interdiction sont mis au rang des impies et des criminels, tout le monde s'éloigne d'eux, fuit leur abord et leur entretien, et craint la contagion du mal dont ils sont frappés; tout accès en justice leur est refusé; et ils n'ont part à aucun honneur. Tous ces druides n'ont qu'un seul chef, dont l'autorité est sans bornes. A sa mort, le plus éminent en dignité lui succède; ou, si plusieurs ont des titres égaux, l'élection a lieu par le suffrage des druides, et la place est quelquefois disputée par les armes. A une certaine époque de l'année, ils s'assemblent dans un lieu consacré sur la frontière du pays des Carnutes (pays Chartrain), qui passe pour le point central de toute la Gaule. Là se rendent de toutes parts ceux qui ont des différends, et ils obéissent aux jugements et aux décisions des druides. On croit que leur doctrine a pris naissance dans la Bretagne, et qu'elle fut de là transportée dans la Gaule; et aujourd'hui ceux qui veulent en avoir une connaissance plus approfondie vont ordinairement dans cette île pour s'y instruire.
Les druides ne vont point à la guerre et ne payent aucun des tributs imposés aux autres Gaulois; ils sont exempts du service militaire et de toute espèce de charges. Séduits par de si grands priviléges, beaucoup de Gaulois viennent auprès d'eux de leur propre mouvement, ou y sont envoyés par leurs parents et leurs proches. Là, dit-on, ils apprennent un grand nombre de vers, et il en est qui passent vingt années dans cet apprentissage. Il n'est pas permis de confier ces vers à l'écriture, tandis que, dans la plupart des autres affaires publiques et privées, ils se servent des lettres grecques. Il y a, ce me semble, deux raisons de cet usage: l'une est d'empêcher que leur science ne se répande dans le vulgaire; et l'autre, que leurs disciples, se reposant sur l'écriture, ne négligent leur mémoire; car il arrive presque toujours que le secours des livres fait que l'on s'applique moins à apprendre par cœur et à exercer sa mémoire. Une croyance qu'ils cherchent surtout à établir, c'est que les âmes ne périssent point, et qu'après la mort, elles passent d'un corps dans un autre, croyance qui leur paraît singulièrement propre à inspirer le courage, en éloignant la crainte de la mort. Le mouvement des astres, l'immensité de l'univers, la grandeur de la terre, la nature des choses, la force et le pouvoir des dieux immortels, tels sont en outre les sujets de leurs discussions: ils les transmettent à la jeunesse.
La seconde classe est celle des chevaliers. Quand il en est besoin et qu'il survient quelque guerre (ce qui, avant l'arrivée de César, avait lieu presque tous les ans, soit pour faire, soit pour repousser des incursions), ils prennent tous part à cette guerre, et proportionnent à l'éclat de leur naissance et de leurs richesses le nombre de serviteurs et de clients dont ils s'entourent. C'est pour eux la seule marque du crédit et de la puissance.
Toute la nation gauloise est très-superstitieuse; aussi ceux qui sont attaqués de maladies graves, ceux qui vivent au milieu de la guerre et de ses dangers, ou immolent des victimes humaines, ou font vœu d'en immoler, et ont recours pour ces sacrifices au ministère des druides. Ils pensent que la vie d'un homme est nécessaire pour racheter celle d'un homme, et que les dieux immortels ne peuvent être apaisés qu'à ce prix; ils ont même institué des sacrifices publics de ce genre. Ils ont quelquefois des mannequins d'une grandeur immense et tissus en osier, dont ils remplissent l'intérieur d'hommes vivants; ils y mettent le feu et font expirer leurs victimes dans les flammes. Ils pensent que le supplice de ceux qui sont convaincus de vol, de brigandage ou de quelque autre délit, est plus agréable aux dieux immortels; mais, quand ces hommes leur manquent, ils se rabattent sur les innocents.
Le dieu qu'ils honorent le plus est Mercure. Il a un grand nombre de statues; ils le regardent comme l'inventeur de tous les arts, comme le guide des voyageurs, et comme présidant à toutes sortes de gains et de commerce. Après lui ils adorent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. Ils ont de ces divinités à peu près la même idée que les autres nations. Apollon guérit les maladies; Minerve enseigne les éléments de l'industrie et des arts; Jupiter tient l'empire du ciel, Mars celui de la guerre; c'est à lui, quand ils ont résolu de combattre, qu'ils font vœu d'ordinaire de consacrer les dépouilles de l'ennemi. Ils lui sacrifient ce qui leur reste du bétail qu'ils ont pris; le surplus du butin est placé dans un dépôt public; et on peut voir, en beaucoup de villes, de ces monceaux de dépouilles entassées en des lieux consacrés. Il n'arrive guère, qu'au mépris de la religion, un Gaulois ose s'approprier clandestinement ce qu'il a pris à la guerre, ou ravir quelque chose de ces dépôts. Le plus cruel supplice et la torture sont réservés pour ce larcin.
Les Gaulois se vantent d'être issus de Pluton, tradition qu'ils disent tenir des druides. C'est pour cette raison qu'ils mesurent le temps, non par le nombre des jours, mais par celui des nuits. Ils calculent les jours de naissance, le commencement des mois et celui des années de manière que le jour suive la nuit dans leur calcul. Dans les autres usages de la vie, ils ne diffèrent guère des autres nations qu'en ce qu'ils ne permettent pas que leurs enfants les abordent en public avant d'être adolescents et en état de porter les armes. Ils regardent comme honteux pour un père d'admettre publiquement en sa présence son fils en bas âge.
Autant les maris ont reçu d'argent de leurs épouses à titre de dot, autant ils mettent de leurs propres biens, après estimation faite, en communauté avec cette dot. On dresse conjointement un état de ce capital, et l'on en réserve les intérêts. Quelque époux qui survive, c'est à lui qu'appartient la part de l'un et de l'autre, avec les intérêts des années antérieures. Les hommes ont, sur leurs femmes comme sur leurs enfants, le droit de vie et de mort. Lorsqu'un père de famille d'une haute naissance vient à mourir, ses proches s'assemblent, et s'ils ont quelque soupçon sur sa mort, les femmes sont mises à la question des esclaves; si le crime est prouvé, on les fait périr par le feu et dans les plus horribles tourments. Les funérailles, eu égard à la civilisation des Gaulois, sont magnifiques et somptueuses. Tout ce qu'on croit avoir été cher au défunt pendant sa vie, on le jette dans le bûcher, même les animaux; et il y a peu de temps encore, on brûlait avec lui les esclaves et les clients qu'on savait qu'il avait aimés, pour complément des honneurs qu'on lui rendait.
Dans les cités qui passent pour administrer le mieux les affaires de l'État, c'est une loi sacrée que celui qui apprend, soit de ses voisins, soit par le bruit public, quelque nouvelle intéressant la cité, doit en informer le magistrat, sans la communiquer à nul autre, l'expérience leur ayant fait connaître que souvent des hommes imprudents et sans lumières s'effrayent de fausses rumeurs, se portent à des crimes et prennent des partis extrêmes. Les magistrats cachent ce qu'ils jugent convenable, et révèlent à la multitude ce qu'ils croient utile. C'est dans l'assemblée seulement qu'il est permis de s'entretenir des affaires publiques.
César, Guerre des Gaules, liv. VI, ch. 13 à 21.
MÊME SUJET.
En général, tous les peuples connus aujourd'hui sous le nom de Gaulois sont belliqueux, vifs, prompts à se battre, d'ailleurs d'un naturel plein de candeur et sans malice. Aussi, pour peu qu'on les irrite, ils courent en masse aux armes; et cela sans dissimuler leurs projets, et sans y apporter la moindre circonspection. Cela fait qu'on peut aisément les vaincre en employant les ruses de la guerre; car, qui veut les provoquer au combat, quel que soit le temps ou le lieu, et sous quelque prétexte qu'il lui plaise, les trouvera toujours prêts à l'accepter, sans qu'ils y portent autre chose que leur force et leur audace. Néanmoins ces qualités n'empêchent point qu'ils ne soient dociles et qu'ils ne se laissent facilement persuader, lorsqu'il s'agit de ce qui peut leur être utile. Aussi est-on parvenu à leur faire goûter l'étude des lettres.
Leur force vient, non-seulement de l'avantage de la taille, mais encore de leur nombre. La franchise et la simplicité de leur caractère font que chacun ressent les injustices qu'on fait à son voisin, et qu'elles excitent chez eux une telle indignation qu'ils se rassemblent promptement pour les venger. Il est vrai qu'à présent, soumis aux Romains, ils sont obligés de vivre en paix et d'obéir à leurs vainqueurs.
Par ce caractère des Gaulois, on peut expliquer la facilité de leurs émigrations. Dans leurs expéditions, ils marchaient tous à la fois, ou plutôt ils se transportaient ailleurs avec leurs familles, toutes les fois qu'ils étaient chassés par des ennemis supérieurs en force. Aussi ont-ils moins coûté de peine à vaincre aux Romains que les Ibères[9]. La raison en est que les Gaulois combattant en grand nombre à la fois, leurs échecs devenaient des défaites générales, au lieu que les Ibères, pour ménager leurs forces, morcelaient pour ainsi dire la guerre en plusieurs petits combats qu'ils livraient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, à la manière des brigands. Tous les Gaulois sont naturellement bons soldats; mais ils se battent mieux à cheval qu'à pied. Aussi les Romains tirent-ils de la Gaule leur meilleure cavalerie. Les plus vaillants d'entre les Gaulois sont ceux qui habitent vers le Nord et près de l'Océan. Les Belges, surtout, passent pour être les plus braves. Seuls ils ont soutenu les incursions des Germains, des Cimbres et des Teutons. Les Belges les plus vaillants sont les Bellovaques[10] et les Suessons[11]. La Belgique est si peuplée, qu'on y comptait autrefois[12] jusqu'à trois cent mille hommes en état de porter les armes.
Les Gaulois laissent croître leurs cheveux[13]; ils portent des saies[14] et couvrent leurs extrémités inférieures de hauts-de-chausses[15]; leurs tuniques sont fendues, descendent jusqu'au-dessous des reins et ont des manches. La laine des moutons de la Gaule est rude, mais longue; on en fabrique des saies à poils. Néanmoins on entretient, même dans les parties septentrionales, des troupeaux de moutons qui donnent une assez belle laine, par le soin qu'on a de les couvrir avec des peaux.
L'armure des Gaulois est proportionnée à leur taille. Un long sabre leur pend au côté droit; leurs boucliers aussi sont fort longs, et leurs lances à proportion. Ils portent de plus une espèce de pique qu'on nomme mataris, et quelques-uns font usage de l'arc et de la fronde. Ils se servent encore d'un trait en bois, semblable au javelot des Romains, qu'ils lancent de la main, et non par le moyen d'une courroie, à de plus longues distances que ne porterait une flèche; cette arme leur sert surtout pour la chasse des oiseaux.
La plupart des Gaulois conservent encore aujourd'hui l'usage de coucher à terre, et celui de prendre leurs repas assis sur la paille. Leur nourriture ordinaire est du lait et des viandes de toute espèce, mais particulièrement du cochon, tant frais que salé. Leurs cochons restent en pleine campagne et l'emportent sur ceux des autres pays pour la taille, la force et la vitesse; au point qu'ils sont aussi à craindre que les loups, pour les personnes qui n'ont pas coutume d'en approcher.
Les Gaulois habitent des maisons vastes, construites avec des planches et des claies, et terminées par un toit cintré et couvert d'un chaume épais. Ils possèdent un si grand nombre de troupeaux de moutons et de cochons, qu'ils fournissent non-seulement Rome, mais l'Italie presque entière de saies et de porc salé.
La plupart des peuples de la Gaule avaient autrefois un gouvernement aristocratique; tous les ans on choisissait un gouverneur et un général que le peuple nommait pour le commandement des troupes.
Dans leurs assemblées, les Gaulois observent un usage qui leur est particulier. Si quelqu'un trouble ou interrompt celui qui a la parole, un huissier s'avance, l'épée à la main, et lui ordonne avec menaces de se taire; s'il persiste à troubler l'assemblée, l'huissier répète ses menaces une seconde, puis une troisième fois, et enfin s'il n'est point obéi, il lui coupe du manteau un assez grand morceau pour que le reste ne puisse plus servir.
Quant aux occupations des deux sexes, distribuées chez les Gaulois d'une manière opposée à ce qui se fait parmi nous[16], cet usage leur est commun avec beaucoup d'autres peuples barbares.
Chez presque tous les Gaulois, il y a trois sortes de personnes qui jouissent d'une considération particulière, ce sont les bardes[17], les devins et les druides[18]. Les bardes composent et chantent des hymnes; les devins s'occupent des sacrifices et de l'étude de la nature; et les druides joignent à cette étude celle de la morale. On a si bonne opinion de la justice des druides, qu'on s'en rapporte à leur jugement sur les procès, tant particuliers que publics. Autrefois ils étaient même les arbitres des guerres, qu'ils réussissaient souvent à apaiser au moment où l'on était prêt à en venir aux mains. C'étaient surtout les accusés de meurtre qu'ils avaient à juger. Les druides croient que les âmes sont immortelles, et qu'il y aura des époques dans lesquelles le feu et l'eau prendront le dessus tour à tour.
A leur franchise et à leur vivacité naturelle, les Gaulois joignent beaucoup d'imprudence, d'ostentation et d'amour pour la parure. Tous ceux qui sont revêtus de quelque dignité portent des ornements d'or, tels que des colliers, des bracelets et des habits de couleur travaillés en or. L'inconstance de leur caractère fait qu'ils se vantent d'une manière insupportable de leurs victoires, et qu'ils tombent dans la plus grande consternation lorsqu'ils sont vaincus.
Ils ont en outre, ainsi que la plupart des peuples septentrionaux, des coutumes étranges qui annoncent leur barbarie et leur férocité. Tel est, par exemple, l'usage de suspendre au cou de leurs chevaux, en revenant de la guerre, les têtes des ennemis qu'ils ont tués, et de les exposer ensuite en spectacle attachées au-devant de leurs portes. Posidonius[19] dit avoir été témoin, en plusieurs endroits, de cette coutume qui l'avait d'abord révolté, mais à laquelle il avait fini par s'habituer. Lorsque parmi ces têtes, il s'en trouvait de quelques hommes de marque, ils les embaumaient avec de la résine de cèdre[20], les faisaient voir aux étrangers, et ils refusaient de les vendre même au poids de l'or.
Cependant les Romains les ont obligés de renoncer à cette cruauté, comme aux usages qui regardent les sacrifices et les divinations, usages absolument opposés à ce qui se pratique parmi nous. Tel était, par exemple, celui d'ouvrir d'un coup de sabre le dos d'un homme dévoué à la mort, et de tirer des prédictions de la manière dont la victime se débattait. Ils ne faisaient les sacrifices que par le ministère des druides[21]. On leur attribue encore diverses autres manières d'immoler des hommes, comme de les percer à coups de flèche, ou de les crucifier dans leurs temples. Quelquefois ils brûlaient des animaux de toute espèce, jetés ensemble avec des hommes dans le creux d'une espèce de colosse fait de bois et de foin[22].
Strabon, Géographie, liv. IV, ch. 4.
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Les Gaulois sont d'une taille élevée, ont la carnation molle, la peau blanche et les cheveux naturellement blonds; ils cherchent même par diverses préparations à augmenter cette couleur propre à la chevelure, qu'ils lavent habituellement avec une lessive de chaux. Ils relèvent droit les cheveux du front sur le sommet du crâne, et les rejettent ensuite en arrière vers le chignon du cou, de manière qu'ils rappellent assez la figure des Satyres et des Faunes. Par ce moyen, ils parviennent à épaissir leur chevelure à un tel point qu'elle ne diffère presqu'en rien de la crinière des chevaux. Les uns se coupent la barbe entièrement, d'autres en conservent une partie. Les nobles se rasent les joues, mais laissent croître leurs moustaches si longues qu'elles leur couvrent entièrement la bouche; aussi, lorsqu'ils mangent, les poils se remplissent des débris des aliments, et ce qu'ils boivent ne leur parvient, pour ainsi dire, qu'à travers un filtre. Ils prennent leur repas assis, non sur des siéges, mais à terre, où des peaux de chiens ou de loups leur tiennent lieu de coussins, et se font servir par des enfants de l'un ou de l'autre sexe, qui remplissent ces fonctions jusqu'à l'adolescence. Près du lieu où ils mangent, sont des fourneaux remplis de feu, qui portent ou des chaudières ou des broches chargées de grosses pièces de viande. Ils font hommage des meilleurs morceaux aux hôtes les plus distingués.
Les Gaulois invitent aussi les étrangers à leurs festins, et ne leur demandent qui ils sont, et quelles affaires les attirent, qu'après qu'ils ont mangé. Mais dans leurs repas même, les convives ont l'habitude, pour peu qu'une dispute de paroles s'engage entre eux, de se lever sur-le-champ et de se provoquer réciproquement en combat singulier, tant ils font peu de cas de leur vie. Ce mépris de la mort tient à ce que les Gaulois sont fortement attachés à la doctrine de Pythagore, qui enseigne que les âmes des hommes sont immortelles, et que chacun doit, après un certain nombre d'années déterminé, revenir à la vie, l'âme se revêtant à cette époque d'un autre corps. C'est aussi d'après cette opinion, que dans les funérailles quelques-uns ont adopté l'usage d'écrire des lettres à leurs amis défunts, et de les jeter au milieu du bûcher, comme si elles devaient être lues par le mort à qui elles sont adressées.
Dans les voyages et dans les batailles, les Gaulois se servent de chars à deux chevaux qui portent un cocher et un guerrier combattant. Lorsqu'à la guerre ils se trouvent en présence d'un ennemi à cheval, ils commencent par lancer contre lui le javelot, puis ils descendent du char et en viennent au combat à l'épée. Quelques-uns méprisent la mort à un tel point qu'ils courent tous les hasards de la guerre le corps entièrement nu, n'ayant qu'une ceinture autour des reins. Ils mènent avec eux des servants, de condition libre, qu'ils choisissent parmi les pauvres et qui les suivent en campagne, soit comme cochers, soit comme écuyers chargés de porter leurs armes. Lorsque deux armées sont en présence, quelques-uns ont la coutume de se porter en avant du front de bataille, et de défier en combat singulier les plus braves de la ligne opposée, en brandissant leurs armes pour inspirer de l'effroi à l'ennemi. Si l'on répond à cet appel, ils se mettent à chanter les hauts faits de leurs ancêtres et leur propre vaillance, accablent au contraire d'insultes le guerrier qui se présente, et par les discours les plus injurieux cherchent à lui faire perdre courage. Dès qu'un ennemi est tombé, ils lui coupent la tête, qu'ils attachent au cou de leurs chevaux, ou remettent ces dépouilles sanglantes à leurs servants, et entonnent l'hymne de la victoire.
Le vêtement des Gaulois est d'une bizarrerie frappante. Ils portent des tuniques teintes et semées de fleurs de diverses couleurs, des hauts-de-chausses qu'ils nomment braies, et s'attachent sur les épaules avec des agrafes, des saies rayées, d'une étoffe à carreaux de couleur et très-serrés[23], fort épaisse en hiver, et mince en été.
Les Gaulois sont en général d'un aspect effrayant. Dans la conversation leur voix est grave et rude; ils parlent avec brièveté, emploient des expressions figurées et s'énoncent souvent en termes obscurs ou métaphoriques. Ils font un grand usage de l'hyperbole, surtout lorsqu'il s'agit de se vanter eux-mêmes ou de dépriser les autres. Enfin, le ton de leurs discours est hautain, visant à l'élévation et portant souvent une empreinte tragique. Ils ont l'esprit vif, et sont assez susceptibles d'instruction; on trouve même chez eux des poëtes qu'ils appellent bardes, et qui en s'accompagnant sur un instrument semblable à notre lyre, chantent les vers qu'ils ont composés, soit pour célébrer, soit pour diffamer ceux qui en sont le sujet. Ils ont aussi quelques philosophes ou théologiens, jouissant d'une grande considération et connus sous le nom de druides. Ils consultent en outre des devins singulièrement estimés parmi eux, qui prédisent l'avenir d'après le vol des oiseaux ou l'inspection des victimes offertes en sacrifice, et auxquels tout le peuple obéit. Ces devins pratiquent, particulièrement quand il s'agit d'une consultation sur une affaire importante, une coutume tellement hors des idées ordinaires, que l'on a peine à y croire. Ils immolent un homme en le frappant d'un coup d'épée dans la poitrine, et lorsqu'il tombe, ils annoncent l'avenir d'après les circonstances de la chute, les convulsions des membres du mourant, et la manière dont le sang coule, pronostics auxquels ils ajoutent foi, en s'appuyant sur une longue suite d'observations conservées depuis des temps très-reculés. Les Gaulois sont dans l'usage de n'offrir aucun sacrifice sans la présence d'un druide. Comme ils leur croient une connaissance plus précise de la nature de la Divinité et qu'ils les regardent comme ses interprètes, ils supposent que les actions de grâces qu'ils offrent, et leurs prières pour obtenir quelques faveurs, doivent passer par ces prêtres pour arriver aux dieux. Du reste, ce n'est pas seulement dans la paix, mais encore dans la guerre, que les druides savent se faire obéir. Souvent, lorsque des armées étaient déjà rangées en bataille, les glaives tirés et les javelots prêts à s'échapper des mains, on a vu ces prêtres se montrer soudain au milieu des deux lignes, et, tels que les enchanteurs qui, par de magiques accents, charment la fureur des bêtes féroces, calmer d'un mot la rage des combattants.
Les femmes gauloises sont en général très-belles de figure et presque de la même taille que les hommes, et peuvent leur disputer l'avantage de la force. Les enfants viennent au monde pour la plupart avec des cheveux blancs; mais en avançant en âge, leur chevelure change et prend la couleur de celle de leurs pères.
On trouve les Gaulois adonnés, dès la plus haute antiquité, au brigandage, envahissant les terres étrangères et méprisant toutes les lois humaines. Ce sont eux qui ont pris Rome, saccagé le temple de Delphes, rendu tributaires une grande partie de l'Europe et plusieurs contrées de l'Asie, et qui se sont établis sur le territoire des peuples qu'ils avaient vaincus. De leur mélange avec les Grecs[24] ils ont pris le nom de Gallo-Grecs, et ont enfin défait les plus puissantes armées des Romains.
L'excessive barbarie de leurs mœurs se montre jusque dans les sacrifices impies qu'ils offrent aux dieux. Ils gardent les malfaiteurs en prison pendant cinq années, et les attachent ensuite, en l'honneur de la Divinité, à des croix élevées sur un vaste bûcher, où ils les immolent en sacrifice avec d'autres prémices réservées pour ces solennités. Ils emploient à un usage semblable les prisonniers qu'ils font à la guerre, et il en est même qui, indépendamment des hommes, égorgent encore les animaux qu'ils ont pris dans la mêlée, ou les font périr soit dans les flammes, soit par tout autre genre de supplice.
Diodore de Sicile, liv. 5, ch. 28 à 32. Traduit par Miot.
Diodore de Sicile, historien grec, vivait au temps de César et d'Auguste; il est auteur d'une histoire universelle; des quarante livres qui la composaient, il n'en reste plus que quinze.
LES GAULOIS EN ITALIE.
587 à 222 av. J.-C.
C'est au pied des Alpes que commencent les plaines de la partie septentrionale de l'Italie, qui par leur fertilité et leur étendue surpassent tout ce que l'histoire nous a jamais appris d'aucun pays de l'Europe. Ces plaines étaient occupées autrefois par les Étrusques; depuis, les Gaulois, qui leur étaient voisins et qui ne voyaient qu'avec un œil jaloux la beauté du pays, s'étant mêlés avec eux par le commerce, tout d'un coup sur un léger prétexte fondirent avec une grosse armée sur les Étrusques, les chassèrent des plaines arrosées par le Pô, et se mirent en leur place.
Vers la source du fleuve étaient les Laens et les Lébicéens; ensuite les Insubriens, nation fort puissante; après eux, les Cénomans; auprès de la mer Adriatique, les Vénètes, peuple ancien qui avait à peu près les mêmes coutumes et le même habillement que les autres Gaulois, mais qui parlait une langue différente. Au delà du Pô et autour de l'Apennin, les premiers qui se présentaient étaient les Anianes, ensuite les Boïens; après eux, vers la mer Adriatique, les Lingons, et enfin sur la côte, les Sénonais.
Tous ces peuples étaient répandus par villages, qu'ils ne fermaient point de murailles. Ils ne savaient ce que c'était que meubles; leur manière de vivre était simple; point d'autre lit que de l'herbe, ni d'autre nourriture que de la viande[25]; la guerre et la culture de leurs champs faisaient toute leur étude; toute autre science, tout autre art leur était inconnu. Leurs richesses consistaient en or et en troupeaux, les seules choses que l'on peut facilement transporter d'un lieu en un autre à son choix ou selon les différentes conjonctures. Ils s'appliquaient surtout à s'attacher un grand nombre de personnes, parce qu'on n'était puissant parmi eux qu'à proportion du nombre des clients dont on disposait. D'abord, ils ne furent pas seulement maîtres du pays, mais encore de plusieurs contrées voisines qu'ils soumirent par la terreur de leurs armes. Peu de temps après, ayant vaincu les Romains et leurs alliés (à l'Allia), ils les menèrent battant pendant trois jours jusqu'à Rome, dont ils s'emparèrent, à l'exception du Capitole. Mais les Vénètes s'étant jetés sur leur pays, ils s'accommodèrent avec les Romains, leur rendirent leur ville, et coururent au secours de leur patrie[26]. Ils se firent ensuite la guerre les uns aux autres. Leur grande puissance excita aussi la jalousie de quelques-uns des peuples qui habitaient les Alpes. Piqués de se voir si fort au-dessous d'eux, ils se réunirent, prirent les armes et firent souvent des incursions dans leur pays.
Pendant ce temps-là, les Romains s'étaient relevés de leurs pertes et avaient composé avec les Latins. Trente ans après la prise de Rome, les Gaulois s'avancèrent jusqu'à Albe avec une grande armée. Les Romains surpris, et n'ayant pas eu le temps de faire venir les troupes de leurs alliés, n'osèrent leur aller au-devant. Mais douze ans après, les Gaulois étant revenus avec une armée nombreuse, les Romains, qui s'y attendaient, assemblent leurs alliés, s'avancent avec ardeur et brûlent d'en venir aux mains. Cette fermeté épouvanta les Gaulois; il y eut différents sentiments parmi eux sur ce qu'il y avait à faire; mais, la nuit venue, ils firent une retraite qui approchait fort d'une fuite. Depuis ce temps-là ils restèrent chez eux sans remuer, pendant treize ans.
Ensuite voyant les Romains croître en puissance et en force, ils conclurent avec eux un traité de paix, auquel pendant quatre ans ils ne donnèrent aucune atteinte. Mais menacés d'une guerre de la part des peuples d'au delà des Alpes, et craignant d'en être accablés, ils leur envoyèrent tant de présents, ils surent si bien faire valoir la liaison qu'il y avait entre eux et les Gaulois d'en deçà les Alpes, qu'ils leur firent tomber les armes des mains. Ils leur persuadèrent ensuite de les reprendre contre les Romains, et s'engagèrent de courre avec eux tous les risques de cette guerre. Joints ensemble, ils passent par l'Étrurie, gagnent les peuples de ce pays à leur parti, font un riche butin sur les terres des Romains et en sortent sans que personne fasse mine de les inquiéter. De retour chez eux, une sédition s'éleva sur le partage du butin; c'était à qui aurait la meilleure part, et leur avidité leur fit perdre la plus grande partie, et du butin et de leur armée. Cela est assez ordinaire aux Gaulois, lorsqu'ils ont fait quelque capture, surtout quand le vin et la débauche leur échauffent la tête.
Quatre ans après cette expédition, les Samnites et les Gaulois joignant ensemble leurs forces, livrèrent bataille aux Romains dans le pays des Camertins et en défirent un grand nombre. Les Romains, irrités par cet échec, revinrent peu de jours après avec toutes leurs troupes dans le pays des Sentinates. Dans cette bataille, les Gaulois perdirent la plus grande partie de leurs troupes, et le reste fut obligé de s'enfuir à vau-de-route dans leur pays. Ils revinrent encore dix ans après, avec une grande armée, pour assiéger Arretium[27]. Les Romains accoururent pour secourir les assiégés et livrèrent bataille devant la ville, mais ils furent vaincus, et Lucius, qui les commandait, y perdit la vie. M. Curius, son successeur, leur envoya demander les prisonniers; mais contre le droit des gens ils mirent à mort ceux qui étaient venus de sa part. Les Romains outrés se mettent sur-le-champ en campagne; les Sénonais se présentent, la bataille se donne, les Romains victorieux en tuent la plus grande partie, chassent le reste, et se rendent maîtres de tout le pays. C'est dans cet endroit de la Gaule cisalpine qu'ils envoyèrent pour la première fois une colonie, et qu'ils bâtirent une ville nommée Séna[28] du nom des Sénonais qui l'avaient les premiers habitée.
La défaite des Sénonais fit craindre aux Boïens qu'eux mêmes et leur pays n'eussent le même sort. Ils levèrent une armée formidable, et engagèrent les Étrusques à se joindre à eux. Le rendez-vous était au lac Vadimon, et ils s'y mirent en bataille. Presque tous les Étrusques y périrent, et il n'y eut que les Boïens qui échappèrent par la fuite. Mais l'année suivante, ils se liguèrent une seconde fois, et ayant enrôlé toute la jeunesse, ils livrèrent bataille aux Romains. Ils y furent entièrement défaits, et contraints, malgré qu'ils en eussent, de demander la paix aux Romains et de faire un traité avec eux. Tout ceci se passa trois ans avant que Pyrrhus entrât dans l'Italie, et cinq ans avant la déroute de Delphes (282 av. J.-C). De cette fureur de guerre que la fortune semblait avoir soufflée aux Gaulois, les Romains tirèrent deux grands avantages. Le premier fut, qu'accoutumés à être battus par les Gaulois, ils ne pouvaient ni rien voir, ni rien craindre de plus terrible que ce qui leur était arrivé; et c'est pour cela que Pyrrhus les trouva si exercés et si aguerris. L'autre avantage fut que les Gaulois réduits et domptés, ils furent en état de réunir toutes leurs forces contre Pyrrhus, d'abord pour défendre l'Italie, et ensuite contre les Carthaginois pour leur enlever la Sicile.
Pendant les quarante-cinq ans qui suivirent ces défaites, les Gaulois restèrent tranquilles, et vécurent en bonne intelligence avec les Romains. Mais après que la mort eut enlevé ceux qui avaient été témoins de leurs malheurs, la jeunesse, qui leur succéda, brutale et féroce, et qui n'avait jamais connu ni éprouvé le mal, commença à se remuer, comme il arrive ordinairement. Elle chercha querelle aux Romains pour des bagatelles, et entraîna dans son parti les Gaulois des Alpes. D'abord le peuple n'eut point de part à ces mouvements séditieux; tout se tramait secrètement entre les chefs. De là vint que les Gaulois transalpins s'étant avancés avec une armée jusqu'à Ariminium[29], le peuple, parmi les Boïens, ne voulut pas marcher avec eux. Il se révolta contre ses chefs, s'éleva contre ceux qui venaient d'arriver, et tua ses propres rois Atis et Galatus. Il y eut même bataille rangée, où ils se massacrèrent les uns les autres. Les Romains, épouvantés de l'irruption des Gaulois, se mirent en campagne, mais apprenant qu'ils s'étaient défaits eux-mêmes, ils reprirent la route de leur pays.
Cinq ans après, sous le consulat de Marcus Lépidus, les Romains partagèrent entre eux les terres du Picenum, d'où ils avaient chassé les Sénonais. Ce fut C. Flaminius qui, pour capter la faveur du peuple, introduisit cette nouvelle loi, qu'on peut dire qui a été la principale cause de la corruption des mœurs des Romains, et ensuite de la guerre qu'ils eurent avec les Sénonais. Plusieurs peuples de la nation gauloise entrèrent dans la querelle, surtout les Boïens, qui étaient limitrophes des Romains. Ils se persuadèrent que ce n'était plus pour commander et pour faire la loi, que les Romains les attaquaient, mais pour les détruire entièrement. Dans cette pensée, les Insubriens et les Boïens, les deux plus grands peuples de la nation, se liguent ensemble et envoient chez les Gaulois qui habitaient le long des Alpes et du Rhône, et qu'on appelait Gésates, parce qu'ils servaient pour une certaine solde, car c'est ce que signifie proprement ce mot. Pour gagner les deux rois Concolitan et Anéroeste, et les engager à armer contre les Romains, ils leur font présent d'une somme considérable; ils leur mettent devant les yeux la grandeur et la puissance de ce peuple; ils les flattent par la vue des richesses immenses qu'une victoire gagnée sur lui ne manquera pas de leur procurer; ils leur promettent solennellement de partager avec eux tous les périls de cette guerre; ils leur rappellent les exploits de leurs ancêtres, qui ayant pris les armes contre les Romains, les avaient battus à plate couture, avaient pris d'emblée la ville de Rome et en étaient restés les maîtres pendant sept mois, et qui après avoir rendu la ville, non-seulement sans y être forcés, mais même avec reconnaissance de la part des Romains, étaient revenus dans leur patrie sains et saufs et chargés de butin.
Cette harangue échauffa tellement les esprits, que jamais on ne vit sortir de ces provinces une armée plus nombreuse et composée de soldats plus braves et plus belliqueux. Au bruit de ce soulèvement, on trembla à Rome pour l'avenir; tout y fut dans le trouble et dans la frayeur. On lève des troupes, on fait des magasins de vivres et de munitions, on mène l'armée jusque sur les frontières, comme si les Gaulois étaient déjà dans le pays, quoiqu'ils ne fussent pas encore sortis du leur.
Enfin, huit ans après le partage des terres du Picenum, les Gésates et les autres Gaulois franchirent les Alpes et vinrent camper sur le Pô. Leur armée était nombreuse et bien équipée. Les Insubriens et les Boïens soutinrent le parti qu'ils avaient pris; mais les Vénètes et les Cénomans se rangèrent du côté des Romains, gagnés par les ambassadeurs qu'on leur avait envoyés, ce qui obligea les rois gaulois de laisser dans le pays une partie de leur armée pour le garder contre ces peuples. Ils partent ensuite, et prennent leur route par l'Étrurie, ayant avec eux cinquante mille hommes de pied, vingt mille chevaux et autant de chars. Sur la nouvelle que les Gaulois avaient passé les Alpes, les Romains firent marcher Lucius Emilius, l'un des consuls, à Ariminium, pour arrêter les ennemis par cet endroit. Un des préteurs fut envoyé dans l'Étrurie. Caius Atilius, l'autre consul, était allé dans la Sardaigne. Tout ce qui resta dans Rome de citoyens était consterné et croyait toucher au moment de sa perte. Cette frayeur n'a rien qui doive surprendre. L'extrémité où les Gaulois les avaient autrefois réduits était encore présente à leurs esprits. Pour éviter un semblable malheur, ils assemblent ce qu'ils avaient de troupes, ils font de nouvelles levées, ils mandent à leurs alliés de se tenir prêts; ils font venir des provinces soumises à leur domination les registres où étaient marqués les jeunes gens en âge de porter les armes, afin de connaître toutes leurs forces. On donna aux consuls la plus grande partie des troupes, et ce qu'il y avait de meilleur parmi elles. Des vivres et des munitions, on en avait fait un si grand amas que l'on n'a point d'idée qu'il s'en soit jamais fait un pareil. Il leur venait des secours, et de toutes sortes et de tous les côtés. Car telle était la terreur que l'irruption des Gaulois avait répandue dans l'Italie, que ce n'était plus pour les Romains que les peuples italiens croyaient porter les armes; ils ne pensaient plus que c'était à la puissance de cette république que l'on en voulait; c'était pour eux-mêmes, pour leur patrie, pour leurs villes qu'ils craignaient, et c'est pour cela qu'ils étaient si prompts à exécuter tous les ordres qu'on leur donnait..... De sorte que l'armée campée devant Rome était de plus de cent cinquante mille hommes de pied et de six mille chevaux, et que ceux qui étaient en état de porter les armes, tant parmi les Romains que parmi les alliés, montaient à sept cent mille hommes de pied et soixante-dix mille chevaux.
A peine les Gaulois furent-ils arrivés dans l'Étrurie, qu'ils y firent le dégât sans crainte et sans que personne les arrêtât. Ils s'avancent enfin vers Rome. Déjà ils étaient aux environs de Clusium, à trois journées de cette capitale, lorsqu'ils apprennent que l'armée romaine, qui était en Étrurie, les suivait de près et allait les atteindre. Ils retournent aussitôt sur leurs pas pour en venir aux mains avec elle. Les deux armées ne furent en présence que vers le coucher du soleil, et campèrent à fort peu de distance l'une de l'autre. La nuit venue, les Gaulois allument des feux, et ayant donné l'ordre à leur cavalerie, dès que l'ennemi l'aurait aperçue le matin, de suivre la route qu'ils allaient prendre, ils se retirent sans bruit vers Fésule, et prennent là leurs quartiers, dans le dessein d'y attendre leur cavalerie, et quand elle aurait joint le gros, de fondre à l'improviste sur les Romains. Ceux-ci, à la pointe du jour, voyant cette cavalerie, croient que les Gaulois ont pris la fuite et se mettent à la poursuivre. Ils approchent, les Gaulois se montrent et tombent sur eux; l'action s'engage avec vigueur, mais les Gaulois, plus braves et en plus grand nombre, eurent le dessus. Les Romains perdirent là au moins six mille hommes; le reste prit la fuite, la plupart vers un certain poste avantageux où ils se cantonnèrent. D'abord les Gaulois pensèrent à les y forcer; c'était le bon parti, mais ils changèrent de sentiment. Fatigués et harassés par la marche qu'ils avaient faite la nuit précédente, ils aimèrent mieux prendre quelque repos, laissant seulement une garde de cavalerie autour de la hauteur où les fuyards s'étaient retirés, et remettant au lendemain à les assiéger, en cas qu'ils ne se rendissent pas d'eux-mêmes.
Pendant ce temps-là, Lucius Emilius, qui avait son camp vers la mer Adriatique, ayant appris que les Gaulois s'étaient jetés dans l'Étrurie et qu'ils approchaient de Rome, vint en diligence au secours de sa patrie et arriva fort à propos. S'étant campé proche des ennemis, les Romains réfugiés sur leur hauteur virent les feux de Lucius Émilius, et se doutant bien que c'était lui, ils reprirent courage. Ils envoient au plus vite quelques-uns des leurs, sans armes, pendant la nuit, et à travers une forêt, pour annoncer au consul ce qui leur était arrivé. Emilius, sans perdre le temps à délibérer, commande aux tribuns, dès que le jour commencerait à paraître, de se mettre en marche avec l'infanterie; lui-même se met à la tête de la cavalerie et tire droit vers la hauteur. Les chefs des Gaulois avaient aussi vu les feux pendant la nuit, et conjecturant que les ennemis étaient proche, ils tinrent conseil. Anéroeste, leur roi, dit qu'après avoir fait un si riche butin (car leur butin était immense en prisonniers, en bestiaux et en bagages), il n'était pas à propos de s'exposer à un nouveau combat, ni de courir le risque de perdre tout; qu'il valait mieux retourner dans leur patrie; qu'après s'être déchargés là de leur butin, ils seraient plus en état, si on le trouvait bon, de reprendre les armes contre les Romains. Tous se rangeant à cet avis, lèvent le camp avant le jour et prennent leur route le long de la mer par l'Étrurie. Quoique Lucius eût joint à ses troupes celles qui s'étaient réfugiées sur la hauteur, il ne crut pas pour cela qu'il fût de la prudence de hasarder une bataille; il prit le parti de suivre les ennemis et d'observer les temps et les lieux où il pourrait les incommoder et regagner le butin.
Le hasard voulut que dans ce temps-là même, Caius Atilius, venant de Sardaigne, débarquât ses légions à Pise et les conduisît à Rome par une route contraire à celle des Gaulois. A Télamon, ville des Étrusques, quelques fourrageurs gaulois étant tombés dans l'avant-garde du consul, les Romains s'en saisirent. Interrogés par Atilius, ils racontèrent tout ce qui s'était passé, qu'il y avait dans le voisinage deux armées, et que celle des Gaulois était fort proche, ayant en queue celle d'Émilius. Le consul fut touché de l'échec que son collègue avait souffert, mais il fut charmé d'avoir surpris les Gaulois dans leur marche et de les voir entre deux armées. Sur-le-champ il commande aux tribuns de ranger les légions en bataille, de donner à leur front l'étendue que les lieux permettraient et de s'avancer contre l'ennemi. Il y avait sur le chemin une hauteur au pied de laquelle il fallait que les Gaulois passassent. Atilius y courut avec la cavalerie et se posta sur le sommet, dans le dessein de commencer le premier le combat, persuadé que par là il aurait la meilleure part à la gloire de l'événement. Les Gaulois, qui croyaient Atilius bien loin, voyant cette hauteur occupée par les Romains, ne soupçonnèrent rien autre chose, sinon que pendant la nuit Émilius avait battu la campagne avec sa cavalerie pour s'emparer le premier des postes avantageux. Sur cela, ils détachèrent aussi la leur et quelques soldats armés à la légère pour chasser les Romains de la hauteur. Mais ayant su d'un prisonnier que c'était Atilius qui l'occupait, ils mirent au plus vite l'infanterie en bataille et la disposèrent de manière que, rangée dos à dos, elle faisait front par devant et par derrière; ordre de bataille qu'ils prirent sur le rapport du prisonnier et sur ce qui se passait actuellement, pour se défendre, et contre ceux qu'ils savaient à leurs trousses, et contre ceux qu'ils avaient en tête.
Émilius avait bien ouï parler du débarquement des légions à Pise; mais il ne s'attendait pas qu'elles seraient si proche; il n'apprit sûrement le secours qui lui était venu que par le combat qui se livra à la hauteur. Il y envoya aussi de la cavalerie et en même temps il conduisit aux ennemis l'infanterie rangée à la manière ordinaire.
Dans l'armée des Gaulois, les Gésates et après eux les Insubriens faisaient front du côté de la queue, qu'Émilius devait attaquer; ils avaient à dos les Taurisques et les Boïens, qui faisaient face du côté qu'Atilius viendrait. Les chariots bordaient les ailes; et le butin fut mis sur une des montagnes voisines, avec un détachement pour le garder. Cette armée à deux fronts n'était pas seulement terrible à voir, elle était encore très-propre pour l'action. Les Insubriens y paraissaient avec leurs braies, et n'ayant autour d'eux que des saies légères. Les Gésates, aux premiers rangs, soit par vanité, soit par bravoure, avaient jeté bas leurs vêtements et ne gardaient que leurs armes, de peur que les buissons qui se rencontraient çà et là en certains endroits ne les arrêtassent et ne les empêchassent d'agir.
Le premier choc se fit à la hauteur, et fut vu des trois armées, tant il y avait de cavalerie de part et d'autre qui combattait. Atilius perdit la vie dans la mêlée, où il se distinguait par son intrépidité et sa valeur, et sa tête fut apportée aux rois des Gaulois. Malgré cela, la cavalerie romaine fit si bien son devoir, qu'elle emporta la position et gagna une pleine victoire sur celle des ennemis.
L'infanterie s'avança ensuite, l'une contre l'autre. Ce fut un spectacle fort singulier, et aussi surprenant pour ceux qui sur le récit d'un fait peuvent par l'imagination se le mettre comme sous les yeux, que pour ceux qui en furent témoins. Car une bataille entre trois armées tout ensemble est assurément une action d'une espèce et d'une manœuvre bien particulière. D'ailleurs aujourd'hui, comme alors, il n'est pas aisé de démêler si les Gaulois attaqués de deux côtés, s'étaient formés de la manière la moins avantageuse ou la plus convenable. Il est vrai qu'ils avaient à combattre de deux côtés; mais aussi, rangés dos à dos, ils se mettaient mutuellement à couvert de tout ce qui pouvait les prendre en queue. Et, ce qui devait le plus contribuer à la victoire, tout moyen de fuir leur était interdit; et une fois défaits, il n'y avait plus pour eux de salut à espérer; car tel est l'avantage de l'ordonnance à deux fronts.
Quant aux Romains, voyant les Gaulois pris entre deux armées et enveloppés de toutes parts, ils ne pouvaient que bien espérer du combat; mais, d'un autre côté, la disposition de ces troupes et le bruit qui s'y faisait les jetait dans l'épouvante. Le nombre des cors et des trompettes y était innombrable, et toute l'armée ajoutant à ces instruments ses cris de guerre, le vacarme était tel que les montagnes voisines, qui en renvoyaient l'écho, semblaient elles-mêmes joindre leurs cris au bruit des trompettes et des soldats. Ils étaient encore effrayés de l'attitude et des mouvements des soldats des premiers rangs, qui en effet frappaient autant par la beauté et la vigueur de leur corps que par leur complète nudité, outre qu'il n'y en avait aucun dans ces premiers rangs qui n'eût le cou et les bras ornés de colliers et de bracelets d'or. A l'aspect de cette armée, les Romains ne purent se défendre d'une certaine frayeur, mais l'espérance d'un riche butin enflamma leur courage.
Les archers s'avancent sur le front de la première ligne, selon la coutume des Romains, et commencent l'action par une grêle épouvantable de traits. Les Gaulois des derniers rangs n'en souffrirent pas extrêmement, leurs braies et leurs saies les en préservèrent; mais ceux des premiers rangs, qui ne s'attendaient pas à ce prélude, et qui n'avaient rien sur le corps qui les mît à couvert, en furent très-incommodés. Ils ne savaient que faire pour parer les coups. Leurs boucliers n'étaient pas assez larges pour les couvrir; ils étaient nus, et plus leurs corps étaient grands, plus il tombait de traits sur eux. Se venger sur les archers eux-mêmes des blessures qu'ils recevaient était impossible; ils en étaient trop éloignés, et d'ailleurs comment avancer au travers d'un si grand nombre de traits? Dans cet embarras, les uns transportés de fureur et de désespoir, se jettent inconsidérément parmi les ennemis et se livrent volontairement à la mort; les autres pâles, défaits, tremblants, reculent et rompent les rangs qui étaient derrière eux. C'est ainsi que dès la première attaque fut rabaissé l'orgueil et la fierté des Gésates.
Quand les archers se furent retirés, les Insubriens, les Boïens et les Taurisques en vinrent aux mains. Ils se battirent avec tant d'acharnement que malgré les plaies dont ils étaient couverts, on ne pouvait les arracher de leur poste. Si leurs armes eussent été les mêmes que celles des Romains, ils remportaient la victoire. Ils avaient à la vérité comme eux des boucliers pour parer, mais leurs épées ne leur rendaient pas les mêmes services. Celles des Romains taillaient et frappaient, au lieu que les leurs ne frappaient que de taille.
Ces troupes se soutinrent jusqu'à ce que la cavalerie romaine fut descendue de la hauteur, et les eut prises en flanc. Alors l'infanterie fut taillée en pièces, et la cavalerie s'enfuit à vau-de-route. Quarante mille Gaulois restèrent sur la place, et on fit au moins dix mille prisonniers, entre lesquels était Concolitan, un de leurs rois. Anéroeste se sauva avec quelques-uns des siens en je ne sais quel endroit, où il se tua de sa propre main. Émilius ayant ramassé les dépouilles, les envoya à Rome, et rendit le butin à ceux à qui il appartenait. Puis, marchant à la tête des légions par la Ligurie, il se jeta sur le pays des Boïens, y laissa ses soldats se gorger de butin, et revint à Rome en peu de jours avec l'armée. Tout ce qu'il avait pris de drapeaux, de colliers et de bracelets, il l'employa à la décoration du Capitole; le reste des dépouilles et les prisonniers servirent à orner son triomphe. C'est ainsi qu'échoua cette formidable irruption des Gaulois, laquelle menaçait d'une ruine entière, non-seulement toute l'Italie, mais Rome même (225 av. J.-C.).
Après ce succès, les Romains ne doutant point qu'ils ne fussent en état de chasser les Gaulois de tous les environs du Pô, firent de grands préparatifs de guerre, levèrent des troupes, et les envoyèrent contre eux sous la conduite de Q. Fulvius et de Titus Manlius, qui venaient d'être créés consuls. Cette irruption épouvanta les Boïens, ils se rendirent à discrétion. Du reste, les pluies furent si grosses, et la peste ravagea tellement l'armée des Romains, qu'ils ne firent rien de plus pendant cette campagne.
L'année suivante, Publius Furius et Caius Flaminius se jetèrent encore dans la Gaule, par le pays des Anamares, peuple assez peu éloigné de Marseille. Après leur avoir persuadé de se déclarer en leur faveur, ils entrèrent dans le pays des Insubriens, par l'endroit où l'Adda se jette dans le Pô. Ayant été fort maltraités au passage de la rivière et dans leurs campements, et mis hors d'état d'agir, ils firent un traité avec ce peuple et sortirent du pays. Après une marche de plusieurs jours, ils passèrent le Cluson, entrèrent dans le pays des Cénomans, leurs alliés, avec lesquels ils retombèrent par le bas des Alpes sur les plaines des Insubriens, où ils mirent le feu et saccagèrent tous les villages. Les chefs de ce peuple voyant les Romains dans une résolution fixe de les exterminer, prirent enfin le parti de tenter la fortune et de risquer le tout pour le tout. Pour cela ils rassemblent en un même endroit tous leurs drapeaux, même ceux qui étaient relevés d'or, qu'ils appelaient les drapeaux immobiles, et qui avaient été tirés du temple de Minerve. Ils font provision de toutes les munitions nécessaires, et au nombre de cinquante mille hommes ils vont hardiment et avec un appareil terrible se camper devant les ennemis.
Les Romains, de beaucoup inférieurs en nombre, avaient d'abord dessein de faire usage dans cette bataille des troupes gauloises qui étaient dans leur armée. Mais, sur la réflexion qu'ils firent que les Gaulois ne se font pas scrupule d'enfreindre les traités, et que c'était contre des Gaulois que le combat devait se donner, ils craignirent d'employer ceux qu'ils avaient dans une affaire si délicate et si importante; et pour se précautionner contre toute trahison, ils les firent passer au delà de la rivière et plièrent ensuite les ponts. Pour eux, ils restèrent en deçà et se mirent en bataille sur le bord, afin qu'ayant derrière eux une rivière qui n'était pas guéable, ils n'espérassent de salut que de la victoire.
Cette bataille est célèbre par l'intelligence avec laquelle les Romains s'y conduisirent. Tout l'honneur en est dû aux tribuns, qui instruisirent l'armée en général, et chaque soldat en particulier de la manière dont on devait s'y prendre. Les tribuns, dans les combats précédents, avaient observé que le feu et l'impétuosité des Gaulois, tant qu'ils n'étaient pas entamés, les rendaient à la vérité formidables dans le premier choc, mais que leurs épées n'avaient pas de pointe, qu'elles ne frappaient que de taille et qu'un seul coup; que le fil s'en émoussait et qu'elles se pliaient d'un bout à l'autre; que si les soldats, après le premier coup, n'avaient pas le loisir de les appuyer contre terre et de les redresser avec le pied, le second n'était d'aucun effet. Sur ces remarques, les tribuns donnent à la première ligne les piques des triaires qui sont à la seconde, et commandent à ces derniers de se servir de leurs épées. On attaque de front les Gaulois, qui n'eurent pas plutôt porté les premiers coups que leurs épées leur devinrent inutiles. Alors les Romains fondent sur eux l'épée à la main, sans que les Gaulois puissent faire aucun usage des leurs; au lieu que les Romains ayant des épées pointues et bien affilées, frappent d'estoc et non pas de taille. Portant donc alors des coups et sur la poitrine et au visage des Gaulois, et faisant plaie sur plaie, ils en jetèrent la plus grande partie sur le carreau. La prévoyance des tribuns leur fut d'un grand secours dans cette occasion. Car le consul Flaminius ne paraît pas s'y être conduit en habile homme. Rangeant son armée en bataille sur le bord même de la rivière, et ne laissant par là aux cohortes aucun espace pour reculer, il ôtait à la manière de combattre des Romains ce qui lui est particulier. Si pendant le combat, les ennemis avaient gagné tant soit peu de terrain sur son armée, elle eût été renversée et culbutée dans la rivière. Heureusement le courage des Romains les mit à couvert de ce danger. Ils firent un butin immense, et, enrichis de dépouilles considérables, ils reprirent le chemin de Rome.
L'année suivante les Gaulois envoyèrent demander la paix; mais les deux consuls Marcus Claudius et Cn. Cornélius ne jugèrent pas à propos qu'on la leur accordât. Les Gaulois rebutés se disposèrent à faire un dernier effort; ils allèrent lever à leur solde chez les Gésates, le long du Rhône, environ trente mille hommes qu'ils exercèrent en attendant l'arrivée de l'ennemi. Au printemps, les consuls entrent dans le pays des Insubriens, et s'étant campés proche d'Acerres, ville située entre le Pô et les Alpes, ils y mettent le siége. Comme ils s'étaient emparés les premiers des postes avantageux, les Insubriens ne purent aller au secours de la ville; cependant, pour en faire lever le siége, ils firent passer le Pô à une partie de leur armée, entrèrent dans les terres des Adréens et assiégèrent Clastidium. A cette nouvelle, M. Claudius, à la tête de la cavalerie et d'une partie de l'infanterie, marche au secours des assiégés. Sur le bruit que les Romains approchent, les Gaulois laissent là Clastidium, viennent au-devant des ennemis et se rangent en bataille. La cavalerie fond sur eux avec impétuosité; ils soutiennent de bonne grâce le premier choc, mais cette cavalerie les ayant ensuite enveloppés et attaqués en queue et en flanc, ils plièrent de toutes parts. Une partie fut culbutée dans la rivière, le plus grand nombre fut passé au fil de l'épée. Les Gaulois qui étaient dans Acerres abandonnèrent la ville aux Romains et se retirèrent à Milan, qui est la capitale des Insubriens (222 av. J.-C.).
Cornélius se met sur-le-champ aux trousses des fuyards et paraît tout d'un coup devant Milan. Sa présence tint d'abord les Gaulois en respect; mais il n'eut pas sitôt repris la route d'Acerres, qu'ils sortent sur lui, chargent vivement son arrière-garde, en tuent une bonne partie et en mettent plusieurs en fuite. Le consul fait avancer l'avant-garde et l'encourage à faire tête aux ennemis; l'action s'engage; les Gaulois, fiers de l'avantage qu'ils venaient de remporter, font ferme quelque temps; mais bientôt enfoncés, ils prirent la fuite vers les montagnes. Cornélius les y poursuivit, ravagea le pays et emporta de force la ville de Milan. Après cette déroute, les chefs des Insubriens ne voyant plus de jour à se relever, se rendirent aux Romains à discrétion.
Ainsi se termina la guerre contre les Gaulois. Il ne s'en est pas vu de plus formidable, si l'on en veut juger par l'audace désespérée des combattants, par les combats qui s'y sont donnés et par le nombre de ceux qui y ont perdu la vie en bataille rangée. Mais à la regarder du côté des vues qui ont porté les Gaulois à prendre les armes et de l'inconsidération avec laquelle chaque chose s'y est faite, il n'y eut jamais de guerre plus méprisable; par la raison que ces peuples, je ne dis pas dans la plupart de leurs actions, mais généralement dans tout ce qu'ils entreprennent, suivent plutôt leur impétuosité qu'ils ne consultent les règles de la raison et de la prudence. Aussi furent-ils chassés en peu de temps de tous les environs du Pô, à quelques endroits près qui sont au pied des Alpes; et cet événement m'a fait croire qu'il ne fallait pas laisser dans l'oubli leur première irruption, les choses qui se sont passées depuis, et leur dernière défaite. Ces jeux de la fortune sont du ressort de l'histoire, et il est bon de les transmettre à nos neveux pour leur apprendre à ne pas craindre les incursions subites et irrégulières des Barbares. Ils verront par là qu'elles durent peu, et qu'il est aisé de se défaire de ces sortes d'ennemis, pourvu qu'on leur tienne tête, et que l'on mette plutôt tout en œuvre que de leur rien céder de ce qui nous appartient. Je suis persuadé que ceux qui nous ont laissé l'histoire de l'irruption des Perses dans la Grèce et des Gaulois à Delphes, ont beaucoup contribué au succès des combats que les Grecs ont soutenu pour maintenir leur liberté; car quand on se représente les choses extraordinaires qui se firent alors, et le nombre innombrable d'hommes qui, malgré leur valeur et leur formidable appareil de guerre, furent vaincus par des troupes qui surent dans les combats leur opposer la résolution, l'adresse et l'intelligence, il n'y a plus de magasins, plus d'arsenaux, plus d'armées qui épouvantent ou qui fassent perdre l'espérance de pouvoir défendre son pays et sa patrie.
Polybe, Histoire, liv. II, ch. 3 à 6. Trad. de dom Thuillier.
Polybe, historien grec, né en 206 av. J.-C., mourut en 124. Il est auteur d'une histoire générale en quarante livres, dont il ne reste que les cinq premiers et des fragments des autres livres. Polybe est un historien critique, judicieux et impartial.
PRISE DE ROME PAR LES GAULOIS.
390 av. J.-C.
Des députés de Clusium vinrent demander aux Romains du secours contre les Gaulois. Cette nation, à ce que la tradition rapporte, séduite par la douce saveur des fruits de l'Italie et surtout de son vin, volupté qui lui était encore inconnue, avait passé les Alpes et s'était emparée des terres cultivées auparavant par les Étrusques. Aruns de Clusium avait, dit-on, transporté du vin dans la Gaule pour allécher ce peuple, et l'intéresser dans sa vengeance contre le ravisseur de sa femme, Lucumon, dont il avait été le tuteur, riche et puissant jeune homme qu'il ne pouvait punir qu'à l'aide d'un secours étranger. Il se mit à leur tête, leur fit passer les Alpes, et les mena assiéger Clusium. Pour moi, j'admettrais volontiers que les Gaulois furent conduits devant Clusium par Aruns ou par tout autre Clusien; mais il est constant que ceux qui assiégèrent Clusium n'étaient pas les premiers qui eussent passé les Alpes: car deux cents ans avant le siége de Clusium et la prise de Rome, les Gaulois étaient descendus en Italie; et longtemps avant les Clusiens, d'autres Étrusques, qui habitaient entre l'Apennin et les Alpes, eurent souvent à combattre les armées gauloises. Les Toscans, avant qu'il ne fût question de l'empire romain, avaient au loin étendu leur domination sur terre et sur mer; les noms mêmes de la mer Supérieure et de la mer Inférieure qui ceignent l'Italie comme une île, attestent la puissance de ce peuple: les populations italiques avaient appelé l'une mer de Toscane, du nom même de la nation, l'autre mer Adriatique, du nom d'Adria, colonie des Toscans. Les Grecs les appellent mer Tyrrhénienne et mer Adriatique. Maîtres du territoire qui s'étend de l'une à l'autre mer, les Toscans y bâtirent douze villes, et s'établirent d'abord en deçà de l'Apennin vers la mer Inférieure; ensuite de ces villes capitales furent expédiées autant de colonies qui, à l'exception de la terre des Vénètes, enfoncée à l'angle du golfe, envahirent tout le pays au delà du Pô jusqu'aux Alpes. Toutes les nations alpines ont eu, sans aucun doute, la même origine, et les Rhètes avant toutes: c'est la nature sauvage de ces contrées qui les a rendues farouches au point que de leur antique patrie ils n'ont rien conservé que l'accent, et encore bien corrompu.
Pour ce qui est du passage des Gaulois en Italie, voici ce qu'on en raconte: A l'époque où Tarquin-l'Ancien régnait à Rome, la Celtique, une des trois parties de la Gaule, obéissait aux Bituriges, qui lui donnaient un roi. Sous le gouvernement d'Ambigat, que ses vertus, ses richesses et la prospérité de son peuple avaient rendu tout-puissant, la Gaule reçut un tel développement par la fertilité de son sol et le nombre de ses habitants, qu'il sembla impossible de contenir le débordement de sa population. Le roi, déjà vieux, voulant débarrasser son royaume de cette multitude qui l'écrasait, invita Bellovèse et Sigovèse, fils de sa sœur, jeunes hommes entreprenants, à aller chercher un autre séjour dans les contrées que les dieux leur indiqueraient par les augures: ils seraient libres d'emmener avec eux autant d'hommes qu'ils voudraient, afin que nulle nation ne pût repousser les nouveaux venus. Le sort assigna à Sigovèse les forêts Hercyniennes; à Bellovèse, les dieux montrèrent un plus beau chemin, celui de l'Italie. Il appela à lui, du milieu de ces surabondantes populations, des Bituriges, des Arvernes, des Sénons, des Édues, des Ambarres, des Carnutes, des Aulerques; et, partant avec de nombreuses troupes de gens à pied et à cheval, il arriva chez les Tricastins. Là, devant lui, s'élevaient les Alpes; et, ce dont je ne suis pas surpris, il les regardait sans doute comme des barrières insurmontables; car, de mémoire d'homme, à moins qu'on ne veuille ajouter foi aux exploits fabuleux d'Hercule, nul pied humain ne les avait franchies. Arrêtés, et pour ainsi dire enfermés au milieu de ces hautes montagnes, les Gaulois cherchaient de tous côtés, à travers ces roches perdues dans les cieux, un passage par où s'élancer vers un autre univers, quand un scrupule religieux vint encore les arrêter; ils apprirent que des étrangers, qui cherchaient comme eux une patrie, avaient été attaqués par les Salyens. Ceux là étaient les Massiliens, qui étaient venus par mer de Phocée. Les Gaulois virent là un présage de leur destinée: ils aidèrent ces étrangers à s'établir sur le rivage où ils avaient abordé, et qui était couvert de vastes forêts. Pour eux, ils franchirent les Alpes par des gorges inaccessibles, traversèrent le pays des Taurins, et, après avoir vaincu les Toscans, près du fleuve Tésin, il se fixèrent dans un canton qu'on nommait la terre des Insubres. Ce nom, qui rappelait aux Édues les Insubres de leur pays, leur parut d'un heureux augure, et ils fondèrent là une ville qu'ils appelèrent Mediolanum (Milan).
Bientôt, suivant les traces de ces premiers Gaulois, une troupe de Cénomans, sous la conduite d'Elitovius, passe les Alpes par le même défilé, avec l'aide de Bellovèse, et vient s'établir aux lieux alors occupés par les Libuens, et où sont maintenant les villes de Brescia et de Vérone. Après eux, les Salluves se répandent le long du Tésin, près de l'antique peuplade des Ligures Lèves. Ensuite, par les Alpes Pennines, arrivent les Boïens et les Lingons, qui, trouvant tout le pays occupé entre le Pô et les Alpes, traversent le Pô sur des radeaux, et chassent de leur territoire les Étrusques et les Ombres: toutefois, ils ne passèrent point l'Apennin. Enfin, les Sénons, qui vinrent en dernier, prirent possession de la contrée qui est située entre le fleuve Utens et l'Esis. Je trouve dans l'histoire que ce fut cette nation qui vint à Clusium et ensuite à Rome; mais on ignore si elle vint seule ou soutenue par tous les peuples de la Gaule cisalpine. Tout, dans cette nouvelle guerre, épouvanta les Clusiens; et la multitude de ces hommes, et leur stature gigantesque, et la forme de leurs armes, et ce qu'ils avaient ouï dire de leurs nombreuses victoires, en deçà et au delà du Pô, sur les légions étrusques: aussi, quoiqu'ils n'eussent d'autre titre d'alliance et d'amitié auprès de la république que leur refus de défendre contre les Romains les Véiens, leurs frères, ils envoyèrent des députés à Rome pour demander du secours au sénat. Ce secours ne leur fut point accordé; mais trois députés, tous trois fils de M. Fabius Ambustus, furent chargés d'aller, au nom du sénat et du peuple romain, inviter les Gaulois à ne pas attaquer une nation dont ils n'avaient reçu aucune injure, et d'ailleurs alliée du peuple romain et son amie. Les Romains, au besoin, les protégeront aussi de leurs armes; mais ils trouvent sage de n'avoir recours à ce moyen que le plus tard possible; et pour faire connaissance avec les Gaulois, nouveau peuple, mieux vaut la paix que la guerre.
Cette mission était toute pacifique; mais elle fut confiée à des députés d'un caractère farouche, et qui étaient plus gaulois que romains. Lorsqu'ils eurent exposé leur message au conseil des Gaulois, on leur fit cette réponse: «Bien qu'on entende pour la première fois parler des Romains, on les estime vaillants hommes, puisque les Clusiens, dans des circonstances critiques, ont imploré leur appui; et, puisque ayant à protéger contre eux leurs alliés, ils ont mieux aimé avoir recours à une députation qu'à la voie des armes, on ne repoussera point la paix qu'ils proposent, si aux Gaulois, qui manquent de terres, les Clusiens, qui en possèdent plus qu'ils n'en peuvent cultiver, cèdent une partie de leur territoire; autrement, la paix ne sera pas accordée. C'est en présence des Romains qu'ils veulent qu'on leur réponde: et s'ils n'obtiennent qu'un refus, c'est en présence des mêmes Romains qu'ils combattront, afin que ceux-ci puissent annoncer chez eux combien les Gaulois surpassent en bravoure les autres hommes.» Les Romains leur ayant alors demandé de quel droit ils venaient exiger le territoire d'un autre peuple et le menacer de la guerre, et ce qu'ils avaient affaire, eux Gaulois, en Étrurie; et les Gaulois ayant répondu fièrement qu'ils portaient leur droit dans leurs armes, et que tout appartenait aux hommes de courage, les esprits s'échauffent, on court aux armes et la lutte s'engage. Alors les destins contraires l'emportent sur Rome: les députés, au mépris du droit des gens, prennent les armes, et ce combat de trois des plus vaillants et des plus nobles enfants de Rome, à la tête des enseignes étrusques, ne put demeurer secret: ils furent trahis par l'éclat de leur bravoure étrangère. Bien plus, Q. Fabius, qui courait à cheval en avant de l'armée, alla contre un chef des Gaulois qui se jetait avec furie sur les enseignes étrusques, lui perça le flanc de sa lance et le tua: pendant qu'il le dépouillait, il fut reconnu par les Gaulois, et signalé sur toute la ligne comme étant l'envoyé de Rome. On dépose alors tout ressentiment contre les Clusiens, et l'on sonne la retraite en menaçant les Romains. Plusieurs même émirent l'avis de marcher droit sur Rome; mais les vieillards obtinrent qu'on enverrait d'abord des députés porter plainte de cet outrage et demander qu'en expiation de cette atteinte au droit des gens, on leur livrât les Fabius. Les députés Gaulois étant arrivés, exposèrent leur message: mais, bien que le sénat désapprouvât la conduite des Fabius et trouvât juste la demande des Barbares, il n'osait point prononcer contre les coupables un arrêt mérité, empêché qu'il était par la faveur attachée à des hommes aussi considérables. Ainsi, pour n'avoir pas à répondre des malheurs que pourrait entraîner une guerre avec les Gaulois, il renvoya au peuple la connaissance de leur réclamation. Là, le crédit et les largesses eurent tant d'influence, que ceux dont on poursuivait le châtiment furent créés tribuns militaires, avec puissance de consuls pour l'année suivante. Cela fait, les Gaulois, justement indignés d'une pareille insulte, retournèrent au camp, en prononçant tout haut des menaces de guerre. Avec les trois Fabius, on créa tribuns des soldats Q. Sulpicius Longus, Q. Servilius pour la quatrième fois, Ser. Cornélius Maluginensis.
En présence de l'immense péril qui la menaçait (tant la fortune aveugle les esprits, quand elle veut rendre ses coups irrésistibles!) cette cité, qui, ayant affaire aux Fidénates, aux Véiens et aux autres peuples voisins, avait eu recours aux mesures extrêmes et tant de fois nommé un dictateur, aujourd'hui, attaquée par un ennemi étranger et inconnu, qui lui apportait la guerre des rives de l'Océan et des dernières limites du monde, elle ne recourut ni à un commandement ni à des moyens de défense extraordinaires. Les tribuns, dont la témérité avait amené cette guerre, dirigeaient les préparatifs; et, affectant de mépriser l'ennemi, ils n'apportaient à la levée des troupes ni plus de soin ni plus de surveillance que s'il se fût agi d'une guerre ordinaire. Cependant les Gaulois avaient appris que l'on s'était complu à conserver des honneurs aux violateurs des droits de l'humanité, et qu'on s'était joué de leur députation; bouillant de colère, et d'un naturel impuissant à la contenir, ils arrachent leurs enseignes, et s'avancent d'une marche rapide sur le chemin de Rome. Comme, au bruit de leur passage, les villes épouvantées couraient aux armes, et que les habitants des campagnes prenaient la fuite, les Gaulois annonçaient partout à grands cris qu'ils allaient sur Rome; et, dans tous les endroits qu'ils traversaient, cette confuse multitude d'hommes et de chevaux occupait au loin un espace immense. La renommée qui marchait devant eux, les courriers de Clusium et de plusieurs autres villes avaient porté l'effroi dans Rome; leur venue impétueuse augmenta encore la terreur. L'armée partit au-devant d'eux à la hâte et en désordre; et, à peine à onze milles de Rome, les rencontra à l'endroit où le fleuve Allia, roulant du haut des monts Crustumins, creuse son lit, et va, un peu au-dessous du chemin, se jeter dans le Tibre. Partout, en face et autour des Romains, le pays était couvert d'ennemis; et cette nation, qui se plaît par goût au tumulte, faisait au loin retentir l'horrible harmonie de ses chants sauvages et de ses bizarres clameurs.
Là, les tribuns militaires, sans avoir d'avance choisi l'emplacement de leur camp, sans avoir élevé un retranchement qui pût leur offrir une retraite, et ne se souvenant pas plus des dieux que des hommes, rangent l'armée en bataille, sans prendre les auspices et sans immoler de victimes. Afin de ne pas être enveloppés par l'ennemi, ils étendent leurs ailes; mais ils ne purent égaler le front des Gaulois, et leur centre affaibli ne forma plus qu'une ligne sans consistance. Sur leur droite était une éminence où ils jugèrent à propos de placer leur réserve, et si par ce point commença la terreur et la déroute, là aussi se trouva le salut des fuyards. En effet, Brennus, qui commandait les Gaulois, craignant surtout un piége de la part d'un ennemi si inférieur en nombre, et persuadé que leur intention, en s'emparant de cette hauteur, était d'attendre que les Gaulois en fussent venus aux mains avec le front des légions pour lancer la réserve sur leur flanc et sur leur dos, marcha droit à ce poste; il ne doutait pas que, s'il parvenait à s'en emparer, l'immense supériorité du nombre ne lui donnât une victoire facile; et ainsi la science militaire aussi bien que la fortune se trouva du côté des Barbares. Dans l'armée opposée, il n'y avait rien de romain, ni chez les généraux ni chez les soldats; les esprits n'étaient préoccupés que de leur crainte et de la fuite; et, dans leur égarement, la plupart se sauvèrent à Véies, ville ennemie dont ils étaient séparés par le Tibre, au lieu de suivre la route qui les aurait menés droit à Rome vers leurs femmes et leurs enfants. La réserve fut un moment défendue par l'avantage du poste; mais dans le reste de l'armée, à peine les plus rapprochés eurent-ils entendu sur leurs flancs, et les plus éloignés derrière eux, le cri de guerre des Gaulois, que, presque avant de voir cet ennemi qu'ils ne connaissaient pas encore, avant de tenter la moindre résistance, avant même d'avoir répondu au cri de guerre, intacts et sans blessures, ils prirent la fuite. On n'en vit point périr en combattant; l'arrière-garde éprouva quelque perte, empêchée qu'elle fut dans sa fuite par les autres corps qui se sauvaient sans ordre. Sur la rive du Tibre, où l'aile gauche s'était enfuie tout entière, après avoir jeté ses armes, il en fut fait un grand carnage; et une foule de soldats qui ne savaient pas nager, ou à qui le poids de leur cuirasse et de leurs vêtements en ôtait la force, furent engloutis dans le fleuve. Le plus grand nombre cependant purent sains et saufs gagner Véies, d'où ils n'envoyèrent à Rome ni le moindre renfort pour la garder, ni même un courrier pour annoncer leur défaite. L'aile droite placée loin du fleuve et presque au pied de la montagne, se retira vers Rome, et sans se donner le temps d'en fermer les portes se réfugia dans la citadelle.
Les Gaulois, de leur côté, étaient comme stupéfaits d'une victoire si prodigieuse et si soudaine; eux-mêmes ils restèrent d'abord immobiles de peur, sachant à peine ce qui venait d'arriver; puis ils craignirent qu'il n'y eût là quelque piége; enfin ils se mirent à dépouiller les morts, et, suivant leur coutume, entassèrent les armes en monceaux. Après quoi, n'apercevant nulle part rien d'hostile, ils se mettent en marche et arrivent à Rome un peu avant le coucher du soleil. La cavalerie qui marchait en avant leur apprit que les portes n'étaient point fermées; qu'il n'y avait point de postes pour les couvrir, point de soldats sur les murailles. Ce nouveau prodige, si semblable au premier, les arrêta encore; la crainte de la nuit et l'ignorance des lieux les décidèrent à camper entre la ville et l'Anio, après avoir envoyé au tour des remparts et vers les autres portes des éclaireurs qui devaient tâcher de découvrir quelle était dans cette situation désespérée l'intention des ennemis. La plus grande partie de l'armée romaine avait gagné Véies; mais à Rome on ne croyait échappés de la bataille que ceux qui étaient venus se réfugier dans la ville, et les citoyens désolés, pleurant les vivants aussi bien que les morts, remplirent presque toute la ville de cris lamentables. Les douleurs privées se turent devant la terreur générale, quand on annonça l'arrivée de l'ennemi; et bientôt l'on entendit les hurlements, les chants discordants des Barbares qui erraient par troupes autour des remparts. Pendant tout le temps qui s'écoula depuis lors, les esprits demeurèrent en suspens; d'abord, à leur arrivée, on craignit de les voir d'un moment à l'autre se précipiter sur la ville, car si tel n'eût pas été leur dessein, ils se seraient arrêtés sur les bords de l'Allia; puis, au coucher du soleil, comme il ne restait que peu de jour, on pensa que l'attaque aurait lieu avant la nuit; et ensuite, que le projet était remis à la nuit même pour répandre plus de terreur. Enfin, à l'approche du jour, tous les cœurs étaient glacés d'effroi; et cette crainte sans intervalle fut suivie de l'affreuse réalité, quand les enseignes menaçantes des Barbares se présentèrent aux portes. Cependant il s'en fallut de beaucoup que cette nuit et le jour suivant Rome se montrât la même que sur l'Allia, où ses troupes avaient fui si lâchement. En effet, comme on ne pouvait pas se flatter avec un si petit nombre de soldats de défendre la ville, on prit le parti de faire monter dans la citadelle et au Capitole, outre les femmes et les enfants, la jeunesse en état de porter les armes et l'élite du sénat; et, après y avoir réuni tout ce qu'on pourrait amasser d'armes et de vivres, de défendre, dans ce poste fortifié, les dieux, les hommes et le nom romain. Le flamine et les prêtresses de Vesta emportèrent loin du meurtre, loin de l'incendie, les objets du culte public, qu'on ne devait point abandonner tant qu'il resterait un Romain pour en accomplir les rites. Si la citadelle, si le Capitole, séjour des dieux, si le sénat, cette tête des conseils de la république, si la jeunesse en état de porter les armes, venaient à échapper à cette catastrophe imminente, on pourrait se consoler de la perte des vieillards qu'on laissait dans la ville, abandonnés à la mort. Et pour que la multitude se soumît avec moins de regret, les vieux triomphateurs, les vieux consulaires déclarèrent leur intention de mourir avec les autres, ne voulant point que leurs corps, incapables de porter les armes et de servir la patrie, aggravassent le dénûment de ses défenseurs.
Ainsi se consolaient entre eux les vieillards destinés à la mort. Ensuite ils adressent des encouragements à la jeunesse, qu'ils accompagnent jusqu'au Capitole et à la citadelle, en recommandant à son courage et à sa vigueur la fortune, quelle qu'elle dût être, d'une cité victorieuse pendant trois cent soixante ans dans toutes ses guerres. Mais au moment où ces jeunes gens, qui emportaient avec eux tout l'espoir et toutes les ressources de Rome, se séparèrent de ceux qui avaient résolu de ne point survivre à sa ruine, la douleur de cette séparation, déjà par elle-même si triste, fut encore accrue par les pleurs et l'anxiété des femmes, qui, courant incertaines tantôt vers les uns, tantôt vers les autres, demandaient à leurs maris et à leurs fils à quel destin ils les abandonnaient: ce fut le dernier trait à ce tableau des misères humaines. Cependant une grande partie d'entre elles suivirent dans la citadelle ceux qui leur étaient chers, sans que personne les empêchât ou les rappelât; car cette précaution, qui aurait eu pour les assiégés l'avantage de diminuer le nombre des bouches inutiles, semblait trop inhumaine. Le reste de la multitude, composé surtout de plébéiens, qu'une colline si étroite ne pouvait contenir, et qu'il était impossible de nourrir avec d'aussi faibles provisions, sortant en masse de la ville, gagna le Janicule; de là, les uns se répandirent dans les campagnes, les autres se sauvèrent vers les villes voisines, sans chef, sans accord, ne suivant chacun que son espérance et sa pensée personnelle, alors qu'il n'y avait plus ni pensée, ni espérance commune. Cependant le flamine de Quirinus et les vierges de Vesta, oubliant tout intérêt privé, ne pouvant emporter tous les objets du culte public, examinaient ceux qu'elles emporteraient, ceux qu'elles laisseraient, et à quel endroit elles en confieraient le dépôt: le mieux leur paraît de les enfermer dans de petits tonneaux qu'elles enfouissent dans une chapelle voisine de la demeure du flamine de Quirinus, lieu où même aujourd'hui on ne peut cracher sans profanation: pour le reste, elles se partagent le fardeau, et prennent la route qui, par le pont de bois, conduit au Janicule. Comme elles en gravissaient la pente, elles furent aperçues par L. Albinius, plébéien, qui sortait de Rome avec la foule des bouches inutiles, conduisant sur un chariot sa femme et ses enfants. Cet homme, faisant même alors la différence des choses divines et des choses humaines, trouva irréligieux que les pontifes de Rome portassent à pied les objets du culte public, tandis qu'on le voyait lui et les siens dans un chariot. Il fit descendre sa femme et ses enfants, monter à leur place les vierges et les choses saintes; et les conduisit jusqu'à Céré, où elles avaient dessein de se rendre.
Cependant à Rome, toutes les précautions une fois prises, autant que possible, pour la défense de la citadelle, les vieillards, rentrés dans leurs maisons, attendaient, résignés à la mort, l'arrivée de l'ennemi; et ceux qui avaient rempli des magistratures curules, voulant mourir dans les insignes de leur fortune passée, de leurs honneurs et de leur courage, revêtirent la robe solennelle que portaient les chefs des cérémonies religieuses ou les triomphateurs, et se placèrent au milieu de leurs maisons, sur leurs siéges d'ivoire. Quelques-uns même rapportent que, par une formule que leur dicta le grand pontife M. Fabius, ils se dévouèrent pour la patrie et pour les Romains, enfants de Quirinus. Pour les Gaulois, comme l'intervalle d'une nuit avait calmé chez eux l'irritation du combat, que nulle part on ne leur avait disputé la victoire, et qu'alors ils ne prenaient point Rome d'assaut et par force, ils y entrèrent le lendemain sans colère, sans emportement, par la porte Colline, laissée ouverte, et arrivèrent au Forum, promenant leurs regards sur les temples des dieux et la citadelle qui, seule, présentait quelque appareil de guerre. Puis ayant laissé près de la forteresse un détachement peu nombreux pour veiller à ce qu'on ne fît point de sortie pendant leur dispersion, ils se répandent pour piller dans les rues où ils ne rencontrent personne: les uns se précipitent en foule dans les premières maisons, les autres courent vers les plus éloignées, les croyant encore intactes et remplies de butin. Mais bientôt, effrayés de cette solitude, craignant que l'ennemi ne leur tendît quelque piége pendant qu'ils erraient çà et là, ils revenaient par troupes au Forum et dans les lieux environnants. Là, trouvant les maisons des plébéiens fermées avec soin, et les cours intérieures des maisons patriciennes tout ouvertes, ils hésitaient encore plus à mettre le pied dans celles-ci qu'à entrer de force dans les autres. Ils éprouvaient une sorte de respect religieux à l'aspect de ces nobles vieillards qui, assis sous le vestibule de leur maison, semblaient, à leur costume et à leur attitude, où il y avoit je ne sais quoi d'auguste qu'on ne trouve point chez les hommes, ainsi que par la gravité empreinte sur leur front et dans tous leurs traits, représenter la majesté des dieux. Les Barbares demeuraient debout à les contempler comme des statues; mais l'un d'eux s'étant, dit-on, avisé de passer doucement la main sur la barbe de M. Papirius, qui, suivant l'usage du temps, la portait fort longue, celui-ci frappa de son bâton d'ivoire la tête du Gaulois, dont il excita le courroux: ce fut par lui que commença le carnage, et presque aussitôt tous les autres furent égorgés sur leurs chaises curules. Les sénateurs massacrés, on n'épargna plus rien de ce qui respirait; on pilla les maisons, et, après les avoir dévastées, on les incendia.
Au reste, soit que tous n'eussent point le désir de détruire la ville, soit que les chefs gaulois n'eussent voulu incendier quelques maisons que pour effrayer les esprits, dans l'espoir que l'attachement des assiégés pour leurs demeures les amènerait à se rendre, soit enfin qu'en ne brûlant pas la ville entière ils voulussent se faire, de ce qu'ils auraient laissé debout, un moyen de fléchir l'ennemi, le feu ne marcha le premier jour ni sur une aussi grande étendue, ni avec autant de rapidité qu'il est d'usage dans une ville conquise. Pour les Romains, voyant de la citadelle l'ennemi remplir la ville et courir çà et là par toutes les rues; témoins à chaque instant, d'un côté ou d'un autre, d'un nouveau désastre, ils ne pouvaient plus ni maîtriser leurs âmes, ni suffire aux diverses impressions que la vue et l'ouïe leur apportaient. Partout où les cris de l'ennemi, les lamentations des femmes et des enfants, le bruit de la flamme et le fracas des toits croulants, appelaient leur attention, effrayés de toutes ces scènes de deuil, ils tournaient de ce côté leur esprit, leur visage et leurs yeux, comme si la fortune les eût placés là pour assister au spectacle de la chute de leur patrie, en ne leur laissant rien que leur corps à défendre. Ils étaient plus à plaindre que ne le furent jamais d'autres assiégés, car investis hors de leur ville, ils voyaient tout ce qu'ils possédaient au pouvoir de l'ennemi. La nuit ne fut pas plus calme que l'affreuse journée qu'elle suivait; ensuite le jour succéda à cette nuit agitée, et il ne se passa pas un moment où ils n'eussent à contempler quelque nouveau désastre. Cependant, malgré les maux dont ils étaient accablés et écrasés, leurs âmes ne plièrent point; et quand la flamme eut tout détruit, tout nivelé, ils songèrent encore à défendre bravement cette pauvre et faible colline qu'ils occupaient, dernier rempart de leur liberté; puis, s'habituant à des maux qui renaissaient chaque jour, ils finirent par en perdre le sentiment, et par concentrer leurs regards sur ces armes, leur dernière espérance, sur ce fer qu'ils avaient dans leurs mains.
Les Gaulois, après avoir, pendant plusieurs jours, fait une folle guerre contre les maisons de la ville, voyant debout encore, au milieu de l'incendie et des ruines de la cité conquise, des ennemis en armes que tant de désastres n'avaient pas effrayés, et qu'on ne pourrait réduire que par la force, résolurent de tenter une dernière épreuve et d'attaquer la citadelle. Au point du jour, à un signal donné, toute cette multitude se rassemble au Forum, où elle se range en bataille; puis, poussant un cri et formant la tortue, ils montent vers la citadelle. Les Romains se préparent avec ordre et prudence à les recevoir; ils placent des renforts à tous les points accessibles, opposent leur plus vaillante jeunesse partout où les enseignes s'avancent, et laissent monter l'ennemi, persuadés que plus il aura gravi de ces roches ardues, plus il sera facile de l'en faire descendre. Ils s'arrêtent vers le milieu de la colline, et, de cette hauteur, dont la pente les portait d'elle-même sur l'ennemi, s'élançant avec impétuosité, ils tuent et renversent les Gaulois, de telle sorte que jamais depuis, ni ensemble, ni séparément, ils ne tentèrent une attaque de ce genre. Renonçant donc à tout espoir d'emporter la place par la force des armes, ils se disposent à en faire le siége: mais, dans leur imprévoyance, ils venaient de brûler avec la ville tout le blé qui se trouvait à Rome, et pendant ce temps, tous les grains des campagnes avaient été recueillis et transportés à Véies. En conséquence, l'armée se partage; une partie s'éloigne et va butiner chez les nations voisines; l'autre demeure pour assiéger la citadelle, et les fourrageurs de la campagne sont tenus de fournir à sa subsistance. La fortune elle-même conduisit à Ardée, pour leur faire éprouver la valeur romaine, ceux des Gaulois qui partirent de Rome. Ardée était le lieu d'exil de Camille. Tandis que, plus affligé des maux de sa patrie que de son propre sort, il usait là ses jours à accuser les dieux et les hommes, s'indignant et s'étonnant de ne plus retrouver ces soldats intrépides qui, avec lui, avaient pris Véies et Faléries et qui, toujours, dans les autres guerres, s'étaient fait distinguer encore plus par leur courage que par leur bonheur, tout à coup il apprend qu'une armée gauloise s'avance, et qu'effrayés de son approche, les Ardéates tiennent conseil. Comme entraîné par une inspiration divine, lui qui jusqu'alors s'était abstenu de paraître dans toutes les réunions de ce genre, il accourut au milieu de leur assemblée.
«Ardéates, dit-il, mes vieux amis, et mes nouveaux concitoyens, puisqu'ainsi l'ont voulu vos bienfaits et ma fortune, n'allez pas croire que j'aie oublié ma situation en venant ici; mais l'intérêt et le péril commun font un devoir à chacun dans ces circonstances critiques, de contribuer, autant qu'il est en son pouvoir, au salut général. Et quand pourrai-je reconnaître les immenses services dont vous m'avez comblé, si j'hésite aujourd'hui? Où pourrai-je vous servir, sinon dans la guerre? C'est par cet unique talent que je me suis soutenu dans ma patrie; et, invaincu à la guerre, c'est durant la paix que j'ai été chassé par mes ingrats concitoyens. Pour vous, Ardéates, l'occasion se présente et de reconnaître les anciens et importants bienfaits du peuple romain, que vous n'avez point oubliés et qu'il n'est pas besoin de rappeler à vos mémoires, et d'acquérir en même temps à votre ville des alliés qui s'en souviennent, et une grande gloire militaire aux dépens de l'ennemi commun. Ces hommes dont les hordes confuses arrivent vers nous, tiennent de la nature une taille et un courage au-dessus de l'ordinaire, mais ils manquent de constance, et sont dans le combat plus effrayants que redoutables. Le désastre même de Rome en est la preuve: elle était ouverte quand ils l'ont prise: de la citadelle et du Capitole, une poignée d'hommes les arrête; et, déjà vaincus par l'ennui du siége, ils s'éloignent et se jettent errants sur les campagnes. Chargés de viandes et de vins, dont ils se gorgent avidement, quand la nuit survient, ils se couchent au bord des ruisseaux, sans retranchements, ni gardes, ni sentinelles, comme des bêtes sauvages; et maintenant leur imprévoyance habituelle est encore augmentée par le succès. Si vous avez à cœur de défendre vos murailles, si vous ne voulez pas souffrir que tout ce pays soit Gaule, à la première veille, prenez tous les armes, et suivez-moi, je ne dis pas au combat, mais au carnage: si je ne vous les livre enchaînés par le sommeil et bons à égorger comme des moutons, je consens à recevoir d'Ardée la même récompense que j'ai reçue de Rome.»
Amis et ennemis savaient que Camille était le premier homme de guerre de cette époque; l'assemblée levée, ils préparent leurs forces, se tiennent prêts, et, au signal donné, dans le silence de la première nuit, ils viennent tous aux portes se ranger sous les ordres de Camille. Ils sortent, et, non loin de la ville, comme il l'avait prédit, trouvant le camp des Gaulois sans défense, sans gardes, ils s'y élancent en poussant des cris. Nulle part il n'y a combat, c'est partout un carnage: on égorge des corps nus et engourdis de sommeil; et si les plus éloignés se réveillent et s'arrachent de leur couche, ignorant de quel côté vient l'attaque, ils fuient épouvantés, et plusieurs même vont aveuglément se jeter au milieu des ennemis; un grand nombre s'étant échappé sur le territoire d'Antium, où ils se dispersent, les habitants font une sortie et les enveloppent. Il y eut aussi sur le territoire de Véies pareil massacre des Toscans, qui, sans pitié pour une ville depuis près de quatre cents ans leur voisine, écrasée par un ennemi jusqu'alors inconnu, avaient choisi ce moment pour faire des incursions sur le territoire de Rome, et qui, chargés de butin, se proposaient d'attaquer Véies, où était la garnison, dernier espoir du nom romain. Les soldats romains les avaient vus errer dans les campagnes, revenir en une seule troupe en poussant leur butin devant eux, et ils apercevaient leur camp placé non loin de Véies. Ils éprouvèrent d'abord un sentiment d'humiliation, puis ils s'indignèrent de cet outrage, et la colère les prit: «Les Étrusques, desquels ils avaient détourné la guerre gauloise pour l'attirer sur eux, osaient se jouer de leur malheur! N'étant plus maîtres d'eux-mêmes, ils voulaient faire à l'instant une sortie; mais contenus par le centurion Cédicius qu'ils avaient choisi pour les commander, ils remirent leur vengeance à la nuit. Il n'y manqua qu'un chef égal à Camille; du reste, ce fut la même marche et le même succès. Ensuite, prenant pour guides des prisonniers échappés au massacre de la nuit, ils se dirigent contre une autre troupe de Toscans, vers Salines, les surprennent la nuit suivante, en font un plus grand carnage encore, et, après cette double victoire, rentrent triomphants dans Véies.
Cependant, à Rome, le siége continuait mollement, et des deux côtés on s'observait sans agir, les Gaulois se contentant de surveiller l'espace qui séparait les postes, et d'empêcher par ce moyen qu'aucun des ennemis ne pût s'échapper; quand tout à coup un jeune Romain vint appeler sur lui l'admiration de ses compatriotes et celle de l'ennemi. Un sacrifice annuel avait été institué par la famille Fabia sur le mont Quirinal. Voulant faire ce sacrifice, C. Fabius Dorso, la toge ceinte à la manière des Gabiens, et tenant ses dieux à la main, descend du Capitole, sort et traverse les postes ennemis, et sans s'émouvoir de leurs cris, de leurs menaces, arrive au mont Quirinal; puis, l'acte solennel entièrement accompli, il retourne par le même chemin, le regard et la démarche également assurés, s'en remettant à la protection des dieux dont il avait gardé le culte au mépris de la mort même; il rentre au Capitole auprès des siens, à la vue des Gaulois étonnés d'une si merveilleuse audace, ou peut-être pénétrés d'un de ces sentiments de religion auxquels ce peuple est loin d'être indifférent. A Véies, cependant, le courage et même les forces augmentaient de jour en jour: à chaque instant y arrivaient non-seulement des Romains accourus des campagnes où ils erraient dispersés depuis la défaite d'Allia et la prise de Rome, mais encore des volontaires accourus en foule du Latium, afin d'avoir leur part du butin. L'heure semblait enfin venue de reconquérir la patrie et de l'arracher aux mains de l'ennemi; mais à ce corps vigoureux une tête manquait. Le lieu même leur rappelait Camille; là se trouvaient la plupart des soldats qui sous ses ordres et sous ses auspices avaient obtenu tant de succès; et Cédicius déclarait qu'il n'avait pas besoin que quelqu'un des dieux ou des hommes lui retirât le commandement, qu'il n'avait pas oublié ce qu'il était, et qu'il réclamait un chef. On résolut d'une commune voix de rappeler Camille d'Ardée, après avoir consulté au préalable le sénat qui était à Rome; tant on conservait, dans une situation presque désespérée, de respect pour la distinction des pouvoirs. Mais ce n'était qu'avec de grands dangers qu'on pouvait passer à travers les postes ennemis. Pontius Cominius, jeune homme entreprenant, s'étant fait donner cette commission, se plaça sur des écorces que le courant du Tibre porta jusqu'à la ville; là, gravissant le rocher le plus rapproché de la rive, et que, par cette raison même, l'ennemi avait négligé de garder, il pénètre au Capitole, et, conduit vers les magistrats, il leur expose le message de l'armée. Ensuite, chargé d'un décret du sénat, par lequel il était ordonné aux comices assemblés par curies de rappeler de l'exil et d'élire sur-le-champ, au nom du peuple, Camille dictateur, afin que les soldats eussent le général de leur choix, Pontius, reprenant le chemin par où il était venu, retourna à Véies. Des députés qu'on avait envoyés à Camille le ramenèrent d'Ardée à Véies; ou plutôt (car il est plus probable qu'il ne quitta point Ardée avant d'être assuré que la loi était rendue, puisqu'il ne pouvait rentrer sur le territoire romain sans l'ordre du peuple, ni prendre les auspices à l'armée qu'il ne fût dictateur) la loi fut portée par les curies, et Camille élu dictateur en son absence.
Tandis que ces choses se passaient à Véies, à Rome la citadelle et le Capitole furent en grand danger. En effet, les Gaulois, soit qu'ils eussent remarqué des traces d'homme à l'endroit où avait passé le messager de Véies, soit qu'ils eussent découvert d'eux-mêmes, vers la roche de Carmente, un accès facile, profitant d'une nuit assez claire, et se faisant précéder d'un homme non armé pour reconnaître le chemin, ils s'avancèrent en lui tendant leurs armes dans les endroits difficiles; et s'appuyant, se soulevant, se tirant l'un l'autre, suivant que les lieux l'exigeaient, ils parvinrent jusqu'au sommet. Ils gardaient d'ailleurs un si profond silence, qu'ils trompèrent non-seulement les sentinelles, mais même les chiens, animal qu'éveille le moindre bruit nocturne. Mais ils ne purent échapper aux oies sacrées de Junon, que, malgré la plus cruelle disette, on avait épargnées; ce qui sauva Rome. Car, éveillé par leurs cris et par le battement de leurs ailes, M. Manlius, qui trois ans auparavant avait été consul, et qui s'était fort distingué dans la guerre, s'arme aussitôt, et s'élance en appelant aux armes ses compagnons: et, tandis qu'ils s'empressent au hasard, lui, du choc de son bouclier, renverse un Gaulois qui déjà était parvenu tout en haut. La chute de celui-ci entraîne ceux qui le suivaient de plus près; et pendant que les autres, troublés et jetant leurs armes, se cramponnent avec les mains aux rochers contre lesquels ils s'appuient, Manlius les égorge. Bientôt, les Romains réunis accablent l'ennemi de traits et de pierres qui écrasent et précipitent jusqu'en bas le détachement tout entier. Le tumulte apaisé, le reste de la nuit fut donné au repos, autant du moins que le permettait l'agitation des esprits, que le péril, bien que passé, ne laissait pas d'émouvoir. Au point du jour, les soldats furent appelés et réunis par le clairon autour des tribuns militaires; et comme on devait à chacun le prix de sa conduite, bonne ou mauvaise, Manlius le premier reçut les éloges et les récompenses que méritait sa valeur; et cela non-seulement des tribuns, mais de tous les soldats ensemble qui lui donnèrent chacun une demi-livre de farine et une petite mesure de vin, qu'ils portèrent dans sa maison, située près du Capitole. Ce présent paraît bien chétif, mais dans la détresse où l'on se trouvait, c'était une très-grande preuve d'attachement, chacun retranchant sur sa nourriture et refusant à son corps une subsistance nécessaire, afin de rendre honneur à un homme. Ensuite on cita les sentinelles peu vigilantes qui avaient laissé monter l'ennemi. Q. Sulpicius, tribun des soldats, avait annoncé qu'il les punirait tous suivant la coutume militaire; mais, sur les réclamations unanimes des soldats, qui s'accordaient à rejeter la faute sur un seul, il fit grâce aux autres; le vrai coupable fut, avec l'approbation générale, précipité de la roche Tarpéienne. Dès ce moment, les deux partis redoublèrent de vigilance; les Gaulois, parce qu'ils connaissaient maintenant le secret des communications entre Véies et Rome; les Romains, par le souvenir du danger de cette surprise nocturne.
Mais parmi tous les maux divers qui sont inséparables de la guerre et d'un long siége, c'est la famine qui faisait le plus souffrir les deux armées: les Gaulois étaient, de plus, en proie aux maladies pestilentielles. Campés dans un fond entouré d'éminences, sur un terrain brûlant que tant d'incendies avaient rempli d'exhalaisons enflammées, et où le moindre souffle du vent soulevait non pas de la poussière, mais de la cendre, l'excès de cette chaleur suffocante, insupportable pour une nation accoutumée à un climat froid et humide, les décimait comme ces épidémies qui ravagent les troupeaux. Ce fut au point que, fatigués d'ensevelir les morts l'un après l'autre, ils prirent le parti de les brûler pêle-mêle; et c'est de là que ce quartier a pris le nom de Quartier des Gaulois. Ils firent ensuite avec les Romains une trêve pendant laquelle les généraux permirent les pourparlers entre les deux partis: et comme les Gaulois insistaient souvent sur la disette, qui, disaient-ils, devait forcer les Romains à se rendre, on prétend que pour leur ôter cette pensée, du pain fut jeté de plusieurs endroits du Capitole dans leurs postes. Mais bientôt il devint impossible de dissimuler et de supporter plus longtemps la famine. Aussi tandis que le dictateur fait en personne des levées dans Ardée, qu'il ordonne à L. Valérius, maître de la cavalerie, de partir de Véies avec l'armée, et qu'il prend les mesures et fait les préparatifs nécessaires pour attaquer l'ennemi sans désavantage, la garnison du Capitole, qui, épuisée de gardes et de veilles, avait triomphé de tous les maux de l'humanité, mais à qui la nature ne permettait pas de vaincre la faim, regardait chaque jour au loin s'il n'arrivait pas quelque secours amené par le dictateur. Enfin, manquant d'espoir aussi bien que de vivres, les Romains, dont le corps exténué fléchissait presque, quand ils se rendaient à leurs postes, sous le poids de leurs armes, décidèrent qu'il fallait, à quelque condition que ce fût, se rendre ou se racheter; et d'ailleurs les Gaulois faisaient entendre assez clairement qu'il ne faudrait pas une somme bien considérable pour les engager à lever le siége. Alors le sénat s'assembla, et chargea les tribuns militaires de traiter. Une entrevue eut lieu entre le tribun Q. Sulpicius et Brennus, chef des Gaulois; ils convinrent des conditions, et mille livres d'or furent la rançon de ce peuple qui devait bientôt commander au monde. A cette transaction déjà si honteuse, s'ajouta une nouvelle humiliation: les Gaulois ayant apporté de faux poids que le tribun refusait, le Gaulois insolent mit encore son épée dans la balance, et fit entendre cette parole si dure pour des Romains: «Malheur aux vaincus!»
Mais les dieux et les hommes ne permirent pas que les Romains vécussent rachetés. En effet, par un heureux hasard, cet infâme marché n'était pas entièrement consommé, et, à cause des discussions qui avaient eu lieu, tout l'or n'était pas encore pesé, quand survient le dictateur: il ordonne aux Romains d'emporter l'or, aux Gaulois de se retirer. Comme ceux-ci résistaient en alléguant le traité, Camille répond qu'un traité conclu depuis sa nomination à la dictature, sans son autorisation, par un magistrat d'un rang inférieur, est nul, et annonce aux Gaulois qu'ils aient à se préparer au combat. Il ordonne aux siens de jeter en monceau tous les bagages et d'apprêter leurs armes: c'est par le fer et non par l'or qu'ils doivent recouvrer la patrie; ils ont devant les yeux leurs temples, leurs femmes, leurs enfants, le sol de la patrie dévasté par la guerre, en un mot tout ce qu'il est de leur devoir de défendre, de reconquérir et de venger. Il range ensuite son armée, suivant la nature du terrain, sur l'emplacement inégal de la ville à demi détruite; et de tous les avantages que l'art militaire pouvait choisir et préparer, il n'en oublie aucun pour ses troupes. Les Gaulois, dans le désordre d'une surprise, prennent les armes et courent sur les Romains avec plus de fureur que de prudence. Mais la fortune avait tourné, et désormais la faveur des dieux et la sagesse humaine étaient pour Rome; aussi, dès le premier choc, les Gaulois sont aussi promptement défaits qu'eux-mêmes avaient vaincu sur les bords de l'Allia. Ensuite une autre action plus régulière s'engage près de la huitième borne du chemin de Gabies, où les Gaulois s'étaient ralliés, dans leur déroute, et, sous la conduite et les auspices de Camille, sont encore vaincus. Là le carnage n'épargna rien; le camp fut pris, et pas un seul homme n'échappa pour porter la nouvelle de ce désastre. Le dictateur, après avoir recouvré Rome sur l'ennemi, revint en triomphe dans la ville; et au milieu des naïves saillies que les soldats improvisent, ils l'appellent Romulus, et père de la patrie, et second fondateur de Rome: titres aussi glorieux que mérités.
Tite-Live, Histoire romaine, liv. V, ch. 23 à 49. Trad. par M. Nisard.
Tite-Live, historien latin, naquit à Padoue 59 ans av. J.-C, et mourut en 19 ap. J.-C. Des 140 livres dont se composait son Histoire romaine, il n'en reste plus que 35 et quelques fragments. Historien peu critique, Tite-Live est surtout remarquable par son style.
AMBASSADE DES GAULOIS A ALEXANDRE.
336 av. J.-C.
Ce fut, au rapport de Ptolémée fils de Lagus, pendant l'expédition d'Alexandre contre les Triballes[30], que des Gaulois des environs de la mer Adriatique vinrent trouver Alexandre, désirant faire avec lui un traité d'amitié et d'hospitalité réciproque. Ce prince les reçut avec bienveillance, les régala, et pendant qu'ils étaient à table, il leur demanda quelle était la chose qu'ils craignaient le plus; il présumait qu'ils allaient dire que c'était lui-même. Les Gaulois répondirent: «Nous ne craignons que la chute du ciel; mais nous faisons grand cas de l'amitié d'un homme tel que toi.»
Strabon, livre VII.
MÊME SUJET.
Pendant la guerre contre les Triballes, Alexandre reçut, sur les bords du Danube, diverses ambassades, tant des nations libres qui habitent le long du Danube, que de Syrmus, roi des Triballes, et des Gaulois qui sont sur le golfe Adriatique, gens robustes et arrogants. Car comme il leur demandait ce qu'ils craignaient le plus au monde, s'imaginant que le bruit de son nom les aurait déjà étonnés, ils répondirent qu'ils ne craignaient rien que la chute du ciel et des astres. Peut-être que, le voyant occupé ailleurs, et leurs terres éloignées et d'un abord difficile, ils prirent sujet de faire une si hardie réponse. Le prince, après les avoir reçus en son alliance comme les autres, et pris et donné la foi réciproquement, leur dit qu'ils étaient des fanfarons et les renvoya.
Appien, les Guerres d'Alexandre, liv. I. Traduction de Perrot d'Ablancourt.
CONQUÊTES DES GAULOIS DANS LA GERMANIE.
Il fut un temps où les Gaulois surpassaient les Germains en valeur, portaient la guerre chez eux, envoyaient des colonies au delà du Rhin, vu leur nombreuse population et l'insuffisance de leur territoire. C'est ainsi que les terres les plus fertiles de la Germanie, près de la forêt Hercynienne[31], furent envahies par les Volkes-Tectosages[32], qui s'y fixèrent. Cette nation s'est jusqu'à ce jour maintenue dans cet établissement et jouit d'une grande réputation de justice et de courage; et encore aujourd'hui, ils vivent dans la même pauvreté, le même dénûment, la même habitude de privations que les Germains, dont ils ont aussi adopté le genre de vie et l'habillement. Quant aux Gaulois, le voisinage de la province[33] et l'usage des objets de commerce maritime leur ont procuré l'abondance et les jouissances du luxe. Accoutumés peu à peu à se laisser surpasser, et vaincus dans un grand nombre de combats, ils ne se comparent même plus à ces Germains pour la valeur.
César, guerres des Gaules, liv. VI, ch. 24.
LES GAULOIS EN ESPAGNE.—LES CELTIBÉRIENS.
On raconte que les Celtes et les Ibériens se firent longtemps la guerre au sujet de leurs demeures, mais que s'étant enfin accordés, ils habitèrent en commun le même pays; et s'alliant les uns aux autres par des mariages, ils prirent le nom de Celtibériens, composé des deux autres. L'alliance de deux peuples si belliqueux, et la bonté du sol qu'ils cultivaient, contribuèrent beaucoup à rendre les Celtibériens fameux; et ce n'a été qu'après plusieurs combats et au bout d'un très-long temps qu'ils ont été vaincus par les Romains. On convient non-seulement que leur cavalerie est excellente, mais encore que leur infanterie est des plus fortes et des plus aguerries. Les Celtibériens s'habillent tous d'un sayon noir et velu, dont la laine ressemble fort au poil de chèvre. Quelques-uns portent de légers boucliers à la gauloise, et les autres des boucliers creux et arrondis comme les nôtres. Ils ont tous des espèces de bottes faites de poil, et des casques de fer ornés de panaches rouges. Leurs épées sont tranchantes des deux côtés, et d'une trempe admirable. Ils se servent encore dans la mêlée de poignards qui n'ont qu'un pied de long. La manière dont ils travaillent leurs armes est toute particulière. Ils enfouissent sous terre des lames de fer, et ils les y laissent jusqu'à ce que, la rouille ayant rongé les plus faibles parties de ce métal, il n'en reste que les plus dures et les plus fermes. C'est de ce fer ainsi épuré qu'ils fabriquent leurs excellentes épées et tous leurs autres instruments de guerre. Ces armes sont si fortes qu'elles entament tout ce qu'elles rencontrent, et qu'il n'est ni bouclier, ni casque, ni à plus forte raison aucun os du corps humain qui puisse résister 5 à leur tranchant. Dès que la cavalerie des Celtibériens a rompu l'ennemi, elle met pied à terre, et devenue infanterie, elle fait des prodiges de valeur.
Ils observent une coutume étrange. Quoiqu'ils soient très-propres dans leurs festins, ils ne laissent pas d'être en ceci d'une malpropreté extrême; ils se lavent tout le corps d'urine et s'en frottent même les dents, estimant que ce liquide ne contribue pas peu à la netteté du corps. Par rapport aux mœurs, ils sont très-cruels à l'égard des malfaiteurs et de leurs ennemis; mais ils sont pleins d'humanité pour leurs hôtes. Ils accordent non-seulement avec plaisir l'hospitalité aux étrangers qui voyagent dans leur pays, mais ils désirent qu'ils viennent chez eux: ils se battent à qui les aura, et ils regardent ceux à qui ils demeurent comme des gens favorisés des dieux. Ils se nourrissent de différentes sortes de viandes succulentes, et leur boisson est du miel détrempé dans du vin, car leur pays fournit du miel en abondance; mais le vin leur est apporté d'ailleurs par des marchands étrangers.
Diodore de Sicile, liv. V.
INVASION DES GAULOIS EN MACÉDOINE ET EN GRÈCE. 280 et 279 av. J.-C.
Les Gaulois, dont la population était si nombreuse que leur territoire ne pouvait plus les nourrir, avaient envoyé trois cent mille d'entre eux chercher des habitations nouvelles dans des contrées étrangères. Les uns s'arrêtèrent en Italie, prirent Rome et l'incendièrent; d'autres, guidés par le vol des oiseaux (car de tous les peuples les Gaulois sont les plus instruits dans la science augurale), pénétrèrent en Illyrie, et, après avoir fait un carnage effroyable des Barbares, ils s'établirent dans la Pannonie. Ce peuple féroce, audacieux et guerrier, depuis Hercule, qui dut à cet exploit l'admiration des hommes et leur foi dans son immortalité, franchit le premier les Alpes indomptées, et ces sommets que le froid rendait inaccessibles. Vainqueur des Pannoniens, il fut pendant de longues années en guerre avec les nations voisines, et, encouragé par ses succès, il se partagea en deux corps, dont l'un envahit la Grèce, et l'autre la Macédoine, massacrant toutes les populations. Le nom de ces peuples était si redouté qu'on vit venir des rois qui n'en étaient pas attaqués, acheter d'eux la paix à prix d'or. Le seul Ptolémée[34], roi de Macédoine, apprit sans effroi leur arrivée. Agité par les furies vengeresses de ses parricides, il marche contre eux avec une poignée de gens en désordre, comme s'il eût été aussi facile de combattre que d'assassiner. Il dédaigne un secours de vingt mille hommes que les Dardaniens lui font offrir, et, joignant l'insulte au mépris, il répond à leurs envoyés «que c'en serait fait de la Macédoine, si, après avoir soumis seule tout l'Orient, elle avait besoin de Dardaniens pour défendre ses frontières; que ses soldats sont les fils de ceux qui, sous Alexandre, ont vaincu l'univers.» Cette réponse fit dire au roi dardanien «que, par la témérité d'un jeune homme inexpérimenté c'en serait fait bientôt de l'illustre empire de Macédoine.»
Les Gaulois, conduits par Belgius, envoient des députés à Ptolémée, pour connaître ses dispositions et lui offrir la paix s'il la veut acheter. Mais Ptolémée, se glorifiant devant les siens de ce que les Gaulois ne demandaient la paix que par crainte de la guerre, dit avec non moins d'arrogance, en présence des députés gaulois, «qu'il ne peut être question de paix entre eux et lui, avant qu'ils ne donnent leurs armes et leurs généraux pour otages, et qu'il ne se fiera à eux que désarmés.» A ce récit de leurs députés, les Gaulois se mirent à rire et s'écrièrent à l'envi «que le roi verrait bientôt s'ils lui avaient offert la paix dans leur intérêt ou dans le sien.» Quelques jours après, une bataille s'engage; les Macédoniens sont vaincus et taillés en pièces. Ptolémée, couvert de blessures, est fait prisonnier, et sa tête, plantée au bout d'une lance, est promenée sur le champ de bataille pour épouvanter l'ennemi. Peu de Macédoniens purent se sauver par la fuite; le plus grand nombre fut pris ou tué. Quand la nouvelle de ce désastre parvint en Macédoine, les villes fermèrent leurs portes, et la consternation fut générale. Les uns pleurent la perte de leurs enfants, les autres tremblent pour la ruine de leurs cités; ils invoquent les noms de Philippe et d'Alexandre, comme ceux de leurs dieux tutélaires, disant que, sous le règne de ces princes, la Macédoine n'avait pas seulement été à l'abri de tout péril, mais qu'elle avait encore subjugué le monde. Ils les prient de défendre cette patrie qu'ils avaient égalée aux cieux par la grandeur de leurs exploits, et de la tirer de l'extrémité où l'avaient réduite l'extravagance et la témérité de Ptolémée. Pendant qu'ils s'abandonnent ainsi au désespoir, Sosthènes, l'un des principaux Macédoniens, pensant que ce n'était pas le moment de faire des vœux, rassemble la jeunesse, arrête les Gaulois dans l'ivresse de leur victoire, et sauve la Macédoine de leurs ravages. En récompense de ce service, et malgré sa naissance obscure, il fut mis à la tête de la nation, de préférence à tous les nobles qui briguaient alors la couronne de Macédoine. Proclamé roi par l'armée, ce ne fut pas comme roi qu'il en exigea le serment militaire, mais comme général.
Cependant Brennus, chef des Gaulois qui avaient envahi la Grèce, apprend que ses compatriotes, commandés par Belgius, ont vaincu les Macédoniens; et, indigné, qu'après un tel succès ils aient abandonné si facilement un butin immense, grossi de toutes les dépouilles de l'Orient, il rassemble quinze mille cavaliers, cent cinquante mille fantassins, et fond sur la Macédoine. Tandis qu'ils dévastent les campagnes, Sosthènes vient les attaquer, à la tête de l'armée macédonienne. Celle-ci, réduite à peu de monde et déjà tremblante, est aisément battue par un adversaire nombreux et confiant; et les Macédoniens en déroute s'étant enfermés dans les murs de leurs villes, Brennus ravage sans obstacle toute la Macédoine. Bientôt, comme dégoûté des dépouilles de la terre, il porte ses vues sur les temples, disant par raillerie «que les dieux sont assez riches pour donner aux hommes.» Il se tourne aussitôt vers Delphes; et, s'inquiétant moins de la religion que du butin, et de commettre un sacrilége que d'amasser de l'or, il assure que ceux qui dispensent les biens aux hommes n'en ont pas besoin pour eux-mêmes. Le temple de Delphes est situé sur un roc du mont Parnasse, escarpé de toutes parts. L'affluence venue là de tous les pays, pour y rendre hommage à la sainteté du lieu, en fit à la longue une ville qu'ils assirent sur ces rochers. Le temple et la ville sont protégés non par des murailles, mais par des précipices; non par des ouvrages d'art, mais par la nature: en sorte qu'on ne sait si l'on doit plus s'étonner de ces fortifications naturelles que de la présence du dieu. Le rocher, dans son milieu, rentre en forme d'amphithéâtre; aussi, le son de la voix humaine ou celui de la trompette, venant à y retentir, est répercuté par l'écho des rochers qui se répondent, et qui renvoient les sons grossis et multipliés. Ceux qui ignorent la cause physique de ce phénomène sont stupéfaits d'admiration ou pénétrés d'une terreur religieuse. Dans les sinuosités du roc, vers le milieu de la montagne, est une plaine étroite, et dans cette plaine une cavité profonde d'où sortent les oracles, et d'où s'échappe une vapeur froide qui, poussée comme par le souffle du vent, trouble l'esprit des devins, les remplit du dieu, et les force à rendre ses réponses à ceux qui le consultent. On voit là d'innombrables et riches offrandes des peuples et des rois, attestant, par leur magnificence, et les réponses du dieu, et la reconnaissance de ceux qui sont venus l'implorer.
A la vue du temple, Brennus délibéra longtemps s'il brusquerait l'attaque, ou s'il laisserait à ses troupes fatiguées la nuit pour réparer leurs forces. Émanus et Thessalorus, chefs gaulois qui s'étaient joints à lui dans l'espoir du butin, disent qu'ils s'opposent à tout délai, l'ennemi n'étant point sur ses gardes, et leur arrivée imprévue devant le frapper d'épouvante; que pendant la nuit il pourrait lui venir du courage, et peut-être aussi du secours; que les routes, libres encore, seraient alors fermées devant eux. Mais le commun des soldats, trouvant, après de longues privations, des campagnes qui regorgeaient de vins et de provisions de toute nature, aussi joyeux de cette abondance que d'une victoire, se débande, quitte ses drapeaux, et se met à courir çà et là, comme si en effet ils avaient déjà vaincu. Les Delphiens gagnèrent ainsi du temps. On dit qu'en apprenant l'arrivée des Gaulois, les oracles avaient défendu aux paysans d'enlever de leurs fermes le vin et le blé. On ne comprit bien cette injonction salutaire que lorsque les Gaulois, arrêtés par cet excès d'abondance, laissèrent aux peuples voisins le temps de venir au secours de Delphes. Aussi les habitants, fortifiés par ces auxiliaires, achevèrent-ils leurs travaux de défense avant que les Gaulois eussent rejoint leurs enseignes. Brennus avait soixante mille fantassins, choisis dans toute son armée; les Delphiens et leurs alliés comptaient à peine quatre mille soldats. Méprisant leur petit nombre, Brennus, pour animer les siens, leur faisait entrevoir la possession d'un magnifique butin, affirmant que ces statues, ces chars qu'ils apercevaient de loin étaient d'or massif, et que leur poids surpassait même ce qu'on en pouvait juger sur l'apparence.
Excités par cette assurance et échauffés d'ailleurs par les débauches de la veille, les Gaulois, sans considérer le péril, s'élancent au combat. Les Delphiens, au contraire, plus confiants dans la protection du dieu qu'en eux-mêmes, résistaient à l'ennemi sans le craindre, et, du haut de leur montagne qu'il tentait d'escalader, le culbutaient tantôt à coups de pierres, tantôt à coups de traits. Soudain, au plus fort de l'action, les prêtres de tous les temples, les devins eux-mêmes, échevelés, revêtus de leurs bandelettes et de leurs insignes, l'air égaré, l'esprit en délire, s'élancent au premier rang; ils s'écrient «que le dieu est arrivé, qu'ils l'ont vu descendre dans le temple par le toit entr'ouvert; que, tandis qu'on implorait son appui, un jeune guerrier d'une beauté plus qu'humaine avait paru à tous les yeux, accompagné de deux vierges armées, sorties des deux temples voisins de Minerve et de Diane; que non-seulement ils les avaient vus, mais qu'ils avaient entendu le sifflement de l'arc et le cliquetis des armes. Ils priaient, ils conjuraient les habitants de fondre sans hésiter sur l'ennemi, à la suite de leurs dieux, et de partager leur victoire.» Enflammés par ce discours, tous à l'envi s'élancent au combat. Bientôt ils sentent la présence de leurs dieux; la terre tremble; une portion de la montagne se détache, renverse les Gaulois, dont les bataillons les plus serrés sont rompus, renversés çà et là, et mutilés. Une tempête survient, et la grêle et le froid achèvent les blessés. Brennus lui-même, ne pouvant supporter la douleur de ses blessures, se tue d'un coup de poignard. Tel fut le châtiment des auteurs de cette guerre. Un autre chef Gaulois quitta la Grèce à marches forcées, avec dix mille blessés: mais la fortune n'épargna pas non plus ces fuyards. Toujours en alarmes, ils passaient les nuits sans abri, les jours sans repos, sans sécurité. Les pluies continuelles, la glace, la neige, la faim, l'épuisement, et par-dessus tout cela les veilles non interrompues, détruisirent les tristes restes de cette malheureuse armée. Les peuples qu'ils traversaient les poursuivaient comme une proie. Enfin de cette armée prodigieuse, et qui naguère se croyait assez puissante pour faire la guerre aux dieux, il ne resta pas même un homme pour rappeler le souvenir d'un si sanglant désastre[35].
Justin, liv. XXIV, ch. 4 à 8. Traduction par M. Ch. Nisard.
Justin, historien latin du second siècle de l'ère chrétienne, est auteur d'un abrégé de l'Histoire universelle de Trogue Pompée.
LES GAULOIS EN ASIE MINEURE.
278-277 av. J.-C.
Cependant, vers cette époque, la nation gauloise était devenue si nombreuse, qu'elle inondait l'Asie comme autant d'essaims. Les rois d'Orient ne firent bientôt plus la guerre sans avoir à leur solde une armée gauloise. Chassés de leurs royaumes, c'est encore aux Gaulois qu'ils recouraient. Telle fut la terreur de leur nom et le succès constant de leurs armes, que nul ne crut pouvoir se passer d'eux pour maintenir ou pour relever sa puissance. Le roi de Bithynie ayant imploré leurs secours, ils partagèrent avec lui ses États, comme ils avaient partagé sa victoire, et donnèrent à la portion qui leur échut le nom de Gallo-Grèce.
Justin, XXVII, 2.
RETOUR D'UNE PARTIE DES GAULOIS DANS LA GAULE.
Les Gaulois, après avoir échoué contre Delphes, dans une attaque où la puissance du dieu leur avait été plus fatale que l'ennemi, n'ayant plus ni patrie ni chef, car Brennus avait été tué dans le combat, s'étaient réfugiés les uns en Asie, les autres dans la Thrace. De là ils avaient regagné leur ancien pays par la même route qu'ils avaient prise en venant. Une partie d'entre eux s'établit au confluent du Danube et de la Save, et prit le nom de Scordisques. Les Tectosages, de retour à Toulouse, leur antique patrie, y furent attaqués d'une maladie pestilentielle, et ne purent en être délivrés qu'après avoir, sur l'ordre des aruspices, jeté dans le lac de cette ville l'or et l'argent recueillis dans leurs déprédations sacriléges. Longtemps après, ces richesses furent retirées par Cépion, consul romain[36]. L'argent montait à cent dix mille livres pesant, et l'or à cinq millions. Cet autre sacrilége fut cause, dans la suite, de la perte de Cépion et de son armée; et l'invasion des Cimbres vint à son tour venger sur les Romains l'enlèvement de ces trésors sacrés.
Justin, liv. XXXII, ch. 3.
LES ROMAINS SOUMETTENT LES GALLO-GRECS.
189 av. J.-C.
Les Tolistoboïens étaient des Gaulois que le manque de territoire ou l'espoir du butin avait fait émigrer en grand nombre. Persuadés qu'ils ne rencontreraient sur leur route aucune nation capable de leur résister, ils arrivèrent en Dardanie, sous la conduite de Brennus. Là, s'éleva une sédition qui partagea ce peuple en deux corps: l'un demeura sous l'autorité de Brennus; l'autre, fort de vingt mille hommes, reconnaissant pour chefs Leonorius et Lutarius, prit le chemin de la Thrace. Ceux-ci, tantôt combattant les nations qui s'opposaient à leur passage, tantôt mettant à contribution celles qui leur demandaient la paix, arrivèrent à Byzance, rendirent tributaire toute la côte de la Propontide, et tinrent quelque temps les villes de cette contrée sous leur dépendance. Leur voisinage de l'Asie les ayant mis à même de savoir combien le sol en était fertile, ils conçurent dans la suite le dessein d'y passer; et, devenus maîtres de Lysimachie, dont ils s'étaient emparés par surprise, et de la Chersonèse entière, qu'ils avaient subjuguée par la force des armes, ils descendirent sur les bords de l'Hellespont. La vue de l'Asie, dont ils n'étaient séparés que par un détroit de peu de largeur, redoubla leur désir d'y aborder. Ils députèrent donc vers Antipater, qui commandait sur cette côte, pour obtenir la liberté du passage; mais durant la négociation, trop lente au gré de leur impatience, une nouvelle sédition s'éleva entre leurs chefs. Leonorius, avec la plus grande partie de l'armée, s'en retourna à Byzance, d'où il était venu; Lutarius enleva aux Macédoniens, qu'Antipater lui avait envoyés comme ambassadeurs, mais en effet comme espions, deux navires pontés et trois barques. Au moyen de ces bâtiments qu'il fit aller jour et nuit, il effectua en peu de jours le passage de toutes ses troupes. Peu de temps après, Leonorius, secondé par Nicomède, roi de Bithynie, partit de Byzance et rejoignit Lutarius. Ensuite les Gaulois réunis secoururent Nicomède contre Zybœtas, qui s'était emparé d'une partie de la Bithynie. Ils contribuèrent puissamment à la défaite de ce dernier, et la Bithynie entière rentra sous l'obéissance de son souverain. Au sortir de ce pays, ils pénétrèrent en Asie. De vingt mille hommes qu'ils étaient, ils se trouvaient réduits à dix mille combattants. Cependant ils inspirèrent une si grande terreur à tous les peuples situés en deçà du mont Taurus, que toutes ces nations, voisines ou reculées, attaquées de près ou menacées de loin, se soumirent à leur domination. Enfin, comme ces Gaulois formaient trois peuples distincts, les Tolistoboïens, les Trocmiens et les Tectosages, ils divisèrent l'Asie en trois parties, dont chacune devait être tributaire du peuple auquel elle se trouverait soumise. Les Trocmiens eurent en partage la côte de l'Hellespont; l'Éolide et l'Ionie échurent aux Tolistoboïens, et l'intérieur de l'Asie aux Tectosages. Ainsi, toute l'Asie située en deçà du Taurus devint tributaire de ces Gaulois, qui fixèrent leur principal établissement sur les bords du fleuve Halys. L'accroissement successif de leur population rendit si grande la terreur de leur nom, qu'à la fin les rois de Syrie eux-mêmes n'osèrent refuser de leur payer tribut. Attale[37], père du roi Eumène, fut le premier Asiatique qui résolut de se soustraire à cette humiliation; et, contre l'attente générale, la fortune seconda son audacieuse entreprise. Il livra bataille aux Gaulois, et la victoire demeura de son côté. Toutefois il ne put les abattre au point de leur faire perdre l'empire de l'Asie. Leur domination se maintint jusqu'à l'époque de la guerre d'Antiochus contre les Romains. Alors même, malgré l'expulsion de ce prince, ils se flattèrent que, comme ils étaient loin de la mer, l'armée romaine n'arriverait pas jusqu'à eux.
Au moment d'entreprendre la guerre contre un ennemi si redouté de toutes les nations qui l'entouraient, le consul Cnéius Manlius assembla ses soldats et les harangua de la manière suivante: «Je n'ignore point, soldats, que de toutes les nations qui habitent l'Asie, aucune n'égale les Gaulois en réputation guerrière. C'est au milieu des plus pacifiques des hommes que ce peuple féroce est venu s'établir, après avoir ravagé par la guerre presque tout l'univers. La hauteur de la taille, une chevelure flottante et rousse, de vastes boucliers, de longues épées, des chants guerriers au moment du combat, des hurlements, des mouvements convulsifs, le bruyant cliquetis des armes de ces guerriers agitant leurs boucliers à la manière de leurs compatriotes, tout semble calculé pour frapper de terreur. Que tout cet appareil effraye les Grecs et les Phrygiens et les Cariens, pour qui c'est chose nouvelle; pour les Romains, habitués à combattre les Gaulois, ce n'est qu'un vain épouvantail. Une seule fois jadis, dans une première rencontre, ils défirent nos ancêtres sur les bords de l'Allia. Depuis cette époque, voilà deux cents ans que les Romains les égorgent et les chassent devant eux épouvantés, et les Gaulois nous ont valu plus de triomphes que tout le reste de la terre. D'ailleurs nous l'avons appris par expérience, quand on sait soutenir leur premier choc, qu'accompagnent une extrême fougue et un aveugle emportement, bientôt la sueur inonde leurs membres fatigués, les armes leur tombent des mains; quand cesse la fureur, le soleil, la pluie, la soif terrassent leurs corps fatigués et leur courage épuisé, sans qu'il soit besoin d'employer le fer. Ce n'est pas seulement dans des combats réglés de légions contre légions que nous avons éprouvé leurs forces; c'est encore dans des combats d'homme à homme. Manlius et Valérius ont montré combien le courage romain l'emporte sur la fureur gauloise[38]. Manlius le premier, seul contre une armée de ces barbares, les précipita du Capitole, dont ils gravissaient les remparts. Encore était-ce à de véritables Gaulois, à des Gaulois nés dans leur pays, que nos ancêtres avaient affaire. Ceux-ci ne sont plus qu'une race dégénérée, qu'un mélange de Gaulois et de Grecs, ainsi que l'indique leur nom; il en est d'eux comme des plantes et des animaux, qui, malgré la bonté de leur espèce, dégénèrent dans un sol et sous l'influence d'un climat étranger. Les Macédoniens, qui se sont établis à Alexandrie en Égypte, à Séleucie et à Babylone, et qui ont fondé d'autres colonies dans les diverses parties du monde, sont devenus des Syriens, des Parthes, des Égyptiens. Marseille, entourée de Gaulois, a pris quelque chose du caractère de ses voisins. Que reste-t-il aux Tarentins de cette dure et austère discipline des Spartiates? Toute production croît avec plus de vigueur dans le terrain qui lui est propre: transplantée dans un autre sol, elle dégénère en empruntant la nature de ses sucs nutritifs. Vos ennemis sont donc des Phrygiens accablés sous le poids des armes gauloises. Vous les battrez comme vous les avez battus quand ils faisaient partie de l'armée d'Antiochus; les vaincus ne tiendront pas contre les vainqueurs. La seule chose que je crains, c'est que dans cette occasion votre gloire ne se trouve diminuée par la faiblesse de la résistance. Souvent le roi Attale les a défaits et mis en fuite. Les bêtes sauvages récemment prises conservent d'abord leur férocité naturelle, puis s'apprivoisent après avoir longtemps reçu leur nourriture de la main des hommes. Croyez qu'il en est de même de ceux-ci, et que la nature suit une marche toute semblable pour adoucir la sauvagerie des hommes. Croyez-vous que ces Gaulois sont ce qu'ont été leurs pères et leurs aïeux? Forcés de quitter leur patrie, où ils ne trouvaient pas de quoi subsister, ils ont suivi les âpres rivages de l'Illyrie, parcouru la Macédoine et la Thrace en combattant contre des nations pleines de courage, et se sont emparés de ces contrées. Endurcis, irrités par tant de maux, ils se sont fixés dans un pays qui leur offrait tout en abondance. La grande fertilité du sol, l'extrême douceur du climat, le naturel paisible des habitants, ont changé cette humeur farouche qu'ils avaient apportée de leur pays. Pour vous, enfants de Mars, soyez en garde contre les délices de l'Asie, et fuyez-les au plus tôt, tant ces voluptés étrangères sont capables d'amollir les plus mâles courages, tant les mœurs contagieuses des habitants seraient fatales à votre discipline. Par bonheur, toutefois, vos ennemis, tout impuissants qu'ils sont contre vous, n'en conservent pas moins parmi les Grecs la renommée avec laquelle ils sont arrivés; et la victoire que vous remporterez sur eux ne vous fera pas moins d'honneur dans l'esprit de vos alliés, que si vous aviez vaincu des Gaulois conservant le naturel courageux de leurs ancêtres.»
Après cette harangue, il envoya des députés vers Éposognat, le seul des chefs gaulois qui fût demeuré dans l'amitié d'Eumène[39] et qui eût refusé des secours à Antiochus contre les Romains; puis il continua sa marche, arriva le premier jour sur les bords du fleuve Alandre, et le lendemain au bourg appelé Tyscon. Là, il fut joint par les députés des Oroandes, qui venaient demander l'amitié des Romains; il exigea d'eux cent talents, et, cédant à leurs prières, leur permit d'aller prendre de nouvelles instructions. Ensuite il conduisit son armée à Plitendre, d'où il alla camper sur le territoire des Alyattes. Il y fut rejoint par les députés envoyés vers Éposognat; ils étaient accompagnés de ceux de ce prince qui venaient le prier de ne point porter la guerre chez les Tectosages, parce que Éposognat allait lui-même se rendre chez eux et les engager à se soumettre. Le prince gaulois obtint ce qu'il demandait, et l'armée prit sa route à travers le pays qu'on nomme Axylon[40]. Ce nom lui vient de sa nature, car il est absolument dépourvu de bois, même de ronces et de toute autre matière combustible; la fiente de bœuf séchée en tient lieu aux habitants. Tandis que les Romains étaient campés auprès de Cuballe, forteresse de la Gallo-Grèce, la cavalerie ennemie parut avec grand fracas, chargea tout à coup les postes avancés, y jeta le désordre, et tua même quelques soldats; mais quand on eut donné l'alerte dans le camp, la cavalerie romaine en sortit aussitôt par toutes les portes, mit en déroute les Gaulois et leur tua un certain nombre de fuyards. De ce moment, le consul, voyant qu'il était entré sur le territoire ennemi, se tint sur ses gardes, n'avança qu'en bon ordre et après avoir poussé au loin des reconnaissances. Arrivé sans s'arrêter sur le fleuve Sangarius, et ne le trouvant guéable en aucun endroit, il résolut d'y jeter un pont. Le Sangarius prend sa source au mont Adorée, traverse la Phrygie et reçoit le fleuve Tymber à son entrée dans la Bithynie, et se jette dans la Propontide, moins remarquable par sa largeur que par la grande quantité de poissons qu'il fournit aux riverains. Le pont achevé, on passa le fleuve. Pendant qu'on en suivait le bord, les Galles, prêtres de la mère des dieux[41], vinrent de Pessinunte au-devant de l'armée, revêtus de leurs habits sacerdotaux, et déclamant d'un ton d'oracle des vers prophétiques, par lesquels la déesse promettait aux Romains une route facile, une victoire certaine, et l'empire de cette région. Le consul, après avoir dit qu'il en acceptait l'augure, campa en cet endroit même. On arriva le lendemain à Gordium. Cette ville n'est pas grande; mais quoique enfoncée dans les terres, il s'y fait un grand commerce. Située à distance presque égale des trois mers, c'est-à-dire, des côtes de l'Hellespont, de Sinope et de la Cilicie, elle avoisine en outre plusieurs nations considérables, dont elle est devenue le principal entrepôt. Les Romains la trouvèrent abandonnée de ses habitants, mais remplie de toutes sortes de provisions. Pendant qu'ils y séjournaient, des envoyés d'Éposognat vinrent annoncer que la démarche de leur maître auprès des chefs gaulois n'avait pas réussi, que ces peuples quittaient en foule leurs habitations de la plaine, avec leurs femmes et leurs enfants, et que, emportant et emmenant tout ce qu'il leur était possible d'emporter et d'emmener, ils gagnaient le mont Olympe, pour s'y défendre par les armes, à la faveur de la situation des lieux.
Arrivèrent ensuite les députés des Oroandes, qui apportèrent des nouvelles plus positives et annoncèrent que les Tolistoboïens en masse avaient pris position sur le mont Olympe; que les Tectosages, de leur côté, avaient gagné une autre montagne, appelée Magaba; que les Trocmiens avaient déposé leurs femmes et leurs enfants dans le camp de ces derniers, et résolu d'aller prêter aux Tolistoboïens le secours de leurs armes. Ces trois peuples avaient alors pour chefs Ortiagon, Combolomar et Gaulotus. Le principal motif qui leur avait fait adopter ce système de guerre était l'espoir que, maîtres des plus hautes montagnes du pays, où ils avaient transporté toutes les provisions nécessaires pour un très-long séjour, ils lasseraient la patience de l'ennemi. Ou, il n'oserait pas venir les attaquer en des lieux si élevés et d'un si difficile accès; ou, s'il faisait cette tentative, il suffirait d'une poignée d'hommes pour l'arrêter et le culbuter; enfin, s'il demeurait dans l'inaction au pied de ces montagnes glacées, le froid et la faim le contraindraient de s'éloigner. Bien que suffisamment protégés par la hauteur même des lieux, ils entourèrent d'un fossé et d'une palissade les sommets sur lesquels ils s'étaient établis. Ils se mirent peu en peine de se munir de traits, comptant sur les pierres que leur fourniraient en abondance ces montagnes âpres et rocheuses.
Le consul, qui avait bien prévu qu'il aurait à combattre non de près mais de loin, à cause de la nature du terrain, avait rassemblé de grandes quantités de javelots, de traits, de balles de plomb et de pierres de moyenne dimension, propres à être lancées avec la fronde. Ainsi pourvu de projectiles, il marche vers le mont Olympe, et va camper environ à cinq milles de l'ennemi. Le lendemain, il s'avança avec Attale et quatre cents cavaliers; mais un détachement de cavalerie ennemie, double de son escorte, étant sorti du camp, le força de prendre la fuite, lui tua quelques hommes, et en blessa plusieurs. Le troisième jour, il partit avec toute sa cavalerie pour opérer enfin sa reconnaissance; et comme l'ennemi ne sortait point de ses retranchements, il fit le tour de la montagne, sans être inquiété. Il remarqua que, du côté du midi, il y avait des mouvements de terrain qui s'élevaient en pente douce jusqu'à une certaine hauteur; que vers le septentrion, les rochers étaient escarpés et presque coupés à pic; que tous les abords étaient impraticables à l'exception de trois, l'un au milieu de la montagne, où elle était recouverte de terre; les deux autres plus difficiles, au levant et au couchant. Ces observations faites, il vint camper le même jour au pied de la montagne. Le lendemain, après un sacrifice qui lui garantit d'abord la faveur des dieux, il divisa son armée en trois corps et la mena à l'ennemi. Lui-même, avec le plus considérable, s'avança par la pente la plus douce. L. Manlius, son frère, eut ordre de monter avec le second par le côté qui regardait le levant, tant que le permettrait la nature des lieux et qu'il le pourrait en sûreté; mais s'il rencontrait des escarpements dangereux, il lui était ordonné de ne point lutter contre les difficultés du terrain, et sans chercher à forcer des obstacles insurmontables, de prendre des chemins obliques pour se rapprocher du consul et se réunir à sa troupe. C. Helvius à la tête du troisième corps, devait tourner insensiblement le pied de la montagne et la faire gravir à ses soldats du côté qui regardait le couchant. Après avoir divisé en trois parties égales en nombre les auxiliaires d'Attale, le consul prit avec lui ce jeune prince. Il laissa la cavalerie avec les éléphants sur le plateau le plus voisin des hauteurs. Les officiers supérieurs avaient ordre d'examiner attentivement tout ce qui se passerait, afin de porter promptement du secours où il en serait besoin.
Les Gaulois se croyant à l'abri de toute surprise sur leurs flancs, qu'ils regardaient comme inaccessibles, envoyèrent environ quatre mille hommes fermer le passage du côté du midi, en occupant une hauteur éloignée de leur camp de près d'un mille; cette hauteur dominait la route, et ils croyaient l'opposer à l'ennemi comme un fort. A la vue de ce mouvement, les Romains se préparent au combat. Les vélites se portèrent en avant, à quelque distance des enseignes, avec les archers crétois d'Attale, les frondeurs, les Tralles et les Thraces. L'infanterie s'avance lentement, comme l'exigeait la roideur de la pente, et ramassée sous ses boucliers, de manière à se garantir des projectiles, puisqu'il ne s'agissait pas de combattre de près. A cette distance, l'action s'engage à coups de traits, d'abord avec un égal succès, les Gaulois ayant l'avantage de la position et les Romains celui de la variété et de l'abondance des armes. Mais l'affaire se prolongeant, l'égalité cessa de se soutenir. Les boucliers longs et plats des Gaulois étaient trop étroits et couvraient mal leurs corps; ils n'avaient d'autres armes que leurs épées, qui leur étaient inutiles puisqu'on n'en venait pas aux mains. Comme ils ne s'étaient pas munis de pierres, chacun saisissait au hasard celles qui lui tombaient sous la main, la plupart trop grosses pour des bras inhabiles, qui n'aidaient leurs coups ni de l'adresse ni de la force nécessaires. Cependant une grêle de traits, de balles de plomb, de javelots, dont ils ne peuvent éviter les atteintes, les crible de blessures de toutes parts; ils ne savent que faire, aveuglés qu'ils sont par la rage et la crainte, engagés dans une lutte à laquelle ils ne sont pas propres. En effet, tant qu'on se bat de près, tant qu'on peut tour à tour recevoir ou porter des coups, ils sont forts de leur colère. Mais quand ils se sentent frappés de loin par des javelines légères, parties on ne sait d'où, alors, ne pouvant donner carrière à leur fougue bouillante, ils se jettent les uns sur les autres comme des bêtes sauvages percées de traits. Leurs blessures éclatent aux yeux, parce qu'ils combattent nus, et que leurs corps sont charnus et blancs, n'étant jamais découverts que dans les combats: aussi le sang s'échappe-t-il plus abondant de ces chairs massives; les blessures sont plus horribles, la blancheur de leurs corps fait paraître davantage le sang noir qui les inonde. Mais ces plaies béantes ne leur font pas peur: quelques-uns même déchirent la peau, lorsque la blessure est plus large que profonde, et s'en font gloire. La pointe d'une flèche ou de quelque autre projectile s'enfonce-t-elle dans les chairs, en ne laissant à la surface qu'une petite ouverture, sans qu'ils puissent, malgré leurs efforts, arracher le trait, les voilà furieux, honteux d'expirer d'une blessure si peu éclatante, se roulant par terre comme s'ils mouraient d'une mort vulgaire. D'autres se jettent sur l'ennemi, et ils tombent sous une grêle de traits, ou bien, arrivant à portée des bras, ils sont percés par les vélites à coups d'épée. Les vélites portent de la main gauche un bouclier de trois pieds; de la droite, des piques qu'ils lancent de loin; à la ceinture, une épée espagnole; et, s'il faut combattre corps à corps, ils passent leurs piques dans la main gauche et saisissent le glaive. Bien peu de Gaulois restaient debout; se voyant accablés par les troupes légères, et sur le point d'être entourés par les légions qui avançaient, ils se débandent et regagnent précipitamment leur camp, déjà en proie à la terreur et à la confusion. Il n'était rempli que de femmes, d'enfants, de vieillards. Les Romains vainqueurs s'emparèrent des hauteurs abandonnées par l'ennemi.
Cependant L. Manlius et C. Helvius, après s'être élevés tant qu'ils l'avaient pu, par le travers de la montagne, ne trouvant plus passage, avaient tourné vers le seul endroit accessible, et s'étaient mis tous deux à suivre de concert, à quelque distance, la division du consul; c'était ce qu'il y avait de mieux à faire dès le principe: la nécessité y ramena. Le besoin d'une réserve se fait souvent vivement sentir dans des lieux aussi horribles; car les premiers rangs venant à ployer, les seconds couvrent la déroute et se présentent frais au combat. Le consul voyant, près des hauteurs occupées par ses troupes légères, flotter les enseignes de l'ennemi, laissa ses soldats reprendre haleine et se reposer un moment, et leur montrant les cadavres des Gaulois étendus sur les éminences: «Si les troupes légères ont combattu avec tant de succès, que dois-je attendre de mes légions, de troupes armées de toutes pièces, de mes meilleurs soldats? la prise du camp, où, rejeté par la troupe légère, l'ennemi est à trembler.» Il fit néanmoins prendre les devants à la troupe légère, qui, pendant la halte des légions, au lieu de rester inactive, avait employé ce temps à ramasser les traits épars sur les hauteurs, afin de n'en pas manquer. Déjà on approchait du camp, et les Gaulois, dans la crainte de n'être point assez couverts par leurs retranchements, se tenaient l'épée au poing devant leurs palissades; mais, accablés sous une grêle de traits, que des rangs serrés et fournis laissent rarement tomber à faux, ils sont bientôt forcés de rentrer dans leurs fortifications, et ne laissent qu'une forte garde. La multitude, rejetée dans le camp, y est accablée d'une pluie de traits, et tous les coups qui portent sur la foule sont annoncés par des cris où se mêlent les gémissements des femmes et des enfants. La garde placée aux portes est assaillie par les javelines des premiers légionnaires, qui, tout en ne blessant pas, percent les boucliers de part en part, les attachent et les enchaînent les uns aux autres: on ne put soutenir plus longtemps l'attaque des Romains.
Les portes sont abandonnées: mais avant que les vainqueurs s'y précipitent, les Gaulois ont pris la fuite dans toutes les directions. Ils se jettent en aveugles dans les lieux accessibles ou non; précipices, pointes de roc, rien ne les arrête. Ils ne redoutent que l'ennemi! Une foule s'abîment dans des gouffres sans fond, s'y brisent ou s'y tuent. Le consul, maître du camp, en interdit le pillage à ses soldats, et les lance à la poursuite des Gaulois, pour achever de les épouvanter à force d'acharnement. En ce moment arrive L. Manlius avec sa division: l'entrée du camp lui est également fermée. Il reçoit l'ordre de se mettre immédiatement à la poursuite des fuyards. Le consul en personne, laissant les prisonniers aux mains de ses tribuns, partit aussi un moment après; c'était, pensait-il, terminer la guerre d'un seul coup, que de profiter de la consternation des ennemis pour en tuer ou en prendre le plus possible. Le consul était à peine parti, que C. Helvius arriva avec la troisième division: il lui fut impossible d'empêcher le pillage du camp, et le butin, par la plus injuste fatalité, devint la proie de ceux qui n'avaient pas pris part au combat. La cavalerie resta longtemps à son poste, ignorant et le combat et la victoire des Romains. Elle finit aussi, autant que pouvait manœuvrer la cavalerie, par s'élancer sur les traces des Gaulois épars au pied de la montagne, en tua un grand nombre et fit beaucoup de prisonniers. Le nombre des morts ne peut guère être évalué, parce qu'on égorgea dans toutes les cavités de la montagne, parce qu'une foule de fuyards roulèrent du haut des rochers sans issue dans des vallées profondes, parce que dans les bois, sous les broussailles, on tua partout. L'historien Claudius, qui fait livrer deux batailles sur le mont Olympe, prétend qu'il y eut environ quarante mille hommes de tués. Valérius d'Antium, d'ordinaire si exagéré dans les nombres, se borne à dix mille. Ce qu'il y a de positif, c'est que le nombre des prisonniers s'éleva à quarante mille, parce que les Gaulois avaient traîné avec eux une multitude de tout sexe et de tout âge, leurs expéditions étant de véritables émigrations. Le consul fit brûler en un seul tas les armes des ennemis, ordonna de déposer tout le reste du butin, en vendit une partie au profit du trésor public, et fit avec soin, de la manière la plus équitable, la part des soldats. Il donna ensuite des éloges à son armée et distribua les récompenses méritées. La première part fut pour Attale, au grand applaudissement de tous. Car le jeune prince avait montré autant de valeur et de talent au milieu des fatigues et des dangers, que de modestie après la victoire.
Restait toute une seconde guerre avec les Tectosages. Le consul marcha contre eux, et, au bout de trois journées, arriva à Ancyre, grande ville de la contrée, dont les ennemis n'étaient qu'à dix milles. Pendant la halte qu'il y fit, une captive se signala par une action mémorable. C'était la femme du chef Ortiagon; cette femme, d'une rare beauté, se trouvait avec une foule de prisonniers comme elle, sous la garde d'un centurion, homme avide et débauché, vrai soldat. Voyant que ses propositions infâmes la faisaient reculer d'horreur, il fit violence à la pauvre captive que la fortune de la guerre mettait en sa puissance. Puis pour pallier cette indignité, il flatta sa victime de l'espoir d'être rendue aux siens, et encore ne lui donna-t-il pas gratuitement cet espoir, comme eût fait un amant. Il fixa une certaine somme d'or, et, pour ne mettre aucun des siens dans sa confidence, il permit à la captive de choisir un de ses compagnons d'infortune qui irait traiter de son rachat avec ses parents. Rendez-vous fut donné près du fleuve: deux amis de la captive, deux seulement, devaient s'y rendre avec l'or la nuit suivante pour opérer l'échange. Par un hasard fatal au centurion, se trouvait précisément dans la même prison un esclave de la femme; elle le choisit, et à la nuit tombante, le centurion le conduisit hors des postes. La nuit suivante, se trouvent au rendez-vous les deux parents, et le centurion avec sa captive. On lui montre l'or; pendant qu'il s'assure si la somme convenue y est (c'était un talent attique), la femme ordonne, dans sa langue, de tirer l'épée et de tuer le centurion penché sur sa balance. On l'égorge, on sépare la tête du cou, et, l'enveloppant de sa robe, la captive va rejoindre son mari Ortiagon, qui, échappé du mont Olympe, s'était réfugié dans sa maison. Avant de l'embrasser, elle jette à ses pieds la tête du centurion. Surpris, il lui demande quelle est cette tête, que veut dire une action si extraordinaire chez une femme. Viol, vengeance, elle avoua tout à son mari; et, tout le temps qu'elle vécut depuis (ajoute-t-on), la pureté, l'austérité de sa conduite, soutint jusqu'au dernier moment la gloire de cette belle action conjugale.
A son camp d'Ancyre, le consul reçut une ambassade des Tectosages, qui le priaient de ne point se mettre en mouvement qu'il ne se fût entendu avec les chefs de leur nation, assurant qu'à n'importe quelles conditions la paix leur semblait préférable à la guerre. On prit heure et lieu pour le lendemain, et le rendez-vous fut fixé à l'endroit même qui séparait Ancyre du camp des Gaulois. Le consul, à l'heure dite, s'y rendit avec une escorte de cinq cents chevaux, et, ne voyant arriver personne, rentra dans son camp: peu après arrivèrent les mêmes députés gaulois pour excuser leurs chefs, retenus, disaient-ils, par des motifs religieux: les principaux de la nation allaient venir, et l'on pourrait aussi bien traiter avec eux. Le consul, de son côté, dit qu'il enverrait Attale: on vint cette fois de part et d'autre. Attale s'était fait escorter par trois cents chevaux: on arrêta les conditions; mais l'affaire ne pouvant être terminée en l'absence des chefs, il fut convenu que le lendemain, au même lieu, le consul et les princes gaulois auraient une entrevue. L'inexactitude des Gaulois avait un double but: d'abord, de gagner du temps pour mettre à couvert leurs effets avec leurs femmes et leurs enfants de l'autre côté du fleuve Halys; ensuite, de faire tomber le consul lui-même, peu en garde contre la perfidie de la conférence, dans un piége qu'ils lui tendaient. A cet effet ils choisirent mille de leurs cavaliers d'une audace éprouvée; et la trahison eût réussi, si le droit des gens, qu'ils se proposaient de violer, n'eût trouvé un vengeur dans la fortune. Un détachement romain envoyé au fourrage et au bois, s'était porté vers l'endroit où devait se tenir la conférence; les tribuns se croyaient en toute sûreté sous la protection de l'escorte du consul et sous l'œil du consul lui-même; cependant ils n'en placèrent pas moins eux-mêmes, plus près du camp, un second poste de six cents chevaux. Le consul, sur les assurances d'Attale, que les chefs gaulois se rendraient à l'entrevue et qu'on pourrait conclure, sortit de son camp et se mit en route avec la même escorte de cavalerie que la première fois. Il avait fait environ un mille et n'était qu'à quelques pas du lieu du rendez-vous, lorsque, tout à coup, il voit à toute bride accourir les Gaulois qui le chargent en ennemis. Il fait halte, ordonne à sa cavalerie d'avoir la lance et l'esprit en arrêt, et soutient bravement le combat, sans plier; mais bientôt, accablé par le nombre, il recule au petit pas, sans confusion dans ses rangs. Enfin, la résistance devenant plus dangereuse que le bon ordre n'était salutaire, tout se débande et prend précipitamment la fuite. Les Gaulois pressent les fuyards l'épée levée et font main basse. Presque tout l'escadron allait être massacré, lorsque le détachement des fourrageurs, six cents cavaliers, se présentent tout à coup. Aux cris de détresse de leurs compagnons, ils s'étaient jetés sur leurs chevaux la lance au poing. Ils vinrent, tout frais, faire face à l'ennemi victorieux; aussitôt la fortune change; l'épouvante passe des vaincus aux vainqueurs, et la première charge met les Gaulois en déroute. En même temps, de toute la campagne, accourent les fourrageurs. Les Gaulois sont entourés d'ennemis. Les chemins leur sont coupés, la fuite devient presque impossible, pressés qu'ils sont par une cavalerie toute fraîche, eux n'en pouvant plus; aussi bien peu échappèrent. De prisonniers, on n'en fit pas; tous expièrent leur perfidie par la mort. Les Romains, encore tout enflammés de colère, allèrent le lendemain, avec toutes leurs forces chercher l'ennemi.
Deux jours furent employés par le consul à reconnaître en personne la montagne, afin de ne rien laisser échapper: le troisième jour, après avoir consulté les auspices et immolé des victimes, il partagea ses troupes en quatre corps; deux devaient prendre par le centre de la montagne, deux se porter de côté sur les flancs des Gaulois. La principale force des ennemis, c'étaient les Tectosages et les Trocmiens, qui occupaient le centre, au nombre de cinquante mille hommes. La cavalerie, inutile au milieu des rocs et des précipices, avait mis pied à terre, au nombre de dix mille hommes, et pris place à l'aile droite. Les auxiliaires d'Ariarathe, roi de Cappadoce, et de Morzus, avaient la gauche, au nombre d'environ quatre mille. Le consul, comme au mont Olympe, plaça à l'avant-garde des troupes légères, et eut soin de faire mettre sous la main une bonne quantité de traits de toute espèce. On s'aborda: tout, de part et d'autre, se passait comme dans le premier combat; les esprits seuls étaient changés, rehaussés chez les uns par le succès, abattus chez les autres; car, pour n'avoir pas été eux-mêmes vaincus, les ennemis s'associaient à la défaite de leurs compatriotes, et l'action, engagée sous les mêmes auspices, eut le même dénoûment. Comme une nuée de traits légers vint écraser l'armée gauloise, avancer hors des rangs, c'était se mettre à nu sous les coups, personne ne l'osa. Serrés les uns contre les autres, plus leur masse était grande, mieux elle servait de but aux tireurs. Tous les coups portaient. Le consul, voyant l'ennemi presque en déroute, imagina qu'il n'y avait qu'à faire voir les drapeaux légionnaires pour mettre aussitôt tout en fuite, et faisant rentrer dans les rangs les vélites et les autres auxiliaires, il fit avancer le corps de bataille.
Les Gaulois, poursuivis par l'image des Tolistoboïens égorgés, le corps criblé de traits plantés dans les chairs, n'en pouvant plus de fatigue et de coups, ne tinrent même pas contre le premier choc. Aux premières clameurs des Romains, ils s'enfuirent vers leur camp, et un petit nombre seulement se réfugia derrière les retranchements; la plupart, emportés à droite et à gauche, se jetèrent à corps perdu devant eux. Les vainqueurs poussèrent l'ennemi jusqu'au camp, l'épée dans les reins; mais l'avidité les retint dans le camp et la poursuite fut complétement abandonnée. Sur les ailes, les Gaulois tinrent plus longtemps, parce qu'on les avait joints plus tard; mais ils n'attendirent même pas la première décharge de traits. Le consul, ne pouvant arracher au pillage ceux qui étaient entrés dans le camp, mit aussitôt les ailes à la poursuite des ennemis. La chasse dura quelque temps, mais il n'y eut guère plus de huit mille hommes de tués dans la poursuite, je ne dis pas combat, il n'y en eut point. Le reste passa l'Halys. Les Romains, en grande partie passèrent la nuit dans le camp ennemi; les autres revinrent avec le consul dans leur camp. Le lendemain on fit l'inventaire des prisonniers et du butin: le butin était immense; c'était tout ce qu'une nation avide, longtemps maîtresse par la conquête de toute la contrée en deçà du mont Taurus, avait pu amasser. Les Gaulois, dispersés, se rassemblèrent sur un même point, blessés pour la plupart, sans armes, sans aucune ressource. Ils envoyèrent demander la paix au consul. Manlius leur donna rendez-vous à Éphèse, et, comme l'on était déjà au milieu de l'automne, ayant hâte d'abandonner un pays glacé par le voisinage du mont Taurus, il ramena son armée victorieuse sur les côtes, pour y prendre ses quartiers d'hiver.
Tite-Live, liv. XXXVIII, ch. 16 à 27. Trad. de M. Nisard.
RICHESSES DE LUERN, ROI DES ARVERNES.
Environ 150 av. J.-C.
Posidonius, détaillant quelles étaient les richesses de Luern, père de ce Bituite que les Romains tuèrent, dit que pour capter la bienveillance du peuple, il parcourait les campagnes sur un char, répandant de l'or et de l'argent à des milliers de Gaulois qui le suivaient. Il fit une enceinte carrée, de douze stades, où l'on tint, toutes pleines, des cuves d'excellente boisson, et une si grande quantité de choses à manger, que pendant nombre de jours ceux qui voulurent y entrer eurent la liberté de se repaître de ces aliments, étant servis sans relâche. Une autre fois, il assigna le jour d'un festin. Un poëte de ces peuples barbares étant arrivé trop tard, se présenta cependant devant lui et chanta ses vertus, mais versant quelques larmes de ce qu'il était venu trop tard. Luern flatté de ces éloges, se fait donner une bourse pleine d'or, et la jette au barde, qui courait à côté de lui. Le poëte la ramassant, le chante de nouveau, disant que la terre où Luern poussait son char devenait sous ses pas une source d'or et de bienfaits pour les hommes.
Athénée, le Festin des philosophes, liv. IV. Traduction de Lefebvre de Villebrune.
Athénée, grammairien grec de la fin du deuxième siècle de l'ère chrétienne, est auteur d'une compilation appelée le Festin des philosophes, et dans laquelle se trouvent rassemblés des renseignements de toute espèce, et la plupart fort curieux.
LES ROMAINS COMMENCENT A S'ÉTABLIR DANS LA GAULE.
125-121 av. J.-C.
Ce fut à la prière des Marseillais que les Romains passèrent les Alpes; mais ils ne se contentèrent pas d'avoir secouru leurs alliés, ils se firent un établissement durable dans les Gaules et commencèrent à y former une province ou pays de conquête.
Les Saliens, peuple ligure, dans le territoire desquels Marseille avait été bâtie, n'avaient jamais vu que d'un œil jaloux l'accroissement de cette colonie étrangère. Les Marseillais, fatigués et harcelés par eux, eurent recours à la protection des Romains, l'an 125, sous le consulat de Fulvius, homme séditieux et turbulent. Le sénat était bien aise de se débarrasser d'un consul factieux; Fulvius ne l'était pas moins de se procurer l'occasion de remporter le triomphe. Ainsi ses vœux et ceux du sénat furent également satisfaits par la commission qu'il reçut d'aller faire la guerre aux Saliens.
Les exploits de Fulvius en Gaule ne furent pas bien considérables; il obtint néanmoins l'honneur du triomphe, soit par la faveur du peuple, soit que le sénat même regardât comme un heureux présage un premier triomphe sur les Gaulois transalpins. Sextius, consul en 124, fut envoyé pour le relever. Mais il ne partit que sur la fin de son consulat, ou même au commencement de l'année suivante avec la qualité de proconsul.
Sextius ayant trouvé la guerre contre les Saliens plutôt entamée que bien avancée par Fulvius, la poussa avec vigueur. Il remporta sur eux divers petits avantages, et enfin une victoire considérable auprès du lieu où est maintenant la ville d'Aix. Le proconsul prit ses quartiers d'hiver dans le lieu où il avait livré la bataille. Et comme le pays était beau et abondant en sources, dont quelques-unes donnaient des eaux chaudes, il y bâtit une ville, qui, à cause de ses eaux et du nom de son fondateur, fut appelée Aquæ Sextiæ (les eaux sextiennes). C'est la ville d'Aix, capitale de la Provence. Il nettoya aussi toutes les côtes depuis Marseille jusqu'à l'Italie, en ayant chassé les Barbares, qu'il recula jusqu'à mille et à quinze cents pas de la mer; et il donna toute cette étendue de côtes aux Marseillais. Il revint à Rome l'année suivante, et triompha, ayant eu pour successeur Cneius Domitius Ahenobarbus, dont nous allons parler.
(122). Les Saliens étaient domptés, mais la guerre n'était pas finie. Leur infortune, et sans doute la crainte d'éprouver un pareil sort, intéressèrent dans leur querelle des peuples voisins et puissants; et Domitius, en arrivant dans la Gaule, trouva plus d'ennemis que Sextius n'en avait vaincu. Teutomal, roi des Saliens, s'était retiré chez les Allobroges[42], qui entreprirent hautement sa défense; et Bituite, roi des Arvernes, qui avait donné asile dans ses États à plusieurs des chefs de la nation vaincue, envoya même une ambassade à Domitius, pour lui demander leur rétablissement.
Ces deux peuples réunis formaient une puissance considérable. Les Allobroges occupaient tout le pays entre le Rhône et l'Isère jusqu'au lac de Genève; et les Arvernes, non-seulement possédaient l'Auvergne, mais, selon Strabon, ils dominaient presque dans toute la partie méridionale des Gaules, depuis le Rhône jusqu'aux Pyrénées, et même jusqu'à l'Océan.
Nous avons dit que Bituite envoya à Domitius une ambassade; elle était magnifique, mais d'un goût singulier et qui étonna les Romains. L'ambassadeur, superbement vêtu et accompagné d'un nombreux cortége, menait de plus une grande meute de chiens; et il avait avec lui un de ces poëtes gaulois qu'ils nommaient bardes, destiné à célébrer dans ses vers et dans ses chants la gloire du roi, de la nation et de l'ambassadeur. Cette ambassade fut sans fruit, et ne servit même vraisemblablement qu'à aigrir les esprits de part et d'autre.
Un nouveau sujet de guerre fut fourni par les Éduens qui habitaient le pays entre la Saône et la Loire, et dont les principales villes étaient celles que nous nommons aujourd'hui Autun (Bibracte), Châlon, Mâcon, Nevers. Ces peuples sont les premiers de la Gaule transalpine qui aient recherché l'amitié des Romains. Ils se faisaient un grand honneur d'être nommés leurs frères, titre qui leur a été souvent donné dans les décrets du sénat. De tout temps il y avait eu entre eux et les Arvernes une rivalité très-vive; ils se disputaient le premier rang et la suprématie dans les Gaules. Dans les temps dont nous parlons, les Éduens, attaqués d'un côté par les Allobroges, et de l'autre par les Arvernes, eurent recours à Domitius, qui les écouta favorablement. Tout se prépara donc à la guerre, qui se fit vivement l'année suivante (121).
Les Allobroges et les Arvernes épargnèrent au général romain la peine de venir les chercher; ils marchèrent eux-mêmes à lui, et vinrent se camper au confluent de la Sorgue et du Rhône, un peu au-dessus d'Avignon. La bataille se donna en cet endroit. Les Romains remportèrent la victoire; mais ils en furent redevables à leurs éléphants, dont la forme étrange et inusitée effraya et les chevaux et les cavaliers. L'odeur des éléphants, insupportable aux chevaux, comme le remarque Tite-Live, contribua aussi à ce désordre. Il resta, dit Orose, 20,000 Gaulois sur la place; 3,000 furent faits prisonniers.
Une si grande défaite n'abattit point le courage des deux peuples alliés. Ils firent de nouveaux efforts; et lorsque le consul Q. Fabius arriva en Gaule, les Allobroges et les Arvernes, soutenus des Ruthènes (peuples du Rouergue), allèrent au-devant de lui avec une armée de 200,000 hommes. Le consul n'en avait que 30,000; et Bituite[43] méprisait si fort le petit nombre des Romains, qu'il disait qu'il n'y en avait pas assez pour nourrir les chiens de son armée. Le succès fit voir en cette occasion, comme en bien d'autres, quel avantage a le bon ordre et la discipline sur la multitude.
Ce fut vers le confluent de l'Isère et du Rhône que les armées se rencontrèrent. Les mémoires qui nous restent nous instruisent peu sur le détail de cette grande action. Il est à présumer que Fabius attaqua les Gaulois lorsqu'ils passaient le Rhône ou venaient de le passer, sans leur donner le temps de se former et de s'étendre. Une charge vigoureuse mit bientôt le trouble parmi les Gaulois, que leur multitude embarrassait, bien loin qu'ils en pussent tirer avantage. Mais la fuite était difficile. Il fallait repasser le Rhône sur deux ponts, dont l'un avait été fait de bateaux, à la hâte et peu solidement. Il rompit sous le poids et la multitude des fuyards, et causa ainsi la perte d'un nombre infini de Gaulois[44], qui furent noyés dans ce fleuve, dont la rapidité, comme personne ne l'ignore, est extrême.
Les Gaulois, accablés d'un si rude coup, se résolurent à demander la paix. Il ne s'agissait que de savoir auquel des deux généraux romains ils s'adresseraient, car Domitius était encore dans la province. La raison voulait qu'ils préférassent Fabius, qui était consul et dont la victoire était plus éclatante que celle de Domitius; ils le firent; mais Domitius, homme fier et hautain, s'en vengea sur Bituite par une noire perfidie. Il engagea le roi des Arvernes à venir dans son camp sous prétexte d'une entrevue; et lorsqu'il l'eut en son pouvoir, il le fit charger de chaînes et l'envoya à Rome. Si le sénat ne put approuver cet acte d'injustice, dit Florus, il ne voulut pas non plus l'annuler, de peur que Bituite, rentré dans son pays, n'excitât de nouveau la guerre; on le relégua dans la ville d'Albe pour y être retenu comme prisonnier. Il fut même ordonné que son fils Cogentiat serait pris et amené à Rome. On rendit néanmoins une demi-justice à ce jeune prince. Après qu'on l'eût fait élever et instruire soigneusement, on le renvoya dans le royaume de ses pères.
Il paraît que les peuples vaincus furent diversement traités par les Romains. Les Allobroges furent mis au nombre des sujets de la république. Pour ce qui est des Arvernes et des Ruthènes, César assure que le peuple romain leur pardonna, ne les réduisit point en province et ne leur imposa point de tributs. Ainsi, il y a apparence que la province romaine dans les Gaules ne comprit d'abord que le pays des Salyens et celui des Allobroges[45]. Les années suivantes ne nous fournissent plus d'événements considérables, quoiqu'il soit vraisemblable que les consuls de ces années ont été envoyés en Gaule, et y ont peut-être étendu la province romaine le long de la mer jusqu'aux Pyrénées. Ce qui est constant, c'est que trois ans après les victoires que nous venons de rapporter, le consul Q. Martius fonda la colonie de Narbonne(118), à laquelle il donna son nom Narbo Martius. Nous ne pouvons mieux marquer le dessein de cet établissement que par les termes de Cicéron, qui appelle Narbonne la sentinelle du peuple romain et le boulevard opposé aux nations gauloises.
Fabius et Domitius, de retour à Rome, obtinrent tous deux le triomphe. Celui de Fabius fut et le premier et le plus éclatant. Bituite en fut le principal ornement. Il y parut monté sur le char d'argent dont il s'était servi le jour de la bataille, avec ses armes et sa saie bigarrée de diverses couleurs.
Rollin, Histoire romaine, d'après Diodore de Sicile, Strabon (liv. 2), Appien, Pline (liv. 7), Valère-Maxime.
Rollin, né en 1661 et mort en 1741, fut un célèbre professeur de l'université de Paris; il est auteur d'un excellent Traité des Études, d'une Histoire ancienne et d'une Histoire romaine.