L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 1/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
PORTRAIT DE CÉSAR.
César avait, dit-on, une haute stature, le teint blanc, les membres bien faits, le visage plein, les yeux noirs et vifs, le tempérament robuste, si ce n'est que dans les derniers temps de sa vie il était sujet à des défaillances subites et à des terreurs nocturnes qui troublaient son sommeil. Deux fois aussi il fut atteint d'épilepsie dans l'exercice de ses devoirs publics. Il attachait trop d'importance au soin de son corps; et, non content de se faire tondre et raser souvent, il se faisait encore épiler, comme on le lui reprocha. Il souffrait impatiemment le désagrément d'être chauve, qui l'exposa maintes fois aux railleries de ses ennemis. Aussi ramenait-il habituellement sur son front ses rares cheveux de derrière; et de tous les honneurs que lui décernèrent le peuple et le sénat, aucun ne lui fut plus agréable que le droit de porter toujours une couronne de laurier. On dit aussi que sa mise était recherchée, et son laticlave[46] garni de franges qui lui descendaient sur les mains. C'était toujours par-dessus ce vêtement qu'il mettait sa ceinture, et il la portait fort lâche; habitude qui fit dire souvent à Sylla, en s'adressant aux grands: «Méfiez-vous de ce jeune homme, qui met si mal sa ceinture.»
Il habita d'abord une assez modeste maison dans Subure[47]; mais quand il fut nommé grand-pontife, il eut pour demeure un bâtiment de l'État, sur la voie Sacrée. Il passe pour avoir aimé passionnément le luxe et la magnificence. Il avait fait bâtir auprès d'Aricie une maison de campagne, dont la construction et les ornements lui avaient coûté des sommes énormes; il la fit, dit-on, jeter à bas parce qu'elle ne répondait pas entièrement à son attente: et il n'avait encore qu'une fortune médiocre et des dettes. Dans ses expéditions, il portait avec lui, pour en paver son logement, du bois de marqueterie et des pièces de mosaïque.
On dit qu'il n'alla en Bretagne[48] que dans l'espoir d'y trouver des perles, et qu'il prenait plaisir à en comparer la grosseur et à les peser dans sa main; qu'il recherchait avec une incroyable avidité les pierres précieuses, les sculptures, les statues et les tableaux antiques.
Dans ses gouvernements, il avait toujours deux tables de festin: l'une pour ses officiers et les personnes de sa suite, l'autre pour les magistrats romains et les plus illustres habitants du pays. La discipline domestique était chez lui exacte et sévère, dans les petites choses comme dans les grandes. Il fit mettre aux fers son pannetier pour avoir servi à ses convives un autre pain qu'à lui-même.
Ses mœurs étaient décriées et infâmes; mais ses ennemis même conviennent qu'il faisait un usage très-modéré du vin; et l'on connaît ce mot de Caton, «que de tous ceux qui avaient entrepris de renverser la république César seul était sobre.» C. Oppius nous apprend qu'il était si indifférent à la qualité des mets, qu'un jour qu'on lui avait servi, chez un de ses hôtes, de l'huile gâtée au lieu d'huile fraîche, il fut le seul des convives qui ne le refusa point, et que même il affecta d'en redemander, pour épargner à son hôte le reproche, même indirect, de négligence ou de rusticité.
Il ne montra aucun désintéressement dans ses gouvernements ni dans ses magistratures. Il est prouvé, par des mémoires contemporains, qu'étant proconsul en Espagne il reçut des alliés de fortes sommes, mendiées par lui comme un secours, pour acquitter ses dettes; et qu'il livra au pillage plusieurs villes de la Lusitanie, quoiqu'elles n'eussent fait aucune résistance, et qu'elles eussent ouvert leurs portes à son arrivée. Dans la Gaule, il pilla les chapelles particulières et les temples des dieux, tout remplis de riches offrandes; et il détruisit certaines villes plutôt dans un intérêt sordide qu'en punition de quelque tort. Ce brigandage lui procura beaucoup d'or, qu'il fit vendre en Italie et dans les provinces, sur le pied de trois mille sesterces la livre[49]. Pendant son premier consulat, il vola dans le Capitole trois mille livres pesant d'or, et il y substitua une pareille quantité de cuivre doré. Il vendit l'alliance des Romains; il vendit jusqu'à des royaumes; il tira ainsi du seul Ptolémée, en son nom et en celui de Pompée, près de six mille talents[50]. Plus tard encore, ce ne fut qu'à force de sacriléges et d'audacieuses rapines qu'il put subvenir aux frais énormes de la guerre civile, de ses triomphes et de ses spectacles.
Pour l'éloquence et les talents militaires, il égala, il surpassa même les plus glorieuses renommées. Son accusation contre Dolabella le fit ranger sans contestation parmi les premiers orateurs de Rome. Cicéron, dans son traité à Brutus, où il énumère les orateurs, dit «qu'il n'en voit point à qui César doive le céder,» et il ajoute «qu'il y a dans sa manière de l'élégance et de l'éclat, de la magnificence et de la grandeur». Cicéron écrivait aussi à Cornelius Nepos: «Quel orateur oseriez-vous lui préférer parmi ceux qui n'ont jamais cultivé que cet art? Qui pourrait l'emporter sur lui pour l'abondance ou la vigueur des pensées? qui, pour l'élégance ou la beauté des expressions?» Il avait, dit-on, la voix éclatante, et il savait unir, dans ses mouvements et ses gestes, la grâce et la chaleur.
César a laissé aussi des mémoires sur ses campagnes dans les Gaules et sur la guerre civile contre Pompée. Pour l'histoire des guerres d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne, on ne sait pas quel en est l'auteur. Les uns nomment Oppius, et les autres Hirtius, qui aurait même complété le dernier livre de la guerre des Gaules, encore imparfait. Voici le jugement que Cicéron a porté des Commentaires de César, dans le traité à Brutus[51]: «Ses Commentaires sont un livre excellent; le style en est simple, pur, élégant, dépouillé de toute pompe de langage: c'est une beauté sans parure. En voulant fournir aux futurs historiens des matériaux tout-prêts, il a peut-être fait une chose agréable à des sots, qui ne manqueront pas de charger d'ornements frivoles ces grâces naturelles; mais il a ôté aux gens de goût jusqu'à l'envie de traiter le même sujet.» Hirtius dit aussi, en parlant du même ouvrage[52]: «La supériorité en est si généralement reconnue, que l'auteur semble avoir plutôt enlevé que donné aux historiens la faculté d'écrire après lui. Mais nous avons plus de motifs que personne d'admirer ce livre: les autres savent avec quel talent et quelle pureté il est écrit; nous savons, de plus, avec quelle vitesse et quelle facilité il le fut.» Asinius Pollion prétend que ces Commentaires ne sont pas toujours exacts ni fidèles, César ayant, pour les actions de ses lieutenants, ajouté une foi trop entière à leurs récits, et pour les siennes mêmes ayant altéré, sciemment ou faute de mémoire, la vérité des faits. Aussi Pollion est-il persuadé qu'il devait les récrire et les corriger.
Il excellait à manier les armes et les chevaux, et il supportait la fatigue au delà de ce qu'on peut croire. Dans les marches il précédait son armée, quelquefois à cheval, mais le plus souvent à pied, et la tête toujours nue, malgré le soleil ou la pluie. Il franchissait les plus longues distances avec une incroyable célérité, sans apprêt, dans une voiture de louage, et il faisait ainsi jusqu'à cent milles par jour[53]. Si des fleuves l'arrêtaient, il les passait à la nage ou sur des outres gonflées, et il lui arrivait souvent de devancer ses courriers.
On ne saurait dire s'il montrait dans ses expéditions plus de prudence que de hardiesse. Jamais il ne conduisit son armée dans un pays propre à cacher des embuscades sans avoir fait explorer les routes; et il ne la fit passer en Bretagne qu'après s'être assuré par lui-même de l'état des ports, du mode de navigation, et des endroits qui pouvaient donner accès dans l'île. Ce même homme si précautionné, apprenant un jour que son camp est assiégé en Germanie[54], revêt un costume gaulois, et arrive jusqu'à son armée, à travers celle des assiégeants. Il passa de même, pendant l'hiver, de Brindes à Dyrrachium au milieu des flottes ennemies. Comme les troupes qui avaient ordre de le suivre n'arrivaient pas, malgré les messages qu'il ne cessait d'envoyer, il finit par monter seul, en secret, la nuit, sur une petite barque, la tête couverte d'un voile; et il ne se fit connaître au pilote, il ne lui permit de céder à la tempête, que quand les flots allaient l'engloutir.
Jamais la superstition ne lui fit abandonner ou différer ses entreprises. Quoique la victime du sacrifice eût échappé au couteau, il ne laissa pas de marcher contre Scipion et Juba. Un autre jour, il était tombé en sortant de son vaisseau, et tournant en sa faveur ce sinistre présage, il s'écria: «Je te tiens, Afrique.» Pour éluder les prédictions et l'espèce de destinée qui sur cette terre attachaient au nom des Scipions le privilége des triomphes[55], il eut sans cesse avec lui dans son camp un obscur descendant de la famille Cornelia, homme des plus abjects et de mœurs infâmes.
Pour les batailles, ce n'était pas seulement un plan bien arrêté, mais aussi l'occasion qui le déterminait. Il lui arrivait souvent d'attaquer aussitôt après une marche, et quelquefois par un temps si affreux que personne ne pouvait croire qu'il se fût mis en mouvement. Ce n'est que vers les dernières années de sa vie qu'il hésita davantage à livrer bataille, persuadé que plus il avait vaincu souvent, moins il devait tenter la fortune, et qu'il gagnerait toujours moins à une victoire qu'il ne perdrait à une défaite. Jamais il ne mit un ennemi en déroute qu'il ne s'emparât aussi de son camp, et il ne laissait aucun répit à la terreur des vaincus. Quand le sort des armes était douteux, il renvoyait tous les chevaux, à commencer par le sien, afin d'imposer à ses soldats l'obligation de vaincre, en leur ôtant le moyens de fuir.
Il montait un cheval remarquable, dont les pieds rappelaient la forme humaine, et dont le sabot fendu offrait l'apparence de doigts. Ce cheval était né dans sa maison, et les aruspices avaient promis l'empire du monde à son maître: aussi l'éleva-t-il avec grand soin. César fut le premier, le seul, qui dompta la fierté rebelle de ce coursier. Dans la suite, il lui érigea une statue devant le temple de Vénus Génitrix[56].
On le vit souvent rétablir seul sa ligne de bataille qui pliait, se jeter au-devant des fuyards, les arrêter brusquement, et les forcer l'épée sur la gorge de faire face à l'ennemi. Et cependant ils étaient quelquefois si effrayés, qu'un porte-aigle, qu'il arrêta ainsi, le menaça de son glaive, et qu'un autre, dont il avait saisi l'étendard, le lui laissa dans les mains.
Je citerai des circonstances où il donna des marques de courage encore plus éclatantes. Après la bataille de Pharsale, il avait d'avance envoyé ses troupes en Asie, et lui-même passait le détroit de l'Hellespont sur un petit bâtiment de transport: il rencontre C. Cassius, un de ses ennemis, à la tête de dix vaisseaux armés en guerre; loin de fuir, il s'avance, l'exhorte aussitôt à se rendre, et le reçoit suppliant à son bord.
Il attaquait un pont dans Alexandrie; mais une brusque sortie de l'ennemi le força de sauter dans une barque. Comme on s'y précipitait après lui, il se jeta à la mer, et nagea l'espace de deux cents pas, jusqu'au vaisseau le plus proche, élevant sa main gauche au-dessus des flots, pour ne pas mouiller des écrits qu'il portait, traînant son manteau de général avec ses dents, pour ne pas laisser cette dépouille aux ennemis.
Il n'estimait point le soldat en raison de ses mœurs ou de sa fortune, mais seulement en proportion de sa force; et il le traitait tour à tour avec une extrême rigueur et une extrême indulgence. Sévère, il ne l'était pas partout ni toujours, mais il le devenait quand il était près de l'ennemi. C'est alors surtout qu'il maintenait la plus rigoureuse discipline; il n'annonçait à son armée ni les jours de marche ni les jours de combat; il voulait que, dans l'attente continuelle de ses ordres, elle fût toujours prête au premier signal à marcher où il la conduirait. Le plus souvent il la mettait en mouvement sans motif, surtout les jours de fête et de pluie. Parfois même il avertissait qu'on ne le perdît pas de vue, et s'éloignant tout à coup, soit de jour, soit de nuit, il forçait sa marche, de manière à lasser ceux qui le suivaient sans l'atteindre.
Quand des armées ennemies s'avançaient précédées d'une renommée effrayante, ce n'est pas en niant leurs forces ou en les dépréciant qu'il rassurait la sienne, mais, au contraire, en les grossissant jusqu'au mensonge. Ainsi l'approche de Juba ayant jeté la terreur dans tous les esprits, il assembla ses soldats, et leur dit: «Sachez que dans très-peu de jours le roi sera devant vous, avec dix légions, trente mille chevaux, cent mille hommes de troupes légères, et trois cents éléphants. Que l'on s'abstienne donc de toute question, de toute conjecture, et qu'on s'en rapporte à moi, qui sais la vérité. Sinon, je ferai jeter les nouvellistes sur un vieux navire, et ils iront aborder où les poussera le vent.»
Il ne faisait pas attention à toutes les fautes, et ne proportionnait pas toujours les peines aux délits; mais il poursuivait avec une rigueur impitoyable le châtiment des déserteurs et des séditieux; il fermait les yeux sur le reste. Quelquefois, après une grande bataille et une victoire, il dispensait les soldats des devoirs ordinaires, et leur permettait de se livrer à tous les excès d'une licence effrénée. Il avait coutume de dire «que ses soldats, même parfumés, pouvaient se bien battre». Dans ses harangues, il ne les appelait point soldats, mais se servait du terme, plus flatteur, de camarades. Il aimait à les voir bien vêtus, et leur donnait des armes enrichies d'or et d'argent, autant pour la beauté du coup d'œil que pour les y attacher davantage au jour du combat, par la crainte de les perdre. Il avait même pour eux une telle affection, que lorsqu'il apprit la défaite de Titurius, il laissa croître sa barbe et ses cheveux, et il ne les coupa qu'après l'avoir vengé. C'est ainsi qu'il leur inspira un entier dévouement à sa personne et un courage invincible.
Quand il commença la guerre civile, les centurions de chaque légion s'engagèrent à lui fournir chacun un cavalier sur l'argent de son pécule, et tous les soldats à le servir gratuitement, sans ration ni paye, les plus riches devant subvenir aux besoins des plus pauvres. Pendant une guerre aussi longue, aucun d'eux ne l'abandonna; il y en eut même un grand nombre qui, faits prisonniers par l'ennemi, refusèrent la vie qu'on leur offrait, sous la condition de porter les armes contre lui. Assiégés ou assiégeants, ils supportaient si patiemment la faim et les autres privations, que Pompée, ayant vu au siége de Dyrrachium l'espèce de pain d'herbes dont ils se nourrissaient, dit «qu'il avait affaire à des bêtes sauvages»; et il le fit disparaître aussitôt, sans le montrer à personne, de peur que ce témoignage de la patience et de l'opiniâtreté de ses ennemis ne décourageât son armée. Une preuve de leur indomptable courage, c'est qu'après le seul revers éprouvé par eux près de Dyrrachium, ils demandèrent eux-mêmes à être châtiés, et leur général dut plutôt les consoler que les punir. Dans les autres batailles, ils défirent aisément, malgré leur infériorité numérique, les innombrables troupes qui leur étaient opposées. Une seule cohorte de la sixième légion, chargée de la défense d'un petit fort, soutint pendant quelques heures le choc de quatre légions de Pompée, et périt presque tout entière sous une multitude de traits: on trouva dans l'enceinte du fort cent trente mille flèches. Tant de bravoure n'étonnera pas si l'on considère séparément les exploits de quelques-uns d'entre eux: je ne citerai que le centurion Cassius Scéva et le soldat C. Acilius. Scéva, quoiqu'il eût l'œil crevé, la cuisse et l'épaule traversées, son bouclier percé de cent vingt coups, n'en demeura pas moins ferme à la porte d'un fort dont on lui avait confié la garde. Acilius, dans un combat naval près de Marseille, imita le mémorable exemple donné chez les Grecs par Cynégire: il avait saisi de la main droite un vaisseau ennemi; on la lui coupa, il n'en sauta pas moins dans le vaisseau, en repoussant à coups de bouclier tous ceux qui faisaient résistance.
Pendant les dix années de la guerre des Gaules, il ne s'éleva aucune sédition dans l'armée de César. Il y en eut quelques-unes pendant la guerre civile; mais il les apaisa sur-le-champ, et par sa fermeté bien plus que par son indulgence; car il ne céda jamais aux mutins, et marcha toujours au-devant d'eux. A Plaisance, il licencia ignominieusement toute la neuvième légion, quoique Pompée fût encore sous les armes; et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, ce ne fut qu'après les plus nombreuses et les plus pressantes supplications, et après le châtiment des coupables, qu'il consentit à la rétablir.
A Rome, les soldats de la dixième légion réclamèrent un jour des récompenses et leur congé, en proférant d'effroyables menaces, qui exposaient la ville aux plus grands dangers. Quoique la guerre fût alors allumée en Afrique, César, que ses amis essayèrent en vain de retenir, n'hésita pas à se présenter aux mutins et à les licencier. Mais avec un seul mot, et en les appelant citoyens au lieu de soldats, il changea entièrement leurs dispositions: «Nous sommes des soldats,» s'écrièrent-ils aussitôt; et ils le suivirent en Afrique malgré lui, ce qui ne l'empêcha pas d'enlever aux plus séditieux le tiers du butin et des terres qui leur étaient destinées.
Il traita toujours ses amis avec des égards et une bonté sans bornes. C. Oppius, qui l'accompagnait dans un chemin agreste et difficile, étant tombé subitement malade, César lui céda la seule cabane qu'ils trouvèrent, et coucha en plein air, sur la dure. Quand il fut parvenu au souverain pouvoir, il éleva aux premiers honneurs quelques hommes de la plus basse naissance; et comme on le lui reprochait, il répondit publiquement: «Si des brigands et des assassins m'avaient aussi aidé à défendre mes droits et ma dignité, je leur en témoignerais la même reconnaissance.»
Jamais, d'un autre côté, il ne conçut d'inimitiés si fortes, qu'il ne les abjurât volontiers dans l'occasion.
Il était naturellement fort doux, même dans ses vengeances. Quand il eut pris, à son tour, les pirates dont il avait été le prisonnier, et auxquels il avait alors juré de les mettre en croix, il ne les fit attacher à cet instrument de supplice qu'après les avoir fait étrangler.
Mais c'est surtout pendant la guerre civile et après ses victoires qu'il fit admirer sa modération et sa clémence.
Suétone.
CÉSAR.
J'aurais voulu voir cette blanche et pâle figure, fanée avant l'âge par les débauches de Rome, cet homme délicat et épileptique, marchant sous les pluies de la Gaule, à la tête des légions; traversant nos fleuves à la nage; ou bien à cheval entre les litières où ses secrétaires étaient portés, dictant quatre, six lettres à la fois, remuant Rome du fond de la Belgique, exterminant sur son chemin deux millions d'hommes et domptant en dix années la Gaule, le Rhin et l'Océan du nord.
Michelet, Histoire romaine, t. 2, p. 234.
CÉSAR DANS LES GAULES.
Après son consulat, César choisit parmi toutes les provinces romaines celle des Gaules, qui, entre autres avantages, offrait à son ambition un vaste champ de triomphes. Il reçut d'abord la Gaule Cisalpine avec l'Illyrie, en vertu d'une loi de Vatinius, et ensuite la Gaule Chevelue[57], par un décret des sénateurs, qui, persuadés que le peuple la lui donnerait aussi, préférèrent que César la tînt de leur générosité. Il en éprouva une joie qu'il ne put contenir: on l'entendit peu de jours après se vanter en plein sénat d'être enfin parvenu au comble de ses vœux, malgré la haine de ses ennemis consternés, et s'écrier qu'il marcherait désormais sur leurs têtes. Il ajouta d'autres légions[58] à celles qu'il avait reçues de la république, et il les entretint à ses frais. Il en forma dans la Gaule Transalpine une dernière, à laquelle il fit prendre le nom gaulois d'Alauda[59], qu'il sut former à la discipline des Romains, qu'il arma et habilla comme eux, et que dans la suite il gratifia tout entière du droit de cité. Il ne laissa désormais échapper aucune occasion de faire la guerre, fût cette guerre injuste et périlleuse: il attaqua indistinctement et les peuples alliés et les nations ennemies ou sauvages. Enfin sa conduite fit prendre un jour au sénat la résolution d'envoyer des commissaires dans les Gaules, pour informer sur l'état de cette province; on proposa même de le livrer aux ennemis. Mais le succès de toutes ses entreprises lui fit, au contraire, décerner de solennelles actions de grâces[60], plus longues et plus fréquentes qu'à aucun autre avant lui.
Voici en peu de mots ce qu'il fit pendant les neuf années que dura son commandement. Toute la Gaule comprise entre les Pyrénées, les Alpes, les Cévennes, le Rhône et le Rhin, c'est-à-dire dans un circuit de deux ou trois cent mille pas, il la réduisit en province romaine, à l'exception des villes alliées et amies, et il imposa au pays conquis un tribut annuel de quarante millions de sesterces[61]. Il est le premier qui après avoir jeté un pont sur le Rhin ait attaqué les Germains au delà de ce fleuve, et qui ait remporté sur eux de grands avantages. Il attaqua aussi les Bretons, jusqu'alors inconnus, les vainquit, et en exigea des contributions et des otages. Au milieu de tant de succès, il n'éprouva que trois revers: l'un en Bretagne, où une tempête faillit détruire sa flotte; un autre en Gaule, devant Gergovie[62], où une légion fut battue; et le troisième sur le territoire des Germains, où ses lieutenants Titurius et Aurunculeius périrent dans une embuscade.
Suétone.
LA GUERRE DES GAULES.
58-51 av. J.-C.
César avait quarante-et-un ans lorsqu'il commença sa première campagne, l'an 58 av. J.-C. Les peuples d'Helvétie avaient quitté leur pays, au nombre de 300,000, pour s'établir sur les bords de l'Océan. Ils avaient 90,000 hommes armés, et traversaient la Bourgogne. Les peuples d'Autun[63] appelèrent César à leur secours. Il partit de Vienne, place de la province romaine, remonta le Rhône, passa la Saône à Châlons, atteignit l'armée des Helvétiens à une journée d'Autun, et défit ces peuples dans une bataille longtemps disputée. Après les avoir contraints à rentrer dans leurs montagnes, il repassa la Saône, se saisit de Besançon, et traversa le Jura pour aller combattre l'armée d'Arioviste[64]; il le rencontra à quelques marches du Rhin, le battit et l'obligea à rentrer en Allemagne. Sur ce champ de bataille il se trouvait à 90 lieues de Vienne; sur celui des Helvétiens il en était à 70 lieues. Dans cette campagne, il tint constamment réunies en un seul corps les six légions qui formaient son armée. Il abandonna le soin de ses communications à ses alliés, ayant toujours un mois de vivres dans son camp et un mois d'approvisionnements dans une place forte, où, à l'exemple d'Annibal, il renfermait ses otages, ses magasins, ses hôpitaux; c'est sur ces mêmes principes qu'il a fait ses sept autres campagnes des Gaules.
Pendant l'hiver de 57, les Belges levèrent une armée de 300,000 hommes, qu'ils confièrent à Galba, roi de Soissons. César, prévenu par les Rémois, ses alliés, accourut et campa sur l'Aisne. Galba, désespérant de le forcer dans son camp, passa l'Aisne pour se porter sur Reims; mais il déjoua cette manœuvre, et les Belges se débandèrent; toutes les villes de cette ligue se soumirent successivement. Les peuples du Hainaut[65] le surprirent sur la Sambre aux environs de Maubeuge, sans qu'il eût le temps de se ranger en bataille; sur les huit légions qu'il avait alors, six étaient occupées à élever les retranchements du camp, deux étaient encore en arrière avec les bagages. La fortune lui fut si contraire dans ce jour, qu'un corps de cavalerie de Trèves l'abandonna et publia partout la destruction de l'armée romaine; et cependant il triompha.
L'an 56, il se porta tout d'un trait sur Nantes et Vannes, en faisant de forts détachements en Normandie et en Aquitaine: le point le plus rapproché de ses dépôts était alors Toulouse, dont il était à 130 lieues, séparé par des montagnes, de grandes rivières, des forêts.
L'an 55, il porta la guerre au fond de la Hollande, à Zutphen, où 400,000 barbares passaient le Rhin pour s'emparer des terres des Gaulois: il les battit, en tua le plus grand nombre, les rejeta au loin, repassa le Rhin à Cologne, traversa la Gaule, s'embarqua à Boulogne, et descendit en Angleterre.
L'an 54, il franchit de nouveau la Manche avec cinq légions, soumit les rives de la Tamise, prit des otages, et rentra avant l'équinoxe dans les Gaules; dans l'arrière-saison, ayant appris que son lieutenant Sabinus avait été égorgé près de Trèves avec quinze cohortes, et que Quintus Cicéron était assiégé dans son camp de Tongres, il rassembla huit à neuf mille hommes, se mit en marche, défit Ambiorix, qui s'avança à sa rencontre, et délivra Cicéron.
L'an 53, il réprima la révolte des peuples de Sens, de Chartres, de Trèves, de Liége, et passa une deuxième fois le Rhin.
Déjà les Gaulois frémissaient, le soulèvement éclatait de tous côtés. Pendant l'hiver de 52 ils se levèrent en masse: les peuples si fidèles d'Autun même prirent part à la guerre; le joug romain était odieux aux Gaulois. On conseillait à César de rentrer dans la province romaine ou de repasser les Alpes; il n'adopta ni l'un ni l'autre de ces projets. Il avait alors dix légions; il passa la Loire et assiégea Bourges au cœur de l'hiver, prit cette ville à la vue de l'armée de Vercingétorix, et mit le siége devant Clermont[66]; il y échoua, perdit ses otages, ses magasins, ses remontes qui étaient dans Nevers, sa place de dépôt, dont les peuples d'Autun s'emparèrent. Rien ne paraissait plus critique que sa position. Labienus, son lieutenant, était inquiété par les peuples de Paris; il l'appela à lui, et avec son armée réunie il mit le siége devant Alise, où s'était enfermée l'armée gauloise. Il employa cinquante jours à fortifier ses lignes de contrevallation et de circonvallation. La Gaule leva une nouvelle armée, plus nombreuse que celle qu'elle venait de perdre; les peuples de Reims seuls restèrent fidèles à Rome. Les Gaulois se présentent pour faire lever le siége; la garnison réunit pendant trois jours ses efforts aux leurs, pour écraser les Romains dans leurs lignes. César triomphe de tout; Alise tombe, et les Gaules sont soumises.
Pendant cette grande lutte, toute l'armée de César était dans son camp; il n'avait aucun point vulnérable. Il profita de sa victoire pour regagner l'affection des peuples d'Autun, au milieu desquels il passa l'hiver, quoiqu'il fît des expéditions à cent lieues l'une de l'autre et en changeant de troupes. Enfin, l'an 51, il mit le siége devant Cahors, où périrent les derniers des Gaulois.
Les Gaules devinrent provinces romaines; leur tribut accrut annuellement de huit millions les richesses de Rome.
Napoléon, Mémoires publiés par Gourgaud et Montholon.
ARIOVISTE BATTU PAR CÉSAR.
58 av. J.-C.
Arioviste, roi des Suèves, avait été déclaré allié du peuple romain. Appelé en Gaule par les Auvergnats et les Francs-Comtois[67], il battit les Autunois[68] et leurs alliés, dans une bataille près de Pontarlier, soumit toutes ces petites républiques à lui payer tribut et à lui livrer des otages. Plus tard, il appesantit son joug sur les Francs-Comtois eux-mêmes, et s'appropria le tiers de leurs terres, qu'il distribua à 120,000 Allemands. Un plus grand nombre, attiré par cet appât, se préparait à passer le Rhin; 24,000 étaient partis de Constance, et les cent cantons des Suèves étaient déjà arrivés sur les bords de ce fleuve: la Gaule allait être ébranlée dans ses fondements, elle eut recours aux Romains.
César fit demander une entrevue à Arioviste. En ayant reçu une réponse peu satisfaisante, il passa la Saône, et surprit Besançon. Après quelques jours de repos, il continua sa marche dans la direction du Rhin. Le septième jour, ayant fait un détour pour éviter les montagnes, les deux armées se trouvèrent en présence. César et Arioviste eurent une entrevue, qui n'eut aucun résultat. Les Allemands étaient d'une haute taille, forts, braves. Après plusieurs manœuvres, les deux armées en vinrent aux mains, sur un champ de bataille éloigné de seize lieues du Rhin[69]. Arioviste fut battu, son armée poursuivie jusqu'à ce fleuve, que ce prince passa sur un petit bateau. Ce désastre consterna les Germains et sauva les Gaules.
Napoléon, Précis des Guerres de J. César, écrit à l'île Sainte-Hélène sous la dictée de l'empereur, par Marchand, p. 31.
GUERRE DES BELGES. COMBAT SUR L'AISNE.—DÉFAITE DES
BELGES DU HAINAUT.
BATAILLE SUR LA SAMBRE.
57 av. J.-C.
Les Belges étaient de race barbare; leurs pères avaient passé le Rhin, attirés par la beauté du pays. Ils en avaient chassé les premiers habitants, et s'y étaient établis. Ils étaient considérés comme les plus braves d'entre les Gaulois. Les Teutons et les Cimbres craignirent de les indisposer, et les respectèrent. La défaite des Helvétiens, celle d'Arioviste et la présence de l'armée romaine, qui, contre l'usage, hivernait dans la Celtique, éveillèrent leur jalousie; ils craignirent pour leur indépendance. Ils passèrent tout l'hiver en préparatifs, et ils mirent en campagne, au printemps, une armée de 300,000 hommes, commandée par Galba, roi de Soissons, dont le contingent était de 50,000 hommes; les peuples de Beauvais en avaient fourni autant, ceux du Hainaut, 50,000; de l'Artois, 15,000; d'Amiens, 10,000; de Saint-Omer, 25,000; du Brabant, 9,000; du pays de Caux, 10,000; du Vexin, 10,000; de Namur, 30,000; et enfin 40,000 Allemands de Cologne, de Liége, de Luxembourg. Ces nouvelles arrivèrent au delà des monts, où se trouvait César, qui leva deux nouvelles légions. Il arriva avec elles à Sens dans le courant de mai.
Les peuples de la Celtique lui restèrent fidèles; ceux d'Autun, de Reims, de Sens, lui fournirent une armée qu'il mit sous les ordres de Divitiacus, qu'il destina à ravager le territoire de Beauvais, et il se campa avec ses huit légions à Pont-à-Vaire, sur l'Aisne, territoire de Reims. Il fit établir une tête de pont sur la rive gauche, environna son camp par un rempart de douze pieds de haut, ayant en avant un fossé de dix-huit pieds de largeur. L'armée belge ne tarda pas à paraître; elle investit la petite ville de Bièvre, à huit milles du camp romain. Cette ville avait une garnison rémoise; elle reçut un renfort dans la nuit, ce qui décida le lendemain Galba à marcher droit sur Pont-à-Vaire. Mais trouvant le camp parfaitement retranché, il prit position à deux milles. Il occupait trois lieues de terrain. Après quelques jours d'escarmouches, César sortit avec six légions en laissant les deux nouvelles pour la garde du camp; mais, de peur d'être tourné, il fit élever deux retranchements de 3 à 400 toises de longueur, perpendiculaires à ses deux flancs; il les fit garnir de tours et de machines. Galba désirait tout terminer par une bataille; mais il était arrêté par le marais qui séparait les deux camps. Il espérait que les Romains le passeraient, mais ils s'en donnèrent bien de garde. Chacun rentra le soir dans son camp. Alors Galba passa l'Aisne; pendant la nuit il attaqua les ouvrages de la rive gauche, se mit à ravager le territoire rémois; mais César le battit avec sa cavalerie et ses troupes légères, et le chassa sur la rive gauche de l'Aisne. Peu de jours après, les Beauvoisins[70] apprirent que les Autunois étaient sur leurs frontières et menaçaient leur capitale. Ils levèrent sur-le-champ leur camp, et allèrent au secours de leur patrie. Le signal de la défection une fois donné, fut imité; chacun se retira dans son pays. Le surlendemain les Romains firent une marche de dix lieues, donnèrent l'assaut à Soissons: ils furent repoussés; mais le lendemain les habitants se soumirent par la médiation des Rémois; ils donnèrent des otages. Alors César marcha sur Beauvais, accorda la paix à ses habitants, à la recommandation des Autunois, se contentant de prendre six cents otages. Amiens et plusieurs villes de la Picardie se soumirent également.
Les peuples du Hainaut[71], les plus belliqueux et les plus sauvages des Belges, s'étaient réunis aux Artésiens et aux Vermandois. Ils étaient campés sur la rive droite de la Sambre, à Maubeuge, couverts par une colline et au milieu d'une forêt. César marcha à eux avec huit légions. Arrivé sur les bords de la Sambre, il fit tracer son camp sur une belle colline. La cavalerie et les troupes légères passèrent la rivière et s'emparèrent d'un monticule qui domine le pays de la rive gauche, mais plus bas que celui sur lequel voulait camper l'armée romaine. Les six légions qui étaient arrivées se distribuèrent autour de l'enceinte du camp pour le fortifier, lorsque tout d'un coup l'armée ennemie déboucha de la forêt, culbuta la cavalerie et les troupes légères, se précipita à leur suite dans la Sambre, déborda sur l'armée romaine, qu'elle attaqua en tous sens: généraux, officiers, soldats, tous furent surpris; chacun prit son épée sans se donner le temps de se couvrir de ses armes défensives. Les 9e et 10e légions étaient placées sur la gauche du camp; la 8e et la 11e sur le côté qui faisait front à l'ennemi, formant à peu près le centre; la 7e et la 12e sur le côté opposé, à la droite. L'armée romaine ne formait pas une ligne, elle occupait une circonférence; les légions étaient isolées, sans ordre, la cavalerie et les hommes armés à la légère fuyaient épouvantés dans la plaine. Labienus[72] rallia les 9e et 10e légions, attaqua la droite de l'ennemi, qui était formée par les Artésiens, les culbuta dans la Sambre, s'empara de la colline et de leur camp sur la rive gauche. Les légions du centre, après diverses vicissitudes, repoussèrent les Vermandois, les poursuivirent au delà de la rivière; mais les 7e et 12e légions avaient été débordées et étaient attaquées par toute l'armée du Hainaut, qui faisait la principale force des Gaulois: elles furent accablées. Les barbares ayant tourné les légions, s'emparèrent du camp. Ces deux légions, environnées, étaient sur le point d'être entièrement défaites, lorsque les deux légions qui escortaient le bagage arrivèrent, et que d'un autre côté Labienus détacha la 10e légion sur les derrières de l'ennemi: le sort changea; toute la gauche des Belges, qui avait passé la Sambre, couvrit le champ de bataille de ses morts. Les Belges du Hainaut furent anéantis au point que quelques jours après, les vieillards et les femmes étant sortis des marais pour implorer la grâce du vainqueur, il se trouva que cette nation belliqueuse était réduite de six cents sénateurs à trois, et de 60,000 hommes en état de porter les armes à 500. Pendant une partie de la journée les affaires des Romains furent tellement désespérées, qu'un corps de cavalerie de Trèves les abandonna, s'en retourna dans son pays, publiant partout la destruction de l'armée romaine.
Napoléon, Précis des Guerres de J. César, p. 36.
GUERRE CONTRE LES VÉNÈTES.
56 av. J.-C.
A la fin de la campagne précédente[73], César avait détaché le jeune Crassus, qui depuis périt avec son père contre les Parthes, avec une légion, pour soumettre la Bretagne. Il s'était en effet porté sur Vannes, avait parcouru les principales villes de cette grande province, avait partout reçu la soumission des peuples et des otages. Il avait pris ses quartiers d'hiver en Anjou, près de Nantes. Cependant les Bretons, revenus de leur première stupeur, s'insurgèrent. Vannes, qui était leur principale ville, donna le signal. Ils arrêtèrent partout les officiers romains, qui pour diverses commissions étaient répandus dans la province. La ville de Vannes était grande et riche par le commerce de l'Angleterre; ses côtes étaient pleines de ports. Le Morbihan, espèce de mer intérieure, assurait sa défense; il était couvert de ses bâtiments. Les confédérés ayant jeté le masque firent connaître à Crassus qu'il eût à leur renvoyer leurs otages, qu'ils lui renverraient ses officiers, mais qu'ils étaient résolus à garder leur liberté et à ne pas se soumettre de gaieté de cœur à l'esclavage de Rome. César, au printemps, arriva à Nantes. Il envoya Labienus avec un corps de cavalerie à Trèves, pour contenir les Belges, et détacha Crassus, avec douze cohortes et un gros corps de cavalerie, pour entrer dans l'Aquitaine et empêcher que les habitants de cette province n'envoyassent des secours aux Bretons. Il détacha Sabinus avec trois légions dans le Cotentin, donna le commandement de sa flotte à Domitius Brutus: il avait fait venir des vaisseaux de la Saintonge et du Poitou, et fit construire des galères à Nantes; il tira des matelots des côtes de la Méditerranée. Mais les vaisseaux des peuples de Vannes étaient plus gros et montés par de plus habiles matelots; leurs ancres étaient tenues par des chaînes de fer, leurs voiles étaient de peaux molles. L'éperon des galères romaines ne pouvait rien contre des bâtiments si solidement construits; enfin, les bords étaient très-élevés, ce qui leur donnait un commandement non-seulement sur le tillac des galères romaines, mais même sur les tours qu'il était quelquefois dans l'usage d'y élever. Les javelots des Romains, lancés de bas en haut, étaient sans effet, et les leurs, lancés de haut en bas, faisaient beaucoup de ravages. Mais les navires romains étaient armés de faux tranchantes emmanchées au bout d'une longue perche, avec lesquelles ils coupèrent les cordages, les haubans, et firent tomber les vergues et les mâts. Ces gros vaisseaux désemparés, devenus immobiles, furent le théâtre d'un combat de pied ferme. Le calme étant survenu sur ces entrefaites, toute la flotte de Vannes tomba au pouvoir des Romains. Dans cette extrémité, le peuple de Vannes se rendit à discrétion. César fit mourir tous les sénateurs, et vendit tous les habitants à l'encan.
Napoléon, Précis des Guerres de J. César, p. 47.
VERCINGÉTORIX.
52 av. J.-C.
Un jeune Arverne très-puissant, Vercingétorix, fils de Celtill, qui avait tenu le premier rang dans la Gaule et que sa cité avait fait mourir parce qu'il visait à la royauté, assemble ses clients et les échauffe sans peine. Dès que l'on connaît son dessein, on court aux armes; son oncle Gobanitio et les autres chefs, qui ne jugeaient pas à propos de courir une pareille chance, le chassent de la ville de Gergovie[74]. Cependant, il ne renonce pas à son projet, et lève dans la campagne un corps de vagabonds et de misérables. Suivi de cette troupe, il amène à ses vues tous ceux de la cité qu'il rencontre; il les exhorte à prendre les armes pour la liberté commune. Ayant ainsi réuni de grandes forces, il expulse à son tour du pays les adversaires qui, peu de temps auparavant, l'avaient chassé lui-même. On lui donne le titre de roi, et il envoie des députés réclamer partout l'exécution des promesses que l'on a faites. Bientôt il entraîne les Sénons, les Parisiens, les Pictons, les Cadurkes, les Turons, les Aulerkes, les Lemovikes[75], les Andes, et tous les autres peuples qui bordent l'Océan: tous s'accordent à lui déférer le commandement. Revêtu de ce pouvoir, il exige des otages de toutes les cités, donne ordre qu'on lui amène promptement un certain nombre de soldats, et règle ce que chaque cité doit fabriquer d'armes, et l'époque où elle les livrera. Surtout il s'occupe de la cavalerie. A l'activité la plus grande il joint la plus grande sévérité; il détermine les incertains par l'énormité des châtiments; un délit grave est puni par le feu et par toute espèce de tortures: pour les fautes légères il fait couper les oreilles ou crever un œil, et renvoie chez eux les coupables pour servir d'exemple et pour effrayer les autres par la rigueur du supplice.
César, Guerre des Gaules, liv. VII, ch. 4.
SIÉGE DE BOURGES.
52 av. J.-C.
César marcha sur Avarium[76], la plus grande et la plus forte place des Bituriges, et située sur le territoire le plus fertile; il espérait que la prise de cette ville le rendrait maître de tout le pays.
Vercingétorix convoque un conseil; il démontre «que cette guerre doit être conduite tout autrement qu'elle ne l'a été jusque alors; qu'il faut employer tous les moyens pour couper aux Romains les vivres et le fourrage; que cela sera aisé, puisque l'on a beaucoup de cavalerie et qu'on est secondé par la saison; que, ne trouvant pas d'herbes à couper, les ennemis seront contraints de se disperser pour en chercher dans les maisons, et que la cavalerie pourra chaque jour les détruire; qu'enfin le salut commun doit faire oublier les intérêts particuliers; qu'il faut incendier les bourgs et les maisons en tous sens, aussi loin que l'ennemi peut s'étendre pour fourrager. Pour eux, ils auront tout en abondance, étant secourus par les peuples sur le territoire desquels aura lieu la guerre; les Romains ne pourront soutenir la disette ou s'exposeront à de grands périls en sortant de leur camp; il importe peu de les tuer ou de leur enlever leurs bagages, dont la perte leur rend la guerre impossible. Il faut aussi brûler les villes qui par leurs fortifications ou par leur position naturelle ne seraient pas à l'abri de tout danger, afin qu'elles ne servent ni d'asile aux Gaulois qui déserteraient leurs drapeaux, ni de but aux Romains qui voudraient y enlever des vivres et du butin. Si de tels moyens semblent durs et rigoureux, ils doivent trouver plus dur encore de voir leurs enfants, leurs femmes, traînés en esclavage, et de périr eux-mêmes, sort inévitable des vaincus.»
Cet avis étant unanimement approuvé, on brûle en un jour plus de vingt villes des Bituriges. On fait la même chose dans les autres pays. De toutes parts on ne voit qu'incendies: ce spectacle causait une affliction profonde et universelle, mais on s'en consolait par l'espoir d'une victoire presque certaine, qui indemniserait promptement de tous les sacrifices. On délibère dans l'assemblée générale s'il convient de brûler ou de défendre Avaricum. Les Bituriges se jettent aux pieds des autres Gaulois: «Qu'on ne les force pas à brûler de leurs mains la plus belle ville de presque toute la Gaule, le soutien et l'ornement de leur pays; ils la défendront facilement, disent-ils, vu sa position naturelle; car presque de toutes parts entourée d'une rivière et d'un marais, elle n'a qu'une avenue très-étroite.» Ils obtiennent leur demande; Vercingétorix, qui l'avait d'abord combattue, cède enfin à leurs prières et à la pitié générale. La défense de la place est confiée à des hommes choisis à cet effet.
Vercingétorix suit César à petites journées, et choisit pour son camp un lieu défendu par des marais et des bois, à seize mille pas d'Avaricum. Là des éclaireurs fidèles l'instruisaient à chaque instant du jour de ce qui se passait dans Avaricum, et y transmettaient ses volontés. Tous nos mouvements pour chercher des grains et des fourrages étaient épiés; et si nos soldats se dispersaient ou s'éloignaient trop du camp, il les attaquait et leur faisait beaucoup de mal, quoiqu'on prît toutes les précautions possibles pour sortir à des heures incertaines et par des chemins différents.
Après avoir assis son camp dans cette partie de la ville qui avait, comme on l'a dit plus haut, une avenue étroite entre la rivière et le marais, César fit commencer une terrasse, pousser des mantelets, et travailler à deux tours; car la nature du lieu s'opposait à une circonvallation. Il ne cessait d'insister auprès des Boïes et des Édues pour les vivres; mais le peu de zèle de ces derniers les lui rendait comme inutiles, et la faible et petite cité des Boïes eut bientôt épuisé ses ressources. L'extrême difficulté d'avoir des vivres, due à la pauvreté des Boïes, à la négligence des Édues et à l'incendie des habitations, fit souffrir l'armée au point qu'elle manqua de blé pendant plusieurs jours, et qu'elle n'eut pour se garantir de la famine que le bétail enlevé dans les bourgs très-éloignés. Cependant, on n'entendit pas un mot indigne de la majesté du peuple romain ni des victoires précédentes. Bien plus, comme César, visitant les travaux, s'adressait à chaque légion en particulier, et leur disait que si cette disette leur semblait trop cruelle, il léverait le siége, tous le conjurèrent de n'en rien faire. «Depuis nombre d'années, disaient-ils, qu'ils servaient sous ses ordres, jamais ils n'avaient reçu d'affront ni renoncé à une entreprise sans l'avoir exécutée; ils regardaient comme un déshonneur d'abandonner un siége commencé: il valait mieux endurer toutes les extrémités que de ne point venger les citoyens romains égorgés à Orléans par la perfidie des Gaulois.» Ils le répétaient aux centurions et aux tribuns militaires pour qu'ils le rapportassent à César.
Déjà les tours approchaient du rempart, quand des prisonniers apprirent à César que Vercingétorix, après avoir consommé ses fourrages, avait rapproché son camp d'Avaricum, et qu'avec sa cavalerie et son infanterie légère, habituée à combattre entre les chevaux, il était parti lui-même pour dresser une embuscade à l'endroit où il pensait que nos fourrageurs iraient le lendemain. D'après ces renseignements, César partit en silence au milieu de la nuit, et arriva le matin près du camp des ennemis. Ceux-ci, promptement avertis de son approche par leurs éclaireurs, cachèrent leurs chariots et leurs bagages dans l'épaisseur des forêts, et mirent toutes leurs forces en bataille sur un lieu élevé et découvert. César, à cette nouvelle, ordonna de déposer les sacs et de préparer les armes.
La colline était en pente douce depuis sa base: un marais large au plus de cinquante pieds l'entourait presque de tous côtés et en rendait l'accès difficile et dangereux. Les Gaulois, après avoir rompu les ponts, se tenaient sur cette colline, pleins de confiance dans leur position; et, rangés par familles et par cités, ils avaient placé des gardes à tous les gués et au détour du marais, et étaient disposés, si les Romains tentaient de le franchir, à profiter de l'élévation de leur poste pour les accabler au passage. A ne voir que la proximité des distances, on aurait cru l'ennemi animé d'une ardeur presque égale à la nôtre; à considérer l'inégalité des positions, on reconnaissait que ses démonstrations n'étaient qu'une vaine parade. Indignés qu'à si peu de distance il pût soutenir leur aspect, nos soldats demandaient le signal du combat; César leur représente «par combien de sacrifices, par la mort de combien de braves il faudrait acheter la victoire: il serait le plus coupable des hommes si, disposés comme ils le sont à tout braver pour sa gloire, leur vie ne lui était pas plus chère que la sienne.» Après les avoir ainsi consolés, il les ramène le même jour au camp, voulant achever tous les préparatifs qui regardaient le siége.
Vercingétorix, de retour près des siens, fut accusé de trahison, pour avoir rapproché son camp des Romains, pour s'être éloigné avec toute la cavalerie, pour avoir laissé sans chef des troupes si nombreuses, et parce qu'après son départ les Romains étaient accourus si à propos et avec tant de promptitude. «Toutes ces circonstances ne pouvaient être arrivées par hasard et sans dessein de sa part; il aimait mieux tenir l'empire de la Gaule de l'agrément de César que de la reconnaissance de ses compatriotes.» Il répondit à ces accusations «qu'il avait levé le camp faute de fourrage et sur leurs propres instances; qu'il s'était approché des Romains déterminé par l'avantage d'une position qui se défendait par elle-même; qu'on n'avait pas dû sentir le besoin de la cavalerie dans un endroit marécageux, et qu'elle avait été utile là où il l'avait conduite.» C'était à dessein qu'en partant il n'avait remis le commandement à personne, de peur qu'un nouveau chef, pour plaire à la multitude, ne consentît à engager une action; il les y savait tous portés par cette faiblesse qui les rendait incapables de souffrir plus longtemps les fatigues. Si les Romains étaient survenus par hasard, il fallait en remercier la fortune, et si quelque trahison les avait appelés, rendre grâce au traître, puisque du haut de la colline on avait pu reconnaître leur petit nombre et apprécier le courage de ces hommes qui s'étaient honteusement retirés dans leur camp, sans oser combattre. Il ne désirait pas obtenir de César par une trahison une autorité qu'il pouvait obtenir par une victoire, qui n'était plus douteuse à ses yeux ni à ceux des Gaulois; mais il est prêt à se démettre du pouvoir, s'ils s'imaginent plutôt lui faire honneur que lui devoir leur salut; «et pour que vous sachiez, dit-il, que je parle sans feinte, écoutez des soldats romains.» Il produit des esclaves pris quelques jours auparavant parmi les fourrageurs et déjà exténués par les fers et par la faim. Instruits d'avance de ce qu'ils doivent répondre, ils disent qu'ils sont des soldats légionnaires; que, poussés par la faim et la misère, ils étaient sortis en secret du camp pour tâcher de trouver dans la campagne du blé ou du bétail; que toute l'armée éprouvait la même disette; que les soldats étaient sans vigueur et ne pouvaient plus soutenir la fatigue des travaux; que le général avait en conséquence résolu de se retirer dans trois jours, s'il n'obtenait pas quelque succès dans le siége. «Voilà, reprend Vercingétorix, les services que je vous ai rendus, moi que vous accusez de trahison, moi dont les mesures ont, comme vous le voyez, presque détruit par la famine, et sans qu'il nous en coûte de sang, une armée nombreuse et triomphante; moi qui ai pourvu à ce que, dans sa fuite honteuse, aucune cité reçoive l'ennemi sur son territoire.»
Un cri général se fait entendre avec un cliquetis d'armes, démonstration ordinaire aux Gaulois quand un discours leur a plu. Vercingétorix est leur chef suprême; sa fidélité n'est point douteuse; on ne saurait conduire la guerre avec plus d'habileté. Ils décident qu'on enverra dans la ville dix mille hommes choisis dans toute l'armée; ils ne veulent pas confier le salut commun aux seuls Bituriges, qui s'ils conservaient la place ne manqueraient pas de s'attribuer tout l'honneur de la victoire.
A la valeur singulière de nos soldats, les Gaulois opposaient des inventions de toutes espèces; car cette nation est très-industrieuse et très-adroite à imiter et à exécuter tout ce qu'elle voit faire. Ils détournaient nos faux avec des lacets, et lorsqu'ils les avaient saisies, ils les attiraient à eux avec des machines. Ils ruinaient notre terrasse, en la minant avec d'autant plus d'habileté qu'ayant des mines de fer considérables, ils connaissent et pratiquent toutes sortes de galeries souterraines. Ils avaient de tous côtés garni leur muraille de tours recouvertes de cuir. Faisant de jour et de nuit de fréquentes sorties, tantôt ils mettaient le feu aux ouvrages, tantôt ils tombaient sur les travailleurs. L'élévation que gagnaient nos tours par l'accroissement journalier de la terrasse, ils la donnaient aux leurs, en y ajoutant de longues poutres liées ensemble; ils arrêtaient nos mines avec des pieux aigus, brûlés par le bout, de la poix bouillante, d'énormes quartiers de rocher, et nous empêchaient ainsi de les approcher des remparts.
Telle est à peu près la forme des murailles dans toute la Gaule: à la distance régulière de deux pieds, on pose sur leur longueur des poutres d'une seule pièce; on les assujettit intérieurement entre elles, et on les revêt de terre foulée. Sur le devant, on garnit de grosses pierres les intervalles dont nous avons parlé. Ce rang ainsi disposé et bien lié, on en met un second en conservant le même espace, de manière que les poutres ne se touchent pas, mais que, dans la construction, elles se tiennent à une distance uniforme, un rang de pierres entre chacune. Tout l'ouvrage se continue ainsi, jusqu'à ce que le mur ait atteint la hauteur convenable. Non-seulement une telle construction, formée de rangs alternatifs de poutres et de pierres, n'est point, à cause de cette variété même, désagréable à l'œil; mais elle est encore d'une grande utilité pour la défense et la sûreté des villes; car la pierre protège le mur contre l'incendie, et le bois contre le bélier; et on ne peut renverser ni même entamer un enchaînement de poutres de quarante pieds de long, la plupart liées ensemble dans l'intérieur.
Quoique l'on rencontrât tous ces obstacles, et que le froid et les pluies continuelles retardassent constamment les travaux, le soldat, s'y livrant sans relâche, surmonta tout; et en vingt-cinq jours il éleva une terrasse large de trois cent trente pieds, et haute de quatre-vingts. Déjà elle touchait presque au mur de la ville, et César, qui, suivant sa coutume, passait la nuit dans les ouvrages, exhortait les soldats à ne pas interrompre un seul instant leur travail, quand un peu avant la troisième veille on vit de la fumée sortir de la terrasse, à laquelle les ennemis avaient mis le feu par une mine. Dans le même instant, aux cris qui s'élevèrent le long du rempart, les barbares firent une sortie par deux portes, des deux côtés des tours. Du haut des murailles, les uns lançaient sur la terrasse des torches et du bois sec, d'autres y versaient de la poix et des matières propres à rendre le feu plus actif, en sorte qu'on pouvait à peine savoir où se porter et à quoi remédier d'abord. Cependant, comme César avait ordonné que deux légions fussent toujours sous les armes en avant du camp, et que plusieurs autres étaient dans les ouvrages, où elles se relevaient à des heures fixes, on put bientôt, d'une part, faire face aux sorties, de l'autre retirer les tours et couper la terrasse pour arrêter le feu; enfin toute l'armée accourut du camp pour l'éteindre.
Le reste de la nuit s'était écoulé, et l'on combattait encore sur tous les points; les ennemis étaient sans cesse ranimés par l'espérance de vaincre, avec d'autant plus de sujet, qu'ils voyaient les mantelets de nos tours brûlés, et sentaient toute la difficulté d'y porter secours à découvert; qu'à tous moments ils remplaçaient par des troupes fraîches celles qui étaient fatiguées, et qu'enfin le salut de toute la Gaule leur semblait dépendre de ce moment unique. Nous fûmes alors témoins d'un trait que nous croyons devoir consigner ici, comme digne de mémoire. Devant la porte de la ville était un Gaulois, à qui l'on passait de main en main des boules de suif et de poix, qu'il lançait dans le feu du haut d'une tour. Un trait de scorpion lui perce le flanc droit; il tombe mort. Un de ses plus proches voisins passe par-dessus le cadavre et remplit la même tâche; il est atteint à son tour et tué de la même manière; un troisième lui succède; à celui-ci un quatrième; et le poste n'est abandonné que lorsque le feu de la terrasse est éteint et que la retraite des ennemis partout repoussés a mis fin au combat.
Après avoir tout tenté sans réussir en rien, les Gaulois, sur les instances et l'ordre de Vercingétorix, résolurent le lendemain d'évacuer la place. Ils espéraient le faire dans le silence de la nuit, sans éprouver de grandes pertes, parce que le camp de Vercingétorix n'était pas éloigné de la ville, et qu'un vaste marais, les séparant des Romains, retarderait ceux-ci dans leur poursuite. Déjà, la nuit venue, ils se préparaient à partir, lorsque tout à coup les mères de famille sortirent de leurs maisons, et se jetèrent, tout éplorées, aux pieds de leurs époux et de leurs fils, les conjurant de ne point les livrer à la cruauté de l'ennemi elles et leurs enfants, que leur âge et leur faiblesse empêchaient de prendre la fuite. Mais comme ils persistaient dans leur dessein, tant la crainte d'un péril extrême étouffe souvent la pitié, ces femmes se mirent à pousser des cris pour avertir les Romains de cette évasion. Les Gaulois, effrayés, craignant que la cavalerie romaine ne s'emparât des passages, renoncèrent à leur projet.
Le lendemain, tandis que César faisait avancer une tour, et dirigeait les ouvrages qu'il avait projetés, il survint une pluie abondante. Il croit que ce temps favorisera une attaque soudaine, et remarquant que la garde se faisait un peu plus négligemment sur les remparts, il ordonne aux siens de ralentir leur travail, et leur fait connaître ses intentions. Il exhorte les légions qu'il tenait toutes prêtes derrière les mantelets à recueillir enfin dans la victoire le prix de tant de fatigues; il promet des récompenses aux premiers qui escaladeront la muraille, et donne le signal. Ils s'élancent aussitôt de tous les côtés et couvrent bientôt le rempart.
Consternés de cette attaque imprévue, renversés des murs et des tours, les ennemis se forment en coin sur la place publique et dans les endroits les plus spacieux, résolus à se défendre en bataille rangée, de quelque côté que l'on vienne à eux. Voyant qu'aucun Romain ne descend, mais que l'ennemi se répand sur toute l'enceinte du rempart, ils craignent qu'on ne leur ôte tout moyen de fuir; ils jettent leurs armes, et gagnent d'une course les extrémités de la ville. Là, comme ils se nuisaient à eux-mêmes dans l'étroite issue des portes, nos soldats en tuèrent une partie; une autre, déjà sortie, fut massacrée par la cavalerie; personne ne songeait au pillage. Animés par le carnage d'Orléans, et par les fatigues du siége, les soldats n'épargnèrent ni les vieillards, ni les femmes, ni les enfants. Enfin de toute cette multitude, qui se montait à environ quarante mille individus, à peine en arriva-t-il sans blessures auprès de Vercingétorix huit cents qui s'étaient, au premier cri, jetés hors de la ville. Il les recueillit au milieu de la nuit en silence; car il craignait, s'ils arrivaient tous ensemble, que la pitié n'excitât quelque sédition dans le camp; et à cet effet il avait eu soin de disposer au loin sur la route ses amis et les principaux chefs des cités, pour les séparer et les conduire chacun dans la partie du camp qui dès le principe avait été affectée à leur nation.
Le lendemain, il convoqua l'armée, la consola, et l'exhorta à ne se laisser ni abattre ni décourager à l'excès par un revers. «Les Romains n'ont point vaincu par la valeur et en bataille rangée, mais par un art et une habileté dans les siéges, inconnus aux Gaulois; on se tromperait si on ne s'attendait, à la guerre, qu'à des succès; il n'avait jamais été d'avis de défendre Bourges; ils en sont témoins: cependant cette perte, due à la témérité des Bituriges et au trop de complaisance des autres cités, il la réparera bientôt par des avantages plus considérables. Car les peuples qui n'étaient pas du parti du reste de la Gaule, il les y amènera par ses soins; et la Gaule entière n'aura qu'un but unique, auquel l'univers même s'opposerait en vain. Il a déjà presque réussi. Il était juste néanmoins qu'il obtint d'eux, au nom du salut commun, de prendre la méthode de retrancher leur camp, pour résister plus facilement aux attaques subites de l'ennemi.»
Ce discours ne déplut pas aux Gaulois, surtout parce qu'un si grand échec n'avait pas abattu son courage, et qu'il ne s'était pas caché pour se dérober aux regards de l'armée. On lui trouvait d'autant plus de prudence et de prévoyance, que quand rien ne périclitait encore, il avait proposé de brûler Bourges, ensuite de l'évacuer. Ainsi, tandis que les revers ébranlent le crédit des autres généraux, son pouvoir, depuis l'échec qu'il avait éprouvé, s'accrut au contraire de jour en jour.
César, Guerre des Gaules, liv. VII, chap. 13-30.
BATAILLE DE GERGOVIE.
Il semble que César y reçut quelque échec; car les Arvernes montrent encore une épée suspendue dans un de leurs temples, qu'ils prétendent être une dépouille prise sur César. Il l'y vit lui-même dans la suite, et ne fit qu'en rire. Ses amis l'engageaient à la faire enlever; mais il ne le voulut pas, disant qu'il la regardait comme une chose sacrée[77].
Plutarque, Vie de César.
BATAILLE D'ALISE.
52 av. J.-C.
Cependant Commius et les autres chefs, investis du commandement suprême[78], arrivent avec toutes leurs troupes devant Alise, et prennent position sur l'une des collines qui entourent la plaine, à la distance de mille pas au plus de nos retranchements. Ayant le lendemain fait sortir la cavalerie de leur camp, ils couvrent toute cette plaine que nous avons dit avoir trois mille pas d'étendue, et tiennent non loin de là leurs troupes de pied cachées sur des hauteurs. On voyait d'Alise tout ce qui se passait dans la campagne. A la vue de ce secours, on s'empresse, on se félicite mutuellement, et tous les esprits sont dans la joie. On fait sortir toutes les troupes, qui se rangent en avant de la place; on comble le premier fossé; on le couvre de claies et de terre, et on se prépare à la sortie et à tous les événements.
César, ayant rangé l'armée tout entière sur l'une et l'autre de ses lignes, afin qu'au besoin chacun connût le poste qu'il devait occuper, fit sortir de son camp la cavalerie, à laquelle il ordonna d'engager l'affaire. Du sommet des hauteurs que les camps occupaient, on avait vue sur le champ de bataille, et tous les soldats, attentifs au combat, en attendaient l'issue. Les Gaulois avaient mêlé à leur cavalerie un petit nombre d'archers et de fantassins armés à la légère, tant pour la soutenir si elle pliait, que pour arrêter le choc de la nôtre. Plusieurs de nos cavaliers, surpris par ces fantassins, furent blessés et forcés de quitter la mêlée. Les Gaulois, croyant que les leurs avaient le dessus, et que les nôtres étaient accablés par le nombre, se mirent, assiégés et auxiliaires, à pousser de toutes parts des cris et des hurlements pour encourager ceux de leur nation. Comme l'action se passait sous les yeux des deux partis, nul trait de courage ou de lâcheté ne pouvait échapper aux regards, et l'on était de part et d'autre excité à se bien conduire, par le désir de la gloire et la crainte de la honte. On avait combattu depuis midi jusqu'au coucher du soleil, et la victoire était encore incertaine, lorsque les Germains, réunis sur un seul point en escadrons serrés, se précipitèrent sur l'ennemi et le repoussèrent. Les archers, abandonnés dans cette déroute, furent enveloppés et taillés en pièces, et les fuyards poursuivis de tous côtés jusqu'à leur camp, sans qu'on leur donnât le temps de se rallier. Alors ceux qui étaient sortis d'Alise, consternés et désespérant presque de la victoire, rentrèrent dans la place.
Après un jour employé par les Gaulois à faire une grande quantité de claies, d'échelles et de harpons, ils sortent silencieusement de leur camp au milieu de la nuit, et s'approchent de ceux de nos retranchements qui regardaient la plaine. Tout à coup poussant des cris, signal qui devait avertir de leur approche ceux que nous tenions assiégés, ils jettent leurs claies, attaquent les gardes de nos remparts à coups de frondes, de flèches et de pierres, et font toutes les dispositions pour un assaut. Dans le même temps, Vercingétorix, entendant les cris du dehors, donne le signal avec la trompette et fait sortir les siens de la place. Nos soldats prennent sur le rempart les postes qui avaient été, les jours précédents, assignés à chacun d'eux, et épouvantent les ennemis par la quantité de frondes, de dards, de boulets de plomb, de pierres, qu'ils avaient amassés dans les retranchements, et dont ils les accablent. Comme la nuit empêchait de se voir, il y eut de part et d'autre beaucoup de blessés; les machines faisaient pleuvoir les traits. Cependant les lieutenants M. Antoine et C. Trébonius, à qui était échue la défense des quartiers attaqués, tirèrent des forts plus éloignés quelques troupes pour secourir les légionnaires sur les points où ils les savaient pressés par l'ennemi.
Tant que les Gaulois combattirent éloignés des retranchements, ils nous incommodèrent beaucoup par la grande quantité de leurs traits; mais lorsqu'ils se furent avancés davantage, il arriva, ou qu'ils se jetèrent sur les aiguillons qu'ils ne voyaient pas, ou qu'ils se percèrent eux-mêmes en tombant dans les fossés garnis de pieux, ou enfin qu'ils périrent sous les traits lancés du rempart et des tours. Après avoir perdu beaucoup de monde, sans être parvenus à entamer les retranchements, voyant le jour approcher, et craignant d'être pris en flanc et enveloppés par les sorties qui se faisaient des camps situés sur les hauteurs, ils se replièrent sur les leurs. Les assiégés, qui mettaient en usage les moyens préparés par Vercingétorix pour combler le premier fossé, après beaucoup de temps employé à ce travail, s'aperçurent de la retraite de leurs compatriotes avant d'avoir pu approcher de nos retranchements. Abandonnant leur entreprise, ils rentrèrent dans la ville.
Repoussés deux fois avec de grandes pertes, les Gaulois tiennent conseil sur ce qui leur reste à faire. Ils ont recours à des gens qui connaissent le pays, et se font instruire par eux du site de nos forts supérieurs et de la manière dont ils sont fortifiés. Il y avait au nord une colline qu'on n'avait pu comprendre dans l'enceinte de nos retranchements, à cause de son grand circuit; ce qui nous avait obligés d'établir notre camp sur un terrain à mi-côte et dans une position nécessairement peu favorable. Là commandaient les lieutenants C. Antistius Réginus et C. Caninius Rébilus, avec deux légions. Ayant fait reconnaître les lieux par leurs éclaireurs, les chefs ennemis forment un corps de soixante mille hommes, choisis dans toute l'armée gauloise et surtout parmi les nations qui avaient la plus haute réputation de courage. Ils arrêtent secrètement entre eux quand et comment ils doivent agir; ils fixent l'attaque à l'heure de midi, et mettent à la tête de ces troupes l'Arverne Vergasillaunus, parent de Vercingétorix, et l'un des quatre généraux gaulois. Il sort de son camp à la première veille; et ayant achevé sa route un peu avant le point du jour, il se cache derrière la montagne, et fait reposer ses soldats des fatigues de la nuit. Vers midi, il marche vers cette partie du camp romain dont nous avons parlé plus haut. Dans le même temps la cavalerie ennemie s'approche des retranchements de la plaine, et le reste des troupes gauloises commence à se déployer en bataille à la tête du camp.
Du haut de la citadelle d'Alise, Vercingétorix les aperçoit, et sort de la place emportant du camp ses longues perches, ses galeries couvertes, ses faux et ce qu'il avait préparé pour la sortie. Le combat s'engage à la fois de toutes parts avec acharnement; partout on fait les plus grands efforts. Un endroit paraît-il faible, on s'empresse d'y courir. La trop grande étendue de leurs fortifications empêche les Romains d'en garder tous les points et de les défendre partout. Les cris qui s'élevaient derrière nos soldats leur imprimaient d'autant plus de terreur, qu'ils songeaient que leur sûreté dépendait du courage d'autrui; car souvent le danger le plus éloigné est celui qui fait le plus d'impression sur les esprits.
César, qui avait choisi un poste d'où il pouvait observer toute l'action, fait porter des secours partout où il en est besoin. De part et d'autre on sent que ce jour est celui où il faut faire les derniers efforts. Les Gaulois désespèrent entièrement de leur salut s'ils ne forcent nos retranchements; les Romains ne voient la fin de leurs fatigues que dans la victoire. La plus vive action a lieu surtout aux forts supérieurs, où nous avons vu que Vergasillaunus avait été envoyé. L'étroite sommité qui dominait la pente était d'une grande importance. Les uns nous lancent des traits, les autres, ayant formé la tortue, arrivent aux pieds du rempart: des troupes fraîches prennent la place de celles qui sont fatiguées. La terre que les Gaulois jettent dans les retranchements les aide à les franchir, et comble les piéges que les Romains avaient cachés; déjà les armes et les forces commencent à nous manquer.
Dès qu'il en a connaissance, César envoie sur ce point Labienus avec six cohortes; il lui ordonne, s'il ne peut tenir, de retirer les cohortes et de faire une sortie, mais seulement à la dernière extrémité. Il va lui-même exhorter les autres à ne pas céder à la fatigue; il leur expose que le fruit de tous les combats précédents dépend de ce jour, de cette heure. Les assiégés, désespérant de forcer les retranchements de la plaine, à cause de leur étendue, tentent d'escalader les hauteurs, et y dirigent tous leurs moyens d'attaque; ils chassent par une grêle de traits ceux qui combattaient du haut des tours; ils comblent les fossés de terre et de fascines, et se frayent un chemin; ils coupent avec des faux le rempart et le parapet.
César y envoie d'abord le jeune Brutus avec six cohortes, ensuite le lieutenant C. Fabius avec sept autres; enfin, l'action devenant plus vive, il s'y porte lui-même avec un renfort de troupes fraîches. Le combat rétabli et les ennemis repoussés, il se dirige vers le point où il avait envoyé Labienus, tire quatre cohortes du fort le plus voisin, ordonne à une partie de la cavalerie de le suivre, et à l'autre de faire le tour des lignes à l'extérieur et de prendre les ennemis à dos. Labienus, voyant que ni les remparts ni les fossés ne peuvent arrêter leur impétuosité, rassemble trente-neuf cohortes sorties des forts voisins et que le hasard lui présente, et dépêche à César des courriers qui l'informent de son dessein.
César hâte sa marche pour assister à l'action. A son arrivée, on le reconnaît à la couleur du vêtement qu'il avait coutume de porter dans les batailles; les ennemis, qui de la hauteur le voient sur la pente avec les escadrons et les cohortes dont il s'était fait suivre, engagent le combat. Un cri s'élève de part et d'autre, et est répété sur le rempart et dans tous les retranchements. Nos soldats, laissant de côté le javelot, tirent le glaive. Tout à coup, sur les derrières de l'ennemi, paraît notre cavalerie; d'autres cohortes approchent: les Gaulois prennent la fuite; notre cavalerie barre le passage aux fuyards, et en fait un grand carnage. Sédule, chef et prince des Lémovikes, est tué, et l'Arverne Vergasillaunus pris vivant dans la déroute. Soixante-quatorze enseignes militaires sont rapportées à César; d'un si grand nombre d'hommes, bien peu rentrent au camp sans blessure. Les assiégés, apercevant du haut de leurs murs la fuite des leurs et le carnage qu'on en fait, désespèrent de leur salut, et retirent leurs troupes de l'attaque de nos retranchements. La nouvelle en arrive au camp des Gaulois, qui l'évacuent à l'instant. Si les soldats n'eussent été harassés par d'aussi nombreux engagements et par les travaux de tout le jour, l'armée ennemie eût pu être détruite tout entière. Au milieu de la nuit, la cavalerie, envoyée à sa poursuite, atteint l'arrière-garde; une grande partie est prise ou tuée; le reste, échappé par la fuite, se réfugia dans les cités.
Le lendemain Vercingétorix convoque l'assemblée et dit, «qu'il n'a pas entrepris cette guerre pour ses intérêts personnels, mais pour la défense de la liberté commune; que puisqu'il fallait céder à la fortune, il s'offrait à ses compatriotes, leur laissant le choix d'apaiser les Romains par sa mort ou de le livrer vivant». On envoie à ce sujet des députés à César. Il ordonne qu'on lui apporte les armes, qu'on lui amène les chefs. Assis sur son tribunal, à la tête de son camp, il fait paraître devant lui les généraux ennemis. Vercingétorix est mis en son pouvoir; les armes sont jetées à ses pieds. A l'exception des Éduebs et des Arvernes, dont il voulait se servir pour tâcher de regagner ces peuples, le reste des prisonniers fut distribué par tête à chaque soldat, à titre de butin.
César, Guerre des Gaules, liv. VII, ch. 79 à 89.
VERCINGÉTORIX SE REND A CÉSAR.
52 av. J.-C.
Vercingétorix, ayant pris ses plus belles armes et un cheval magnifiquement harnaché, sortit des portes d'Alise, et après avoir fait quelque passade autour de César qui était assis sur son tribunal devant son camp, il sauta de son cheval, dépouilla ses armes, et vint se mettre aux pieds de César, où il demeura dans un profond silence jusqu'à ce que César le donnât en garde à ses gens, afin qu'on le réservât pour son triomphe.
Plutarque, Vie de César; trad. de Dacier.
Plutarque, écrivain grec, naquit en 48 ap. J.-C. à Chéronée en Béotie, et y mourut très-vieux, après avoir enseigné la philosophie à Rome pendant quelques années. Il est auteur d'un assez grand nombre de biographies d'hommes illustres de la Grèce et de Rome, et d'une quantité de traités de politique et de morale.
AUTRE RÉCIT DU MÊME FAIT.
Après sa défaite, Vercingétorix, qui n'avait été ni pris ni blessé, pouvait fuir; mais espérant que l'amitié qui l'avait uni autrefois à César lui ferait obtenir grâce, il se rendit auprès de lui, sans avoir fait demander la paix par un héraut, et parut soudainement en sa présence au moment où il siégeait dans son tribunal. Son apparition inspira quelque effroi, car il était d'une haute stature et il avait un aspect fort imposant sous les armes. Il se fit un profond silence: le chef gaulois tomba aux genoux de César, et le supplia, en lui pressant les mains, sans proférer une parole. Cette scène excita la pitié des assistants, par le souvenir de l'ancienne fortune de Vercingétorix, comparée à son malheur présent. César, au contraire, lui fit un crime des souvenirs sur lesquels il avait compté pour son salut. Il mit sa lutte récente en opposition avec l'amitié qu'il rappelait, et par là fit ressortir plus vivement l'odieux de sa conduite. Ainsi, loin d'être touché de son infortune en ce moment, il le jeta sur-le-champ dans les fers et le fit mettre plus tard à mort, après en avoir orné son triomphe.
Dion Cassius, Histoire romaine, liv. XL, h. 41.
CONQUÊTE DE LA GAULE PAR CÉSAR.
César nous a soumis une région immense et des villes innombrables, dont nous ne savions pas même le nom; et bien que n'ayant reçu de nous ni les forces, ni les sommes suffisantes, il a accompli son ouvrage avec une telle célérité, que nous avons appris la victoire avant d'avoir appris la guerre. Il a tout conduit d'une manière si sûre que c'est par les Gaulois eux-mêmes qu'il s'est fait ouvrir et la Celtique et la Bretagne. Et aujourd'hui cette Gaule qui nous a autrefois envoyé les Ambrons et les Cimbres vit en servitude, et s'occupe à l'agriculture comme l'Italie elle-même.
Oraison funèbre de César prononcée par Antoine, dans l'Histoire romaine de Dion Cassius, liv. XLIV.
Dion Cassius, historien grec, naquit à Nicée, en 155 ap. J.-C., et mourut après 235. Il remplit de hauts emplois sous les empereurs Commode, Pertinax et Alexandre Sévère. Son Histoire romaine s'étendait depuis l'arrivée d'Énée en Italie jusqu'au temps du consulat de Dion Cassius; des quatre-vingts livres qui la composaient, il n'en reste que dix-neuf.
DE LA CIVILISATION GAULOISE AVANT LA CONQUÊTE ROMAINE.
1. Organisation politique de la Gaule.
Les trois races des Belges, des Galls et des Aquitains différaient entre elles de langue, d'institutions politiques et de lois civiles. Elles se subdivisaient en plusieurs centaines de petites peuples, plus ou moins indépendants, fixés avec des destinées diverses dans les vallées qui sillonnent la Gaule ou sur les plateaux qui la dominent, défendant des intérêts souvent opposés, et adonnés à des travaux aussi variés que les contrées qu'ils cultivaient. Ces peuplades, ou cités indépendantes, étaient quelquefois unies par des liens de confédération, mais le plus souvent désunies par la passion ou l'intérêt. Aucune influence permanente ne dirigeait leurs mouvements; aucune discipline ne réglait leur action commune; aucune intelligence ne donnait à leur force collective la puissance de l'unité...... La Gaule n'avait donc point de constitution politique commune et régulière. Des formes différentes de gouvernement coexistaient sur le même territoire ou se succédaient avec le temps. Mais la moins constante et la moins goûtée était la forme monarchique. Ce ne fut jamais que pour de courtes années qu'un pouvoir unique put s'établir parmi les peuples appartenant à la même famille. Toutes les institutions étaient variables et changeantes, car la Gaule était gouvernée par des factions. Les passions individuelles étouffaient l'esprit public. Au demeurant, chaque état administrait librement ses affaires intérieures. La liberté communale régnait dans les cités, mais souvent avec le cortége de l'anarchie. Les Arvernes, les Séquanes (Francs-Comtois), les Éduens (Bourgogne), étaient en dispute perpétuelle pour la suprématie des confédérations. Cette agitation donnait de l'importance aux plus petits événements. La vie sociale était dans une instabilité continuelle. Dans chaque État, ou chaque confédération, les affaires se réglaient en assemblée publique. Mais rien ne prouve qu'avant l'invasion de César la Gaule eût des assemblées générales et périodiques où les questions d'intérêt territorial et commun fussent examinées et décidées. Tous les textes allégués à ce sujet ne se rapportent qu'à des réunions extraordinaires, motivées par la nécessité momentanée de la défense contre les Romains.
La puissance nationale était encore morcelée et comme éparpillée par le régime des clans, régime analogue au système féodal dans ce que ce dernier avait de plus arbitraire et de plus diversifié, mais dépourvu de la gigantesque unité de la hiérarchie, et qui paraît avoir été répandu anciennement dans l'Occident, comme le régime patriarcal dans l'Orient. Il était tellement propre à la race celtique qu'il s'est maintenu en Écosse et en Irlande jusqu'à la destruction de l'indépendance politique de ces contrées. César considère le système des clans sous la forme romaine du patronat et de la clientèle. Il s'appliquait aux individus comme aux cités, et de même que les premiers choisissaient un patron puissant dont ils devenaient souvent les serviteurs dévoués à la vie et à la mort[79], de même les petits États se plaçaient sous la protection et l'obéissance d'un peuple puissant. Mais ce lien était purement moral ou politique; il n'emportait aucune obligation de tribut. La soumission au tribut était une condition réservée aux peuples vaincus. Ce patronat paraît avoir reposé de toute antiquité, dans les villes, sur le libre consentement de ceux qui s'y soumettaient, et en cela il se rapprochait du comitatus germanique. Mais nul doute que l'obligation du client ne fût au moins viagère; dans les campagnes, elle a dû constituer un droit héréditaire, comme dans les clans écossais.....
Les peuples de la Gaule n'avaient à vrai dire qu'un lien commun, qu'un seul élément d'unité: c'était la religion. Une constitution théocratique, à la tête de laquelle se trouvait une caste plus ou moins puissante, selon les temps et selon les lieux, imprima momentanément une communauté d'action au gouvernement des clans. Les druides formaient une caste supérieure comme les brahmes et les mages. Mais ils avaient été contraints d'abandonner le principe de l'hérédité. Au temps de César, ils ne se recrutaient plus que par l'initiation et le noviciat. Malgré la force qu'avait encore leur association hiérarchique, cette révolution fut fatale à la race celtique; car, appuyés seulement sur l'autorité religieuse, disséminés sur une vaste étendue de territoire, et placés, par l'application du principe électif, dans une contradiction fréquente avec leurs traditions et leurs coutumes mystérieuses, ils ne purent prendre un ascendant décisif sur la puissance des clans et les diriger vers un but politique. Leur ambition fut réduite à la domination du collége des prêtres, et ne s'éleva point à l'intérêt d'État. Elle abaissa les caractères et leur communiqua un fanatisme stérile, au lieu de donner aux âmes une activité féconde, ferme et durable; car l'organisation religieuse, quelque habilement disposée qu'elle soit, ne tient pas lieu d'organisation politique pour soutenir et développer la vitalité des nations. Le corps redoutable des druides demeura donc impuissant pour civiliser et pour défendre la Gaule; il ne put ni arrêter ni diriger un mouvement démocratique qui se manifestait dans les villes et qui tendait à dissoudre le pouvoir fondé sur la distinction des rangs, des castes et des lois héréditaires....
Les anciennes formes de la vie gallique étaient en voie de dissolution au moment de l'invasion romaine. L'anarchie se manifestait par une méfiance générale et par une haine jalouse qui s'attachait à tous les personnages éminents, quelque noble et patriotique que fût leur caractère: je ne citerai que l'exemple de Vercingétorix. Aussi une simple commune italienne, que les Celtes avaient jadis réduite aux abois, eut raison de leur effrayante puissance, par sa fermeté inébranlable et l'habile persistance de sa politique. Les Romains, si souvent maltraités, reportèrent la guerre dans les foyers des Celtes et finirent par les subjuguer. César lui-même atteste que les Celtes étaient déchus de leur ancienne vigueur lorsqu'il entreprit la conquête des Gaules.....
2. De la condition du droit chez les Gaulois.
Il n'y avait pas plus d'uniformité dans le droit que dans l'organisation politique de la Gaule. Chacune des trois grandes familles des Ibères, des Gauls et des Belges avait des institutions différentes; et chacun encore des petits peuples qui composaient ces grandes familles avait ses coutumes propres et ses lois municipales. César observe comme une chose digne de remarque que les Rémois et les Suessiones obéissaient aux mêmes lois.
On peut cependant assigner un caractère général à l'administration judiciaire de la Gaule; c'est qu'elle était abandonnée aux chefs de clan et à la congrégation des druides. La protection des premiers avait les attributs d'une magistrature paternelle quand elle s'exerçait sur les hommes du même clan; elle tournait en violentes querelles et en rivalités passionnées entre des familles puissantes lorsqu'elle se manifestait à l'occasion d'individus appartenant à des clans différents. Quant aux druides, ils avaient l'attribution régulière et souveraine du droit de juger toutes les contestations privées, relatives soit à l'état des personnes, soit à l'interprétation et à l'exécution des conventions, soit aux mutations de propriété par succession ou autrement, soit aux limites des champs; ils avaient aussi la connaissance des délits et des crimes commis contre les personnes et les propriétés. Ils partageaient avec les assemblées publiques le droit de réprimer les attentats dirigés contre la sûreté de l'État; et la sanction de leur pouvoir était la peine redoutée de l'excommunication, par laquelle ils punissaient la désobéissance à leur autorité. Cette concentration des fonctions du sacerdoce et de la magistrature dans les mains des prêtres donne au droit gaulois la couleur d'un jus sacrum, droit pontifical, mystérieux et caché; sa culture scientifique a dû être peu développée. Si nous en croyons Strabon, les druides jouissaient d'une grande réputation de justice; mais les principes généraux du droit, ceux au moins dont la connaissance était divulguée et la pratique arrêtée, étaient certainement en petit nombre. Le droit d'enseigner appartenait aux druides. L'enseignement de la jurisprudence, en particulier, devait faire partie de l'initiation sacerdotale: probablement les règles du droit étaient fixées par des poëmes; les symboles devaient y abonder, comme dans toutes les législations théocratiques. Et comme les lois n'étaient pas écrites, le peuple ne pouvait se rappeler que les applications qu'il en avait vu faire.
La population gauloise se divisait en trois castes. La première était la caste sacerdotale, qui, bien qu'elle ne fût plus établie sur l'hérédité, avait pourtant conservé les caractères d'une caste dominante. Elle comprenait les druides et divers ordres inférieurs ou subordonnés, tels que les bardes, les eubages, les femmes fanatisées auxquelles étaient confiées des fonctions religieuses. Les druides, comme les brahmes, étaient vêtus de lin[80]; seuls ils avaient le droit d'offrir des sacrifices, et de plus ils jouissaient de plusieurs prérogatives politiques. Ils avaient le dépôt des lois, et ils ne le conservaient que par la mémoire et les traditions. Ils possédaient de grandes richesses et se recrutaient dans la classe des nobles. Ils obéissaient à un chef unique ou grand pontife, ordinairement électif. Ils étaient exempts d'impôts, de service militaire et de toute charge publique. Mais ils pouvaient cumuler le sacerdoce avec les fonctions politiques. César dit que chez les Éduens les druides intervenaient dans la nomination du principal magistrat. Ils étaient de droit membres du sénat, et probablement ils exerçaient une grande influence sur les assemblées publiques et sur leurs délibérations, à l'exemple des prêtres germains. Ils cumulaient donc, avec le pouvoir religieux, le pouvoir judiciaire, le privilége de l'enseignement et de la direction de la jeunesse, et une partie importante du pouvoir politique. Mais leur puissance était déjà fort diminuée, et leur influence amoindrie, par les envahissements toujours croissants de la classe des nobles et les progrès de l'anarchie. Ajoutons que, pour achever de subjuguer le peuple gaulois, les druides avaient, comme les mages de Perse, le droit exclusif d'exercer l'art de guérir les hommes et les animaux.
La seconde caste était celle des nobles ou des guerriers (equites). Elle faisait profession du métier des armes. Elle occupait les grandes charges politiques, administratives et militaires. Elle formait le corps véritable de la nation, car elle était toute-puissante dans les assemblées publiques, où l'influence ne lui était disputée que par le collége des prêtres, qui recruté par la noblesse finit par identifier avec elle ses intérêts et ses prétentions. La noblesse était fort nombreuse; elle avait conservé jusqu'à César son vieux privilége de l'hérédité; mais les progrés de l'esprit démocratique, favorisés par les Romains, avaient ménagé à la fortune et au crédit personnel les moyens de pénétrer dans ses rangs. Elle payait peu d'impôts, possédait de grands biens, et se groupait autour des nobles devenus chefs de faction ou de clientèle. Elle formait la principale force des clans. Les jeunes nobles qui n'étaient point encore chefs de famille pouvaient choisir un chef auquel ils attachaient leur fortune et dont ils devenaient les soldures dévoués, en échange de la protection et de la solde qu'ils en recevaient. La noblesse se composait donc de différents degrés et conditions, entre lesquels il n'existait aucun lien hiérarchique. Elle avait dans certains cas ses assemblées particulières. Ses prérogatives et ses habitudes militaires donnèrent à son influence une force toujours croissante chez un peuple qui abusa de la guerre; mais la division des clans, jointe au caractère inconstant de la noblesse gauloise, fut une cause de dissolution. Aux nobles s'applique principalement le reproche que César adresse aux Celtes, de n'avoir point dans l'esprit cette persévérance par laquelle le courage et la ténacité viennent à bout de la fortune. Il paraît qu'indépendamment du service dans les bandes guerrières, la noblesse fournissait encore un service régulier pour la défense de chaque cité ou pour la sûreté publique. Le nombreux cortége d'une clientèle puissante était l'objet principal de son ambition.
Le troisième ordre de la population, le peuple (plebs), était adonné aux travaux agricoles et se composait d'individus de diverses conditions, les uns libres, les autres réduits à un état voisin de la servitude, d'autres, enfin, en servitude complète. Qu'il y eût des hommes libres dans la plebs, on n'en saurait douter. Que cette classe libre jouît même de certains droits politiques, cela paraît incontestable, au moins pour quelques régions de la Gaule; mais la plebs entière formait une masse inerte, subjuguée par l'ascendant moral des deux premiers ordres, timide, craintive, méprisée et privée de toute participation aux emplois politiques ou administratifs. Les uns naissaient dans une sorte de servage héréditaire; d'autres étaient réduits à l'esclavage par la misère; d'autres, enfin, vivaient dans une condition intermédiaire, de nature servile, mais qui pourtant ne saurait être assimilée à la servitude domestique des Romains. César en avait fait l'observation. C'étaient plutôt des colons que des esclaves. Libres et serfs, tous formaient la foule des clients attachés à la puissance et à la fortune des chefs de clan.
La constitution politique de la Gaule était donc essentiellement aristocratique, quoique à différents degrés selon les pays. C'était encore la division orientale des personnes. Il est à croire que les trois castes n'avaient point entre elles le connubium[81], et que si la prohibition des mésalliances tomba en désuétude, à l'égard des druides, après que la caste sacerdotale fut dépouillée du privilége de l'hérédité, elle continua d'exister à l'égard de la plebs et des deux premiers ordres.
La plebs gauloise supportait à peu près tout le fardeau des charges publiques; elle était accablée d'impôts, de vexations, de redevances[82]. Il y avait encore des esclaves domestiques, qui étaient sacrifiés sur la tombe de leurs maîtres. Tel était aussi le sort réservé aux clients que le maître avait honorés d'une affection particulière. Cette vieille coutume asiatique avait cessé d'exister au temps où César écrivait.
La polygamie était encore en usage à la même époque chez les Gaulois, au moins pour les grands personnages[83]. Les femmes jouissaient en général de moins de considération chez les Gaulois que chez les Germains. Le mari avait sur elles droit de vie et de mort, et lorsqu'on les soupçonnait d'un attentat à la vie de leur époux, un tribunal de famille, composé des parents du mari, pouvait, sans l'intervention du magistrat, les soumettre à la même torture que les esclaves. L'usage barbare de jeter dans le même bûcher la femme préférée et le cadavre du mari a régné chez les Celtes. Mais l'adoucissement des mœurs avait avec le temps sauvé l'épouse. On lui avait substitué le dévoué, ou l'esclave de prédilection. Lorsque les Romains sont entrés dans les Gaules, on ne jetait plus dans le bûcher que les objets dont la possession avait été chère au défunt.
La femme celtique était donc vis-à-vis de son époux et des agnats[84] de ce dernier dans une condition civile analogue à celle de la femme indoue. Elle ne recevait de son époux aucun don de mariage, mais elle lui portait une dot, au sujet de laquelle existait une singulière coutume. Le mari mettait en fonds commun cette dot avec une valeur exactement équivalente fournie par lui-même. Ce capital social était exploité dans l'intérêt des époux, pendant le mariage, mais les produits en étaient constamment réservés et accumulés; et ces fruits réservés, ainsi que le capital, appartenaient au survivant après la dissolution du mariage.
La coutume celtique n'a réellement d'analogue dans aucune autre coutume connue, et son caractère essentiellement national a disparu avec la constitution celtique elle-même. Ce qu'elle a de remarquable dans l'antiquité barbare, c'est d'offrir l'alliance du principe sévère de l'autorité maritale avec le principe moral et religieux de la société civile entre les époux, principe inconnu encore aux peuples civilisés de la Grèce et de l'Italie. Sous ce point de vue, le droit gaulois a été le précurseur le plus ancien du droit fondé plus tard par le christianisme et pressenti par la philosophie stoïcienne. Les soins intérieurs de la famille étaient abandonnés aux femmes.
Les pères avaient sur leurs enfants droit de vie et de mort; et je dois remarquer ici que les Gaulois avaient bien moins de goût que les Germains pour la vie intérieure de la famille. On peut en juger par ce que dit César, que les enfants des Celtes n'étaient admis auprès de leur père qu'à l'époque où ils étaient devenus aptes à porter les armes.
Ch. Giraud, Essai sur l'Histoire du Droit français au moyen âge, t. I, p. 17.
LA RÉPUBLIQUE DE MARSEILLE.
Sous Auguste, vers le commencement de l'ère chrétienne.
Marseille, fondée par les Phocéens[85], est bâtie sur un sol pierreux. Son port[86] est situé au midi[87], au-dessous d'un rocher en amphithéâtre, entouré de fortes murailles, ainsi que la ville entière, qui est d'une grandeur considérable. Dans la citadelle sont placés le temple de Diane d'Éphèse et celui d'Apollon Delphinien. On dit qu'au moment où les Phocéens allaient quitter leur patrie, un oracle leur prescrivit de prendre de Diane d'Éphèse un conducteur pour le voyage qu'ils se proposaient de faire. S'étant donc rendus à la ville d'Éphèse[88], pendant qu'ils s'y informaient de quelle manière ils pouvaient obtenir de la déesse ce que l'oracle venait de leur prescrire, Diane, dit-on, apparut en songe à Aristarché, une des femmes les plus considérées d'Éphèse, et lui ordonna de partir avec les Phocéens, en prenant avec elle une des statues consacrées dans son temple. L'ordre fut exécuté. Arrivés aux lieux où ils devaient s'établir, les Phocéens y bâtirent le temple dont j'ai parlé, et témoignèrent pour Aristarché la plus grande estime, en la nommant prêtresse de Diane. De là vient que toutes les colonies sorties du sein de Marseille ont regardé Diane comme leur première patronne, et se sont conformées, soit pour la forme de la statue, soit pour son culte, à ce qui était pratiqué dans la métropole.
Le gouvernement des Marseillais est une aristocratie bien réglée. Ils ont un conseil composé de six cents personnes, qu'ils nomment timouques[89], et qui jouissent de cette dignité durant leur vie. De ce nombre, quinze président le conseil et sont chargés d'expédier les affaires courantes. Ceux-ci sont présidés à leur tour par trois d'entre eux, en qui réside la plus grande autorité. Personne ne peut devenir timouque qu'il n'ait des enfants et qu'il ne soit citoyen depuis trois générations. Les lois des Marseillais sont des lois ioniennes; et elles sont exposées en public, de manière que tout le monde peut en prendre connaissance.
Leur pays produit des oliviers et des vignes en abondance; mais la rudesse du terroir fait que le blé y est rare. Aussi, comptant plutôt sur les ressources que leur offre la mer, se sont-ils appliqués de préférence à profiter de leur position avantageuse pour la navigation. Cependant leur courage leur a fait dans la suite conquérir quelques plaines des environs, par les mêmes moyens qui leur valurent la fondation de plusieurs villes. Du nombre de ces villes sont celle qu'ils fondèrent en Ibérie[90] pour se prémunir contre les Ibères; et elles reçurent aussi d'eux le culte de la Diane d'Éphèse et tous les autres rites grecs, tels qu'ils les observaient dans leur patrie, sans excepter les sacrifices. Il en est de même des villes qu'ils fondèrent dans la Gaule, telles que Rhode[91], Agatha[92], pour contenir les barbares[93] qui habitent les environs du Rhône, ainsi que de Taurentium[94], d'Olbia[95], d'Antipolis[96] et de Nicæa[97], qu'ils bâtirent dans le dessein de se garantir des incursions des Salyens[98] et des Ligures[99] qui habitent les Alpes.
Marseille possède encore des chantiers et un arsenal de marine. Autrefois on y voyait aussi un grand nombre de vaisseaux, d'armes de toutes espèces, de machines propres à la navigation et aux siéges. C'est à l'aide de ces moyens que les Marseillais se soutinrent contre les barbares et qu'ils s'acquirent l'alliance des Romains, auxquels ils rendirent de grands services, et qui les aidèrent à leur tour à s'agrandir. En effet, Sextius, après avoir défait les Salyens, fonda, non loin de Marseille, une ville qui tire son nom de ce général[100] et des eaux thermales qui s'y trouvent, et dont quelques-unes, dit-on, ont perdu leur chaleur. Il mit dans cette nouvelle ville une garnison romaine; il chassa de la côte qui conduit de Marseille en Italie les barbares, que les Marseillais seuls n'avaient pu entièrement repousser, et céda aux Marseillais le terrain qu'ils avaient été obligés d'abandonner.
Dans la citadelle de Marseille, on voit déposée quantité de dépouilles, fruits des victoires que les flottes marseillaises ont remportées à diverses époques sur ceux qui leur disputaient injustement la mer[101]. Jadis les Marseillais étaient florissants, et ils jouissaient de plus de l'avantage d'être unis avec les Romains par les liens d'une amitié particulière.
Cette prospérité a en grande partie diminué, depuis que dans la guerre de Pompée contre César[102] les Marseillais eurent embrassé le parti du premier. Cependant ils conservent encore quelques traces de leur ancienne industrie pour ce qui regarde la fabrication des machines de guerre et de tout ce qui sert à la marine; mais ils s'en occupent avec beaucoup moins d'ardeur, parce que ce genre d'occupation perd tous les jours de son intérêt, à mesure que les barbares leurs voisins, soumis aux Romains, se civilisent et quittent les armes pour s'occuper d'agriculture.
Une preuve de ce que je viens de dire est ce qui se passe aujourd'hui à Marseille. Tous ceux qui y jouissent de quelque considération s'appliquent à l'éloquence et à la philosophie; et cette ville, qui était autrefois l'école des barbares et communiquait aux Gaulois le goût des lettres grecques, à tel point que ceux-ci rédigeaient en grec jusqu'à leurs contrats[103], oblige aujourd'hui les plus illustres Romains même de préférer pour leur instruction le voyage de Marseille à celui d'Athènes. Les Gaulois, excités par cet exemple, et profitant d'ailleurs du loisir que la paix leur procure, emploient volontiers leur temps à des occupations semblables; et cette émulation a passé des particuliers à des villes entières[104]; car non-seulement les personnes privées, mais les communautés des villes font venir à leurs frais des professeurs de lettres et de sciences ainsi que des médecins.
Quant à la vie simple des Marseillais et à la sagesse de leur conduite[105], en voici une grande preuve. Chez eux, la plus forte dot n'excède pas la somme de cent pièces d'or[106]; ils y en ajoutent cinq[107] pour les habits et autant pour les ornements en or.
César et ses successeurs, malgré les sujets de plainte que les Marseillais leur avaient donnés pendant la guerre, les ont traités avec modération, en considération de leur ancienne amitié, et ils les ont maintenus dans la liberté de se gouverner selon leurs anciennes lois; de manière que ni Marseille ni les villes qui en dépendent ne sont soumises aux gouverneurs que Rome envoie dans la Narbonnaise.
Strabon, Géographie, liv. VI, ch. 3.
RÉVOLTE DE SACROVIR.
21 ap. J.-C.
Cette même année, le poids de leurs dettes jeta les Gaulois dans un commencement de révolte. Les plus ardents instigateurs furent Sacrovir chez les Éduens[108], et Florus chez les Trévires[109], tous deux distingués par leur naissance et par les belles actions de leurs ancêtres, à qui elles avaient valu le titre de citoyen romain, dans le temps que cette récompense se donnait rarement et toujours au mérite. Ces deux hommes, après de secrètes conférences, après s'être associés les plus entreprenants, tous ceux à qui la misère ou la crainte des supplices ne laissait de ressources que le crime, conviennent entre eux de faire soulever, Florus les Belges, Sacrovir les Gaulois de son voisinage. Se mêlant donc dans toutes les assemblées générales et particulières, ils se répandaient en discours séditieux sur la prolongation des impôts, sur l'énormité des usures, sur l'orgueil et la cruauté des présidents[110]. «Le soldat romain, disaient-ils, était en proie aux dissensions depuis qu'il avait appris la mort de Germanicus; jamais l'occasion ne fut plus favorable pour recouvrer leur liberté; ne voyaient-ils pas eux-mêmes combien les Gaules étaient florissantes, l'Italie dénuée de ressources, le peuple de Rome efféminé, et que les étrangers faisaient seuls la force de ses armées?»
Il n'y eut presque pas de cité où ils ne portèrent les semences de cette révolte; mais les Andécaves et les Turons[111] éclatèrent les premiers. Le lieutenant Acilius, avec la cohorte qui était en garnison à Lyon, fit rentrer les Andécaves dans le devoir. Ce même Acilius défit aussi les Turons avec un corps de légionnaires que Varron, lieutenant de l'armée de la Germanie inférieure, lui avait envoyé et avec les secours fournis par les grands de la Gaule[112], qui, en attendant une occasion plus favorable, voulurent masquer leur défection. Il n'y eut pas jusqu'à Sacrovir qui ne signalât son zèle. On le vit combattre pour nous la tête découverte; ce qu'il faisait, disait-il, par ostentation de bravoure; mais les prisonniers lui reprochaient de ne s'être fait ainsi reconnaître des siens que pour n'être point en butte à leurs traits. Sur ce sujet on consulta Tibère, qui négligea l'avis, et par sa négligence fomenta la rébellion.
Pendant ce temps, Florus poursuivait ses projets. On avait levé à Trèves un corps de cavalerie, qu'on disciplinait suivant la méthode romaine. Il mit en œuvre la séduction pour l'engager à massacrer les marchands Romains et à commencer la guerre. Quelques-uns se laissèrent corrompre; la plupart restèrent fidèles. Il n'en fut pas ainsi de ses clients et d'une foule de malheureux perdus de dettes, qui prirent les armes. Florus se disposait à gagner avec eux la forêt des Ardennes, mais les légions des deux armées de Varron et de Silius, arrivant par des chemins opposés, lui fermèrent le passage. On avait aussi envoyé en avant, avec un corps d'élite, Julius Indus, qui était de la cité de Trèves, comme Florus, et son ennemi personnel, et par là même plus ardent à nous servir. Celui-ci eut bientôt dissipé cette multitude, qui n'était encore qu'un attroupement. Florus en se tenant caché trompa quelque temps les recherches du vainqueur. Enfin, voyant toutes les issues occupées par les soldats, il se tua de sa propre main. Ainsi finit la révolte des Trévires.
Celle des Éduens fut plus sérieuse, et par la puissance de ce peuple, et par l'éloignement de nos forces[113]. Sacrovir, avec les auxiliaires de sa nation, s'était emparé d'Autun. Cette capitale des Gaules, en le rendant maître de toute la jeune noblesse qu'y rassemble la réputation de ses écoles, lui répondait des familles. On avait fabriqué des armes secrètement: il les fit distribuer aux habitants. On rassembla 40,000 hommes, dont le cinquième était armé comme nos légionnaires; le reste avait des épieux, des couteaux et d'autres armes de chasseur. Il y joignit les crupellaires. C'est ainsi qu'on nomme des esclaves destinés au métier de gladiateur, qu'on revêt, suivant l'usage du pays, d'une armure complète de fer, qui les rend impénétrables aux coups, mais incapables d'en porter eux-mêmes. Ces forces s'augmentaient par l'ardeur d'une foule de Gaulois des villes voisines, qui sans être autorisés publiquement par leur cité venaient séparément offrir leurs services, et par la mésintelligence de nos généraux qui se disputaient le commandement. Enfin Varron, infirme et vieux, le céda à Silius, qui était dans la vigueur de l'âge.
Cependant, à Rome ce n'était pas seulement, disait-on, Trèves et Autun qui se révoltaient, c'étaient les soixante-quatre cités de la Gaule; elles se liguaient avec les Germains; elles allaient entraîner les Espagnes; on enchérissait encore sur les exagérations ordinaires de la renommée. Les bons citoyens gémissaient par intérêt pour la patrie; mais une foule de mécontents, dans l'espoir d'un changement, se réjouissaient de leurs dangers même, et tous s'indignaient qu'au milieu de ces grands mouvements, de viles délations occupassent tous les soins de Tibère. Irait-il aussi dénoncer Sacrovir au sénat, pour crime de lèse-majesté? Il s'était enfin trouvé des hommes de cœur qui opposaient leurs armes à ces lettres sanguinaires; la guerre même valait mieux qu'une paix si malheureuse. Tibère, bravant ces rumeurs, affecta encore plus de sécurité; il ne changea ni de lieu ni de visage; il continua ses fonctions ordinaires, soit fermeté d'âme, soit qu'il sût le péril moindre qu'on l'avait publié.
Silius, ayant fait prendre les devants à un corps d'auxiliaires, marche avec deux légions, et dévaste le territoire des Séquanes[114], les plus proches voisins, les alliés des Éduens, et qui avaient aussi pris les armes. De là il gagna Autun à grandes journées; les porte-enseigne, les moindres soldats signalaient à l'envi leur impatience; ils s'indignaient des retardements de la nuit, des haltes accoutumées; ils demandaient la présence de l'ennemi, ne voulant pour vaincre que voir et être vus. A douze milles d'Autun, on découvrit dans une plaine l'armée de Sacrovir. Il avait placé les cohortes sur les ailes, sur le front ses hommes couverts de fer, et le reste derrière. Lui-même, sur un cheval superbe, entouré des principaux chefs, parcourait tous les rangs; il rappelait à chacun les anciens exploits des Gaulois, et tout le mal qu'ils avaient fait aux Romains; combien la liberté serait glorieuse après la victoire, et la servitude plus accablante après une nouvelle défaite.
Son discours ne fut ni long ni d'un grand effet; car les légions s'avançaient en bataille, et ce ramas d'habitants sans discipline, sans la moindre connaissance de la guerre, déjà ne voyait plus, n'entendait plus rien. De son côté, Silius, quoique des espérances si bien fondées rendissent toute exhortation superflue, ne cessait de crier qu'il serait honteux pour les vainqueurs de la Germanie de regarder des Gaulois comme un ennemi; qu'une cohorte avait suffi contre les Turons rebelles, une seule division de cavalerie contre les Trévires, quelques hommes de cette même armée contre les Séquanes; que les riches et voluptueux Éduens étaient encore moins redoutables. «Romains, la victoire est à vous, dit-il; je vous recommande les fuyards.» Un grand cri s'élève à ce discours. La cavalerie enveloppe les flancs, l'infanterie attaque le front de l'ennemi. Les ailes ne firent aucune résistance; on fut un peu arrêté par les crupellaires, dont l'armure résistait au javelot et à l'épée; mais les soldats, saisissant des coignées et des haches, enfoncent ces murailles de fer, fendent le corps avec l'armure; d'autres, avec des leviers et des fourches, culbutent ces masses lourdes et immobiles, qui une fois renversées restaient comme mortes, sans pouvoir faire le moindre effort pour se relever. Sacrovir, avec ses plus fidèles amis, se sauva d'abord à Autun, et de là, craignant d'être livré, dans une villa voisine; il s'y poignarda lui-même; les autres s'entretuèrent. Le feu qu'ils avaient mis aux bâtiments servit à tous de bûcher.
Pour lors, enfin, Tibère fit part au sénat de ces événements, annonçant la révolte avec la soumission; n'ajoutant, n'ôtant rien à la vérité, rendant justice à la bravoure, à la fidélité de ses lieutenants, comme aussi à la sagesse de ses propres mesures. En même temps il expliqua pourquoi ni lui ni Drusus n'étaient point partis; il allégua la dignité de l'empire, qui ne permettait point à ses chefs de quitter, pour quelques troubles dans une ou deux villes, la capitale d'où l'on surveillait tout l'État. Il ajouta que maintenant qu'on ne pouvait plus attribuer son départ à la crainte, il irait voir le désordre et le réparer.
Tacite, Annales, liv. III; traduit par Dureau de la Malle.
FOLIES DE CALIGULA DANS LES GAULES.
39 et 40 ap. J.-C.
Caligula ne s'essaya qu'une seule fois à la guerre et aux affaires militaires; encore ce ne fut pas à la suite d'un projet arrêté. Étant allé voir le bois sacré et le fleuve Clitumnus[115], il avait poussé jusqu'à Mevania[116]; là, il lui vint à l'esprit de compléter la garde batave qu'il avait autour de lui, et sur-le-champ il entreprit son expédition de Germanie. Sans aucun délai, il leva de toutes parts des légions et des troupes auxiliaires, se montra fort sévère sur le recrutement, fit en tous genres des approvisionnements tels qu'on n'en avait jamais vu, et se mit en route. Il marchait parfois avec tant de préoccupation et si rapidement, que pour le suivre les cohortes prétoriennes se virent contraintes, contre l'usage, de mettre leurs enseignes sur des bêtes de somme. Quelquefois aussi, il s'avançait avec tant de négligence et de mollesse, que huit personnes portaient sa litière, et qu'il exigeait du peuple des villes voisines qu'on balayât les chemins et qu'on les arrosât pour lui épargner la poussière.
Lorsqu'il fut arrivé au camp, il congédia ignominieusement ceux de ses lieutenants qui avaient amené leurs troupes trop tard, car il voulait se montrer chef exact et sévère. Mais à la revue qu'il fit de son armée il prétexta la vieillesse et la faiblesse des centurions d'un âge mur, et leur enleva leurs places de primipiles. Quelques-uns même n'avaient plus que quelques jours à servir pour accomplir leur temps. Il accusa les autres de cupidité, et restreignit à 6,000 sesterces[117] les avantages de la retraite. Du reste, il se borna pour tout exploit à recevoir la soumission d'Adminius, fils de Cynobellinus, roi des Bretons, qui, chassé par son père, s'était enfui avec fort peu de troupes. Néanmoins, comme si on lui eût livré l'île[118] tout entière, Caligula écrivit à Rome des lettres pompeuses, ordonna aux courriers de se rendre en char au forum et jusqu'à la curie, et de ne remettre ces dépêches aux consuls que dans le temple de Mars et en plein sénat.
Bientôt, ne sachant plus contre qui faire la guerre, il ordonna qu'on fît passer le Rhin à quelques Germains de sa garde, et qu'on les cachât, afin qu'après son dîner on vînt avec le plus grand trouble lui annoncer que l'ennemi était là. Cela fut fait. Aussitôt il se précipita avec ses amis et une partie des cavaliers prétoriens dans le bois le plus voisin. Après y avoir coupé des arbres et les avoir ornés en forme de trophées, il revint à la lueur des flambeaux, accusant de timidité et de lâcheté ceux qui ne l'avaient pas suivi. Quant aux compagnons qui avaient participé à sa victoire, il imagina pour eux un genre de couronnes, qu'il nomma d'un nom nouveau. Ces couronnes étaient ornées des images du soleil, de la lune et des astres, et il les appela exploratoires. Une autre fois, il fit enlever de l'école et partir secrètement quelques jeunes otages; puis, quittant tout à coup le festin, il les poursuivit avec sa cavalerie, et les ramena chargés de chaînes, comme s'il les eût saisis dans leur fuite. Il ne garda pas plus de mesure dans cette comédie que dans tout le reste. Lorsqu'on revint à table, il dit à ceux qui lui annonçaient que la troupe était réunie, de s'asseoir cuirassés comme ils étaient. Il cita dans cette occasion un vers fort connu de Virgile, les engageant à «se conserver pour des temps plus heureux». Cependant il publia un édit très-sévère contre le sénat et le peuple, sur ce qu'ils s'adonnaient à des excès de table, au cirque, au théâtre, et se reposaient doucement pendant que César combattait.
Enfin, comme s'il voulait terminer la guerre d'un coup, il rangea son armée en bataille sur le rivage de l'Océan, et disposa les machines et les balistes. Personne ne savait ni ne soupçonnait ce qu'il allait entreprendre; tout à coup il ordonna de ramasser des coquillages, et d'en remplir les casques et les poches. «C'étaient, disait-il, les dépouilles de l'Océan; on les devait au Capitole.» Pour marquer sa victoire, il éleva une très-haute tour, au sommet de laquelle des feux devaient, comme sur le phare[119], briller pendant les nuits, pour diriger la course des vaisseaux[120]. Il décerna aussi des récompenses aux soldats; chacun eut cent deniers (70 fr.). Alors, comme s'il eût dépassé toutes les libéralités des temps passés, il leur dit: «Allez-vous-en joyeux, allez-vous-en riches.»
Occupé désormais du soin de son triomphe, il ne se contenta pas d'emmener les captifs et les transfuges barbares; il choisit les Gaulois les plus grands et, comme il le disait, de la tournure la plus triomphale, quelques-uns même des plus illustres familles, et les réserva pour le cortége. Non-seulement il les contraignit à se teindre les cheveux en blond[121], il leur fit encore apprendre la langue germanique, et leur imposa des noms barbares. Enfin il écrivit à ses gens d'affaires «de préparer son triomphe avec le moins de frais possible, mais de le faire tel que jamais on n'en eût vu de pareil, puisqu'ils avaient le droit de disposer des biens de tous».
SUÉTONE.
PREMIÈRE PERSÉCUTION DES CHRÉTIENS DANS LA GAULE.
177 ap. J.-C.
Vers l'année 160, l'église d'Asie Mineure envoya en Gaule les premiers missionnaires. Le christianisme s'établit à Lyon, où saint Pothin et saint Irénée, disciples de saint Polycarpe, qui l'était lui-même de saint Jean, fondèrent la première église des Gaules. L'église de Lyon a conservé dans sa liturgie, jusqu'à ces dernières années, les traces de son origine grecque. A peine établi dans la Gaule, le christianisme y fut persécuté.
LETTRE DES CHRÉTIENS DE VIENNE ET DE LYON
AUX CHRÉTIENS D'ASIE.
Les serviteurs de Jésus-Christ qui demeurent à Vienne et à Lyon, dans la Gaule, aux frères d'Asie et de Phrygie qui ont la même foi et la même espérance, paix, grâce et gloire de la part de Notre Seigneur Jésus-Christ.
L'animosité des païens était telle contre nous, que l'on nous chassait des maisons particulières, des bains, de la place publique, et qu'en général on ne souffrait pas qu'aucun de nous parût en quelque lieu que ce fût. Les plus faibles se sauvèrent, les plus courageux s'exposèrent à la persécution. D'abord le peuple s'emportait contre eux en confusion et en grandes troupes, par des cris et des coups, les tirant, les pillant, leur jetant des pierres, les enfermant et faisant tout ce que peut une multitude effarouchée. On les mena dans la place, où ils furent examinés publiquement par le tribun et par les magistrats de la ville, et ayant confessé, ils furent mis en prison jusques à la venue du gouverneur. Ensuite ils lui furent présentés; et comme il les traitait cruellement, Vettius Epagatus, jeune homme d'une vie irréprochable et d'un grand zèle, ne le put souffrir, et demanda d'être écouté pour les défendre et pour montrer qu'il n'y aucune impiété chez nous. Tous ceux qui étaient autour du tribunal s'écrièrent contre lui, car il était fort connu, et le gouverneur, au lieu de recevoir sa requête, lui demanda seulement s'il était aussi chrétien? Vettius le confessa à haute voix, et fut mis au nombre des martyrs, avec le titre d'avocat des chrétiens. Il y en eut environ dix qui tombèrent par faiblesse, étant mal préparés au combat. Leur chute nous affligea sensiblement, et abattit le courage des autres qui, n'étant pas encore pris, assistaient les martyrs et ne les quittaient point malgré tout ce qu'il fallait souffrir. Nous étions tous dans de grandes alarmes, à cause de l'incertitude de la confession; nous n'avions pas peur des tourments, mais nous regardions la fin, et nous craignions que quelqu'un ne tombât. On faisait tous les jours des captures, en sorte que l'on rassembla tous les bons sujets des deux églises qui les soutenaient principalement.
Avec les chrétiens on prit aussi quelques païens qui les servaient, car le gouverneur avait fait une ordonnance publique de les chercher tous. Ces esclaves païens, craignant les tourments qu'ils voyaient souffrir aux fidèles et poussés par les soldats, accusèrent faussement les chrétiens des festins de Thyeste, c'est-à-dire des repas de chair humaine, et de tout ce qu'il ne nous est permis ni de dire, ni de penser, ni même de croire que jamais des hommes l'aient commis. Ces calomnies étant divulguées, tout le peuple fut saisi de fureur contre nous; en sorte que s'il y en avait qui gardassent encore quelque mesure d'amitié, ils s'emportaient alors frémissant de rage. On voyait l'accomplissement de la prophétie du Sauveur: «que ceux qui feraient mourir ses disciples croiraient rendre service à Dieu». (Saint Jean, XVI, 21.)
Ceux que la fureur du peuple, du gouverneur et des soldats attaqua le plus violemment furent: Sanctus, diacre, natif de Vienne; Maturus, néophyte; Attalus, né à Pergame, mais qui avait toujours été le soutien de ces églises; et Blandine, esclave. Nous tous et principalement sa maîtresse, qui était du nombre des martyrs, nous craignions qu'elle n'eût pas même la hardiesse de confesser, à cause de la faiblesse de son corps. Cependant elle mit à bout ceux qui l'un après l'autre lui firent souffrir toutes sortes de tourments, depuis le matin jusqu'au soir. Ils se confessaient vaincus, ne sachant plus que lui faire; ils admiraient qu'elle respirât encore, ayant tout le corps ouvert et disloqué, et témoignaient qu'une seule espèce de torture était capable de lui arracher l'âme, bien loin qu'elle en dût souffrir tant et de si fortes. Pour elle, la confession du nom chrétien la renouvelait; son rafraîchissement et son repos était de dire: «Je suis chrétienne, et il ne se fait point de mal parmi nous.» Ces paroles semblaient la rendre insensible.
Le diacre Sanctus souffrit aussi des tourments excessifs. Les païens espéraient par là en tirer quelque parole indigne de lui, mais il eut une telle fermeté que jamais il ne leur dit ni son nom, ni sa nation, ni la ville d'où il était, ni s'il était libre ou esclave. A toutes ces questions il répondit en latin: «Je suis chrétien.» Ils ne l'entendirent jamais dire autre chose. Le gouverneur et les bourreaux en furent tellement irrités contre lui que, ne sachant plus que lui faire, ils lui appliquèrent enfin sur les parties les plus délicates des lames de cuivre embrasées. Ainsi brûlé, il demeurait immobile et ferme dans la confession. Son corps était tout plaie et meurtrissure, tout retiré, et il n'y paraissait plus de figure humaine. Quelques jours après, les païens voulurent le remettre à la gêne[122], croyant le vaincre en appliquant les mêmes tourments à ces plaies enflammées qui ne pouvaient pas même souffrir d'être touchées avec les mains, ou du moins qu'il mourrait dans les tourments et épouvanterait les autres. Mais contre toute apparence, son corps se redressa et se rétablit à la seconde gêne; il reprit sa première forme et l'usage de ses membres; en sorte qu'il semblait que ce fût plutôt le panser que le tourmenter.
Biblis, l'une de ceux qui avaient nié, fut appliquée à la gêne, pour lui faire avouer les impiétés dont on accusait les chrétiens. Les tourments la réveillèrent comme d'un profond sommeil; ces douleurs passagères la firent penser aux peines éternelles de l'enfer. «Et comment, dit-elle, mangerions-nous des enfants, nous à qui il n'est pas même permis de manger le sang des bêtes?» Dès lors elle se confessa chrétienne, et fut mise avec les martyrs. (Les chrétiens observaient encore alors, et plusieurs siècles après, la défense de manger du sang, portée par l'ancienne loi et confirmée par le concile des apôtres.)
Les tourments se trouvant inutiles par la vertu de Jésus-Christ et la patience des martyrs, on les enferma dans une prison obscure et incommode; on leur mit les pieds dans des entraves de bois, les étendant jusqu'au cinquième trou, et on les traita si cruellement, que la plupart furent étouffés dans la prison. Quelques-uns après avoir été si violemment tourmentés, qu'ils semblaient ne pouvoir vivre, quand ils auraient été pansés avec tout le soin imaginable, demeurèrent dans la prison, privés de tout secours humain, mais tellement fortifiés par le Seigneur qu'ils consolaient et encourageaient les autres. D'autres, tout frais et nouvellement pris, dont les corps n'avaient point été maltraités, ne pouvaient souffrir l'incommodité de la prison, et y mouraient.
Pothin, évêque de Lyon, fut de ce nombre. Il était âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, faible et infirme, en sorte qu'à peine pouvait-il respirer. Le zèle et le désir du martyre le fortifiaient. Il fut traîné devant le tribunal, conduit par les magistrats et regardé de tout le peuple, qui jetait toutes sortes d'imprécations contre lui, comme si c'eût été Jésus-Christ même. Il rendit témoignage à la vérité; et comme le gouverneur lui demanda qui était le Dieu des chrétiens, il dit: «Si vous en êtes digne, vous le connaîtrez.» Alors on ne l'épargna plus, il fut traîné et battu de tous côtés. Ceux qui étaient proche le frappaient des mains et des pieds, sans aucun respect pour son âge. Ceux qui étaient loin lui jetaient ce qu'ils trouvaient dans leurs mains. Tous croyaient commettre une grande impiété s'ils manquaient à l'insulter, pensant venger ainsi leurs dieux. A peine respirait-il encore quand il fut jeté dans la prison, et il y rendit l'âme deux jours après.
Dans cette prison étaient avec les martyrs ceux qui avaient renié la première fois qu'ils avaient été pris; car en ce temps-là il ne servait de rien de nier. Ceux qui avaient confessé étaient enfermés comme chrétiens, sans être accusés d'autre chose; ceux-ci étaient gardés comme des meurtriers et des scélérats. En sorte que les uns étaient soulagés par la joie de leur confession, par l'espérance des promesses, par l'amour pour Jésus-Christ et par l'esprit du Père; les autres étaient tourmentés par leur conscience. Cette différence paraissait au dehors. Les uns avaient le visage gai et plein de dignité et de grâce, plutôt ornés que chargés de leurs chaînes; répandant une bonne odeur, qui faisait croire à quelques-uns qu'ils se servaient de parfums; les autres étaient tristes, abattus et défigurés; les païens même leur reprochaient leur lâcheté. Ce spectacle confirmait les autres chrétiens.
On tira premièrement de prison quatre martyrs pour les exposer aux bêtes, en un spectacle qui fut donné exprès pour les nôtres. Ces quatre furent Maturus, Sanctus, Blandine et Attale. Maturus et Sanctus passèrent de nouveau par tous les tourments, dans l'amphithéâtre, comme s'ils n'avaient rien souffert auparavant. Ils furent traînés par les bêtes. On leur fit souffrir tous les maux que le peuple enragé demandait par divers cris, les uns d'un côté, les autres d'un autre, et surtout la chaise de fer, où on les fit rôtir, en sorte que l'odeur frappait les spectateurs; mais ils n'en étaient que plus furieux. Ils ne purent toutefois tirer autre parole de Sanctus que la confession qu'il avait accoutumé de faire dès le commencement. Enfin ces deux martyrs, après avoir longtemps résisté, furent immolés ce jour-là, ayant tenu lieu, dans ce spectacle, de tous les divers combats de gladiateurs.
Blandine fut attachée à une pièce de bois, pour être dévorée par les bêtes; et ce spectacle donnait courage aux martyrs, à qui elle représentait le Sauveur crucifié. On la traitait ainsi parce qu'elle était esclave. Aucune des bêtes ne la toucha; elle fut détachée et remise dans la prison. Le peuple demandait instamment Attale, car il était connu. On lui fit faire le tour de l'amphithéâtre avec un écriteau devant lui, où était en latin: «C'est le chrétien Attale.» Le peuple frémissait contre lui, mais le gouverneur ayant appris qu'il était citoyen romain, le fit remettre en prison avec les autres, attendant la réponse de l'empereur[123], à qui il avait écrit à leur sujet.
En cet état, les martyrs firent paraître leur humilité et leur charité. Ils désiraient tellement d'imiter Jésus-Christ, qu'après avoir confessé son nom, non-seulement une fois ou deux, mais plusieurs fois, ayant été exposés aux bêtes, brûlés, couverts de plaies, ils ne s'attribuaient pas le nom de martyrs et ne nous permettaient pas de le leur donner. Mais si quelqu'un de nous les nommait martyrs, en leur écrivant ou en leur parlant, ils s'en plaignaient amèrement. Ils cédaient ce titre à Jésus-Christ, le vrai et fidèle témoin, le premier né d'entre les morts, le chef de la vie divine, et faisaient mention de ceux qui étaient déjà sortis du monde. «Ceux-là, disaient-ils, sont martyrs que Jésus-Christ a daigné recevoir dans la confession de son nom, la scellant ainsi par leur mort; nous autres ne sommes que de petits confesseurs.» Ils priaient les frères avec larmes, de faire pour eux de ferventes prières afin qu'ils souffrissent jusqu'à la fin, et ils montraient par leurs actions la force du martyre, parlant aux païens avec grande liberté. Ils étaient remplis de la crainte de Dieu et s'humiliaient sous sa main puissante, excusant tout le monde, n'accusant personne et priant pour ceux qui les maltraitaient. Leur plus grande application était de retirer de la gueule de l'enfer ceux qu'il semblait avoir engloutis; car ils ne s'élevait pas de gloire contre ceux qui étaient tombés, mais ils suppléaient aux besoins des autres par leur abondance, leur montrant une tendresse maternelle et répandant pour eux beaucoup de larmes devant le Père céleste. Leur patience et leurs exhortations donnèrent du cœur à ceux qui avaient renié la foi, et les disposèrent à confesser.
Entre les martyrs était un nommé Alcibiade, accoutumé à mener une vie très-austère et à ne prendre pour toute nourriture que du pain et de l'eau. Il voulait continuer dans la prison; mais Attale, après son premier combat de l'amphithéâtre, apprit par révélation qu'Alcibiade ne faisait pas bien de ne pas user des créatures de Dieu et qu'il était aux autres une occasion de scandale. Alcibiade se laissa persuader, et dès lors il mangea de tout avec actions de grâces. Dieu visitait les martyrs par ses faveurs, et le Saint-Esprit était leur conseil.
La réponse de l'empereur vint cependant. Elle portait que l'on fît mourir ceux qui confesseraient, et que ceux qui nieraient fussent mis en liberté. Donc au commencement de l'assemblée des jeux solennels qui se tient en ce lieu-là, et qui est très-nombreuse, parce que toutes les nations y viennent, le gouverneur fit amener les martyrs à son tribunal, voulant encore les montrer au peuple et lui en donner le spectacle. Il les interrogea de nouveau, et fit couper la tête à tous ceux qui étaient citoyens romains; les autres furent envoyés aux bêtes. Il examina séparément ceux qui avaient nié, croyant n'avoir qu'à les renvoyer; mais, contre l'attente des païens, ils confessèrent, et furent joints à la troupe des martyrs. Quelques-uns demeurèrent dehors; mais ceux-là n'avaient jamais eu ni trace de foi, ni respect pour la robe nuptiale, ni pensée de la crainte de Dieu, et avaient déshonoré la religion par leur conduite.
Pendant l'interrogatoire, un nommé Alexandre, phrygien de nation et médecin de profession, qui avait demeuré plusieurs années dans les Gaules et était connu de tout le monde par sa charité envers Dieu et sa liberté à publier la doctrine, car il avait part à la grâce apostolique, Alexandre étant près du tribunal, leur faisait des signes pour les exciter à la confession de Jésus-Christ, et se donnait tant d'action que tout le peuple le remarquait. Comme ils étaient indignés de voir que ceux qui avaient nié confessaient alors, ils s'écrièrent contre Alexandre, comme s'il en eût été cause. Le gouverneur se tourna vers lui, et lui demanda qui il était; il dit qu'il était chrétien, et le gouverneur, en colère, le condamna aux bêtes. Il entra donc le lendemain dans l'arène avec Attale, que le gouverneur exposa encore aux bêtes, par complaisance pour le peuple. Après avoir passé par tous les tourments que l'on pratiquait dans l'amphithéâtre, ils furent enfin égorgés. Alexandre ne jeta pas un soupir et ne dit pas le moindre mot, se contenta de s'entretenir avec Dieu en son cœur. Attale étant mis sur la chaise de fer, comme son corps brûlait et que l'odeur de la graisse s'élevait, il dit au peuple en latin: «Voilà ce que c'est de manger des hommes; c'est ce que vous faites ici; pour nous, nous ne mangeons point d'hommes et ne faisons aucun mal.» On lui demanda quel nom avait Dieu; et il répondit: «Dieu n'a pas un nom comme un homme.»
Après eux tous, le dernier jour des gladiateurs, Blandine fut encore amenée avec un enfant d'environ quinze ans, nommé Ponticus. On les avait amenés tous les jours pour voir les supplices des autres, et on les voulait contraindre à jurer par les idoles. Comme ils demeurèrent fermes à les mépriser, le peuple entra en fureur contre eux, et, sans avoir égard ni à l'âge de l'un, ni au sexe de l'autre, ils les firent passer par tous les tourments, les pressant l'un après l'autre de jurer. Ils n'en purent venir à bout, car Ponticus était encouragé par Blandine, en sorte que tout le peuple s'en apercevait. Il souffrit donc tous les tourments, et rendit l'esprit. Blandine fut la dernière. Elle allait à la mort avec plus de joie qu'à un festin de noces. Après les fouets, les bêtes, la chaise ardente; enfin, on l'enferma dans un filet et on l'exposa à un taureau qui la secoua longtemps. Mais elle ne sentait rien de ce qu'on lui faisait, par l'espérance et l'attachement à ce qu'elle croyait et par les entretiens qu'elle avait avec Jésus-Christ. Enfin elle fut aussi égorgée; et les païens mêmes disaient qu'ils n'avaient jamais vu une femme tant souffrir.
Ils ne furent pas contents de la mort des martyrs; ils étendirent la persécution sur leurs cadavres. Ceux qui avaient été étouffés dans la prison furent jetés aux chiens et gardés soigneusement nuit et jour, de peur que nous ne les enterrassions. Ils assemblèrent aussi les restes de ceux qui avaient souffert dans l'amphithéâtre, c'est-à-dire ce que les bêtes ou le feu avaient laissé de leurs membres déchirés ou réduits en charbon, et les têtes coupées des autres, avec leurs troncs. Ils firent garder tous ces restes pendant plusieurs jours par des soldats. Les uns frémissaient et grinçaient les dents en regardant ces reliques; les autres riaient et se moquaient, exaltant leurs idoles et leur attribuant la punition de leurs ennemis. Les plus raisonnables témoignaient quelque compassion, et leur faisaient des reproches en disant: «Où est leur Dieu? et que leur a servi cette religion qu'ils ont préférée à leur propre vie?» Cependant nous étions sensiblement affligés de ne pouvoir enterrer ces corps. La nuit n'y servait de rien. Les gardes ne se laissaient gagner ni par argent ni par prière; ils semblaient faire un grand profit si ces corps demeuraient sans sépulture. Après les avoir laissés à l'air, exposés en spectacle pendant six jours, ils les brûlèrent et les réduisirent en cendre, puis les jetèrent dans le Rhône afin qu'il n'en parût aucun reste sur la terre. Ils le faisaient pour ôter aux chrétiens l'espérance de la résurrection, qui leur donne, disaient-ils, la confiance de nous introduire une religion étrangère et nouvelle, de mépriser les tourments et d'aller à la mort avec joie. Voyons maintenant s'ils ressusciteront, si leur Dieu pourra les secourir et les tirer de nos mains.
Eusèbe, traduit par l'abbé Fleury, dans son histoire ecclésiastique, livre IV, chap. 12 à 15.
Eusèbe, nommé évêque de Césarée en Palestine, en 315, a laissé une Histoire ecclésiastique (traduite en français par le président Cousin), une Chronique allant depuis la création du monde jusqu'à la 20e année du règne de Constantin[124], une Vie de Constantin, et la Préparation évangélique.
CANTILÈNE,
Dans laquelle se trouve la première mention du nom des Franks.
Composée vers 241.
Aurélien, étant alors tribun de la sixième légion gauloise, battit près de Mayence les Franks, qui ravageaient toute la Gaule; il en tua sept cents et en fit prisonniers trois cents, qu'il vendit à l'encan. Les soldats firent cette chanson à l'occasion de sa victoire:
«Nous avons tué mille Franks et mille Sarmates ensemble;
«Nous cherchons maintenant mille, mille, mille, mille, mille Perses[125].»
Flavius Vopiscus, dans les écrivains de l'Histoire Auguste.
SAINT DENIS, PREMIER ÉVÊQUE DE PARIS.
Vers 250.
Saint Irénée, successeur de saint Pothin, donna une nouvelle vigueur à l'église des Gaules; mais après son martyre et les terribles persécutions de Septime Sévère et de Dèce, l'église des Gaules se trouva fort affaiblie; on n'y voyait vers le milieu du troisième siècle que peu d'églises et un assez petit nombre de chrétiens. La propagation de l'Évangile dans les Gaules se fit lentement, jusqu'à ce que la miséricorde divine y envoya saint Martin.
L'état des églises des Gaules toucha les saints évêques des pays voisins, et le pape saint Fabien envoya sept évêques prêcher dans les Gaules. Ces sept apôtres furent saint Gatien de Tours, saint Trophime d'Arles, saint Paul de Narbonne, saint Saturnin de Toulouse, saint Denis de Paris, saint Austremoine de Clermont et saint Martial de Limoges. Des six évêques qui vinrent avec saint Denis, ce fut lui qui porta le plus loin la prédication de l'Évangile; car les autres étant demeurés dans les pays plus méridionaux, il s'avança jusqu'à Lutèce, capitale des Parisii, suivi de onze compagnons, parmi lesquels on remarque les saints Éleuthère et Rustique. Une persécution s'étant élevée tout d'un coup contre l'Église, comme on cherchait partout les chrétiens dans l'Occident, les persécuteurs trouvèrent saint Denis à Lutèce, et le prirent avec saint Rustique, prêtre, et saint Éleuthère, diacre. Le préfet Fescennius fit battre de verges le saint apôtre, ainsi que ses compagnons, parce qu'il avait converti beaucoup de gens à la religion chrétienne. Comme il persévérait très-courageusement dans la prédication de la foi du Christ, on le coucha sur un gril sous lequel on avait mis des charbons ardents, et on lui fit en outre endurer beaucoup d'autres supplices en même temps qu'à ses compagnons. Mais les martyrs ayant souffert tous ces divers tourments avec un courage et une joie héroïques, Denis eut avec les autres la tête tranchée, à Montmartre[126].
La tradition nous apprend que ce saint martyr releva sa tête et la porta dans ses mains en faisant deux mille pas. L'on dit qu'il s'arrêta non loin des bords de la Seine, dans l'endroit où depuis, en 638, a été fondée par Dagobert Ier l'abbaye de Saint-Denis, pour y conserver les reliques du saint.
Sainte Geneviève avait déjà fait bâtir en l'honneur de saint Denis une première église, qui fut le théâtre de nombreux miracles et qui fut en très-grande vénération chez les peuples de France du temps de nos premiers rois. On y venait des extrémités du royaume en pèlerinage. On y venait aussi faire serment pour déclarer la vérité des choses qu'on ne pouvait découvrir par les voies ordinaires. Le tombeau du saint y était orné dès lors de meubles précieux et de beaucoup de richesses; c'était un monument bâti en forme de tour, ou plutôt environné de petites tours. Saint Éloi prit plaisir à l'enrichir davantage, et il en fit l'un des plus grands ornements de la France, avant même qu'on parlât d'y bâtir une abbaye. Il semble que cette église eût été choisie dès lors pour le lieu de la sépulture de la famille royale. Au moins trouve-t-on qu'un fils du roi Chilpéric fut enterré avant le règne de Dagobert.
Les honneurs qui se rendaient à saint Denis n'étaient point renfermés dans les limites du diocèse de Paris; il ne serait pas facile de compter le nombre des églises qui furent bâties dans toutes les provinces du royaume en l'honneur du saint, depuis la fondation de l'abbaye, et principalement depuis le neuvième siècle, où l'on reçut l'opinion de ceux qui le prenaient pour Denis l'Aréopagite d'Athènes, converti par saint Paul.
Les rois de France ont toujours honoré saint Denis comme leur patron et comme le protecteur de leur couronne, parce qu'il l'était de la capitale de leur royaume. Ils avaient soin de visiter son tombeau, et ils venaient demander son intercession avec beaucoup de cérémonie quand ils étaient sur le point d'aller à la guerre ou de faire quelque voyage important. Ils y prenaient l'étendard qui devait marcher devant eux; et l'on sait que l'oriflamme, si célèbre dans notre histoire, n'était autre chose que la bannière de l'abbaye de Saint-Denis. Ils le réclamaient dans les combats et les périls; et portant la confiance qu'ils avaient en sa protection jusqu'au tombeau, ils comptaient encore pour un avantage et une faveur particulière que leurs cendres reposassent auprès des siennes. Cette dévotion de nos rois était aussi celle de leur cour et celle de leurs sujets. C'est peut-être ce qui a contribué principalement à faire regarder saint Denis comme le patron et l'apôtre de la France.
Extrait de:
Baillet, Vies des Saints; in-4o, 1739;
Le Nain de Tillemont, Mémoires pour l'histoire de l'Église;
in-4o, 1696.
LES BAGAUDES.
285.
Les Bagaudes ont joué un grand rôle dans l'histoire des derniers temps de l'empire; leurs soulèvements prirent un caractère formidable dans les anciennes contrées celtiques, telles que la Gaule et le nord de l'Espagne.
Dans toutes les contrées soumises à la puissance de Rome, la population des campagnes était presque uniquement composée d'esclaves, dont la condition variait à quelques égards chez les différents peuples compris dans le monde romain, mais était partout inférieure à celle des serfs du moyen âge. Sous les premiers Césars on se plaignait déjà en Italie de la diminution du nombre des hommes libres, tandis que celui des esclaves allait toujours croissant. Dès cette époque la proportion des hommes libres relativement aux esclaves n'était guère plus élevée que celle des blancs par rapport aux nègres dans nos colonies des Antilles. Si le principe de l'esclavage n'avait pas été aussi profondément enraciné dans les mœurs des nations antiques, cet état de choses n'aurait pu se soutenir. Ces masses immenses d'hommes réduits à la condition des bêtes par une aristocratie peu nombreuse auraient au moins fait quelques efforts pour conquérir leur liberté; mais la légitimité de l'esclavage était alors reconnue par tout le monde, par les esclaves comme par les maîtres. Aucun des philosophes, aucun des législateurs de l'antiquité n'a su concevoir une société sans esclaves. Le christianisme, en proclamant pour la première fois sur la terre l'égalité de tous les hommes devant Dieu, put seul opérer cette grande révolution dans les idées.
Néanmoins, et malgré l'acquiescement universel du genre humain au principe de la servitude, il éclatait de temps à autre des révoltes d'esclaves qui donnèrent quelquefois lieu à des guerres sérieuses. Sous la république, Spartacus en Italie, Sertorius en Espagne soulevèrent la population des campagnes, et il n'y eut peut-être pas de guerres qui aient inspiré plus d'effroi et causé plus d'embarras à l'aristocratie romaine.
Dans la Gaule, toute la population agricole était de temps immémorial réduite à un état de servitude moins complet que l'esclavage romain, et plus analogue à la condition des serfs de l'époque féodale. Cette population de cultivateurs attachés à la glèbe n'était point désarmée comme les misérables esclaves que les Romains tenaient à la chaîne; elle marchait au combat comme les serfs du moyen âge, sous la direction de la caste guerrière; en temps de paix, elle travaillait pour les nobles, seuls propriétaires du sol; elle leur obéissait en temps de guerre comme à ses commandants-nés. Quelquefois même l'aristocratie n'était point maîtresse de contenir les mouvements de cette foule, qui se levait spontanément quand elle croyait le territoire menacé. César, dans ses expéditions contre la Gaule, trouva presque partout des alliés parmi les factions aristocratiques; mais le peuple, fanatisé par les druides, entraînait souvent ses chefs à combattre malgré eux. Ce fut ainsi que les Bellovaques vaincus alléguèrent pour excuse de leur résistance, que la guerre avait été engagée malgré le sénat, ou la caste noble, par la glèbe ignorante.
Sous la domination impériale la scission devint plus profonde entre le peuple des campagnes et la caste des propriétaires, qui devenus tout à fait romains avaient pris droit de cité à Rome, adopté des noms latins et renié la langue, les mœurs et la religion de leurs ancêtres. Tandis que les riches possesseurs du sol allaient s'avilir à la cour des césars, et dissipaient en Italie dans de monstrueuses profusions leurs immenses revenus, le peuple des campagnes continuait à parler la langue celtique, à porter l'habit gaulois, et malgré les édits des empereurs, toujours attaché aux superstitions druidiques, obéissait avec un fanatisme aveugle aux restes des druides et des fées, qui se cachaient dans les bois et les déserts, pour se soustraire aux persécutions exercées contre leur culte. Il y avait là des ferments d'agitation et de haine qui n'attendaient qu'une occasion pour éclater.
Pendant les troubles qui suivirent la mort de Néron (68), les paysans de la Gaule centrale se soulevèrent sous la conduite d'un des leurs, nommé Mariccus ou Maric; il se donnait le titre de dieu et de libérateur des Gaules, ce qui prouve que cette insurrection, comme toutes les autres du même genre, avait à la fois pour principes le fanatisme religieux et les souvenirs de l'indépendance nationale[127]. L'aristocratie des Éduens, secondée par la jeunesse noble, qui fréquentait en grand nombre les célèbres écoles d'Autun, suffit, en l'absence des armées romaines, pour comprimer ce mouvement, dont le chef fut livré aux bêtes. Il faut voir avec quel dédain les historiens latins parlent de ce plébéien inconnu, quidam e plebe Boiorum, qui avait osé mêler ses obscures destinées aux grands événements de l'époque. Et quels événements! La querelle d'un Vitellius et d'un Othon[128].
Ces soulèvements, dont les premiers symptômes s'étaient manifestés à l'extinction de la famille des Césars, se développèrent avec bien plus de gravité dans l'anarchie qui suivit la chute de la dynastie des Antonins. Déjà, sous le règne de Commode, un simple soldat, nommé Maternus, avait rassemblé dans la Gaule une troupe de bandits et de déserteurs, si nombreuse qu'il fallut envoyer contre lui une armée commandée par Niger, général estimé, qui disputa, quelques années plus tard, l'empire à Sévère. Maternus conçut même l'audacieux projet de pénétrer secrètement dans Rome, avec quelques-uns de ses soldats déguisés et d'assassiner l'empereur au milieu d'une fête. Il échoua dans ce complot, qu'il paya de sa vie; mais l'idée seule n'était point d'un vulgaire chef de brigand[129].
L'insurrection fut encore alors facilement réprimée; l'excès des misères publiques la fit bientôt reparaître, plus terrible. Pendant les troubles du troisième siècle la Gaule fut horriblement ravagée par les barbares et par les armées des généraux romains qui se disputaient la pourpre impériale. Les villages furent incendiés, les vignes arrachées, les champs dévastés, la famine et les massacres décimèrent la population.
Au milieu de tant de calamités, les usurpateurs, maîtres impitoyables auxquels l'histoire a conservé le nom de tyrans, n'en faisaient pas moins agir toutes les rigueurs du fisc pour arracher aux habitants des campagnes leurs dernières ressources, tandis que les propriétaires, appauvris, exigeaient le payement des redevances avec une dureté inaccoutumée. Le désespoir mit enfin la rage au cœur des malheureux paysans; de toutes parts ils s'armèrent, se jetèrent dans les bois et dans les landes désertes; puis, réunis en bandes, ils infestèrent les routes, massacrèrent les propriétaires et les agents du fisc, pillèrent les petites villes, les habitations isolées, et osèrent tenir tête aux détachements de soldats qu'on envoyait à leur poursuite. Ce fut une guerre de buissons et de chicane, une guerre de chouans ou de guérillas, comme en font toutes les populations soulevées, mais dont la race celtique semble avoir plus particulièrement le génie ou l'instinct.
L'anarchie qui dévorait l'empire ne permettait pas d'employer contre les paysans révoltés des forces suffisantes, ni surtout de les poursuivre avec la ténacité et la persévérance qui peuvent seules triompher de ce genre d'ennemis. Ils s'enhardirent par leurs succès; leurs rangs se grossirent des hommes de toutes classes qui n'avaient plus rien à perdre ou qui espéraient gagner au désordre; leurs bandes devinrent des corps d'armée considérables, qui ne craignirent plus de s'attaquer même aux grandes villes. En 269, ils prirent et saccagèrent, après sept mois de siége, l'opulente cité d'Autun, première alliée des Romains dans les Gaules, objet constant de la cupidité et de la haine des paysans gaulois, et qui dans son malheur implora en vain les secours de la puissance romaine, qu'elle avait si bien servie[130].
Ce fut alors qu'on commença à donner à ces rassemblements armés le nom de Bagaudes, emprunté à l'idiome celtique. Je ne rapporterai pas ici toutes les étymologies ridicules qu'on a données de ce nom. Du Cange[131] en indique une, qui paraît assez plausible; c'est celle qu'il dérive du mot celtique, Bagat, conservé dans la langue celtique, et qui signifie une troupe, une réunion nombreuse.
Le pillage d'Autun ne fut qu'un des épisodes de cette guerre des Bagaudes qui éclatait partout en même temps. Sur tous les points du pays ils avaient des lieux fortifiés qui leur servaient de retraites, et d'où ils se répandaient dans la campagne. Retranchés dans ces forts, ils occupaient les avenues des grandes villes où la classe riche s'était réfugiée, ils interceptaient leurs approvisionnements, et les rançonnaient lorsqu'ils ne pouvaient les prendre.
Auprès de Lutèce, cité déjà considérable et siége d'un commerce florissant, ils s'étaient établis dans la presqu'île que forme la Marne avant de s'unir à la Seine, au lieu où l'on bâtit depuis une abbaye consacrée à saint Maur, et qu'on appela Saint-Maur-les-Fossés, à cause des traces encore existantes du fort des Bagaudes. Cette position était admirablement choisie pour arrêter à la fois les arrivages de la Marne et de la Seine; ils s'y maintinrent pendant plusieurs années. La porte de Lutèce qui ouvrait dans cette direction, à l'est de la ville, en prit le nom de porte des Bagaudes. Dans le moyen âge cette même porte s'appela Porte Baudoyer, et la place où elle était située conserve encore ce nom[132]. Il semble donc que dans la prononciation le mot Bagaude se rapprochait beaucoup du mot badaud, dérivé d'un ancien radical qui signifiait demeurer, habiter, et qui s'est conservé dans l'italien badare. Le mot latin, manens, manant, en est la traduction littérale. Ainsi, bagaude, badaud, manant, vilain, paysan, sont autant de termes synonymes, qui tous désignaient l'habitant serf des campagnes, et qui par cette raison ont fini par être tous pris en mauvaise part, comme exprimant l'idée de rusticité, de bassesse et d'ignorance.
La guerre des Bagaudes ou la Bagaudie, Bacaudia, suivant l'expression des historiens du Bas-Empire, ne différa en rien de la Jacquerie du quatorzième siècle. Elle fut provoquée par les mêmes causes, les maux affreux que l'invasion étrangère faisait peser sur la population des campagnes, impitoyablement pressurée par les seigneurs et par le fisc. Elle eut les mêmes effets, le massacre des riches, des nobles, des fonctionnaires, le pillage des châteaux, l'attaque des villes, le brigandage sur les routes; elle eut la même marche, les mêmes vicissitudes et la même fin; on peut dire que l'histoire de l'une serait presque exactement l'histoire de l'autre.
Que les rassemblements auxquels on a donné le nom de Bagaudes aient été composés en grande majorité de paysans serfs, c'est ce dont on ne saurait douter. Tous les auteurs qui en ont parlé s'expriment clairement à cet égard. A l'occasion du soulèvement qui éclata de 280 à 285, après que Carinus eut emmené l'armée des Gaules en Italie, Eutrope et Aurelius Victor s'accordent à dire que les paysans gaulois, rusticani, agrestes, avaient formé les rassemblements que l'on nomma Bagaudes[133]. La Chronique de Prosper, à l'année 435, dit que la Bagaudie était une conspiration de tous les serfs de la Gaule. L'évêque Salvien trace un éloquent tableau des misères du peuple gaulois[134]. Rien ne fait mieux connaître les véritables causes de l'insurrection que ces paroles inspirées par une indignation vertueuse, et comparables aux plus beaux chefs-d'œuvre de l'éloquence antique. Le saint évêque nous apprend encore que les classes inférieures ne prenaient pas seules part à la révolte; des hommes même d'une naissance distinguée et d'une éducation libérale étaient contraints de chercher un asile parmi les Bagaudes, pour sauver au moins leur vie, après avoir perdu tous leurs biens par les exactions du fisc. Cette allégation est confirmée par un fait que rapporte la Chronique de Prosper à l'année 445. Un médecin d'un mérite éminent, nommé Eudoxius, fut poursuivi comme un des moteurs du soulèvement de Bagaudes qui eut lieu à cette époque, et n'échappa au supplice qu'en se réfugiant chez les Huns.
Toutes ces circonstances se retrouvent dans la grande insurrection du troisième siècle; car ce n'étaient pas non plus des hommes ordinaires que ces Helianus et ces Amandus, qui furent alors chefs des Bagaudes, et qui osèrent prendre le titre d'empereurs. Cette ambition, au reste, fut fatale à leur parti. Tant que les Bagaudes s'étaient bornés à infester les routes, à massacrer les propriétaires, à piller les villes, les empereurs s'en étaient peu inquiétés, et les cités gauloises avaient en vain imploré le secours des armes romaines. Mais l'usurpation de la pourpre impériale donnait à ces mouvements un autre caractère. Dès que Dioclétien en fut instruit, il s'empressa d'envoyer Maximien au delà des Alpes, avec une armée dont la présence suffit pour dissiper ces bandes, qui n'étaient redoutables qu'en l'absence de troupes réglées. Maximien fit périr leurs chefs, prit et rasa leurs forts, entre autres celui qu'ils avaient construit près de Lutèce, dans la presqu'île de la Marne, et termina cette guerre en 285.
L'insurrection parut alors étouffée, mais elle ne fut jamais entièrement éteinte; il y eut toujours quelques bandes disséminées dans le pays, et le feu de la révolte éclata avec plus de violence et plus d'étendue que jamais au cinquième siècle, lorsque l'invasion des Vandales eut fait peser de nouveau sur les habitants des campagnes les affreuses calamités dont les avait frappés, au troisième siècle, l'invasion des Alémans.
Il est à remarquer que les grands rassemblements de Bagaudes se sont toujours formés dans les contrées vraiment celtiques, dans l'ouest et le centre de la Gaule, ancien territoire des Galls; dans ces provinces qui ont été au moyen âge le principal foyer de la jacquerie et de nos jours même encore le théâtre de la guerre civile. Il n'y eut jamais de Bagaudes dans la Belgique, où dominait l'esprit militaire de la Germanie et où se recrutaient les légions.
Pétigny, Études sur l'histoire, les lois et les institutions de l'époque mérovingienne, 3 vol. in-8o; Paris, A. Durand, 1851; t. I, p. 192.
SAINT MARTIN, ÉVÊQUE DE TOURS.
316-400.
Martin naquit en 316, à Salarie, ville de Pannonie, dont on voit aujourd'hui les ruines à deux lieues de Sarwar, en Hongrie. Dès sa jeunesse il montra par toutes ses actions qu'il ne vivait que pour Dieu. Il avait pour les pauvres un amour ardent; on le vit une fois à la porte d'Amiens donner la moitié de sa casaque, parce qu'il ne lui restait aucune autre chose qu'il put donner. Cette action ne manqua pas de lui attirer des railleries de la part des libertins; mais quand on ne veut plaire qu'à Jésus-Christ, on est peu sensible aux faux jugements des hommes, et souvent on reçoit de lui dès ce monde même l'approbation que ceux-ci refusent; c'est ce qui arriva à Martin. La nuit suivante, pendant qu'il donnait à ses membres fatigués un court repos, qu'il avait coutume d'interrompre souvent par la prière, Jésus-Christ se montra à lui, revêtu de cette moitié de casaque qu'il avait donnée et environné d'une multitude d'anges à qui il dit: Martin, qui n'est encore que catéchumène, m'a couvert de cet habit.
Un ordre de l'empereur obligeant les enfants des officiers et des soldats vétérans à porter les armes, le père de Martin découvrit lui-même son fils, et le contraignit de suivre une profession qu'il jugeait préférable à toute autre. Ainsi Martin entra à quinze ans dans la cavalerie. Il sut se préserver des vices qui ne déshonorent que trop la profession des armes, et gagna l'estime de ceux qui vivaient avec lui. Il fut un soldat vraiment chrétien, exact à remplir ses devoirs. A l'âge de dix-huit ans il demanda et reçut le baptême. Deux ans après il se retira du service, malgré les instances de son tribun, avec lequel il vivait dans une étroite amitié.
La haute réputation de saint Hilaire l'attira à Poitiers. Quand ce grand homme eut été élevé sur le siége qu'il a tant illustré, il voulut ordonner diacre Martin, qui refusa cet honneur par humilité, et ne consentit qu'à être ordonné exorciste. Peu de temps après, le désir de revoir sa famille le conduisit en Pannonie. En revenant, il apprit, comme il traversait l'Italie, que les Ariens opprimaient l'église des Gaules et qu'ils avaient fait exiler saint Hilaire. Martin choisit alors une retraite près de Milan, et y pratiqua tous les exercices de la vie monastique. Ayant appris, en 360, que saint Hilaire retournait dans son diocèse, il se hâta de se rendre auprès de lui. Ce grand évêque reçut avec joie son disciple, et lui donna un terrain[135] pour bâtir un monastère[136], dans lequel on vit bientôt des hommes de différents pays se réunir pour servir Dieu sous une même discipline. Saint Martin s'y renferma lui-même pour se sanctifier et conduire les autres à Jésus-Christ.
Vers l'an 371, le peuple de Tours et des villes voisines le demanda pour évêque. Il fallut user d'artifice et employer la violence pour l'arracher de sa solitude. Il joignit toutes les vertus épiscopales à celles de la profession monastique, qu'il n'abandonna point. Il conserva toujours la même humilité dans le cœur, la même pauvreté dans ses habits et dans ses meubles. Il demeura quelque temps dans une étroite cellule, qui tenait à l'église; mais, ne pouvant souffrir les visites, qu'il recevait fréquemment, il bâtit de l'autre côté de la Loire le célèbre monastère de Marmoutier, que l'on regarde comme la plus ancienne abbaye de France.
Saint Martin se vit à la tête de quatre-vingts moines, qui rappelaient le temps des plus austères anachorètes et dont plusieurs furent enlevés, à cause de leur sainteté, pour être évêques en différentes villes. Pour lui, il fut comme l'apôtre de toute la Gaule; il dissipa l'incrédulité des païens, détruisit les temples et fit bâtir des églises en l'honneur du vrai Dieu dans les lieux où l'on rendait auparavant aux fausses divinités un culte superstitieux. Partout il établissait la piété sur la connaissance de Jésus-Christ. Ce qu'il enseignait de vive voix, il le confirmait par des miracles sans nombre, et le persuadait, pour ainsi dire, par sa fidélité à le pratiquer le premier. Son zèle s'étendit jusqu'en Bourgogne, où il arracha un grand nombre de victimes au démon pour les donner à Jésus-Christ. Étant un jour dans un bourg rempli de païens, il entreprit, comme il avait fait ailleurs, de les convertir au vrai Dieu et de leur faire abandonner leurs vaines superstitions. Après les avoir exhortés assez longtemps, il leur dit d'abattre un arbre qui était dans ce lieu et que le peuple regardait avec vénération. Les païens dirent à saint Martin: Nous voulons bien le couper, pourvu que vous consentiez à rester dessous. Il accepta la condition. On abattit l'arbre; il penchait du côté de saint Martin. Les païens le crurent déjà écrasé; mais le saint ayant fait le signe de la croix, l'arbre se redressa, et tomba du côté des païens; plusieurs auraient été tués s'ils n'eussent évité la mort par une prompte fuite. Dieu se servit de ce miracle pour amollir le cœur féroce des idolâtres et les porter à demander le baptême.
Quelquefois il sollicitait auprès des princes le pardon des criminels, la liberté des captifs, le retour des exilés ou le soulagement des personnes affligées. Ce fut pour obtenir quelques-unes de ces grâces qu'il alla à Trèves, vers l'an 383, trouver le tyran Maxime, qui après s'être révolté contre l'empereur Gratien s'était emparé des Gaules, de l'Angleterre et de l'Espagne. Martin demanda ces grâces en évêque, c'est-à-dire sans les acheter par des bassesses. Il faisait connaître au prince que c'était plaider pour ses propres intérêts que de prendre en main auprès de lui la cause de la veuve, de l'orphelin ou du prisonnier; que sa gloire la plus solide était de faire du bien aux malheureux, et qu'il devait remercier ceux qui lui montraient les objets sur qui devaient tomber ses faveurs. L'empereur Maxime, loin de se choquer de cette sainte hardiesse, en conçut plus d'estime pour le saint évêque, et il le pria plusieurs fois de manger à sa table. Saint Martin refusa d'abord l'honneur que lui faisait ce prince, mais dans la suite il crut devoir l'accepter. Maxime convia les plus illustres de sa cour pour le jour où le saint lui avait promis de dîner avec lui. Dans le repas, Martin fut assis à la droite du prince, et un prêtre qui l'avait accompagné fut placé entre le frère et l'oncle de l'empereur. Quand on donna à boire, l'officier présenta la coupe à Maxime, qui la fit donner au saint évêque pour la recevoir lui-même de sa main; mais celui-ci la donna au prêtre dont on vient de parler. Cette action fut admirée par l'empereur même et de tous les assistants.
Vers l'an 400, saint Martin alla recevoir la récompense que Dieu accorde à ses fidèles serviteurs.
Abrégé des vies des Saints, par Richard, t. 2, p. 398.
PARIS EN 358.
Julien[137] passa au moins à Lutèce[138] les deux hivers de 358 et de 359. Il aimait cette bourgade, qu'il appelait sa chère Lutèce, et où il avait rassemblé, autant qu'il avait pu au milieu de ses entreprises militaires, des savants et des philosophes. Oribase[139] le médecin, dont il nous reste quelques travaux, y rédigea son abrégé de Galien[140]; c'est le premier ouvrage publié dans une ville qui devait enrichir les lettres de tant de chefs-d'œuvre.
On se plaît à rechercher l'origine des grandes cités, comme à remonter à la source des grands fleuves; vous serez bien aise de relire le propre texte de Julien[141]:
«Je me trouvais pendant un hiver à ma chère Lutèce; c'est ainsi qu'on appelle dans les Gaules la ville des Parisii. Elle occupe une île au milieu d'une rivière[142]; des ponts de bois la joignent aux deux bords. Rarement la rivière croît ou diminue; telle elle est en été, telle elle demeure en hiver; on en boit volontiers l'eau, très-pure et très-riante à la vue. Comme les Parisii habitent une île, il leur serait difficile de se procurer d'autre eau. La température de l'hiver est peu rigoureuse, à cause, disent les gens du pays, de la chaleur de l'Océan, qui, n'étant éloigné que de 900 stades, envoie un air tiède jusqu'à Lutèce. L'eau de mer est en effet moins froide que l'eau douce. Par cette raison, ou par une autre que j'ignore, les choses sont ainsi[143]. L'hiver est donc fort doux aux habitants de cette terre; le sol porte de bonnes vignes; les Parisii ont même l'art d'élever des figuiers[144] en les enveloppant de paille de blé comme d'un vêtement, et en employant les autres moyens dont on se sert pour mettre les arbres à l'abri de l'intempérie des saisons.
«Or, il arriva que l'hiver que je passais à Lutèce fut d'une violence inaccoutumée; la rivière charriait des glaçons comme des carreaux de marbre. Vous connaissez les pierres de Phrygie? tels étaient par leur blancheur ces glaçons bruts, larges, se pressant les uns les autres, jusqu'à ce que, venant à s'agglomérer, ils formassent un pont[145]. Plus dur à moi-même et plus rustique que jamais, je ne voulus point souffrir que l'on échauffât à la manière du pays, avec des fourneaux, la chambre où je couchais[146].»
Julien raconte qu'il permit enfin de porter dans sa chambre quelques charbons, dont la vapeur faillit l'étouffer.
Chateaubriand, Études ou discours historiques sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des barbares.
GOUVERNEMENT DE JULIEN.
359.
La Gaule commençait à respirer, et Julien, libre un moment des soins de la guerre, reportait sa sollicitude sur tout ce qui pouvait contribuer au bien-être des provinces. Veiller à l'égale répartition de l'impôt, prévenir tout abus de pouvoir, écarter des affaires cette classe de gens qui spéculent sur les malheurs publics, ne souffrir chez les magistrats aucune déviation de la stricte équité, telle était l'occupation de tous ses instants. Ce qui aidait aux réformes dans cette dernière partie de l'administration, c'est que le prince siégeait lui-même comme juge, pour peu que les procès eussent d'importance par la gravité des cas ou par le rang des personnes; et jamais la justice n'eut de dispensateur plus intègre. Un exemple, entre mille, suffira pour établir son caractère sous ce rapport. Numerius, ancien gouverneur de la Narbonnaise, avait à répondre devant lui à la charge de dilapidation, et, contre l'usage dans les causes criminelles, les débats étaient publics. Numerius se renferma dans la dénégation, et les preuves manquaient contre lui. Son adversaire Delphidius, homme passionné, voyant l'accusation désarmée, ne put s'empêcher de s'écrier: «Mais, illustre césar, s'il suffit de nier, où seront désormais les coupables?» A quoi Julien répliqua sans s'émouvoir: «S'il suffit d'accuser, où seront les innocents?» Ce trait le peint comme juge.
Ammien Marcellin, Histoire, liv. XVIII, trad. de M. Savalète.
Ammien Marcellin, historien latin du quatrième siècle de l'ère chrétienne, a composé une histoire des empereurs depuis Nerva jusqu'à Valentinien, en 31 livres, dont les 13 premiers sont perdus. C'est un ouvrage précieux par les détails exacts qu'il fournit, Ammien ayant vu lui-même tout ce qu'il raconte dans ses derniers livres; il avait longtemps servi dans les armées de la Gaule, et fit avec Julien la campagne de Perse.
TYRANNIE DE L'ADMINISTRATION ROMAINE.
285-450.
La société antique, bien différente de la nôtre, ne renouvelait pas incessamment la richesse par l'industrie. Consommant toujours et ne produisant plus, elle demandait toujours davantage à la terre, et les mains qui la cultivaient, cette terre, devenaient chaque jour plus rares et moins habiles.
Rien de plus terrible que le tableau que nous a laissé Lactance[147] de cette lutte meurtrière entre le fisc affamé et la population impuissante, qui pouvait souffrir, mourir, mais non payer. «Tellement grande était devenue la multitude de ceux qui recevaient[148] en comparaison du nombre de ceux qui devaient payer, telle l'énormité des impôts, que les forces manquaient aux laboureurs, les champs devenaient déserts, et les cultures se changeaient en forêts..... Je ne sais combien d'emplois et d'employés fondirent sur chaque province, sur chaque ville, magistri, rationales, vicaires des préfets. Tous ces gens-là ne connaissaient que condamnations, proscriptions, exactions; exactions, non pas fréquentes mais perpétuelles, et dans les exactions, d'intolérables outrages.... Mais la calamité publique, le deuil universel, ce fut quand le fléau du cens ayant été lancé dans les provinces et les villes, les censiteurs se répandirent partout, bouleversèrent tout; vous auriez dit une invasion ennemie, une ville prise d'assaut. On mesurait les champs par mottes de terre, on comptait les arbres, les pieds de vigne. On inscrivait les bêtes; on enregistrait les hommes. On n'entendait que les fouets, les cris de la torture; l'esclave fidèle était torturé contre son maître, la femme contre son mari, le fils contre son père; et faute de témoignage, on les torturait pour déposer contre eux-mêmes; et quand ils cédaient vaincus par la douleur, on écrivait ce qu'ils n'avaient pas dit. Point d'excuse pour la vieillesse ou la maladie; on apportait les malades, les infirmes. On estimait l'âge de chacun; on ajoutait des années aux enfants, on en ôtait aux vieillards; tout était plein de deuil et de consternation. Encore ne s'en rapportait-on pas à ces premiers agents; on en envoyait toujours d'autres pour trouver davantage, et les charges doublaient toujours, ceux-ci ne trouvant rien, mais ajoutant au hasard, pour ne pas paraître inutiles. Cependant les animaux diminuaient, les hommes mouraient, et l'on n'en payait pas moins l'impôt pour les morts[149].»
Sur qui retombaient tant d'insultes et de vexations endurées par les hommes libres? Sur les esclaves, sur les colons ou cultivateurs dépendants, dont l'état devenait chaque jour plus voisin de l'esclavage. C'est à eux que les propriétaires rendaient tous les outrages, toutes les exactions dont les accablaient les agents impériaux. Leur misère et leur désespoir furent au comble à l'époque dont Lactance vient de nous tracer le tableau. Alors tous les serfs des Gaules prirent les armes sous le nom de Bagaudes[150]. En un instant ils furent maîtres de toutes les campagnes, brûlèrent plusieurs villes, et exercèrent plus de ravages que n'auraient pu faire les barbares. Ils s'étaient choisis deux chefs, Ælianus et Amandus, qui, selon une tradition, étaient chrétiens. Il ne serait pas étonnant que cette réclamation des droits naturels de l'homme ait été en partie inspirée par la doctrine de l'égalité chrétienne. L'empereur Maximien accabla ces multitudes indisciplinées (en 286).....
L'avénement de Constantin et du christianisme fut une ère de joie et d'espérance. Né en Bretagne, comme son père, Constance Chlore, il était l'enfant, le nourrisson de la Bretagne et de la Gaule. Après la mort de son père, il réduisit le nombre de ceux qui payaient la capitation en Gaule de 25,000 à 18,000. L'armée avec laquelle il vainquit Maxence devait appartenir en grande partie à cette dernière province.
Les lois de Constantin sont celles d'un chef de parti qui se présente à l'empire comme un libérateur, un sauveur: «Loin, s'écrie-t-il, loin du peuple, les mains rapaces des agents fiscaux! Tous ceux qui ont souffert de leurs concussions peuvent en instruire les présidents des provinces. Si ceux-ci dissimulent, nous permettons à tous d'adresser leurs plaintes à tous les comtes de provinces ou au préfet du prétoire, s'il est dans le voisinage, afin qu'instruit de tels brigandages, nous les fassions expier par les supplices qu'ils méritent[151].»
Ces paroles ranimèrent l'empire. La vue seule de la croix triomphante consolait déjà les cœurs. Ce signe de l'égalité universelle donnait une vague et immense espérance. Tous croyaient arrivée la fin de leurs maux.
Cependant le christianisme ne pouvait rien aux souffrances matérielles de la société. Les empereurs chrétiens n'y remédièrent pas mieux que leurs prédécesseurs. Tous les essais qui furent faits n'aboutirent qu'à montrer l'impuissance définitive de la loi. Que pouvait-elle en effet, sinon tourner dans un cercle sans issue? Tantôt elle s'effrayait de la dépopulation, elle essayait d'adoucir le sort du colon, de le protéger contre le propriétaire, et le propriétaire criait qu'il ne pouvait plus payer l'impôt; tantôt elle abandonnait le colon, le livrait au propriétaire, l'enfonçait dans l'esclavage[152], s'efforçait de l'enraciner à la terre; mais le malheureux mourait ou fuyait, et la terre devenait déserte. Dès le temps d'Auguste la grandeur du mal avait provoqué les lois qui sacrifiaient tout à l'intérêt de la population. Pertinax avait assuré la propriété et l'immunité des impôts pour dix ans à ceux qui occuperaient les terres désertes en Italie, dans les provinces et chez les rois alliés. Aurélien l'imita. Probus fut obligé de transplanter de la Germanie des hommes et des bœufs pour cultiver la Gaule. Il y fit replanter les vignes arrachées par Domitien. Maximien et Constance Chlore transportèrent des Franks et d'autres Germains dans les solitudes du Hainaut, de la Picardie, du pays de Langres; et cependant la dépopulation augmentait dans les villes, dans les campagnes. Quelques citoyens cessaient de payer l'impôt; ceux qui restaient payaient d'autant plus. Le fisc affamé et impitoyable s'en prenait de tout déficit aux curiales[153], aux magistrats municipaux.
Si l'on veut se donner le spectacle d'une agonie de peuple, il faut parcourir l'effroyable code par lequel l'empire essaye de retenir le citoyen dans la cité qui l'écrase, qui s'écroule sur lui. Les malheureux curiales, les derniers qui eussent encore un patrimoine dans l'appauvrissement général, sont déclarés les esclaves, les serfs de la chose publique. Ils ont l'honneur d'administrer la cité, de répartir l'impôt à leurs risques et périls; tout ce qui manque est sur leur compte[154]. Ils ont l'honneur de payer à l'empereur l'aurum coronarium[155]. Ils sont l'amplissime sénat de la cité, l'ordre très-illustre de la curie. Toutefois, ils sentent si peu leur bonheur, qu'ils cherchent sans cesse à y échapper. Le législateur est obligé d'inventer tous les jours des précautions nouvelles pour fermer, pour barricader la curie. Étranges magistrats, que la loi est obligée de garder à vue, pour ainsi dire, et d'attacher à leur chaise curule. Elle leur interdit de s'absenter, d'habiter la campagne, de se faire soldats, de se faire prêtres; ils ne peuvent entrer dans les ordres qu'en laissant leur bien à quelqu'un qui veuille bien être curiale à leur place. La loi ne les ménage pas: «Certains hommes lâches et paresseux désertent les devoirs de citoyens.... Nous ne les libérerons qu'autant qu'ils mépriseront leur patrimoine. Convient-il que des esprits occupés de la contemplation divine conservent de l'attachement pour leurs biens[156].»
L'infortuné curiale n'a pas même l'espoir d'échapper par la mort à la servitude. La mort poursuit même ses fils. Sa charge est héréditaire. La loi exige qu'il se marie, qu'il lui engendre et lui élève des victimes. Les âmes tombèrent alors de découragement. Une inertie mortelle se répandit dans tout le corps social. Le peuple se coucha par terre de lassitude et de désespoir, comme la bête de somme se couche sous les coups et refuse de se relever. En vain les empereurs essayèrent par des offres d'immunités, d'exemptions, de rappeler le cultivateur sur son champ abandonné. Rien n'y fit. Le désert s'étendit chaque jour. Au commencement du cinquième siècle, il y avait dans l'heureuse Campanie, la meilleure province de tout l'empire, 528,000 arpents en friche.
Tel fut l'effroi des empereurs à l'aspect de cette désolation, qu'ils essayèrent d'un moyen désespéré. Ils se hasardèrent à prononcer le mot de liberté. Gratien exhorta les provinces à former des assemblées. Honorius essaya d'organiser celles de la Gaule[157]; il engagea, pria, menaça, prononça des amendes contre ceux qui ne s'y rendraient pas. Tout fut inutile, rien ne réveilla le peuple engourdi sous la pesanteur de ses maux. Déjà il avait tourné ses regards d'un autre côté. Il ne s'inquiétait plus d'un empereur impuissant pour le bien comme pour le mal. Il n'implorait plus que la mort, tout au moins la mort de l'empire et l'invasion des barbares.
Viennent donc les barbares. La société antique est condamnée. Le long ouvrage de la conquête, de l'esclavage, de la dépopulation, est près de son terme. Est-ce à dire pourtant que tout cela se soit accompli en vain, que cette dévorante Rome ne laisse rien sur le sol gaulois, d'où elle va se retirer? Ce qui y reste d'elle est en effet immense. Elle y laisse l'organisation, l'administration. Elle y a fondé la cité; la Gaule n'avait auparavant que des villages, tout au plus des villes. Ces théâtres, ces cirques, ces aqueducs, ces voies que nous admirons encore, sont le durable symbole de la civilisation fondée par les Romains, la justification de leur conquête de la Gaule. Telle est la force de cette organisation, qu'alors même que la vie paraîtra s'en éloigner, alors que les barbares sembleront près de la détruire, ils la subiront malgré eux. Il leur faudra, bon gré, mal gré, habiter sous ces voûtes invincibles qu'ils ne peuvent ébranler; ils courberont la tête, et recevront encore, tout vainqueurs qu'ils sont, la loi de Rome vaincue. Ce grand nom d'empire, cette idée de l'égalité sous un monarque, si opposée au principe aristocratique de la Germanie, Rome l'a déposée sur cette terre. Les rois barbares vont en faire leur profit. Cultivée par l'Église, accueillie dans la tradition populaire, elle fera son chemin par Charlemagne et par saint Louis. Elle nous amènera peu à peu à l'anéantissement de l'aristocratie, à l'égalité, à l'équité des temps modernes.
Voilà pour l'ordre civil. Mais à côté de cet ordre un autre s'est établi, qui doit le recueillir et le sauver pendant la tempête de l'invasion barbare. Partout à côté de la magistrature romaine, qui va s'éclipser et délaisser la société en péril, la religion en a placé une autre, qui ne lui manquera pas. Le titre romain de defensor civitatis[158] va partout passer aux évêques. Dans la division des diocèses ecclésiastiques subsiste celle des diocèses impériaux. L'universalité impériale est détruite, mais l'universalité catholique apparaît.
Michelet, Histoire de France, t. I, p. 98[159].
IMPOTS ET EXACTIONS.—LES BAGAUDES.—LE PATROCINIAT.
Vers 435.
Je parle de ces proscriptions et de ces exactions cruelles par lesquelles les Romains se ruinent les uns les autres. Mais pourquoi dis-je qu'ils se ruinent mutuellement? Disons plutôt qu'un petit nombre opprime une innombrable multitude, et c'est en cela que le crime paraît plus grand. Il serait plus supportable si chacun souffrait à son tour ce qu'il fait souffrir aux autres. Mais quel est ce renversement par lequel on voit les impôts publics devenir la proie des particuliers. On voit, sous le prétexte du fisc, des hommes privés s'enrichir des dépouilles du peuple. On dirait que c'est une conspiration; tout y entre, les supérieurs et les subalternes; les juges mêmes n'en sont pas exempts. Y a-t-il une ville, un bourg, un village, où il n'y ait pas autant de petits tyrans qu'il y a de juges et de receveurs des droits publics? Ils sont fiers du nom qu'ils portent; ils s'applaudissent de leurs concussions et de leurs violences, parce que c'est par ce même endroit qu'ils sont craints et honorés, semblables aux voleurs de grands chemins, qui ne se croient jamais plus glorieux ni plus dignes d'envie que quand ils sont plus redoutés. Je le répète donc, est-il une ville où les principaux ne ruinent les veuves et les orphelins, et ne leur dévorent pour ainsi dire les entrailles? Les gens de bien ont le même sort; soit que par mépris des biens de la terre, ils ne veuillent pas se défendre, soit que n'ayant que leur innocence pour tout appui, ils ne le puissent pas. Ainsi personne n'est en sûreté; et si vous en exceptez ceux que leur autorité ou leur crédit rend redoutables, personne n'échappe à l'avidité de cette espèce de voleurs. Il faut leur ressembler, si l'on veut éviter de devenir leur proie, et l'on a porté l'injustice jusqu'à ce point qu'il n'y a de sûreté que pour les méchants et qu'il n'y en a plus pour les gens de bien.
Mais quoi, au milieu de cette foule d'hommes injustes, ne se trouve-t-il pas des personnes amies de la vertu qui protègent les gens de bien, qui, selon l'expression de l'Écriture, délivrent le pauvre et l'indigent des mains du pécheur? Non; il n'en est pas, et peu s'en faut que l'on ne puisse dire avec le Prophète: «Il n'y a pas un homme qui fasse le bien, il n'en est pas un seul». En effet, les malheureux trouvent-ils quelque part du secours? Les prêtres mêmes du Seigneur n'ont pas assez de fermeté pour résister à la violence des oppresseurs. Parmi ces prêtres, les uns gardent le silence et les autres ne font pas mieux que s'ils le gardaient; non que tous manquent de courage, mais une prudence et une politique coupables les retiennent. Ils se dispensent d'annoncer la vérité; parce que les méchants ne sont pas disposés à l'écouter; ils portent ce dégoût jusqu'à la haine et à l'horreur. Loin de respecter et de craindre la parole de Dieu, ils la méprisent avec un orgueil insolent. Voilà sur quoi se fondent les prêtres pour autoriser ce silence par lequel ils ménagent les méchants. Ils n'osent, disent-ils, exposer la vérité avec toute la force qu'il faudrait, de peur que cette exposition ne serve à rendre les méchants plus criminels, en les rendant plus rebelles.
Tandis que l'on use de ces lâches ménagements, les pauvres sont dépouillés, les veuves gémissent, les orphelins sont opprimés; on en voit qui, sortis d'une honnête famille, et après avoir reçu une honnête éducation, sont contraints de chercher un asile chez les ennemis même du peuple Romain, pour ne pas être les victimes d'une injuste persécution; prêts à périr par la cruauté dont usent à leur égard d'autres Romains, ils vont chercher chez les barbares une humanité qui devrait être le vrai caractère des Romains. J'avoue que ces barbares chez qui ils se retirent ont des mœurs, un langage, une manière malpropre de se mettre, qui n'a nul rapport aux coutumes et à la propreté des Romains; mais n'importe, ils ont moins de peine à se faire à ces manières qu'à souffrir la cruauté des Romains. Ils passent au service des Goths, ou se mêlent à des voleurs attroupés, et ne se repentent point d'avoir pris ce parti, trouvant plus de douceur à vivre libres en portant le nom d'esclaves qu'à être esclaves en ne conservant que le seul nom de liberté. Autrefois on estimait et on achetait bien cher le titre de citoyen romain; aujourd'hui on y renonce, et on le quitte devenu tout à la fois et vil et détestable. Or je demande quel plus fort argument pour prouver l'injustice des Romains que de voir des personnes nobles se résoudre à perdre le nom de Romains pour échapper à l'injustice de leurs persécuteurs?
De plus, parmi ceux qui ne se retirent pas chez les barbares, une partie est contrainte de devenir en quelque sorte semblable à eux. Je parle d'une grande partie de l'Espagne et des Gaules et de toutes ces autres provinces de l'empire à qui notre injustice a fait renoncer ou à qui elle a fait perdre le nom de citoyens Romains. Je parle encore de ces exilés à qui on a donné le nom de Bagaudes; maltraités, dépouillés, condamnés par des juges injustes, après avoir perdu tout droit aux immunités de l'empire, ils ne se sont plus mis en peine de conserver la gloire du nom romain. Après cela, nous leur faisons un crime de leur malheur. Nous leur donnons un nom odieux, dont nous les avons forcés de se charger. Nous les traitons de rebelles, après que par nos vexations nous les avons comme contraints de se soulever. Car quelle raison les a déterminés à vivre ainsi de vols et de brigandage? Ne sont-ce pas nos violences? N'est-ce pas l'injustice des magistrats? Ne sont-ce pas les proscriptions, les rapines, les concussions de ceux qui s'enrichissent du bien des citoyens, et qui, sous le prétexte de tributs et d'impôts, augmentent leurs richesses des dépouilles du peuple? Ce sont des bêtes farouches, qui n'ont de penchant que pour dévorer. Ce sont des voleurs qui, différents de la plupart des autres, ne se contentent pas de voler, mais portent la fureur jusqu'à donner la mort et à se repaître, pour ainsi dire, de sang. Par ce procédé inhumain, on a forcé de devenir barbares des gens à qui il n'était plus permis d'être Romains, ou qui ne le pouvaient être sans périr. Après avoir perdu leur liberté, ils ont pensé à conserver leur vie. N'est-ce pas là la peinture de ce qui se fait aujourd'hui[160]. Il est un nombre infini de gens que l'on réduit à être contraints de se retirer parmi les Bagaudes; ils s'y retireraient en effet, tant est grande la persécution qu'ils souffrent, si le défaut de courage ne les empêchait de se résoudre à mener cette vie vagabonde. Ils gémissent sous le joug de leurs ennemis, et souffrent un supplice forcé. Accablés sous le poids de la servitude, ils font des vœux inutiles pour la liberté. Ainsi leur cœur se trouve partagé; d'une part la violence dont on use à leur égard les porte à chercher les moyens de se rendre libres; mais cette même violence les met hors d'état d'exécuter leurs résolutions.
En vain on dirait que ces sortes de personnes, souvent bizarres dans leurs désirs, souhaitent de certaines choses et craignent en même temps qu'on ne les force à les faire. Toutefois, comme ce qu'ils désirent en cette rencontre est un grand malheur pour eux, la justice n'exige-t-elle pas de ceux qui les dominent, de ne pas les contraindre à former de semblables souhaits? Mais après tout n'est-il pas naturel de voir des malheureux penser à la fuite, tandis qu'on les opprime par des exactions cruelles, tandis que des proscriptions qui se succèdent les unes aux autres les mettent dans un danger continuel. S'ils quittent leurs maisons, c'est qu'ils craignent qu'elles ne deviennent le théâtre de leurs tourments, et l'exil est pour eux la seule ressource qui leur reste contre l'oppression. Il est vrai qu'ils se retirent chez des peuples ennemis; mais ces ennemis mêmes leur semblent moins redoutables que ceux qui les ruinent par leurs exactions. Et ces exactions sont d'autant plus insupportables pour eux, qu'elles sont mal distribuées, que chacun n'en est pas chargé à proportion du bien qu'il possède, tous ne contribuant pas à des impositions qui devraient être générales. Car n'y a-t-il pas de la cruauté à exiger que les pauvres payent ce qui devrait être pris sur les riches, et que, pour ainsi dire, tout le fardeau tombe sur les faibles, tandis que les forts ne sont chargés de rien? Ainsi deux choses concourent à les rendre malheureux, l'envie et la pauvreté; l'envie s'acharne contre eux, parce qu'ils refusent de payer; la pauvreté les afflige, parce qu'elle les met hors d'état de satisfaire. N'est-ce pas là la situation la plus déplorable que l'on puisse imaginer?
Voici des choses plus cruelles encore, et des injustices plus criantes que l'on fait à ces malheureux. On voit les riches se faire une étude d'inventer de nouveaux tributs pour en charger ensuite le peuple. Ce serait se tromper que de prétendre justifier les riches en disant que leurs richesses doivent les empêcher d'en user de la sorte, parce qu'en augmentant les impôts ils se chargeraient eux-mêmes. Et quoi! ignorez-vous que les lois ne sont pas pour les riches, hardis et empressés à faire ces augmentations, parce qu'ils savent bien qu'elles ne tomberont pas sur eux? Or, tels sont les prétextes auxquels ils ont recours. Tantôt ce sont des ambassadeurs et tantôt des envoyés extraordinaires des princes. On les recommande aux personnes qui tiennent les premiers rangs dans la province, et l'accueil magnifique qu'on leur offre est toujours la cause de la ruine du peuple. Les présents qu'on leur fait sont pris sur de nouveaux tributs que l'on impose, et toujours le pauvre fournit ce que le riche donne; celui-ci fait sa cour aux dépens de celui-là.
Ici l'on fait une objection frivole. Peut-on, disent quelques-uns, se dispenser de faire de ces sortes de réceptions aux ministres des princes? Non, on ne doit pas s'en dispenser. Mais la justice n'exige-t-elle pas des riches qu'étant les premiers à imposer, ils soient aussi les premiers à payer, et que ces longs flots de compliments et de marques de respect dont ils sont si prodigues soient soutenus par une libéralité plus réelle? Les pauvres ne sont-ils pas en droit de leur dire: «Vous voulez que nous portions une partie des charges publiques, il faut donc que vous portiez l'autre, et que tandis que nous donnons vous donniez de votre côté»? Ne pourraient-ils pas même prétendre avec justice que ceux qui recueillent toute la gloire de ces sortes de réceptions en fissent toute la dépense? Ils se relâchent cependant sur cet article, et ils demandent seulement un partage juste et plus humain des impositions publiques. Qu'après tout la condition des pauvres est à plaindre! Ils payent, et on les force de payer, sans qu'ils sachent pourquoi on les y force. Car permet-on à quelqu'un de demander pourquoi il doit payer, ou d'alléguer et de chercher les raisons qu'il a de payer, ou de demander à être déchargé?
Au reste, on ne sait au vrai jusques où va l'injustice des riches que quand ils viennent à se brouiller entre eux. Alors on entend ceux qui se croient offensés reprocher aux autres que c'est une injustice criante de voir deux ou trois hommes faire des traités, inventer des tributs qui ruinent des provinces entières. C'est là en effet le caractère des riches; ils croient qu'il est de leur honneur de ne pas souffrir que l'on décide de rien sans les consulter, prêts à approuver les choses les plus injustes, pourvu que l'on ait pour eux la déférence qu'ils croient qu'on leur doit. Guidés par leur seul orgueil, on les voit, ou pour se venger de ceux qui les avaient méprisés, ou pour faire briller leur autorité, ordonner les mêmes choses qu'ils avaient traité d'injustices lorsque les autres les ordonnaient. Au milieu de ces dissensions, les pauvres sont comme sur une mer orageuse, toujours battus et agités par les flots qui s'entrechoquent. Il ne leur reste pas même cette consolation, de pouvoir dire que les personnes constituées en dignité ne sont pas toutes injustes; qu'il se trouve des gens de bien qui réparent le mal que les méchants ont causé, et qui relèvent par de nouveaux remèdes ceux que l'on avait opprimés par de nouvelles impositions. Il n'en est pas ainsi. L'injustice est partout égale. Ne voit-on pas que comme les pauvres sont les premiers que l'on accable, ils sont les derniers que l'on pense à soulager. Nous l'avons éprouvé, il n'y a pas longtemps, lorsque le malheur des temps a obligé les empereurs à diminuer les impôts de quelques villes; ce soulagement qui devait-être répandu également sur tout le monde, a-t-il été pour d'autres que pour les riches? Ce n'est point aux pauvres que l'on pense dans ces conjonctures, et après avoir commencé par les opprimer, on a la dureté de ne pas seulement penser à les soulager, du moins les derniers. Pour tout dire en un mot, c'est aux pauvres que l'on fait porter tout le fardeau des tributs, et ce n'est jamais à eux qu'on en fait sentir la diminution.
Quelle serait après cela notre erreur si, traitant les pauvres avec tant de rigueur, nous croyions que Dieu n'usera d'aucune sévérité à notre égard, comme s'il nous était permis d'être injustes sans que Dieu nous fasse sentir le poids de sa justice? Les Romains seuls sont capables de se souiller par tous les vices qui règnent parmi eux; nulle autre nation ne les porte à cet excès. On ne voit rien de semblable chez les Francs, chez les Huns, chez les Vandales, chez les Goths. Ceux des Romains qui ont cherché un asile dans les provinces barbares y sont à l'abri des maux qu'ils enduraient sur les terres de l'empire. Il n'y a rien qu'ils souhaitent avec plus d'ardeur que de n'avoir plus à vivre sous la domination romaine, plus contents parmi les barbares que dans le sein de leur patrie. Ne soyons donc plus surpris de voir les barbares prendre l'ascendant sur nous. Leur nombre grossit tous les jours, et bien loin que ceux qui s'étaient retirés parmi eux les quittent pour revenir à nous, nous voyons tous les jours de nouveaux Romains nous abandonner pour chercher un asile parmi eux. Une seule chose m'étonne à ce propos; c'est que tout ce qu'il y a de pauvres et de malheureux parmi nous, n'aient pas recours à ce moyen de se mettre à l'abri de l'oppression. Ce qui les en empêche, c'est sans doute la difficulté de transporter leurs familles et le peu de bien qu'ils ont dans une terre étrangère; forcés par une dure nécessité, ils ne quittent qu'à regret leurs maisons et leurs troupeaux; mais la violence et le poids des exactions leur paraît un plus grand mal, et dans cette extrémité ils prennent la seule ressource qui leur reste, quelque pénible qu'elle soit. Ils se jettent entre les bras des riches pour en recevoir de la protection, ils se réduisent à une triste espèce de servitude[161].
A dire vrai, je ne désapprouverais pas cette conduite, je croirais même qu'il y aurait en cela de quoi louer les riches si, pleins de charité, ils se servaient de leur crédit en faveur des pauvres par une protection gratuite; si des motifs d'humanité, et non pas d'intérêt, les portaient à se rendre les défenseurs des opprimés. Mais qui peut ne pas regarder comme une cruauté dans les riches de les voir ne se déclarer les protecteurs des pauvres que pour les dépouiller, de ne défendre des malheureux qu'à condition de les rendre plus malheureux encore qu'ils n'étaient, c'est-à-dire par la perte de tout leur bien. Le père alors, pour acheter un peu de protection, est contraint de livrer ce qu'il avait destiné à être l'héritage de son fils, et l'un ne peut se mettre à l'abri de l'extrême misère qu'en réduisant l'autre à l'extrême disette. Voilà tout ce qui revient aux pauvres de la protection des riches; voilà où aboutissent les secours qu'ils se vantent de donner. Il paraît bien qu'ils n'ont jamais que leur intérêt en vue, et qu'en se déclarant pour les pères ils ne cherchent qu'à ruiner les enfants.
Telle est la manière dont les riches s'y prennent pour tirer du profit de tout ce qu'ils font. Il serait à souhaiter que du moins leur façon de vendre fût semblable à ce qui se pratique dans les autres ventes; alors il resterait quelque chose à celui qui achète. Mais quel est ce nouveau genre de commerce dans lequel celui qui vend reçoit sans rien donner; et dans lequel celui qui achète donne tout sans rien acquérir? Dans les autres marchés, la condition de celui qui achète est regardée comme la plus avantageuse, par l'espérance du profit; ici celui qui vend profite seul, et rien ne reste à celui qui achète.
Ce n'est là cependant qu'une partie du malheur des pauvres. Voici quelque chose de plus barbare et de plus criant; on ne peut ni le voir ni l'entendre sans frémir d'horreur. Il arrive que la plus grande partie du petit peuple, après avoir été ainsi dépouillés de leurs terres et de leurs possessions, réduits à ne rien avoir, ne laissent pas d'être chargés d'impôts; l'exaction est un fardeau dont ils ne peuvent se décharger, et ce qui semblait devoir être seulement attaché à leurs terres retombe sur leurs personnes. Quelle injustice cruelle! Le riche possède, et le pauvre paye! Le fils sans avoir recueilli la succession de son père se trouve accablé par les mêmes impôts que le père payait! Imagine-t-on une plus dure extrémité que celle d'être dépouillé par des usurpateurs particuliers et d'être en même temps persécuté par des tyrans publics?
Parmi ces malheureux, ceux à qui il reste quelque prudence naturelle, ou ceux que la nécessité a rendus prudents, tâchent à devenir les fermiers[162] des terres qu'ils possédaient auparavant; d'autres se cherchent des asiles contre la misère, et d'autres enfin, en qui se trouve une âme moins élevée, se rendent volontairement esclaves, chassés non-seulement de leur patrimoine, mais encore dégradés du rang de leur naissance, bannis de leurs maisons, et perdant tout à la fois le droit qu'ils avaient sur eux-mêmes par la liberté. De là vient le comble de leur misère; car en perdant la liberté ils perdent presque la raison; et par un changement qui tient de l'enchantement, des hommes devenus esclaves sont traités comme des bêtes, et leur deviennent semblables en quelque sorte en cultivant comme elles les terres des riches.
Cessons donc de nous plaindre avec étonnement de ce que nous devenons la proie des barbares, nous qui ravissons la liberté à nos concitoyens. Ces ravages qui désolent les campagnes, ces villes ruinées et détruites, sont notre ouvrage; nous nous sommes attiré tous ces maux; et la tyrannie que nous avons exercée contre les autres est, à dire vrai, la cause de celle que nous éprouvons. Nous l'éprouvons plus tard que nous ne méritions; Dieu nous a longtemps épargnés, mais enfin sa main s'est appesantie, et selon l'expression de l'Écriture, prise dans un autre sens, l'ouvrage de nos mains retombe sur nous. De malheureux exilés ne nous ont touchés d'aucune compassion; à notre tour, nous sommes châtiés par l'exil; nous avons trompé les étrangers, devenus étrangers parmi les barbares, nous souffrons de leur mauvaise foi; attentifs à profiter des conjonctures du temps, nous nous en sommes servis pour ruiner des hommes libres; chassés du lieu de notre naissance, nous éprouvons les mêmes maux.
Mais que l'aveuglement des hommes est incurable! nous sentons le poids de la colère de Dieu justement irrité contre nous, et nous nous dissimulons à nous-mêmes que la justice de Dieu nous poursuit.
SALVIEN, du Gouvernement de Dieu, liv. 5. Traduction du P. Bonnet.
Salvien, prêtre, né vers 390, à Trèves, mourut en 484, à Marseille, où il était prêtre depuis longtemps. Il est auteur des traités De la Providence ou du gouvernement de Dieu, et De l'Avarice. Ces ouvrages sont écrits avec éloquence et énergie. (Voy. plus loin le récit intitulé: Conduite du clergé envers les conquérants Germains.)