L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 1/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LA COUR DU ROI EURIC A BORDEAUX.
Déjà depuis plus de deux mois, la lune me voit confiné dans ces lieux; je n'ai paru qu'une fois aux regards du souverain, qui n'a pas beaucoup de loisir pour moi, car le monde subjugué lui demande aussi réponse.
Ici, nous voyons le Saxon aux yeux bleus, lui naguère le roi des flots, maintenant trembler sur la terre. Des ciseaux placés sur le sommet du front n'atteignent pas seulement les premières touffes, mais coupent jusqu'à leurs racines ses cheveux qui, tranchés ainsi au niveau de la peau, donnent à sa tête une forme plus courte, et font paraître son visage plus long.
Là, vieux Sicambre, après que tu as été vaincu et que l'on t'a dépouillé de ta chevelure, tu rejettes en arrière sur ta tête les cheveux qui te reviennent.
Ici, porte ses pas errants l'Hérule aux joues bleuâtres, lui qui habite les côtes les plus reculées de l'Océan, et dont le visage ressemble presque à l'algue des mers.
Ici, le Burgonde, haut de sept pieds, fléchit souvent le genou, et demande la paix.
L'Ostrogoth trouve dans Euric un protecteur puissant, traite avec rigueur les Huns ses voisins; et les soumissions qu'il fait ici le rendent fier ailleurs.
Et toi, Romain, c'est ici que tu viens demander du secours, et que tu implores contre les phalanges des régions de Scythie l'appui d'Euric, lorsque la grande ourse menace de quelques troubles. Ainsi par la présence de Mars qui règne sur ces bords, la Garonne puissante protége le Tibre affaibli. Le Parthe Arsace lui-même demande qu'il lui soit permis, en payant un tribut, de régner en paix dans son palais de Suse. Car, sachant qu'il se fait de grands préparatifs de guerre sur le Bosphore, il n'espère pas que la Perse, consternée au seul bruit des armes, puisse être défendue sur les rives de l'Euphrate; et lui, qui se fait appeler le parent des astres, qui s'enorgueillit de sa fraternité avec Phébus, descend néanmoins aux prières et se montre simple mortel.
Au milieu de tout cela, mes jours se perdent en des retards inutiles; mais toi, Tityre, cesse de provoquer ma muse; loin de porter envie à tes vers, je les admire plutôt, moi qui, n'obtenant rien et employant en vain les prières, suis devenu un autre Mélibée.
Sidoine Apollinaire, Lettres, liv. VIII, lettre 9, adressée à son ami Lampridius. (Traduction de MM. Collombet et Grégoire.)
Sidoine Apollinaire, né à Lyon en 430, mourut à Clermont en 488. Il était d'une illustre famille, et avait épousé la fille d'Avitus, qui fut empereur en 455. Après avoir pris part aux affaires de la Gaule, Sidoine fut élu évêque de Clermont, et rendit de grands services à son diocèse, surtout pendant la guerre contre Euric. Très-lettré et l'un des poëtes distingués de son temps, Sidoine a laissé des lettres et vingt-quatre pièces de vers, qui sont au nombre des principaux documents de l'histoire du cinquième siècle.
CONDUITE DU CLERGÉ ENVERS LES CONQUÉRANTS GERMAINS.
Le désastre inouï des invasions et des victoires des Barbares au cinquième siècle n'avait pas seulement bouleversé tous les intérêts matériels, humilié les vanités de tout grade, accumulé sur toutes les conditions tous les genres de misère et de douleur; il avait fortement ébranlé les imaginations; il y avait jeté des doutes funestes, de sombres idées d'avenir, des regrets amers du passé; il avait troublé des opinions chrétiennes qui n'étaient point encore suffisamment affermies, celles surtout du gouvernement providentiel de Dieu, gouvernement attentif à tous les événements de ce monde, les dirigeant tous avec une intelligence et une justice suprêmes. Les chrétiens ne savaient comment concilier, avec un tel gouvernement, les calamités sans mesure et sans nombre qui changeaient brusquement la face du monde et semblaient livrer à la barbarie les résultats accumulés de la civilisation du genre humain.
Quant aux païens, ils étaient moins embarrassés; ils n'hésitaient pas à voir, dans ces calamités, les conséquences et la punition de l'abandon du culte ancien, et ils imputaient franchement au christianisme toutes les hontes, tous les revers et tous les maux de l'Empire. Ces clameurs païennes avaient éclaté au milieu des terreurs de l'invasion de Radagaise[248]; elles avaient redoublé à la prise de Rome par Alaric, et rien de ce qui s'était passé depuis n'était fait pour leur imposer silence.
Presque également alarmée des blasphèmes de ses adversaires et des doutes des siens, l'Église ne pouvait se dispenser de s'expliquer sur ce qui provoquait les uns et les autres, et de prouver, si elle le pouvait, que les malheurs de l'Empire et les prospérités des Barbares n'avaient rien d'incompatible avec la doctrine du gouvernement providentiel de Dieu. Sa tâche n'était pas aisée; mais elle n'était pas au-dessus du génie qui se l'imposa le premier. Ce fut saint Augustin. Pressé de remplir cette haute tâche, l'illustre évêque se mit, dès 413, trois ans après la prise de Rome, à écrire son immense et célèbre traité de la Cité de Dieu, l'ouvrage le plus hardi et le plus profond qui eût été jusque-là composé en faveur du christianisme.
L'objet de cet ouvrage était de prouver qu'il ne faut point chercher dans ce monde le but du gouvernement de Dieu, ni le terme de ses desseins sur l'homme. Ce monde, en effet, est rempli de maux et de biens communs aux bons et aux méchants, et dont cette communauté même indique suffisamment l'imperfection, l'incomplet et la nature transitoire. Au delà de ce monde, de cette cité de passage et d'épreuve, il y a une autre cité, une cité éternelle, celle de Dieu, où tout est justice, où le mal n'existe plus que comme punition, le bien que comme récompense. Le plus aride extrait de ce grand ouvrage serait encore trop étendu pour trouver place ici. Je n'en puis citer que des passages isolés qui ont directement trait à mon dessein; ce sont ceux où il s'agit de la conduite des Wisigoths à Rome, quand ils l'eurent prise, et des rapprochements par lesquels saint Augustin relève cette conduite, cherchant à la présenter sous le jour qui convenait à ses vues. Voici un de ces passages:
«Tout ce qu'il y a eu, dans ce récent désastre de Rome, de ravages, de massacres, de pillages, d'incendies, de misères, tout cela est arrivé conformément à toutes les guerres. Mais ce qu'il y a eu là de nouveau, d'inouï en cas pareil, c'est que la férocité barbare se soit montrée adoucie au point que de vastes basiliques aient été choisies pour être remplies d'hommes à épargner, comme des lieux où nul ne serait frappé, d'où nul ne serait enlevé, où l'on conduirait pour les sauver tous ceux qu'aurait épargnés la pitié des ennemis, où nul ne serait fait prisonnier, pas même par ceux des Barbares restés féroces. Quiconque ne voit pas que tout cela doit être attribué au nom du Christ et aux temps chrétiens est aveugle. Quiconque le voit et n'en loue pas Dieu est un ingrat, et quiconque s'offense de l'en entendre louer est un insensé. Que tout homme sage prenne bien garde à ne pas faire honneur de pareilles choses à la férocité des Barbares. Celui-là seul a épouvanté, a enchaîné, a miraculeusement adouci ces âmes sauvages et brutes, qui a dit si longtemps d'avance: «Je visiterai leur iniquité la verge à la main[249].»
Dans un second passage, saint Augustin rapproche les cruautés des proscriptions de Sylla de celles des Wisigoths à la prise de Rome. Après un énergique et sombre tableau des premières, il poursuit en ces termes:
«Où est, de la part des nations étrangères, un exemple de rage, ou de la part des Barbares un exemple de férocité à comparer à cette victoire de citoyens sur leurs concitoyens? Qu'a vu Rome de plus funeste, de plus atroce, de plus terrible, de l'ancienne irruption des Gaulois, de celle toute récente des Goths, ou des fureurs de Marius, de Sylla et des autres illustres personnages de leurs factions? Les Gaulois, il est vrai, égorgèrent le sénat et tout ce qu'ils rencontrèrent dans la ville; mais le Capitole tint contre eux, et à ceux qui s'y trouvaient ils vendirent à prix d'or la vie qu'ils auraient pu leur ôter, sinon par le fer, au moins par un siége. Les Goths ont épargné tant de sénateurs qu'il y a lieu de s'étonner qu'ils en aient fait périr quelques-uns. Mais, du vivant même de Marius, Sylla occupa en vainqueur ce Capitole qui avait échappé aux Gaulois, pour dicter de là les massacres, et fit égorger plus de sénateurs que les Goths n'en avaient dépouillé[250].»
N'y a-t-il pas, dans ces considérations, quelque chose de tant soit peu sophistique qui en affaiblit l'autorité? Il y avait eu dans Rome prise d'assaut par les bandes d'Alaric, des dévastations, des incendies, des pillages, des massacres, des outrages de toute espèce. Mais à tout cela saint Augustin ne trouvait rien d'étrange; tout cela, comme il dit, était ce qui arrive dans toutes les guerres. Qu'est-ce donc qui l'étonnait? Qu'est-ce qui le faisait crier au miracle? C'était qu'il n'y eût pas eu, à la prise de Rome, autant de ravages, de massacres et de calamités qu'il aurait pu y en avoir; c'était qu'il y eût eu des hommes épargnés, des Romains conduits par les Barbares eux-mêmes dans des églises où leur vie et leur liberté devaient être respectées. Il ne serait pas aisé de distinguer, dans cette catastrophe, la part du fait ordinaire de celle du miracle; et peut-être faut-il, pour être juste, attribuer une bonne partie de ce miracle à l'effet de ce grand nom de Rome sur des Barbares à demi chrétiens, qui commençaient à se policer, et commandés par un chef dans les instincts duquel il y avait quelque chose de magnanime, qui avait reçu de fortes impressions du spectacle de la civilisation, et qui aurait mieux aimé gouverner Rome que la prendre pour la dévaster et la piller.
Quoiqu'il en soit de la solution donnée par saint Augustin des objections contre la Providence, tirées des calamités des invasions germaniques, cette solution et les théories sur lesquelles elle était fondée eurent la plus grande influence sur les opinions et la conduite du clergé chrétien. Ce fut dans cette hardie création de la Cité de Dieu que les docteurs ecclésiastiques de l'Occident apprirent à chercher les beaux côtés du caractère des Barbares et les raisons providentielles de leurs succès. Partout où il y avait des Barbares, la doctrine de saint Augustin devait être bien accueillie du clergé. Elle devait l'être, et le fut mieux que partout ailleurs, en Gaule, où les Barbares étaient plus puissants et plus nombreux, et où le clergé comptait dans son sein beaucoup d'hommes ingénieux capables de faire valoir les doctrines dont il s'agit, de les résumer, de les orner, de les modifier selon les localités et les circonstances.
Prosper d'Aquitaine[251] ne se contenta pas d'en avoir mis la substance en vers; il y revint dans un petit traité en prose sur la vocation des nations, traité où il se félicite naïvement, et sans détours oratoires, de ces immenses bouleversements de l'époque qui, jetant des flots de Barbares païens parmi les nations civilisées et chrétiennes, multipliaient d'autant pour les premiers les chances de leur conversion.
Ce fut cette même doctrine que Salvien de Marseille exposa et abrégea à sa manière dans son fameux traité du Gouvernement de Dieu. J'ai cité de cet ouvrage des morceaux qui en indiquent suffisamment l'esprit et l'objet. Salvien a voulu y démontrer que les véritables calamités de l'Empire devaient être imputées au despotisme impérial, à l'avarice et à la cruauté de ses agents, à l'insatiabilité du fisc, à la corruption et à l'égoïsme des riches. Les irruptions des Barbares ne sont à ses yeux que la juste punition de tous ces vices des gouvernants et des gouvernés; elles ne sont que l'heureux terme de misères devenues intolérables. Le royaume des Wisigoths lui apparaît comme un refuge ouvert par miracle aux malheureux que l'administration impériale avait réduits au désespoir. Dans ces terribles Wisigoths, au nom desquels tout Romain devait rattacher tant de funestes souvenirs, Salvien ne voit et ne veut voir que des hommes moins corrompus que les Romains. Il ne se demande pas si, au despotisme et aux vices du gouvernement impérial, il n'y avait pas quelque autre fin possible que la domination des Barbares; si cette domination ne devait pas être mortelle pour des lumières, pour des talents, pour des vertus, résultat d'un état social dont elles compensaient toutes les imperfections. Il n'y a pour lui, dans les conquêtes des Barbares, qu'un fait pur et simple, un fait accompli, irrévocable, expression directe et fidèle d'une volonté suprême attentive à tout et en tout parfaitement équitable.
Salvien a bien parlé des Franks et des Burgondes, mais il n'en a parlé que rarement, sans détail et sans intention expresse de se faire leur apologiste. Mais ce qu'il ne fit pas, il se trouva pour le faire d'autres évêques, d'autres prêtres, d'autres disciples de saint Augustin. Nous verrons un peu plus tard que les Franks furent, de tous les Barbares, ceux auxquels le clergé fit le plus d'avances et prodigua le plus d'éloges. Je me bornerai à rapporter ici quelques traits de la manière dont il envisagea l'invasion des Burgondes.
On a plusieurs homélies de saint Eucher, évêque de Lyon, de 434 à 454, homélies qui portent tous les caractères de compositions faites pour le peuple et prononcées devant lui. Il y en a une qui contient un passage curieux, relatif à la conquête des Burgondes, qui n'a point été noté par l'histoire et qu'il est difficile d'y rattacher. Il s'agit, je crois, de la prise et de l'occupation de Lyon; mais assez peu importe d'ailleurs le fait précis de la conquête burgondienne auquel se rapporte ce morceau. Ce qu'il y faut remarquer, c'est la manière dont l'évêque caractérise les conquérants.
«Tout le pays, dit-il, tremblait à l'approche d'une nation puissante, irritée; et cependant voilà que celui que l'on réputait barbare arrive avec un cœur tout romain. Enfermés de toutes parts, les Barbares au service des Romains, ne sachant ni soutenir le combat, ni recourir aux prières pour fléchir le plus fort, repoussent insolemment la paix que leur offrait le vainqueur. Quelle est donc la main par laquelle il se fait que le chef (des Barbares), maître de faire ce qu'il veut, tourne à l'improviste à la clémence quand nous provoquons sa colère? Qui a rendu à tant de malheureux ce service que la fureur ne sache point s'irriter, et que, vainqueur d'une sorte nouvelle, le vainqueur sache s'attendrir sans en être prié[252]?»
Parler ainsi des Barbares, ranger ainsi solennellement leurs triomphes dans les plans de la Providence, c'était se déclarer hautement pour eux, c'était aller au-devant de leur domination; c'était leur offrir les services et les conseils dont ils avaient besoin pour l'organisation de leurs conquêtes. Or, de la part du clergé gallo-romain, ces signes de dévouement, ces offres n'étaient pas à dédaigner. Ce clergé était à la tête des masses de la population, il exerçait sur elle la double autorité de la religion et des magistratures civiles. Le fait était si évident que les Barbares n'avaient pu tarder beaucoup à s'en apercevoir, ni s'en apercevoir sans prendre une grande opinion du clergé, sans désirer l'avoir pour auxiliaire.
D'un autre côté, les masses elles-mêmes, effarouchées de tous ces gouvernements barbares auxquels elles allaient avoir affaire, avaient le plus grand intérêt à ce que le clergé intervînt pour elles auprès des conquérants, à ce qu'il prît de l'ascendant sur eux, à ce qu'il usât de tous les moyens qu'il avait de les adoucir, de les éclairer, de leur inspirer des idées d'ordre, de paix et d'humanité, d'en faire les continuateurs, non du despotisme impérial, mais du gouvernement romain. C'était une grande et noble mission auprès de ces conquérants que le vœu général des Gallo-Romains imposait au clergé; et cette mission, le clergé l'accepta; il la remplit avec zèle et habileté. Sans doute il y trouva et finit par y chercher trop son intérêt propre; mais il fit certainement beaucoup pour l'intérêt de tous; il rendit de vrais services aux plus forts et aux plus faibles, aux vainqueurs et aux vaincus.
Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, t. I, p. 562.
LETTRE DE SAINT REMI[253] A CLOVIS[254].
481.
La grande nouvelle est venue jusqu'à nous, que tu as pris heureusement l'administration des affaires militaires[255]. Ce n'est pas chose nouvelle que tu commences à être ce que tes pères ont toujours été. Tu dois surtout faire en sorte que le jugement de Dieu ne t'abandonne pas maintenant que ton mérite et ta modération sont récompensés par ton élévation au comble des honneurs, car tu sais que l'on dit ordinairement que c'est par la fin que l'on juge les actions des hommes. Tu dois choisir des conseillers qui puissent donner de l'éclat à ta bonne renommée, te montrer chaste et honnête dans la gestion de ton bénéfice[256], honorer les évêques et toujours recourir à leurs conseils. Si tu es d'accord avec eux, tout ira bien dans la province[257]. Protége tes citoyens[258], soulage les affligés, secours les veuves, nourris les orphelins, afin que tous t'aiment et te craignent. Que la justice sorte de ta bouche. Il ne faut rien demander aux pauvres ni aux étrangers, et ne te laisse pas aller à recevoir la moindre chose en présent. Que ton prétoire soit ouvert à tous, et que personne n'en sorte triste. Tout ce que tu as hérité de richesses de ton père, emploie-le à soulager les captifs et à les délivrer du joug de la servitude. Si quelque voyageur est amené devant toi, ne lui fais pas sentir qu'il est étranger. Joue avec les jeunes gens, traite les affaires avec les vieillards, et si tu veux être roi, fais-t'en juger digne[259].
CLOVIS.
481-511.
Guerre contre Syagrius.
Childéric étant mort, Clovis, son fils, fut roi à sa place. Dans la cinquième année de son règne, Syagrius, roi des Romains[260] et fils d'Egidius, résidait dans la ville de Soissons, qu'Egidius avait prise autrefois. Clovis ayant marché contre lui avec Ragnacaire, son parent, qui était aussi en possession d'un royaume[261], il lui fit demander de choisir un champ de bataille. Celui-ci ne différa point et n'hésita pas à faire la guerre. La bataille s'engagea bientôt (486). Syagrius, voyant son armée battue, prit la fuite, et se rendit auprès du roi Alaric, à Toulouse, où il comptait trouver un asile. Clovis envoya prier Alaric de le lui livrer, disant que s'il le gardait, il irait lui faire la guerre. Alaric, craignant de s'attirer la colère des Franks, car la crainte est habituelle aux Goths, livra aux envoyés de Clovis Syagrius enchaîné. Clovis l'ayant reçu ordonna de le garder, et s'étant emparé de son royaume, il le fit tuer secrètement.
Dans ce temps, l'armée de Clovis pilla beaucoup d'églises, parce que ce roi était encore plongé dans l'idolâtrie. Des soldats avaient enlevé d'une église un vase remarquable par sa beauté et sa grandeur, et tous les autres ornements du culte. L'évêque de cette église[262] envoya auprès de lui des députés pour lui demander qu'on lui rendît au moins ce beau vase, si l'on ne pouvait obtenir la restitution des autres. Le roi ayant entendu ces paroles, dit à l'envoyé: Suis-moi jusqu'à Soissons, parce que c'est là que l'on fera les parts du butin; et lorsque le sort m'aura donné le vase, je ferai ce que demande l'évêque. Après leur arrivée à Soissons, on plaça le butin au milieu de la place, et le roi dit en montrant le vase dont nous venons de parler: Je vous prie, mes braves guerriers, de me donner, outre ma part, ce vase que voici. Les plus sages répondirent à la demande du roi: Glorieux roi, tout ce que nous voyons est à toi, et nous-mêmes nous sommes soumis à ton pouvoir. Fais donc ce que tu veux, car personne ne peut résister à ta puissance. Quand ils eurent ainsi parlé, un soldat plein d'audace, de jalousie et de colère, leva sa francisque, frappa le vase et dit: Tu n'auras rien autre que ce que le sort te donnera. Tous ceux qui étaient là furent stupéfaits, et le roi dissimula son mécontentement de cet outrage sous un air de patience. Il donna à l'envoyé de l'évêque le vase que le sort lui avait fait échoir, gardant au fond du cœur une colère secrète.
Un an après, Clovis rassembla ses guerriers au champ de Mars, pour voir si leurs armes étaient brillantes et en bon état. Il examina tous les soldats, passant devant eux, et arriva auprès du guerrier qui avait frappé le vase: Personne n'a des armes aussi mal fourbies que les tiennes, lui dit-il, ni ta lance, ni ton épée, ni ta hache ne sont en état de servir; et lui arrachant sa hache, il la jeta à terre. Le soldat s'étant baissé pour la ramasser, le roi levant sa francisque, l'en frappa sur la tête, en lui disant: Voilà ce que tu as fait au vase à Soissons. Ce soldat tué, il ordonna aux autres de s'en aller. Cette action inspira pour lui une grande crainte.
Conversion de Clovis.
Les Burgondes avaient pour roi Gondeuch. Il eut quatre fils: Gondebaud, Godégisile, Chilpéric et Godomar. Gondebaud égorgea son frère Chilpéric, et ayant attaché une pierre au cou de sa femme, il la noya. Il exila les deux filles de Chilpéric. L'aînée, qui se fit religieuse, s'appelait Chrona; la plus jeune Clotilde. Clovis envoyait souvent des députés en Burgondie; ils virent la jeune Clotilde. Témoins de sa beauté et de sa vertu et ayant appris qu'elle était du sang royal, ils le dirent au roi. Clovis envoya aussitôt des députés à Gondebaud pour la lui demander en mariage. Gondebaud, n'osant pas refuser, la remit aux envoyés de Clovis, qui se hâtèrent de la conduire au roi. Clovis fut transporté de joie en la voyant, et l'épousa.
Clovis eut de la reine Clotilde un premier fils. Voulant qu'il reçût le baptême, Clotilde donnait sans cesse de pieux conseils au roi, lui disant: Les dieux que vous adorez ne sont rien, puisqu'ils ne peuvent se secourir eux-mêmes ni secourir les autres, car ils sont de pierre, de bois ou de métal... Le Dieu que l'on doit adorer est celui qui par sa parole a sorti du néant le ciel et la terre, la mer, et tout ce qui y est contenu; qui a fait briller le soleil, et orné le ciel d'étoiles; qui a rempli les eaux de poissons, la terre d'animaux et l'air d'oiseaux; aux ordres duquel la terre se couvre de plantes, les arbres de fruits et les vignes de raisins; dont la main a créé le genre humain; qui a donné enfin à l'homme toutes les créatures pour lui obéir et le servir.
Ces conseils de la reine ne disposaient pas le roi à accepter la foi; il disait au contraire: C'est par l'ordre de nos dieux que tout a été créé et produit; il est évident que votre Dieu ne peut rien; bien plus, il n'est pas de la race des dieux. Cependant la pieuse reine présenta son fils au baptême; elle fit orner l'église de voiles et de tapisseries, pour que cette magnificence attirât vers la foi catholique le roi, qui n'avait pas été convaincu par ses paroles. L'enfant ayant été baptisé et appelé Ingomer, mourut dans la même semaine qu'il avait été baptisé. Le roi, mécontent de sa mort, la reprochait à la reine et lui disait: Si l'enfant avait été consacré au nom de mes dieux, il vivrait encore; c'est parce qu'il a été baptisé au nom de votre Dieu, qu'il est mort. La reine lui répondit: Je remercie le puissant Créateur de toutes choses, qui ne m'a pas jugée indigne de voir admis dans son royaume l'enfant né de mon sein. Cette mort n'a pas causé de douleur à mon âme parce que je sais que les enfants que Dieu retire de ce monde, quand ils sont encore dans les aubes, sont nourris de sa vue. Elle engendra ensuite un second fils, qui reçut au baptême le nom de Clodomir. Cet enfant étant tombé malade, le roi disait: Il lui arrivera ce qui est arrivé à son frère, il mourra aussitôt après avoir été baptisé au nom de votre Christ. Mais Dieu accorda la vie de l'enfant aux prières de sa mère.
La reine suppliait sans cesse le roi d'adorer le vrai Dieu et de renoncer aux idoles; mais rien ne put l'y déterminer, jusqu'à ce que la guerre ayant éclaté avec les Alémans, Clovis se trouva forcé, par la nécessité, de confesser ce qu'il s'était obstiné à nier jusque-là. Il arriva que les deux armées se battant[263] avec beaucoup d'acharnement, celle de Clovis commençait à être taillée en pièces; alors, Clovis, levant les mains au ciel et le cœur touché et fondant en larmes, s'écria: Jésus-Christ, que Clotilde affirme être le fils du Dieu vivant, toi qui, dit-on, secours ceux qui sont en danger et donnes la victoire à ceux qui espèrent en toi, j'invoque avec ferveur la gloire de ton secours. Si tu m'accordes la victoire sur mes ennemis et que j'éprouve cette puissance dont le peuple consacré à ton nom dit avoir reçu tant de preuves, je croirai en toi et je me ferai baptiser en ton nom; car j'ai invoqué mes dieux, et, comme je le vois, ils ne me sont d'aucune aide, ce qui me prouve qu'ils n'ont pas de pouvoir, puisqu'ils ne secourent pas ceux qui les servent. Je t'invoque donc, je veux croire en toi, mais que j'échappe à mes ennemis. Comme il disait ces paroles, les Alémans plièrent et commencèrent à fuir; et voyant que leur roi était mort, ils se rendirent à Clovis, en lui disant: Nous te supplions de ne pas faire périr notre peuple, car nous sommes à toi. Clovis fit cesser le carnage, soumit le peuple, rentra victorieux dans son royaume, et raconta à la reine comment il avait gagné la victoire en invoquant le nom du Christ.
Alors la reine fit prévenir secrètement saint Remi, évêque de Reims, et le pria de faire pénétrer dans le cœur du roi la parole du salut. L'évêque ayant fait venir Clovis, commença à l'engager en secret à croire au vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre, et à abandonner ses idoles, qui n'étaient d'aucun secours, ni pour elles-mêmes, ni pour les autres. Clovis lui dit: Très-saint père, je t'écouterai volontiers; mais il y a encore le peuple qui m'obéit et qui ne veut pas abandonner ses dieux; j'irai à eux et je leur répéterai tes paroles. Lorsqu'il eut rassemblé ses sujets, avant même qu'il eût parlé, et par la volonté de Dieu, le peuple tout entier s'écria: Pieux roi, nous abandonnons les dieux mortels, et nous voulons obéir au Dieu immortel que prêche saint Remi.
On annonça cette nouvelle à l'évêque, qui, plein de joie, fit préparer les fonts sacrés. On couvrit de tapisseries peintes les portiques intérieurs de l'église, on les orna de voiles blancs; on prépara les fonts baptismaux; on répandit des parfums; les cierges brillaient; tout le temple respirait une odeur divine, et Dieu fit descendre sur les assistants une si grande grâce qu'ils se croyaient transportés au sein des parfums du paradis. Le roi pria l'évêque de le baptiser le premier. Le nouveau Constantin s'avança vers le baptistère pour s'y faire guérir de la vieille lèpre qui le souillait, et laver dans une eau nouvelle les taches hideuses de sa vie passée. Comme il allait recevoir le baptême, le saint de Dieu lui dit de sa bouche éloquente: Doux Sicambre, baisse la tête; adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré.
Le roi ayant donc reconnu la toute-puissance de Dieu dans la Trinité, fut baptisé[264] au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et oint du saint chrême avec le signe de la croix. Plus de trois mille de ses soldats furent aussi baptisés[265].
Guerre contre les Burgondes.
Gondebaud et son frère Godégisile possédaient la Burgondie, située aux environs du Rhône et de la Saône, et la province de Marseille. Ils étaient ariens, comme leurs sujets. La guerre ayant éclaté entre eux, Godégisile apprenant les victoires de Clovis lui fit dire secrètement que s'il lui donnait des secours contre son frère et qu'il parvînt par son aide à le tuer ou à le détrôner, il lui payerait chaque année le tribut qu'il exigerait. Clovis y consentit volontiers, et lui promit de lui fournir du secours partout où il en aurait besoin. Le moment venu, Clovis se mit en marche avec son armée contre Gondebaud. A cette nouvelle, Gondebaud, ignorant la ruse de son frère, lui fit dire: Viens me secourir, car les Franks marchent contre nous et viennent pour conquérir notre pays. Réunissons-nous pour repousser un peuple ennemi, de peur que, si nous restons séparés, nous n'ayons le même sort que les autres peuples. Godégisile lui répondit: Je viendrai avec mon armée et t'amènerai du secours. Les trois armées, c'est-à-dire celle de Clovis et celles de Gondebaud et de Godégisile, s'étant mises en marche avec tout leur appareil de guerre, arrivèrent auprès d'un fort appelé Dijon. Pendant qu'elles se livraient bataille sur les rives de l'Ouche, Godégisile se joignit à Clovis, et réunis ils détruisirent l'armée de Gondebaud. Celui-ci, voyant la perfidie de son frère, qu'il n'avait pas soupçonnée, prit la fuite. Après avoir parcouru les bords marécageux du Rhône il se réfugia dans Avignon. Godégisile, vainqueur, promit à Clovis une partie de ses terres, et entra en triomphe dans Vienne, se croyant le seul maître de tout le royaume. Clovis, ayant encore augmenté ses forces, poursuivit Gondebaud pour le prendre et le faire périr. A cette nouvelle, Gondebaud effrayé craignit qu'une mort soudaine ne vînt le frapper. Il avait auprès de lui un homme célèbre par sa sagesse et son courage, nommé Aridius. Il le fit venir, et lui dit: De tous côtés je suis entouré de dangers, et je ne sais que faire, parce que ces barbares marchent contre nous pour nous tuer et ravager ensuite notre pays. Aridius lui répondit: Pour ne pas périr, il faut apaiser la férocité de cet homme. Maintenant, si cela vous convient, je feindrai de vous fuir et de passer vers lui; et lorsque je me serai réfugié vers lui, je ferai en sorte qu'il ne vous tue pas et qu'il ne ravage pas le pays. Veuillez seulement lui accorder ce qu'il vous demandera d'après mes conseils, jusqu'à ce que la clémence du Seigneur daigne rendre votre cause meilleure. Et Gondebaud lui dit: Je ferai ce que tu auras demandé. Après avoir ainsi parlé, Aridius prit congé du roi et partit. Arrivé auprès de Clovis, il lui dit: Voilà que moi, ton humble esclave, très-pieux roi, je viens me livrer en ta puissance, abandonnant ce misérable Gondebaud. Si ta clémence daigne jeter les yeux sur moi, tu verras en moi un serviteur fidèle pour toi et tes successeurs. Le roi l'ayant aussitôt accepté, le garda avec lui, car il était gai dans ses récits, sage dans ses conseils, juste dans ses jugements, et fidèle dans ce qu'on lui confiait.
Clovis étant venu camper sous les murs de la ville, Aridius lui dit: Si la gloire de ta grandeur, ô roi, daigne accueillir les petits conseils de ma faiblesse, quoique tu puisses te passer d'avis, je te les donnerai avec une entière fidélité, et ils pourront être utiles à toi et au pays que tu te proposes de traverser. Pourquoi retenir ton armée quand ton ennemi est enfermé dans une ville très-fortifiée? tu ravages les champs et les prés, tu coupes les vignes et les oliviers, tu détruis tout ce que produit le pays, et cependant tu ne fais aucun mal à ton ennemi. Envoie-lui donc des députés et soumets-le à un tribut qu'il te payera chaque année. Alors le pays sera délivré, et tu seras le maître de celui qui te payera tribut. Si Gondebaud n'y consent pas, tu feras ce qui te plaira. Le roi ayant accepté ce conseil, ordonna à ses guerriers de retourner chez eux, et ayant envoyé une ambassade à Gondebaud, il lui enjoignit de lui payer tous les ans le tribut qu'il lui imposait. Gondebaud le paya sur-le-champ et promit d'en faire autant chaque année.
Guerre contre les Wisigoths.
Alaric, roi des Goths, voyant les conquêtes continuelles que faisait Clovis, lui envoya des députés pour lui dire: Si mon frère y veut consentir, j'ai dessein que nous ayons une entrevue sous les auspices de Dieu. Clovis ayant accepté la proposition, alla vers lui. Ils se joignirent dans une île de la Loire, située auprès du bourg d'Amboise; ils s'entretinrent, mangèrent et burent ensemble, et se séparèrent en paix après s'être promis amitié. Beaucoup de gens alors, dans toute la Gaule, désiraient avec ardeur être soumis à la domination des Franks[266]. Il arriva que Quintien, évêque de Rhodez[267], haï pour ce sujet, fut chassé de la ville. On lui disait: C'est parce que tu désires que les Franks viennent dominer sur ce pays. Peu de jours après, une querelle s'étant élevée entre lui et les habitants, les Goths qui étaient dans la ville eurent de grands soupçons, car ses concitoyens reprochaient à Quintien de vouloir les soumettre aux Franks; ils tinrent conseil, et résolurent de le tuer. L'homme de Dieu en ayant été instruit, se leva pendant la nuit avec ses plus fidèles ministres, et, sortant de Rhodez, il se retira en Arvernie, où l'évêque saint Euphrasius le reçut avec bonté, lui donna maison, champs et vignes, le garda avec lui, et lui dit: Le revenu de cette église est assez considérable pour nous entretenir tous deux. Que la charité recommandée par le saint Apôtre existe au moins entre les évêques de Dieu!
Le roi Clovis dit à ses soldats: Il me déplaît fort que ces ariens de Goths occupent une partie de la Gaule; marchons contre eux, et avec l'aide de Dieu chassons-les, et soumettons le pays à notre puissance. Ce discours ayant plu à tous les guerriers, l'armée se mit en marche, et se dirigea vers Poitiers, où se trouvait alors Alaric. Mais comme une partie de l'armée passait sur le territoire de Tours, par respect pour saint Martin, Clovis donna l'ordre que personne ne prît dans ce pays autre chose que des légumes et de l'eau. Un soldat s'empara cependant du foin d'un pauvre homme en disant: Le roi nous a recommandé de ne prendre que de l'herbe; ce foin, c'est de l'herbe; en le prenant nous ne lui désobéissons pas. Puis il fit violence au pauvre homme et lui arracha son foin. Le roi eut connaissance de ce fait. Ayant aussitôt frappé le soldat de son épée, il dit: Où sera l'espoir de la victoire, si nous offensons saint Martin? Cet exemple empêcha l'armée de rien prendre dans le pays. Le roi envoya des députés à l'église du saint et leur dit: Allez, vous trouverez peut-être dans le saint temple quelque présage de la victoire. Il leur donna des présents pour orner l'église, et dit: Seigneur Dieu, si vous êtes mon aide et si vous voulez livrer en mes mains cette nation incrédule et ennemie de votre nom, daignez me faire voir que vous m'êtes favorable, afin que je sache si vous daignerez protéger votre serviteur.
Les envoyés s'étant hâtés arrivèrent à la sainte basilique, selon l'ordre du roi. A leur entrée, le premier chantre entonna aussitôt cette antienne: Seigneur, vous m'avez revêtu de force pour la guerre, et vous avez abattu sous moi ceux qui s'élevaient contre moi, et vous avez fait tourner le dos à mes ennemis devant moi, et vous avez exterminé ceux qui me haïssaient[268]. Ayant entendu ce psaume, les envoyés rendirent grâce à Dieu, offrirent les dons du roi au saint confesseur, et revinrent joyeux annoncer à Clovis cet heureux présage.
L'armée étant arrivée sur les bords de la Vienne, on ne savait pas où il fallait traverser cette rivière, car elle était débordée à la suite des pluies. Pendant la nuit, le roi pria le Seigneur de vouloir bien lui montrer un gué par où l'on pût passer. Le lendemain matin, par l'ordre de Dieu, une biche d'une grandeur extraordinaire entra dans le fleuve devant l'armée, le passa à gué, et montra le chemin qu'il fallait suivre[269]. Arrivé dans le territoire de Poitiers, le roi se tenait dans sa tente sur une élévation; il vit de loin un feu qui sortait de la basilique de Saint-Hilaire et semblait voler vers lui, comme pour indiquer qu'aidé de la lumière du saint confesseur Hilaire, le roi triompherait plus facilement de ces bandes hérétiques, contre lesquelles le saint évêque lui-même avait souvent défendu la foi. Clovis défendit à toute son armée de dépouiller personne ou de piller le bien de qui que ce soit dans cet endroit ou dans la route.
Clovis en vint aux mains avec Alaric, roi des Goths, dans le champ de Vouglé, à trois lieues de Poitiers[270]. Les Goths ayant pris la fuite, selon leur coutume, le roi Clovis, par l'aide de Dieu, remporta la victoire. Il avait pour allié le fils de Sigebert[271], nommé Clodéric. Ce Sigebert boitait d'une blessure qu'il avait reçue au genou, à la bataille de Tolbiac contre les Alémans. Le roi, après avoir obligé les Goths à fuir et tué leur roi Alaric, fut tout à coup attaqué par derrière par deux soldats qui lui portèrent des coups de lance sur les deux côtés. Mais la bonté de sa cuirasse et la légèreté de son cheval lui sauvèrent la vie. Après le combat, le fils d'Alaric, Amalaric, s'enfuit en Espagne et gouverna avec sagesse le royaume de son père. Clovis envoya son fils Thierry en Arvernie, par Alby et Rhodez; celui-ci soumit à son père toutes les villes depuis la frontière des Goths jusqu'à celle des Burgondes. Clovis, après avoir passé l'hiver dans la ville de Bordeaux et emporté de Toulouse tous les trésors d'Alaric, marcha sur Angoulême. Par la grâce du Seigneur, les murs tombèrent à sa vue. Il en chassa les Goths, soumit la ville à son pouvoir. Puis, ayant remporté la victoire, il revint à Tours, et offrit de nombreux présents à la sainte église du bienheureux Martin.
Clovis ayant reçu de l'empereur Anastase des lettres de consul, se revêtit dans la basilique de Saint-Martin, de la tunique de pourpre et de la chlamyde, et ceignit la couronne. Ensuite, étant monté à cheval, il jeta de sa propre main, avec une grande libéralité, de l'or et de l'argent au peuple assemblé sur le chemin qui mène de la porte de la ville à la basilique de Saint-Martin, et depuis ce jour il prit le titre de consul ou d'Auguste. Ayant quitté Tours, il vint à Paris, et y fixa le siége de son royaume.
Meurtres des rois franks.
Clovis, pendant son séjour à Paris, envoya dire secrètement au fils de Sigebert: Ton père est vieux, il boite de son pied blessé: s'il mourait, son royaume et notre amitié te reviendraient de droit. L'ambition l'ayant séduit, Clodéric se résolut à tuer son père. Sigebert étant sorti de Cologne et ayant passé le Rhin pour se promener dans la forêt de Buconia, s'endormit dans sa tente. Son fils envoya des assassins à sa suite, et le fit tuer, espérant posséder son royaume. Mais par le jugement de Dieu, il tomba dans la fosse qu'il avait traîtreusement creusée pour son père. Il envoya annoncer au roi Clovis la mort de son père, et lui fit dire: Mon père est mort, et son royaume et ses trésors sont en mon pouvoir. Envoie-moi quelques-uns des tiens et je leur remettrai ceux des trésors qui te conviendront. Clovis lui répondit: Je te remercie de ta bonne volonté, et je te prie de montrer tes trésors à mes hommes, après quoi tu les posséderas tous. Clodéric montra donc aux envoyés les trésors de son père. Pendant qu'ils les regardaient, le prince dit: C'est dans ce coffre que mon père avait l'habitude de mettre ses pièces d'or. Ils lui dirent: Mettez donc votre main jusqu'au fond pour trouver tout. Il le fit et se baissa; alors un des envoyés leva sa francisque et lui cassa la tête. Ainsi ce fils coupable subit la mort dont il avait frappé son père. A la nouvelle de la mort de Sigebert et de Clodéric, Clovis vint à Cologne, convoqua le peuple et lui dit: Écoutez ce qui est arrivé: Pendant que je naviguais sur l'Escaut, Clodéric, fils de mon parent, tourmentait son père en lui disant que je voulais le tuer. Comme Sigebert fuyait à travers la forêt de Buconia, Clodéric a envoyé contre lui des assassins qui l'ont tué; lui-même a été tué, je ne sais par qui, au moment où il ouvrait les trésors de son père. Je ne suis pas complice de tout cela. Je n'ai pu verser le sang de mes parents, puisque c'est défendu; mais puisque ces choses sont arrivées, je vous donne un conseil, et vous le suivrez s'il vous est agréable. Ayez recours à moi, et mettez-vous sous ma protection. Le peuple répondit à ces paroles par des applaudissements de mains et de bouche; ils élevèrent Clovis sur un bouclier, et le proclamèrent leur roi. Clovis reçut donc le royaume[272] et les trésors de Sigebert, et les ajouta à sa domination. Chaque jour Dieu faisait tomber ses ennemis sous sa main et augmentait son royaume, parce qu'il marchait le cœur droit devant le Seigneur et faisait les choses qui sont agréables à ses yeux.
Clovis marcha ensuite contre le roi Cararic[273]. Dans la guerre contre Syagrius, Clovis l'avait appelé à son secours; mais Cararic ne vint point et ne secourut personne, car il attendait le résultat de la bataille pour s'allier avec le vainqueur. Indigné de cette conduite, Clovis marcha contre lui, et, l'ayant environné de piéges, il le fit prisonnier avec son fils, et les fit tondre tous les deux, ordonnant que Cararic fût ordonné prêtre et son fils diacre. Comme Cararic gémissait et pleurait de son abaissement, on rapporte que son fils lui dit: Ces branches ont été coupées d'un arbre vert et vivant; il ne séchera pas et produira bien vite une verdure nouvelle. Puisse mourir aussi vite, par l'aide de Dieu, l'homme qui a fait ces choses. Ces mots furent répétés à Clovis qui crut que Cararic et son fils le menaçaient de laisser repousser leur chevelure et de le tuer. Il ordonna alors qu'on leur coupât la tête à tous deux, et après leur mort il acquit leur royaume, leurs trésors et leurs sujets.
Il y avait alors à Cambrai un roi nommé Ragnacaire, d'une débauche si effrénée qu'il n'épargnait pas même ses proches parents. Il avait pour conseiller un certain Faron, qui se souillait des mêmes impuretés. On dit que lorsqu'on apportait au roi quelque mets ou quelque présent, il avait coutume de dire que c'était pour lui et pour son Faron, ce qui indignait les Franks. Alors Clovis fit faire des bracelets et des baudriers de cuivre doré, et les donna aux leudes de Ragnacaire pour les exciter contre lui. Il marcha ensuite contre lui avec son armée. Ragnacaire envoya plusieurs espions pour savoir ce qui se passait; il leur demanda, à leur retour, quelle pouvait être la force de cette armée, et ils lui dirent que c'était un grand renfort pour lui et son Faron. Mais Clovis étant arrivé lui fit la guerre. Ragnacaire, voyant son armée battue, allait se sauver quand il fut arrêté par ses guerriers et amené à Clovis avec son frère Ricaire, les mains attachées derrière le dos. Clovis lui dit: Pourquoi as-tu déshonoré notre race en te laissant enchaîner? ne valait-il pas mieux mourir? et, levant sa hache il lui en frappa la tête. Se tournant ensuite vers son frère, il lui dit: Si tu avais porté secours à ton frère, il n'aurait pas été enchaîné: et il le frappa aussi de sa francisque. Après leur mort, ceux qui les avaient trahis s'aperçurent que l'or qu'ils avaient reçu du roi était faux. Ils le dirent au roi, qui leur répondit: Celui qui volontairement traîne son maître à la mort mérite de recevoir un pareil or; et il ajouta qu'ils devaient se contenter de ce qu'il les laissait vivre, car ils méritaient d'expier leur trahison dans les tourments. A ces paroles ils voulurent obtenir sa faveur et lui dirent qu'il leur suffisait d'avoir la vie.
Les rois dont nous venons de parler étaient les parents de Clovis. Renomer fut tué aussi par son ordre dans la ville du Mans. Après leur mort, Clovis recueillit leurs royaumes et tous leurs trésors. Ayant tué de même beaucoup d'autres rois, et ses plus proches parents, de peur qu'ils ne lui enlevassent l'empire, il étendit son pouvoir dans toute la Gaule. On rapporte cependant qu'un jour il rassembla ses sujets et leur dit en parlant de ses parents qu'il avait fait tuer: Malheur à moi qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers, n'ayant plus de parents qui puissent me venir en aide si j'étais malheureux. Mais ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort; il parlait ainsi seulement par ruse, pour découvrir s'il avait encore quelque parent et le faire tuer.
Toutes ces choses s'étant passées ainsi, Clovis mourut à Paris[274], où il fut enterré dans la basilique des Saints-Apôtres, qu'il avait lui-même fait construire avec la reine Clotilde. Son règne avait duré trente ans et sa vie quarante-cinq. La reine Clotilde, après la mort de son mari, vint à Tours, et s'établit dans la basilique de Saint-Martin; elle y vécut jusqu'à la fin de ses jours, pleine de vertus et de bontés, et visitant rarement Paris.
Grégoire de Tours, livre II.
LETTRE DU PAPE ANASTASE A CLOVIS,
à propos de son baptême.
Nous voulons faire savoir à Ta Sérénité toute la joie dont notre cœur paternel est rempli, afin que tu croisses en bonnes œuvres, et, nous comblant de joie, tu sois notre couronne et que l'Église notre mère se réjouisse d'avoir donné à Dieu un si grand roi. Continue donc, glorieux et illustre fils, à réjouir ta mère; et sois pour elle une colonne de fer, afin qu'elle te donne à son tour la victoire sur tous tes ennemis. Pour nous, louons le Seigneur d'avoir ainsi pourvu aux besoins de son Église, en lui donnant pour défenseur un si grand prince, un prince armé du casque du salut contre les efforts des impurs.
LETTRE D'AVITUS, ÉVÊQUE DE VIENNE, A CLOVIS,
à propos de son baptême.
Enfin, la divine Providence vient de trouver en vous l'arbitre de notre siècle. Tout en choisissant pour vous, vous décidez pour nous tous. Votre foi est notre victoire. Que la Grèce[275] se réjouisse d'avoir un prince catholique; elle n'est plus seule en possession de ce don précieux, et l'Occident a aussi sa lumière. Bien que je n'aie point assisté en personne aux pompes de votre régénération, j'ai pris part aux joies de ce grand jour. Grâce à la bonté divine, nos régions avaient appris l'heureuse nouvelle avant que votre baptême fût accompli. Notre anxiété avait disparu, et la nuit sacrée de la Nativité nous a trouvés assurés de vous! Nous en suivions en esprit toutes les cérémonies; nous voyions la troupe des pontifes répandre sur vos membres royaux l'onde vivifiante; nous voyions cette tête redoutée des nations se courber devant les serviteurs de Dieu; ces cheveux nourris sous le casque, revêtir l'armure de l'onction sainte, et ce corps purifié déposer la cuirasse de fer, pour briller sous la robe blanche du néophyte. Ce léger vêtement fera plus pour vous qu'une impénétrable armure. Poursuivez vos triomphes. Vos succès sont les nôtres, et partout où vous combattez, nous remportons la victoire.
CLOVIS SOUMET LES GALLO-ROMAINS INDÉPENDANTS.
486-490.
La sanglante inimitié qui avait existé entre Égidius et Childéric s'était transmise à leurs enfants[276]. En voyant se relever si près de lui l'influence d'un nom funeste à sa famille, Clovis, qui venait d'atteindre sa vingtième année, ne pouvait rester dans l'inaction. Il fallait qu'il pérît ou qu'il abattît ce nouveau maître des milices[277], ce prétendant à un pouvoir que lui-même possédait par droit héréditaire, comme l'avait reconnu la lettre de l'évêque saint Remi. Sa position était critique; tout dépendait pour lui d'un premier succès, et la victoire devait se décider plutôt par la valeur que par le nombre de ses soldats; car, pour se former une armée, il ne pouvait compter que sur la tribu des Franks de Tournai. Ragnacaire, roi de Cambrai, consentit cependant à le seconder. Mais Cararic, roi des Franks de Thérouanne, et le roi des Ripuaires refusèrent de prendre parti dans une querelle qui semblait personnelle au fils de Childéric. Il est vrai que, de son côté, Syagrius n'avait point de troupes régulières à lui opposer. Depuis Majorien, l'empire n'avait plus envoyé de troupes dans la Gaule, et l'armée d'Égidius s'était dissoute après la mort de son général. Il ne restait donc pour la défense du pays que les milices locales, c'est-à-dire les habitants armés, sous la conduite des grands propriétaires du sol. Mais ces milices n'étaient point méprisables; l'Auvergne avait montré ce qu'elles pouvaient faire.
Résolu de prévenir Syagrius et de ne pas lui laisser le temps de consolider sa puissance, Clovis lança à son rival un défi dont les formes rappellent l'esprit chevaleresque du moyen âge; il lui demandait un rendez-vous, en champ clos, et le sommait de fixer le jour et le lieu du combat. Le général romain ne jugea pas à propos de répondre, et attendit les Franks sous les murs de Soissons.
La route la plus directe de cette ville à Tournai traversait le territoire des Franks de Cambrai. Rassuré, de ce côté, par son alliance avec Ragnacaire, Clovis sentit que rien n'était plus important pour lui que d'empêcher Syagrius de soulever la partie de la Belgique romaine contenue jusqu'alors par l'influence de saint Remi; il commença donc par se diriger sur Reims, à travers la forêt des Ardennes, et passa sous les murs de cette cité avec sa petite armée qu'on ne peut évaluer à plus de 4 ou 5,000 combattants. Par respect pour le saint prélat, il avait recommandé à ses Franks la plus sévère discipline, et leur avait défendu d'entrer dans la ville, dont lui-même s'abstint de franchir les portes. Cependant quelques soldats y pénétrèrent en cachette, et, s'étant glissés dans l'église, y dérobèrent un vase précieux[278]. Aussitôt saint Remi vint réclamer l'objet volé; Clovis ne demandait pas mieux que de faire droit à ses plaintes, mais il craignait de mécontenter par trop de rigueur ses troupes encore païennes, et, selon les annalistes, il lui répondit: renvoyez avec moi un de vos prêtres jusqu'à Soissons; là se fera le partage du butin, et je vous rendrai ce qu'on vous a pris[279]. On connaît la suite de cette anecdote du vase de Reims à laquelle je n'attacherai pas plus d'importance qu'elle n'en mérite. Elle a été le sujet de longues discussions entre les historiens et les publicistes modernes, qui ont voulu en tirer des conséquences politiques que je crois très-exagérées. A mes yeux le fait le plus remarquable qui ressort de ce récit, c'est que Clovis, en marchant sur Soissons, avait dans son armée un délégué de l'évêque de Reims, du prélat le plus révéré du nord de la Gaule, du frère de l'évêque même de la ville qu'il allait assiéger.
Ces circonstances peuvent seules expliquer le dénoûment aussi prompt qu'inattendu d'une guerre qui semblait devoir faire couler des flots de sang. Dès la première bataille, Syagrius fut entièrement défait et contraint de chercher son salut dans la fuite. Il ne put même rallier au delà de la Seine les débris de son parti; toutes les cités gauloises lui fermèrent leurs portes, et, chassé de ville en ville, il se décida enfin à passer la Loire et à demander un asile aux Wisigoths[280]. En prenant ce parti désespéré, il comptait sur l'inimitié naturelle, sur l'antipathie de race qui existait entre les Goths et les Franks. Mais Alaric redoutait encore plus la résurrection de l'influence romaine; il ne pouvait oublier le rang éminent que tenait la famille Syagria dans cette généreuse aristocratie des Arvernes, qui avait effrayé les Wisigoths par sa résistance héroïque et les inquiétait encore par son obéissance mal assurée. Saisissant avec joie l'occasion de se défaire du dernier représentant d'une race illustre, il livra le fugitif à Clovis, qui le jeta dans un cachot et ne tarda pas à lui ôter la vie. Ainsi finit le fils d'Égidius, succombant sous le poids des haines que la gloire de son père avait amassées sur sa tête. Clovis, délivré du seul rival qu'il pût craindre, s'établit à Soissons, et fit de cette ville gauloise sa place d'armes et son quartier général.
La défaite et la mort de Syagrius semblaient devoir rendre la paix au nord de la Gaule. Qui ne croirait qu'après cette rapide victoire, Clovis n'eut plus d'ennemis à combattre et put étendre sa domination sans obstacles sur toutes les contrées qui avaient reconnu l'autorité de son père? C'est de cette manière que les faits sont présentés dans la plupart des histoires modernes, et cependant il n'en fut pas ainsi. Les cités gallo-romaines de la Sénonaise et des Armoriques avaient soutenu faiblement le fils d'Égidius. Le nom de l'illustre lieutenant de Majorien n'était point populaire dans ces provinces où son armée de Barbares avait commis des dévastations dont les traces existaient encore. D'ailleurs la famille Syagria, originaire de l'Auvergne et de la première Lyonnaise, était étrangère au nord de la Gaule. Entre cette région et celle du midi, la ligne de démarcation tracée par le cours de la Loire établissait une scission profonde que le travail de quinze siècles n'a pu entièrement effacer. L'aristocratie gauloise avait ses racines dans le sol et en tirait une force immense. Mais par cette raison même, l'influence des familles nobles, si puissante dans leur province, n'en dépassait point les limites. Ce patriotisme local est un des caractères les plus constants de la race celtique[281], et son esprit exclusif et jaloux règne encore dans nos campagnes de l'ouest.
Les cités armoriques avaient abandonné au premier revers un chef qui n'avait point leurs sympathies; mais elles n'acceptaient pas pour cela le joug des Franks. Peu intimidées par la victoire de Soissons, elles se préparèrent à une vigoureuse résistance; à une querelle personnelle succédait un conflit de peuple à peuple, et la lutte commençait à devenir sérieuse au moment où Clovis pouvait la croire terminée.
La défaite de Syagrius n'avait amené que la soumission des cités belges[282]. Les Sénonais, descendants de ces conquérants célèbres qui jadis avaient abaissé l'orgueil de Rome, se montrèrent dignes de leurs ancêtres. Pendant plusieurs années ils défendirent leur territoire avec une constance inébranlable et repoussèrent toutes les attaques de l'ennemi. Malheureusement cette courageuse défense n'a point eu d'historien. Le triomphe définitif des Franks en a étouffé le souvenir. Nous ne savons point quels furent les chefs des Gaulois dans cette guerre nationale, et nous ne connaissons pas le détail des événements auxquels elle donna lieu. Les chroniqueurs n'en parlent qu'en termes généraux. Grégoire de Tours se borne à dire qu'après la défaite de Syagrius, Clovis fit encore beaucoup de guerres et remporta beaucoup de victoires jusqu'à la dixième année de son règne, c'est-à-dire jusqu'en 491. Il ajoute que ses soldats païens ne respectaient point les lieux saints et dévastaient les églises[283]. La lutte fut donc cruelle et acharnée; nous en trouvons la preuve dans un fait qui nous est révélé par l'auteur contemporain de la vie de sainte Geneviève.
Cet auteur nous apprend que Paris fut alors bloqué pendant cinq ans et souffrit toutes les horreurs de la famine. La sainte, émue de pitié à la vue de tant de malheureux qui mouraient d'inanition, s'embarqua sur la Seine, remonta jusqu'à Arcis-sur-Aube et même jusqu'à Troyes, et obtint des magistrats de ces villes un chargement de grains qu'elle réussit à introduire dans la place assiégée[284]. Ne nous étonnons donc point des honneurs que Paris a rendus à cette humble bergère qui le sauva de la famine devant l'armée de Clovis, après l'avoir préservé de la destruction en présence d'Attila.
La place que ce récit occupe dans la vie de sainte Geneviève prouve qu'on doit le rapporter à ses dernières années. Son pèlerinage à Saint-Martin de Tours et sa mort sont les deux seuls événements que son biographe raconte ensuite; et comme elle vécut plus de quatre-vingts ans, étant née vers 423, on voit que le siége de Paris ne peut être placé qu'entre 480 et 500. Ainsi la courageuse résistance des Parisiens à l'invasion des Franks nous semble un fait authentiquement démontré. Elle fut glorieuse pour les populations gallo-romaines cette lutte qu'elles soutinrent seules, sans chef marquant et sans secours étranger, contre le plus brave des peuples barbares. Elle le fut d'autant plus qu'elle ne se termina point par leur défaite et leur soumission forcée, mais par la lassitude des deux partis que leurs pertes réciproques amenèrent à désirer également la paix.
Procope[285] est de tous les historiens celui qui a présenté de ces événements le tableau le plus exact. Son récit éclaircit et complète ceux des chroniqueurs, et ne les contredit en aucun point essentiel; il sera facile de voir combien il s'accorde avec l'ensemble de notre exposition historique. «Les Wisigoths, dit cet auteur, ayant triomphé de la puissance romaine, se rendirent maîtres de l'Espagne et de toute la Gaule au delà du Rhône. Les Armoricains étaient alors au service de l'empire romain. Les Germains[286] voulurent les soumettre, et ils espéraient y réussir facilement, parce qu'ils voyaient ces populations dépourvues de secours et leur ancien gouvernement renversé[287]. Mais les Armoricains, en qui les Romains avaient toujours trouvé autant de fidélité que de courage, montrèrent encore dans cette guerre leur ancienne valeur. Ne pouvant rien obtenir par la force, les Germains se résolurent à fraterniser avec eux et à leur proposer une alliance mutuelle à laquelle les Armoricains accédèrent volontiers, parce que les deux peuples étaient chrétiens; et ainsi réunis en un seul corps de nation ils acquirent une grande puissance[288].»
Procope dit plus haut que les Franks jusqu'à cette époque étaient une nation barbare dont on faisait peu de cas. En effet, ils furent loin de jouer dans la Gaule un rôle aussi important que les Wisigoths et les Burgondes. Leur attachement au paganisme les mettait en dehors de la société chrétienne, et Sidoine Apollinaire ne parle jamais d'eux qu'en termes de mépris[289]. Ce fut seulement après leur fusion avec les Gaulois du Nord qu'ils prirent rang parmi les puissances politiques de l'Occident et occupèrent une place éminente dans le monde civilisé.
Le témoignage de Procope étant confirmé par les documents contemporains que nous avons cités, il résulte de cet ensemble de preuves que Clovis, maître de la Belgique après la défaite de Syagrius, envahit la Sénonaise, assiégea Paris inutilement pendant cinq ans, et se détermina enfin à entrer en négociation avec les populations gallo-romaines[290].
De Pétigny, Études sur l'histoire, les lois et les institutions de l'époque mérovingienne, 3 vol. in-8o. Paris, Durand, 1851. T. 2, p. 384.
MARIAGE DE CLOVIS.
492.
Les Gaulois chérissaient la mémoire de l'épouse du roi burgonde Chilpéric. La mort cruelle que Gondebaud fit subir à cette princesse accrut encore la vénération qu'elle inspirait; victime des fureurs d'un prince barbare et arien, elle était honorée comme martyre de la foi catholique et de la cause romaine. De toute cette malheureuse famille, Gondebaud n'avait épargné que deux filles alors dans l'enfance: l'aînée, Chrona, avait pris le voile dans un couvent aussitôt qu'elle avait été en âge de prononcer ses vœux; Clotilde, la plus jeune, était élevée dans un château, près de Genève, où résidait Godégisile, frère de Gondebaud et associé à son pouvoir et à ses crimes. Le souvenir des douces vertus de l'épouse de Childéric faisait désirer à tous les catholiques gaulois de la voir revivre dans sa fille Clotilde, unie au jeune chef des Franks, qu'on espérait amener à la vraie foi et qu'on signalait déjà comme le futur régénérateur de la Gaule. Ce n'était pas seulement le vœu des Gaulois du Nord; c'était aussi celui des nobles et du clergé dans les contrées soumises aux princes ariens. Il est hors de doute que par l'intermédiaire de saint Remi, Clovis entretenait des relations secrètes avec les prélats de ces provinces. Les lettres d'Avitus, évêque de Vienne, le plus illustre et le plus influent d'entre eux, en font foi....
Au projet de mariage de Clovis avec Clotilde les catholiques rattachaient de vastes espérances. Ils y voyaient dans l'avenir leur délivrance du joug arien et la réunion de toute la Gaule sous un prince de leur foi. Mais les mêmes raisons politiques avaient éveillé la défiance de Gondebaud. Maître des destinées de la jeune princesse, il la tenait dans une sorte de captivité, l'entourait d'une active surveillance, et n'aspirait qu'à éteindre dans un cloître les derniers restes du sang de Chilpéric. Comment aurait-on pu s'attendre qu'il consentît à donner à sa nièce un époux dans lequel ses sujets mécontents devaient trouver un appui et son frère assassiné un vengeur?
Ces difficultés, en apparence insurmontables, ne découragèrent pas les partisans de Clovis. Les mœurs germaniques, favorables à la liberté des femmes, donnaient un caractère sacré au libre engagement pris par une jeune fille envers l'homme auquel elle promettait de s'unir un jour. Un anneau donné et reçu suffisait pour constater ce lien respecté par tous les peuples barbares. Dans leurs codes, les droits des fiancés étaient presque assimilés à ceux des époux, et la violation des promesses de mariage, de quelque part qu'elle vînt, était sévèrement punie. Les amis de Clovis pensaient donc que, s'il était possible de déterminer Clotilde à recevoir l'anneau du roi des Franks, et à lui promettre la foi de mariage, on pourrait, en invoquant le lien sacré des fiançailles, arracher à Gondebaud un consentement forcé. Mais le plus difficile était d'approcher de la jeune recluse, dont toutes les démarches étaient soigneusement épiées. Aurélien, noble romain, de la province sénonaise, animé du généreux désir de mettre un terme aux malheurs de son pays, se chargea de cette mission périlleuse; et, pour y réussir, il eut recours à la ruse.
Déguisé en mendiant, il se rendit à pied aux environs de Genève, et se mêla dans la foule des pauvres auxquels la pieuse fille de Chilpéric distribuait elle-même chaque jour d'abondantes aumônes dans la chapelle de son palais. Lorsqu'elle arriva devant Aurélien et qu'elle lui eut mis dans la main une pièce d'or comme aux autres malheureux qui imploraient sa charité, il la retint par un coin de son manteau, et lui fit entendre qu'il désirait lui parler sans témoins. Dans ces temps de ferveur chrétienne, les haillons de la misère, qui ne provoquent partout aujourd'hui qu'un sentiment de répulsion et de mépris, étaient le moyen d'introduction le plus assuré, même auprès des grands. Admis dans l'appartement de la princesse, en présence seulement de ses femmes, Aurélien se fit connaître et déclara l'objet de sa mission. Mais il rencontra un obstacle sur lequel il n'avait pas compté. Élevée par de saints évêques, Clotilde était parfaitement instruite des lois de l'Église; elle n'ignorait pas que le premier concile d'Arles, en 314, avait défendu, sous peine d'excommunication, aux filles chrétiennes d'épouser des païens; elle répondit sur-le-champ qu'elle ne pourrait donner sa main à Clovis tant qu'il n'aurait pas reçu le baptême. Sans doute, pour combattre ces scrupules, Aurélien fit valoir les grands intérêts de la religion et le vœu des prélats catholiques qui peut-être avaient déjà prévenu secrètement la princesse, car elle se laissa facilement ébranler; elle consentit à recevoir de l'envoyé du roi des Franks l'anneau d'or, gage des fiançailles, et lui remit le sien en échange. Aurélien, joyeux de ce succès inespéré, s'en retourna sous le même déguisement, portant dans sa besace les destinées de la Gaule et l'avenir du monde chrétien. Une circonstance bizarre manqua pourtant encore de faire tout échouer. Dans le cours de son voyage, et comme il approchait des limites de la Sénonaise, il fut obligé de marcher en compagnie d'un mendiant qu'il rencontra sur la route, et pendant la nuit cet homme lui déroba la besace qui renfermait un si inestimable trésor. Par bonheur, l'ambassadeur n'était plus qu'à quelques heures de marche d'un de ses domaines, situé près de la frontière; il y courut et dépêcha ses esclaves dans toutes les directions à la poursuite du mendiant. Le voleur fut saisi et amené devant son camarade de la veille, qui le força de rendre le précieux anneau, et lui infligea une sévère correction. Délivré enfin de toute inquiétude, Aurélien s'empressa d'instruire Clovis de ces heureuses nouvelles; mais le roi des Franks était alors éloigné de ces contrées. Après avoir conclu, vers la fin de l'année 490, une trêve avec les cités sénonaises, il avait porté ses armes vers le Nord, où l'ancien patrimoine de sa nation, le territoire de Tournai, avait beaucoup à souffrir du voisinage des Tongriens. Clovis les combattit pendant toute l'année 491, et réussit à les dompter. La cité de Tongres subit la loi du vainqueur.
Au retour de cette expédition, il manda près de lui Aurélien, qui avait si bien justifié sa confiance, et le chargea de se rendre à la cour de Gondebaud, mais cette fois avec les insignes et la pompe d'un ambassadeur, pour réclamer solennellement la remise de la royale fiancée. Le secret du premier voyage avait été parfaitement gardé, et Gondebaud n'en avait aucun soupçon; aussi reçut-il fort mal l'ambassadeur; il le menaça de le traiter comme espion, et ne vit dans ses paroles qu'un prétexte mensonger mis en avant par Clovis pour provoquer une guerre. Sans se déconcerter, Aurélien persista dans ses assertions, et représenta l'anneau de Clotilde. Alors la jeune princesse fut elle-même appelée, et ne fit pas difficulté d'avouer tout ce qui s'était passé, en montrant à son tour l'anneau de Clovis. Troublé par cette découverte inattendue, Gondebaud se trouva d'autant plus embarrassé qu'il n'avait pas auprès de lui son ministre de confiance, le plus habile de ses conseillers, le romain Arédius, qui était allé à Constantinople porter les félicitations du roi à l'empereur Anastase, élevé au trône le 11 avril 491, après la mort de Zénon. Les chefs burgondes qui entouraient Gondebaud s'écrièrent avec la loyauté des mœurs germaniques qu'on ne pouvait refuser de rendre une fiancée à son époux, et firent sentir au roi les dangers d'une guerre injuste, où le sentiment national se prononcerait contre lui. Vaincu par leurs représentations, Gondebaud céda, malgré son dépit d'avoir été joué. Les envoyés du roi des Franks présentèrent le sol d'or et le denier, prix symbolique de la fiancée, selon les formes de la loi salique, et la princesse fut remise entre leurs mains.
Ce n'était point sans une vive répugnance que le prince burgonde s'était laissé arracher ce consentement involontaire. Dans sa perplexité, il déplorait plus que jamais l'absence d'Arédius, lorsque ce fidèle ministre débarqua à Marseille. Instruit du grand événement qui venait de se passer, il accourt auprès de son maître: Qu'avez-vous fait, lui dit-il; avez-vous oublié que le père de Clotilde et ses deux frères ont été massacrés de vos mains; que, par vos ordres, sa mère a été précipitée dans l'eau avec une pierre au cou, et vous faites de votre nièce une reine! Pouvez-vous douter que le premier usage qu'elle fera de sa puissance ne soit de venger ses parents?
A ces mots, Gondebaud épouvanté comprend toute l'étendue de sa faute, dont il n'envisageait que vaguement les conséquences, et sur-le-champ il envoie une troupe de cavaliers à la poursuite de Clotilde. On pouvait espérer de l'atteindre. Elle était partie de Châlon dans un de ces chariots pesants appelés bastarnes, qui, traînés par des bœufs, conduisaient majestueusement au temple les matrones romaines. Les cavaliers dévorent l'espace; arrivés près de la frontière, ils aperçoivent la lourde voiture, ils la devancent, ils l'arrêtent; mais elle était vide. Aurélien, pressentant le repentir de Gondebaud, avait fait monter la princesse à cheval, et, traversant rapidement le territoire burgonde, l'avait déposée entre les bras de son royal époux, qui l'attendait au village de Villiers, sur les confins de la cité de Troyes. Au moment de quitter les États de Gondebaud, les Franks qui escortaient Clotilde mirent le feu aux maisons qui se trouvaient sur leur passage: «Dieu soit béni, s'écria la princesse, j'ai vu commencer ma vengeance[291]!» Clovis la conduisit à Soissons, et là des fêtes solennelles annoncèrent à toute la Gaule cette union qui consacrait pour la première fois l'alliance du principe catholique et de l'élément barbare[292].
De Pétigny, ouvrage cité.
BAPTÊME DE CLOVIS.—LA SAINTE AMPOULE.
Cependant on prépare le chemin depuis le palais du roi jusqu'au baptistère; on suspend des voiles, des tapisseries précieuses; on tend les maisons de chaque côté des rues; on pare l'église; on couvre le baptistère de baume et de toutes sortes de parfums. Comblé des grâces du Seigneur, le peuple croit déjà respirer les grâces du paradis. Le cortége part du palais; le clergé ouvre la marche avec les saints Évangiles, les croix et les bannières, chantant des hymnes et des cantiques spirituels; vient ensuite l'évêque, conduisant le roi par la main; enfin la reine suit avec le peuple. Chemin faisant, on dit que le roi demanda à l'évêque si c'était là le royaume de Dieu qu'il lui avait promis: Non, répondit le prélat, mais c'est l'entrée de la route qui y conduit. Quand ils furent parvenus au baptistère, le prêtre qui portait le saint Chrême, arrêté par la foule, ne put arriver jusqu'aux saints fonts; en sorte qu'à la bénédiction des fonts le Chrême manqua par un exprès dessein du Seigneur. Alors le saint pontife lève les yeux vers le ciel et prie en silence et avec larmes. Aussitôt une colombe blanche comme la neige, descend, portant dans son bec une ampoule pleine de Chrême envoyé du ciel. Une odeur délicieuse s'en exhale, qui enivre les assistants d'un plaisir bien au-dessus de tout ce qu'ils avaient senti jusque-là. Le saint évêque prend l'ampoule, asperge de Chrême l'eau baptismale, et aussitôt la colombe disparaît. Transporté de joie à la vue d'un si grand miracle de la grâce, le roi renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, et demande avec instance le baptême. Au moment où il s'incline sur la fontaine de vie: Baisse la tête avec humilité, Sicambre, s'écrie l'éloquent pontife, adore ce que tu as brûlé, et brûle ce que tu as adoré. Après avoir confessé le symbole de la foi orthodoxe, le roi est plongé trois fois dans les eaux du baptême, et ensuite, au nom de la sainte et indivisible Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, le bienheureux prélat le reçoit et le consacre par l'onction divine. Alboflède et Lantéchilde, sœurs du roi, reçoivent aussi le baptême, et en même temps 3,000 hommes de l'armée des Franks, outre grand nombre de femmes et d'enfants. Aussi pouvons-nous croire que cette journée fut un jour de réjouissance dans les cieux pour les saints anges, comme les hommes dévots et fidèles en reçurent une grande joie sur la terre.
Frodoard, Histoire de l'église de Reims, ch. XIII (traduction de M. Guizot).
Frodoard naquit en 894, à Épernai, et mourut en 966. Frodoard fut évêque de Noyon: il avait étudié dans les écoles de Reims, et était l'un des hommes les plus instruits de son temps. Il est auteur de l'Histoire de l'église de Reims, et d'une chronique qui s'étend de 919 à 966.
LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS,
au sujet de la mort de sa sœur Alboflède.
Au seigneur illustre par ses mérites, le roi Clovis, Remi évêque.
Je suis vivement affligé de la tristesse que vous inspire la perte de votre sœur, de glorieuse mémoire, Alboflède[293]. Mais nous pouvons nous consoler, parce qu'elle est sortie de ce monde si pure et si pieuse, que nos souvenirs doivent lui être consacrés bien plutôt que nos larmes. Elle a vécu de manière à laisser croire que le Seigneur, en l'appelant aux Cieux, lui a donné place parmi ses élus. Elle vit pour votre foi; si elle est dérobée au désir que vous avez de sa présence, le Christ l'a ravie pour la combler des bénédictions qui attendent les vierges. Il ne faut pas la pleurer maintenant qu'elle lui est consacrée, maintenant qu'elle brille devant le Seigneur de sa fleur virginale, dont elle resplendit comme d'une couronne récompense de sa virginité. A Dieu ne plaise que les fidèles aillent pleurer celle qui mérita de répandre la bonne odeur du Christ, afin de pouvoir, heureuse médiatrice, appuyer efficacement leurs demandes. Bannissez donc, seigneur, la tristesse de votre âme; commandez à votre affliction, et, vous élevant à de plus hautes pensées, pour ramener la sérénité dans votre cœur, donnez-vous tout entier au gouvernement de votre royaume. Qu'une sainte allégresse reconforte vos membres; une fois que vous aurez dissipé le chagrin qui vous assiége, vous travaillerez mieux au salut. Il vous reste un royaume à administrer, à régir, sous les auspices de Dieu. Vous êtes le chef des peuples, et vous tenez en main leur conduite. Que vos sujets ne voient pas leur prince se consumer dans l'amertume et le deuil, eux qui sont accoutumés, grâce à vous, à ne voir que des choses heureuses. Soyez vous-même votre propre consolateur, rappelez cette force d'âme qui vous est naturelle, et que la tristesse n'étouffe pas plus longtemps vos brillantes qualités. Le trépas récent de celle qui vient d'être unie au chœur des vierges, réjouit, j'en suis sûr, le monarque des cieux.
En saluant votre gloire, j'ose vous recommander mon ami le prêtre Maccolus que je vous adresse. Excusez-moi, je vous prie, si, au lieu de me présenter devant vous, comme je le devais, j'ai eu la présomption de vous consoler en paroles. Néanmoins, si vous m'ordonnez par le porteur de cette lettre de vous aller trouver, méprisant la rigueur de l'hiver, oubliant l'âpreté du froid, ne regardant pas aux fatigues de la route, je m'efforcerai, avec le secours du Seigneur, d'arriver jusqu'à vous.
Traduction de MM. Collombet et Grégoire. (Le texte est dans Duchesne, Script. Francor., 1, 849.)
LA LOI SALIQUE.
Prologue.
Les Franks, peuples fameux, réunis en corps de nation par la main de Dieu, puissants dans les combats, sages dans les conseils, fidèles observateurs des traités, distingués par la noblesse de la stature, la blancheur du teint et l'élégance des formes, de même que par leur courage et par l'audace et la rapidité de leurs entreprises guerrières, ces peuples, dis-je, récemment convertis à la foi catholique, dont jusqu'ici aucune hérésie n'a troublé la pureté, étaient encore plongés dans les ténèbres de l'idolâtrie, lorsque, par une secrète inspiration de Dieu, ils sentirent le besoin de sortir de l'ignorance où ils avaient été retenus jusqu'alors et de pratiquer la justice et les autres devoirs sociaux. Ils firent en conséquence rédiger la loi salique par les plus anciens de la nation, qui tenaient alors les rênes du gouvernement. Ils choisirent quatre d'entre eux, nommés Wisogast, Rodogast, Salogast et Widogast, habitant les pays de Salehaim, Bodohaim, Widohaim, qui se réunirent pendant la durée de trois assises, discutèrent, avec le plus grand soin, les sources de toutes les difficultés qui pouvaient s'élever; et traitant de chacune en particulier, rédigèrent la loi telle que nous la possédons maintenant.
A peine le puissant roi des Franks, Clovis, eut-il été appelé, par une faveur céleste, à jouir, le premier de sa nation, de la grâce du baptême; à peine Childebert et Clotaire eurent-ils été revêtus des marques distinctives de la royauté, qu'on les vit s'occuper à corriger les imperfections que l'expérience avait fait découvrir dans ces lois.
Gloire aux amis de la nation des Franks! que le Christ, le souverain des rois, veille sur les destinées de cet empire; qu'il prodigue à ses chefs les trésors de sa grâce; qu'il protége ses armées, et fortifie ses peuples dans la foi chrétienne; qu'il leur accorde des jours de paix et de bonheur!
C'est, en effet, cette nation qui, forte par sa vaillance plus que par le nombre de ses guerriers, secoua par la force des armes le joug que les Romains s'efforçaient d'appesantir sur elle; ce sont ces mêmes Franks qui, après avoir reçu la faveur du baptême, recueillirent avec soin les corps des saints martyrs que les Romains avaient livrés aux flammes, au fer et aux bêtes féroces, et prodiguèrent l'or et les pierres précieuses pour orner les chasses qui les contenaient.
TITRE XIX.
Des blessures.
1. Si quelqu'un a tenté de donner la mort à un autre, et qu'il n'ait pas réussi dans son projet; ou s'il a voulu le percer d'une flèche empoisonnée et qu'il ait manqué son coup, il sera condamné à payer 2,500 deniers, ou 62 sous d'or et demi[294].
2. Quiconque aura blessé quelqu'un à la tête, de telle sorte que le sang ait coulé jusqu'à terre, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or.
3. Si quelqu'un a blessé un homme à la tête, et qu'il en soit sorti trois esquilles, le coupable sera condamné à payer 1,200 deniers, ou 30 sous d'or.
4. Si le cerveau a été mis à découvert, et que trois fragments du crâne aient été détachés, le coupable sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or.
5. Si la blessure a été faite au milieu des côtes et qu'elle ait pénétré jusque dans l'intérieur du corps, le coupable sera condamné à payer 1,200 deniers, ou 30 sous d'or.
6. Si la gangrène s'empare de la blessure, et que le mal ne se guérisse point, l'agresseur sera condamné à payer 2,500 deniers, ou 62 sous d'or et demi, outre les frais de maladie qui sont évalués 360 deniers, ou 9 sous d'or.
7. Si un ingénu[295] a frappé avec un bâton un autre ingénu, l'agresseur sera condamné, si le sang n'a point coulé, à payer pour chacun des trois premiers coups qui auront été portés, 120 deniers, ou 3 sous d'or.
8. Mais si le sang a coulé, l'agresseur paiera une composition pareille à celle qu'il aurait payée si la blessure eût été faite avec un instrument de fer quelconque, c'est-à-dire qu'il paiera 600 deniers, ou 15 sous d'or.
9. Quiconque aura frappé une autre personne à coups de poing sera condamné à payer 360 deniers, ou 9 sous d'or, ou autrement 3 sous d'or pour chaque coup.
10. Si un homme en a attaqué un autre sur la voie publique, dans le but de le dévaliser, et que celui-ci soit parvenu à s'échapper par la fuite, l'agresseur sera condamné à lui payer 1,200 deniers, ou 30 sous d'or.
11. Si l'homme attaqué n'a pu s'échapper et qu'il ait été dépouillé, le voleur sera condamné à payer 2,500 deniers, ou 62 sous d'or et demi, outre la valeur des objets volés et les frais de poursuite.
TITRE XXXI.
Des mutilations.
1. Quiconque aura coupé à un autre homme la main ou le pied, lui aura fait perdre un œil, ou lui aura coupé l'oreille ou le nez, sera condamné à payer 4,000 deniers, ou 100 sous d'or.
2. Si la main n'est pas entièrement détachée, il sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or.
3. Mais si la main est entièrement détachée, il sera condamné à payer 2,500 deniers, ou 62 sous d'or et demi.
4. Quiconque aura abattu à un autre homme le gros doigt du pied ou de la main sera condamné à payer 1,800 deniers ou 45 sous d'or.
5. Si le doigt blessé n'a point été entièrement détaché, le coupable sera condamné à payer 1,200 deniers ou 30 sous d'or.
6. Quiconque aura abattu le second doigt qui sert à décocher les flèches, sera condamné à payer 1,400 deniers, ou 35 sous d'or.
7. Celui qui d'un seul coup aura abattu les trois autres doigts, sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or.
8. Celui qui aura abattu le doigt du milieu, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or.
9. Celui qui aura abattu le quatrième doigt, sera condamné à payer 600 deniers ou 15 sous d'or.
10. Si c'est le petit doigt qui a été abattu, le coupable sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or.
11. Quiconque aura coupé un pied à un autre homme, sans l'avoir entièrement détaché, sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or.
12. Mais, si le pied est entièrement détaché, le coupable sera condamné à payer 2,500 deniers ou 62 sous d'or et demi.
13. Celui qui a arraché un œil à quelqu'un sera condamné à payer 2,500 deniers ou 62 sous d'or et demi.
14. Celui qui aura coupé le nez à quelqu'un sera condamné à payer 1,800 deniers ou 45 sous d'or.
15. Quiconque aura coupé l'oreille à un autre homme, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or.
16. Si quelqu'un a eu la langue coupée de manière à ne plus pouvoir parler, le coupable sera condamné à payer 4,000 deniers ou 100 sous d'or.
17. Celui qui aura fait tomber une dent à un autre homme, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or.
TITRE XXXII.
Des injures.
1. Quiconque aura appelé un autre homme, infâme, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or.
2. S'il l'a appelé embrené, il sera condamné à payer 120 deniers, ou 3 sous d'or.
3. S'il l'a appelé fourbe, il sera condamné à payer 120 deniers, ou 3 sous d'or.
4. S'il l'a appelé lièvre (lâche), il sera condamné à payer 240 deniers, ou 6 sous d'or.
5. Quiconque aura accusé un homme d'avoir abandonné son bouclier en présence de l'ennemi, ou de l'avoir, en fuyant, jeté par lâcheté, sera condamné à payer 120 deniers ou 3 sous d'or.
6. Celui qui aura appelé un homme dénonciateur et qui ne pourra justifier cette imputation, sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or.
7. S'il l'a appelé faussaire, sans pouvoir appuyer de preuves cette qualification, il sera condamné à payer 600 deniers, ou 15 sous d'or.
TITRE XLIII.
Du meurtre des ingénus.
1. Si un ingénu a tué un Frank ou un barbare vivant sous la loi salique, il sera condamné à payer 8,000 deniers, ou 200 sous d'or.
2. Mais s'il a précipité le corps dans un puits ou dans l'eau, il sera condamné à payer 24,000 deniers ou 600 sous d'or.
3. S'il a caché le corps sous des branches vertes ou sèches, ou de tout autre manière, ou s'il l'a jeté dans les flammes, il sera condamné à payer 24,000 deniers, ou 600 sous d'or.
4. Si quelqu'un a tué un antrustion du roi[296], il sera condamné à payer 24,000 deniers, ou 600 sous d'or.
5. S'il a précipité le corps de cet antrustion dans un puits ou dans l'eau, ou s'il l'a recouvert de branches vertes ou sèches, ou enfin s'il l'a jeté dans les flammes, le meurtrier sera condamné à payer 72,000 deniers, ou 1,800 sous d'or.
6. Quiconque aura tué un Romain, convive du roi, sera condamné à payer 12,000 deniers, ou 300 sous d'or.
7. Si l'homme qui a été tué est un Romain possesseur, c'est-à-dire qui a des propriétés dans le pays qu'il habite, le coupable convaincu de lui avoir donné la mort sera condamné à payer 4,000 deniers, ou 100 sous d'or.
8. Quiconque aura tué un Romain tributaire sera condamné à payer 1,800 deniers, ou 45 sous d'or.
TITRE LXII.
De l'alleu.
1. Si un homme meurt sans laisser de fils, son père ou sa mère survivant lui succédera.
2. A défaut du père et de la mère, les frères et sœurs qu'il a laissés lui succéderont.
3. A défaut des frères et sœurs, les sœurs de son père lui succéderont.
4. A défaut des sœurs du père, les sœurs de la mère lui succéderont.
5. A défaut de tous ces parents, les plus proches dans la ligne paternelle lui succéderont.
6. A l'égard de la terre salique[297], aucune portion de l'hérédité ne sera recueillie parles femmes, mais l'hérédité tout entière sera dévolue aux mâles.
Loi salique, édition et traduction par Peyré.
MEURTRE DES FILS DE CLODOMIR.
Vers l'an 533.
Childebert voyant que Clotilde, sa mère, donnait toute son affection aux fils de Clodomir, en conçut de l'envie; et, craignant que par la faveur de la reine, ils n'eussent part au royaume, il envoya secrètement vers le roi Clotaire, son frère, et lui fit dire: «Notre mère garde avec elle les fils de notre frère, et veut leur donner le royaume; il faut que tu viennes promptement à Paris, et que, réunis tous deux en conseil, nous déterminions ce que nous devons faire de ces enfants, si on leur coupera les cheveux, comme au reste du peuple, ou si, après les avoir tués, nous partagerons par moitié le royaume de notre frère. Satisfait de cette proposition, Clotaire arriva à Paris. Childebert avait déjà fait dire dans le peuple que les deux rois étaient résolus à élever les enfants au trône. Ils envoyèrent donc, en leur nom, dire à Clotilde, qui demeurait aussi à Paris: Envoie-nous les enfants, pour que nous les élevions au trône. Remplie de joie, et ne se doutant pas de leur ruse, Clotilde, après avoir fait boire et manger les enfants, les envoya en disant: Je croirai n'avoir pas perdu mon fils, si je vous vois succéder à son royaume. Les enfants étant partis, furent arrêtés aussitôt et séparés de leurs serviteurs et de leurs gouverneurs: ensuite on les enferma séparément, d'un côté les serviteurs, de l'autre les enfants. Alors Childebert et Clotaire envoyèrent Arcadius à la reine, portant des ciseaux et une épée nue. Quand il fut arrivé près de la reine, il les lui montra, et lui dit: Tes fils nos seigneurs, très-glorieuse reine, attendent que tu leur fasses connaître ta volonté sur la manière dont il faut traiter ces enfants; ordonne qu'ils vivent les cheveux coupés, ou qu'ils soient égorgés. Consternée et pleine de colère en voyant l'épée et les ciseaux, Clotilde se laisse aller à son indignation, et, ne sachant dans sa douleur ce qu'elle disait, elle répondit avec imprudence: «Si on ne les élève pas sur le trône, j'aime mieux les voir morts que tondus.»
Arcadius, s'inquiétant peu de sa douleur, et ne cherchant pas à deviner quelle serait ensuite sa volonté, revint à la hâte vers ceux qui l'avaient envoyé et leur dit: «Vous pouvez continuer avec l'approbation de la Reine ce que vous avez commencé, car elle veut que vous donniez suite à vos projets.» Aussitôt Clotaire, prenant l'aîné des enfants par le bras, le jette à terre, et, lui plongeant son couteau dans l'aisselle, le tua cruellement. A ses cris, son frère se jeta aux pieds de Childebert, et, lui prenant les genoux, lui disait en pleurant: «Secours-moi, mon bon père, afin que je ne meure pas comme mon frère.» Alors Childebert, fondant en larmes, dit à Clotaire: «Je te prie, mon cher frère, d'avoir la générosité de m'accorder sa vie; et si tu veux ne pas le tuer, je te donnerai, pour le racheter, tout ce que tu voudras.» Mais Clotaire l'accabla d'injures et lui dit: «Repousse-le loin de toi ou tu mourras sûrement à sa place; c'est toi qui m'as poussé à cette affaire, et tu es bien prompt à reprendre ta foi.» Alors Childebert repoussa l'enfant et le jeta à Clotaire, qui lui enfonça son couteau dans le côté et le tua, comme il avait fait de son frère. Ils tuèrent ensuite les serviteurs et les gouverneurs; et après leur mort, Clotaire, montant à cheval, s'en alla avec Childebert dans les faubourgs, sans se préoccuper du meurtre de ses neveux.
Clotilde ayant fait poser ces petits corps sur un brancard, les conduisit avec beaucoup de chants pieux et une grande douleur, à l'église de Saint-Pierre, où on les enterra tous deux de la même manière. L'un des deux avait dix ans, et l'autre sept.
Ils ne purent prendre le troisième, Clodoald, qui fut sauvé par le secours de braves guerriers. Dédaignant un royaume terrestre, il se consacra à Dieu, et, s'étant coupé les cheveux de sa propre main, il fut fait clerc. Il persista dans les bonnes œuvres et mourut prêtre.
Les deux rois partagèrent entre eux également le royaume de Clodomir. La reine Clotilde déploya tant et de si grandes vertus, qu'elle se fit honorer de tous. On la vit toujours empressée de faire l'aumône, et demeurer pure par sa chasteté et sa fidélité à toutes les choses honnêtes. Elle pourvut les domaines des églises, les monastères et tous les lieux saints de ce qui leur était nécessaire, distribuant ses largesses avec générosité; en sorte que, dans le temps, on ne la considérait pas comme une reine, mais comme une servante du Seigneur, toute dévouée à son service. Ni la royauté de ses fils, ni l'ambition du siècle, ni le pouvoir, ne l'entraînèrent à sa ruine, mais son humilité la conduisit à la grâce.
Grégoire de Tours, Histoire des Franks, liv. III.
BRUNEHAUT ET GALSUINTHE.
566.
Le roi Sigebert, qui voyait ses frères prendre des femmes indignes d'eux, et épouser, à leur honte, jusques à leurs servantes, envoya des ambassadeurs en Espagne, avec beaucoup de présents, pour demander en mariage Brunehaut, fille du roi Athanagild. C'était une jeune fille de manières élégantes, d'une belle figure, honnête et de mœurs pures, de bon conseil et d'une conversation agréable. Son père consentit à l'accorder, et l'envoya au roi avec de grands trésors; et celui-ci, ayant rassemblé les leudes et fait préparer des siéges, la prit pour femme avec joie et fit de grandes réjouissances. Elle était soumise à la croyance des Ariens; mais les prédications des prêtres et les conseils du roi lui-même la convertirent; elle confessa la Trinité une et bienheureuse, reçut l'onction du saint Chrême, et, par la vertu du Christ, persévéra dans la foi catholique.
Le roi Chilpéric, qui avait déjà plusieurs femmes, voyant ce mariage, demanda Galsuinthe, sœur de Brunehaut, promettant par ses ambassadeurs que, s'il pouvait avoir une femme égale à lui et de race royale, il répudierait toutes les autres. Le père accepta ses promesses, et lui envoya sa fille, comme il avait envoyé l'autre, avec de grandes richesses. Galsuinthe était plus âgée que Brunehaut. Quand elle arriva vers le roi Chilpéric, il la reçut avec beaucoup d'honneurs et l'épousa. Il l'aimait beaucoup et avait reçu d'elle de grands trésors; mais la discorde s'éleva entre eux à cause de Frédégonde, que le roi avait eue auparavant pour concubine. Galsuinthe avait été convertie à la foi catholique et avait reçu le saint Chrême. Elle se plaignait de recevoir du roi des outrages continuels, et de vivre auprès de lui sans honneur. Elle lui demanda donc de pouvoir retourner dans son pays, lui laissant toutes les richesses qu'elle avait apportées. Chilpéric dissimula avec adresse, l'apaisa par des paroles de douceur, et ordonna enfin à un domestique de l'étrangler; puis on la trouva morte dans son lit. Après sa mort Dieu fit un grand miracle, car une lampe qui brûlait devant son sépulcre, suspendue à une corde, tomba sur le pavé, la corde s'étant cassée sans que personne y touchât; en même temps la dureté du pavé disparaissant, la lampe s'enfonça tellement dans cette matière amollie, qu'elle y fut à moitié enterrée sans être brisée, ce qu'on ne put voir sans y reconnaître un grand miracle. Le roi pleura sa mort, puis épousa Frédégonde quelques jours après.
Grégoire de Tours, Histoire des Franks, liv. IV.
COMMENT LE ROI CHILPÉRIC DOTA SA FILLE RIGONTHE.
584.
Il arriva au roi Chilpéric une grande ambassade des Wisigoths[298]; le roi revint à Paris, et ordonna de prendre un grand nombre de colons des villas royales et de les mettre dans des chariots. Beaucoup se désespérèrent et ne voulurent pas partir; il les fit mettre en prison pour pouvoir facilement les faire partir avec sa fille. On rapporte que plusieurs se donnèrent la mort et s'étranglèrent, de douleur de se voir ainsi enlevés à leurs parents. On séparait le fils du père, la fille de la mère; et ils s'en allaient en gémissant et en maudissant. On entendait tant de pleurs dans Paris, qu'on les a comparés aux pleurs de l'Égypte la nuit où périrent les premiers-nés. Plusieurs personnes, de naissance distinguée, obligées de partir, firent leur testament, donnèrent tous leurs biens à l'Église, et demandèrent que l'on ouvrit leurs testaments quand la fille de Chilpéric entrerait en Espagne, comme si elles étaient mortes.
Cependant il vint à Paris des envoyés du roi Childebert pour avertir le roi Chilpéric de ne donner à sa fille aucune des villes qu'il tenait du royaume du père de Childebert, ni aucune partie de ses trésors, et de ne pas toucher aux esclaves, aux chevaux, aux jougs de bœufs, ni à rien de ce qui appartenait à ces propriétés. Un de ces envoyés fut, dit-on, tué secrètement, mais je ne sais par qui. Cependant on soupçonna le roi. Chilpéric promit de ne pas disposer de tout cela, convoqua les principaux Franks et ses leudes et célébra les noces de sa fille. Il la remit aux ambassadeurs du roi des Wisigoths, et lui donna de grands trésors; mais Frédégonde, sa mère, y ajouta tant d'or, d'argent et de vêtements, que le roi, à cette vue, crut qu'il ne lui restait plus rien. La reine, le voyant mécontent, se tourna vers les Franks et leur dit: «Ne croyez pas que tout ceci fasse partie des trésors des rois précédents. Tout ce que vous voyez est à moi, car le roi très-glorieux a été très-généreux envers moi, et j'ai amassé beaucoup de choses par mes soins, et beaucoup me viennent des tributs des terres qui m'ont été données. Vous m'avez fait aussi beaucoup de présents. C'est avec tout cela que j'ai composé ce que vous voyez devant vous, et il n'y a rien qui vienne des trésors du roi.» C'est ainsi qu'elle trompa l'esprit du roi. Il y avait une telle quantité de choses en or et en argent et d'autres choses précieuses, qu'on en chargea cinquante chariots. Les Franks apportèrent encore de nombreux présents, de l'or, de l'argent, des chevaux, des vêtements. Chacun donna ce qu'il put. La jeune fille dit adieu, en pleurant beaucoup, et embrassa ses parents; mais, lorsqu'elle sortit de la porte, l'essieu de l'une des voitures se cassa. Tous dirent alors que cet accident était de mauvais augure.
Étant partie de Paris, elle ordonna de dresser les tentes à huit milles de la ville. Pendant la nuit, cinquante hommes de sa suite se levèrent, volèrent cent chevaux, et des meilleurs, tous les freins d'or, deux grandes chaînes, et se sauvèrent auprès du roi Childebert. Pendant toute la route, tous ceux qui pouvaient s'échapper se sauvaient, emportant avec eux tout ce qu'ils pouvaient enlever. On reçut partout ce cortége, en grand appareil, aux frais des diverses villes. Le roi avait ordonné que pour cela on ne payât rien sur les impôts ordinaires: tout fut donc fourni par un impôt extraordinaire levé sur les pauvres gens.
Comme le roi craignait que son frère ou son neveu ne tendissent pendant la route quelque embûche à sa fille, il avait ordonné qu'une armée l'accompagnerait. Avec elle étaient des hommes du premier rang; le reste de la troupe, composé de gens du commun, était au nombre de plus de quatre mille. Les autres chefs et camériers qui l'accompagnaient la quittèrent à Poitiers. Ses compagnons de voyage firent en chemin tant de butin et pillèrent si bien, qu'on ne peut le raconter. Ils dépouillaient les chaumières des pauvres, ravageaient les vignes, emportaient sarments et raisins, enlevaient les troupeaux et tout ce qu'ils trouvaient, et ne laissaient rien dans les lieux par où ils passaient, accomplissant ce qui a été dit par le prophète Joël: «La sauterelle a mangé les restes de la chenille, le ver les restes de la sauterelle, et la nielle les restes du ver.»
Grégoire de Tours, livre VI.
LES ROIS FAINÉANTS.
La race des Mérovingiens, dans laquelle les Franks avaient coutume de choisir leurs rois, passe pour avoir duré jusqu'au roi Childéric, qui fut, par ordre du pontife romain Étienne[299], déposé, rasé et jeté dans un monastère. Quoiqu'on puisse la considérer comme finissant seulement avec ce prince, néanmoins elle était déjà depuis longtemps sans aucune force, et n'offrait plus en elle rien d'illustre, si ce n'est le vain titre de roi; car les moyens et la puissance du gouvernement étaient entre les mains des préfets du palais, que l'on appelait majordomes et à qui appartenait l'administration suprême. Le prince, pour toute prérogative, devait se contenter du seul titre de roi, de sa chevelure flottante, de sa longue barbe et du trône où il s'asseyait pour représenter l'image du monarque, pour donner audience aux ambassadeurs des différents pays, et leur notifier, à leur départ, comme l'expression de sa volonté personnelle, des réponses qu'on lui avait apprises et souvent même imposées. A l'exception de ce vain nom de roi et d'une pension alimentaire mal assurée, il ne possédait rien en propre qu'une seule terre d'un modique revenu, qui lui fournissait une habitation et un petit nombre de serviteurs, à ses ordres, chargés de lui procurer ce qui lui était nécessaire. S'il fallait aller quelque part, c'était sur un char traîné par un attelage de bœufs qu'un bouvier menait à la manière des paysans: c'était ainsi qu'il se rendait au palais et à l'assemblée générale de son peuple, tenue chaque année pour les affaires publiques; c'était ainsi qu'il revenait chez lui. Quant à l'administration du royaume, aux mesures et aux dispositions qu'il fallait prendre au dedans et au dehors, le maire du palais en avait tout le soin.
Eginhard, Vie de Charlemagne, trad. de M. Teulet.
Eginhard, secrétaire de Charlemagne et l'un des principaux personnages de sa cour, mourut en 844. On lui doit une Vie de Charlemagne et des Annales des rois Franks. Ces deux ouvrages sont bien composés.
LES MAIRES DU PALAIS.
Le premier maire dont il soit fait mention est Goggon, qui fut envoyé à Athanaghilde de la part de Sighebert, pour lui demander la main de Brunehilde.
Deux origines doivent être assignées à la mairie: l'une romaine, l'autre franke ou germanique. Le maire représentait le magister officiorum. Celui-ci acquit dans le palais des empereurs la puissance que le maire obtint dans la maison du roi frank. Considérée dans son origine romaine, la charge de maire du palais fut temporaire sous Sighebert et ses devanciers, viagère sous Khlother, héréditaire sous Khlovigh II: elle était incompatible avec la qualité de prêtre et d'évêque. Elle porte dans les auteurs le nom de: magister palatii, præfectus aulæ, rector aulæ, gubernator palatii, major domus, rector palatii, moderator palatii, præpositus palatii, provisor aulæ regiæ, provisor palatii.
Pris dans son origine franke ou germanique, le maire du palais était ce duc ou chef de guerre dont l'élection appartenait à la nation tout aussi bien que l'élection du roi: Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt. J'ai déjà indiqué ce qu'il y avait d'extraordinaire dans cette institution, qui créait chez un même peuple deux pouvoirs suprêmes indépendants. Il devait arriver, et il arriva, que l'un de ces deux pouvoirs prévalut. Les maires s'étant trouvés de plus grands hommes que les souverains, les supplantèrent. Après avoir commencé par abolir les assemblées générales, ils confisquèrent la royauté à leur profit, s'emparant à la fois du pouvoir et de la liberté. Les maires n'étaient point des rebelles; ils avaient le droit de conquérir, parce que leur autorité émanait du peuple ou de ce qui était censé le représenter, et non du monarque: leur élection nationale, comme chefs de l'armée, leur donnait une puissance légitime. Il faut donc réformer ces vieilles idées de sujets oppresseurs de leurs maîtres et détenteurs de leur couronne. Un roi, un général d'armée, également souverains par une élection séparée (reges et duces sumunt) s'attaquent; l'un triomphe de l'autre, voilà tout. Une des dignités périt, et la mairie se confondit avec la royauté par une seule et même élection. On n'aurait pas perdu tant de lecture et de recherches à blâmer ou à justifier l'usurpation des maires du palais, on se serait épargné de profondes considérations sur les dangers d'une charge trop prépondérante, si l'on eût fait attention à la double origine de cette charge, si l'on n'eût pas voulu voir un grand maître de la maison du roi là où il fallait aussi reconnaître un chef militaire librement choisi par ses compagnons: «Omnes Austrasii, cum eligerent Chrodinum majorem domus.»
Chateaubriand, Analyse raisonnée de l'histoire de France.
INVASION DES ARABES.—BATAILLE DE POITIERS.
732.
Le plan d'Abd-el-Rahman était de fondre directement du haut des Pyrénées sur la Vasconie et sur l'Aquitaine. Les Arabes avaient échoué jusque-là dans toutes leurs tentatives pour pénétrer dans ces provinces par la vallée de l'Aude et par la Septimanie; il voulut les y mener par une voie nouvelle, et ouvrir ainsi à l'islamisme une porte de plus sur la Gaule. Du reste, il n'avait point immédiatement en vue une guerre sérieuse, une guerre de conquête dans le sens que les Arabes attachaient à ces termes; il ne voulait que marcher devant lui, piller et dévaster le plus rapidement possible le plus de pays qu'il pourrait, venger la mort de ses prédécesseurs El-Samah et Anbessa, et rétablir ou accroître en deçà des Pyrénées la terreur des armes musulmanes.
Ayant concentré son armée sur le haut Èbre, Abd-el-Rahman prit sa route vers les Pyrénées par Pampelune; il traversa les pays des Vascons Ibériens, s'engagea dans la vallée d'Hengui, franchit le sommet depuis si célèbre dans les romans héroïques du moyen âge sous le nom de Port de Roncevaux, et déboucha dans les plaines de la Vasconie gauloise par la vallée de la Bidouze. L'histoire ne parle d'aucune résistance opposée à Abd-el-Rahman dans les redoutables défilés qu'il eut à franchir. Il avait déjà atteint les plaines quand il rencontra Eudon[300] qui, à la tête de son principal corps d'armée, s'apprêtait à lui barrer le passage et à le rejeter dans les montagnes. Un écrivain arabe, très-croyable sur ce point, affirme qu'Eudon, qu'il désigne très-imparfaitement par le titre de comte de cette frontière, livra aux Arabes plusieurs combats dans lesquels il fut quelquefois vainqueur, mais plus souvent vaincu et obligé de reculer devant son adversaire, de ville en ville, de rivière en rivière, de hauteur en hauteur, et fut poussé jusqu'à la Garonne dans la direction de Bordeaux.
Il était évident que le projet d'Abd-el-Rahman était de se porter sur cette ville, dont l'antique renommée et la richesse ne lui étaient probablement pas inconnues. Le duc passa donc la Garonne, et vint prendre position sur la rive droite de ce fleuve, en avant de la ville, du côté qu'il croyait le plus nécessaire ou le plus facile de couvrir; mais Abd-el-Rahman, sans lui laisser le temps de s'affermir dans sa position, passa la Garonne de vive force, et livra aux Aquitains une grande bataille, dont on ne sait autre chose sinon que ceux-ci furent battus avec une perte immense. Dieu seul sait le nombre de ceux qui y périrent, dit Isidore de Béja. Abd-el-Rahman, victorieux, se jeta sur Bordeaux, l'emporta d'assaut et le livra à son armée. Suivant les chroniques franques, les églises furent brûlées et une grande partie des habitants passée au fil de l'épée. La chronique de Moissac, Isidore de Béja et les historiens arabes ne disent rien de pareil; mais parmi ces derniers il en est qui donnent à entendre que l'assaut fut des plus sanglants. Je ne sais quel grand personnage, incomplétement désigné par le titre de comte, y fut tué; c'était probablement le comte de la ville, que les Arabes prirent pour Eudon, et auquel, par suite de cette méprise, ils firent l'honneur de couper la tête. Le pillage fut immense; les historiens des vainqueurs en parlent avec une exagération vraiment orientale; à les en croire, le moindre soldat aurait eu, pour sa part, force topazes, hyacinthes, émeraudes, sans parler de l'or, un peu vulgaire en pareil cas. Le fait est que les Arabes sortirent de Bordeaux déjà embarrassés de butin, et qu'à dater de ce moment leur marche fut un peu moins rapide et moins libre qu'auparavant.
Laissant la Garonne derrière eux et prenant leur direction vers le nord, ils arrivèrent à la Dordogne, la traversèrent, et se jetèrent à l'aventure dans les pays ouverts devant eux, sans autre but que de grossir leur butin et sans plan bien arrêté, même dans ce but. Il est seulement très-vraisemblable qu'ils se divisèrent en plusieurs bandes, pour ne point s'affamer les uns les autres et pour mieux exploiter le pays. S'il est vrai, comme le rapportent des légendes et des traditions contemporaines, et comme il est facile de le croire, que l'une de ces bandes traversa le Limousin, et qu'une autre pénétra jusqu'aux âpres montagnes d'où descendent le Tarn et la Loire, on concevra aisément qu'il n'en manqua pas pour visiter les parties de l'Aquitaine les plus accessibles et les plus riches; il est même probable que quelques-uns de ces détachements de l'armée d'Abd-el-Rahman, plus aventureux que les autres ou plus avides du butin, traversèrent la Loire et se répandirent jusqu'en Burgondie. Ce que les légendes et les chroniques disent de la destruction d'Autun et du siége de Sens par les Sarrazins n'a point l'air d'une fiction pure; or, des nombreuses invasions des Arabes en Gaule, il n'en est aucune à laquelle on puisse rapporter ces deux événements avec autant de vraisemblance qu'à l'invasion d'Abd-el-Rahman. On n'a point de particularités sur le désastre d'Autun; mais ce que dit la Chronique de Moissac de la destruction de cette ville ne doit pas probablement être pris à la lettre. Quant à Sens, il ne fut pas attaqué par une aussi forte troupe qu'Autun, ou se défendit mieux. La ville fut, à ce qu'il paraît, quelques jours entourée et serrée de près; mais Ebbon, qui en était l'évêque et peut-être le seigneur temporel, soutint bravement plusieurs assauts à la tête des assiégés, et finit par surprendre et battre dans une sortie les Arabes, qui, contraints de se retirer, se rabattirent sur le pillage des pays environnants.
On peut évaluer à trois mois l'intervalle de temps durant lequel les bandes d'Abd-el-Rahman parcoururent en tous sens les plaines, les montagnes et les plages de l'Aquitaine, sans rencontrer la moindre résistance en rase campagne. L'armée d'Eudon avait été tellement battue sur la Garonne, que les débris même en avaient disparu et s'étaient fondus en un instant dans la masse des populations consternées. Les champs, les villages, les bourgs restaient déserts à l'approche d'une de ces bandes, et celle-ci se vengeait des fuyards en détruisant et brûlant tout ce qu'ils avaient laissé derrière eux, récoltes, arbres fruitiers, habitations, églises. Les Musulmans en voulaient particulièrement aux monastères; ils les pillaient avec transport, et les laissaient rarement debout après les avoir pillés. Les villes encloses de murs et les forteresses étaient les seuls endroits où les populations chrétiennes leur résistaient plus ou moins; et comme le but des envahisseurs se bornait à prendre et à détruire ce qui pouvait être vite pris ou vite détruit, il suffisait quelquefois d'une résistance médiocre pour les écarter d'une place dont ils avaient ardemment convoité le butin.
C'est seulement vers les derniers temps du séjour d'Abd-el-Rahman en Aquitaine que l'on peut entrevoir, dans les opérations de ce chef, quelque chose qui ait l'air de tenir à un dessein suivi et semble supposer la réunion et le concert de ses forces jusque-là éparses de divers côtés. Soit en Espagne, soit plus probablement dans le cours de son invasion en Gaule, il avait reçu des informations sur la ville de Tours et sur l'existence dans cette ville d'une célèbre abbaye dont le trésor surpassait celui de toute autre abbaye et de toute autre église de la Gaule. Sur ces informations, Abd-el-Rahman avait résolu de marcher sur Tours, de le prendre et d'enlever, avec le trésor de l'abbaye, les dépouilles de la ville qu'il savait bien n'être pas à dédaigner. Dans cette vue il réunit ses forces, et prit à leur tête le chemin de Tours. Arrivé à Poitiers, il en trouva les portes fermées et la population en armes sur les remparts, décidée à se bien défendre. Ayant investi la ville, il en prit un faubourg, celui où se trouvait l'église fameuse de Saint-Hilaire, pilla l'église et les maisons, après quoi il y mit le feu, et de tout le faubourg il ne resta que les cendres. Mais là se borna le succès: les braves Poitevins, enfermés dans leur cité, continuèrent à faire bonne contenance; et lui, ne voulant pas perdre là un temps qu'il espérait mieux employer à Tours, poursuivit sa marche vers cette dernière ville. Il y a des historiens arabes qui affirment qu'il la prit; mais c'est une erreur manifeste; il est même incertain s'il en commença le siége. Tout ce qui paraît constaté, c'est qu'il menaça la place de fort près, et qu'il était encore aux environs lorsque des obstacles imprévus vinrent à la traverse de ses plans.
Il me faut ici revenir au duc des Aquitains, au brave et malheureux Eudon; on conçoit tout ce qu'il y avait de triste et d'amer dans la position de ce chef après la bataille de Bordeaux. Sans armée, comme déchu, voyant ses États à la merci d'un ennemi dévorant, il n'y avait au monde qu'un seul personnage capable de le relever promptement de sa détresse, et ce personnage c'était Charles[301], c'est-à-dire un ennemi qu'il craignait, auquel il ne pardonnait pas de lui avoir perfidement déclaré la guerre l'année précédente, à l'instant où il se croyait sur le point de nouer de graves démêlés avec ces mêmes Musulmans de l'Espagne, maintenant ses vainqueurs. Toutefois l'urgente nécessité du moment l'emporta sur l'orgueil, sur les ressentiments du passé et sur les craintes de l'avenir; Eudon se rendit en toute diligence à Paris, se présenta à Charles, lui raconta son désastre, et le conjura de s'armer contre les Arabes avant qu'ils eussent achevé de dépouiller et de ravager l'Aquitaine, et que la tentation les prit d'en faire autant en Neustrie. Charles consentit à tout, mais à des conditions qui allégeaient beaucoup pour Eudon le fardeau de la reconnaissance. Des mesures furent prises pour réunir dans le plus court délai possible toutes les forces des Franks.
Un historien arabe rapporte un entretien assez curieux qu'il suppose avoir eu lieu en cette occasion entre Charles et l'un des personnages venus auprès de lui pour solliciter son appui contre Abd-el-Rahman. «Oh! quel opprobre va rejaillir de nous sur nos neveux! dit ce personnage: les Arabes nous menaçaient; nous sommes allés les attendre à l'Orient, et ils sont arrivés par l'Occident. Ce sont ces mêmes Arabes qui, en si petit nombre et avec si peu de moyens, ont soumis l'Espagne, pays si peuplé et de si grands moyens. Comment se fait-il donc que rien ne leur résiste à eux, qui n'usent pas même de cottes de maille à la guerre!—Mon conseil, fait-on répondre Charles, est que vous ne les attaquiez pas au début de leur expédition; ils sont comme le torrent qui emporte tout ce qui s'oppose à lui. Dans la première ardeur de leur attaque, l'audace leur tient lieu de nombre, et le cœur de cotte de maille; mais donnez-leur le temps de se refroidir, de s'encombrer de butin et de prisonniers, de se disputer à l'envi le commandement, et à leur premier revers ils sont à nous.»
Ces discours ne sont certainement qu'une invention de l'historien qui les rapporte, mais curieux pourtant et même historiques, en ce sens qu'ils vont bien à l'événement et peignent fidèlement l'état dans lequel les Franks allaient rencontrer les Arabes. Charles eut, pour rassembler ses troupes, à peu près le même intervalle de temps qu'Abd-el-Rahman pour ravager en tout sens les diverses contrées de l'Aquitaine, et l'instant où l'on voit ce dernier concentrer ses forces pour marcher sur Tours dut correspondre assez exactement à celui où Charles se trouve prêt de son côté à entrer en campagne; c'était vers le milieu de septembre. Aucun historien ne dit où Charles passa la Loire; mais tout autorise à présumer que ce fut à Orléans.
Abd-el-Rahman était encore sous les murs ou aux environs de Tours lorsqu'il apprit que les Franks s'avançaient à grandes journées. Ne jugeant pas à propos de les attendre dans cette position, il leva aussitôt son camp et recula jusqu'au voisinage de Poitiers, suivi de près par l'ennemi qui le cherchait; mais l'immense train de butin, de bagages, de prisonniers que son armée menait avec elle, embarrassant de plus en plus sa marche, finissait par lui rendre la retraite plus chanceuse que le combat. Au dire de quelques historiens arabes, il aurait été sur le point de commander à ses soldats d'abandonner tout ce périlleux butin et de ne garder que leurs armes et leurs chevaux de bataille. Un pareil ordre était dans le caractère d'Abd-el-Rahman; cependant il n'osa pas le donner, et résolut d'attendre l'ennemi dans les champs de Poitiers, entre la Vienne et le Clain, se flattant que le courage des Arabes suffirait à tout. Les Franks ne tardèrent pas à paraître. Les chroniques chrétiennes, mérovingiennes et autres, ne renferment pas le moindre détail concernant cette mémorable bataille de Poitiers. Celle d'Isidore de Béja est la seule où l'on en trouve une espèce de description, mais une description qui n'est célèbre que par son étonnante barbarie et son obscurité. Néanmoins, faute de mieux, elle a son prix et présente même des traits intéressants, dont quelques-uns sembleraient avoir été recueillis de la bouche d'un Arabe témoin oculaire. Ce sont ces divers traits que je vais tâcher de saisir, en les combinant avec le peu que les historiens arabes des temps postérieurs présentent là-dessus de positif.
Les deux armées s'abordèrent avec un certain mélange de curiosité et d'effroi bien naturel entre deux peuples si divers, également braves et renommés à la guerre. Il n'est pas douteux qu'il n'y eût dans l'armée de Charles beaucoup de Gallo-Romains; aussi Isidore de Béja en a-t-il fait l'armée des Européens, et les Arabes disent qu'elle était composée d'hommes de diverses langues. Mais les Franks, surtout ceux d'Austrasie, en faisaient la portion d'élite, la mieux armée, la plus belliqueuse et la plus imposante. C'était la première fois qu'eux et les Arabes se trouvaient en présence sur un champ de bataille, et tout permet de croire que ces derniers n'avaient point vu jusque-là d'armée en si belle ordonnance, si compacte dans ses rangs, tant de guerriers de si haute stature, décorés de si riches baudriers, couverts de si fortes cottes de maille, de boucliers si brillants, et ressemblant si bien par l'alignement de leurs files à des murailles de fer. Il n'est donc pas étonnant qu'il se rencontre dans le récit d'Isidore des traits où perce, à travers l'impropriété barbare de la diction, l'intention de peindre l'espèce de surprise que durent éprouver les Arabes à la première vue de l'armée franke. Quant à la force numérique de cette armée, elle est inconnue; mais on doit présumer qu'elle était pour le moins aussi nombreuse que celle des Arabes; les historiens de ces derniers la qualifient d'innombrable.
Abd-el-Rahman et Charles restèrent une semaine entière, campés ou en bataille, en face l'un de l'autre, différant d'heure en heure, de jour en jour, à en venir à une action décisive, et s'en tenant à des menaces, à des feintes, à des escarmouches; mais au lever du septième ou du huitième jour, Abd-el-Rahman, à la tête de sa cavalerie, donna le signal d'une attaque qui devint promptement générale. Les chances du combat se balancèrent avec une sorte d'égalité entre les deux partis jusque vers les approches du soir. Alors un corps de Franks pénétra dans le camp ennemi, soit pour le piller, soit pour prendre à dos les Arabes qui combattaient en avant et le couvraient de leurs files. S'apercevant de cette manœuvre, la cavalerie musulmane abandonna aussitôt son poste de bataille pour courir à la défense du camp, ou, pour mieux dire, du butin qui y était entassé. Ce mouvement rétrograde bouleversant tout l'ordre de bataille des Arabes, Abd-el-Rahman accourut à toute bride pour l'arrêter; mais les Franks, saisissant l'instant favorable, se jetèrent sur le point où était le désordre, et il y eut là une mêlée sanglante où périrent beaucoup d'Arabes et Abd-el-Rahman lui-même.
Tel fut, d'après un écrivain musulman, la circonstance de la bataille de Poitiers la plus funeste pour les Arabes. Maintenant, pour combiner cet incident, très-vraisemblable en lui-même et que rien ne contredit, avec la partie la plus claire et la plus positive du récit d'Isidore, il faut supposer qu'après avoir perdu leur général et des milliers des leurs, les Arabes réussirent néanmoins à regagner leur camp aux approches de la nuit, tandis que les Franks retournèrent de leur côté dans le leur, avec un commencement de victoire plutôt que décidément victorieux; aussi se disposaient-ils à poursuivre le combat le lendemain. Ils sortirent dès l'aube de leur camp et se rangèrent en bataille dans le même ordre que la veille, s'attendant à voir les Arabes en faire autant en face d'eux; mais, à leur grande surprise, il n'y avait dans le camp de ceux-ci ni mouvement, ni bruit, encore moins l'agitation et le tumulte qui précèdent une bataille. Personne ne paraissait hors des tentes; personne n'allait ni ne venait, et plus les Franks écoutaient ou regardaient, et plus leur surprise et leur incertitude allaient croissant.
Des espions sont envoyés pour reconnaître les choses de plus près; ils pénètrent dans le camp, ils visitent les tentes: elles étaient désertes. Les Arabes avaient décampé dans le plus grand silence pendant la nuit, abandonnant tout le gros de leur immense butin, et s'avouant vaincus par cette retraite précipitée, bien plus qu'ils ne l'avaient été dans le combat.
Les Franks, toujours étonnés de cette fuite, refusèrent d'y croire, et la prirent d'abord pour une ruse de guerre; il leur fallut attendre, rôder, fouiller de toutes parts à l'entour, pour s'assurer que les Arabes étaient vraiment partis et leur avaient abandonné le champ de bataille et leur butin. Ils ne songèrent point à les poursuivre et se partagèrent gaiement les dépouilles des malheureux Aquitains, qui ne firent ainsi que changer d'ennemis.
Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, t. II, p. 118.
VIE INTÉRIEURE ET HABITUDES DOMESTIQUES DE CHARLEMAGNE.
Après la mort de son père, quand Charlemagne eut partagé le royaume avec son frère Carloman, il supporta si patiemment l'inimitié et la jalousie de ce frère, que ce fut pour tous un sujet d'étonnement qu'il ne se laissât pas même aller à un mouvement de colère. Dans la suite[302], ayant épousé, à la prière de sa mère, la fille de Didier[303], roi des Lombards, il la répudia, on ne sait trop pour quels motifs[304], au bout d'un an, et prit pour femme Hildegarde, issue d'une des plus illustres familles de la nation des Suèves. Elle lui donna trois fils, Charles, Pépin et Louis, et autant de filles, Rotrude, Berthe et Gisèle. Il eut encore trois autres filles, Théodérade, Hiltrude et Ruodhaid; les deux premières, de Fastrade, sa troisième femme, qui était de la nation des Francs-Orientaux, c'est-à-dire des Germains; l'autre d'une concubine dont le nom m'échappe pour le moment. Lorsqu'il eut perdu Fastrade, il épousa une Allemande nommée Liutgarde, dont il n'eut pas d'enfants. Après la mort de celle-ci il eut quatre concubines[305]: Maltegarde, qui lui donna une fille nommée Rothilde; Gersuinde, d'origine saxonne, dont il eut Adaltrude; Régina, qui fut la mère de Drogon et de Hugues; et enfin Adallinde, dont il eut Thierri. Sa mère Bertrade vieillit auprès de lui, comblée d'honneurs. Il lui témoignait la plus grande vénération, et jamais il ne s'éleva entre eux le moindre nuage, si ce n'est à l'occasion de son divorce avec la fille du roi Didier, qu'il avait épousée par ses conseils. Elle mourut après la reine Hildegarde, ayant déjà vu trois petits-fils et autant de petites-filles dans la maison de son fils. Charles la fit ensevelir en grande pompe dans la basilique de Saint-Denis, où reposait déjà le corps de son père. Il avait une sœur unique, nommée Gisèle, qui s'était consacrée dès ses plus jeunes années à la vie monastique, et à laquelle il témoigna toujours, comme à sa mère, la plus tendre affection. Elle mourut peu d'années avant lui, dans le monastère où elle avait passé toute sa vie.
D'après le plan d'éducation qu'il adopta pour ses enfants, les fils et les filles furent instruits dans les études libérales, que lui-même cultivait. Puis aussitôt que l'âge des fils le permettait, il les faisait exercer, selon la coutume des Francs, à l'équitation, au maniement des armes et à la chasse. Quant aux filles, il voulut non-seulement les préserver de l'oisiveté, en leur faisant apprendre à travailler la laine, à manier la quenouille et le fuseau, mais encore les former à tous les sentiments honnêtes. De tous ses enfants, il ne perdit, avant de mourir, que deux fils et une fille: Charles, qui était l'aîné, Pépin, auquel il avait donné le royaume d'Italie, et Rotrude, la première de ses filles, qu'il avait fiancée à Constantin, empereur des Grecs. Pépin en mourant laissa un fils nommé Bernhard, et cinq filles, Adalhaïde, Atule, Gontrade, Berthrade et Théoderade. La conduite du roi à leur égard fut une preuve éclatante de sa bonté, car il voulut que le fils de Pépin succédât à son père, et que les filles fussent élevées avec ses propres filles. Il ne supporta pas la perte de ses fils et de sa fille avec toute la résignation qu'on aurait pu attendre de sa fermeté d'âme; la tendresse paternelle, qui le distinguait également, lui arracha des larmes abondantes, et même lorsqu'on lui annonça la mort du pape Adrien, l'un des amis auxquels il était le plus attaché, il ne pleura pas moins que s'il eût perdu un fils ou un frère chéri. C'est qu'il était véritablement né pour les liaisons d'amitié: facile à les contracter, il les entretenait avec la plus grande constance, et cultivait, avec une espèce de religion, l'affection de ceux qu'il s'était unis par des liens de cette nature. Il veillait avec tant de sollicitude à l'éducation de ses fils et de ses filles, que, tant qu'il était dans l'intérieur de son royaume, jamais il ne prenait ses repas, jamais il ne voyageait sans eux: ses fils l'accompagnaient à cheval; quant à ses filles, elles venaient ensuite, et des satellites tirés de ses gardes étaient chargés de protéger les derniers rangs de leur cortége. Elles étaient fort belles, et tendrement chéries de leur père. On est donc fort étonné qu'il n'ait jamais voulu en marier aucune, soit à quelqu'un des siens[306], soit à des étrangers. Jusqu'à sa mort, il les garda toutes auprès de lui dans son palais, disant qu'il ne pouvait se passer de leur société. Aussi, quoiqu'il fût heureux sous les autres rapports, éprouva-t-il, à l'occasion de ses filles, la malignité de la fortune[307]. Mais il dissimula ses chagrins, comme s'il ne se fût jamais élevé contre elles aucun soupçon injurieux, et que le bruit ne s'en fût pas répandu.
L'une de ses concubines lui avait donné un fils, nommé Pépin, dont j'ai omis de faire mention en parlant de ses autres enfants: il était beau de visage, mais bossu. Du temps de la guerre contre les Huns, pendant que le roi passait l'hiver en Bavière, ce jeune homme simula une maladie, et avec quelques-uns des principaux d'entre les Francs, qui l'avaient ébloui du vain espoir de le mettre sur le trône, il conspira contre son père. La conspiration fut découverte, les coupables punis; et Pépin, après avoir été rasé, demanda et obtint la permission d'embrasser la vie monastique dans le monastère de Prum. Déjà antérieurement, une grande conjuration s'était formée contre Charles dans la Germanie. Parmi ceux qui l'avaient excitée, les uns eurent les yeux crevés, les autres s'en tirèrent sains et saufs; mais tous furent punis de l'exil. Au reste, pas un ne perdit la vie, à l'exception de trois des conjurés, qui, ne voulant pas se laisser prendre, se défendirent les armes à la main, tuèrent plusieurs soldats, et ne furent mis à mort que parce qu'il ne fut pas possible de les réduire autrement. On regarde la cruauté de la reine Fastrade comme la cause et l'origine de ces conjurations; et si dans l'une comme dans l'autre on s'attaqua directement au roi, c'est qu'en se prêtant aux cruautés de sa femme, il semblait s'être prodigieusement écarté de sa bonté et de sa douceur habituelle. Au reste, pendant toute sa vie il sut si bien se concilier, au dedans comme au dehors, l'amour et la bienveillance de tous, qu'on n'a jamais pu lui reprocher de s'être montré, même dans la moindre circonstance, injustement rigoureux.
Il aimait les étrangers, et mettait tant de soin à les bien recevoir que souvent leur nombre s'accrut au point de paraître une charge, non-seulement pour le palais, mais même pour le royaume. Quant à lui, il avait l'âme trop grande pour se trouver incommodé d'un tel fardeau, et il se croyait assez dédommagé de tant d'inconvénients par les louanges qu'on donnait à sa libéralité et l'avantage d'une bonne renommée.
Il était gros et robuste de corps; sa taille était élevée, quoiqu'elle n'excédât pas une juste proportion, car il est certain qu'elle n'avait pas plus de sept fois la longueur de ses pieds. Il avait le sommet de la tête arrondi, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, de beaux cheveux blancs, et la physionomie riante et agréable: aussi régnait-il dans toute sa personne, soit qu'il fût debout, soit qu'il fût assis, un air de grandeur et de dignité; et quoiqu'il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, il était d'ailleurs si bien proportionné que ces défauts ne s'apercevaient pas. Sa démarche était ferme, et tout son extérieur présentait quelque chose de mâle; mais sa voix claire ne convenait pas parfaitement à sa taille. Sa santé fut constamment bonne, excepté pendant les quatre années qui précédèrent sa mort. Il eut alors de fréquents accès de fièvre; il finit même par boiter d'un pied. Dans ce temps de souffrance, il se traitait plutôt à sa fantaisie que d'après les conseils des médecins, qui lui étaient devenus presque odieux, parce qu'ils lui défendaient les rôtis, auxquels il était habitué, pour l'astreindre à ne manger que des viandes bouillies. Il se livrait assidûment à l'équitation et au plaisir de la chasse. C'était chez lui un goût national, car à peine trouverait-on dans toute la terre un peuple qui pût rivaliser avec les Francs dans ces deux exercices. Les bains d'eaux naturellement chaudes lui plaisaient beaucoup. Passionné pour la natation, il y devint si habile, que personne ne pouvait lui être comparé. C'est pour cela qu'il fit bâtir un palais à Aix-la-Chapelle, et qu'il y demeura constamment pendant les dernières années de sa vie, jusqu'à sa mort. Il invitait à prendre le bain avec lui, non-seulement ses fils, mais encore ses amis, les grands de sa cour et quelquefois même les soldats de sa garde; de sorte que souvent cent personnes et plus se baignaient à la fois.
Son costume était celui de sa nation, c'est-à-dire, le costume des Francs. Il portait sur la peau une chemise de lin et des hauts-de-chausses de la même étoffe; par-dessus, une tunique bordée d'une frange de soie; aux jambes, des bas serrés avec des bandelettes; aux pieds, des brodequins. L'hiver, un justaucorps en peau de loutre ou, de martre lui couvrait les épaules et la poitrine. Par-dessus tout cela il revêtait une saie bleue, et il était toujours ceint de son épée, dont la poignée et le baudrier étaient d'or ou d'argent. Quelquefois il en portait une enrichie de pierreries, mais ce n'était que dans les fêtes les plus solennelles, ou lorsqu'il avait à recevoir les députés de quelque nation étrangère. Il n'aimait point les costumes des autres peuples, quelque beaux qu'ils fussent, et jamais il ne voulut en porter, si ce n'est toutefois à Rome, lorsqu'à la demande du pape Adrien d'abord, puis à la prière du pape Léon, son successeur, il se laissa revêtir de la longue tunique, de la chlamyde et de la chaussure des Romains. Dans les grandes fêtes, ses habits étaient brodés d'or, et ses brodequins ornés de pierres précieuses; une agrafe d'or retenait sa saie, et il marchait ceint d'un diadème étincelant d'or et de pierreries; mais les autres jours son costume était simple, et différait peu de celui des gens du peuple.
Sa sobriété lui faisait éviter tous les excès de table, surtout ceux de la boisson; car il détestait l'ivrognerie dans quelque homme que ce fût, et à plus forte raison dans lui-même et dans les siens. Mais il ne lui était pas tellement facile de s'abstenir de manger, qu'il ne se plaignît souvent de l'incommodité que lui causaient les jeûnes. Il était fort rare qu'il donnât de grands festins, excepté aux principales fêtes, et alors il y invitait de nombreux convives. Son repas ordinaire se composait de quatre mets, sans compter le rôti, qui lui était ordinairement apporté dans la broche par les chasseurs, et dont il mangeait, avec plus de plaisir que de toute autre chose. Pendant qu'il était à table, il aimait à entendre un récit ou une lecture, et c'étaient les histoires et les hauts faits des temps passés qu'on lui lisait d'ordinaire. Il prenait aussi grand plaisir aux ouvrages de saint Augustin, et principalement à celui qui a pour titre: De la Cité de Dieu. Il était si modéré dans l'usage du vin et de toute espèce de boisson, qu'il buvait rarement plus de trois fois dans tout un repas. En été, après le repas du milieu du jour, il prenait quelques fruits, buvait un seul coup, et, quittant ses vêtements et ses brodequins, comme il le faisait pour la nuit, il se reposait pendant deux ou trois heures. Quant au sommeil de la nuit, il l'interrompait quatre ou cinq fois, non-seulement en se réveillant, mais en quittant son lit. Pendant qu'il se chaussait et s'habillait, il admettait ses amis; et si le comte du palais l'avertissait qu'un procès ne pouvait être terminé que par sa décision[308], il faisait introduire sur-le-champ les parties intéressées, prenait connaissance de la cause, et rendait son jugement comme s'il eût siégé sur son tribunal. Ce n'était pas seulement ces sortes d'affaires qu'il expédiait à ce moment, mais encore tout ce qu'il y avait à traiter ce jour-là, et les ordres qu'il fallait donner à chacun de ses ministres.
Doué d'une éloquence abondante et inépuisable, il exprimait avec clarté tout ce qu'il voulait dire. Peu content de savoir sa langue maternelle, il s'appliqua aussi à l'étude des autres idiomes, et particulièrement du latin, qu'il apprit assez bien pour le parler comme sa propre langue: quant au grec, il le comprenait mieux qu'il ne le prononçait. En somme, il parlait avec tant de facilité, qu'il paraissait même un peu causeur. Passionné pour les arts libéraux, il eut toujours en grande vénération et combla de toutes sortes d'honneurs ceux qui les enseignaient. Le diacre Pierre de Pise, qui était alors dans sa vieillesse, lui donna des leçons de grammaire. Il eut pour maître dans les autres sciences un autre diacre, Albin, surnommé Alcuin, né en Bretagne et d'origine saxonne, l'homme le plus savant de son époque. Le roi consacra beaucoup de temps et de travail à étudier avec lui la rhétorique, la dialectique, et surtout l'astronomie. Il apprit le calcul, et mit tous ses soins à étudier le cours des astres avec autant d'attention que de sagacité. Il essaya aussi d'écrire[309], et il avait toujours sous le chevet de son lit des feuilles et des tablettes pour accoutumer sa main à tracer des caractères lorsqu'il en avait le temps. Mais il réussit peu dans ce travail, qui n'était plus de son âge et qu'il avait commencé trop tard.
Il pratiqua dans toute sa pureté et avec la plus grande ferveur la religion chrétienne, dont les principes lui avaient été inculqués dès l'enfance. C'est pourquoi il fit construire à Aix-la-Chapelle une magnifique basilique qu'il orna d'or et d'argent, de candélabres, de grilles et de portes d'airain massif, et pour laquelle il fit venir de Rome et de Ravenne les marbres et les colonnes qu'on ne pouvait se procurer ailleurs. Il fréquentait assidûment cette église le soir, le matin, et même pendant la nuit, pour assister aux offices et au saint sacrifice, tant que sa santé le lui permettait. Il veillait avec sollicitude à ce que rien ne se fît qu'avec la plus grande décence, recommandant sans cesse aux gardiens de ne pas souffrir qu'on y portât ou qu'on y laissât rien de malpropre ou d'indigne de la sainteté du lieu. Il la gratifia d'un grand nombre de vases d'or et d'argent, et d'une telle quantité de vêtements sacerdotaux, que, pour la célébration du service divin, les portiers eux-mêmes, qui sont les derniers dans l'ordre ecclésiastique, n'avaient pas besoin de se vêtir de leurs habits particuliers pour exercer leur ministère. Il introduisit de grandes améliorations dans les lectures et la psalmodie, car lui-même y était fort habile, quoique jamais il ne lût en public, et qu'il chantât seulement à voix basse et avec le reste des assistants.
Toujours prêt à secourir les pauvres, ce n'était pas seulement dans son pays et dans son royaume qu'il répandait ces libéralités gratuites que les Grecs appellent aumônes: mais au delà des mers, en Syrie, en Égypte, en Afrique, à Jérusalem, à Alexandrie, à Carthage, partout où il savait que des chrétiens vivaient dans la pauvreté, il compatissait à leur misère, et il aimait à leur envoyer de l'argent. S'il recherchait avec tant de soin l'amitié des rois d'outre-mer, c'était surtout pour procurer aux chrétiens vivant sous leur domination des secours et du soulagement. Entre tous les lieux saints, il avait surtout en grande vénération l'église de l'apôtre saint Pierre à Rome. Il dépensa des sommes considérables pour les objets d'or et d'argent et les pierres précieuses dont il la gratifia. Les papes reçurent aussi de lui de riches et innombrables présents, et pendant tout son règne il n'eut rien de plus à cœur que de rendre à la ville de Rome son antique prépondérance. Il voulut que l'église de Saint-Pierre fût non-seulement défendue et protégée par lui, mais qu'au moyen de ses dons elle surpassât en ornements et en richesses toutes les autres églises; et cependant, malgré cette prédilection, pendant les quarante-sept années que dura son règne, il ne put s'y rendre que quatre fois[310] pour y faire ses prières et accomplir des vœux.
Son dernier voyage ne fut pas seulement décidé par ces motifs de piété: le pape Léon, accablé d'outrages par les Romains, qui lui avaient arraché les yeux et coupé la langue, se vit forcé d'implorer sa protection. Étant donc venu à Rome pour rétablir dans l'Église l'ordre si profondément troublé, il y passa tout l'hiver. Ce fut alors qu'il reçut le titre d'empereur et d'auguste. Il témoigna d'abord une grande aversion pour cette dignité; car il affirmait que, malgré l'importance de la fête, il ne serait pas entré ce jour-là dans l'église s'il avait pu prévoir les intentions du souverain pontife. Toutefois, cet événement excita la jalousie des empereurs romains[311], qui s'en montrèrent fort irrités; mais il n'opposa à leurs mauvaises dispositions qu'une grande patience, et, grâce à cette magnanimité qui l'élevait si fort au-dessus d'eux, il parvint, en leur envoyant de fréquentes ambassades et en leur donnant dans ses lettres le nom de frères, à triompher de leur opiniâtreté.
Après avoir reçu le titre d'empereur, Charles songea à réformer les lois de son peuple, dans lesquelles il avait remarqué de nombreuses imperfections. En effet, les Francs ont deux lois qui diffèrent beaucoup entre elles dans un grand nombre de points[312]. Il conçut la pensée d'y ajouter ce qui leur manquait, d'en retrancher les contradictions, et d'en corriger les vices et les mauvaises applications. Mais ce projet n'aboutit qu'à les augmenter d'un petit nombre de capitulaires qui sont demeurés imparfaits. Cependant il ordonna que toutes les lois non écrites des peuples vivant sous sa domination fussent recueillies et rédigées. Les poëmes antiques et barbares[313], dans lesquels les actions et les guerres des anciens rois étaient célébrées, furent également écrits, par son ordre, pour être transmis à la postérité. Il fit encore commencer une grammaire de sa langue nationale, et donna des noms tirés de cette langue à tous les mois de l'année, dont la nomenclature usitée chez les Francs avait été jusque-là moitié latine, moitié barbare. Il distingua les vents par douze termes particuliers, tandis qu'avant lui on n'en avait pas plus de quatre pour les désigner. Les mois furent appelés: Janvier, Wintarmanoth; Février, Hornung; Mars, Lentzinmanoth; Avril, Ostarmanoth; Mai, Winnemanoth; Juin, Brachmanoth; Juillet, Heuvimanoth; Août, Aranmanoth; Septembre, Witumanoth; Octobre, Windumemanoth; Novembre, Herbistmanoth; Décembre, Heilagmanoth[314].
Sur la fin de sa vie, lorsque déjà il se sentait accablé par la maladie et la vieillesse, il fit venir Louis, roi d'Aquitaine, le seul fils qui lui restât de son mariage avec Hildegarde. Ensuite il réunit dans une assemblée solennelle tous les grands de l'empire, et, d'après leur avis unanime, il l'associa au trône, le déclara héritier de la dignité impériale, et, lui plaçant le diadème sur la tête, le fit proclamer empereur et auguste[315]. Cet acte fut accueilli avec une grande faveur par toute l'assemblée; il parut avoir été inspiré par la volonté divine, dans l'intérêt de l'État, et il accrut encore la puissance de Charles en frappant de terreur les nations étrangères. Ayant ensuite renvoyé son fils en Aquitaine, lui-même, malgré son grand âge, partit, comme il le faisait habituellement, pour aller chasser dans les environs de son palais d'Aix. Il employa à cet exercice le reste de l'automne, et revint à Aix-la-Chapelle vers le premier jour de novembre. Tandis qu'il passait l'hiver dans cette ville, il fut, au mois de janvier, saisi d'une fièvre violente qui le contraignit à s'aliter. Recourant aussitôt au remède qu'il employait d'ordinaire pour combattre la fièvre, il s'abstint de toute nourriture, persuadé que cette diète suffirait pour chasser ou tout au moins pour adoucir la maladie; mais à la fièvre vint se joindre cette douleur de côté que les Grecs appellent pleurésie. Néanmoins il persévéra dans son abstinence, en ne soutenant son corps que par des boissons prises à de longs intervalles; et le septième jour depuis qu'il s'était mis au lit, après avoir reçu la sainte communion, il succomba, dans la soixante-douzième année de son âge et la quarante-septième de son règne, le cinq des calendes de février, vers la troisième heure du jour[316].
Eginhard, Vie de Charlemagne, traduite et annotée par M. Teulet.
GUERRE CONTRE LES SAXONS.
772-804.
Aucune guerre ne fut plus longue, plus acharnée, plus laborieuse pour le peuple franc, parce que les Saxons, comme presque toutes les nations qui habitent la Germanie, naturellement sauvages, livrés au culte des démons et ennemis de la religion chrétienne, croyaient pouvoir sans honte profaner et violer les lois divines et humaines. Il y avait encore d'autres causes de nature à troubler la paix chaque jour; en effet, nos frontières et les leurs sont presque partout contiguës dans un pays de plaines, et c'est par exception que, dans un petit nombre de lieux, de vastes forêts et de hautes montagnes délimitent d'une manière plus certaine le territoire des deux peuples: aussi n'était-ce de part et d'autre, sur toute la frontière, que meurtres, incendies et rapines. Ces excès irritèrent tellement les Francs, qu'ils résolurent, non plus d'user de représailles, mais de faire aux Saxons une guerre déclarée. Une fois commencée, elle se continua pendant trente-trois ans avec un égal acharnement de part et d'autre, mais d'une manière plus funeste pour les Saxons que pour les Francs. Cette guerre aurait pu être terminée plus tôt, si la perfidie des Saxons l'eût permis. Il serait difficile de dire combien de fois vaincus et suppliants, ils s'abandonnèrent à la merci du roi et jurèrent d'obéir à ses ordres; combien de fois ils livrèrent sans délai les otages qu'on leur demandait[317] et reçurent les gouverneurs qui leur étaient envoyés; combien de fois même ils semblèrent tellement domptés et abattus, qu'ils promirent d'abandonner le culte des idoles pour se soumettre au joug de la religion chrétienne. Mais, s'ils furent prompts à prendre de tels engagements, ils se montrèrent en même temps si empressés de les rompre, qu'on ne saurait dire au vrai lequel de ces deux penchants était en eux le plus fort. En effet, depuis le commencement de la guerre, à peine se passa-t-il une seule année qui ne fût signalée par un de ces changements. Mais le grand courage du roi, sa constance inébranlable dans les revers comme dans la prospérité, ne se laissa jamais vaincre par leur mobilité, ni rebuter dans l'exécution de ses projets. Il ne souffrit jamais qu'ils manquassent impunément à leur foi; jamais ils ne commirent de telles perfidies sans qu'une armée, guidée par lui ou par ses comtes, n'allât en tirer vengeance et leur infliger un juste châtiment; jusqu'à ce qu'enfin, après avoir complétement vaincu et réduit en son pouvoir tout ce qui s'opiniâtrait à résister, il fit enlever, avec leurs femmes et leurs enfants, dix mille de ceux qui habitaient les deux rives de l'Elbe, et les répartit çà et là en mille endroits séparés de la Gaule et de la Germanie[318]. Une condition prescrite par le roi et acceptée par les Saxons mit fin à cette guerre qui durait depuis tant d'années. Il fut convenu qu'abandonnant le culte des démons et renonçant aux cérémonies de leurs pères, ils embrasseraient la foi chrétienne, en recevraient les divins sacrements, et se réuniraient aux Francs pour ne plus former qu'un seul peuple.
Eginhard, Vie de Charlemagne, trad. de M. Teulet.
GUERRE CONTRE LES AVARES.
791-799.
Alors commença la guerre la plus importante que Charles ait entreprise, si l'on excepte celle des Saxons, c'est-à-dire la guerre contre les Avares, autrement dits les Huns. Il les attaqua avec plus de vigueur et avec des forces plus considérables qu'aucun autre peuple. Cependant il ne dirigea en personne qu'une seule expédition dans la Pannonie (les Huns habitaient alors cette contrée): il confia le soin des autres à son fils Pépin, à des gouverneurs de provinces, à des comtes ou à des lieutenants. Malgré l'énergie qu'ils déployèrent, cette guerre ne fut terminée qu'au bout de huit ans. La dépopulation complète de la Pannonie, dans laquelle il n'est pas resté un seul habitant, la solitude du lieu où s'élevait la demeure royale du Chagan[319], lieu qui n'offre pas aujourd'hui trace d'habitation humaine, attestent combien il y eut de combats livrés et de sang répandu. Toute la noblesse des Huns périt dans cette guerre, toute leur influence y fut anéantie. Tout l'argent et les trésors qu'ils avaient entassés depuis si longtemps furent pillés. De mémoire d'homme, les Francs n'avaient pas encore soutenu de guerre qui les eût enrichis davantage et comblés de plus de dépouilles. Jusqu'alors ils avaient toujours passé pour un peuple assez pauvre: mais ils trouvèrent tant d'or et d'argent dans la demeure du Chagan, ils s'enrichirent dans les combats d'un butin si précieux, qu'on est fondé à croire qu'ils enlevèrent avec justice aux Huns ce que les Huns avaient injustement enlevé aux autres nations. Les Francs ne perdirent dans cette guerre que deux de leurs chefs: Héric, duc de Frioul, qui succomba en Liburnie, près de Tersatz, ville maritime, dans une embuscade dressée par les assiégés; et Gérold, duc de Bavière, qui fut tué en Pannonie, on ne sait par qui, avec deux hommes qui l'accompagnaient, au moment où il disposait son armée pour combattre les Huns, et lorsqu'il allait à cheval exhorter chacun à bien faire. Du reste, les Francs n'eurent pour ainsi dire aucune autre perte à déplorer dans cette guerre, qui eut le plus heureux succès, bien que son importance en eût prolongé la durée.
Eginhard, Vie de Charlemagne, trad. de M. Teulet.
CHARLEMAGNE PREND PAVIE.
774.
Après la mort du victorieux Pépin, les Lombards inquiétèrent Rome de nouveau. L'invincible Charles, quoique fort occupé ailleurs, revint rapidement en Italie et soumit les Lombards, soit en leur livrant de terribles combats, soit en les forçant à se rendre d'eux-mêmes à discrétion; et pour s'assurer qu'ils ne secoueraient jamais le joug des Franks et ne recommenceraient pas leurs attaques contre le patrimoine de saint Pierre, il épousa la fille de leur roi, Didier. Quelque temps après, et sur l'avis des plus saints prêtres, il répudia cette princesse, toujours malade et inhabile à lui donner des enfants. Didier, irrité, fit embrasser sa cause à ses compatriotes, et se lia par les serments; il s'enferma dans Pavie, et leva l'étendard de la révolte contre l'invincible Charles. Ce prince, l'ayant appris, marcha rapidement contre l'Italie[320]. Quelques années auparavant, un des grands du royaume, nommé Ogger, ayant encouru la colère du terrible Charles, avait cherché un refuge auprès de Didier. Quand ils apprirent tous les deux que le redoutable roi arrivait, ils montèrent sur une tour très-élevée, d'où ils pouvaient le voir venir de loin et de tous côtés. Ils aperçurent d'abord des équipages de guerre plus considérables que ceux des armées de Darius et de Jules César. Et Didier dit à Ogger: Charles n'est-il pas avec cette grande armée? Et Ogger répondit: non. Le Lombard voyant ensuite une troupe immense de soldats rassemblés de tous les points de notre vaste empire, dit à Ogger: Certes, Charles s'avance triomphant au milieu de cette multitude. Non, pas encore, et il ne paraîtra pas de si tôt, répliqua Ogger. Que pourrons-nous donc faire, reprit Didier, qui commençait à s'inquiéter, s'il vient accompagné d'un plus grand nombre de guerriers? Vous verrez comment il viendra, répondit Ogger; mais ce qui nous arrivera, je l'ignore. Pendant qu'ils parlaient parut le corps des gardes, qui jamais ne connaît de repos. A cette vue, le Lombard, effrayé, s'écrie: Pour le coup, c'est Charles! Non, dit Ogger, pas encore. A la suite, marchaient les évêques, les abbés, les clercs de la chapelle royale et leur cortége. Didier ne pouvant plus supporter la lumière du jour, ni braver la mort, crie en pleurant: Descendons et cachons-nous au fond de la terre, loin de la face et de la fureur d'un si terrible ennemi! Ogger, tout tremblant, qui savait par expérience quelles étaient la puissance et les forces de Charles, car il l'avait appris par une longue habitude dans des temps meilleurs, dit alors: Quand vous verrez les moissons s'agiter d'effroi dans les champs, le sombre Pô et le Tésin inonder les murs de la ville de leurs flots noircis par le fer, alors vous pourrez croire à la venue de Charles. Il n'avait pas achevé de parler qu'on commença de voir au couchant comme un nuage ténébreux, soulevé par le vent de nord-ouest, qui changea le jour le plus clair en ombres terribles. Puis, Charles approchant un peu plus, l'éclat des armes fit luire pour les gens enfermés dans la ville un jour plus sombre qu'aucune nuit. Alors parut Charles, cet homme de fer, la tête couverte d'un casque de fer, les mains garnies de gantelets de fer, sa poitrine de fer et ses épaules de marbre défendues par une cuirasse de fer, la main gauche armée d'une lance de fer, qu'il tenait élevée en l'air, et sa main droite était toujours étendue sur son invincible épée. Le dessus de ses cuisses, que les autres guerriers, pour monter à cheval plus facilement, dégarnissaient même de courroies, était entouré de lames de fer. Que dirai-je de ses bottines? Comme celles de tous ses soldats, elles étaient garnies de fer. Sur son bouclier on ne voyait que du fer. Son cheval avait la couleur et la force du fer. Tous ceux qui précédaient le roi, tous ceux qui marchaient à ses côtés, tous ceux qui le suivaient, toute l'armée, avaient des armures semblables, selon les ressources de chacun. Le fer couvrait les champs et les routes. Les pointes du fer renvoyaient les rayons du soleil. Ce fer si dur était porté par un peuple plus dur encore. L'éclat du fer répandit la terreur dans le peuple de Pavie: Que de fer! hélas, que de fer! s'écriaient confusément les citoyens. La solidité des murs et des jeunes gens s'ébranla de peur à la vue du fer, et le fer anéantit la sagesse des vieillards. Ce que moi, pauvre écrivain bégayant et édenté, j'ai essayé de peindre dans une longue description, Ogger l'aperçut d'un coup d'œil rapide, et dit à Didier: Voici celui que vous avez cherché avec tant de peine, et en disant cela il tomba presque mort.
Comme ce même jour, les citoyens, soit par folie, soit par quelque espoir de pouvoir résister, ne voulurent pas laisser entrer Charles dans leur ville, ce prince, plein d'expédients, dit aux siens: Il faut faire aujourd'hui quelque chose d'extraordinaire pour qu'on ne nous accuse pas d'avoir passé la journée à ne rien faire. Construisons rapidement une chapelle où nous puissions assister au service divin, si la ville ne nous ouvre ses portes. A peine eut-il parlé, que les ouvriers, qui le suivaient partout, se dispersant de tous côtés, rassemblèrent et apportèrent chaux, pierres, bois et divers matériaux. Depuis la quatrième heure du jour et avant que la douzième fût terminée, ils élevèrent, avec l'aide des soldats, une église, dont les murs, les toits, les lambris et les peintures étaient tels, que quiconque l'eût vue aurait pensé qu'elle n'avait pu être construite en moins d'une année. Dès le lendemain quelques-uns des citoyens voulaient se rendre, d'autres persistaient au contraire à se défendre, ou, pour dire vrai, à se tenir renfermés dans leurs murs; mais Charles soumit et prit la ville sans effusion de sang, et par sa seule adresse.
LeMoine de Saint-Gall, Des Faits et gestes de Charlemagne, liv. II.
Le moine de Saint-Gall, auteur de l'ouvrage que nous venons de citer, l'écrivit à la prière de l'empereur Charles le Chauve, en 884, et d'après les souvenirs de divers personnages qui avaient connu Charlemagne et Louis le Débonnaire. Les Faits et gestes de Charlemagne sont un recueil d'anecdotes, de traditions et de légendes, composant une très-précieuse peinture de mœurs. On croit que ce moine s'appelait Notker le Bègue.
BATAILLE DE RONCEVAUX.
778.
Tandis que la guerre contre les Saxons se continuait assidûment et presque sans relâche, le roi, qui avait réparti des troupes sur les points favorables de la frontière, marche contre l'Espagne à la tête de toutes les forces qu'il peut rassembler, franchit les gorges des Pyrénées, reçoit la soumission de toutes les villes et de tous les châteaux devant lesquels il se présente, et ramène son armée sans avoir éprouvé aucune perte, si ce n'est toutefois qu'au sommet des Pyrénées il eut à souffrir un peu de la perfidie des Gascons. Tandis que l'armée des Franks, engagée dans un étroit défilé, était obligée, par la nature du terrain, de marcher sur une ligne longue et resserrée, les Gascons qui s'étaient embusqués sur la crête de la montagne (car l'épaisseur des forêts dont ces lieux sont couverts favorise les embuscades) descendent et se précipitent tout à coup sur la queue des bagages et sur les troupes d'arrière-garde, chargées de couvrir tout ce qui précédait: ils les culbutent au fond de la vallée[321]. Ce fut là que s'engagea un combat opiniâtre, dans lequel tous les Franks périrent jusqu'au dernier. Les Gascons, après avoir pillé les bagages, profitèrent de la nuit, qui était survenue, pour se disperser rapidement. Ils durent en cette rencontre tout leur succès à la légèreté de leurs armes et à la disposition des lieux où se passa l'action; les Franks, au contraire, pesamment armés, et placés dans une situation défavorable, luttèrent avec trop de désavantage. Eggihard, maître d'hôtel du roi, Anselme, comte du palais, et Roland[322], préfet des Marches de Bretagne, périrent dans ce combat[323]. Il n'y eut pas moyen dans le moment de tirer vengeance de cet échec; car, après ce coup de main, l'ennemi se dispersa si bien, qu'on ne put recueillir aucun renseignement sur les lieux où il aurait fallu le chercher.
Eginhard, Vie de Charlemagne, trad. de M. Teulet.
MÊME SUJET.
Cette année, le roi, cédant aux conseils du Sarrasin Ibn-al-Arabi, et conduit par un espoir fondé de s'emparer de quelques villes en Espagne, rassembla ses troupes, et se mit en marche. Il franchit dans le pays des Gascons la cime des Pyrénées, attaqua d'abord Pampelune dans la Navarre, et reçut la soumission de cette ville. Ensuite il passa l'Èbre à gué, s'approcha de Saragosse, qui est la principale ville de cette contrée, et après avoir reçu d'Ibn-al-Arabi, d'Abithener et d'autres chefs sarrasins, les otages qu'ils lui offrirent, il revint à Pampelune. Pour mettre cette ville dans l'impuissance de se révolter, il en rasa les murailles, et, résolu de revenir dans ses États, il s'engagea dans les gorges des Pyrénées. Les Gascons, qui s'étaient placés en embuscade sur le point le plus élevé de la montagne, attaquèrent l'arrière-garde et jetèrent la plus grande confusion dans toute l'armée. Les Franks, tout en ayant sur les Gascons la supériorité des armes et du courage, furent défaits, à cause du désavantage des lieux et du genre de combat qu'ils furent obligés de soutenir. La plupart des officiers du palais, auxquels le roi avait donné le commandement de ses troupes, périrent dans cette action; les bagages furent pillés, et l'ennemi, favorisé par la connaissance qu'il avait des lieux, se dispersa aussitôt. Ce cruel revers effaça presque entièrement dans le cœur du roi la joie des succès qu'il avait obtenus en Espagne.
Eginhard, Annales des Franks, trad. par M. Teulet.