L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 1/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
MŒURS DES GALLO-ROMAINS.
Ne voit-on pas dans les Gaules que les plus grands seigneurs n'ont tiré d'autres fruits de leurs malheurs que de devenir plus déréglés dans leur conduite? J'ai vu moi-même, dans Trèves, des personnes nobles et constituées en dignité, quoique dépouillées de leurs biens, au milieu d'une province ravagée, montrer plus de corruption dans leurs mœurs qu'on ne remarquait de décadence dans leurs affaires domestiques. La désolation du pays n'avait pas été si grande qu'il ne restât encore quelque ressource; mais la corruption des mœurs était si extrême, qu'elle était sans remède. Les vices, ces cruels ennemis du cœur, faisaient au dedans plus de ravages que les barbares, ennemis seulement du corps, n'en faisaient au dehors. Les Romains étaient eux-mêmes leurs plus cruels ennemis. Je devrais arroser de mes larmes la peinture des choses dont j'ai été témoin. J'ai vu des vieillards qui étaient dans les charges publiques, des chrétiens dans le dernier retour de l'âge, aimer encore la bonne chère et la volupté. Par où commencer pour leur reprocher leur corruption? Leurs dignités, leur âge, le nom de chrétiens, le péril qui les menaçait, lequel de tous ces endroits devait fournir les premiers reproches? Pourrait-on croire que des vieillards fussent capables de s'abandonner à ces déréglements pendant la paix, que des jeunes gens le pussent être, pendant la guerre, que des chrétiens le pussent jamais être? Dignités, âge, profession, religion, on oubliait tout dans la fureur de la débauche. Qui n'eût pris les principaux de cette ville pour des insensés? Cette ardeur n'a pu être ralentie par les destructions réitérées de cette ville criminelle. Quatre fois Trèves, cette ville la plus florissante des Gaules, a été prise et ruinée. Le premier malheur eut dû suffire pour déterminer les habitants à une sincère conversion, afin qu'une rechute n'attirât pas une seconde punition. Chose incroyable! le nombre des malheurs n'a fait qu'augmenter le penchant fatal pour le vice. Tel qu'on nous représente dans la fable cet hydre dont les têtes renaissaient plus nombreuses à mesure qu'on les coupait, telle était la ville de Trèves; ses malheurs croissaient, et en même temps croissait aussi la fureur de ses habitants pour le libertinage des mœurs. Le châtiment, qui dégoûte ailleurs du vice, en faisait naître ici un goût plus vif et plus empressé; et il eût été plus facile de vider Trèves d'habitants que de la purger de cette fureur impie.
Cette peinture des désordres de Trèves convient à une ville voisine, qui lui cédait peu en magnificence. Outre tous les autres vices qui s'y étaient introduits, l'avarice et l'ivrognerie y dominaient; mais l'ivrognerie surtout était si fort en usage, que les principaux de la ville ne purent se résoudre ou n'étaient pas en état de pouvoir sortir de table lorsque les barbares, maîtres des remparts, entraient de tous côtés dans la ville. Dieu le permit ainsi, afin de faire voir plus clairement la raison pourquoi il châtiait les habitants de cette ville. C'est là que j'ai vu un renversement bien déplorable. On ne voyait aucune différence de mœurs entre les vieillards et les jeunes gens; la même indiscrétion dans les discours, la même légèreté, le même luxe, le même penchant pour l'ivrognerie, les rendait semblables les uns aux autres. Des hommes âgés, élevés depuis longtemps aux charges publiques, n'ayant plus que peu de jours à vivre, buvaient comme eussent pu faire les plus robustes. Les forces, qui leur manquaient pour marcher, ne leur manquaient pas pour boire; et leurs jambes ailleurs chancelantes se fortifiaient dans les occasions de danser. Je raccourcis ce portrait odieux; et pour l'achever d'un seul trait, je n'ai qu'à dire qu'on a vu dans cette ville la vérité de ce que disait le Sage, que le vin et les femmes rendent les sages impies à l'égard de Dieu.
Après avoir décrit ce qui se faisait dans les plus fameuses villes des Gaules, que dirai-je des villes moins considérables, si ce n'est qu'elles ont de même toutes péri par les vices de leurs habitants? Le crime y avait tellement endurci tous les cœurs, qu'on était au milieu du péril sans le craindre. On était menacé d'une captivité prochaine, et on ne la craignait pas. Dieu permettait qu'on demeurât dans cette insensibilité, afin qu'on ne prît point de précautions pour détourner sa ruine. Déjà les barbares étaient présents qu'on ne voyait aucune crainte dans les hommes, et que dans les villes on ne se donnait aucun mouvement pour se garantir de l'invasion. Personne, à la vérité, n'avait envie de périr; mais tel était l'aveuglement des pécheurs, qu'on ne prenait aucun soin pour éviter sa perte. L'intempérance, l'ivrognerie, l'amour du repos avaient fait naître une négligence et une indolence incurables. Semblables à ceux dont l'Écriture dit qu'un assoupissement que Dieu permettait s'était saisi d'eux. Cet assoupissement que Dieu répand est un présage d'une ruine prochaine; car l'Écriture nous apprend que quand les iniquités du pécheur sont montées à un certain point, la Providence l'abandonne à lui-même, et qu'ainsi livré à son propre sens il court à sa perte.
Je ne crois pas devoir rien ajouter pour persuader que l'empressement des hommes pour les plaisirs criminels n'a pas cessé jusqu'à leur entière destruction. Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est que cet aveuglement se perpétuera, et l'on peut prédire que les hommes seront toujours les mêmes. Voyons-nous qu'aucune des villes et des provinces qui sont prises ou ravagées par les barbares change de conduite? Y est-on humilié, pense-t-on à se convertir et se corriger? Tel est le caractère des Romains; on les voit périr, mais on ne les voit pas se corriger. Trois fois la première ville des Gaules a été détruite, trois fois elle a été comme le bûcher de ses habitants. La destruction même ne fut pas le plus grand mal qu'elle eut à supporter. La misère accablait ceux que la ruine de leur patrie n'avait pas fait périr. Ce qui s'était garanti de la mort gémissait dans le malheur. Les uns, couverts de blessures, traînaient une vie languissante; les autres, à demi-brûlés, sentaient longtemps les cruels effets de l'incendie. Ceux-ci périssaient par la faim, et ceux-là par la nudité; un grand nombre succombaient à la violence du mal ou à la rigueur du froid. Ainsi la même mort se faisait sentir en mille façons différentes. En un mot, la ruine d'une seule ville était une calamité pour un grand nombre d'autres. J'ai vu, et je n'ai pas refusé mon secours aux misérables, j'ai vu les cadavres des hommes et des femmes confondus, nus, déchirés, donnant un douloureux spectacle aux habitants des autres villes, et servant de nourriture aux chiens et aux oiseaux. La puanteur qu'exhalaient ces corps morts devenait mortelle pour les vivants, et ceux qui n'avaient pas été enveloppés dans le saccagement de cette ville ne laissaient pas d'en sentir les mauvais effets. Mais qu'ont produit toutes ces calamités? Si les choses n'étaient évidentes, on ne pourrait s'imaginer que les hommes fussent capables d'un endurcissement si extraordinaire; mais personne n'ignore qu'un petit nombre de gens de qualité qui étaient restés dans cette ville ruinée employèrent leurs premiers soins à obtenir des empereurs la permission de faire célébrer les jeux du cirque.
Habitants de la ville de Trèves, à qui j'adresse ici la parole, est-il possible que vous ayez pu conserver de l'empressement pour les jeux du cirque[163]! Quoi! ce triste état d'une ville prise et saccagée, tant de sang répandu, tant de tourments soufferts, tant de captifs dans les fers, tant de maux, n'ont pu vous apprendre à vous modérer! Ah, votre folie mérite les larmes de tous les hommes de bon sens. A dire le vrai, vous m'avez paru dignes de pitié lorsque votre ville a été ruinée; mais je trouve que vous l'êtes bien davantage quand je compare votre ardeur pour les spectacles. Je croyais bien que les malheurs de la guerre pouvaient faire perdre les biens temporels, mais je ne croyais pas qu'ils pussent faire perdre la raison. Vous vous adressez donc aux empereurs pour obtenir la permission d'ouvrir le théâtre et le cirque; mais où est la ville, où est le peuple pour qui vous présentez cette requête? Je regarde, et je ne vois qu'une ville ensevelie dans ses cendres et un peuple dans les fers; partout je rencontre ou des cadavres ou des yeux baignés de pleurs. A peine des restes malheureux ont-ils échappé à la ruine commune, et ces restes sont dans la douleur et dans la misère, et l'on ne sait si la destinée de ceux qui ont péri n'est pas plus heureuse que le sort de ceux qui vivent encore.
Mais quel lieu choisirez-vous pour ces jeux sacrilèges? Sera-ce sur le tombeau de vos citoyens égorgés, au milieu de leur sang répandu et encore fumant et de leurs ossements dispersés. Trouverez-vous un endroit dans toute la ville où cette image de la mort et du carnage ne s'offre à vos yeux? Toutes ces circonstances ne vous ont-elles pas dû persuader que ce n'est pas le temps de demander des jeux et des fêtes publiques? Comment oserez-vous donner des marques de joie, environnés des débris de l'incendie? Et comment oserez-vous rire au milieu de tant de justes sujets de pleurer? Mais enfin quand il n'y aurait que cette seule considération à avoir, pensez que par ces spectacles impies vous allumez contre vous la colère de Dieu. Ah! je ne suis plus étonné que vous ayez été châtiés par tous les maux que vous avez soufferts! Une ville que trois renversements n'ont pu corriger méritait bien de souffrir une quatrième destruction!
Salvien, du Gouvernement de Dieu, livre 6.
LES TYRANS.—LE PATROCINIAT.—ORIGINES DE LA FÉODALITÉ.
Chacun essayait de se soustraire aux charges intolérables de la vie civile. Ce ne fut plus la liberté que l'on rechercha, ce fut la servitude. On y courut, on s'y précipita. Ce furent les paysans des frontières, exposés sans défense aux incursions des barbares, qui donnèrent le signal de cette espèce de désertion. Bientôt elle devint générale, et au milieu du troisième siècle des villages, des villes entières renoncent à leur indépendance et se donnent un autre maître que l'empereur. Le monde romain se brise déjà à ses extrémités; une multitude infinie de petites sociétés presque imperceptibles se forment incessamment des blocs qui s'en détachent, et s'abritent au milieu de ses ruines. Le Code nous les montre se constituant au cœur même de l'empire, sous la main même de l'empereur, en dépit de toutes les menaces, par la double influence des spoliations du fisc et des déprédations des barbares. Il y eut dès lors comme un essai, une première efflorescence des institutions féodales qui un peu plus tard couvrirent l'Europe entière. Il y a déjà des seigneurs, cachés encore sous l'ancienne et familière dénomination de patrons; et il y en a autant qu'il se trouve de villages en révolte contre une autorité qui ne peut plus donner que l'oppression en retour de l'obéissance.
Ce principe de dissolution devint plus actif à mesure que la force centrale perdit de son énergie, et devait rester sans contre-poids le jour où celle-ci cesserait de se faire sentir. Au IIIe siècle, ce ne sont encore que quelques hameaux isolés qui se séparent de l'empire; un peu plus tard ce sera la Gaule et la Bretagne. La plupart de ces tyrans qui remplissent l'histoire des empereurs ne sont que l'expression et le produit de cette situation nouvelle. Eux aussi sont des patrons, des libérateurs que les provinces opprimées croyaient se donner contre la tyrannie étrangère. C'étaient les représentants de cette force de répulsion qui tendait de plus en plus à disloquer ce grand tout, et à replacer dans l'isolement et l'indépendance les parties hétérogènes qu'un travail de huit cents ans y avait fait entrer. Ce malaise s'annonce pour la première fois par les séditions de la Gaule, sous les règnes d'Auguste et de Tibère, arrive de crise en crise à son paroxysme sous les Trente Tyrans, se continue à travers les révoltes de Carausius, d'Allectus, de Maxime, de Constantin dans la Bretagne, celles de Magnence, de Sylvanus, de Maxime, de Constantin, de Sébastien dans la Gaule (pour ne parler que de celles-là), et aboutit enfin, après tant de scissions temporaires, au partage définitif du Ve siècle.
Ainsi l'empire d'Auguste ne périt pas d'une autre manière que celui de Charlemagne; les circonstances étaient les mêmes, les résultats ne pouvaient différer. Le principe de dissolution qui brisa l'Empire Romain et qui le fractionna en autant de royaumes barbares qu'il renfermait de grandes lignes géographiques et de nationalités mal éteintes brisa l'empire carlovingien à son tour en autant de blocs qu'il renfermait de royaumes, et chacun de ceux-ci en autant de parcelles qu'il comptait de châteaux forts. Il continua d'agir sans interruption, malgré de vains et impuissants efforts, pendant six cents ans, de Dioclétien à Hugues Capet. Alors on recommença de nouveau à reconstruire. Ainsi, au point de vue de l'histoire générale, la formation des royaumes barbares à la chute de l'empire et l'établissement de la féodalité à la mort de Charlemagne ne sont, à vrai dire, que des effets de la même cause. Dioclétien, Constantin, Théodose, Théodoric, Charles Martel, Charlemagne, réussirent un moment à la paralyser, mais sans pouvoir la détruire. Leurs essais de reconstruction ont immortalisé leur mémoire, parce que les hommes admirent volontiers ce qui est grand, et ne demandent aux héros que du génie; mais si leurs efforts ont pu retarder de quelques années la formation de la société féodale, elle n'en est pas moins sortie de terre sous leurs yeux, et elle n'a conservé en s'élevant que les moins significatives peut-être des empreintes dont ils avaient voulu la marquer.
Il faut convenir que les origines de la féodalité ne sont pas toutes où l'on a coutume de les chercher; et que tels faits qui nous paraissent nouveaux aux sixième et septième siècles dataient déjà de trois cents ans. Dans ce nombre il faut placer le plus caractéristique de tous, le fractionnement du territoire et l'isolement du pouvoir. Ce mal avait déjà miné l'empire romain avant de s'attaquer aux sociétés barbares; et lorsqu'il les faisait crouler à petit bruit du sixième au dixième siècle, il ne faisait que se continuer. Il faut se donner le spectacle de cette lutte désespérée de la loi impériale contre un ennemi qui la tuera.
«Que les laboureurs[164] n'invoquent aucun patronage[165], et qu'ils soient livrés au supplice si par d'audacieuses fourberies ils cherchent à se donner de pareils appuis. Quant à ceux qui les accordent, ils devront payer pour chaque fonds et chaque contravention une amende de 25 livres d'or; mais que notre fisc ne prenne que la moitié de ce que les patrons avaient coutume de prendre en totalité.»
«Quiconque[166] parmi les officiers, ou dans quelque classe de citoyens que ce soit, sera convaincu d'avoir accepté un patronage, qu'il soit soumis aux peines de droit. Quand aux possesseurs[167], qu'on les contraigne, bon gré mal gré, d'obéir aux statuts impériaux et de contribuer aux charges publiques. Que s'il se trouve des villages qui, à raison des avantages de leur position ou du nombre de leurs habitants, osent s'y refuser, qu'on leur inflige tel châtiment que de droit.»
«Quiconque[168] accordera son patronage aux paysans, de quelque dignité qu'il soit, qu'il soit maître de la milice, comte, proconsul, vicaire, préfet de la province, tribun, curiale, ou de telle autre dignité, qu'il paye une amende de 40 livres d'or pour chaque patronage accordé, s'il ne renonce à l'avenir à une pareille témérité. Et non-seulement ceux qui accueilleront les paysans dans leur clientèle seront frappés de l'amende en question, mais ceux qui y recourront pour échapper à l'impôt en payeront le double.»
«Nous avons attaché des peines plus sévères aux lois faites par nos prédécesseurs pour défendre les patronages. Ainsi, à l'avenir, quiconque sera convaincu d'avoir accordé son patronage à des laboureurs ou à des villageois propriétaires, qu'il soit dépouillé de son propre bien. Quant aux laboureurs, qu'ils soient aussi dépouillés de leurs terres[169].»
Toutes ces menaces furent également impuissantes, car la situation était déjà plus forte que les hommes; la dissolution suivit son cours, et marcha rapidement vers son terme.
Lehuërou, Histoire des institutions mérovingiennes et carlovingiennes, t. I, p. 136.
Lehuërou, né en 1807, mort en 1843, était professeur à la faculté des lettres de Rennes. Son ouvrage a paru en 2 vol. in-8o (1841-43).
DE LA RACE CELTIQUE.
Avant d'amener les Allemands sur le sol de la Gaule et d'assister à ce nouveau mélange, j'ai besoin de revenir sur tout ce qui précède, d'évaluer jusqu'à quel point les races diverses établies sur le sol gaulois avaient pu modifier le génie primitif de la contrée, de chercher pour combien ces races avaient contribué dans l'ensemble, quelle avait été la mise de chacune d'elles dans cette communauté, d'apprécier ce qui pouvait rester d'indigène sous tant d'éléments étrangers.
Divers systèmes ont été appliqués aux origines de la France.
Les uns nient l'influence étrangère; ils ne veulent point que la France doive rien à la langue, à la littérature, aux lois des peuples qui l'ont conquise. Que dis-je? s'il ne tenait qu'à eux, on retrouverait dans nos origines les origines du genre humain. Le Brigant et son disciple, La Tour d'Auvergne, le premier grenadier de la république, dérivent toutes les langues du bas breton; intrépides et patriotes critiques, il ne leur suffit pas d'affranchir la France, ils voudraient lui conquérir le monde. Les historiens et les légistes sont moins audacieux. Cependant l'abbé Dubos ne veut point que la conquête de Clovis soit une conquête; Grosley affirme que notre droit coutumier est antérieur à César.
D'autres esprits, moins chimériques peut-être, mais placés de même dans un point de vue exclusif et systématique, cherchent tout dans la tradition, dans les importations diverses du commerce ou de la conquête. Pour eux notre langue française est une corruption du latin, notre droit une dégradation du droit romain ou germanique, nos traditions un simple écho des traditions étrangères. Ils donnent la moitié de la France à l'Allemagne, l'autre aux Romains; elle n'a rien à réclamer d'elle-même. Apparemment ces grands peuples celtiques dont parle tant l'antiquité, c'était une race si abandonnée, si déshéritée de la nature, qu'elle aura disparu sans laisser trace. Cette Gaule, qui arma 500,000 hommes contre César, et qui paraît encore si peuplée sous l'empire, elle a disparu tout entière, elle s'est fondue par le mélange de quelques légions romaines, ou des bandes de Clovis. Tous les Français du nord descendent des Allemands, quoiqu'il y ait si peu d'allemand dans leur langue. La Gaule a péri, corps et biens, comme l'Atlantide. Tous les Celtes ont péri, et s'il en reste, ils n'échapperont pas aux traits de la critique moderne. Pinkerton[170] ne les laisse pas reposer dans le tombeau; c'est un vrai Saxon, acharné sur eux, comme l'Angleterre sur l'Irlande. Ils n'ont eu, dit-il, rien en propre, aucun génie original... Il voudrait, dans son amusante fureur, qu'on instituât des chaires de langue celtique «pour qu'on apprît à se moquer des Celtes».
Nous ne sommes plus au temps où l'on ne pouvait que choisir entre les deux systèmes et se déclarer partisan exclusif du génie indigène ou des influences extérieures. Des deux côtés, l'histoire et le bon sens résistent. Il est évident que les Français ne sont plus les Gaulois; on chercherait en vain parmi nous ces grands corps blancs et mous! ces géants enfants qui s'amusèrent à brûler Rome[171]. D'autre part, le génie français est profondément distinct du génie romain ou germanique; ils sont impuissants pour l'expliquer.
Nous ne prétendons pas rejeter des faits incontestables; nul doute que notre patrie ne doive beaucoup à l'influence étrangère. Toutes les races du monde ont contribué pour doter cette Pandore.
La base originaire, celle qui a tout reçu, tout accepté, c'est cette jeune, molle et mobile race des Gaels, bruyante, sensuelle et légère, prompte à apprendre, prompte à dédaigner, avide de choses nouvelles. Voilà l'élément primitif, l'élément perfectible.
Il faut à de tels enfants des précepteurs sévères. Ils en recevront et du Midi et du Nord. La mobilité sera fixée, la mollesse durcie et fortifiée; il faut que la raison s'ajoute à l'instinct, à l'élan la réflexion.
Michelet, Histoire de France, t. I, p. 126.
MŒURS DES BARBARES.
Tout ce qui se peut rencontrer de plus varié, de plus extraordinaire, de plus féroce dans les coutumes des sauvages, s'offrit aux yeux de Rome: elle vit d'abord successivement, et ensuite tout à la fois, dans le cœur et dans les provinces de son empire, de petits hommes maigres et basanés, ou des espèces de géants aux yeux verts, à la chevelure blonde lavée dans l'eau de chaux, frottée de beurre aigre ou de cendres de frêne; les uns nus, ornés de colliers, d'anneaux de fer, de bracelets d'or; les autres couverts de peaux, de sayons, de larges braies, de tuniques étroites et bigarrées; d'autres encore la tête chargée de casques faits en guise de mufles de bêtes féroces; d'autres encore le menton et l'occiput rasés, ou portant longues barbes et moustaches. Ceux-ci s'escrimaient à pied avec des massues, des maillets, des marteaux, des framées, des angons à deux crochets, des haches à deux tranchants, des frondes, des flèches armées d'os pointus, des filets et des lanières de cuir, de courtes et de longues épées; ceux-là enfourchaient de hauts destriers bardés de fer ou de laides et chétives cavales, mais rapides comme des aigles. En plaine, ces hommes hostoyaient éparpillés, ou formés en coin, ou roulés en masse; parmi les bois, ils montaient sur les arbres, objets de leur culte, et combattaient portés sur les épaules et dans les bras de leurs dieux.
Des volumes suffiraient à peine au tableau des mœurs et des usages de tant de peuples.
Les Agathyrses, comme les Pictes, se tachetaient le corps et les cheveux d'une couleur bleue; les gens d'une moindre espèce portaient leurs mouchetures rares et petites; les nobles les avaient larges et rapprochées.
Les Alains ne cultivaient point la terre; ils se nourrissaient de lait et de la chair des troupeaux; ils erraient avec leurs chariots d'écorce, de désert en désert. Quand leurs bêtes avaient consommé tous les herbages, ils remettaient leurs villes sur leurs chariots, et les allaient planter ailleurs. Le lieu où ils s'arrêtaient devenait leur patrie. Les Alains étaient grands et beaux; ils avaient la chevelure presque blonde, et quelque chose de terrible et de doux dans le regard. L'esclavage était inconnu chez eux; ils sortaient tous d'une source libre.
Les Goths, comme les Alains, de race scandinave, leur ressemblaient; mais ils avaient moins contracté les habitudes slaves, et ils inclinaient plus à la civilisation. Apollinaire a peint un conseil de vieillards Goths: «Selon leur ancien usage, leurs vieillards se réunissent au lever du soleil; sous les glaces de l'âge, ils ont le feu de la jeunesse. On ne peut voir sans dégoût la toile qui couvre leur corps décharné; les peaux dont ils sont vêtus leur descendent à peine au dessous du genou. Ils portent des bottines de cuir de cheval, qu'ils attachent par un simple nœud au milieu de la jambe, dont la partie supérieure reste découverte.» Et pourquoi ces Goths étaient-ils assemblés? Pour s'indigner de la prise de Rome par un Vandale, et pour élire un empereur romain!
Le Sarrasin, ainsi que l'Alain, était nomade: monté sur son dromadaire, vaguant dans des solitudes sans bornes, changeant à chaque instant de terre et de ciel, sa vie n'était qu'une fuite.
Les Huns parurent effroyables aux barbares eux-mêmes: ils considéraient avec horreur ces cavaliers au cou épais, aux joues déchiquetées, au visage noir, aplati et sans barbe; à la tête en forme de boule d'os et de chair, ayant dans cette tête des trous plutôt que des yeux; ces cavaliers dont la voix était grêle et le geste sauvage. La renommée les représentait aux Romains comme des bêtes marchant sur deux pieds, ou comme ces effigies difformes que l'antiquité plaçait sur les ponts. On leur donnait une origine digne de la terreur qu'ils inspiraient: on les faisait descendre de certaines sorcières appelées Aliorumna, qui, bannies de la société par le roi des Goths Félimer, s'étaient accouplées dans les déserts avec les démons.
Différents en tout des autres hommes, les Huns n'usaient ni de feu ni de mets apprêtés; ils se nourrissaient d'herbes sauvages et de viandes demi-crues, couvées un moment entre leurs cuisses, ou échauffées entre leur siége et le dos de leurs chevaux. Leurs tuniques, de toile colorée et de peaux de rats des champs, étaient nouées autour de leur cou; ils ne les abandonnaient que lorsqu'elles tombaient en lambeaux. Ils enfonçaient leur tête dans des bonnets de peau arrondis, et leurs jambes velues dans des tuyaux de cuir de chèvre. On eût dit qu'ils étaient cloués sur leurs chevaux, petits et mal formés, mais infatigables. Souvent ils s'y tenaient assis comme les femmes; ils y traitaient d'affaires, délibérant, vendant, achetant, buvant, mangeant, dormant sur le cou étroit de leur bête, s'y livrant, dans un profond sommeil, à toutes sortes de songes.
Sans demeure fixe, sans foyer, sans loi, sans habitudes domestiques, les Huns erraient avec les chariots qu'ils habitaient. Dans ces huttes mobiles, les femmes façonnaient leurs vêtements, accouchaient, allaitaient leurs nourrissons jusqu'à l'âge de puberté. Nul, chez ces générations, ne pouvait dire d'où il venait, car il avait été conçu loin du lieu où il était né, et élevé plus loin encore. Cette manière de vivre dans des voitures roulantes était en usage chez beaucoup de peuples, et notamment parmi les Franks. Majorien surprit un parti de cette nation: «Le coteau voisin retentissait du bruit d'une noce; les ennemis célébraient en dansant, à la manière des Scythes, l'hymen d'un époux à la blonde chevelure. Après la défaite on trouva les préparatifs de la fête errante, les marmites, les mets des convives, tout le régal prisonnier et les odorantes couronnes de fleurs........ Le vainqueur enleva le chariot de la mariée[172]»
Sidoine est un témoin considérable des mœurs des barbares dont il voyait l'invasion. «Je suis, dit-il, au milieu des peuples chevelus, obligé d'entendre le langage du Germain, d'applaudir, avec un visage contraint, au chant du Bourguignon ivre, les cheveux graissés avec du beurre acide....... Heureux vos yeux, heureuses vos oreilles, qui ne les voient et ne les entendent point! heureux votre nez, qui ne respire pas dix fois le matin l'odeur empestée de l'ail et de l'oignon!»
Tous les barbares n'étaient pas aussi brutaux. Les Franks, mêlés depuis longtemps aux Romains, avaient pris quelque chose de leur propreté et de leur élégance. «Le jeune chef marchait à pied au milieu des siens; son vêtement d'écarlate et de soie blanche était enrichi d'or; sa chevelure et son teint avaient l'éclat de sa parure. Ses compagnons portaient pour chaussure des peaux de bête garnies de tous leurs poils: leurs jambes et leurs genoux étaient nus; les casaques bigarrées de ces guerriers montaient très-haut, serraient les hanches, et descendaient à peine au jarret; les manches de ces casaques ne dépassaient pas le coude. Par-dessous ce premier vêtement se voyait une saie de couleur verte bordée d'écarlate, puis une rhénone fourrée, retenue par une agrafe[173]. Les épées de ces guerriers se suspendaient à un étroit ceinturon, et leurs armes leur servaient autant d'ornement que de défense: ils tenaient dans la main droite des piques à deux crochets, ou des haches à lancer; leur bras gauche était caché par un bouclier aux limbes d'argent et à la bosse dorée[174].» Tels étaient nos pères.
Sidoine arrive à Bordeaux, et trouve auprès d'Euric, roi des Visigoths, divers barbares qui subissaient le joug de la conquête. «Ici se présente le Saxon aux yeux d'azur: ferme sur les flots, il chancelle sur la terre. Ici l'ancien Sicambre, à l'occiput tondu, tire en arrière, depuis qu'il est vaincu, ses cheveux renaissants sur son cou vieilli; ici vagabonde l'Hérule aux joues verdâtres, qui laboure le fond de l'Océan, et dispute de couleur avec les algues; ici le Bourguignon, haut de sept pieds, mendie la paix en fléchissant le genou[175].»
Une coutume assez générale chez tous les barbares était de boire la cervoise (la bière), l'eau, le lait et le vin, dans le crâne des ennemis. Étaient-ils vainqueurs, ils se livraient à mille actes de férocité; les têtes des Romains entourèrent le camp de Varus, et les centurions furent égorgés sur les autels de la divinité de la guerre. Étaient-ils vaincus, ils tournaient leur fureur contre eux-mêmes. Les compagnons de la première ligue des Cimbres que défit Marius furent trouvés sur le champ de bataille attachés les uns aux autres; ils avaient voulu impossibilité de reculer et nécessité de mourir. Leurs femmes s'armèrent d'épées et de haches; hurlant, grinçant des dents de rage et de douleur, elles frappaient et Cimbres et Romains, les premiers comme des lâches, les seconds comme des ennemis: au fort de la mêlée, elles saisissaient avec leurs mains nues les épées tranchantes des légionnaires, leur arrachaient leurs boucliers, et se faisaient massacrer. Sanglantes, échevelées, vêtues de noir, on les vit, montées sur les chariots, tuer leurs maris, leurs frères, leurs pères, leurs fils, étouffer leurs nouveau-nés, les jeter sous les pieds des chevaux, et se poignarder. Une d'entre elles se pendit au bout du timon de son chariot, après avoir attaché par la gorge deux de ses enfants à chacun de ses pieds. Faute d'arbres pour se procurer le même supplice, le Cimbre vaincu se passait au cou un lacs coulant, nouait le bout de la corde de ce lacs aux jambes ou aux cornes de ses bœufs: ce laboureur d'une espèce nouvelle, pressant l'attelage avec l'aiguillon, ouvrait sa tombe.
On retrouvait ces mœurs terribles parmi les barbares du cinquième siècle. Leur cri de guerre faisait palpiter le cœur du plus intrépide Romain: les Germains poussaient ce cri sur le bord de leurs boucliers appliqués contre leurs bouches. Le bruit de la corne des Goths était célèbre.
Avec des ressemblances et des différences de coutumes, ces peuples se distinguaient les uns des autres par des nuances de caractères: «Les Goths sont fourbes, mais chastes, dit Salvien; les Allamans, impudiques, mais sincères; les Franks, menteurs, mais hospitaliers; les Saxons, cruels, mais ennemis des voluptés[176].» Le même auteur fait aussi l'éloge de la pudicité des Goths, et surtout de celle des Vandales. Les Taïfales, peuplade de la Dacie, péchaient par le vice contraire[177].
Les Huns, perfides dans les trêves, étaient dévorés de la soif de l'or. Abandonnés à l'instinct des brutes, ils ignoraient l'honnête et le déshonnête. Obscurs dans leur langage, libres de toute religion et de toute superstition, aucun respect divin ne les enchaînait. Colères et capricieux, dans un même jour ils se séparaient de leurs amis sans qu'on eût rien dit pour les irriter, et leur revenaient sans qu'on eût rien fait pour les adoucir[178].
Quelques-unes de ces races étaient anthropophages. Un Sarrasin tout velu et nu jusqu'à la ceinture, poussant un cri rauque et lugubre, se précipite, le glaive au poing, parmi les Goths arrivés sous les murs de Constantinople après la défaite de Valens; il colle ses lèvres au gosier de l'ennemi qu'il avait blessé, et en suce le sang aux regards épouvantés des spectateurs[179]. Les Scythes de l'Europe montraient ce même instinct du furet et de la hyène: saint Jérôme[180] avait vu dans les Gaules les Atticotes, horde bretonne, qui se nourrissaient de chair humaine: quand ils rencontraient dans les bois des troupeaux de porcs et d'autre bétail, ils coupaient les mamelles des bergères et les parties les plus succulentes des pâtres, délicieux festin pour eux. Les Alains arrachaient la tête de l'ennemi abattu, et de la peau de son cadavre ils caparaçonnaient leurs chevaux. Les Budins et les Gélons se faisaient aussi des vêtements et des couvertures de cheval avec la peau des vaincus, dont ils se réservaient la tête. Ces mêmes Gélons se découpaient les joues; un visage tailladé, des blessures qui présentaient des écailles livides, surmontées d'une crête rouge, étaient le suprême honneur.
L'indépendance était tout le fond d'un barbare, comme la patrie était tout le fond d'un Romain, selon l'expression de Bossuet. Être vaincu ou enchaîné paraissait à ces hommes de bataille et de solitude chose plus insupportable que la mort: rire en expirant était la marque distinctive du héros. Saxon le Grammairien dit d'un guerrier: «Il tomba, rit et mourut.» Il y avait un nom particulier dans les langues germaniques pour désigner ces enthousiastes de la mort: le monde devait être la conquête de tels hommes.
Les nations entières, dans leur âge héroïque, sont poëtes: les barbares avaient la passion de la musique et des vers; leur muse s'éveillait aux combats, aux festins et aux funérailles. Les Germains exaltaient leur dieu Tuiston dans de vieux cantiques: lorsqu'ils s'ébranlaient pour la charge, ils entonnaient en chœur le bardit; et de la manière plus ou moins vigoureuse dont cet hymne retentissait, ils présageaient le destin futur du combat.
Chez les Gaulois, les bardes étaient chargés de transmettre le souvenir des choses dignes de louanges.
Jornandès raconte qu'à l'époque où il écrivait on entendait encore les Goths répéter les vers consacrés à leur législateur. Au banquet royal d'Attila, deux Gépides célébrèrent les exploits des anciens guerriers: ces chansons de la gloire attablée animaient d'un attendrissement martial le visage des convives. Les cavaliers qui exécutaient autour du cercueil du héros tartare une espèce de tournoi funèbre, chantaient: «C'est ici Attila, roi des Huns, engendré par son père Mundzuch. Vainqueur des plus fières nations, il réunit sous sa puissance la Scythie et la Germanie, ce que nul n'avait fait avant lui. L'une et l'autre capitale de l'Empire Romain chancelaient à son nom: apaisé par leur soumission, il se contenta de les rendre tributaires. Attila, aimé jusqu'au bout du destin, a fini ses jours, non par le fer de l'ennemi, non par la trahison domestique, mais sans douleurs, au milieu de la joie. Est-il une plus douce mort que celle qui n'appelle aucune vengeance?[181]»
Un manuscrit originaire de l'abbaye de Fulde, maintenant à Cassel, a par hasard sauvé de la destruction le fragment d'un poëme teutonique qui réunit les noms d'Hildebrand, de Théodoric, d'Hermanric, d'Odoacre et d'Attila. Hildebrand, que son fils ne veut pas reconnaître, s'écrie: «Quelle destinée est la mienne! J'ai erré hors de mon pays soixante hivers et soixante étés, et maintenant il faut que mon propre enfant m'étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier.»
L'Edda (l'aïeule), recueil de la mythologie scandinave, les Sagga ou les traditions historiques des mêmes pays, les chants des Scaldes rappelés par Saxon le Grammairien, ou conservés par Olaüs Wormius dans sa Littérature runique, offrent une multitude d'exemples de ces poésies. J'ai donné ailleurs[182] une imitation du poëme lyrique de Lodbrog, guerrier scalde et pirate. «Nous avons combattu avec l'épée......... Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie.......... Les vierges ont pleuré longtemps......... Les heures de la vie s'écoulent: nous sourirons quand il faudra mourir.» Un autre chant tiré de l'Edda reproduit la même énergie et la même férocité.
Hogni et Gunar, deux héros de la race des Nifflungs, sont prisonniers d'Attila. On demande à Gunar de révéler où est le trésor des Nifflungs, et d'acheter sa vie pour de l'or.
Le héros répond:
«Je veux tenir dans ma main le cœur d'Hogni, tiré sanglant de la poitrine du vaillant héros, arraché avec un poignard émoussé du sein de ce fils de roi.
«Ils arrachèrent le cœur d'un lâche qui s'appelait Hialli; ils le posèrent tout sanglant sur un plat, et l'apportèrent à Gunar.
«Alors Gunar, ce chef du peuple, chanta: «Ici je vois le cœur sanglant d'Hialli; il n'est pas comme le cœur d'Hogni le brave; il tremble sur le plat où il est placé; il tremblait la moitié davantage quand il était dans le sein du lâche.»
«Quand on arracha le cœur d'Hogni de son sein, il rit; le guerrier vaillant ne songea pas à gémir. On posa son cœur sanglant sur un plat, et on le porta à Gunar.
«Alors ce noble héros, de la race des Nifflungs, chanta: Ici je vois le cœur d'Hogni le brave; il ne ressemble pas au cœur d'Hialli le lâche; il tremble peu sur le plat où on l'a placé; il tremblait la moitié moins quand il était dans la poitrine du brave.
«Que n'es-tu, ô Atli (Attila), aussi loin de mes yeux que tu le seras toujours de nos trésors! En ma puissance est désormais le trésor caché des Nifflungs; car Hogni ne vit plus.
«J'étais toujours inquiet quand nous vivions tous les deux, maintenant je ne crains rien; je suis seul!»
Ce dernier trait est d'une tendresse sublime.
Ce caractère de la poésie héroïque primitive est le même parmi tous les peuples barbares; il se retrouve chez l'Iroquois qui précéda la société dans les forêts du Canada, comme chez le Grec redevenu sauvage, qui survit à la société sur ces montagnes du Pinde, où il n'est resté que la muse armée. «Je ne crains pas la mort, disait l'Iroquois; je me ris des tourments. Que ne puis-je dévorer le cœur de mes ennemis!»
«Mange, oiseau (c'est une tête qui parle à un aigle, dans l'énergique traduction de M. Fauriel); mange, oiseau, mange ma jeunesse; repais-toi de ma bravoure; ton aile en deviendra grande d'une aune, et ta serre d'un empan[183].»
Les lois mêmes étaient du domaine de la poésie. Un homme d'un rare talent dans l'histoire, M. Thierry, a fort ingénieusement remarqué que les premières lignes du prologue de la loi salique semblent être le texte littéral d'une ancienne chanson; il les rend ainsi, d'un style ferme et noble:
«La nation des Franks, illustre, ayant Dieu pour fondateur, forte sous les armes, ferme dans les traités de paix, profonde en conseil, noble et saine de corps, d'une blancheur et d'une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, depuis peu convertie à la foi catholique, libre d'hérésie; lorsqu'elle était encore sous une croyance barbare, avec l'inspiration de Dieu, recherchant la clef de la science, selon la nature de ses qualités; désirant la justice, gardant sa pitié; la loi salique fut dictée par les chefs de cette nation, qui en ce temps commandaient chez elle.
«Vive le Christ, qui aime les Franks! Qu'il regarde leur royaume...... Cette nation est celle qui, petite en nombre, mais brave et forte, secoua de sa tête le dur joug des Romains.»
La métaphore abondait dans les chants des scaldes: les fleuves sont la sueur de la terre et le sang des vallées, les flèches sont les filles de l'infortune, la hache est la main de l'homicide, l'herbe est la chevelure de la terre, la terre est le vaisseau qui flotte sur les âges, la mer est le champ des pirates, un vaisseau est leur patin ou le coursier des flots.
Les Scandinaves avaient de plus quelques poésies mythologiques. «Les déesses qui président aux combats, les belles Walkyries, étaient à cheval, couvertes de leur casque et de leur bouclier. Allons, disent-elles, poussons nos chevaux au travers de ces mondes tapissés de verdure, qui sont la demeure des dieux.»
Les premiers préceptes moraux étaient aussi confiés en vers à la mémoire: «L'hôte qui vient chez vous a les genoux froids, donnez-lui du feu. Il n'y a rien de plus inutile que de trop boire de bière: l'oiseau de l'oubli chante devant ceux qui s'enivrent, et leur dérobe leur âme. Le gourmand mange sa mort. Quand un homme allume du feu, la mort entre chez lui avant que ce feu soit éteint. Louez la beauté du jour quand il sera fini. Ne vous fiez ni à la glace d'une nuit, ni au serpent qui dort, ni au tronçon de l'épée, ni au champ nouvellement semé.»
Enfin les barbares connaissaient aussi les chants d'amour: «Je me battis dans ma jeunesse avec les peuples de Devonstheim, je tuai leur jeune roi; cependant une fille de Russie me méprise.
«Je sais faire huit exercices: je me tiens ferme à cheval, je nage, je glisse sur des patins, je lance le javelot, je manie la rame; cependant une fille de Russie me méprise[184].»
Plusieurs siècles après la conquête de l'empire romain, l'usage des hymnes guerriers continua: les défaites amenaient des complaintes latines, dont l'air est quelquefois noté dans les vieux manuscrits: Angelbert gémit sur la bataille de Fontenay et sur la mort de Hugues, bâtard de Charlemagne. La fureur de la poésie était telle, qu'on trouve des vers de toutes mesures jusque dans les diplômes du huitième, du neuvième et du dixième siècle. Un chant teutonique conserve le souvenir d'une victoire remportée sur les Normands, l'an 881, par Louis, fils de Louis le Bègue. «J'ai connu un roi appelé le seigneur Louis, qui servait Dieu de bon cœur, parce que Dieu le récompensait.... Il saisit la lance et le bouclier, monta promptement à cheval, et vola pour tirer vengeance de ses ennemis[185].» Personne n'ignore que Charlemagne avait fait recueillir les anciennes chansons des Germains.
La chronique saxonne donne en vers le récit d'une victoire remportée par les Anglais sur les Danois, et l'Histoire de Norvège, l'apothéose d'un pirate du Danemark, tué avec cinq autres chefs de corsaires sur les côtes d'Albion[186].
Les nautoniers normands célébraient eux-mêmes leurs courses; un d'entre eux disait: «Je suis né dans le haut pays de Norvège, chez des peuples habiles à manier l'arc; mais j'ai préféré hisser ma voile, l'effroi des laboureurs du rivage. J'ai aussi lancé ma barque parmi les écueils, loin du séjour des hommes.» Et ce scalde des mers avait raison, puisque les Danes ont découvert le Vineland ou l'Amérique.
Ces rhythmes militaires se viennent terminer à la chanson de Roland, qui fut comme le dernier chant de l'Europe barbare. «A la bataille d'Hastings, dit admirablement le grand peintre d'histoire que je viens de citer, un Normand appelé Taillefer poussa son cheval en avant du front de la bataille, et entonna le chant des exploits, fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Roland. En chantant il jouait de son épée, la lançait en l'air avec force, et la recevait dans sa main droite; les Normands répétaient ses refrains, ou criaient: Dieu aide! Dieu aide!»
Wace nous a conservé le même fait dans une autre langue:
Cette ballade héroïque, qui se devrait retrouver dans le roman de Roland et d'Olivier, de la bibliothèque des rois Charles V, VI et VII[187], fut encore chantée à la bataille de Poitiers.
Les poésies nationales des barbares étaient accompagnées du son du fifre, du tambour et de la musette. Les Scythes, dans la joie des festins, faisaient résonner la corde de leur arc. La cithare ou la guitare était en usage dans les Gaules, et la harpe dans l'île des Bretons: il y avait trois choses qu'on ne pouvait saisir pour dettes chez un homme libre du pays de Galles: son cheval, son épée et sa harpe.
Dans quelles langues tous ces poëmes étaient-ils écrits ou chantés? Les principales étaient la langue celtique, la langue slave, les langues teutonique et scandinave: il est difficile de savoir à quelle racine appartenait l'idiome des Huns. L'oreille dédaigneuse des Grecs et des Romains n'entendait dans les entretiens des Franks et des Tartares que des croassements de corbeaux ou des sons non articulés, sans aucun rapport avec la voix humaine; mais quand les barbares triomphèrent, force fut de comprendre les ordres que le maître donnait à l'esclave. Sidoine Apollinaire félicite Syagrius de s'exprimer avec pureté dans la langue des Germains: «Je ris, dit le littérateur puéril, en voyant un barbare craindre devant vous de faire un barbarisme dans sa langue.» Le quatrième canon du concile de Tours ordonne que chaque évêque traduira ses sermons latins en langue romane et tudesque. Louis le Débonnaire fit mettre la Bible en vers teutons. Nous savons, par Loup de Ferrières, que sous Charles le Chauve on envoyait les moines de Ferrières à Pruym, pour se familiariser avec la langue germanique. On fit connaître à la même époque les caractères dont les Normands se servaient pour garder la mémoire de leurs chansons; ces caractères s'appelaient runstabath; ce sont des lettres runiques: on y joignit celles qu'Ethicus avait inventées auparavant, et dont saint Jérôme avait donné les signes......
Passons à la religion des barbares. Les historiens nous disent que les Huns n'en avaient aucune: nous voyons seulement qu'ils croyaient, comme les Turcs, à une certaine fatalité. Les Alains, comme les peuples d'origine celtique, révéraient une épée nue fichée en terre. Les Gaulois avaient leur terrible Dis, père de la Nuit, auquel ils immolaient des vieillards sur le dolmen, ou la pierre druidique; les Germains adoraient la secrète horreur des forêts. Autant la religion de ceux-ci était simple, autant celle des Scandinaves était compliquée.
Le géant Ymer fut tué par les trois fils de Bore: Odin, Vil et Ve. La chair de Ymer forma la terre, son sang la mer, son crâne le ciel. Le Soleil ne savait pas alors où était son palais; la Lune ignorait ses forces; et les étoiles ne connaissaient point la place qu'elles devaient occuper.
Un autre géant, appelé Norv, fut le père de la Nuit. La Nuit, mariée à un enfant de la famille des dieux, enfanta le Jour. Le Jour et la Nuit furent placés dans le ciel, sur deux chars conduits par deux chevaux; Hrim-Fax (crinière gelée) conduit la Nuit: les gouttes de ses sueurs font la rosée; Skin-Fax (crinière lumineuse) mène le Jour. Sous chaque cheval se trouve une outre pleine d'air: c'est ce qui produit la fraîcheur du matin.
Un chemin ou un pont conduit de la terre au firmament: il est de trois couleurs, et s'appelle l'arc-en-ciel. Il sera rompu quand les mauvais génies, après avoir traversé les fleuves des enfers, passeront à cheval sur ce pont.
La cité des dieux est placée sous le chêne Ygg-Drasill, qui ombrage le monde. Plusieurs villes existent dans le ciel.
Le dieu Thor est fils aîné d'Odin; Tyr est la divinité des victoires. Heindall aux dents d'or a été engendré par neuf vierges. Loke est l'artisan des tromperies. Le loup Fenris est fils de Loke; enchaîné avec difficulté par les dieux, il sort de sa bouche une écume qui devient la source du fleuve Vam (les vices).
Frigga est la principale des déesses guerrières, qui sont au nombre de douze; elles se nomment Walkyries: Gadur, Rosta et Skulda (l'avenir), la plus jeune des douze fées, vont tous les jours à cheval choisir les morts[188].
Il y a dans le ciel un grande salle, le Valhalla, où les braves sont reçus après leur vie. Cette salle a cinq cent quarante portes; par chacune de ces portes sortent huit cents guerriers morts pour se battre contre le loup. Ces vaillants squelettes s'amusent à se briser les os, et viennent ensuite dîner ensemble: ils boivent le lait de la chèvre Heidruna, qui broute les feuilles de l'arbre Lœrada. Ce lait est de l'hydromel: on en remplit tous les jours une cruche assez large pour enivrer les héros décédés. Le monde finira par un embrasement.
Des magiciens ou des fées, des prophétesses, des dieux défigurés empruntés de la mythologie grecque, se retrouvaient dans le culte de certains barbares. Le surnaturel est le naturel même de l'esprit de l'homme: est-il rien de plus étonnant que de voir des Esquimaux assemblés autour d'un sorcier sur leur mer solide, à l'entrée même de ce passage si longtemps cherché[189], qu'une éternelle barrière de glace fermait au vaisseau de l'intrépide capitaine Parry?
De la religion des barbares descendons à leurs gouvernements.
Ces gouvernements paraissent avoir été en général des espèces de républiques militaires, dont les chefs étaient électifs, ou passagèrement héréditaires, par l'effet de la tendresse, de la gloire, ou de la tyrannie paternelle. Toute l'antiquité européenne du paganisme et de la barbarie n'a connu que la souveraineté élective: la souveraineté héréditaire fut l'ouvrage du christianisme; souveraineté même qui ne s'établit qu'au moyen d'une sorte de surprise, laissant dormir le droit à côté du fait.
La société naturelle présente les variétés de gouvernement de la société civilisée: le despotisme, la monarchie absolue, la monarchie tempérée, la république aristocratique ou démocratique. Souvent même les nations sauvages ont imaginé des formes politiques d'une complication et d'une finesse prodigieuses, comme le prouvait le gouvernement des Hurons. Quelques tribus germaniques, par l'élection du roi et du chef de guerre, créaient deux autorités souveraines indépendantes l'une de l'autre: combinaison extraordinaire.
Les peuples sortis de l'orient de l'Asie différaient en constitutions des peuples venus du nord de l'Europe: la cour d'Attila offrait le spectacle du sérail de Stamboul ou des palais de Pékin, mais avec une différence notable; les femmes paraissaient publiquement chez les Huns; Maximin fut présenté à Cerca, principale reine ou sultane favorite d'Attila: elle était couchée sur un divan; ses suivantes brodaient assises en rond sur les tapis qui couvraient le plancher. La veuve de Bléda avait envoyé en présents aux ambassadeurs de belles esclaves.
Les barbares, qui en raison de quelques usages particuliers ressemblaient aux sauvages que j'ai vus au Nouveau Monde, différaient d'eux essentiellement sous d'autres rapports. Une centaine de Hurons, dont le chef tout nu portait un chapeau brodé à trois cornes, servaient autrefois le gouverneur français du Canada: les pourrait-on comparer à ces troupes de race slave ou germanique auxiliaires des troupes romaines? Les Iroquois au temps de leur plus grande prospérité n'armaient pas plus de dix mille guerriers: les seuls Goths mettaient, comme un excédant de leur conscription militaire, un corps de cinquante mille hommes à la solde des empereurs; dans le quatrième et dans le cinquième siècle, les légions entières étaient composées de barbares. Attila réunissait sous ses drapeaux sept cent mille combattants, ce qu'à peine serait en état de fournir aujourd'hui la nation la plus populeuse de l'Europe. On voit aussi dans les charges du palais et de l'empire, des Franks, des Goths, des Suèves, des Vandales: nourrir, vêtir, équiper tant d'hommes, est le fait d'une société déjà poussée loin dans les arts industriels; prendre part aux affaires de la civilisation grecque et romaine suppose un développement considérable de l'intelligence. La bizarrerie des coutumes et des mœurs n'infirme pas cette assertion: l'état politique peut être très-avancé chez un peuple, et les individus de ce peuple conserver les habitudes de l'état de nature.
L'esclavage était connu chez toutes ces hordes ameutées contre le Capitole. Cet affreux droit, émané de la conquête, est pourtant le premier pas de la civilisation: l'homme entièrement sauvage tue et mange ses prisonniers: ce n'est qu'en prenant une idée de l'ordre social qu'il leur laisse la vie, afin de les employer à ses travaux.
La noblesse était connue des barbares comme l'esclavage: c'est pour avoir confondu l'espèce d'égalité militaire qui naît de la fraternité d'armes, avec l'égalité des rangs, que l'on a pu douter d'un fait avéré. L'histoire prouve invinciblement que différentes classes sociales existaient dans les deux grandes divisions du sang Scandinave et caucasien. Les Goths avaient leurs Ases ou demi-dieux: deux familles dominaient toutes les autres, les Amaliet les Baltes.
Le droit d'aînesse était ignoré de la plupart des barbares; ce fut avec beaucoup de peine que la loi canonique parvint à le leur faire adopter. Non-seulement le partage égal subsistait chez eux, mais quelquefois le dernier né d'entre les enfants, étant réputé le plus faible, obtenait un avantage dans la succession.
«Lorsque les frères ont partagé le bien de leur père, dit la loi gallique, le plus jeune a la meilleure maison, les instruments de labourage, la chaudière de son père, son couteau et sa cognée.» Loin que l'esprit de ce qu'on appelle la loi salique fût en vigueur dans la véritable loi salique, la ligne maternelle était appelée avant la ligne paternelle dans les héritages et les affaires résultant d'iceux. On va bientôt en voir un exemple à propos de la peine d'homicide.
Le gouvernement suivait la règle de la famille; un roi en mourant partageait sa succession entre ses enfants, sauf le consentement ou la ratification populaire: la loi politique n'était dans sa simplicité que la loi domestique.
Chez plusieurs tribus germaniques la possession était annale; propriétaire de ce qu'on avait cultivé, le fonds, après la moisson, retournait à la communauté. Les Gaulois étendaient le pouvoir paternel jusque sur la vie de l'enfant: les Germains ne disposaient que de sa liberté. Au pays de Galles, le pencénedit, ou chef du clan, gouvernait toutes les familles.
Les lois des barbares, en les séparant de ce que le christianisme et le code romain y ont introduit, se réduisent à des lois pénales pour la défense des personnes et des choses. La loi salique s'occupe du vol des porcs, des bestiaux, des brebis, des chèvres et des chiens, depuis le cochon de lait jusqu'à la truie qui marche à la tête d'un troupeau, depuis le veau de lait jusqu'au taureau, depuis l'agneau de lait jusqu'au mouton, depuis le chevreau jusqu'au bouc, depuis le chien conducteur de meutes jusqu'au chien de berger. La loi gallique défend de jeter une pierre au bœuf attaché à la charrue et de lui trop serrer le joug.
Le cheval est particulièrement protégé: celui qui a monté un cheval ou une jument sans la permission du maître est mis à l'amende de quinze ou de trente sous d'or. Le vol du cheval de guerre d'un Frank, d'un cheval hongre, d'un cheval entier et de ses cavales, entraîne un forte composition[190]. La chasse et la pêche ont leurs garants: il y a rétribution pour une tourterelle ou un petit oiseau dérobé aux lacs où ils s'étaient pris, pour un faucon happé sur un arbre, pour le meurtre d'un cerf privé qui servait à embaucher les cerfs sauvages, pour l'enlèvement d'un sanglier forcé par un autre chasseur, pour le déterrement du gibier ou du poisson cachés, pour le larcin d'une barque ou d'un filet à anguilles. Toutes les espèces d'arbres sont mises à l'abri par des dispositions spéciales: veiller à la vie des forêts[191], c'était faire des lois pour la patrie.
L'association militaire, ou la responsabilité de la tribu et la solidarité de la famille, se retrouvent dans l'institution des cojurants ou compurgateurs: qu'un homme soit accusé d'un délit ou d'un crime, il peut, selon la loi allemande et plusieurs autres, échapper à la pénalité, s'il trouve un certain nombre de ses pairs pour jurer avec lui qu'il est innocent. Si l'accusé était une femme, les compurgateurs devaient être femmes[192].
Le courage étant la première qualité du barbare, toute injure qui en suppose le défaut est punie: ainsi, appeler un homme LEPUS, lièvre; ou CONCACATUS, embrené, amène une composition de trois ou de six sous d'or[193]; même tarif pour le reproche fait à un guerrier d'avoir jeté son bouclier en présence de l'ennemi.
La barbarie se montre tout entière dans la législation des blessures; la loi saxonne est la plus détaillée à cet égard: quatre dents cassées au-devant de la bouche ne valent que six schillings; mais une seule dent cassée auprès de ces quatre dents doit être payée quatre schillings; l'ongle du pouce est estimé trois schillings, et une des membranes du nez le même prix[194].
La loi ripuaire s'exprime plus noblement: elle demande trente-six sous d'or pour la mutilation du doigt qui sert à décocher les flèches[195]: elle veut qu'un ingénu paye dix-huit sous d'or pour la blessure d'un autre ingénu dont le sang aura coulé jusqu'à terre[196]. Une blessure à la tête, ou ailleurs, sera compensée par trente-six sous d'or s'il est sorti de cette blessure un os d'une grosseur telle qu'il rende un son en étant jeté sur un bouclier placé à douze pieds de distance[197]. L'animal domestique qui tue un homme est donné aux parents du mort avec une composition; il en est ainsi de la pièce de bois tombée sur un passant. Les Hébreux avaient des règlements semblables.
Et néanmoins ces lois, si violentes dans les choses qu'elles peignent, sont beaucoup plus douces en réalité que nos lois: la peine de mort n'est prononcée que cinq fois dans la loi salique, et six fois dans la loi ripuaire; et, chose infiniment remarquable, ce n'est jamais, un seul cas excepté, pour châtiment du meurtre: l'homicide n'entraîne point la peine capitale, tandis que le rapt, la prévarication, le renversement d'une charte, sont punis du dernier supplice; encore pour tous ces crimes ou délits, y a-t-il la ressource des cojurants.
La procédure relative au seul cas de mort en réparation d'homicide est un tableau de mœurs. Quiconque a tué un homme, et n'a pas de quoi payer la composition, doit présenter douze cojurants, lesquels déclarent que le délinquant n'a rien, ni dans la terre, ni hors la terre, au delà de ce qu'il offre pour la composition. Ensuite l'accusé entre chez lui, et prend de la terre aux quatre coins de sa maison; il revient à la porte, se tient debout sur le seuil, le visage tourné vers l'intérieur du logis; de la main gauche, il jette la terre par-dessus ses épaules sur son plus proche parent. Si son père, sa mère et ses frères ont fait l'abandon de tout ce qu'ils avaient, il lance la terre sur la sœur de sa mère ou sur les fils de cette sœur, ou sur les trois plus proches parents de la ligne maternelle[198]. Cela fait, déchaussé et en chemise, il saute à l'aide d'une perche par-dessus la haie dont sa maison est entourée: alors les trois parents de la ligne maternelle se trouvent chargés d'acquitter ce qui manque à la composition. Au défaut de parents maternels, les parents paternels sont appelés. Le parent pauvre qui ne peut payer jette à son tour la terre recueillie aux quatre coins de la maison, sur un parent plus riche. Si ce parent ne peut achever le montant de la composition, le demandeur oblige le défendeur meurtrier à comparaître à quatre audiences successives; et enfin, si aucun des parents de ce dernier ne le veut rédimer, il est mis à mort: de vita componat.
De ces précautions multipliées pour sauver les jours d'un coupable, il résulte que les barbares traitaient la loi en tyrans, et se prémunissaient contre elle: ne faisant aucun cas de leur vie ni de celle des autres, ils regardaient comme un droit naturel de tuer ou d'être tués. Un roi même, dans la loi des Saxons, pouvait être occis; on en était quitte pour payer sept cent vingt livres pesant d'argent. Le Germain ne concevait pas qu'un être abstrait, qu'une loi pût verser son sang. Ainsi, dans la société commençante, l'instinct de l'homme repoussait la peine de mort, comme dans la société achevée la raison de l'homme l'abolira: cette peine n'aura donc été établie qu'entre l'état purement sauvage et l'état complet de civilisation, alors que la société n'avait plus l'indépendance du premier état et n'avait pas encore la perfection du second.
SUITE DES MŒURS DES BARBARES.
Les conducteurs des nations barbares avaient quelque chose d'extraordinaire comme elles. Au milieu de l'ébranlement social, Attila semblait né pour l'effroi du monde; il s'attachait à sa destinée je ne sais quelle terreur, et le vulgaire se faisait de lui une opinion formidable. Sa démarche était superbe; sa puissance apparaissait dans les mouvements de son corps et dans le roulement de ses regards. Amateur de la guerre, mais sachant contenir son ardeur, il était sage au conseil, exorable aux suppliants, propice à ceux dont il avait reçu la foi. Sa courte stature, sa large poitrine, sa tête plus large encore, ses petits yeux, sa barbe rare, ses cheveux grisonnants, son nez camus, son teint basané, annonçaient son origine.
Sa capitale était un camp ou grande bergerie de bois, dans les pacages du Danube: les rois qu'il avait soumis veillaient tour à tour à la porte de sa baraque; ses femmes habitaient d'autres loges autour de lui. Couvrant sa table de plats de bois et de mets grossiers, il laissait les vases d'or et d'argent, trophée de la victoire et chefs-d'œuvre des arts de la Grèce, aux mains de ses compagnons. C'est là qu'assis sur une escabelle, le Tartare recevait les ambassadeurs de Rome et de Constantinople. A ses côtés siégeaient non les ambassadeurs, mais des barbares inconnus, ses généraux et capitaines: il buvait à leur santé, finissant, dans la munificence du vin, par accorder grâce aux maîtres du monde. Lorsque Attila s'achemina vers la Gaule, il menait une meute de prince tributaires, qui attendaient avec crainte et tremblement un signe du commandeur des monarques pour exécuter ce qui leur serait ordonné.
Peuples et chefs remplissaient une mission qu'ils ne se pouvaient eux-mêmes expliquer: ils abordaient de tous côtés aux rivages de la désolation, les uns à pied, les autres à cheval ou en chariots, les autres traînés par des cerfs ou des rennes, ceux-ci portés sur des chameaux, ceux-là flottant sur des boucliers ou sur des barques de cuir et d'écorce. Navigateurs intrépides parmi les glaces du Nord et les tempêtes du Midi, ils semblaient avoir vu le fond de l'Océan à découvert. Les Vandales qui passèrent en Afrique avouaient céder moins à leur volonté qu'à une impulsion irrésistible.
Ces conscrits du Dieu des armées n'étaient que les aveugles exécuteurs d'un dessein éternel: de là cette fureur de détruire, cette soif de sang qu'ils ne pouvaient éteindre, de là cette combinaison de toutes choses pour leurs succès, bassesse des hommes, absence de courage, de vertu, de talents, de génie. Genséric était un prince sombre, sujet aux accès d'une noire mélancolie; au milieu du bouleversement du monde, il paraissait grand parce qu'il était monté sur des débris. Dans une de ces expéditions maritimes, tout était prêt, lui-même embarqué: où allait-il? il ne le savait pas. «Maître, lui dit le pilote, à quels peuples veux-tu porter la guerre?—A ceux-là, répond le vieux Vandale, contre qui Dieu est irrité.»
Alaric marchait vers Rome: un ermite barre le chemin au conquérant; il l'avertit que le ciel venge les malheurs de la terre: «Je ne puis m'arrêter, dit Alaric; quelqu'un me presse et me pousse à saccager Rome.» Trois fois il assiège la ville éternelle avant de s'en emparer: Jean et Brazilius, qu'on lui députe lors du premier siége pour l'engager à se retirer, lui représentent que, s'il persiste dans son entreprise, il lui faudra combattre une multitude au désespoir. «L'herbe serrée, repart l'abatteur d'hommes, se fauche mieux.» Néanmoins il se laisse fléchir, et se contente d'exiger des suppliants tout l'or, tout l'argent, tous les ameublements de prix, tous les esclaves d'origine barbare: «Roi, s'écrient les envoyés du sénat, que restera-t-il donc aux Romains?—La vie.»
Je vous ai déjà dit ailleurs qu'on dépouilla les images des dieux, et que l'on fondit les statues d'or du Courage et de la Vertu. Alaric reçut cinq mille livres pesant d'or, trente mille pesant d'argent, quatre mille tuniques de soie, trois mille peaux teintes en écarlate, et trois mille livres de poivre. C'était avec du fer que Camille avait racheté des Gaulois les anciens Romains.
Ataulphe, successeur d'Alaric, disait: «J'ai eu la passion d'effacer le nom romain de la terre, et de substituer à l'empire des Césars l'empire des Goths, sous le nom de Gothie. L'expérience m'ayant démontré l'impossibilité où sont mes compatriotes de supporter le joug des lois, j'ai changé de résolution: alors j'ai voulu devenir le restaurateur de l'empire romain, au lieu d'en être le destructeur.» C'est un prêtre nommé Jérôme qui raconte en 416, dans sa grotte de Bethléem, à un prêtre nommé Orose cette nouvelle du monde: autre merveille.
Une biche ouvre le chemin aux Huns à travers les Palus-Méotides, et disparaît. La génisse d'un pâtre se blesse au pied dans un pâturage; ce pâtre découvre une épée cachée sous l'herbe; il la porte au prince tartare: Attila saisit le glaive, et sur cette épée, qu'il appelle l'épée de Mars, il jure ses droits à la domination du monde. Il disait: «L'étoile tombe, la terre tremble; je suis le marteau de l'univers». Il mit lui-même parmi ses titres le nom de Fléau de Dieu, que lui donnait la terre[199].
C'était cet homme que la vanité des Romains traitait de général au service de l'empire; le tribut qu'ils lui payaient était à leurs yeux ses appointements: ils en usaient de même avec les chefs des Goths et des Burgondes. Le Hun disait à ce propos: «Les généraux des empereurs sont des valets; les généraux d'Attila, des empereurs.»
Il vit à Milan un tableau où des Goths et des Huns étaient représentés prosternés devant les empereurs; il commanda de le peindre, lui Attila, assis sur un trône, et les empereurs portant sur leurs épaules des sacs d'or qu'ils répandaient à ses pieds.
«Croyez-vous, demandait-il aux ambassadeurs de Théodose II, qu'il puisse exister une forteresse ou une ville s'il me plaît de la faire disparaître du sol?»
Après avoir tué son frère Bléda, il envoya deux Goths, l'un à Théodose, l'autre à Valentinien, porter ce message: «Attila, mon maître et le vôtre, vous ordonne de lui préparer un palais.»
«L'herbe ne croît plus, disait encore cet exterminateur, partout où le cheval d'Attila a passé.»
L'instinct d'une vie mystérieuse poursuivait jusque dans la mort ces mandataires de la Providence. Alaric ne survécut que peu de temps à son triomphe: les Goths détournèrent les eaux du Busentum, près Cozence; ils creusèrent une fosse au milieu de son lit desséché; ils y déposèrent le corps de leur chef, avec une grande quantité d'argent et d'étoffes précieuses; puis ils remirent le Busentum dans son lit, et un courant rapide passa sur le tombeau d'un conquérant. Les esclaves employés à cet ouvrage furent égorgés, afin qu'aucun témoin ne pût dire où reposait celui qui avait pris Rome, comme si l'on eût craint que ses cendres ne fussent recherchées pour cette gloire ou pour ce crime.
Attila expiré, est d'abord exposé dans son camp, entre deux longs rangs de tentes de soie. Les Huns s'arrachent les cheveux et se découpent les joues pour pleurer Attila, non avec des larmes de femme, mais avec du sang d'homme. Des cavaliers tournent autour du catafalque en chantant les louanges du héros. Cette cérémonie achevée, on dresse une table sur le tombeau préparé, et les assistants s'asseyent à un festin mêlé de joie et de douleur. Après le festin, le cadavre est confié à la terre dans le secret de la nuit; il était enfermé en un triple cercueil d'or, d'argent et de fer. On met avec le cercueil des armes enlevées aux ennemis, des carquois enrichis de pierreries, des ornements militaires et des drapeaux. Pour dérober à jamais aux hommes la connaissance de ces richesses, les ensevelisseurs sont jetés avec l'enseveli.
Au rapport de Priscus, la nuit même où le Tartare mourut, l'empereur Marcien vit en songe, à Constantinople, l'arc rompu d'Attila. Ce même Attila, après sa défaite par Aétius, avait formé le projet de se brûler vivant sur un bûcher composé des selles et des harnais de ses chevaux, pour que personne ne pût se vanter d'avoir pris ou tué le maître de tant de victoires; il eût disparu dans les flammes comme Alaric dans un torrent; images de la grandeur et des ruines dont ils avaient rempli leur vie et couvert la terre.
Les fils d'Attila, qui formaient à eux seuls un peuple, se divisèrent. Les nations que cet homme avait réunies sous son glaive se donnèrent rendez-vous dans la Pannonie, au bord du fleuve Netad, pour s'affranchir et se déchirer. Une multitude de soldats sans chef, le Goth frappant de l'épée, le Gépide balançant le javelot, le Hun jetant la flèche, le Suève à pied, l'Alain et l'Hérule, l'un pesamment, l'autre légèrement armés, se massacrèrent à l'envi: trente mille Huns restèrent sur la place, sans compter leurs alliés et leurs ennemis. Ellac, fils chéri d'Attila, fut tué de la main d'Aric, chef des Gépides. L'héritage du monde qu'avait laissé le roi des Huns n'avait rien de réel; ce n'était qu'une sorte de fiction ou d'enchantement produit par son épée: le talisman de la gloire brisé, tout s'évanouit. Les peuples passèrent avec le tourbillon qui les avait apportés. Le règne d'Attila ne fut qu'une invasion.
L'imagination populaire, fortement ébranlée par des scènes répétées de carnage, avait inventé une histoire qui semble être l'allégorie de toutes ces fureurs et de toutes ces exterminations. Dans un fragment de Damascius, on lit qu'Attila livra une bataille aux Romains, aux portes de Rome: tout périt des deux côtés, excepté les généraux et quelques soldats. Quand les corps furent tombés, les âmes restèrent debout, et continuèrent l'action pendant trois jours et trois nuits: ces guerriers ne combattirent pas avec moins d'ardeur morts que vivants.
Mais si d'un côté les barbares étaient poussés à détruire, d'un autre ils étaient retenus: le monde ancien, qui touchait à sa perte, ne devait pas entièrement disparaître dans la partie où commençait la société nouvelle. Quand Alaric eut pris la ville éternelle, il assigna l'église de Saint-Paul et celle de Saint-Pierre pour retraite à ceux qui s'y voudraient renfermer. Sur quoi saint Augustin fait cette belle remarque: Que si le fondateur de Rome avait ouvert dans sa ville naissante un asile, le Christ y en établit un autre, plus glorieux que celui de Romulus.
Dans les horreurs d'une cité mise à sac, dans une capitale tombée pour la première fois et pour jamais du rang de dominatrice et de maîtresse de la terre, on vit des soldats (et quels soldats!) protéger la translation des trésors de l'autel. Les vases sacrés étaient portés un à un et à découvert; des deux côtés marchaient des Goths l'épée à la main; les Romains et les barbares chantaient ensemble des hymnes à la louange du Christ.
Ce qui fut épargné par Alaric n'aurait point échappé à la main d'Attila: il marchait à Rome; saint Léon vient au-devant de lui; le fléau de Dieu est arrêté par le prêtre de Dieu, et le prodige des arts a fait vivre le miracle de l'histoire dans le nouveau Capitole, qui tombe à son tour.
Devenus chrétiens, les barbares mêlaient à leur rudesse les austérités de l'anachorète: Théodoric, avant d'attaquer le camp de Litorius, passa la nuit vêtu d'une haire, et ne la quitta que pour reprendre le sayon de peau.
Si les Romains l'emportaient sur leurs vainqueurs par la civilisation, ceux-ci leur étaient supérieurs en vertus. «Lorsque nous voulons insulter un ennemi, dit Luitprand, nous l'appelons Romain: ce nom signifie bassesse, lâcheté, avarice, débauche, mensonge; il renferme seul tous les vices.» Les barbares rejetaient l'étude des lettres, disant: «L'enfant qui tremble sous la verge ne pourra regarder une épée sans trembler.» Dans la loi salique, le meurtre d'un Frank est estimé deux cents sous d'or; celui d'un Romain propriétaire, cent sous, la moitié d'un homme.
Dignités, âge, profession, religion, n'arrêtèrent point les fureurs de la débauche, au milieu des provinces en flammes; on ne se pouvait arracher aux jeux du cirque et du théâtre: Rome est saccagée, et les Romains fugitifs viennent étaler leur dépravation aux yeux de Carthage, encore romaine pour quelques jours. Quatre fois Trèves est envahie, et le reste de ses citoyens s'assied, au milieu du sang et des ruines, sur les gradins déserts de son amphithéâtre.
«Fugitifs de la ville de Trèves, s'écrie Salvien, vous vous adressez aux empereurs afin d'obtenir la permission de rouvrir le théâtre et le cirque: mais où est la ville, où est le peuple pour qui vous présentez cette requête?»
Cologne succombe au moment d'une orgie générale; les principaux citoyens n'étaient pas en état de sortir de table, lorsque l'ennemi, maître des remparts, se précipitait dans la ville...
Souvenez-vous, pour ne pas perdre de vue le train du monde, qu'à cette époque Rutilius mettait en vers son voyage de Rome en Étrurie, comme Horace, aux beaux jours d'Auguste, son voyage de Rome à Brindes; que Sidoine Apollinaire chantait ses délicieux jardins, dans l'Auvergne envahie par les Visigoths; que les disciples d'Hypatia ne respiraient que pour elle, dans les douces relations de la science et de l'amour; que Damascius, à Athènes, attachait plus d'importance à quelque rêverie philosophique qu'au bouleversement de la terre; qu'Orose et saint Augustin étaient plus occupés du schisme de Pélage que de la désolation de l'Afrique et des Gaules; que les eunuques du palais se disputaient des places qu'ils ne devaient posséder qu'une heure; qu'enfin il y avait des historiens qui fouillaient comme moi les archives du passé au milieu des ruines du présent, qui écrivaient les annales des anciennes révolutions au bruit des révolutions nouvelles; eux et moi prenant pour table, dans l'édifice croulant, la pierre tombée à nos pieds, en attendant celle qui devait écraser nos têtes.
On ne se peut faire aujourd'hui qu'une faible idée du spectacle que présentait le monde romain après les incursions des barbares: le tiers (peut-être la moitié) de la population de l'Europe et d'une partie de l'Afrique et de l'Asie fut moissonné par la guerre, la peste et la famine.
La réunion des tribus germaniques, pendant le règne de Marc-Aurèle, laissa sur les bords du Danube des traces bientôt effacées; mais lorsque les Goths parurent au temps de Philippe et de Dèce, la désolation s'étendit et dura. Valérien et Gallien occupaient la pourpre quand les Franks et les Allamans ravagèrent les Gaules et passèrent jusqu'en Espagne.
Dans leur première expédition navale, les Goths saccagèrent le Pont; dans la seconde, ils retombèrent sur l'Asie Mineure; dans la troisième, la Grèce fut mise en cendres. Ces invasions amenèrent une famine et une peste qui dura quinze ans; cette peste parcourut toute les provinces et toutes les villes: cinq mille personnes mouraient dans un seul jour. On reconnut, par le registre des citoyens qui recevaient une rétribution de blé à Alexandrie, que cette cité avait perdu la moitié de ses habitants.
Une invasion de trois cent vingt mille Goths, sous le règne de Claude, couvrit la Grèce; en Italie, du temps de Probus, d'autres barbares multiplièrent les mêmes malheurs. Quand Julien passa en Gaule, quarante-cinq cités venaient d'être détruites par les Allamans: les habitants avaient abandonné les villes ouvertes, et ne cultivaient plus que les terres encloses dans les murs des villes fortifiées. L'an 412, les barbares parcoururent les dix-sept provinces des Gaules, chassant devant eux, comme un troupeau, sénateurs et matrones, maîtres et esclaves, hommes et femmes, filles et garçons. Un captif qui cheminait à pied au milieu des chariots et des armes n'avait d'autre consolation que d'être auprès de son évêque, comme lui prisonnier: poëte et chrétien, ce captif prenait pour sujet de ses chants les malheurs dont il était témoin et victime. «Quand l'Océan aurait inondé les Gaules, il n'y aurait point fait de si horribles dégâts que cette guerre. Si l'on nous a pris nos bestiaux, nos fruits et nos grains; si l'on a détruit nos vignes et nos oliviers; si nos maisons à la campagne ont été ruinées par le feu ou par l'eau, et si (ce qui est encore plus triste à voir) le peu qui en reste demeure désert et abandonné, tout cela n'est que la moindre partie de nos maux. Mais, hélas! depuis dix ans les Goths et les Vandales font de nous une horrible boucherie. Les châteaux bâtis sur les rochers, les bourgades situées sur les plus hautes montagnes, les villes environnées de rivières, n'ont pu garantir les habitants de la fureur de ces barbares, et l'on a été partout exposé aux dernières extrémités. Si je ne puis me plaindre du carnage que l'on a fait sans discernement, soit de tant de peuples, soit de tant de personnes considérables par leur rang, qui peuvent n'avoir reçu que la juste punition des crimes qu'ils avaient commis, ne puis-je au moins demander ce qu'ont fait tant de jeunes enfants enveloppés dans le même carnage, eux dont l'âge était incapable de pécher? Pourquoi Dieu a-t-il laissé consumer ses temples[200]?»
L'invasion d'Attila couronna ces destructions; il n'y eut que deux villes de sauvées au nord de la Loire, Troyes et Paris. A Metz, les Huns égorgèrent tout, jusqu'aux enfants que l'évêque s'était hâté de baptiser; la ville fut livrée aux flammes: longtemps après, on ne reconnaissait la place où elle avait été qu'à un oratoire échappé seul à l'incendie. Salvien avait vu des cités remplies de corps morts: des chiens et des oiseaux de proie, gorgés de la viande infecte des cadavres, étaient les seuls êtres vivants dans ces charniers.
Les Thuringes qui servaient dans l'armée d'Attila exercèrent, en se retirant à travers le pays des Franks, des cruautés inouïes, que Théodoric, fils de Khlovigh, rappelait quatre-vingts ans après, pour exciter les Franks à la vengeance. «Se ruant sur nos pères, ils leur ravirent tout. Ils suspendirent leurs enfants aux arbres, par le nerf de la cuisse. Ils firent mourir plus de deux cents jeunes filles d'une mort cruelle: les unes furent attachées par les bras au cou des chevaux, qui, pressés d'un aiguillon acéré, les mirent en pièces; les autres furent étendues sur les ornières des chemins, et clouées en terre avec des pieux: des charrettes chargées passèrent sur elles; leurs os furent brisés, et on les donna en pâture aux corbeaux et aux chiens[201].»
Les plus anciennes chartes de concessions de terrains à des monastères déclarent que ces terrains sont soustraits des forêts, qu'ils sont déserts, eremi, ou plus énergiquement, qu'ils sont pris du désert, ab eremo[202]. Les canons du concile d'Angers (4 octobre 453) ordonnent aux clercs de se munir de lettres épiscopales pour voyager; ils leur défendent de porter des armes; ils leur interdisent les violences et les mutilations, et excommunient quiconque aurait livré des villes: ces prohibitions témoignent des désordres et des malheurs de la Gaule.
Le titre quarante-septième de la loi salique, De celui qui s'est établi dans une propriété qui ne lui appartient point, et de celui qui la tient depuis douze mois, montre l'incertitude de la propriété et le grand nombre de propriétés sans maîtres. «Quiconque aura été s'établir dans une propriété étrangère, et y sera demeuré douze mois sans contestation légale, y pourra demeurer en sûreté comme les autres habitants[203].»
Si sortant des Gaules vous vous portez dans l'est de l'Europe, un spectacle non moins triste frappera vos yeux. Après la défaite de Valens rien ne resta dans les contrées qui s'étendent des murs de Constantinople au pied des Alpes Juliennes; les deux Thraces offraient au loin une solitude verte, bigarrée d'ossements blanchis. L'an 448, des ambassadeurs romains furent envoyés à Attila: treize jours de marche les conduisirent à Sardique, incendiée, et de Sardique à Naïsse: la ville natale de Constantin n'était plus qu'un monceau informe de pierres; quelques malades languissaient dans les décombres des églises, et la campagne alentour était jonchée de squelettes. «Les cités furent dévastées, les hommes égorgés, dit saint Jérôme; les quadrupèdes, les oiseaux et les poissons même disparurent; le sol se couvrit de ronces et d'épaisses forêts.»
L'Espagne eut sa part de ces calamités. Du temps d'Orose, Tarragone et Lerida étaient dans l'état de désolation où les avaient laissées les Suèves et les Franks; on apercevait quelques huttes plantées dans l'enceinte des métropoles renversées. Les Vandales et les Goths glanèrent ces ruines; la famine et la peste achevèrent la destruction. Dans les campagnes, les bêtes, alléchées par les cadavres gisants, se ruaient sur les hommes qui respiraient encore; dans les villes, les populations entassées, après s'être nourries d'excréments, se dévoraient entre elles: une femme avait quatre enfants; elle les tua et les mangea tous[204].
Les Pictes, les Calédoniens, ensuite les Anglo-Saxons, exterminèrent les Bretons, sauf les familles qui se réfugièrent dans le pays de Galles ou dans l'Armorique. Les insulaires adressèrent à Aétius une lettre ainsi suscrite: Le gémissement de la Bretagne à Aétius, trois fois consul. Ils disaient: «Les barbares nous chassent vers la mer, et la mer nous repousse vers les barbares; il ne nous reste que le genre de mort à choisir, le glaive ou les flots[205].»
Gildas achève le tableau: «D'une mer à l'autre, la main sacrilége des barbares venus de l'Orient promena l'incendie: ce ne fut qu'après avoir brûlé les villes et les champs sur presque toute la surface de l'île, et l'avoir balayée comme d'une langue rouge jusqu'à l'Océan occidental, que la flamme s'arrêta. Toutes les colonnes croulèrent au choc du bélier; tous les habitants des campagnes, avec les gardiens des temples, les prêtres et le peuple, périrent par le fer ou par le feu. Une tour vénérable à voir s'élève au milieu des places publiques; elle tombe: les fragments de murs, les pierres, les sacrés autels, les tronçons de cadavres pétris et mêlés avec du sang, ressemblaient à du marc écrasé sous un horrible pressoir.
«Quelques malheureux échappés à ces désastres étaient atteints et égorgés dans les montagnes; d'autres, poussés par la faim, revenaient, et se livraient à l'ennemi pour subir une éternelle servitude, ce qui passait pour une grâce signalée; d'autres gagnaient les contrées d'outre-mer, et pendant la traversée chantaient avec de grands gémissements, sous les voiles: Tu nous as, ô Dieu, livrés comme des brebis pour un festin; tu nous as dispersés parmi les nations[206].»
La misère de la Grande-Bretagne est peinte tout entière dans une des lois galliques: cette loi déclare qu'aucune compensation ne sera reçue pour le larcin du lait d'une jument, d'une chienne ou d'une chatte[207].
L'Afrique dans ses terres fécondes fut écorchée par les Vandales, comme elle l'est dans ses sables stériles par le soleil. «Cette dévastation, dit Posidonius, témoin oculaire, rendit très-amer à saint Augustin le dernier temps de sa vie; il voyait les villes ruinées, et à la campagne les bâtiments abattus, les habitants tués ou mis en fuite, les églises dénuées de prêtres, les vierges et les religieux dispersés. Les uns avaient succombé aux tourments, les autres péri par le glaive, les autres, encore réduits en captivité, ayant perdu l'intégrité du corps, de l'esprit et de la foi, servaient des ennemis durs et brutaux... Ceux qui s'enfuyaient dans les bois, dans les cavernes et les rochers, ou dans les forteresses, étaient pris et tués, ou mouraient de faim. De ce grand nombre d'églises d'Afrique, à peine en restait-il trois, Carthage, Hippone et Cirthe, qui ne fussent pas ruinées, et dont les villes subsistassent[208].»
Les Vandales arrachèrent les vignes, les arbres à fruit, et particulièrement les oliviers, pour que l'habitant retiré dans les montagnes ne pût trouver de nourriture[209]. Ils rasèrent les édifices publics échappés aux flammes: dans quelques cités, il ne resta pas un seul homme vivant. Inventeurs d'un nouveau moyen de prendre les villes fortifiées, ils égorgeaient les prisonniers autour des remparts; l'infection de ces voiries sous un soleil brûlant se répandait dans l'air, et les barbares laissaient au vent le soin de porter la mort dans des murs qu'ils n'avaient pu franchir[210].
Enfin l'Italie vit tour à tour rouler sur elle les torrents des Allamans, des Goths, des Huns et des Lombards; c'était comme si les fleuves qui descendent des Alpes et se dirigent vers les mers opposées avaient soudain, détournant leurs cours, fondu à flots communs sur l'Italie. Rome, quatre fois assiégée et prise deux fois, subit les maux qu'elle avait infligés à la terre. «Les femmes, selon saint Jérôme, ne pardonnèrent pas même aux enfants qui pendaient à leurs mamelles, et firent rentrer dans leur sein le fruit qui ne venait que d'en sortir[211]. Rome devint le tombeau des peuples dont elle avait été la mère... La lumière des nations fut éteinte; en coupant la tête de l'empire romain on abattit celle du monde[212].» «D'horribles nouvelles se sont répandues, s'écriait saint Augustin du haut de la chaire, en parlant du sac de Rome: carnage, incendie, rapine, extermination! Nous gémissons, nous pleurons, et nous ne sommes point consolés[213].»
On fit des règlements pour soulager du tribut les provinces de la Péninsule, notamment la Campanie, la Toscane, le Picenum, le Samnium, l'Apulie, la Calabre, le Brutium et la Lucanie; on donna aux étrangers qui consentaient à les cultiver les terres restées en friche[214]. Majorien et Théodoric s'occupèrent de réparer les édifices de Rome, dont pas un seul n'était resté entier, si nous en croyons Procope. La ruine alla toujours croissant avec les nouveaux temps, les nouveaux siéges, le fanatisme des chrétiens et les guerres intestines: Rome vit renaître ses conflits avec Albe et Tibur; elle se battait à ses portes; les espaces vides que renfermait son enceinte devinrent le champ de ces batailles qu'elle livrait autrefois aux extrémités de la terre. Sa population tomba de trois millions d'habitants au-dessous de quatre-vingt mille[215]. Vers le commencement du huitième siècle, des forêts et des marais couvraient l'Italie; les loups et d'autres animaux sauvages hantaient ces amphithéâtres qui furent bâtis pour eux, mais il n'y avait plus d'hommes à dévorer.
Les dépouilles de l'empire passèrent aux barbares; les chariots des Goths et des Huns, les barques des Saxons et des Vandales, étaient chargés de tout ce que les arts de la Grèce et le luxe de Rome avaient accumulé pendant tant de siècles; on déménageait le monde comme une maison que l'on quitte. Genséric ordonna aux citoyens de Carthage de lui livrer, sous peine de mort, les richesses dont ils étaient en possession: il partagea les terres de la province proconsulaire entre ses compagnons; il garda pour lui-même le territoire de Byzance, et des terres fertiles en Numidie et en Gétulie. Ce même prince dépouilla Rome et le capitole, dans la guerre que Sidoine appelle la quatrième guerre punique: il composa d'une masse de cuivre, d'airain, d'or et d'argent, une somme qui s'élevait à plusieurs millions de talents.
Le trésor des Goths était célèbre: il consistait dans les cent bassins remplis d'or, de perles et de diamants offerts par Ataulphe à Placidie; dans soixante calices, quinze patènes et vingt coffres précieux pour renfermer l'Évangile. Le Missorium, partie de ces richesses, était un plat d'or de cinq cents livres de poids, élégamment ciselé. Un roi goth, Sisenand, l'engagea à Dagobert pour un secours de troupes; le Goth le fit voler sur la route, puis il apaisa le Frank par une somme de deux cent mille sous d'or, prix jugé fort inférieur à la valeur du plat. Mais la plus grande merveille de ce trésor était une table formée d'une seule, émeraude: trois rangs de perles l'entouraient; elle se soutenait sur soixante-cinq pieds d'or massif incrustés de pierreries; on l'estimait cinq cent mille pièces d'or; elle passa des Visigoths aux Arabes: conquête digne de leur imagination.
L'histoire, en nous faisant la peinture générale des désastres de l'espèce humaine à cette époque, a laissé dans l'oubli les calamités particulières, insuffisante qu'elle était à redire tant de malheurs. Nous apprenons seulement par les apôtres chrétiens quelque chose des larmes qu'ils essuyaient en secret. La société, bouleversée dans ses fondements; ôta même à la chaumière l'inviolabilité de son indigence; elle ne fut pas plus à l'abri que le palais: à cette époque, chaque tombeau renferma un misérable.
Le concile de Brague, en Lusitanie, souscrit par dix évêques, donne une idée naïve de ce que l'on faisait et de ce que l'on souffrait pendant les invasions. L'évêque Pancratien prit la parole: «Vous voyez, mes frères, dit-il, comme l'Espagne est ravagée par les barbares. Ils ruinent les églises, tuent les serviteurs de Dieu, profanent la mémoire des saints, leurs os, leurs sépulcres, les cimetières..................... Mettez devant les yeux de notre troupeau l'exemple de notre constance, en souffrant pour Jésus-Christ quelque partie des tourments qu'il a soufferts pour nous.» Alors Pancratien fit la profession de foi de l'Église catholique, et à chaque article les évêques répondaient: Nous le croyons. «Ainsi, que ferons-nous maintenant des reliques des saints?» dit Pancratien. Clipand de Coïmbre dit: «Que chacun fasse selon l'occasion; les barbares sont chez nous, et pressent Lisbonne; ils tiennent Merida; au premier jour ils viendront sur nous. Que chacun s'en aille chez soi; qu'il console les fidèles; qu'il cache doucement les corps des saints, et nous envoie la relation des lieux ou des cavernes où on les aura mis, de peur qu'il ne les oublie avec le temps.» Pancratien dit: «Allez en paix. Notre frère Pontamius demeurera seulement, à cause de la destruction de son église d'Éminie, que les barbares ravagent.» Pontamius dit: «Que j'aille aussi consoler mon troupeau, et souffrir avec lui pour Jésus-Christ. Je n'ai pas reçu la charge d'évêque pour être dans la prospérité, mais dans le travail.» Pancratien dit: «C'est très-bien dit. Dieu vous conserve.» Tous les évêques dirent: «Dieu vous conserve.» Tous ensemble: «Allons en paix à Jésus-Christ.»
Lorsque Attila parut dans les Gaules, la terreur se répandit devant lui: Geneviève de Nanterre rassura les habitants de Paris; elle exhortait les femmes à prier réunies dans le Baptistère, et leur promettait le salut de la ville: les hommes qui ne croyaient point aux prophéties de la bergère s'excitaient à la lapider ou à la noyer. L'archidiacre d'Auxerre les détourna de ce mauvais dessein, en les assurant que saint Germain publiait les vertus de Geneviève: les Huns ne passèrent point sur les terres des Parisii. Troyes fut épargnée, à la recommandation de saint Loup. Dans sa retraite, le Fléau de Dieu se fit escorter par le saint: saint Loup esclave et prisonnier, protégeant Attila est un grand trait de l'histoire de ces temps.
Saint Agnan, évêque d'Orléans, était renfermé dans sa ville, que les Huns assiégeaient; il envoie sur les murailles attendre et découvrir des libérateurs: rien ne paraissait. «Priez, dit le saint, priez avec foi;» et il envoie de nouveau sur les murailles. Rien ne paraît encore: «Priez, dit le saint, priez avec foi;» et il envoie une troisième fois regarder du haut des tours. On apercevait comme un petit nuage qui s'élevait de terre. «C'est le secours du Seigneur!» s'écrie l'évêque.
Genséric emmena de Rome en captivité Eudoxie et ses deux filles, seuls restes de la famille de Théodose. Des milliers de Romains furent entassés sur les vaisseaux du vainqueur: par un raffinement de barbarie, on sépara les femmes de leurs maris, les pères de leurs enfants. Deogratias, évêque de Carthage, consacra les vases saints au rachat des prisonniers. Il convertit deux églises en hôpitaux, et, quoiqu'il fût d'un grand âge, il soignait les malades, qu'il visitait jour et nuit. Il mourut, et ceux qu'il avait délivrés crurent retomber en esclavage.
Lorsque Alaric entra dans Rome, Proba, veuve du préfet Petronius, chef de la puissante famille Anicienne, se sauva dans un bateau sur le Tibre; sa fille Læta et sa petite-fille Démétriade l'accompagnèrent: ces trois femmes virent, de leur barque fugitive, les flammes qui consumaient la ville éternelle. Proba possédait de grands biens en Afrique; elle les vendit pour soulager ses compagnons d'exil et de malheur.
Fuyant les barbares de l'Europe, les Romains se réfugiaient en Afrique et en Asie; mais dans ces provinces éloignées ils rencontraient d'autres barbares: chassés du cœur de l'Empire aux extrémités, rejetés des frontières au centre, la terre était devenue un parc où ils étaient traqués dans un cercle de chasseurs.
Saint Jérôme reçut quelques débris de tant de grandeurs, dans cette grotte où le Roi des rois était né pauvre et nu. Quel spectacle et quelle leçon que ces descendants des Scipions et des Gracques réfugiés au pied du Calvaire! Saint Jérôme commentait alors Ézéchiel; il appliquait à Rome les paroles du prophète sur la ruine de Tyr et de Jérusalem: «Je ferai monter contre vous plusieurs peuples, comme la mer fait monter les flots. Ils détruiront les murs jusqu'à la poussière...... Je mettrai sur les enfants de Juda le poids de leurs crimes..... Ils verront venir épouvante sur épouvante.» Mais lorsque, lisant ces mots, Ils passeront d'un pays à un autre et seront emmenés captifs, le solitaire jetait les yeux sur ses hôtes, il fondait en larmes.
Et pourtant la grotte de Bethléem n'était pas un asile assuré; d'autres ravageurs dépouillaient la Phénicie, la Syrie et l'Égypte. Le désert, comme entraîné par les barbares et changeant de place avec eux, s'étendait sur la face des provinces jadis les plus fertiles; dans les contrées qu'avaient animées des peuples innombrables, il ne restait que la terre et le ciel. Les sables mêmes de l'Arabie, qui faisaient suite à ces champs dévastés, étaient frappés de la plaie commune; saint Jérôme avait à peine échappé aux mains des tribus errantes, et les religieux du Sina venaient d'être égorgés: Rome manquait au monde, et la Thébaïde aux solitaires.
Quand la poussière qui s'élevait sous les pieds de tant d'armées, qui sortait de l'écroulement de tant de monuments, fut tombée; quand les tourbillons de fumée qui s'échappaient de tant de villes en flammes furent dissipés; quand la mort eut fait taire les gémissements de tant de victimes; quand le bruit de la chute du colosse romain eut cessé, alors on aperçut une croix, et au pied de cette croix un monde nouveau. Quelques prêtres, l'Évangile à la main, assis sur des ruines, ressuscitaient la société au milieu des tombeaux, comme Jésus-Christ rendit la vie aux enfants de ceux qui avaient cru en lui[216].
Chateaubriand, Études historiques.
Chateaubriand (François-René, vicomte de), l'un des plus grands écrivains de notre temps, naquit à Saint-Malo, en 1768, et mourut à Paris en 1848.
INVASION DE LA GAULE PAR LES ALAINS, LES VANDALES
ET LES SUÈVES.
407.
Depuis que les Alains avaient été forcés par les Huns d'abandonner les bords du Tanaïs, ce peuple guerrier, divisé en plusieurs bandes indépendantes les unes des autres, et n'ayant plus de demeure fixe, errait le long du Danube toujours en armes, et prêt à vendre son secours soit aux autres barbares contre les Romains, soit aux Romains eux-mêmes. Gratien en avait attiré un grand nombre à sa cour, et la distinction dont il les honorait lui avait été funeste. Ils avaient eu part aux plus éclatantes victoires de Théodose, et Stilicon les avait employés dans ses guerres contre Alaric. Les secrètes intrigues de ce perfide ministre les mirent en mouvement; ils furent les premiers à prendre les armes pour se jeter dans la Gaule. Deux corps nombreux d'Alains partirent des bords du Danube sous la conduite de deux chefs, Goar et Respendial, qui portaient le titre de roi. Après avoir traversé le pays des Marcomans et des Thuringiens, ils arrivèrent au bord du Rhin, où les Franks étaient établis, et s'y arrêtèrent pour attendre les Vandales et les Suèves. Pendant ce séjour, la mésintelligence s'étant mise entre les deux rois, Goar se sépara de Respendial, et déclara qu'il préférait l'amitié des Romains à l'intérêt du pillage. Honorius le récompensa dans la suite en lui donnant un établissement dans la Gaule. Cette peuplade d'Alains subsista quelque temps dans la Gaule sous la domination de ses rois particuliers. On les y voit encore cinquante ans après; et Sambida, successeur de Goar, obtint la possession d'une grande étendue de terres abandonnées dans les environs de la ville de Valence, en Dauphiné.
Les Franks ne voyaient qu'avec jalousie tant d'aventuriers venir sous leurs yeux s'emparer d'un pays qui était à leur bienséance et sur lequel ils faisaient depuis longtemps de continuelles entreprises. Ils avaient laissé le chemin libre aux Alains; mais ils avaient dessein de revenir sur eux, et de les combattre séparément, après s'être défaits des Vandales et des Suèves. Dès qu'ils surent que les Vandales approchaient, ils marchèrent à leur rencontre, leur livrèrent bataille et leur tuèrent 20,000 hommes, avec leur roi Godigiscle. Il n'en serait pas échappé un seul si Respendial n'eût été averti assez à temps pour accourir au secours de ses alliés. Ce prince plein de valeur perça l'armée des Franks, joignit les Vandales, rallia les fuyards, et revint à leur tête charger les vainqueurs, qui furent battus et terrassés à leur tour. Bientôt après les Suèves arrivèrent. Gonderic, fils de Godigiscle, fut déclaré roi des Vandales; et les trois nations passèrent le Rhin près de Mayence, le dernier jour de l'année 406, époque fatale de la ruine de l'empire dans les provinces de l'occident.
La frontière de la Gaule le long du Rhin étant demeurée sans défense depuis que Stilicon en avait retiré les garnisons pour les employer contre Alaric, les barbares ne trouvèrent aucun obstacle à leur passage. Un auteur du temps dit que si l'Océan se fût débordé dans la Gaule, ses eaux n'y auraient pas causé tant de dommage. Ils se répandirent d'abord dans la première Germanie, qui renfermait les cités de Mayence, de Worms, de Spire et de Strasbourg. Mayence fut prise et saccagée; plusieurs milliers de chrétiens furent égorgés dans l'église, avec Aureus, leur évêque. Worms fut détruite après un long siége. Spire, Strasbourg, et les autres villes de moindre importance, éprouvèrent la fureur de ces cruels ennemis. Ils s'emparèrent de Cologne dans la Seconde Germanie. De là ils passèrent dans les deux Belgiques, portant partout la désolation et le carnage. Trèves fut pillée; Tournay, Arras, Amiens, Saint-Quentin, ne purent arrêter ce torrent. Laon fut la seule ville de ces cantons qui tint contre leurs attaques; ils se virent obligés d'en lever le siége. Ces barbares, furieux ariens, la plupart même encore idolâtres, firent dans toute la Gaule grand nombre de martyrs. Nicaise, évêque de Reims, eut la tête tranchée après la prise de sa ville épiscopale. Ils traitèrent de même Didier, évêque de Langres; ils passèrent les habitants au fil de l'épée, et mirent le feu à la ville. Besançon vit massacrer son évêque Antidius. Sion fut prise; Bâle ruinée. Ils s'étendirent jusqu'aux Pyrénées. Les deux Aquitaines, la Novempopulanie, les deux Narbonnaises, provinces auparavant les plus fortunées de la Gaule, ne furent plus couvertes que de cendres et de ruines. Peu de villes purent résister à cette fureur par l'avantage de leur situation. Ils assiégèrent inutilement Toulouse; et l'on attribua le salut de cette ville aux prières de son saint évêque, Exupère. La faim dévorait ceux que le fer ennemi avait épargnés. Dans toute l'étendue de la Gaule, auparavant si peuplée, on ne rencontrait plus que des morts et des mourants. Ces horribles ravages ne cessèrent pendant trois ans.
L'Espagne présentait aux barbares une nouvelle source de richesses. Ce pays, environné de mers et de hautes montagnes, avait toujours été moins exposé aux pillages. La conquête en était facile. S'étant rassemblés au pied des Pyrénées, ils les passèrent, le 28 d'octobre 409.
Le Beau, Histoire du Bas-Empire, édition Saint-Martin, t. V.
ÉTABLISSEMENT DES ALEMANS ET DES BURGONDES
DANS LA GAULE.
407.
Les Alains, les Suèves et les Vandales s'étant avancés dans l'intérieur de la Gaule, les Alemans et les Burgondes, à leur exemple, passèrent le Rhin pour avoir part au pillage de cette riche contrée. Les Alemans s'emparèrent des bords du fleuve, depuis Bâle jusqu'à Mayence, et demeurèrent en possession de ce pays jusqu'au temps qu'ils en furent chassés par les Franks.
Les Burgondes, sous la conduite de leur roi Gondicaire, se rendirent maîtres de l'Helvétie, aujourd'hui la Suisse, jusqu'au mont Jura. Peu de temps après, ils s'étendirent dans le pays des Séquaniens et des Éduens, jusqu'à la Loire et à l'Yonne. C'est ce qu'on appelle à présent le duché et le comté de Bourgogne. Cette nation puissante et pleine de valeur, avait des mœurs plus douces et plus pacifiques que les autres barbares. Ils traitèrent les peuples conquis avec plus d'humanité. Ils étaient encore païens lorsqu'ils entrèrent dans la Gaule. Instruits par les missionnaires que les évêques des Gaules leur envoyèrent, ils embrassèrent avec docilité la religion chrétienne dans sa pureté; ensuite ils se laissèrent corrompre par le commerce des Goths, qui les infectèrent des erreurs de l'arianisme.
413. Constance marcha contre eux; mais comme ils demandèrent la permission de s'établir dans le pays, ce général, n'osant les réduire au désespoir, conseilla à l'empereur Honorius de leur accorder une partie des contrées dont ils avaient fait la conquête. On leur céda une portion considérable du territoire des Éduens et des Séquaniens, et leur roi Gondicaire fut reconnu pour ami et allié de l'empire.
Le Beau, Histoire du Bas-Empire, t. V.
CONQUÊTE DES WISIGOTHS DANS LA GAULE.
312.
Ataulphe avait succédé à Alaric[217], et il méritait de le remplacer. Il était de petite taille, mais beau et bien fait, de beaucoup d'esprit, ne craignant pas la guerre et aimant la paix. Il racontait lui-même dans la suite qu'après la mort d'Alaric, ayant l'esprit rempli des vastes projets de son prédécesseur, il avait d'abord conçu le désir d'abattre entièrement la puissance et de détruire même le nom des Romains; qu'il se flattait que l'empire ayant changé de face entre ses mains, le nom d'Ataulphe deviendrait aussi célèbre que celui de César Auguste; mais qu'après de mûres réflexions il avait reconnu que les Goths étaient encore trop barbares pour se plier au joug des lois, et que sans lois un État ne pouvant se soutenir, il perdrait sa nation même en la rendant maîtresse des autres; qu'il avait donc pris le parti d'employer ses forces non à détruire, mais à rétablir; et que faute de pouvoir acquérir la gloire de fonder un nouvel empire, il s'était borné à celle d'en relever un ancien qui tombait en ruine. Une passion plus forte dans un jeune prince que les motifs de politique lui inspirait encore des ménagements en faveur d'Honorius. Il aimait Placidie, et de sa captive il désirait en faire son épouse[218]. Mais comme il avait un cœur honnête et généreux, il voulait auparavant gagner celui de la princesse. Sur ce plan, il cherchait à procurer à sa nation un établissement qui coûtât peu à l'empire. Une grande partie de la Gaule était déjà perdue pour les Romains; elle était possédée par des barbares ou par de faibles tyrans; il résolut de s'y retirer avec son armée. Il séjourna donc quelque temps en Italie pour y faire reposer ses troupes, sans leur permettre de nouveaux ravages; il se contenta d'exiger des contributions, et entama dès lors ses négociations avec Honorius. Comme elles traînaient en longueur, il passa en Gaule.
[Ataulphe renverse les tyrans Sébastien et Jovin; il prend le titre d'ami de l'empire, et veut épouser Placidie. Mais l'empereur Honorius refusa de livrer sa sœur à un barbare.]
Pour appuyer sa demande, Ataulphe s'empara de Narbonne et de Toulouse. S'étant présenté devant Bordeaux, il y fut reçu comme ami de l'empire. Il marcha ensuite vers Marseille, espérant s'y introduire sous le même titre. Mais pour s'être approché de trop près, il y courut risque de la vie; le gouverneur, ayant fait fermer les portes de la ville, le blessa d'un coup de trait du haut des murs, et l'obligea de se retirer avec honte.
Le roi des Wisigoths s'étant retiré à Narbonne, se consola de ce mauvais succès en épousant Placidie, au mois de janvier 414. La conquête de cette princesse lui avait coûté plus de temps et de peines que celle d'une partie de la Gaule, Constance[219] avait employé à traverser ce projet tout ce qu'il avait de crédit et d'adresse. Il avait tâché de détacher Ataulphe de cette poursuite en lui faisant offrir une princesse sarmate. Placidie elle-même sentit longtemps de la répugnance à s'unir avec un roi barbare. Enfin la passion d'Ataulphe, secondée des vives sollicitations d'un Romain nommé Candidianus, attaché au service de Placidie, et que le roi des Goths avait mis dans ses intérêts, surmonta tous ces obstacles. Les noces furent célébrées à Narbonne, dans la maison d'Ingenius, un des premiers de la ville. Tous les honneurs furent adressés à Placidie. La salle était parée à la manière des Romains; la princesse portait les ornements impériaux, Ataulphe était vêtu à la romaine. Entre autres marques de sa magnificence, il fit présent à sa nouvelle épouse de cinquante pages, qui portaient chacun deux bassins, l'un rempli de monnaies d'or, l'autre de pierreries d'un prix infini. C'étaient les dépouilles de Rome; et ce superbe appareil semblait réunir ensemble les noces d'Ataulphe et les funérailles de l'empire d'Occident. Tout dans cette cérémonie retraçait la fragilité des grandeurs humaines. Attalus, empereur quatre ans auparavant, chanta l'épithalame; il précéda dans cette fonction Rustacius et Phœbadius, poëtes de profession. Les Romains et les Goths, confondus ensemble, célébrèrent cette fête avec une joie unanime.
Une inscription trouvée à Saint Gilles, en Languedoc, prouve qu'Ataulphe et Placidie choisirent pour leur résidence la ville nommée Héraclée, aujourd'hui Saint-Gilles, sur la rive droite du Rhône, entre Nîmes et Arles. La flatterie y est portée à un excès qui annonce la naissance de la barbarie. Ataulphe y est nommé le très-puissant roi des rois, le très-juste vainqueur des vainqueurs. On le loue d'avoir chassé les Vandales; il avait apparemment soutenu quelques guerres contre ces peuples ou contre les Alains restés en Gaule; car tous les barbares étaient compris sous le nom de Vandales.
Le Beau, Histoire du Bas-Empire, t. V.
Le Beau, né à Paris, en 1701, mort en 1778, professeur au Collége de France, publia, en 1757, l'Histoire du Bas-Empire, en 22 vol. in-8o. M. Saint-Martin, érudit et orientaliste distingué, né en 1791, mort en 1832, a donné de l'Histoire de Le Beau une nouvelle édition annotée et complétée, et de beaucoup supérieure à la première.
PHARAMOND.
420.
Il est certainement très-remarquable qu'on ne trouve aucune mention de Pharamond ou Faramond, ni dans Grégoire de Tours, ni dans Frédegaire, les deux plus anciens historiens de notre nation. Ils parlent bien de Marcomir, de Sunnon, de Génobaudes, de Théodemir, et de plusieurs autres chefs plus anciens que Pharamond; mais Clodion, qu'ils appellent Chlogio ou Chlodeo, est le premier de nos rois qu'ils relatent d'une manière positive. La première mention de Pharamond se trouve dans la Chronique intitulée: Gesta regum Francorum, qui paraît avoir été rédigée sous le règne de Thierry IV, vers l'an 720. L'auteur inconnu de cette chronique rapporte donc qu'après la mort de Sunnon, dont il appelle le père Anténor, le conseil général de la notion s'assembla, et, sur l'avis de Marcomir, fils de Priam, les Franks résolurent d'élire un roi. «Ils choisirent le fils même de Marcomir, qui s'appelait Faramond, et l'élevèrent au-dessus d'eux comme roi chevelu.» Cette notion se trouve reproduite dans une foule de chroniques et de généalogies du moyen âge[220] et quelques-unes d'une époque assez moderne; mais la manière dont ces auteurs s'expriment et les termes qu'ils emploient montrent assez qu'ils ont tous copié le même ouvrage, celui que j'ai indiqué. On cite bien un manuscrit de la Chronique de Prosper, continuateur de saint Jérôme, et presque contemporain du temps où vécut Pharamond, où il est dit, sous la 26e année d'Honorius, 420 de J.-C., que Pharamond régna sur la France: mais on ne parle que d'un seul manuscrit où se lise pareille chose, et il est si facile de faire des additions à des ouvrages de cette espèce, et on y en a fait effectivement si souvent, que je ne crois pas qu'on doive réellement faire aucune attention à cette indication. Il est donc vrai de dire que la Chronique des rois franks, que j'ai citée, est le plus ancien monument où il soit question de Pharamond, et il ne remonte pas au delà de l'an 720. En est-ce assez pour regarder comme fabuleuse l'existence de ce personnage? Il faudrait alors supposer que cet auteur en est l'inventeur, ou admettre que c'était dès lors une opinion répandue parmi les Franks; mais dans ce cas-là il y a présomption pour croire à l'existence du premier roi des Franks. Il est certain qu'il est bien difficile de se décider sur ce point. Quoiqu'il en soit, l'histoire des Franks fait mention de quelques individus qui portaient le même nom. C'est une circonstance que l'on n'a pas remarquée, et c'est en même temps un argument en faveur de ceux qui croient à l'existence de ce premier roi de notre nation. Il existe une petite pièce de vers adressée, au sixième siècle par l'évêque de Poitiers, Venance Fortunat (lib. IX, carm. 12.), à un de ses amis nommé Faramund, qui avait la charge de référendaire. En l'an 700 il existait un évêque de même nom, qui est mentionné dans une vie anonyme de Pépin, l'ancien maire du palais (Coll. des Hist. de Fr., t. II, p. 608). Enfin, on trouve en l'an 591 un prêtre de l'église de Paris, mentionné par Grégoire de Tours (liv. X, ch. 26), qui fut ensuite évêque de cette ville, appelé Faramod, nom qu'on doit placer dans la même catégorie.
Saint Martin, note à l'Histoire du Bas-Empire de Le Beau, t. V, p. 469.
CLODION BATTU PAR AÉTIUS.
431[221].
Vous avez combattu ensemble[222] dans les plaines des Atrébates[223], que le Frank Cloïo avait envahies. Là venaient aboutir plusieurs chemins resserrés par un défilé; ensuite, on voyait le bourg de Helena[224], formant un arc, puis on trouvait une rivière traversée par un pont construit en planches. Majorien, alors chevalier, combattait à la tête du pont. Voilà qu'on entend résonner sur la colline prochaine les chants d'un hymen que célébraient les barbares dansant à la manière des Scythes. Deux époux à la blonde chevelure s'unissaient alors. Majorien défit les barbares. Son casque retentissait sous les coups, et les lances étaient repoussées par sa cuirasse aux mailles épaisses, jusqu'à ce qu'enfin l'ennemi plie, se débande et prend la fuite. Vous eussiez vu errer à l'aventure sur des chariots les brillants apprêts de l'hymen barbare; on emportait ça et là des plats et des mets, puis des bassins entourés de guirlandes de fleurs. Tout à coup le combat redouble, et Bellone, plus ardente, brise le flambeau nuptial: le vainqueur s'empare des essèdes[225] et de la nouvelle épouse. Le fils de Sémélé[226] ne mit pas plus promptement en déroute les monstres de Pholoé ni les Lapithes de Péléthronium, lorsque les femmes de Thrace, enflammées par les orgies, appelèrent Mars et Cythérée, se servirent de mets sanglants pour commencer le combat, se firent une arme de vases remplis de vin, et qu'au plus fort de la mêlée le sang des Centaures souilla le mont Othrys, en Macédoine.
Qu'on ne me vante plus les querelles de ces frères, enfants des nues. Majorien, lui aussi, a dompté des monstres. Du sommet de la tête au front descend leur blonde chevelure, tandis que la nuque reste à découvert; dans leurs yeux mêlés de vert et de blanc, roule une prunelle couleur d'eau; leur visage sans barbe n'offre que des moustaches arrangées avec le peigne. Des habits étroits tiennent serrés les membres vigoureux de ces guerriers d'une haute stature; de courtes tuniques laissent paraître leurs jarrets; un large baudrier presse leurs flancs aplatis. Lancer au travers des airs la rapide francisque, mesurer de l'œil l'endroit qu'ils sont sûrs de frapper, imprimer à leurs boucliers un mouvement circulaire, c'est un jeu pour eux, aussi bien que de devancer leurs piques par l'agilité de leurs sauts, et d'atteindre l'ennemi avant elles. Dès leurs tendres années, ils sont passionnés pour les combats. Si le nombre de leurs ennemis ou le désavantage de la position les fait succomber, la mort seule peut les abattre, jamais la crainte. Ils restent invincibles, et leur courage semble leur survivre au delà même de la vie. Tels sont les hommes que Majorien a mis en fuite.
Sidoine Apollinaire, Panégyrique de Majorien, traduction de MM. Grégoire et Collombet.
LES HUNS ET LES ALAINS.
375.
Les Huns sont à peine mentionnés dans les annales, et seulement comme une race sauvage répandue au delà des Palus-Méotides, sur les bords de la mer Glaciale, et d'une férocité qui passe l'imagination. Dès la naissance des enfants mâles, les Huns leur sillonnent les joues de profondes cicatrices, afin d'y détruire tout germe de duvet. Ces rejetons croissent et vieillissent imberbes, sous l'aspect hideux et dégradé des eunuques. Mais ils ont tout le corps trapu, les membres robustes, la tête volumineuse; et un excessif développement de carrure donne à leur conformation quelque chose de surnaturel. On dirait des animaux bipèdes plutôt que des êtres humains, ou de ces bizarres figures que le caprice de l'art place en saillie sur les corniches d'un pont. Des habitudes voisines de la brute répondent à cet extérieur repoussant. Les Huns ne cuisent ni n'assaisonnent ce qu'ils mangent, et se contentent pour aliments de racines sauvages, ou de la chair du premier animal venu, qu'ils font mortifier quelque temps, sur le cheval, entre leurs cuisses. Aucun toit ne les abrite. Les maisons chez eux ne sont d'usage journalier non plus que les tombeaux; on n'y trouverait pas même une chaumière. Ils vivent au milieu des bois et des montagnes, endurcis contre la faim, la soif et le froid. En voyage même, ils ne traversent pas le seuil d'une habitation sans nécessité absolue, et ne s'y croient jamais en sûreté. Ils se font, de toile ou de peaux de rat des bois cousues ensemble, une espèce de tunique, qui leur sert pour toute occasion, et ne quittent ce vêtement, une fois qu'ils y ont passé la tête, que lorsqu'il tombe par lambeaux. Ils se coiffent de chapeaux à bords rabattus, et entourent de peaux de chèvre leurs jambes velues; chaussure qui gêne la marche et les rend peu propres à combattre à pied. Mais on les dirait cloués sur leurs chevaux, qui sont laidement mais vigoureusement conformés. C'est sur leur dos que les Huns vaquent à toute espèce de soin, assis quelquefois à la manière des femmes. A cheval jour et nuit, c'est de là qu'ils vendent et qu'ils achètent. Ils ne mettent pied à terre ni pour boire, ni pour manger, ni pour dormir, ce qu'ils font inclinés sur le maigre cou de leur monture, où ils rêvent tout à leur aise. C'est encore à cheval qu'ils délibèrent des intérêts de la communauté. L'autorité d'un roi leur est inconnue; mais ils suivent tumultuairement le chef qui les mène au combat. Attaqués eux-mêmes, ils se partagent par bandes, et fondent sur l'ennemi en poussant des cris effroyables. Groupés ou dispersés, ils chargent ou fuient avec la promptitude de l'éclair, et sèment en courant le trépas. Aussi leur tactique, par sa mobilité même, est impuissante contre un rempart ou un camp retranché. Mais ce qui fait d'eux les plus redoutables guerriers de la terre, c'est qu'également sûrs de leurs coups de loin, et prodigues de leur vie dans le corps à corps, ils savent de plus au moment où leur adversaire, cavalier ou piéton, suit des yeux les évolutions de leur épée, l'enlacer dans une courroie qui paralyse tous ses mouvements. Leurs traits sont armés, en guise de fer, d'un os pointu, qu'ils y adaptent avec une adresse merveilleuse. Aucun d'eux ne laboure la terre ni ne touche une charrue. Tous errent indéfiniment dans l'espace, sans toit, sans foyer, sans police, étrangers à toute habitude fixe, ou plutôt paraissant toujours fuir, à l'aide de chariots où ils ont pris domicile, où la femme s'occupe à façonner le hideux vêtement de son mari, enfante, et nourrit sa progéniture jusqu'à l'âge de puberté. Nul d'entre eux, conçu, mis au monde, et élevé en autant de lieux différents, ne peut répondre à la question: d'où êtes-vous? Inconstants et perfides dans les conventions, les Huns tournent à la moindre lueur d'avantage; en général, ils font toute chose par emportement, et n'ont pas plus que les brutes le sentiment de ce qui est honnête ou déshonnête. Leur langage même est captieux et énigmatique. Ils n'adorent rien, ne croient à rien, et n'ont de culte que pour l'or. Leur humeur est changeante et irritable, au point qu'une association entre eux, dans le cours d'une même journée va se rompre sans provocation et se renouer sans médiateur. A force de tuer et de piller de proche en proche, cette race indomptée, par le seul instinct du brigandage, fut amenée sur les frontières des Alains, qui sont les anciens Massagètes. Puisque l'occasion s'en présente, il est bon de dire aussi quelques mots sur l'origine de ce peuple et sa situation géographique.
L'Ister, grossi de nombreux affluents, traverse tout le pays des Sarmates, qui s'étend jusqu'au Tanaïs, limite naturelle de l'Europe et de l'Asie. Au delà de ce dernier fleuve, au milieu des solitudes sans terme de la Scythie, habitent les Alains, qui doivent leur nom à leurs montagnes, et l'ont, comme les Perses, imposé par la victoire à leurs voisins. De ce nombre sont les Neures, peuplade enfoncée dans les terres, bornée par de hautes montagnes incessamment battues par l'Aquilon, et que le froid rend inaccessibles; plus loin les Budins et les Gélons, race féroce et belliqueuse, qui arrache la peau à ses ennemis vaincus pour s'en faire des vêtements ou des housses de cheval; les Agathyrses, voisins des Gélons, qui se chamarrent le corps de couleur bleue, et en teignent jusqu'à leur chevelure, marquant le degré de distinction des individus par le nombre et les nuances plus ou moins foncées de ces taches. Viennent ensuite les Mélanchlènes et les Anthropophages, nourris, dit-on, de chair humaine; détestable coutume qui éloigne leurs voisins, et forme le désert autour d'eux. C'est pour cette cause que ces vastes régions, qui s'étendent au nord-est jusqu'au pays des Sères, ne sont que de vastes solitudes. Il y a aussi les Alains orientaux, voisins du territoire des Amazones, dont les innombrables et populeuses tribus pénètrent, m'a-t-on dit, jusqu'à cette contrée centrale de l'Asie où coule le Gange, fleuve qui sépare en deux les Indes, et court s'absorber dans l'Océan Austral.
Distribués sur deux continents, tous ces peuples, dont je m'abstiens d'énumérer les dénominations diverses, bien que séparés par d'immenses espaces où s'écoule leur existence vagabonde, ont fini par se confondre sous le nom générique d'Alains. Ils n'ont point de maisons, point d'agriculture, ne se nourrissent que de viande et surtout de lait, et, à l'aide de chariots couverts en écorce, changent de place incessamment au travers de plaines sans fin. Arrivent-ils en un lieu propre à la pâture, ils rangent leurs chariots en cercle, et prennent leur sauvage repas. Ils rechargent, aussitôt le pâturage épuisé, et remettent en mouvement ces cités roulantes, où les couples s'unissent, où les enfants naissent et sont élevés, où s'accomplissent, en un mot, pour ces peuples tous les actes de la vie. Ils sont chez eux, en quelque lieu que le sort les pousse, chassant toujours devant eux des troupeaux de gros et de menu bétail, mais prenant un soin particulier de la race du cheval. Dans ces contrées l'herbe se renouvelle sans cesse, et les campagnes sont couvertes d'arbres à fruit; aussi cette population nomade trouve-t-elle à chaque halte la subsistance de l'homme et des bêtes. C'est l'effet de l'humidité du sol et du grand nombre de cours d'eau qui l'arrosent. Les enfants ou les femmes s'occupent, au dedans et autour des chariots, des soins qui n'exigent pas de force corporelle. Mais les hommes faits, rompus dès l'enfance à l'équitation, regardent comme un déshonneur de se tenir sur leurs pieds. La guerre n'a pas de condition dont ils n'aient fait un rigoureux apprentissage; aussi sont-ils excellents soldats. Si les Perses sont guerriers par essence, c'est que le sang scythe originairement a coulé dans leurs veines.
Les Alains sont généralement beaux et de belle taille, et leurs cheveux tirent sur le blond. Leur regard est plutôt martial que féroce. Pour la rapidité de l'attaque et l'humeur belliqueuse, ils ne cèdent en rien aux Huns. Mais ils sont plus civilisés dans leur manière de s'habiller et de se nourrir. Les rives du Bosphore Cimmérien et des Palus-Méotides sont le théâtre ordinaire de leurs courses et de leurs chasses, qu'ils poussent quelquefois jusqu'en Arménie et en Médie. Cette jouissance que les esprits doux et paisibles trouvent dans le repos, ils la placent, eux, dans les périls et dans la guerre. Le suprême bonheur, à leurs yeux, est de laisser sa vie sur un champ de bataille. Mourir de vieillesse ou par accident est un opprobre pour lequel il n'est pas assez d'outrages. Tuer un homme est un héroïsme pour lequel ils n'ont pas assez d'éloges. Le plus glorieux des trophées est la chevelure d'un ennemi servant de caparaçon au cheval du vainqueur. La religion chez eux n'a ni temple ni édifice consacré, pas même une chapelle de chaume. Un glaive nu, fiché en terre, devient l'emblème de Mars; c'est la divinité suprême, et l'autel de leur dévotion barbare. Ils ont un mode singulier de divination: c'est de réunir en faisceau des baguettes d'osier, qu'ils ont soin de choisir droites; et, en les séparant ensuite à certain jour marqué, ils y trouvent, à l'aide de quelque pratique de magie, une manifestation de l'avenir. L'esclavage est inconnu parmi eux. Tous sont nés de sang libre. Ils choisissent encore aujourd'hui pour chefs les guerriers reconnus les plus braves et les plus habiles.
Ammien Marcellin, livre XXXI.
LES HUNS.
Si l'on consulte l'antiquité, voici ce qu'on apprend sur l'origine des Huns. Filimer, fils de Gandaric le Grand et roi des Goths, le cinquième de ceux qui les avaient gouvernés depuis leur sortie de l'île Scanzia, étant entré sur les terres de la Scythie à la tête de sa nation, comme nous l'avons dit, trouva parmi son peuple certaines sorcières que, dans la langue de ses pères, il appelle lui-même Aliorumnes. La défiance qu'elles lui inspiraient les lui fit chasser du milieu des siens; et, les ayant poursuivies loin de son armée, il les refoula dans une terre solitaire. Les esprits immondes qui erraient par le désert les ayant vues, s'accouplèrent à elles, se mêlant à leurs embrassements, et donnèrent le jour à cette race la plus farouche de toutes. Elle se tint d'abord parmi les marais, rabougrie, noire, chétive: à peine appartenait-elle à l'espèce humaine, à peine sa langue ressemblait-elle à la langue des hommes. Telle était l'origine de ces Huns, qui arrivèrent sur les frontières des Goths. Leur féroce nation, comme l'historien Priscus le rapporte, demeura d'abord sur le rivage ultérieur du Palus-Méotide[227], faisant son unique occupation de la chasse, jusqu'à ce que, s'étant multipliée, elle portât le trouble chez les peuples voisins par ses fraudes et ses rapines. Des chasseurs d'entre les Huns étant, selon leur coutume, en quête du gibier sur le rivage ultérieur du Palus-Méotide, virent tout à coup une biche se présenter devant eux. Elle entra dans le marais, et, tantôt s'avançant, tantôt s'arrêtant, elle semblait leur indiquer un chemin. Les chasseurs la suivirent, et traversèrent à pied le Palus-Méotide, qu'ils imaginaient aussi peu guéable que la mer; et puis quand la terre de Scythie, qu'ils ignoraient, leur apparut, soudain la biche disparut. Ces esprits dont les Huns sont descendus machinèrent cela, je crois, en haine des Scythes. Les Huns, qui ne se doutaient nullement qu'il y eût un autre monde au delà du Palus-Méotide, furent saisis d'étonnement à la vue de la terre de Scythie; et comme ils ont de la sagacité, il leur sembla voir une protection surnaturelle dans la révélation de ce chemin que peut-être personne n'avait connu jusqu'alors. Ils retournent auprès des leurs, racontent ce qui s'est passé, vantent la Scythie, tant qu'enfin ils persuadent leur nation de les suivre, et se mettent en marche tous ensemble vers ces contrées, par le chemin que la biche leur a montré. Tous les Scythes qui tombèrent dans leurs mains dès leur arrivée, ils les immolèrent à la victoire; le reste fut vaincu et subjugué. A peine en effet eurent-ils passé cet immense marais, qu'ils entraînèrent comme un tourbillon les Alipzures, les Alcidzures, les Itamares, les Tuncasses et les Boïsques qui demeuraient sur cette côte de la Scythie. Ils soumirent également par des attaques réitérées les Alains, leurs égaux dans les combats, mais ayant plus de douceur dans les traits et dans la manière de vivre. Aussi bien ceux-là même qui peut-être auraient pu résister à leurs armes ne pouvaient soutenir la vue de leurs effroyables visages, et s'enfuyaient à leur aspect, saisis d'une mortelle épouvante. En effet, leur teint est d'une horrible noirceur; leur face est plutôt, si l'on peut parler ainsi, une masse informe de chair, qu'un visage; et ils ont moins des yeux que des trous. Leur assurance et leur courage se trahissent dans leur terrible regard. Ils exercent leur cruauté jusque sur leurs enfants dès le premier jour de leur naissance; car, à l'aide du fer, ils taillent les joues des mâles, afin qu'avant de sucer le lait ils soient forcés de s'accoutumer aux blessures. Aussi vieillissent-ils sans barbe après une adolescence sans beauté, parce que les cicatrices que le fer laisse sur leur visage y étouffent le poil à l'âge où il sied si bien. Ils sont petits, mais déliés; libres dans leurs mouvements, et pleins d'agilité pour monter à cheval; les épaules larges; toujours armés de l'arc et prêts à lancer la flèche; le port assuré, la tête, toujours dressée d'orgueil; sous la figure de l'homme ils vivent avec la cruauté des bêtes féroces.
Jornandès, Histoire des Goths, ch. 24, trad. de M. Fournier de Moujan.
Jornandès était Goth et devint évêque de Ravenne vers 552. Son histoire des Goths est un abrégé de l'histoire de Cassiodore, qui est malheureusement perdue.
PORTRAIT D'ATTILA.
Cet homme était venu au monde pour ébranler sa nation et pour faire trembler la terre. Par je ne sais quelle fatalité, des bruits formidables le devançaient et semaient partout l'épouvante. Il était fier dans sa démarche, promenant ses regards tout autour de lui; l'orgueil de sa puissance se révélait jusque dans les mouvements de son corps. Aimant les batailles, mais se maîtrisant dans l'action, excellent dans le conseil, se laissant fléchir aux prières, bon quand il avait une fois accordé sa protection. Sa taille était courte, sa poitrine large, sa tête forte. De petits yeux, la barbe clair-semée, les cheveux grisonnants, le nez écrasé, le teint noirâtre, il reproduisait tous les traits de sa race. Bien que naturellement sa confiance en lui-même fût grande et ne l'abandonnât jamais, elle s'était encore accrue par la découverte du glaive de Mars, ce glaive pour lequel les rois des Scythes avaient toujours eu de la vénération. Voici, au rapport de Priscus, comment se fit cette découverte. «Un pâtre, dit-il, voyant boiter une génisse de son troupeau, et ne pouvant imaginer ce qui l'avait ainsi blessée, se mit à suivre avec sollicitude la trace de son sang. Il vint jusqu'au glaive sur lequel la génisse en broutant avait mis le pied sans le voir, et l'ayant tiré de la terre, il l'apporta à Attila. Celui-ci, fier de ce don, pensa, car il était ambitieux, qu'il était appelé à être le maître du monde, et que le glaive de Mars lui mettait aux mains le sort des batailles.»
Jornandès, Histoire des Goths, trad. de M. Fournier de Moujan.
INVASION D'ATTILA EN GAULE.
451.
L'armée d'Attila était de 500,000 hommes, quelques auteurs disent de 700,000. Il traînait à sa suite tous les Barbares du Nord: c'étaient avec les Huns, les Ruges, les Gépides, les Hérules, les Turcilinges, les Bellonotes, les Gélons, les Neures, les Burgondes et les Ostrogoths. Dans la marche, se joignirent à lui les Suèves, les Marcomans, les Quades, les Thuringiens. Chacun de ces peuples avait son roi; mais tous ces princes tremblaient devant Attila, dont ils étaient les vassaux ou plutôt les esclaves. Il y en avait deux qu'Attila distinguait dans cette foule de rois: Ardaric, roi des Gépides; l'autre était Walamir, roi des Ostrogoths.
Les anciens auteurs ne nous apprennent rien de clair ni de précis, sur la route que tint Attila jusqu'à son entrée dans la Gaule. Les sentiments des modernes sont partagés sur ce sujet. Les uns lui font traverser la Germanie, par le centre, pour arriver à Cologne. Les autres le conduisent le long du Danube, pour lui faire passer le Rhin auprès du lac de Constance. Ce dernier sentiment me paraît aussi le plus vraisemblable[228]. Le voisinage du fleuve, la commodité de la voie romaine, la facilité des convois qu'il pouvait tirer de la Mésie[229] et de la Pannonie[230] et qui remontaient le Danube à la suite de son armée, devaient lui faire préférer cette route à celle de l'intérieur de la Germanie, encore couverte de vastes forêts, et presque impraticable à une innombrable cavalerie. De plus, Procope rapporte qu'Attila détruisit, en passant, les forts que les empereurs avaient élevés sur les bords du Danube; et Paul Diacre nous représente les Burgondes disputant au roi des Huns le passage du Rhin. Je croirais même que l'armée, divisée en deux corps, côtoyait le Danube, le fleuve entre deux. L'un de ces corps entraînait sur son passage les nations germaniques, attirées par l'espérance du pillage, tandis que l'autre, ravageant la Mésie et la Pannonie, détruisait les forts, qui ne consistaient pour la plupart qu'en une tour garnie de quelques soldats. Toute l'armée dut se réunir aux sources du Danube, et passer le Rhin près de Bâle, où le voisinage de la forêt Hercynienne facilitait la construction des barques et des canots.
Les Franks, qui habitaient au delà du Rhin vers les bords du Necker, se joignirent à l'armée d'Attila, et ceux qui tenaient dans la Gaule le parti de Clodebaud[231], vinrent bientôt se rendre auprès de ce prince, qu'ils voulaient placer sur le trône. Mais les Burgondes entreprirent d'arrêter le torrent, qui venait inonder l'Occident, et de défendre le passage du Rhin. Leur hardiesse ne fut pas heureuse; ils furent repoussés et taillés en pièces. Les Huns achevèrent de détruire dans ces contrées ce qui avait échappé aux ravages des Vandales, des Suèves et des Alains. Ce fut alors que la ville des Rauraques, celles de Vindonissa et d'Argentovaria furent entièrement renversées. Leurs ruines ont donné naissance à Bâle, à Windisch et à Colmar, bâties dans leur voisinage. Attila, côtoyant les bords du Rhin, traversa la Germanie supérieure, aujourd'hui l'Alsace: Strasbourg, Spire, Worms, ne s'étaient point encore relevées depuis les invasions précédentes. Il pilla et saccagea Mayence; il vint assiéger Metz. La force des remparts, qui résistaient à toutes les attaques, ayant rebuté ses troupes, il se retira à Scarpona, forteresse à 14 milles de Metz, et envoya de là des détachements qui prirent et brûlèrent Toul et Dieuze. Cependant les murs de Metz, qui avaient été ébranlés par les machines, étant tombés d'eux-mêmes, les Huns accoururent, y entrèrent le 7 d'avril veille de Pâques, égorgèrent un grand nombre d'habitants de tout âge et de tout sexe, emmenèrent les autres avec l'évêque, et mirent le feu à la ville, qui fut réduite en cendres à l'exception d'une chapelle de saint Étienne.
Il n'est pas possible de suivre par ordre les courses des Huns. On sait seulement que ces vastes contrées comprises entre le Rhin, la Seine, la Marne et la Moselle ressentirent toute la fureur de ces peuples féroces. Comme Attila s'annonçait pour l'ami et l'allié des Romains, et qu'il publiait que son dessein était d'établir Clodebaud roi des Franks, et d'aller ensuite combattre les Wisigoths au delà de la Loire, plusieurs villes romaines lui ouvrirent d'abord leurs portes. Les violences qu'elles éprouvèrent ayant répandu la terreur, les autres essayèrent de se défendre. Mais nul rempart ne pouvait tenir contre ce déluge de Barbares. Tongres, Reims, Arras et la capitale du Vermandois, furent emportées de force. Trèves, autrefois la plus florissante ville des Gaules, mais la plus malheureuse dans ce siècle d'invasions et de ravages, fut saccagée pour la cinquième fois. Les partis ennemis, dont chacun formait une armée, dispersés dans les campagnes, portaient de toutes parts le fer et le feu. Ce fut dans une de ces courses que Childéric, fils de Mérovée, fut enlevé avec la reine sa mère, et délivré aussitôt par la valeur d'un seigneur frank, nommé Viomade.
Attila s'avançait vers la Loire; les habitants de Paris prirent l'alarme et allaient abandonner leur ville, si sainte Geneviève ne les eût rassurés en leur promettant de la part de Dieu, que les Barbares n'approcheraient pas de leur territoire. Cette prophétie fut vérifiée par l'événement. Attila ayant passé la Seine dans un autre endroit, alla mettre le siége devant Orléans.
Sur la nouvelle de la marche d'Attila vers la Gaule, Aétius avait passé les Alpes, et s'était rendu à Arles avec peu de troupes. Il comptait sur celles qu'il trouverait dans la province, et principalement sur le secours des Wisigoths, que l'intérêt commun devait réunir avec les Romains. Mais lorsqu'il apprit que Théodoric, trompé par les fausses protestations d'Attila, ne faisait aucun mouvement pour s'opposer aux progrès du prince barbare, il lui dépêcha Avitus, afin de le tirer de cette fausse sécurité. Avitus, accoutumé à traiter avec Théodoric, dont il avait gagné l'estime, lui représenta que son inaction lui serait funeste; qu'Attila ne cherchait qu'à diviser les Romains et les Wisigoths, pour les accabler plus facilement. Il lui mit sous les yeux la lettre d'Attila à Valentinien[232]. Convaincu de la mauvaise foi d'Attila, Théodoric répondit que les victoires de ce conquérant sanguinaire ne l'effrayaient pas; que la Providence divine avait fixé un terme à tous les succès criminels, et qu'Attila le trouverait dans le courage des Wisigoths.
Aussitôt il donne ses ordres. La crainte d'une invasion prochaine rassemble en peu de temps une nombreuse armée. Il laisse dans ses États quatre de ses fils, et se mettant à la tête de ses troupes avec ses deux aînés, Thorismond et Théodoric, qui voulurent partager le péril avec leur père, il marche vers Arles pour se joindre aux Romains. Aétius avait déjà dépêché des courriers dans toute la Gaule et chez les peuples alliés, les invitant à s'unir à lui pour écarter l'horrible tempête qui désolait l'Occident. Toute la Gaule prit les armes. Mérovée[233] accourut avec les Franks; les Burgondes, les Armoriques, les Ripuaires, des Saxons même établis vers les bouches du Rhin, et des Sarmates, dont plusieurs cohortes avaient été transférées en Gaule, se rendirent avec une incroyable diligence auprès d'Aétius. Il se vit bientôt environné de tant de troupes, que l'armée d'Attila, déjà beaucoup moins nombreuse qu'elle n'avait été d'abord, n'était guère supérieure à la sienne.
Dans ces désastres publics, la charité épiscopale suppléait à la timidité ou remédiait à la perfidie des commandants; et l'Église, destinée à combattre les ennemis invisibles, s'occupait des périls temporels de ses enfants. Sangiban, à la tête d'une troupe d'Alains, commandait dans Orléans; mais on le soupçonnait d'entretenir avec Attila de secrètes intelligences, et son inaction, aux approches de l'ennemi, confirmait ces soupçons[234]. Saint Aignan, alors évêque d'Orléans, prélat respectable par ses vertus, et rempli de ce courage qu'inspire le mépris de la vie présente, prit sur lui tous les soins d'un commandant. Avant qu'Attila eût passé la Seine, l'évêque se hâta de relever les murs de la ville; il fit des amas de vivres, et par la ferveur de ses prières et de celles de son peuple, il s'efforça d'armer le ciel contre les Barbares. Pour presser le secours d'Aétius, il se rendit en diligence à Arles, et revint se renfermer dans Orléans, résolu d'y périr avec son troupeau si la ville n'était pas secourue. Bientôt après son retour, les Huns arrivèrent. Ils attaquèrent avec fureur la partie de la ville qui était sur la rive droite de la Loire; ils mirent en œuvre toutes les machines alors en usage dans les siéges, et livrèrent plusieurs assauts. Pendant que les hommes combattaient sur les murailles, les femmes et les enfants, prosternés avec leur évêque au pied des autels, élevaient leurs cris vers Dieu et imploraient son assistance. Une pluie orageuse qui dura trois jours fit cesser les attaques; et le prélat, profitant de cet intervalle, alla trouver Attila dans son camp, pour en obtenir quelque composition. Il fut repoussé avec insolence. L'orage ayant cessé, les Huns donnèrent un nouvel assaut, et redoublant leurs efforts, ils enfoncèrent les portes et entrèrent en foule. Les habitants, fuyant de toutes parts, n'attendaient que le pillage et la mort, lorsqu'ils entendirent sonner les trompettes romaines, et virent une nouvelle armée qui, comme si elle fût descendue du ciel, fondait avec rapidité sur les Huns. C'étaient Aétius et Théodoric à la tête de toutes leurs troupes. Ils étaient entrés dans la ville de l'autre côté de la Loire, en même temps qu'Attila y entrait par la porte opposée. Ce Barbare, qui passait pour invincible dans les batailles, faisait si mal la guerre, il était si peu instruit des mouvements de l'ennemi, qu'Aétius traversa toute la Gaule méridionale et vint d'Arles à Orléans, sans que les Huns en eussent aucune connaissance. Les Romains et les Wisigoths, trouvant les Huns en désordre, en font un horrible carnage. Orléans est inondé du sang de ses vainqueurs; les uns se jettent en foule hors des portes; les autres, aveuglés par la terreur, se précipitent dans le fleuve. Le saint évêque, aux yeux duquel les Barbares étaient des hommes, courait de toutes parts pour arrêter le massacre; il sauva un grand nombre de ces malheureux, qui demeurèrent prisonniers. Attila, hors de la ville, ralliait les fuyards. Frémissant de fureur, il reprit la route de la Belgique; et Orléans fut alors pour la première fois le rempart de la Gaule, et le terme fatal des conquêtes de ses ennemis.
Aétius et Théodoric suivaient Attila, sans harceler son armée, se croyant fort heureux s'ils pouvaient sans coup férir le conduire hors des terres de l'empire. Il passa près de Troyes, qui n'avait alors ni garnison, ni même de murailles. Cette ville attribua son salut aux ferventes prières de saint Loup, son évêque. On dit que ce saint vint avec son clergé au-devant du roi des Huns; et que comme Attila se vantait d'être le fléau de Dieu, le saint répondit qu'il ne fallait donc pas lui résister, et l'invita même à venir dans sa ville. On ajoute que le Barbare adouci par cette soumission passa outre; mais qu'il obligea l'évêque de l'accompagner jusqu'au passage du Rhin, promettant de le renvoyer alors, et qu'il lui tint parole. Tout ce récit pourrait bien n'être qu'un tissu de fables. La proximité d'Aétius et de Théodoric pouvait empêcher Attila de s'arrêter au pillage de Troyes. Les deux armées, qui marchaient à peu de distance l'une de l'autre, étant arrivées dans les vastes plaines qui, un siècle après, ont donné le nom à la province de Champagne (Campania), le roi des Huns, honteux de se retirer en fugitif, voulut se venger par une bataille de l'affront qu'il avait reçu à Orléans. Le terrain ne pouvait être plus favorable pour déployer la cavalerie des Huns. Ces plaines, au rapport de Jornandès, s'étendaient en longueur à cinquante lieues sur trente-cinq de largeur. Il les nomme champs Catalauniques (champs de Châlons) ou plaines de Mauriac, déjà signalées par la victoire d'Aurélien sur Tétricus. Les modernes ne s'accordent pas sur la position précise de ce lieu; les uns croient que cette fameuse bataille se livra près de Méry, au diocèse de Troyes, entre la Marne et la Seine; les autres au delà de la Marne, près d'un village encore appelé Mauru, dans le diocèse de Châlons.
Attila, inquiet du succès d'une si importante journée, consulta ses devins. Ils lui répondirent que les entrailles des victimes ne lui promettaient pas la victoire, mais que le chef des ennemis y perdrait la vie. Il se persuada que cette prédiction tomberait sur le général romain; et comme Aétius était le principal obstacle à ses desseins, il ne balança pas d'acheter la mort de ce grand capitaine, par la perte d'une partie de son armée. D'ailleurs, plus impie que superstitieux, il ne comptait pas assez sur l'infaillibilité de ses devins pour perdre l'espérance de la victoire. Cependant, afin d'abréger le temps du combat et de se préparer une ressource dans l'obscurité de la nuit en cas de mauvais succès, il résolut de ne livrer bataille que quand le jour serait fort avancé. Les deux armées étant campées en présence l'une de l'autre, la nuit qui précéda la bataille, deux partis très-nombreux, l'un de Franks, l'autre de Gépides, s'étant rencontrés, se battirent avec tant d'acharnement qu'il en resta 15,000 sur la place[235].
Sur le terrain incliné du champ de bataille s'élevait une éminence qui formait comme une petite montagne. Chacune des deux armées désirant s'en emparer, parce que cette position importante devait donner un grand avantage à qui s'en rendrait maître, les Huns et leurs alliés en occupèrent le côté droit, et les Romains, les Wisigoths et leurs auxiliaires, le côté gauche. Le point le plus élevé de cette hauteur ne fut pas disputé, et demeura inoccupé. Théodoric et ses Wisigoths tenaient l'aile droite; Aétius, la gauche avec les Romains. Ils avaient placé au centre Sangiban, ce roi des Alains dont nous avons parlé plus haut; et par un stratagème de guerre, ils avaient pris la précaution d'enfermer au milieu de troupes d'une fidélité assurée celui sur les dispositions duquel ils pouvaient le moins compter; car celui-là se soumet sans difficulté à la nécessité de combattre, à qui est ôtée la possibilité de fuir.
Quant à l'armée des Huns, elle fut rangée en bataille dans un ordre contraire; Attila se plaça au centre avec les plus braves d'entre les siens. Par cette disposition, le roi des Huns songeait principalement à lui-même, et son but, en se plaçant ainsi au milieu de l'élite de ses guerriers, était de se mettre à l'abri des dangers qui le menaçaient; les peuples nombreux, les nations diverses qu'il avait soumis à sa domination, formaient ses ailes. Entre eux tous se faisait remarquer l'armée des Ostrogoths, commandée par Walamir, Théodemir et Widémir, trois frères qui surpassaient en noblesse le roi même sous les ordres duquel ils marchaient alors; car ils étaient de l'illustre et puissante race des Amales. On y voyait aussi à la tête d'une troupe innombrable de Gépides, Ardaric, leur roi, si brave, si fameux, et que sa grande fidélité à Attila faisait admettre par ce dernier à ses conseils. Le roi des Huns avait su apprécier sa sagacité; aussi lui et Walamir, roi des Ostrogoths, étaient-ils de tous les rois qui lui obéissaient ceux qu'il aimait le plus. Walamir était fidèle à garder le secret, d'une parole persuasive, incapable de trahison. Ardaric était renommé pour sa fidélité et pour sa raison. En marchant avec Attila contre les Wisigoths leurs parents, l'un et l'autre justifiaient assez sa confiance. La foule des autres rois, si l'on peut ainsi parler, et les chefs des diverses nations, semblables à ses satellites, épiaient les moindres mouvements d'Attila; et dès qu'il leur faisait un signe du regard, chacun d'eux en silence, avec crainte et tremblement, venait se placer devant lui, ou exécutait les ordres qu'il en avait reçus. Cependant le roi de tous les rois, Attila, seul veillait sur tous et pour tous.
On combattit donc pour se rendre maître de la position avantageuse dont nous avons parlé. Attila fit marcher ses guerriers pour s'emparer du haut de la colline; mais il fut prévenu par Thorismond et Aétius, qui, ayant uni leurs efforts pour parvenir à son sommet, y arrivèrent les premiers, et repoussèrent facilement les Huns, à la faveur du point élevé qu'ils occupaient.
Alors Attila, s'apercevant que cette circonstance avait porté le trouble dans son armée, jugea aussitôt devoir la rassurer, et lui tint ce discours: «Après vos victoires sur tant de grandes nations, après avoir dompté le monde, si vous tenez ferme aujourd'hui, ce serait ineptie, je pense, que de vous stimuler par des paroles, comme des guerriers d'un jour. De tels moyens peuvent convenir à un chef novice, ou à une armée peu aguerrie; quant à moi, il ne m'est point permis de rien dire, ni à vous de rien écouter de vulgaire. Car, qu'avez-vous accoutumé, sinon de combattre? Ou bien qu'y a-t-il de plus doux pour le brave que de se venger de sa propre main? C'est un grand présent que nous a fait la nature, que de nous donner la faculté de rassasier notre âme de vengeance. Marchons donc vivement à l'ennemi; ce sont toujours les plus braves qui attaquent. N'ayez que mépris pour ce ramas de nations discordantes; c'est signe de peur, que de s'associer pour se défendre. Voyez! même avant l'attaque, l'épouvante déjà les entraîne; elles cherchent les hauteurs, s'emparent des collines, et dans leurs tardifs regrets, sur le champ de bataille, elles demandent avec instance des remparts. Nous savons par expérience combien peu de poids ont les armes des Romains; ils succombent, je ne dis pas aux premières blessures, mais à la première poussière qui s'élève. Tandis qu'ils se serrent sans ordre, et s'entrelacent pour faire la tortue, combattez, vous, avec la supériorité de courage qui vous distingue, et, dédaignant leurs légions, fondez sur les Alains, tombez sur les Wisigoths. Ce sont eux qui entretiennent la guerre et qu'il nous faut tâcher de vaincre au plus tôt. Les nerfs une fois coupés, les membres aussitôt se laissent aller; et le corps ne peut se soutenir si on lui arrache les os. Que votre courage grandisse, que votre fureur ordinaire s'enflamme! Huns, voici le moment d'apprêter vos armes; voici le moment aussi de vous montrer résolus, soit que blessés vous demandiez la mort de votre ennemi, soit que sains et saufs vous ayez soif de carnage. Nuls traits n'atteignent ceux qui doivent vivre, tandis que, même dans la paix, la destinée précipite les jours de ceux qui doivent mourir. Enfin pourquoi la fortune aurait-elle assuré les victoires des Huns sur tant de peuples, sinon parce qu'elle les destinait aux joies de cette bataille? Et encore, qui a ouvert à nos ancêtres le chemin des Palus-Méotides, fermé et ignoré pendant tant de siècles? Qui faisait fuir des peuples armés devant des hommes qui ne l'étaient pas? Non, cette multitude rassemblée à la hâte ne pourra pas même soutenir la vue des Huns. L'événement ne me démentira pas; c'est ici le champ de bataille qui nous avait été promis par tant d'heureux succès. Le premier je lancerai mes traits à l'ennemi. Que si quelqu'un pouvait rester oisif quand Attila combattra, il est mort.» Enflammés par ces paroles, tous se précipitent au combat.
Quelque effrayant que fût l'état des choses, néanmoins la présence du roi rassurait ceux qui auraient pu hésiter. On en vint aux mains; bataille terrible, complexe, furieuse, opiniâtre, et comme on n'en avait jamais vu de pareille nulle part. De tels exploits y furent faits, à ce que l'on rapporte, que le brave qui se trouva privé de ce merveilleux spectacle ne put rien voir de semblable pendant sa vie; car s'il faut en croire les vieillards, un petit ruisseau de cette plaine, qui coule dans un lit peu profond, s'enfla tellement, non par la pluie, comme il lui arrivait quelquefois, mais par le sang des mourants, que grossi outre mesure par ces flots d'une nouvelle espèce, il devint un torrent impétueux qui roula du sang; en sorte que les blessés, qu'amena sur ses bords une soif ardente, y puisèrent une eau mêlée de débris humains, et se virent forcés, par une déplorable nécessité, de souiller leurs lèvres du sang que venaient de répandre ceux que le fer avait frappés. Pendant que le roi Théodoric parcourait son armée pour l'encourager, son cheval se renversa; et les siens l'ayant foulé aux pieds, il perdit la vie, déjà dans un âge avancé. D'autres disent qu'il tomba percé d'un trait lancé par Andax du côté des Ostrogoths, qui se trouvaient alors sous les ordres d'Attila. Ce fut l'accomplissement de la prédiction faite au roi des Huns peu de temps avant par ses devins. Alors les Wisigoths, se séparant des Alains, fondent sur les bandes des Huns; et peut-être Attila lui-même serait-il tombé sous leurs coups, s'il n'eût prudemment pris la fuite sans les attendre, et ne se fût tout d'abord renfermé, lui et les siens, dans son camp, qu'il avait retranché avec des chariots.
Ce fut derrière cette frêle barrière que cherchèrent un refuge contre la mort ceux-là devant qui naguère ne pouvaient tenir les remparts les plus forts. Thorismond, fils du roi Théodoric, et le même qui s'était emparé le premier de la colline et en avait chassé les Huns, croyant retourner au milieu des siens, vint donner à son insu, et trompé par l'obscurité de la nuit, contre les chariots des ennemis; et, tandis qu'il combattait bravement, quelqu'un le blessa à la tête et le jeta à bas de son cheval; mais les siens, qui veillaient sur lui, le sauvèrent, et il se retira du combat. Aétius, de son côté, s'étant également égaré dans la confusion de cette nuit, errait au milieu des ennemis, tremblant qu'il ne fût arrivé malheur aux Goths. A la fin il retrouva le camp des alliés, après l'avoir longtemps cherché, et passa le reste de la nuit à faire la garde derrière un rempart de boucliers. Le lendemain, dès qu'il fut jour, voyant les champs couverts de cadavres, et les Huns qui n'osaient sortir de leur camp, convaincus d'ailleurs qu'il fallait qu'Attila eût éprouvé une grande perte pour avoir abandonné le champ de bataille, Aétius et ses alliés ne doutèrent plus que la victoire ne fût à eux. Toutefois, même après sa défaite, le roi des Huns gardait une contenance fière; et faisant sonner ses trompettes au milieu du cliquetis des armes, il menaçait de revenir à la charge. Tel un lion, pressé par les épieux des chasseurs, rôde à l'entrée de sa caverne: il n'ose pas s'élancer sur eux, et pourtant il ne cesse d'épouvanter les lieux d'alentour de ses rugissements; tel ce roi belliqueux, tout assiégé qu'il était, faisait encore trembler ses vainqueurs. Aussi les Goths et les Romains s'assemblèrent-ils pour délibérer sur ce qu'ils feraient d'Attila vaincu; et comme on savait qu'il lui restait peu de vivres, et que d'ailleurs ses archers, postés derrière les retranchements du camp, en défendaient incessamment l'abord à coups de flèches, il fut convenu qu'on le lasserait en le tenant bloqué. On rapporte que dans cette situation désespérée, le roi des Huns, toujours grand, surtout dans le danger, fit dresser un bûcher formé de selles de chevaux, prêt à se précipiter dans les flammes si les ennemis forçaient son camp; soit pour que nul ne pût se glorifier de l'avoir frappé, soit pour ne pas tomber, lui le maître des nations, au pouvoir d'ennemis si redoutables.
Durant le répit que donna ce siége, les Wisigoths et les fils de Théodoric s'enquirent les uns de leur roi, les autres de leur père, étonnés de son absence au milieu du bonheur qui venait de leur arriver. L'ayant cherché longtemps, selon la coutume des braves, ils le trouvèrent enfin sous un épais monceau de cadavres, et après l'avoir honoré par leurs chants, ils l'emportèrent sous les yeux des ennemis. Vous eussiez vu alors des bandes de Goths, aux voix rudes et discordantes, s'occuper des soins pieux des funérailles, au milieu des fureurs d'une guerre qui n'étaient pas encore éteintes. Les larmes coulaient, mais de celles que savent répandre les braves. Pour nous était la perte, mais les Huns témoignaient combien elle était glorieuse; et c'était, il semble, une assez grande humiliation pour leur orgueil, de voir, malgré leur présence, emporter avec ses insignes le corps d'un si grand roi. Avant d'avoir fini de rendre les derniers devoirs à Théodoric, les Goths, au bruit des armes, proclamèrent roi le vaillant et glorieux Thorismond; et celui-ci acheva les obsèques de son père bien-aimé, comme il convenait à un fils. Après l'accomplissement de ces choses, emporté par la douleur de sa perte et par l'impétuosité de son courage, Thorismond brûlait de venger la mort de son père sur ce qui restait de Huns. Il consulta le patrice Aétius, à cause de son âge et de sa prudence consommée, pour savoir ce qu'il fallait qu'il fît dans cette conjoncture. Mais celui-ci, craignant qu'une fois les Huns écrasés, les Goths ne tombassent sur l'empire romain, le décida par ses conseils à retourner dans ses foyers, et à se saisir du trône que son père venait de laisser, de peur que ses frères, s'emparant du trésor royal, ne se rendissent maîtres du royaume des Wisigoths et qu'il n'eût ensuite à soutenir contre les siens une guerre sérieuse et, qui pis est, malheureuse. Thorismond reçut ce conseil sans se douter de la duplicité qui l'avait dicté; il y vit plutôt de la sollicitude pour ses intérêts, et laissant là les Huns, il partit pour la Gaule. Voilà comme en s'abandonnant aux soupçons, la fragilité humaine se laisse enlever l'occasion de faire de grandes choses.
On rapporte que dans cette fameuse bataille, que se livrèrent les plus vaillantes nations, il périt des deux côtés cent soixante-deux mille hommes, sans compter quatre-vingt-dix mille Gépides et Franks qui, avant l'action principale, tombèrent sous les coups qu'ils se portèrent mutuellement dans une rencontre nocturne, les Franks combattant pour les Romains, et les Gépides pour les Huns.
En apprenant le départ des Goths, Attila, comme il arrive ordinairement dans les événements imprévus, sentit redoubler sa défiance, pensant que ses ennemis lui tendaient un piége, et se tint longtemps renfermé dans son camp. Mais à la fin, détrompé par le long silence qui avait succédé à leur retraite, son courage se releva jusqu'à s'attribuer la victoire; il fit éclater une vaine joie, et les pensées du puissant roi se reportèrent aux anciennes prédictions. Quant à Thorismond, élevé subitement à la dignité royale dès la mort de son père dans les champs Catalauniques, où il venait de combattre, il fit son entrée dans Toulouse; et là, quelque joie que lui témoignassent ses frères et les premiers de la nation, il fit paraître de son côté tant de modération dans les commencements, que personne ne lui disputa la succession au trône de son père.
Attila, profitant de l'occasion que lui offrait la retraite des Wisigoths, et rassuré sur l'avenir en voyant, comme il l'avait souvent souhaité, la ligue des ennemis dissoute, marcha aussitôt à la conquête de l'Italie.
Jornandès, Histoire des Goths.
SAINT AIGNAN.
Attila, roi des Huns, étant parti de Metz et ayant ravagé les villes de la Gaule, vint assiéger Orléans, et essaya de s'en emparer en renversant les murailles par le choc puissant du bélier. En ce temps-là, cette ville avait pour évêque le bienheureux Aignan, homme d'une grande sagesse et très-saint, dont les actions vertueuses ont été fidèlement conservées parmi nous. Comme les assiégés demandaient à grands cris à leur évêque ce qu'ils devaient faire, Aignan mettant toute sa confiance en Dieu, les engagea à se prosterner tous pour adresser leurs prières et leurs larmes à Dieu, et demander le secours du Seigneur toujours présent dans les malheurs. Ceux-ci s'étant mis en prières, selon son conseil, l'évêque leur dit: «Regardez du haut des murs de la ville si la miséricorde de Dieu vient à notre secours.» Car il espérait, grâce à Dieu, voir arriver Aétius, que, prévoyant l'avenir, il avait été trouver à Arles. Mais, regardant du haut des murs, ils ne virent personne, et l'évêque leur dit: «Priez avec ferveur, car Dieu vous délivrera aujourd'hui.» Ils se mirent à prier, et il leur dit: «Regardez une seconde fois.» Et ayant regardé, ils ne virent personne qui vînt à leur secours. Il leur dit pour la troisième fois: «Si vous le suppliez sincèrement, Dieu vous secourra bientôt.» Et ils imploraient la miséricorde du Seigneur avec de grands gémissements et de grandes lamentations. Leur prière achevée, ils vont, sur l'ordre du vieillard, regarder pour la troisième fois du haut des murs, et ils aperçoivent de loin comme un nuage qui s'élevait de terre. Ils le dirent à l'évêque, qui leur dit: «C'est le secours de Dieu.» Cependant les murs, ébranlés déjà sous les coups du bélier, allaient s'écrouler, lorsque voilà Aétius qui arrive, voilà Théodoric, roi des Goths, et Thorismond son fils, qui accourent vers la ville avec leurs armées, repoussant l'ennemi et le mettant en déroute.
Grégoire de Tours, Histoire ecclésiastique des Franks, livre II.
Saint Grégoire de Tours, né en Auvergne vers 540, mort vers 595, fut élu évêque de Tours en 577. Il joua un rôle important et résista à Chilpéric et à Frédégonde dans quelques circonstances. Son histoire s'étend de 417 à 591; c'est un document précieux pour l'histoire de nos origines.
VIE DE SAINTE GENEVIÈVE.
Sainte Geneviève naquit vers l'an 422, à Nanterre, près de Paris. Elle avait sept ans environ, lorsque saint Germain, évêque d'Auxerre, et saint Loup, évêque de Troyes, passèrent à Nanterre en allant en Angleterre, pour y combattre l'hérésie pélagienne[236]. A leur arrivée, une foule de gens, attirés par la réputation de leur sainteté, s'assembla autour d'eux pour recevoir leur bénédiction. Geneviève y alla avec les autres, conduite par son père et sa mère; mais saint Germain, par un instinct de l'esprit de Dieu, la discerna au milieu de la foule, et l'ayant fait approcher, il dit à son père et à sa mère que cette petite fille serait grande devant Dieu, et que son exemple attirerait à lui plusieurs personnes. Il demanda ensuite à Geneviève si elle voulait se consacrer à J.-C. comme son épouse. Elle lui répondit que c'était tout son désir; et il l'amena à l'église, où il lui tint la main sur la tête pendant le temps de la prière.
Le lendemain matin, le saint évêque l'ayant prise à part, lui demanda si elle se souvenait de ce qu'elle avait promis la veille. «Oui, dit-elle, et j'espère l'observer par le secours de Dieu et par vos prières.» Alors saint Germain, regardant à terre, vit une médaille de cuivre où la croix était empreinte. Il la lui donna en lui recommandant de la porter à son cou. Puis il ajouta ces paroles remarquables: «Ne souffrez pas que votre cou ou vos doigts soient chargés d'or, d'argent ou de pierreries; car si vous aimez la moindre parure du siècle, vous serez privée des ornements célestes et éternels.»
Peu de temps après le départ des deux évêques, sa mère allant à l'église en un jour de fête solennelle, voulut l'obliger à rester à la maison. Geneviève la conjura en pleurant de lui permettre d'y aller aussi, et comme elle continuait de lui faire de vives instances, cette femme entra en colère et lui donna un soufflet. Son emportement fut puni sur-le-champ; elle perdit la vue et demeura aveugle près de deux ans. Enfin, se souvenant de la prédiction de saint Germain, et poussée par un mouvement extraordinaire de foi, elle dit à sa fille de lui apporter de l'eau de puits et de faire le signe de la croix dessus. Geneviève en ayant apporté et ayant fait le signe de la croix, sa mère s'en lava les yeux trois fois, et recouvra la vue entièrement.
Geneviève reçut le voile sacré de la main de l'évêque de Paris. Après la mort de son père et de sa mère, elle se retira à Paris, chez une dame qui était sa marraine et qui l'avait invitée à venir demeurer avec elle. Dès l'âge de quinze ans elle commença à ne manger que deux fois la semaine, le dimanche et le jeudi; et ces jours-là même elle prenait pour toute nourriture du pain d'orge, avec des fèves cuites depuis une semaine ou deux, et ne buvait jamais que de l'eau. Elle continua ce genre de vie si austère jusqu'à l'âge de cinquante ans, où, par le conseil des évêques, pour qui elle eut toujours un profond respect, elle commença d'user d'un peu de lait et de poisson. Un jeûne si rigoureux était soutenu par une prière fervente et presque continuelle. Elle y répandait en la présence de Dieu une si grande abondance de larmes, que le lieu où elle priait ordinairement en était tout trempé. Elle passait en prières la nuit du samedi au dimanche, pour se préparer à célébrer le jour du Seigneur. Elle se disposait à la fête de Pâques par une retraite qui durait depuis l'Épiphanie jusqu'au jeudi saint.
La vertu de Geneviève fut longtemps éprouvée par de grandes persécutions, et attaquée par les calomnies les plus atroces. La sainte n'y répondit que par une patience à toute épreuve, et elle se contenta de pleurer et de prier dans le secret pour ses ennemis et ses calomniateurs. Saint Germain d'Auxerre passant à Paris, dans son second voyage d'Angleterre, un de ses premiers soins fut de s'informer de Geneviève. Alors le peuple se déchaîna contre elle et traita sa vertu d'hypocrisie et de superstition; mais ce saint évêque, pour faire voir qu'il en jugeait bien autrement, lui alla rendre visite et la traita avec un respect qui fut admiré de tout le monde.
Attila, roi des Huns, après avoir ravagé plusieurs provinces de l'empire romain, était entré dans la Gaule avec une armée formidable. Cette nouvelle répandit l'alarme dans Paris; les habitants, ne se croyant pas en sûreté dans leur ville, étaient résolus de se retirer avec leurs biens dans des places plus fortes. Au milieu de cette consternation universelle, Geneviève assembla les femmes, et les exhorta à détourner les fléaux de la colère de Dieu par les prières et les jeûnes. Elles la crurent, et passèrent plusieurs jours à prier dans l'église. Mais notre sainte s'efforça en vain de persuader la même chose aux hommes; elle eut beau leur représenter qu'ils devaient mettre leur confiance en Dieu, que leur ville serait conservée, et que celles où ils prétendaient se retirer seraient pillées et saccagées par les Barbares, ils la traitèrent de fausse prophétesse, et leur rage contre elle alla jusqu'à vouloir attenter à sa vie. Mais le moment où Geneviève semblait avoir tout à craindre était celui que Dieu avait marqué pour la délivrer; il changea tout d'un coup les cœurs les plus emportés, à l'arrivée de l'archidiacre d'Auxerre, qui leur montra les eulogies[237] qu'il apportait à Geneviève de la part de saint Germain. Ils renoncèrent dès ce moment à leurs mauvais desseins contre elle, et quand ils virent que l'événement avait confirmé sa prédiction, que les Huns n'approchaient pas de leur ville, ils n'eurent plus pour elle que des sentiments de vénération et de confiance.
La sainteté extraordinaire de sa vie fut récompensée par le don des miracles. Cette vertu l'accompagnait partout, et l'on venait de toutes parts implorer son secours. Elle mourut au commencement du sixième siècle, âgée d'environ quatre-vingt-dix ans. Son corps fut inhumé dans l'église des apôtres saint Pierre et saint Paul, qui porta plus tard le nom de Sainte Geneviève. Ses reliques y reposent encore[238]; et les bienfaits que Dieu accorde à ceux qui recourent à cette sainte attirent tous les jours dans son église un grand concours de peuple.
Richard, Abrégé des vies des Saints, 2 vol. in-18, chez Didot, t. I, p. 39.
RÉSISTANCE DE L'ARVERNIE CONTRE LES WISIGOTHS.
471-475.
Dès 471, Euric avait commencé contre les Arvernes une guerre qui n'était point encore terminée à la fin de 474, et dont l'historien peut à peine aujourd'hui donner un aperçu général[239]. Il paraît que, durant tout l'intervalle indiqué, Euric fit chaque année une ou plusieurs irruptions en Arvernie, la parcourant et la ravageant dans toutes les directions, détruisant partout les habitations et les récoltes, forçant les cultivateurs à se réfugier dans les montagnes. Ce fut le privilége et le malheur de cette belle province, d'être particulièrement convoitée par tous les conquérants de la Gaule. Dans son empressement de la voir à lui, Euric aimait mieux l'occuper appauvrie et dévastée que de courir le risque d'en attendre trop longtemps la conquête. Il ne s'en tenait pas au dégât des campagnes; plusieurs fois il marcha sur la capitale, l'assiégea et la réduisit à de dures extrémités. Mais les Arvernes tenaient bon; l'hiver venait; il fallait lever le siége et attendre le printemps pour reprendre le même cours d'hostilités.
C'était au nom et pour la défense de l'Empire que les Arvernes supportaient une si pénible guerre, et le gouvernement impérial n'en savait rien, ou n'en prenait pas le moindre souci; il ne leur envoyait pas un soldat, il ne prononçait pas un mot d'intervention en leur faveur. Les rois Burgondes sont la seule puissance dont il y a lieu de croire qu'ils obtinrent quelques secours, mais des secours intéressés et suspects. Ces rois étaient jaloux d'Euric, ils s'inquiétaient des accroissements de sa puissance, et il était de leur politique de soutenir contre lui un peuple disposé à lui résister avec énergie et qu'ils projetaient eux-mêmes de soumettre. Du reste, l'histoire n'a gardé aucune marque certaine de la part que les Burgondes prirent à cette guerre. Nous y voyons les Arvernes habituellement réduits à leurs seules forces, commandées par leur illustre compatriote Ecdicius, dont les exploits, durant cette première période de la lutte, ne sont malheureusement pas connus.
Après Ecdicius, le personnage qui joua le plus grand rôle dans cette guerre fut Sidoine Apollinaire, devenu évêque de Clermont à l'époque où elle commença, ou bientôt après. Sidoine n'était guère connu jusque là que comme un écrivain ingénieux et par des variations politiques brusques et nombreuses; aussi ne devait-on pas s'attendre à l'énergie et à la constance qu'il montra dans sa nouvelle position. Plein de haine et de mépris pour les Barbares sans distinction, aussi fier du titre de Romain qu'il aurait pu l'être au temps des Scipions, Sidoine employa tout l'ascendant de l'épiscopat à inspirer aux Arvernes son horreur des Goths, son respect pour les anciennes gloires de Rome, son dévouement à l'Empire, bien que déchu. On ne vit jamais tant de patriotisme romain secondé par tant de ferveur chrétienne.
Les fameuses processions expiatoires, dites des Rogations, venaient d'être instituées par saint Mamert, évêque de Vienne, pour obtenir du ciel la cessation de divers fléaux surnaturels qui avaient désolé son diocèse. Ces mêmes processions, Sidoine les faisait autour de Clermont, pour en affermir les remparts contre les assauts d'Euric, et il écrivait là-dessus à saint Mamert lui-même une lettre dont quelques traits méritent d'être cités. «Le bruit court que les Goths sont en mouvement pour envahir le territoire romain; et c'est toujours notre pays, à nous, malheureux Arvernes, qui est la porte par où se font ces irruptions. Ce qui nous inspire la confiance de braver un tel péril, ce ne sont pas nos remparts calcinés, nos machines de guerre vermoulues, nos créneaux usés au frottement de nos poitrines; c'est la sainte institution des Rogations. Voilà ce qui soutient les Arvernes contre les horreurs qui les environnent de toutes parts[240].»
Le sort de l'Arvernie était encore incertain, lorsqu'il se fit en Italie un changement qui en décida. L'empereur d'Orient, Léon, prenant enfin son parti de donner à l'Occident un souverain avec lequel il pût s'entendre, fit choix de Julius Nepos, pour l'envoyer en Italie, avec le titre d'empereur. Julius Nepos arrivé à Ravenne au mois de juin 474, y fut accueilli avec joie. L'empereur fait par le Burgonde Gondebaud, Glycérius, fut déposé, tonsuré et fait évêque. Nepos n'attendit pas les messages des Arvernes pour prendre une décision sur les affaires de la Gaule. La chose était d'autant plus urgente qu'il y avait tout lieu de croire qu'Euric, sans suspendre ses attaques contre les Arvernes, était sur le point de se porter au delà du Rhône et d'envahir le peu de territoire qui restait à l'Empire entre ce fleuve et les Alpes.
Nepos fit donc partir en toute hâte pour la Gaule Licinianus de Ravenne, personnage plus considéré encore pour l'intégrité de son caractère que pour son rang de questeur. Il apportait à Ecdicius le titre de patrice, qui lui avait été promis par l'empereur Anthémius, et qu'il venait de gagner par la belle résistance qu'il avait opposée à Euric[241]. Ce n'était là que la moindre partie de sa mission, mais il y a de l'obscurité sur tout le reste. Nous verrons tout à l'heure trois évêques, Græcus de Marseille, Fauste de Riez, Leontius d'Arles, investis de pouvoirs extraordinaires pour traiter de la paix avec Euric; il est plus que probable que ces pouvoirs leur furent conférés, au nom de l'empereur Nepos, par le questeur Licinianus. Enfin il paraît que, soit à Narbonne, soit à Toulouse, cet envoyé eut une conférence avec Euric. Il n'existe pas le moindre indice des résultats de cette conférence; mais, s'il est permis de les construire sur l'ensemble des événements qui s'y rattachent, on n'est point embarrassé à les deviner. Il est évident que l'Empire convint avec Euric de lui abandonner tous les pays qu'il avait déjà conquis jusqu'à la Loire et jusqu'au Rhône, y compris l'Arvernie elle-même, à condition qu'il ne franchirait pas ces nouvelles limites.
Ce fut très-probablement au mois de juillet ou d'août de l'an 474 qu'eut lieu cette négociation, ou, pour rester dans des termes plus généraux, la mission du questeur Licinianus. Les Arvernes, dont le territoire était en ce moment libre d'ennemis, furent aisément informés de l'arrivée du questeur et s'attendaient, d'un jour à l'autre, à apprendre quelque chose de positif sur l'objet de son voyage, lorsque les Goths, reparaissant tout à coup devant Clermont, en recommencèrent le siége et leur coupèrent toute communication avec le reste de la Gaule.
Des divers siéges soutenus par les Arvernes contre les armées d'Euric, celui-ci est le dernier, probablement le plus mémorable, et le seul au sujet duquel on trouve quelques détails épars çà et là dans diverses lettres de Sidoine Apollinaire. Je les ai soigneusement recueillis, en tâchant de les coordonner et de les réduire d'une expression oratoire maniérée à une expression plus historique et plus simple.
Rien n'annonce que l'armée des assiégeants fût commandée par Euric en personne; il est plus probable qu'elle l'était par ses généraux. Elle n'était pas uniquement composée de Goths; beaucoup de Gallo-Romains en faisaient partie, lesquels, si résignés qu'ils fussent à la domination d'Euric, ne le servaient probablement pas sans répugnance et sans douleur contre des hommes de même race et de même langue qu'eux.
Ecdicius, enfermé dans la place, la défendait cette fois comme les précédentes; mais Ecdicius était un guerrier d'une bravoure toute chevaleresque, pour lequel ce n'eût point été assez de résister à l'ennemi, et qui voulait l'étonner. Un jour que les Goths paraissaient fort animés à l'attaque des remparts, Ecdicius conçoit l'idée de faire brusquement diversion à cette attaque; il sort à cheval, suivi seulement de dix-huit compagnons aussi intrépides que lui, franchit les fossés, paraît tout à coup dans le camp ennemi, et s'élance au milieu d'un détachement de plusieurs milliers de Goths. Les premiers qui l'ont reconnu sont saisis de frayeur et prennent la fuite. La terreur gagne tout le détachement; elle gagne l'armée entière, qui, renonçant à l'attaque des murs, se réfugie en désordre sur un monticule voisin, poursuivie par Ecdicius, qui en tue quelques-uns des plus braves, les derniers et les plus lents à fuir. L'intrépide Arverne occupe un instant en vainqueur la plaine que vient de lui abandonner l'ennemi, et rentre dans la ville aux applaudissements et aux transports de tous les habitants qui l'ont vu du haut des remparts. Il peut y avoir dans le merveilleux de ce trait quelque chose qui tienne à l'exagération ou à l'omission de quelqu'une de ses circonstances; mais, dût-on beaucoup en rabattre, il y resterait encore de quoi prouver qu'en faisant la guerre aux Goths, Ecdicius s'était conduit de manière à leur donner une haute idée de sa bravoure.
C'était principalement par la famine et par la ruine générale du pays que les assiégeants espéraient contraindre enfin les Arvernes à se rendre; aussi détachaient-ils de tous côtés des corps de troupes pour battre au loin la contrée, avec la consigne d'y tout détruire ou tout enlever. Ecdicius résolut d'arrêter ces dégâts: il leva à ses frais, organisa une petite armée mobile, à la tête de laquelle il tint la campagne contre les corps détachés de l'ennemi qui la ravageaient, et en traita plusieurs de manière à leur ôter toute envie de recommencer leurs excursions.
Ecdicius eut alors le loisir de tenter une expédition plus hardie, mais sur laquelle Sidoine a malheureusement laissé beaucoup de vague et d'obscurité. Informé, à ce qu'il paraît, de la marche d'un renfort qui arrivait aux assiégeants, il se porta avec sa petite armée au-devant de lui, animé par l'espoir de l'anéantir. Il le rencontra à la distance d'une ou deux marches de la ville. Un combat sanglant s'engagea, lequel dura jusqu'à la nuit, chaque parti se maintenant sur son terrain. Cependant les auxiliaires des assiégeants avaient beaucoup plus souffert que la troupe d'Ecdicius, et ils étaient résolus à battre en retraite sans attendre une nouvelle attaque. Une considération les arrêtait: ils n'avaient pas eu le temps de donner la sépulture aux nombreux cadavres des leurs restés sur le champ de bataille, et ils regardaient comme une honte de les abandonner à un ennemi qui pourrait les compter à son aise et les fouler aux pieds. Ce scrupule et les déterminations qui s'ensuivirent indiquent, ce me semble, des Barbares qui, dans ce cas, ne pouvaient guère être que des Goths. Ces peuples attachaient, en général, la plus haute importance et une sorte de point d'honneur à la sépulture de leurs guerriers morts sur le champ de bataille.
Dans leur embarras, les adversaires d'Ecdicius coupèrent à leurs morts la tête, qu'ils purent enterrer aisément, et laissèrent les corps là où ils étaient tombés. Mais le jour venu, soit qu'ils eussent repris courage, soit qu'ils éprouvassent à la vue de ces cadavres décapités, une pitié qu'ils n'avaient pas d'abord sentie, ils se mirent à leur donner la sépulture, mais à la hâte, sans l'ordre, sans le soin accoutumés en pareil cas, et en hommes qui craignent à chaque instant d'être interrompus; et ils le furent. Ecdicius les ayant attaqués et les poussant de nouveau devant lui, tout ce qu'ils purent faire fut de charger sur de nombreux chariots et d'emmener avec eux les corps qu'ils n'avaient pas encore eu le temps d'ensevelir; mais à mesure qu'ils rencontraient une habitation, une chaumière déserte, ils y mettaient le feu et y jetaient quelques-uns de ces corps auxquels les débris embrasés de la chaumière servaient à la fois de bûcher et de tombeau.
Cependant les vivres, rares pour tous dans un pays ravagé plusieurs années de suite, commençaient à manquer aux assiégés; ils étaient réduits à manger les herbes qui poussaient dans les crevasses de leurs murs, mais ils ne parlaient point de se rendre. Ils ne voyaient plus, du haut de leurs remparts ébranlés, que villages et maisons incendiées, que campagnes blanches d'ossements, et ils songeaient encore à résister. L'hiver était venu; mais, en dépit de ses pluies, de ses neiges, de ses longues et orageuses nuits, ils ne songeaient point à abandonner la garde de leurs murs. Enfin, pour que rien ne manquât aux misères des assiégés, ils se divisèrent en deux partis, dont il paraît que l'un, croyant avoir assez souffert pour l'honneur, partout ailleurs abandonné, du nom romain, voulait se rendre aux Wisigoths. Ce fut le parti qui préférait mourir pour les lois romaines à vivre sous la domination des Barbares, qui l'emporta jusqu'à la fin, qui continua à combattre du haut de ses murs délabrés. Tant de constance lassa les Wisigoths; ils levèrent le siége encore une fois, et encore une fois les Arvernes respirèrent et se crurent libres.
Leur premier souci fut de savoir où en étaient les négociations entre les Wisigoths et l'Empire. Sidoine Apollinaire écrivit à un noble et puissant Narbonésien, nommé Félix, à portée d'être bien informé de tout ce qu'il y avait déjà de fait ou de prêt à se faire à ce sujet, et ce fut de lui, selon toute apparence, qu'il apprit qu'une paix était sur le point d'être conclue entre Euric et l'empereur Nepos, par l'intermédiaire des évêques de Marseille, de Riez et d'Arles, et que la principale condition de cette paix était la cession de l'Arvernie aux Wisigoths.
A cette nouvelle, Sidoine, outré de dépit et accablé de douleur, écrivit à Græcus, l'un des trois évêques désignés, une lettre que je traduis en entier, sauf deux ou trois traits de mauvais goût, heureusement intraduisibles.
Sidoine à Græcus.
«Le porteur accoutumé de mes lettres, Amantius, va, si du moins la traversée est bonne, regagner son port de Marseille, emportant chez lui, comme à l'ordinaire, quelque peu de butin fait ici. Je saisirais cette occasion de jaser gaiement avec vous, s'il était possible de s'entretenir de choses gaies quand on en subit de tristes. Or, c'est où nous en sommes, dans ce coin disgracié de pays qui, si la renommée dit vrai, va être plus malheureux par la paix qu'il ne l'a été par la guerre. Il s'agit de payer la liberté d'autrui de notre servitude; de la servitude des Arvernes, ô douleur! de ces Arvernes qui anciennement osèrent se dire les frères des Latins, les descendants des Troyens; qui, de nos jours, ont repoussé par leurs propres forces les attaques des ennemis publics, et qui, souvent assiégés par les Goths, loin de trembler dans leurs murailles, ont fait trembler leurs adversaires dans leurs camps!
«Ce sont ces mêmes Arvernes qui, lorsqu'il a fallu tenir tête aux Barbares de leur voisinage, ont été à la fois généraux et soldats. Dans les vicissitudes de ces guerres, tout le fruit du succès a été pour vous, pour eux tout le désastre des revers.
«Cette paix, dont on parle, est-elle donc ce qu'ont mérité nos privations, nos murs et nos champs ravagés par le fer, le feu et la peste, nos guerriers exténués par la fatigue? Est-ce dans l'espoir d'une paix semblable que nous nous sommes nourris des herbes cueillies dans les crevasses de nos remparts, fréquemment empoisonnées par des plantes vénéneuses que nous ne savions point discerner, et cueillies d'une main aussi livide qu'elles? Tous ces actes, de tels actes de dévouement n'auront-ils, comme on l'assure, abouti qu'à notre perte?
«Ah! ne souffrez pas, nous vous en conjurons, un traité si funeste et si honteux! vous êtes les intermédiaires de toutes les négociations; c'est à vous les premiers que sont communiqués, en l'absence de l'Empereur, les décisions prises, et soumises les décisions à prendre. Écoutez donc, nous vous en conjurons, écoutez une âpre vérité, un reproche qui doit être pardonné à la douleur; vous vous réunissez rarement, et quand vous vous réunissez, c'est moins pour remédier aux maux publics que pour traiter de vos intérêts privés. A force d'actes pareils, vous ne serez bientôt plus les premiers, mais les derniers des évêques. Le prestige ne saurait durer, et ceux là ne seront pas longtemps qualifiés de supérieurs auxquels les inférieurs ont déjà commencé à manquer.
«Empêchez donc, rompez à tout prix une paix si honteuse. Nous faut-il combattre encore, être encore assiégés, être encore affamés? Nous sommes prêts, nous sommes contents. Mais si nous sommes livrés, n'ayant point été vaincus, il sera constaté que vous avez trouvé, en nous livrant, un lâche expédient pour faire votre paix avec le Barbare.
«Mais à quoi bon lâcher le frein à une douleur excessive! N'accusez pas des affligés. Tout autre pays libre en serait quitte pour la servitude: le nôtre doit s'attendre à des châtiments. Ainsi donc, si vous ne pouvez nous sauver, obtenez du moins par vos instances la vie sauve à ceux qui vont perdre la liberté. Apprêtez des terres pour les exilés, des rançons pour les captifs, des provisions pour ceux qui auront voyage à faire. Si nos murs s'ouvrent à l'ennemi, que les vôtres ne soient pas fermés à des hôtes[242].»
Cette lettre fit peut-être rougir un peu ceux à qui elle s'adressait, mais elle ne fit rien de plus. La paix, déjà convenue entre l'Empire et les Wisigoths, fut définitivement conclue à des conditions dont une seule est bien connue, la cession de l'Arvernie à ces derniers.
Euric se hâta d'occuper cette belle province. Il en donna le gouvernement, avec le titre de duc, à un nommé Victorius, qui en était l'un des principaux personnages. Sidoine Apollinaire et Grégoire de Tours, qui ont eu l'un et l'autre l'occasion de parler de ce Victorius, en parlent d'une manière fort diverse. Le premier en fait, bien qu'en termes généraux, un éloge flatteur, et manifeste pour lui beaucoup de considération et d'attachement[243]; Grégoire de Tours le représente comme un mauvais magistrat, qui se fit détester pour ses violences et ses impudiques déportements, au point qu'il fut obligé de s'enfuir, afin d'échapper aux Arvernes qui voulaient le tuer[244].
Ce qu'il importe le plus de remarquer à propos de ce premier gouverneur wisigoth de l'Arvernie, c'est qu'il était non-seulement Gallo-Romain, mais Arverne, et que son choix annonçait, de la part d'Euric, la volonté expresse de laisser à ses nouveaux sujets l'usage des lois et de l'administration romaines.
Du reste, l'occupation de l'Arvernie par Euric ne fut pas si prompte que ceux des Arvernes qui s'étaient le plus compromis envers lui, par leur résistance obstinée, n'eussent le temps de s'enfuir. Plusieurs se dispersèrent de divers côtés, préférant les misères de l'exil à la domination de Barbares hérétiques. Le brave Ecdicius se réfugia à la cour de l'un des deux rois burgondes. Sidoine Apollinaire n'était pas moins compromis que lui; mais il ne crut pas qu'il lui fût permis d'abandonner son église, et il attendit avec résignation la sentence d'Euric à son sujet. Elle ne fut pas aussi rigoureuse qu'il aurait pu le craindre; il fut momentanément envoyé en exil à Livia, sur les frontières de la Gaule et de l'Espagne.
Fauriel, Histoire de la Gaule Méridionale, t. I, p. 324.
Fauriel, né en 1772, à Saint-Etienne, mort en 1844, professeur de littérature étrangère à la Sorbonne, est l'un des historiens critiques les plus éminents de notre époque. Son Histoire de la Gaule méridionale sous les conquérants Germains (4 vol. in-8o, 1836) est son principal ouvrage: on lui doit encore une Histoire de la poésie provençale (3 vol. in-8o, 1846).
EURIC, ROI DES WISIGOTHS.
466-483.
Il est fâcheux que l'histoire ait laissé dans une obscurité si profonde tout ce qui tient aux relations de ce chef avec diverses nations barbares, germaniques ou autres, dont il paraît qu'il était devenu le patron et l'arbitre. Cassiodore[245] dit en termes formels qu'il avait puissamment aidé de ses subsides les rois des Varnes, des Hérules et des Thuringiens, et fait cesser la guerre que leur avaient déclarée leurs voisins. D'autres écrivains font allusion à ses victoires sur les Sicambres de la confédération franque et sur les tribus barbares des bords du Wahal, qui étaient aussi, selon toute apparence, des tribus franques[246]. Mais si obscures et si incomplètes que soient sur toutes ces choses les indications des historiens, elles suffisent néanmoins pour constater qu'Euric était le roi le plus puissant de son époque, et que sa cour était devenue une espèce de centre autour duquel s'agitaient, comme pour se rallier ou chercher un point d'appui, les parties disloquées de l'empire d'Occident.
Il y a dans Sidoine une lettre curieuse qui peut aider à éclaircir un peu ces indices historiques, et dont, par cette raison, je crois bien faire de donner quelques extraits.
Euric, en prenant possession de la province et de la capitale des Arvernes, avait relégué Sidoine Apollinaire à Livia, dans la Cerdagne. Il paraît que cet exil ne fut pas long, et que le digne évêque obtint aisément d'Euric l'autorisation de retourner à son siége. Il en reprit aussitôt le chemin (477); mais il lui fallut passer par Bordeaux pour y voir le roi, qui s'y trouvait, soit qu'il ne voulût que le remercier de sa délivrance, soit qu'il eût à traiter avec lui de quelque affaire. Deux mois se passèrent avant qu'Euric pût lui donner audience.
Ce fut pour abréger un peu ce long intervalle d'attente et d'oisiveté que Sidoine écrivit à Lampridius, le rhéteur alors le plus fameux de Bordeaux, une lettre curieuse pour l'histoire littéraire de l'époque, accompagnée d'une pièce de vers plus curieuse encore comme document historique[247]. C'est un tableau de la cour d'Euric.
Ce roi, si occupé de guerre, de conquêtes et de sa prépondérance politique au dehors, fit plus qu'aucun de ses prédécesseurs pour la culture morale et sociale de son peuple. Jusqu'à lui les Wisigoths n'avaient été gouvernés que par des usages traditionnels; il leur donna le premier des lois écrites, qui furent comme le noyau ou le germe du code méthodique et complet auquel travaillèrent après lui la plupart de ses successeurs, et si connu sous le nom de code des Wisigoths.
Euric mourut à Arles en 483, laissant un fils unique Alaric. Aussitôt après sa mort, Alaric II fut proclamé son successeur à Toulouse, restée la capitale de leur royaume, même après l'acquisition d'Arles et de Tarragone.
Euric aspirait à la domination de la Gaule entière, et non-seulement la tâche n'était point au-dessus de ses forces, mais elle était, à ce qu'il semble, assez avancée. Il est probable que s'il eût vécu seulement quelques années de plus, il serait parvenu à établir, dans cette contrée comme en Espagne, une sorte d'unité politique, qui aurait pu en modifier heureusement l'avenir. Alaric II, jeune prince doué de bonnes inclinations, mais mollement élevé et n'ayant aucune des grandes qualités de son père, se trouva incapable de poursuivre l'exécution de ses plans et de compléter ses conquêtes.
Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, t. I, p. 344.