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L'île mystérieuse

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— Les maîtres de l'île! s'écria le marin. Les maîtres de l'île!...» répéta-t-il, et sa voix était étranglée comme si un poignet de fer l'eût saisi à la gorge.

Puis, d'un ton plus calme:

«Savez-vous, Monsieur Cyrus, dit-il, quelle est la balle que j'ai fourrée dans mon fusil?

— Non, Pencroff!

— C'est la balle qui a traversé la poitrine d'Harbert, et je vous promets que celle-là ne manquera pas son but!»

Mais ces justes représailles ne pouvaient rendre la vie à Ayrton, et, de cet examen des empreintes laissées sur le sol, on dut, hélas! Conclure qu'il n'y avait plus à conserver aucun espoir de jamais le revoir!

Ce soir-là, le campement fut établi à quatorze milles de Granite-House, et Cyrus Smith estima qu'il ne devait pas être à plus de cinq milles du promontoire du reptile.

Et, en effet, le lendemain, l'extrémité de la presqu'île était atteinte, et la forêt traversée sur toute sa longueur; mais aucun indice n'avait permis de trouver la retraite où s'étaient réfugiés les convicts, ni celle, non moins secrète, qui donnait asile au mystérieux inconnu.

CHAPITRE XII

La journée du lendemain, 18 février, fut consacrée à l'exploration de toute cette partie boisée qui formait le littoral depuis le promontoire du reptile jusqu'à la rivière de la chute. Les colons purent fouiller à fond cette forêt, dont la largeur variait de trois à quatre milles, car elle était comprise entre les deux rivages de la presqu'île serpentine. Les arbres, par leur haute taille et leur épaisse ramure, attestaient la puissance végétative du sol, plus étonnante ici qu'en aucune autre portion de l'île. On eût dit un coin de ces forêts vierges de l'Amérique ou de l'Afrique centrale, transporté sous cette zone moyenne. Ce qui portait à admettre que ces superbes végétaux trouvaient dans ce sol, humide à sa couche supérieure, mais chauffé à l'intérieur par des feux volcaniques, une chaleur qui ne pouvait appartenir à un climat tempéré. Les essences dominantes étaient précisément ces kauris et ces eucalyptus qui prenaient des dimensions gigantesques.

Mais le but des colons n'était pas d'admirer ces magnificences végétales. Ils savaient déjà que, sous ce rapport, l'île Lincoln eût mérité de prendre rang dans ce groupe des Canaries, dont le premier nom fut celui d'îles fortunées. Maintenant, hélas! Leur île ne leur appartenait plus tout entière; d'autres en avaient pris possession, des scélérats en foulaient le sol, et il fallait les détruire jusqu'au dernier. Sur la côte occidentale, on ne retrouva plus aucunes traces, quelque soin qu'on mît à les rechercher. Plus d'empreintes de pas, plus de brisées aux arbres, plus de cendres refroidies, plus de campements abandonnés.

«Cela ne m'étonne pas, dit Cyrus Smith à ses compagnons. Les convicts ont abordé l'île aux environs de la pointe de l'épave, et ils se sont immédiatement jetés dans les forêts du Far-West, après avoir traversé le marais des tadornes. Ils ont donc suivi à peu près la route que nous avons prise en quittant Granite-House. C'est ce qui explique les traces que nous avons reconnues dans les bois. Mais, arrivés sur le littoral, les convicts ont bien compris qu'ils n'y trouveraient point de retraite convenable, et c'est alors que, étant remontés vers le nord, ils ont découvert le corral...

— Où ils sont peut-être revenus... dit Pencroff.

— Je ne le pense pas, répondit l'ingénieur, car ils doivent bien supposer que nos recherches se porteront de ce côté. Le corral n'est pour eux qu'un lieu d'approvisionnement, et non un campement définitif.

— Je suis de l'avis de Cyrus, dit le reporter, et, suivant moi, ce doit être au milieu des contreforts du mont Franklin que les convicts auront cherché un repaire.

— Alors, Monsieur Cyrus, droit au corral! s'écria Pencroff. Il faut en finir, et jusqu'ici nous avons perdu notre temps!

— Non, mon ami, répondit l'ingénieur. Vous oubliez que nous avions intérêt à savoir si les forêts du Far-West ne renfermaient pas quelque habitation. Notre exploration a un double but, Pencroff. Si, d'une part, nous devons châtier le crime, de l'autre, nous avons un acte de reconnaissance à accomplir!

— Voilà qui est bien parlé, Monsieur Cyrus, répondit le marin. M'est avis, toutefois, que nous ne trouverons ce gentleman que s'il le veut bien!»

Et, vraiment, Pencroff ne faisait qu'exprimer l'opinion de tous. Il était probable que la retraite de l'inconnu ne devait pas être moins mystérieuse qu'il ne l'était lui-même!

Ce soir-là, le chariot s'arrêta à l'embouchure de la rivière de la chute. La couchée fut organisée suivant la coutume, et on prit pour la nuit les précautions habituelles. Harbert, redevenu le garçon vigoureux et bien portant qu'il était avant sa maladie, profitait largement de cette existence au grand air, entre les brises de l'océan et l'atmosphère vivifiante des forêts. Sa place n'était plus sur le chariot, mais en tête de la caravane.

Le lendemain, 19 février, les colons, abandonnant le littoral, sur lequel, au delà de l'embouchure, s'entassaient si pittoresquement des basaltes de toutes formes, remontèrent le cours de la rivière par sa rive gauche. La route était en partie dégagée par suite des excursions précédentes qui avaient été faites depuis le corral jusqu'à la côte ouest. Les colons se trouvaient alors à une distance de six milles du mont Franklin.

Le projet de l'ingénieur était celui-ci: observer minutieusement toute la vallée dont le thalweg formait le lit de la rivière, et gagner avec circonspection les environs du corral; si le corral était occupé, l'enlever de vive force; s'il ne l'était pas, s'y retrancher et en faire le centre des opérations qui auraient pour objectif l'exploration du mont Franklin.

Ce plan fut unanimement approuvé des colons, et il leur tardait, vraiment, d'avoir repris possession entière de leur île!

On chemina donc dans l'étroite vallée qui séparait deux des plus puissants contreforts du mont Franklin. Les arbres, pressés sur les berges de la rivière, se raréfiaient vers les zones supérieures du volcan. C'était un sol montueux, assez accidenté, très propre aux embûches, et sur lequel on ne se hasarda qu'avec une extrême précaution. Top et Jup marchaient en éclaireurs, et, se jetant de droite et de gauche dans les épais taillis, ils rivalisaient d'intelligence et d'adresse. Mais rien n'indiquait que les rives du cours d'eau eussent été récemment fréquentées, rien n'annonçait ni la présence ni la proximité des convicts.

Vers cinq heures du soir, le chariot s'arrêta à six cents pas à peu près de l'enceinte palissadée. Un rideau semi-circulaire de grands arbres la cachait encore.

Il s'agissait donc de reconnaître le corral, afin de savoir s'il était occupé. Y aller ouvertement, en pleine lumière, pour peu que les convicts y fussent embusqués, c'était s'exposer à recevoir quelque mauvais coup, ainsi qu'il était arrivé à Harbert.

Mieux valait donc attendre que la nuit fût venue.

Cependant, Gédéon Spilett voulait, sans plus tarder, reconnaître les approches du corral, et Pencroff, à bout de patience, s'offrit à l'accompagner.

«Non, mes amis, répondit l'ingénieur. Attendez la nuit. Je ne laisserai pas l'un de vous s'exposer en plein jour.

— Mais, Monsieur Cyrus... répliqua le marin, peu disposé à obéir.

— Je vous en prie, Pencroff, dit l'ingénieur.

— Soit!» répondit le marin, qui donna un autre cours à sa colère en gratifiant les convicts des plus rudes qualifications du répertoire maritime.

Les colons demeurèrent donc autour du chariot, et ils surveillèrent avec soin les parties voisines de la forêt.

Trois heures se passèrent ainsi. Le vent était tombé, et un silence absolu régnait sous les grands arbres. La brisée de la plus mince branche, un bruit de pas sur les feuilles sèches, le glissement d'un corps entre les herbes, eussent été entendus sans peine. Tout était tranquille. Du reste, Top, couché à terre, sa tête allongée sur ses pattes, ne donnait aucun signe d'inquiétude.

À huit heures, le soir parut assez avancé pour que la reconnaissance pût être faite dans de bonnes conditions. Gédéon Spilett se déclara prêt à partir, en compagnie de Pencroff. Cyrus Smith y consentit. Top et Jup durent rester avec l'ingénieur, Harbert et Nab, car il ne fallait pas qu'un aboiement ou un cri, lancés mal à propos, donnassent l'éveil.

«Ne vous engagez pas imprudemment, recommanda Cyrus Smith au marin et au reporter. Vous n'avez pas à prendre possession du corral, mais seulement à reconnaître s'il est occupé ou non.

— C'est convenu», répondit Pencroff.

Et tous deux partirent.

Sous les arbres, grâce à l'épaisseur de leur feuillage, une certaine obscurité rendait déjà les objets invisibles au delà d'un rayon de trente à quarante pieds. Le reporter et Pencroff, s'arrêtant dès qu'un bruit quelconque leur semblait suspect, n'avançaient qu'avec les plus extrêmes précautions.

Ils marchaient l'un écarté de l'autre, afin d'offrir moins de prise aux coups de feu. Et, pour tout dire, ils s'attendaient, à chaque instant, à ce qu'une détonation retentît.

Cinq minutes après avoir quitté le chariot, Gédéon Spilett et Pencroff étaient arrivés sur la lisière du bois, devant la clairière au fond de laquelle s'élevait l'enceinte palissadée.

Ils s'arrêtèrent. Quelques vagues lueurs baignaient encore la prairie dégarnie d'arbres. À trente pas se dressait la porte du corral, qui paraissait être fermée. Ces trente pas qu'il s'agissait de franchir entre la lisière du bois et l'enceinte constituaient la zone dangereuse, pour employer une expression empruntée à la balistique. En effet, une ou plusieurs balles, parties de la crête de la palissade, auraient jeté à terre quiconque se fût hasardé sur cette zone.

Gédéon Spilett et le marin n'étaient point hommes à reculer, mais ils savaient qu'une imprudence de leur part, dont ils seraient les premières victimes, retomberait ensuite sur leurs compagnons. Eux tués, que deviendraient Cyrus Smith, Nab, Harbert?

Mais Pencroff, surexcité en se sentant si près du corral, où il supposait que les convicts s'étaient réfugiés, allait se porter en avant, quand le reporter le retint d'une main vigoureuse.

«Dans quelques instants, il fera tout à fait nuit, murmura Gédéon Spilett à l'oreille de Pencroff, et ce sera le moment d'agir.»

Pencroff, serrant convulsivement la crosse de son fusil, se contint et attendit en maugréant.

Bientôt, les dernières lueurs du crépuscule s'effacèrent complètement. L'ombre qui semblait sortir de l'épaisse forêt envahit la clairière. Le mont Franklin se dressait comme un énorme écran devant l'horizon du couchant, et l'obscurité se fit rapidement, ainsi que cela arrive dans les régions déjà basses en latitude. C'était le moment.

Le reporter et Pencroff, depuis qu'ils s'étaient postés sur la lisière du bois, n'avaient pas perdu de vue l'enceinte palissadée. Le corral semblait être absolument abandonné. La crête de la palissade formait une ligne un peu plus noire que l'ombre environnante, et rien n'en altérait la netteté.

Cependant, si les convicts étaient là, ils avaient dû poster un des leurs, de manière à se garantir de toute surprise.

Gédéon Spilett serra la main de son compagnon, et tous deux s'avancèrent en rampant vers le corral, leurs fusils prêts à faire feu.

Ils arrivèrent à la porte de l'enceinte sans que l'ombre eût été sillonnée d'un seul trait de lumière.

Pencroff essaya de pousser la porte, qui, ainsi que le reporter et lui l'avaient supposé, était fermée.

Cependant, le marin put constater que les barres extérieures n'avaient pas été mises.

On en pouvait donc conclure que les convicts occupaient alors le corral, et que, vraisemblablement, ils avaient assujetti la porte, de manière qu'on ne pût la forcer.

Gédéon Spilett et Pencroff prêtèrent l'oreille.

Nul bruit à l'intérieur de l'enceinte. Les mouflons et les chèvres, endormis sans doute dans leurs étables, ne troublaient aucunement le calme de la nuit.

Le reporter et le marin, n'entendant rien, se demandèrent s'ils devaient escalader la palissade et pénétrer dans le corral. Ce qui était contraire aux instructions de Cyrus Smith.

Il est vrai que l'opération pouvait réussir, mais elle pouvait échouer aussi. Or, si les convicts ne se doutaient de rien, s'ils n'avaient pas connaissance de l'expédition tentée contre eux, si enfin il existait, en ce moment, une chance de les surprendre, devait-on compromettre cette chance, en se hasardant inconsidérément à franchir la palissade?

Ce ne fut pas l'avis du reporter. Il trouva raisonnable d'attendre que les colons fussent tous réunis pour essayer de pénétrer dans le corral. Ce qui était certain, c'est que l'on pouvait arriver jusqu'à la palissade sans être vu, et que l'enceinte ne paraissait pas être gardée. Ce point déterminé, il ne s'agissait plus que de revenir vers le chariot, et on aviserait.

Pencroff, probablement, partagea cette manière de voir, car il ne fit aucune difficulté de suivre le reporter, quand celui-ci replia sous le bois. Quelques minutes après, l'ingénieur était mis au courant de la situation.

«Eh bien, dit-il, après avoir réfléchi, j'ai maintenant lieu de croire que les convicts ne sont pas au corral.

— Nous le saurons bien, répondit Pencroff, quand nous aurons escaladé l'enceinte.

— Au corral, mes amis! dit Cyrus Smith.

— Laissons-nous le chariot dans le bois? demanda Nab.

— Non, répondit l'ingénieur, c'est notre fourgon de munitions et de vivres, et, au besoin, il nous servira de retranchement.

— En avant donc!» dit Gédéon Spilett.

Le chariot sortit du bois et commença à rouler sans bruit vers la palissade. L'obscurité était profonde alors, le silence aussi complet qu'au moment où Pencroff et le reporter s'étaient éloignés en rampant sur le sol. L'herbe épaisse étouffait complètement le bruit des pas.

Les colons étaient prêts à faire feu. Jup, sur l'ordre de Pencroff, se tenait en arrière. Nab menait Top en laisse, afin qu'il ne s'élançât pas en avant.

La clairière apparut bientôt. Elle était déserte.

Sans hésiter, la petite troupe se porta vers l'enceinte. En un court espace de temps, la zone dangereuse fut franchie. Pas un coup de feu n'avait été tiré. Lorsque le chariot eut atteint la palissade, il s'arrêta. Nab resta à la tête des onaggas pour les contenir. L'ingénieur, le reporter, Harbert et Pencroff se dirigèrent alors vers la porte, afin de voir si elle était barricadée intérieurement... un des battants était ouvert!

«Mais que disiez-vous?» demanda l'ingénieur en se retournant vers le marin et Gédéon Spilett.

Tous deux étaient stupéfaits.

«Sur mon salut, dit Pencroff, cette porte était fermée tout à l'heure!»

Les colons hésitèrent alors. Les convicts étaient-ils donc au corral au moment où Pencroff et le reporter en opéraient la reconnaissance? Cela ne pouvait être douteux, puisque la porte, alors fermée, n'avait pu être ouverte que par eux! Y étaient-ils encore, ou un des leurs venait-il de sortir?

Toutes ces questions se présentèrent instantanément à l'esprit de chacun, mais comment y répondre? En ce moment, Harbert, qui s'était avancé de quelques pas à l'intérieur de l'enceinte, recula précipitamment et saisit la main de Cyrus Smith.

«Qu'y a-t-il? demanda l'ingénieur.

— Une lumière!

— Dans la maison?

— Oui!»

Tous cinq s'avancèrent vers la porte, et, en effet, à travers les vitres de la fenêtre qui leur faisait face, ils virent trembloter une faible lueur.

Cyrus Smith prit rapidement son parti.

«C'est une chance unique, dit-il à ses compagnons, de trouver les convicts enfermés dans cette maison, ne s'attendant à rien! Ils sont à nous! En avant!»

Les colons se glissèrent alors dans l'enceinte, le fusil prêt à être épaulé. Le chariot avait été laissé au dehors sous la garde de Jup et de Top, qu'on y avait attachés par prudence.

Cyrus Smith, Pencroff, Gédéon Spilett, d'un côté, Harbert et Nab, de l'autre, en longeant la palissade, observèrent cette portion du corral qui était absolument obscure et déserte. En quelques instants, tous furent près de la maison, devant la porte qui était fermée.

Cyrus Smith fit à ses compagnons un signe de la main qui leur recommandait de ne pas bouger, et il s'approcha de la vitre, alors faiblement éclairée par la lumière intérieure.

Son regard plongea dans l'unique pièce, formant le rez-de-chaussée de la maison. Sur la table brillait un fanal allumé. Près de la table était le lit qui servait autrefois à Ayrton.

Sur le lit reposait le corps d'un homme.

Soudain, Cyrus Smith recula, et d'une voix étouffée:

«Ayrton!» s'écria-t-il. Aussitôt, la porte fut plutôt enfoncée qu'ouverte, et les colons se précipitèrent dans la chambre.

Ayrton paraissait dormir. Son visage attestait qu'il avait longuement et cruellement souffert. À ses poignets et à ses chevilles se voyaient de larges meurtrissures.

Cyrus Smith se pencha sur lui.

«Ayrton!» s'écria l'ingénieur en saisissant le bras de celui qu'il venait de retrouver dans des circonstances si inattendues.

À cet appel, Ayrton ouvrit les yeux, et regardant en face Cyrus Smith, puis les autres:

«Vous, s'écria-t-il, vous?

— Ayrton! Ayrton! répéta Cyrus Smith.

— Où suis-je?

— Dans l'habitation du corral!

— Seul?

— Oui!

— Mais ils vont venir! s'écria Ayrton! Défendez-vous! Défendez-vous!»

Et Ayrton retomba épuisé.

«Spilett, dit alors l'ingénieur, nous pouvons être attaqués d'un moment à l'autre. Faites entrer le chariot dans le corral. Puis, barricadez la porte, et revenez tous ici.»

Pencroff, Nab et le reporter se hâtèrent d'exécuter les ordres de l'ingénieur. Il n'y avait pas un instant à perdre. Peut-être même le chariot était-il déjà entre les mains des convicts! En un instant, le reporter et ses deux compagnons eurent traversé le corral et regagné la porte de la palissade, derrière laquelle on entendait Top gronder sourdement.

L'ingénieur, quittant Ayrton un instant, sortit de la maison, prêt à faire le coup de feu. Harbert était à ses côtés. Tous deux surveillaient la crête du contrefort qui dominait le corral. Si les convicts étaient embusqués en cet endroit, ils pouvaient frapper les colons l'un après l'autre. En ce moment, la lune apparut dans l'est au-dessus du noir rideau de la forêt, et une blanche nappe de lumière se répandit à l'intérieur de l'enceinte.

Le corral s'éclaira tout entier avec ses bouquets d'arbres, le petit cours d'eau qui l'arrosait et son large tapis d'herbes. Du côté de la montagne, la maison et une partie de la palissade se détachaient en blanc. À la partie opposée, vers la porte, l'enceinte restait sombre. Une masse noire se montra bientôt. C'était le chariot qui entrait dans le cercle de lumière, et Cyrus Smith put entendre le bruit de la porte que ses compagnons refermaient et dont ils assujettissaient solidement les battants à l'intérieur.

Mais, en ce moment, Top, rompant violemment sa laisse, se mit à aboyer avec fureur et s'élança vers le fond du corral, sur la droite de la maison.

«Attention, mes amis, et en joue!... «cria Cyrus Smith.

Les colons avaient épaulé leurs fusils et attendaient le moment de faire feu. Top aboyait toujours, et Jup, courant vers le chien, fit entendre des sifflements aigus.

Les colons le suivirent et arrivèrent sur le bord du petit ruisseau, ombragé de grands arbres.

Et là, en pleine lumière, que virent-ils?

Cinq corps, étendus sur la berge!

C'étaient ceux des convicts qui, quatre mois auparavant, avaient débarqué sur l'île Lincoln!

CHAPITRE XIII

Qu'était-il arrivé? Qui avait frappé les convicts?

Était-ce donc Ayrton? Non, puisque, un instant avant, il redoutait leur retour!

Mais Ayrton était alors sous l'empire d'un assoupissement profond dont il ne fut plus possible de le tirer. Après les quelques paroles qu'il avait prononcées, une torpeur accablante s'était emparée de lui, et il était retombé sur son lit, sans mouvement.

Les colons, en proie à mille pensées confuses, sous l'influence d'une violente surexcitation, attendirent pendant toute la nuit, sans quitter la maison d'Ayrton, sans retourner à cette place où gisaient les corps des convicts. À propos des circonstances dans lesquelles ceux-ci avaient trouvé la mort, il était vraisemblable qu'Ayrton ne pourrait rien leur apprendre, puisqu'il ne savait pas lui-même être dans la maison du corral. Mais au moins serait-il en mesure de raconter les faits qui avaient précédé cette terrible exécution.

Le lendemain, Ayrton sortait de cette torpeur, et ses compagnons lui témoignaient cordialement toute la joie qu'ils éprouvaient à le revoir, à peu près sain et sauf, après cent quatre jours de séparation.

Ayrton raconta alors en peu de mots ce qui s'était passé, ou du moins ce qu'il savait.

Le lendemain de son arrivée au corral, le 10 novembre dernier, à la tombée de la nuit, il fut surpris par les convicts, qui avaient escaladé l'enceinte.

Ceux-ci le lièrent et le bâillonnèrent; puis, il fut emmené dans une caverne obscure, au pied du mont Franklin, là où les convicts s'étaient réfugiés.

Sa mort avait été résolue, et, le lendemain, il allait être tué, lorsqu'un des convicts le reconnut et l'appela du nom qu'il portait en Australie. Ces misérables voulaient massacrer Ayrton! Ils respectèrent Ben Joyce!

Mais, depuis ce moment, Ayrton fut en butte aux obsessions de ses anciens complices. Ceux-ci voulaient le ramener à eux, et ils comptaient sur lui pour s'emparer de Granite-House, pour pénétrer dans cette inaccessible demeure, pour devenir les maîtres de l'île, après en avoir assassiné les colons!

Ayrton résista. L'ancien convict, repentant et pardonné, fût plutôt mort que de trahir ses compagnons.

Ayrton, attaché, bâillonné, gardé à vue, vécut dans cette caverne pendant quatre mois.

Cependant, les convicts avaient découvert le corral, peu de temps après leur arrivée sur l'île, et, depuis lors, ils vivaient sur ses réserves, mais ils ne l'habitaient pas. Le 11 novembre, deux de ces bandits, inopinément surpris par l'arrivée des colons, firent feu sur Harbert, et l'un d'eux revint en se vantant d'avoir tué un des habitants de l'île, mais il revint seul. Son compagnon, on le sait, était tombé sous le poignard de Cyrus Smith. Que l'on juge des inquiétudes et du désespoir d'Ayrton, quand il apprit cette nouvelle de la mort d'Harbert! Les colons n'étaient plus que quatre, et pour ainsi dire à la merci des convicts!

À la suite de cet événement, et pendant tout le temps que les colons, retenus par la maladie d'Harbert, demeurèrent au corral, les pirates ne quittèrent pas leur caverne, et même, après avoir pillé le plateau de Grande-vue, ils ne crurent pas prudent de l'abandonner.

Les mauvais traitements infligés à Ayrton redoublèrent alors. Ses mains et ses pieds portaient encore la sanglante empreinte des liens qui l'attachaient jour et nuit. À chaque instant il attendait une mort à laquelle il ne semblait pas qu'il pût échapper.

Ce fut ainsi jusqu'à la troisième semaine de février. Les convicts, guettant toujours une occasion favorable, quittèrent rarement leur retraite, et ne firent que quelques excursions de chasse, soit à l'intérieur de l'île, soit jusque sur la côte méridionale. Ayrton n'avait plus de nouvelles de ses amis, et il n'espérait plus les revoir! Enfin, le malheureux, affaibli par les mauvais traitements, tomba dans une prostration profonde qui ne lui permit plus ni de voir, ni d'entendre. Aussi, à partir de ce moment, c'est-à-dire depuis deux jours, il ne pouvait même dire ce qui s'était passé.

«Mais, Monsieur Smith, ajouta-t-il, puisque j'étais emprisonné dans cette caverne, comment se fait-il que je me retrouve au corral?

— Comment se fait-il que les convicts soient étendus là, morts, au milieu de l'enceinte? répondit l'ingénieur.

— Morts!» s'écria Ayrton, qui, malgré sa faiblesse, se souleva à demi.

Ses compagnons le soutinrent. Il voulut se lever, on le laissa faire, et tous se dirigèrent vers le petit ruisseau.

Il faisait grand jour.

Là, sur la berge, dans la position où les avait surpris une mort qui avait dû être foudroyante, gisaient les cinq cadavres des convicts!

Ayrton était atterré. Cyrus Smith et ses compagnons le regardaient sans prononcer une parole. Sur un signe de l'ingénieur, Nab et Pencroff visitèrent ces corps, déjà raidis par le froid.

Ils ne portaient aucune trace apparente de blessure.

Seulement, après les avoir soigneusement examinés, Pencroff aperçut au front de l'un, à la poitrine de l'autre, au dos de celui-ci, à l'épaule de celui-là, un petit point rouge, sorte de contusion à peine visible, et dont il était impossible de reconnaître l'origine.

«C'est là qu'ils ont été frappés! dit Cyrus Smith.

— Mais avec quelle arme? s'écria le reporter.

— Une arme foudroyante dont nous n'avons pas le secret!

— Et qui les a foudroyés?... demanda Pencroff.

— Le justicier de l'île, répondit Cyrus Smith, celui qui vous a transporté ici, Ayrton, celui dont l'influence vient encore de se manifester, celui qui fait pour nous tout ce que nous ne pouvons faire nous-mêmes, et qui, cela fait, se dérobe à nous.

— Cherchons-le donc! s'écria Pencroff.

— Oui, cherchons-le, répondit Cyrus Smith, mais l'être supérieur qui accomplit de tels prodiges, nous ne le trouverons que s'il lui plaît enfin de nous appeler à lui!»

Cette protection invisible, qui réduisait à néant leur propre action, irritait et touchait à la fois l'ingénieur. L'infériorité relative qu'elle constatait était de celles dont une âme fière peut se sentir blessée. Une générosité qui s'arrange de façon à éluder toute marque de reconnaissance accusait une sorte de dédain pour les obligés, qui gâtait jusqu'à un certain point, aux yeux de Cyrus Smith, le prix du bienfait.

«Cherchons, reprit-il, et Dieu veuille qu'il nous soit permis un jour de prouver à ce protecteur hautain qu'il n'a point affaire à des ingrats! Que ne donnerais-je pas pour que nous pussions nous acquitter envers lui, en lui rendant à notre tour, et fût-ce au prix de notre vie, quelque signalé service!»

Depuis ce jour, cette recherche fut l'unique préoccupation des habitants de l'île Lincoln. Tout les poussait à découvrir le mot de cette énigme, mot qui ne pouvait être que le nom d'un homme doué d'une puissance véritablement inexplicable et en quelque sorte surhumaine.

Après quelques instants, les colons rentrèrent dans l'habitation du corral, où leurs soins rendirent promptement à Ayrton son énergie morale et physique.

Nab et Pencroff transportèrent les cadavres des convicts dans la forêt, à quelque distance du corral, et ils les enterrèrent profondément.

Puis, Ayrton fut mis au courant des faits qui s'étaient accomplis pendant sa séquestration. Il apprit alors les aventures d'Harbert, et par quelles séries d'épreuves les colons avaient passé. Quant à ceux-ci, ils n'espéraient plus revoir Ayrton et avaient à redouter que les convicts ne l'eussent impitoyablement massacré.

«Et maintenant, dit Cyrus Smith en terminant son récit, il nous reste un devoir à accomplir. La moitié de notre tâche est remplie, mais si les convicts ne sont plus à craindre, ce n'est pas à nous que nous devons d'être redevenus maîtres de l'île.

— Eh bien! répondit Gédéon Spilett, fouillons tout ce labyrinthe des contreforts du mont Franklin! Ne laissons pas une excavation, pas un trou inexploré! Ah! si jamais reporter s'est trouvé en présence d'un mystère émouvant, c'est bien moi qui vous parle, mes amis!

— Et nous ne rentrerons à Granite-House, répondit Harbert, que lorsque nous aurons retrouvé notre bienfaiteur.

— Oui! dit l'ingénieur, nous ferons tout ce qu'il est humainement possible de faire... mais, je le répète, nous ne le retrouverons que s'il veut bien le permettre!

— Restons-nous au corral? demanda Pencroff.

— Restons-y, répondit Cyrus Smith, les provisions y sont abondantes, et nous sommes ici au centre même de notre cercle d'investigations. D'ailleurs, si cela est nécessaire, le chariot se rendra rapidement à Granite-House.

— Bien, répondit le marin. Seulement, une observation.

— Laquelle?

— Voici la belle saison qui s'avance, et il ne faut pas oublier que nous avons une traversée à faire.

— Une traversée? dit Gédéon Spilett.

— Oui! Celle de l'île Tabor, répondit Pencroff. Il est nécessaire d'y porter une notice qui indique la situation de notre île, où se trouve actuellement Ayrton, pour le cas où le yacht écossais viendrait le reprendre. Qui sait s'il n'est pas déjà trop tard?

— Mais, Pencroff, demanda Ayrton, comment comptez-vous faire cette traversée?

— Sur le Bonadventure!

— Le Bonadventure! s'écria Ayrton... il n'existe plus.

— Mon Bonadventure n'existe plus! hurla Pencroff en bondissant.

— Non! répondit Ayrton. Les convicts l'ont découvert dans son petit port, il y a huit jours à peine, ils ont pris la mer, et...

— Et? fit Pencroff, dont le cœur palpitait.

— Et, n'ayant plus Bob Harvey pour manœuvrer, ils se sont échoués sur les roches, et l'embarcation a été entièrement brisée!

— Ah! Les misérables! Les bandits! Les infâmes coquins! s'écria Pencroff.

— Pencroff, dit Harbert, en prenant la main du marin, nous ferons un autre Bonadventure, un plus grand! Nous avons toutes les ferrures, tout le gréement du brick à notre disposition!

— Mais savez-vous, répondit Pencroff, qu'il faut au moins cinq à six mois pour construire une embarcation de trente à quarante tonneaux?

— Nous prendrons notre temps, répondit le reporter, et nous renoncerons pour cette année à faire la traversée de l'île Tabor.

— Que voulez-vous, Pencroff, il faut bien se résigner, dit l'ingénieur, et j'espère que ce retard ne nous sera pas préjudiciable.

— Ah! Mon Bonadventure! mon pauvre Bonadventure!» s'écria Pencroff, véritablement consterné de la perte de son embarcation, dont il était si fier!

La destruction du Bonadventure était évidemment un fait regrettable pour les colons, et il fut convenu que cette perte devrait être réparée au plus tôt. Ceci bien arrêté, on ne s'occupa plus que de mener à bonne fin l'exploration des plus secrètes portions de l'île. Des recherches furent commencées le jour même, 19 février, et durèrent une semaine entière. La base de la montagne, entre ses contreforts et leurs nombreuses ramifications, formait un labyrinthe de vallées et de contre-vallées disposé très capricieusement. C'était évidemment là, au fond de ces étroites gorges, peut-être même à l'intérieur du massif du mont Franklin, qu'il convenait de poursuivre les recherches. Aucune partie de l'île n'eût été plus propre à cacher une habitation dont l'hôte voulait rester inconnu. Mais tel était l'enchevêtrement des contreforts, que Cyrus Smith dut procéder à leur exploration avec une sévère méthode.

Les colons visitèrent d'abord toute la vallée qui s'ouvrait au sud du volcan et qui recueillait les premières eaux de la rivière de la chute. Ce fut là qu'Ayrton leur montra la caverne où s'étaient réfugiés les convicts et dans laquelle il avait été séquestré jusqu'à son transport au corral. Cette caverne était absolument dans l'état où Ayrton l'avait laissée. On y retrouva une certaine quantité de munitions et de vivres que les convicts avaient enlevés avec l'intention de se créer une réserve.

Toute la vallée qui aboutissait à la grotte, vallée ombragée de beaux arbres, parmi lesquels dominaient les conifères, fut explorée avec un soin extrême, et le contrefort sud-ouest ayant été tourné à sa pointe, les colons s'engagèrent dans une gorge plus étroite qui s'amorçait à cet entassement si pittoresque des basaltes du littoral.

Ici les arbres étaient plus rares. La pierre remplaçait l'herbe. Les chèvres sauvages et les mouflons gambadaient entre les roches. Là commençait la partie aride de l'île. On pouvait reconnaître déjà que, de ces nombreuses vallées qui se ramifiaient à la base du mont Franklin, trois seulement étaient boisées et riches en pâturages comme celle du corral, qui confinait par l'ouest à la vallée de la rivière de la chute, et, par l'est, à la vallée du creek rouge. Ces deux ruisseaux, changés plus bas en rivières par l'absorption de quelques affluents, se formaient de toutes les eaux de la montagne et déterminaient ainsi la fertilité de sa portion méridionale. Quant à la Mercy, elle était plus directement alimentée par d'abondantes sources, perdues sous le couvert du bois de jacamar, et c'étaient également des sources de cette nature qui, s'épanchant par mille filets, abreuvaient le sol de la presqu'île serpentine.

Or, de ces trois vallées où l'eau ne manquait pas, l'une aurait pu servir de retraite à quelque solitaire qui y eût trouvé toutes les choses nécessaires à la vie. Mais les colons les avaient déjà explorées, et nulle part ils n'avaient pu constater la présence de l'homme.

Était-ce donc au fond de ces gorges arides, au milieu des éboulis de roches, dans les âpres ravins du nord, entre les coulées de laves, que se trouveraient cette retraite et son hôte?

La partie nord du mont Franklin se composait uniquement à sa base de deux vallées, larges, peu profondes, sans apparence de verdure, semées de blocs erratiques, zébrées de longues moraines, pavées de laves, accidentées de grosses tumeurs minérales, saupoudrées d'obsidiennes et de labradorites. Cette partie exigea de longues et difficiles explorations.

Là se creusaient mille cavités, peu confortables sans doute, mais absolument dissimulées et d'un accès difficile. Les colons visitèrent même de sombres tunnels qui dataient de l'époque plutonienne, encore noircis par le passage des feux d'autrefois, et qui s'enfonçaient dans le massif du mont. On parcourut ces sombres galeries, on y promena des résines enflammées, on fouilla les moindres excavations, on sonda les moindres profondeurs. Mais partout le silence, l'obscurité. Il ne semblait pas qu'un être humain eût jamais porté ses pas dans ces antiques couloirs, que son bras eût jamais déplacé un seul de ces blocs. Tels ils étaient, tels le volcan les avait projetés au-dessus des eaux à l'époque de l'émersion de l'île.

Cependant, si ces substructions parurent être absolument désertes, si l'obscurité y était complète, Cyrus Smith fut forcé de reconnaître que l'absolu silence n'y régnait pas.

En arrivant au fond de l'une de ces sombres cavités, qui se prolongeaient sur une longueur de plusieurs centaines de pieds à l'intérieur de la montagne, il fut surpris d'entendre de sourds grondements, dont la sonorité des roches accroissait l'intensité.

Gédéon Spilett, qui l'accompagnait, entendit également ces lointains murmures, qui indiquaient une revivification des feux souterrains. À plusieurs reprises, tous deux écoutèrent, et ils furent d'accord sur ce point que quelque réaction chimique s'élaborait dans les entrailles du sol.

«Le volcan n'est donc pas totalement éteint? dit le reporter.

— Il est possible que, depuis notre exploration du cratère, répondit Cyrus Smith, quelque travail se soit accompli dans les couches inférieures. Tout volcan, bien qu'on le considère comme éteint, peut évidemment se rallumer.

— Mais si une éruption du mont Franklin se préparait, demanda Gédéon Spilett, est-ce qu'il n'y aurait pas danger pour l'île Lincoln?

— Je ne le pense pas, répondit l'ingénieur. Le cratère, c'est-à-dire la soupape de sûreté, existe, et le trop-plein des vapeurs et des laves s'échappera, comme il le faisait autrefois, par son exutoire accoutumé.

— À moins que ces laves ne se frayent un nouveau passage vers les parties fertiles de l'île!

— Pourquoi, mon cher Spilett, répondit Cyrus Smith, pourquoi ne suivraient-elles pas la route qui leur est naturellement tracée?

— Eh! Les volcans sont capricieux! répondit le reporter.

— Remarquez, reprit l'ingénieur, que l'inclinaison de tout le massif du mont Franklin favorise l'épanchement des matières vers les vallées que nous explorons en ce moment. Il faudrait qu'un tremblement de terre changeât le centre de gravité de la montagne pour que cet épanchement se modifiât.

— Mais un tremblement de terre est toujours à craindre dans ces conditions, fit observer Gédéon Spilett.

— Toujours, répondit l'ingénieur, surtout quand les forces souterraines commencent à se réveiller et que les entrailles du globe risquent d'être obstruées, après un long repos. Aussi, mon cher Spilett, une éruption serait-elle pour nous un fait grave, et vaudrait-il beaucoup mieux que ce volcan n'eût pas la velléité de se réveiller? Mais nous n'y pouvons rien, n'est-ce pas? En tout cas, quoi qu'il arrive, je ne crois pas que notre domaine de Grande-vue puisse être sérieusement menacé. Entre lui et la montagne, le sol est notablement déprimé, et si jamais les laves prenaient le chemin du lac, elles seraient rejetées sur les dunes et les portions voisines du golfe du requin.

— Nous n'avons encore vu à la tête du mont aucune fumée qui indique quelque éruption prochaine, dit Gédéon Spilett.

— Non, répondit Cyrus Smith, pas une vapeur ne s'échappe du cratère, dont précisément hier j'ai observé le sommet. Mais il est possible que, à la partie inférieure de la cheminée, le temps ait accumulé des rocs, des cendres, des laves durcies, et que cette soupape dont je parlais soit trop chargée momentanément. Mais, au premier effort sérieux, tout obstacle disparaîtra, et vous pouvez être certain, mon cher Spilett, que ni l'île, qui est la chaudière, ni le volcan, qui est la cheminée, n'éclateront sous la pression des gaz. Néanmoins, je le répète, mieux vaudrait qu'il n'y eût pas d'éruption.

— Et cependant nous ne nous trompons pas, reprit le reporter. On entend bien de sourds grondements dans les entrailles mêmes du volcan!

— En effet, répondit l'ingénieur, qui écouta encore avec une extrême attention, il n'y a pas à s'y tromper... là se fait une réaction dont nous ne pouvons évaluer l'importance ni le résultat définitif.»

Cyrus Smith et Gédéon Spilett, après être sortis, retrouvèrent leurs compagnons, auxquels ils firent connaître cet état de choses.

«Bon! s'écria Pencroff, ce volcan qui voudrait faire des siennes! Mais qu'il essaye! Il trouvera son maître!...

— Qui donc? demanda Nab.

— Notre génie, Nab, notre génie, qui lui bâillonnera son cratère, s'il fait seulement mine de l'ouvrir!»

On le voit, la confiance du marin envers le dieu spécial de son île était absolue, et, certes, la puissance occulte qui s'était manifestée jusqu'ici par tant d'actes inexplicables paraissait être sans limites; mais, aussi, elle sut échapper aux minutieuses recherches des colons, car, malgré tous leurs efforts, malgré le zèle, plus que le zèle, la ténacité qu'ils apportèrent à leur exploration, l'étrange retraite ne put être découverte.

Du 19 au 25 février, le cercle des investigations fut étendu à toute la région septentrionale de l'île Lincoln, dont les plus secrets réduits furent fouillés. Les colons en arrivèrent à sonder chaque paroi rocheuse, comme font des agents aux murs d'une maison suspecte. L'ingénieur prit même un levé très exact de la montagne, et il porta ses fouilles jusqu'aux dernières assises qui la soutenaient.

Elle fut explorée ainsi même à la hauteur du cône tronqué qui terminait le premier étage des roches, puis jusqu'à l'arête supérieure de cet énorme chapeau au fond duquel s'ouvrait le cratère.

On fit plus: on visita le gouffre, encore éteint, mais dans les profondeurs duquel des grondements se faisaient distinctement entendre. Cependant, pas une fumée, pas une vapeur, pas un échauffement de la paroi n'indiquaient une éruption prochaine. Mais ni là, ni en aucune autre partie du mont Franklin, les colons ne trouvèrent les traces de celui qu'ils cherchaient.

Les investigations furent alors dirigées sur toute la région des dunes. On visita avec soin les hautes murailles laviques du golfe du requin, de la base à la crête, bien qu'il fût extrêmement difficile d'atteindre le niveau même du golfe. Personne! Rien!

Finalement, ces deux mots résumèrent tant de fatigues inutilement dépensées, tant d'obstination qui ne produisit aucun résultat, et il y avait comme une sorte de colère dans la déconvenue de Cyrus Smith et de ses compagnons.

Il fallut donc songer à revenir, car ces recherches ne pouvaient se poursuivre indéfiniment. Les colons étaient véritablement en droit de croire que l'être mystérieux ne résidait pas à la surface de l'île, et alors les plus folles hypothèses hantèrent leurs imaginations surexcitées. Pencroff et Nab, particulièrement, ne se contentaient plus de l'étrange et se laissaient emporter dans le monde du surnaturel.

Le 25 février, les colons rentraient à Granite-House, et au moyen de la double corde, qu'une flèche reporta au palier de la porte, ils rétablirent la communication entre leur domaine et le sol. Un mois plus tard, ils saluaient, au vingt-cinquième jour de mars, le troisième anniversaire de leur arrivée sur l'île Lincoln!

CHAPITRE XIV

Trois ans s'étaient écoulés depuis que les prisonniers de Richmond s'étaient enfuis, et que de fois, pendant ces trois années, ils parlèrent de la patrie, toujours présente à leur pensée!

Ils ne mettaient pas en doute que la guerre civile ne fût alors terminée, et il leur semblait impossible que la juste cause du nord n'eût pas vaincu. Mais quels avaient été les incidents de cette terrible guerre? Quel sang avait-elle coûté? Quels amis, à eux, avaient succombé dans la lutte? Voilà ce dont ils causaient souvent, sans entrevoir encore le jour où il leur serait donné de revoir leur pays. Y retourner, ne fût-ce que quelques jours, renouer le lien social avec le monde habité, établir une communication entre leur patrie et leur île, puis passer le plus long, le meilleur peut-être de leur existence dans cette colonie qu'ils avaient fondée et qui relèverait alors de la métropole, était-ce donc un rêve irréalisable?

Mais ce rêve, il n'y avait que deux manières de le réaliser: ou un navire se montrerait quelque jour dans les eaux de l'île Lincoln, ou les colons construiraient eux-mêmes un bâtiment assez fort pour tenir la mer jusqu'aux terres les plus rapprochées.

«À moins, disait Pencroff, que notre génie ne fournisse lui-même les moyens de nous rapatrier!»

Et, vraiment, on fût venu dire à Pencroff et à Nab qu'un navire de trois cents tonneaux les attendait dans le golfe du requin ou à port-ballon, qu'ils n'auraient pas même fait un geste de surprise. Dans cet ordre d'idées, ils s'attendaient à tout.

Mais Cyrus Smith, moins confiant, leur conseilla de rentrer dans la réalité, et ce fut à propos de la construction d'un bâtiment, besogne véritablement urgente, puisqu'il s'agissait de déposer le plus tôt possible à l'île Tabor un document qui indiquât la nouvelle résidence d'Ayrton.

Le Bonadventure n'existant plus, six mois, au moins, seraient nécessaires pour la construction d'un nouveau navire. Or, l'hiver arrivait, et le voyage ne pourrait se faire avant le printemps prochain.

«Nous avons donc le temps de nous mettre en mesure pour la belle saison, dit l'ingénieur, qui causait de ces choses avec Pencroff. Je pense donc, mon ami, que, puisque nous avons à refaire notre embarcation, il sera préférable de lui donner des dimensions plus considérables. L'arrivée du yacht écossais à l'île Tabor est fort problématique. Il peut se faire même que, venu depuis plusieurs mois, il en soit reparti, après avoir vainement cherché quelque trace d'Ayrton.

Ne serait-il donc pas à propos de construire un navire qui, le cas échéant, pût nous transporter soit aux archipels polynésiens, soit à la Nouvelle-Zélande? Qu'en pensez-vous?

— Je pense, Monsieur Cyrus, répondit le marin, je pense que vous êtes tout aussi capable de fabriquer un grand navire qu'un petit. Ni le bois, ni les outils ne nous manquent. Ce n'est qu'une question de temps.

— Et combien de mois demanderait la construction d'un navire de deux cent cinquante à trois cents tonneaux? demanda Cyrus Smith.

— Sept ou huit mois au moins, répondit Pencroff. Mais il ne faut pas oublier que l'hiver arrive et que, par les grands froids, le bois est difficile à travailler. Comptons donc sur quelques semaines de chômage, et, si notre bâtiment est prêt pour le mois de novembre prochain, nous devrons nous estimer très heureux.

— Eh bien, répondit Cyrus Smith, ce serait précisément l'époque favorable pour entreprendre une traversée de quelque importance, soit à l'île Tabor, soit à une terre plus éloignée.

— En effet, Monsieur Cyrus, répondit le marin. Faites donc vos plans, les ouvriers sont prêts, et j'imagine qu'Ayrton pourra nous donner un bon coup de main dans la circonstance.»

Les colons, consultés, approuvèrent le projet de l'ingénieur, et c'était, en vérité, ce qu'il y avait de mieux à faire. Il est vrai que la construction d'un navire de deux à trois cents tonneaux, c'était une grosse besogne, mais les colons avaient en eux-mêmes une confiance que justifiaient bien des succès déjà obtenus.

Cyrus Smith s'occupa donc de faire le plan du navire et d'en déterminer le gabarit. Pendant ce temps, ses compagnons s'employèrent à l'abatage et au charroi des arbres qui devaient fournir les courbes, la membrure et le bordé. Ce fut la forêt du Far-West qui donna les meilleures essences en chênes et en ormes. On profita de la trouée déjà faite lors de la dernière excursion pour ouvrir une route praticable, qui prit le nom de route du Far-West, et les arbres furent transportés aux cheminées, où fut établi le chantier de construction.

Quant à la route en question, elle était capricieusement tracée, et ce fut un peu le choix des bois qui en détermina le tracé, mais elle facilita l'accès d'une notable portion de la presqu'île serpentine.

Il était important que ces bois fussent promptement coupés et débités, car on ne pouvait les employer verts encore, et il fallait laisser au temps le soin de les durcir. Les charpentiers travaillèrent donc avec ardeur pendant le mois d'avril, qui ne fut troublé que par quelques coups de vent d'équinoxe assez violents. Maître Jup les aidait adroitement, soit qu'il grimpât au sommet d'un arbre pour y fixer les cordes d'abatage, soit qu'il prêtât ses robustes épaules pour transporter les troncs ébranchés.

Tous ces bois furent empilés sous un vaste appentis en planches, qui fut construit auprès des cheminées, et, là, ils attendirent le moment d'être mis en œuvre.

Le mois d'avril fut assez beau, comme l'est souvent le mois d'octobre de la zone boréale. En même temps, les travaux de la terre furent activement poussés, et bientôt toute trace de dévastation eut disparu du plateau de Grande-vue. Le moulin fut rebâti, et de nouveaux bâtiments s'élevèrent sur l'emplacement de la basse-cour. Il avait paru nécessaire de les reconstruire sur de plus grandes dimensions, car la population volatile s'accroissait dans une proportion considérable. Les étables contenaient maintenant cinq onaggas, dont quatre vigoureux, bien dressés, se laissant atteler ou monter, et un petit qui venait de naître. Le matériel de la colonie s'était augmenté d'une charrue, et les onaggas étaient employés au labourage, comme de véritables bœufs du Yorkshire ou du Kentucky. Chacun des colons se distribuait l'ouvrage, et les bras ne chômaient pas. Aussi, quelle belle santé que celle de ces travailleurs, et de quelle belle humeur ils animaient les soirées de Granite-House, en formant mille projets pour l'avenir!

Il va sans dire qu'Ayrton partageait absolument l'existence commune, et qu'il n'était plus question pour lui d'aller vivre au corral. Toutefois, il restait toujours triste, peu communicatif, et se joignait plutôt aux travaux qu'aux plaisirs de ses compagnons. Mais c'était un rude ouvrier à la besogne, vigoureux, adroit, ingénieux, intelligent. Il était estimé et aimé de tous, il ne pouvait l'ignorer.

Cependant, le corral ne fut pas abandonné. Tous les deux jours, un des colons, conduisant le chariot ou montant un des onaggas, allait soigner le troupeau de mouflons et de chèvres et rapportait le lait qui approvisionnait l'office de Nab. Ces excursions étaient en même temps des occasions de chasse. Aussi Harbert et Gédéon Spilet — Top en avant — couraient-ils plus souvent qu'aucun autre de leurs compagnons sur la route du corral, et, avec les armes excellentes dont ils disposaient, cabiais, agoutis, kangourous, sangliers, porcs sauvages pour le gros gibier, canards, tétras, coqs de bruyère, jacamars, bécassines pour le petit, ne manquaient jamais à la maison. Les produits de la garenne, ceux de l'huîtrière, quelques tortues qui furent prises, une nouvelle pêche de ces excellents saumons qui vinrent encore s'engouffrer dans les eaux de la Mercy, les légumes du plateau de Grande-vue, les fruits naturels de la forêt, c'étaient richesses sur richesses, et Nab, le maître-coq, suffisait à peine à les emmagasiner.

Il va sans dire que le fil télégraphique jeté entre le corral et Granite-House avait été rétabli, et qu'il fonctionnait, lorsque l'un ou l'autre des colons se trouvait au corral et jugeait nécessaire d'y passer la nuit. D'ailleurs, l'île était sûre maintenant, et aucune agression n'était à redouter, — du moins de la part des hommes.

Cependant, le fait qui s'était passé pouvait encore se reproduire. Une descente de pirates, et même de convicts évadés, était toujours à craindre. Il était possible que des compagnons, des complices de Bob Harvey, encore détenus à Norfolk, eussent été dans le secret de ses projets et fussent tentés de l'imiter. Les colons ne laissaient donc pas d'observer les atterrages de l'île, et chaque jour leur longue-vue était promenée sur ce large horizon qui fermait la baie de l'union et la baie Washington.

Quand ils allaient au corral, ils examinaient avec non moins d'attention la partie ouest de la mer, et, en s'élevant sur le contrefort, leur regard pouvait parcourir un large secteur de l'horizon occidental.

Rien de suspect n'apparaissait, mais encore fallait-il se tenir toujours sur ses gardes. Aussi l'ingénieur, un soir, fit-il part à ses amis du projet qu'il avait conçu de fortifier le corral. Il lui semblait prudent d'en rehausser l'enceinte palissadée et de la flanquer d'une sorte de blockhaus dans lequel, le cas échéant, les colons pourraient tenir contre une troupe ennemie. Granite-House devant être considéré comme inexpugnable par sa position même, le corral, avec ses bâtiments, ses réserves, les animaux qu'il renfermait, serait toujours l'objectif des pirates, quels qu'ils fussent, qui débarqueraient sur l'île, et, si les colons étaient forcés de s'y renfermer, il fallait qu'ils pussent résister sans désavantage.

C'était là un projet à mûrir, et dont l'exécution, d'ailleurs, fut forcément remise au printemps prochain.

Vers le 15 mai, la quille du nouveau bâtiment s'allongeait sur le chantier, et bientôt l'étrave et l'étambot, emmortaisés à chacune de ses extrémités, s'y dressèrent presque perpendiculairement. Cette quille, en bon chêne, mesurait cent dix pieds de longueur, ce qui permettrait de donner au maître-bau une largeur de vingt-cinq pieds. Mais ce fut là tout ce que les charpentiers purent faire avant l'arrivée des froids et du mauvais temps. Pendant la semaine suivante, on mit encore en place les premiers couples de l'arrière; puis, il fallut suspendre les travaux.

Pendant les derniers jours du mois, le temps fut extrêmement mauvais. Le vent soufflait de l'est, et parfois avec la violence d'un ouragan. L'ingénieur eut quelques inquiétudes pour les hangars du chantier de construction, — que, d'ailleurs, il n'aurait pu établir en aucun autre endroit, à proximité de Granite-House, — car l'îlot ne couvrait qu'imparfaitement le littoral contre les fureurs du large, et, dans les grandes tempêtes, les lames venaient battre directement le pied de la muraille granitique.

Mais, fort heureusement, ces craintes ne se réalisèrent pas. Le vent hala plutôt la partie sud-est, et, dans ces conditions, le rivage de Granite-House se trouvait complètement couvert par le redan de la pointe de l'épave.

Pencroff et Ayrton, les deux plus zélés constructeurs du nouveau bâtiment, poursuivirent leurs travaux aussi longtemps qu'ils le purent. Ils n'étaient point hommes à s'embarrasser du vent qui leur tordait la chevelure, ni de la pluie qui les traversait jusqu'aux os, et un coup de marteau est aussi bon par un mauvais que par un beau temps. Mais quand un froid très vif eut succédé à cette période humide, le bois, dont les fibres acquéraient la dureté du fer, devint extrêmement difficile à travailler, et, vers le 10 juin, il fallut définitivement abandonner la construction du bateau.

Cyrus Smith et ses compagnons n'avaient point été sans observer combien la température était rude pendant les hivers de l'île Lincoln. Le froid était comparable à celui que ressentent les états de la Nouvelle-Angleterre, situés à peu près à la même distance qu'elle de l'équateur. Si, dans l'hémisphère boréal, ou tout au moins dans la partie occupée par la Nouvelle-Bretagne et le nord des États-Unis, ce phénomène s'explique par la conformation plate des territoires qui confinent au pôle, et sur lesquels aucune intumescence du sol n'oppose d'obstacles aux bises hyperboréennes, ici, en ce qui concernait l'île Lincoln, cette explication ne pouvait valoir.

«On a même observé, disait un jour Cyrus Smith à ses compagnons, que, à latitudes égales, les îles et les régions du littoral sont moins éprouvées par le froid que les contrées méditerranéennes. J'ai souvent entendu affirmer que les hivers de la Lombardie, par exemple, sont plus rigoureux que ceux de l'écosse, et cela tiendrait à ce que la mer restitue pendant l'hiver les chaleurs qu'elle a reçues pendant l'été. Les îles sont donc dans les meilleures conditions pour bénéficier de cette restitution.

— Mais alors, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, pourquoi l'île Lincoln semble-t-elle échapper à la loi commune?

— Cela est difficile à expliquer, répondit l'ingénieur. Toutefois, je serais disposé à admettre que cette singularité tient à la situation de l'île dans l'hémisphère austral, qui, comme tu le sais, mon enfant, est plus froid que l'hémisphère boréal.

— En effet, dit Harbert, et les glaces flottantes se rencontrent sous des latitudes plus basses dans le sud que dans le nord du Pacifique.

— Cela est vrai, répondit Pencroff, et, quand je faisais le métier de baleinier, j'ai vu des icebergs jusque par le travers du cap Horn.

— On pourrait peut-être expliquer alors, dit Gédéon Spilett, les froids rigoureux qui frappent l'île Lincoln, par la présence de glaces ou de banquises à une distance relativement très rapprochée.

— Votre opinion est très admissible, en effet, mon cher Spilett, répondit Cyrus Smith, et c'est évidemment à la proximité de la banquise que nous devons nos rigoureux hivers. Je vous ferai remarquer aussi qu'une cause toute physique rend l'hémisphère austral plus froid que l'hémisphère boréal. En effet, puisque le soleil est plus rapproché de cet hémisphère pendant l'été, il en est nécessairement plus éloigné pendant l'hiver. Cela explique donc qu'il y ait excès de température dans les deux sens, et, si nous trouvons les hivers très froids à l'île Lincoln, n'oublions pas que les étés y sont très chauds, au contraire.

— Mais pourquoi donc, s'il vous plaît, Monsieur Smith, demanda Pencroff en fronçant le sourcil, pourquoi donc notre hémisphère, comme vous dites, est-il si mal partagé? Ce n'est pas juste, cela!

— Ami Pencroff, répondit l'ingénieur en riant, juste ou non, il faut bien subir la situation, et voici d'où vient cette particularité. La terre ne décrit pas un cercle autour du soleil, mais bien une ellipse, ainsi que le veulent les lois de la mécanique rationnelle. La terre occupe un des foyers de l'ellipse, et, par conséquent, à une certaine époque de son parcours, elle est à son apogée, c'est-à-dire à son plus grand éloignement du soleil, et à une autre époque, à son périgée, c'est-à-dire à sa plus courte distance. Or, il se trouve que c'est précisément pendant l'hiver des contrées australes qu'elle est à son point le plus éloigné du soleil, et, par conséquent, dans les conditions voulues pour que ces régions éprouvent de plus grands froids. À cela, rien à faire, et les hommes, Pencroff, si savants qu'ils puissent être, ne pourront jamais changer quoi que ce soit à l'ordre cosmographique établi par Dieu même.

— Et pourtant, ajouta Pencroff, qui montra une certaine difficulté à se résigner, le monde est bien savant! Quel gros livre, Monsieur Cyrus, on ferait avec tout ce qu'on sait!

— Et quel plus gros livre encore avec tout ce qu'on ne sait pas», répondit Cyrus Smith.

Enfin, pour une raison ou pour une autre, le mois de juin ramena les froids avec leur violence accoutumée, et les colons furent le plus souvent consignés dans Granite-House.

Ah! Cette séquestration leur semblait dure à tous, et peut-être plus particulièrement à Gédéon Spilett.

«Vois-tu, dit-il un jour à Nab, je te donnerais bien par acte notarié tous les héritages qui doivent me revenir un jour, si tu étais assez bon garçon pour aller, n'importe où, m'abonner à un journal quelconque! Décidément, ce qui manque le plus à mon bonheur, c'est de savoir tous les matins ce qui s'est passé la veille, ailleurs qu'ici!»

Nab s'était mis à rire.

«Ma foi, avait-il répondu, ce qui m'occupe, moi, c'est la besogne quotidienne!»

La vérité est que, au dedans comme au dehors, le travail ne manqua pas.

La colonie de l'île Lincoln se trouvait alors à son plus haut point de prospérité, et trois ans de travaux soutenus l'avaient faite telle. L'incident du brick détruit avait été une nouvelle source de richesses. Sans parler du gréement complet, qui servirait au navire en chantier, ustensiles et outils de toutes sortes, armes et munitions, vêtements et instruments, encombraient maintenant les magasins de Granite-House. Il n'avait même plus été nécessaire de recourir à la confection de grosses étoffes de feutre. Si les colons avaient souffert du froid pendant leur premier hivernage, à présent, la mauvaise saison pouvait venir sans qu'ils eussent à en redouter les rigueurs. Le linge était abondant aussi, et on l'entretenait, d'ailleurs, avec un soin extrême. De ce chlorure de sodium, qui n'est autre chose que le sel marin, Cyrus Smith avait facilement extrait la soude et le chlore. La soude, qu'il fut facile de transformer en carbonate de soude, et le chlore, dont il fit des chlorures de chaux et autres, furent employés à divers usages domestiques et précisément au blanchiment du linge. D'ailleurs, on ne faisait plus que quatre lessives par année, ainsi que cela se pratiquait jadis dans les familles du vieux temps, et qu'il soit permis d'ajouter que Pencroff et Gédéon Spilett, en attendant que le facteur lui apportât son journal, se montrèrent des blanchisseurs distingués.

Ainsi se passèrent les mois d'hiver, juin, juillet et août. Ils furent très rigoureux, et la moyenne des observations thermométriques ne donna pas plus de huit degrés fahrenheit (13, 33 degrés centigrade au-dessous de zéro). Elle fut donc inférieure à la température du précédent hivernage. Aussi, quel bon feu flambait incessamment dans les cheminées de Granite-House, dont les fumées tachaient de longues zébrures noires la muraille de granit! On n'épargnait pas le combustible, qui poussait tout naturellement à quelques pas de là. En outre, le superflu des bois destinés à la construction du navire permit d'économiser la houille, qui exigeait un transport plus pénible.

Hommes et animaux se portaient tous bien. Maître Jup se montrait un peu frileux, il faut en convenir.

C'était peut-être son seul défaut, et il fallut lui faire une bonne robe de chambre, bien ouatée. Mais quel domestique, adroit, zélé, infatigable, pas indiscret, pas bavard, et on eût pu avec raison le proposer pour modèle à tous ses confrères bipèdes de l'ancien et du nouveau monde!

«Après ça, disait Pencroff, quand on a quatre mains à son service, c'est bien le moins que l'on fasse convenablement sa besogne!»

Et, de fait, l'intelligent quadrumane le faisait bien!

Pendant les sept mois qui s'écoulèrent depuis les dernières recherches opérées autour de la montagne et pendant le mois de septembre, qui ramena les beaux jours, il ne fut aucunement question du génie de l'île. Son action ne se manifesta en aucune circonstance. Il est vrai qu'elle eût été inutile, car nul incident ne se produisit qui put mettre les colons à quelque pénible épreuve.

Cyrus Smith observa même que si, par hasard, les communications entre l'inconnu et les hôtes de Granite-House s'étaient jamais établies à travers le massif de granit, et si l'instinct de Top les avait pour ainsi dire pressenties, il n'en fut plus rien pendant cette période. Les grondements du chien avaient complètement cessé, aussi bien que les inquiétudes de l'orang. Les deux amis — car ils l'étaient — ne rôdaient plus à l'orifice du puits intérieur, ils n'aboyaient pas et ne gémissaient plus de cette singulière façon qui avait donné, dès le début, l'éveil à l'ingénieur. Mais celui-ci pouvait-il assurer que tout était dit sur cette énigme, et qu'il n'en aurait jamais le mot? Pouvait-il affirmer que quelque conjoncture ne se reproduirait pas, qui ramènerait en scène le mystérieux personnage? Qui sait ce que réservait l'avenir? Enfin, l'hiver s'acheva; mais un fait dont les conséquences pouvaient être graves, en somme, se produisit précisément dans les premiers jours qui marquèrent le retour du printemps.

Le 7 septembre, Cyrus Smith, ayant observé le sommet du mont Franklin, vit une fumée qui se contournait au-dessus du cratère, dont les premières vapeurs se projetaient dans l'air.

CHAPITRE XV

Les colons, avertis par l'ingénieur, avaient suspendu leurs travaux et considéraient en silence la cime du mont Franklin.

Le volcan s'était donc réveillé, et les vapeurs avaient percé la couche minérale entassée au fond du cratère. Mais les feux souterrains provoqueraient-ils quelque éruption violente? C'était là une éventualité qu'on ne pouvait prévenir.

Cependant, même en admettant l'hypothèse d'une éruption, il était probable que l'île Lincoln n'en souffrirait pas dans son ensemble. Les épanchements de matières volcaniques ne sont pas toujours désastreux. Déjà l'île avait été soumise à cette épreuve, ainsi qu'en témoignaient les coulées de lave qui zébraient les pentes septentrionales de la montagne. En outre, la forme du cratère, l'égueulement creusé à son bord supérieur devaient projeter les matières vomies à l'opposé des portions fertiles de l'île.

Toutefois, le passé n'engageait pas nécessairement l'avenir. Souvent, à la cime des volcans, d'anciens cratères se ferment et de nouveaux s'ouvrent. Le fait s'est produit dans les deux mondes, à l'Etna, au Popocatepelt, à l'Orizaba, et, la veille d'une éruption, on peut tout craindre. Il suffisait, en somme, d'un tremblement de terre, — phénomène qui accompagne quelquefois les épanchements volcaniques, — pour que la disposition intérieure de la montagne fût modifiée et que de nouvelles voies se frayassent aux laves incandescentes.

Cyrus Smith expliqua ces choses à ses compagnons, et, sans exagérer la situation, il leur en fit connaître le pour et le contre.

Après tout, on n'y pouvait rien. Granite-House, à moins d'un tremblement de terre qui ébranlerait le sol, ne semblait pas devoir être menacée. Mais le corral aurait tout à craindre, si quelque nouveau cratère s'ouvrait dans les parois sud du mont Franklin. Depuis ce jour, les vapeurs ne cessèrent d'empanacher la cime de la montagne, et l'on put même reconnaître qu'elles gagnaient en hauteur et en épaisseur, sans qu'aucune flamme se mêlât à leurs épaisses volutes. Le phénomène se concentrait encore dans la partie inférieure de la cheminée centrale.

Cependant, avec les beaux jours, les travaux avaient été repris. On pressait le plus possible la construction du navire, et, au moyen de la chute de la grève, Cyrus Smith parvint à établir une scierie hydraulique qui débita plus rapidement les troncs d'arbres en planches et en madriers. Le mécanisme de cet appareil fut aussi simple que ceux qui fonctionnent dans les rustiques scieries de la Norvège. Un premier mouvement horizontal à imprimer à la pièce de bois, un second mouvement vertical à donner à la scie, c'était là tout ce qu'il s'agissait d'obtenir, et l'ingénieur y réussit au moyen d'une roue, de deux cylindres et de poulies, convenablement disposés.

Vers la fin du mois de septembre, la carcasse du navire, qui devait être gréé en goélette, se dressait sur le chantier de construction. La membrure était presque entièrement terminée, et tous ces couples ayant été maintenus par un cintre provisoire, on pouvait déjà apprécier les formes de l'embarcation.

Cette goélette, fine de l'avant, très dégagée dans ses façons d'arrière, serait évidemment propre à une assez longue traversée, le cas échéant; mais la pose du bordage, du vaigrage intérieur et du pont devait exiger encore un laps considérable de temps. Fort heureusement, les ferrures de l'ancien brick avaient pu être sauvées après l'explosion sous-marine. Des bordages et des courbes mutilés, Pencroff et Ayrton avaient arraché les chevilles et une grande quantité de clous de cuivre. C'était autant d'économisé pour les forgerons, mais les charpentiers eurent beaucoup à faire.

Les travaux de construction durent être interrompus pendant une semaine pour ceux de la moisson, de la fenaison et la rentrée des diverses récoltes qui abondaient au plateau de Grande-vue. Cette besogne terminée, tous les instants furent désormais consacrés à l'achèvement de la goélette.

Lorsque la nuit arrivait, les travailleurs étaient véritablement exténués. Afin de ne point perdre de temps, ils avaient modifié les heures de repas: ils dînaient à midi et ne soupaient que lorsque la lumière du jour venait à leur manquer. Ils remontaient alors à Granite-House, et ils se hâtaient de se coucher. Quelquefois, cependant, la conversation, lorsqu'elle portait sur quelque sujet intéressant, retardait quelque peu l'heure du sommeil. Les colons se laissaient aller à parler de l'avenir, et ils causaient volontiers des changements qu'apporterait à leur situation un voyage de la goélette aux terres les plus rapprochées. Mais au milieu de ces projets dominait toujours la pensée d'un retour ultérieur à l'île Lincoln. Jamais ils n'abandonneraient cette colonie, fondée avec tant de peines et de succès, et à laquelle les communications avec l'Amérique donneraient un développement nouveau.

Pencroff et Nab surtout espéraient bien y finir leurs jours.

«Harbert, disait le marin, vous n'abandonnerez jamais l'île Lincoln?

— Jamais, Pencroff, et surtout si tu prends le parti d'y rester!

— Il est tout pris, mon garçon, répondait Pencroff, je vous attendrai! Vous me ramènerez votre femme et vos enfants, et je ferai de vos petits de fameux lurons!

— C'est entendu, répliquait Harbert, riant et rougissant à la fois.

— Et vous, Monsieur Cyrus, reprenait Pencroff enthousiasmé, vous serez toujours le gouverneur de l'île! Ah ça! Combien pourra-t-elle nourrir d'habitants? Dix mille, au moins!»

On causait de la sorte, on laissait aller Pencroff, et, de propos en propos, le reporter finissait par fonder un journal, le new-Lincoln Herald! ainsi est-il du cœur de l'homme. Le besoin de faire œuvre qui dure, qui lui survive, est le signe de sa supériorité sur tout ce qui vit ici-bas. C'est ce qui a fondé sa domination, et c'est ce qui la justifie dans le monde entier.

Après cela, qui sait si Jup et Top n'avaient pas, eux aussi, leur petit rêve d'avenir?

Ayrton, silencieux, se disait qu'il voudrait revoir lord Glenarvan et se montrer à tous, réhabilité. Un soir, le 15 octobre, la conversation, lancée à travers ces hypothèses, s'était prolongée plus que de coutume. Il était neuf heures du soir. Déjà de longs bâillements, mal dissimulés, sonnaient l'heure du repos, et Pencroff venait de se diriger vers son lit, quand le timbre électrique, placé dans la salle, résonna soudain.

Tous étaient là, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Ayrton, Pencroff, Nab. Il n'y avait donc aucun des colons au corral.

Cyrus Smith s'était levé. Ses compagnons se regardaient, croyant avoir mal entendu.

«Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria Nab. Est-ce le diable qui sonne?»

Personne ne répondit.

«Le temps est orageux, fit observer Harbert. L'influence de l'électricité ne peut-elle pas...»

Harbert n'acheva pas sa phrase. L'ingénieur, vers lequel tous les regards étaient tournés, secouait la tête négativement.

«Attendons, dit alors Gédéon Spilett. Si c'est un signal, quel que soit celui qui le fasse, il le renouvellera.

— Mais qui voulez-vous que ce soit? s'écria Nab.

— Mais, répondit Pencroff, celui qui...»

La phrase du marin fut coupée par un nouveau frémissement du trembleur sur le timbre.

Cyrus Smith se dirigea vers l'appareil et, lançant le courant à travers le fil, il envoya cette demande au corral:

«Que voulez-vous?» quelques instants plus tard, l'aiguille, se mouvant sur le cadran alphabétique, donnait cette réponse aux hôtes de Granite-House:

«Venez au corral en toute hâte.»

«Enfin!» s'écria Cyrus Smith.

Oui! Enfin! Le mystère allait se dévoiler! devant cet immense intérêt qui allait les pousser au corral, toute fatigue des colons avait disparu, tout besoin de repos avait cessé. Sans avoir prononcé une parole, en quelques instants, ils avaient quitté Granite-House et se trouvaient sur la grève. Seuls, Jup et Top étaient restés. On pouvait se passer d'eux.

La nuit était noire. La lune, nouvelle ce jour-là même, avait disparu en même temps que le soleil.

Ainsi que l'avait fait observer Harbert, de gros nuages orageux formaient une voûte basse et lourde, qui empêchait tout rayonnement d'étoiles. Quelques éclairs de chaleur, reflets d'un orage lointain, illuminaient l'horizon.

Il était possible que, quelques heures plus tard, la foudre tonnât sur l'île même. C'était une nuit menaçante.

Mais l'obscurité, si profonde qu'elle fût, ne pouvait arrêter des gens habitués à cette route du corral.

Ils remontèrent la rive gauche de la Mercy, atteignirent le plateau, passèrent le pont du creek glycérine et s'avancèrent à travers la forêt.

Ils marchaient d'un bon pas, en proie à une émotion très vive. Pour eux, cela ne faisait pas doute, ils allaient apprendre enfin le mot tant cherché de l'énigme, le nom de cet être mystérieux, si profondément entré dans leur vie, si généreux dans son influence, si puissant dans son action! Ne fallait-il pas, en effet, que cet inconnu eût été mêlé à leur existence, qu'il en connût les moindres détails, qu'il entendît tout ce qui se disait à Granite-House, pour avoir pu toujours agir à point nommé?

Chacun, abîmé dans ses réflexions, pressait le pas.

Sous cette voûte d'arbres, l'obscurité était telle que la lisière de la route ne se voyait même pas. Aucun bruit, d'ailleurs, dans la forêt. Quadrupèdes et oiseaux, influencés par la lourdeur de l'atmosphère, étaient immobiles et silencieux. Nul souffle n'agitait les feuilles. Seul, le pas des colons résonnait, dans l'ombre, sur le sol durci.

Le silence, pendant le premier quart d'heure de marche, ne fut interrompu que par cette observation de Pencroff:

«Nous aurions dû prendre un fanal.»

Et par cette réponse de l'ingénieur:

«Nous en trouverons un au corral.»

Cyrus Smith et ses compagnons avaient quitté Granite-House à neuf heures douze minutes. À neuf heures quarante-sept, ils avaient franchi une distance de trois milles sur les cinq qui séparaient l'embouchure de la Mercy du corral. En ce moment, de grands éclairs blanchâtres s'épanouissaient au-dessus de l'île et dessinaient en noir les découpures du feuillage. Ces éclats intenses éblouissaient et aveuglaient. L'orage, évidemment, ne pouvait tarder à se déchaîner. Les éclairs devinrent peu à peu plus rapides et plus lumineux. Des grondements lointains roulaient dans les profondeurs du ciel. L'atmosphère était étouffante.

Les colons allaient, comme s'ils eussent été poussés en avant par quelque irrésistible force.

À neuf heures un quart, un vif éclair leur montrait l'enceinte palissadée, et ils n'avaient pas franchi la porte, que le tonnerre éclatait avec une formidable violence.

En un instant, le corral était traversé, et Cyrus Smith se trouvait devant l'habitation.

Il était possible que la maison fût occupée par l'inconnu, puisque c'était de la maison même que le télégramme avait dû partir. Toutefois, aucune lumière n'en éclairait la fenêtre.

L'ingénieur frappa à la porte.

Pas de réponse.

Cyrus Smith ouvrit la porte, et les colons entrèrent dans la chambre, qui était profondément obscure. Un coup de briquet fut donné par Nab, et, un instant après, le fanal était allumé et promené à tous les coins de la chambre...

Il n'y avait personne. Les choses étaient dans l'état où on les avait laissées.

«Avons-nous été dupes d'une illusion?» murmura Cyrus Smith.

Non! Ce n'était pas possible! Le télégramme avait bien dit: «Venez au corral en toute hâte.»

On s'approcha de la table qui était spécialement affectée au service du fil. Tout y était en place, la pile et la boîte qui la contenait, ainsi que l'appareil récepteur et transmetteur.

«Qui est venu pour la dernière fois ici? demanda l'ingénieur.

— Moi, Monsieur Smith, répondit Ayrton.

— Et c'était?...

— Il y a quatre jours.

— Ah! Une notice!» s'écria Harbert, qui montra un papier déposé sur la table.

Sur ce papier étaient écrits ces mots, en anglais: «Suivez le nouveau fil.»

«En route!» s'écria Cyrus Smith, qui comprit que la dépêche n'était pas partie du corral, mais bien de la retraite mystérieuse qu'un fil supplémentaire, raccordé à l'ancien, réunissait directement à Granite-House.

Nab prit le fanal allumé, et tous quittèrent le corral.

L'orage se déchaînait alors avec une extrême violence. L'intervalle qui séparait chaque éclair de chaque coup de tonnerre diminuait sensiblement.

Le météore allait bientôt dominer le mont Franklin et l'île entière. À l'éclat des lueurs intermittentes, on pouvait voir le sommet du volcan empanaché de vapeurs.

Il n'y avait, dans toute la portion du corral qui séparait la maison de l'enceinte palissadée, aucune communication télégraphique. Mais, après avoir franchi la porte, l'ingénieur, courant droit au premier poteau, vit à la lueur d'un éclair qu'un nouveau fil retombait de l'isoloir jusqu'à terre.

«Le voilà!» dit-il.

Ce fil traînait sur le sol, mais sur toute sa longueur il était entouré d'une substance isolante, comme l'est un câble sous-marin, ce qui assurait la libre transmission des courants. Par sa direction, il semblait s'engager à travers les bois et les contreforts méridionaux de la montagne, et, conséquemment, il courait vers l'ouest.

«Suivons-le!» dit Cyrus Smith.

Et tantôt à la lueur du fanal, tantôt au milieu des fulgurations de la foudre, les colons se lancèrent sur la voie tracée par le fil.

Les roulements du tonnerre étaient continus alors, et leur violence telle, qu'aucune parole n'eût pu être entendue. D'ailleurs, il ne s'agissait pas de parler, mais d'aller en avant.

Cyrus Smith et les siens gravirent d'abord le contrefort dressé entre la vallée du corral et celle de la rivière de la chute, qu'ils traversèrent dans sa partie la plus étroite. Le fil, tantôt tendu sur les basses branches des arbres, tantôt se déroulant à terre, les guidait sûrement.

L'ingénieur avait supposé que ce fil s'arrêterait peut-être au fond de la vallée, et que là serait la retraite inconnue.

Il n'en fut rien. Il fallut remonter le contrefort du sud-ouest et redescendre sur ce plateau aride que terminait cette muraille de basaltes si étrangement amoncelés. De temps en temps, l'un ou l'autre des colons se baissait, tâtait le fil de la main et rectifiait la direction au besoin. Mais il n'était plus douteux que ce fil courût directement à la mer.

Là, sans doute, dans quelque profondeur des roches ignées, se creusait la demeure si vainement cherchée jusqu'alors.

Le ciel était en feu. Un éclair n'attendait pas l'autre. Plusieurs frappaient la cime du volcan et se précipitaient dans le cratère au milieu de l'épaisse fumée. On eût pu croire, par instants, que le mont projetait des flammes.

À dix heures moins quelques minutes, les colons étaient arrivés sur la haute lisière qui dominait l'océan à l'ouest. Le vent s'était levé. Le ressac mugissait à cinq cents pieds plus bas.

Cyrus Smith calcula que ses compagnons et lui avaient franchi la distance d'un mille et demi depuis le corral.

À ce point, le fil s'engageait au milieu des roches, en suivant la pente assez raide d'un ravin étroit et capricieusement tracé.

Les colons s'y engagèrent, au risque de provoquer quelque éboulement de rocs mal équilibrés et d'être précipités dans la mer. La descente était extrêmement périlleuse, mais ils ne comptaient pas avec le danger, ils n'étaient plus maîtres d'eux-mêmes, et une irrésistible attraction les attirait vers ce point mystérieux, comme l'aimant attire le fer. Aussi descendirent-ils presque inconsciemment ce ravin, qui, même en pleine lumière, eût été pour ainsi dire impraticable. Les pierres roulaient et resplendissaient comme des bolides enflammés, quand elles traversaient les zones de lumière. Cyrus Smith était en tête. Ayrton fermait la marche.

Ici, ils allaient pas à pas; là, ils glissaient sur la roche polie; puis ils se relevaient et continuaient leur route. Enfin, le fil, faisant un angle brusque, toucha les roches du littoral, véritable semis d'écueils que les grandes marées devaient battre. Les colons avaient atteint la limite inférieure de la muraille basaltique.

Là se développait un étroit épaulement qui courait horizontalement et parallèlement à la mer. Le fil le suivait, et les colons s'y engagèrent. Ils n'avaient pas fait cent pas, que l'épaulement, s'inclinant par une pente modérée, arrivait ainsi au niveau même des lames.

L'ingénieur saisit le fil, et il vit qu'il s'enfonçait dans la mer.

Ses compagnons, arrêtés près de lui, étaient stupéfaits. Un cri de désappointement, presque un cri de désespoir, leur échappa! Faudrait-il donc se précipiter sous ces eaux et y chercher quelque caverne sous-marine? Dans l'état de surexcitation morale et physique où ils se trouvaient, ils n'eussent pas hésité à le faire. Une réflexion de l'ingénieur les arrêta.

Cyrus Smith conduisit ses compagnons sous une anfractuosité des roches, et là:

«Attendons, dit-il. La mer est haute. À mer basse, le chemin sera ouvert.

— Mais qui peut vous faire croire...? demanda Pencroff.

— Il ne nous aurait pas appelés, si les moyens devaient manquer pour arriver jusqu'à lui!»

Cyrus Smith avait parlé avec un tel accent de conviction, qu'aucune objection ne fut soulevée.

Son observation, d'ailleurs, était logique. Il fallait admettre qu'une ouverture, praticable à mer basse, que le flot obstruait en ce moment, s'ouvrait au pied de la muraille.

C'étaient quelques heures à attendre. Les colons restèrent donc silencieusement blottis sous une sorte de portique profond, creusé dans la roche. La pluie commençait alors à tomber, et ce fut bientôt en torrents que se condensèrent les nuages déchirés par la foudre. Les échos répercutaient le fracas du tonnerre et lui donnaient une sonorité grandiose.

L'émotion des colons était extrême. Mille pensées étranges, surnaturelles traversaient leur cerveau, et ils évoquaient quelque grande et surhumaine apparition qui, seule, eût pu répondre à l'idée qu'ils se faisaient du génie mystérieux de l'île.

À minuit, Cyrus Smith, emportant le fanal, descendit jusqu'au niveau de la grève afin d'observer la disposition des roches. Il y avait déjà deux heures de mer baissée.

L'ingénieur ne s'était pas trompé. La voussure d'une vaste excavation commençait à se dessiner au-dessus des eaux. Là, le fil, se coudant à angle droit, pénétrait dans cette gueule béante.

Cyrus Smith revint près de ses compagnons et leur dit simplement:

«Dans une heure, l'ouverture sera praticable.

— Elle existe donc? demanda Pencroff.

— En avez-vous douté? répondit Cyrus Smith.

— Mais cette caverne sera remplie d'eau jusqu'à une certaine hauteur, fit observer Harbert.

— Ou cette caverne assèche complètement, répondit Cyrus Smith, et dans ce cas nous la parcourrons à pied, ou elle n'assèche pas, et un moyen quelconque de transport sera mis à notre disposition.»

Une heure s'écoula. Tous descendirent sous la pluie au niveau de la mer. En trois heures, la marée avait baissé de quinze pieds. Le sommet de l'arc tracé par la voussure dominait son niveau de huit pieds au moins. C'était comme l'arche d'un pont, sous laquelle passaient les eaux, mêlées d'écume. En se penchant, l'ingénieur vit un objet noir qui flottait à la surface de la mer. Il l'attira à lui.

C'était un canot, amarré par une corde à quelque saillie intérieure de la paroi. Ce canot était fait en tôle boulonnée. Deux avirons étaient au fond, sous les bancs.

«Embarquons», dit Cyrus Smith.

Un instant après, les colons étaient dans le canot.

Nab et Ayrton s'étaient mis aux avirons, Pencroff au gouvernail. Cyrus Smith à l'avant, le fanal posé sur l'étrave, éclairait la marche.

La voûte, très surbaissée, sous laquelle le canot passa d'abord, se relevait brusquement; mais l'obscurité était trop profonde, et la lumière du fanal trop insuffisante, pour que l'on pût reconnaître l'étendue de cette caverne, sa largeur, sa hauteur, sa profondeur. Au milieu de cette substruction basaltique régnait un silence imposant.

Nul bruit du dehors n'y pénétrait, et les éclats de la foudre ne pouvaient percer ses épaisses parois.

Il existe en quelques parties du globe de ces cavernes immenses, sortes de cryptes naturelles qui datent de son époque géologique. Les unes sont envahies par les eaux de la mer; d'autres contiennent des lacs entiers dans leurs flancs.

Telle la grotte de Fingal, dans l'île de Staffa, l'une des Hébrides, telles les grottes de Morgat, sur la baie de Douarnenez, en Bretagne, les grottes de Bonifacio, en Corse, celles du Lyse-fjord, en Norvège, telle l'immense caverne du mammouth, dans le Kentucky, haute de cinq cents pieds et longue de plus de vingt milles! En plusieurs points du globe, la nature a creusé ces cryptes et les a conservées à l'admiration de l'homme.

Quant à cette caverne que les colons exploraient alors, s'étendait-elle donc jusqu'au centre de l'île? Depuis un quart d'heure, le canot s'avançait en faisant des détours que l'ingénieur indiquait à Pencroff d'une voix brève, quand, à un certain moment:

«Plus à droite!» commanda-t-il.

L'embarcation, modifiant sa direction, vint aussitôt ranger la paroi de droite. L'ingénieur voulait, avec raison, reconnaître si le fil courait toujours le long de cette paroi.

Le fil était là, accroché aux saillies du roc.

«En avant!» dit Cyrus Smith.

Et les deux avirons, plongeant dans les eaux noires, enlevèrent l'embarcation.

Le canot marcha pendant un quart d'heure encore, et, depuis l'ouverture de la caverne, il devait avoir franchi une distance d'un demi-mille, lorsque la voix de Cyrus Smith se fit entendre de nouveau.

«Arrêtez!» dit-il.

Le canot s'arrêta, et les colons aperçurent une vive lumière qui illuminait l'énorme crypte, si profondément creusée dans les entrailles de l'île.

Il fut alors possible d'examiner cette caverne, dont rien n'avait pu faire soupçonner l'existence.

À une hauteur de cent pieds s'arrondissait une voûte, supportée sur des fûts de basalte qui semblaient avoir tous été fondus dans le même moule. Des retombées irrégulières, des nervures capricieuses s'appuyaient sur ces colonnes que la nature avait dressées par milliers aux premières époques de la formation du globe. Les tronçons basaltiques, emboîtés l'un dans l'autre, mesuraient quarante à cinquante pieds de hauteur, et l'eau, paisible malgré les agitations du dehors, venait en baigner la base. L'éclat du foyer de lumière, signalé par l'ingénieur, saisissant chaque arête prismatique et les piquant de pointes de feux, pénétrait pour ainsi dire les parois comme si elles eussent été diaphanes et changeait en autant de cabochons étincelants les moindres saillies de cette substruction.

Par suite d'un phénomène de réflexion, l'eau reproduisait ces divers éclats à sa surface, de telle sorte que le canot semblait flotter entre deux zones scintillantes.

Il n'y avait pas à se tromper sur la nature de l'irradiation projetée par le centre lumineux dont les rayons, nets et rectilignes, se brisaient à tous les angles, à toutes les nervures de la crypte.

Cette lumière provenait d'une source électrique, et sa couleur blanche en trahissait l'origine. C'était là le soleil de cette caverne, et il l'emplissait tout entière. Sur un signe de Cyrus Smith, les avirons retombèrent en faisant jaillir une véritable pluie d'escarboucles, et le canot se dirigea vers le foyer lumineux, dont il ne fut bientôt plus qu'à une demi-encablure. En cet endroit, la largeur de la nappe d'eau mesurait environ trois cent cinquante pieds, et l'on pouvait apercevoir, au delà du centre éblouissant, un énorme mur basaltique qui fermait toute issue de ce côté. La caverne s'était donc considérablement élargie, et la mer y formait un petit lac. Mais la voûte, les parois latérales, la muraille du chevet, tous ces prismes, tous ces cylindres, tous ces cônes étaient baignés dans le fluide électrique, à ce point que cet éclat leur paraissait propre, et l'on eût pu dire de ces pierres, taillées à facettes comme des diamants de grand prix, qu'elles suaient la lumière! Au centre du lac, un long objet fusiforme flottait à la surface des eaux, silencieux, immobile. L'éclat qui en sortait s'échappait de ses flancs, comme de deux gueules de four qui eussent été chauffées au blanc soudant. Cet appareil, semblable au corps d'un énorme cétacé, était long de deux cent cinquante pieds environ et s'élevait de dix à douze pieds au-dessus du niveau de la mer.

Le canot s'en approcha lentement. À l'avant, Cyrus Smith s'était levé. Il regardait, en proie à une violente agitation. Puis, tout à coup, saisissant le bras du reporter:

«Mais c'est lui! Ce ne peut être que lui! s'écria-t-il, lui!...»

Puis, il retomba sur son banc, en murmurant un nom que Gédéon Spilett fut seul à entendre.

Sans doute, le reporter connaissait ce nom, car cela fit sur lui un prodigieux effet, et il répondit d'une voix sourde:

«Lui! Un homme hors la loi!

— Lui!» dit Cyrus Smith.

Sur l'ordre de l'ingénieur, le canot s'approcha de ce singulier appareil flottant. Le canot accosta la hanche gauche, de laquelle s'échappait un faisceau de lumière à travers une épaisse vitre.

Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur la plate-forme. Un capot béant était là. Tous s'élancèrent par l'ouverture. Au bas de l'échelle se dessinait une coursive intérieure, éclairée électriquement. À l'extrémité de cette coursive s'ouvrait une porte que Cyrus Smith poussa. Une salle richement ornée, que traversèrent rapidement les colons, confinait à une bibliothèque, dans laquelle un plafond lumineux versait un torrent de lumière. Au fond de la bibliothèque, une large porte, fermée également, fut ouverte par l'ingénieur. Un vaste salon, sorte de musée où étaient entassées, avec tous les trésors de la nature minérale, des œuvres de l'art, des merveilles de l'industrie, apparut aux yeux des colons, qui durent se croire féeriquement transportés dans le monde des rêves.

Étendu sur un riche divan, ils virent un homme qui ne sembla pas s'apercevoir de leur présence.

Alors Cyrus Smith éleva la voix, et, à l'extrême surprise de ses compagnons, il prononça ces paroles:

«Capitaine Nemo, vous nous avez demandés? Nous voici.»

CHAPITRE XVI

À ces mots, l'homme couché se releva, et son visage apparut en pleine lumière: tête magnifique, front haut, regard fier, barbe blanche, chevelure abondante et rejetée en arrière.

Cet homme s'appuya de la main sur le dossier du divan qu'il venait de quitter. Son regard était calme. On voyait qu'une maladie lente l'avait miné peu à peu, mais sa voix parut forte encore, quand il dit en anglais, et d'un ton qui annonçait une extrême surprise:

«Je n'ai pas de nom, monsieur.

— Je vous connais!» répondit Cyrus Smith.

Le capitaine Nemo fixa un regard ardent sur l'ingénieur, comme s'il eût voulu l'anéantir.

Puis, retombant sur les oreillers du divan:

«Qu'importe, après tout, murmura-t-il, je vais mourir!»

Cyrus Smith s'approcha du capitaine Nemo, et Gédéon Spilett prit sa main, qu'il trouva brûlante. Ayrton, Pencroff, Harbert et Nab se tenaient respectueusement à l'écart dans un angle de ce magnifique salon, dont l'air était saturé d'effluences électriques.

Cependant, le capitaine Nemo avait aussitôt retiré sa main, et d'un signe il pria l'ingénieur et le reporter de s'asseoir.

Tous le regardaient avec une émotion véritable. Il était donc là celui qu'ils appelaient le «génie de l'île», l'être puissant dont l'intervention, en tant de circonstances, avait été si efficace, ce bienfaiteur auquel ils devaient une si large part de reconnaissance! Devant les yeux, ils n'avaient qu'un homme, là où Pencroff et Nab croyaient trouver presque un dieu, et cet homme était prêt à mourir!

Mais comment se faisait-il que Cyrus Smith connût le capitaine Nemo? Pourquoi celui-ci s'était-il si vivement relevé en entendant prononcer ce nom, qu'il devait croire ignoré de tous?...

Le capitaine avait repris place sur le divan, et, appuyé sur son bras, il regardait l'ingénieur, placé près de lui.

«Vous savez le nom que j'ai porté, monsieur? demanda-t-il.

— Je le sais, répondit Cyrus Smith, comme je sais le nom de cet admirable appareil sous-marin...

— Le Nautilus? dit en souriant à demi le capitaine.

— Le Nautilus.

— Mais savez-vous... savez-vous qui je suis?

— Je le sais.

— Il y a pourtant trente années que je n'ai plus aucune communication avec le monde habité, trente ans que je vis dans les profondeurs de la mer, le seul milieu où j'aie trouvé l'indépendance! Qui donc a pu trahir mon secret?

— Un homme qui n'avait jamais pris d'engagement envers vous, capitaine Nemo, et qui, par conséquent, ne peut être accusé de trahison.

— Ce français que le hasard jeta à mon bord il y a seize ans?

— Lui-même.

— Cet homme et ses deux compagnons n'ont donc pas péri dans le Maëlstrom, où le Nautilus s'était engagé?

— Ils n'ont pas péri, et il a paru, sous le titre de vingt mille lieues sous les mers, un ouvrage qui contient votre histoire.

— Mon histoire de quelques mois seulement, monsieur! répondit vivement le capitaine.

— Il est vrai, reprit Cyrus Smith, mais quelques mois de cette vie étrange ont suffi à vous faire connaître...

— Comme un grand coupable, sans doute? répondit le capitaine Nemo, en laissant passer sur ses lèvres un sourire hautain. Oui, un révolté, mis peut-être au ban de l'humanité!»

L'ingénieur ne répondit pas.

«Eh bien, monsieur?

— Je n'ai point à juger le capitaine Nemo, répondit Cyrus Smith, du moins en ce qui concerne sa vie passée. J'ignore, comme tout le monde, quels ont été les mobiles de cette étrange existence, et je ne puis juger des effets sans connaître les causes; mais ce que je sais, c'est qu'une main bienfaisante s'est constamment étendue sur nous depuis notre arrivée à l'île Lincoln, c'est que tous nous devons la vie à un être bon, généreux, puissant, et que cet être puissant, généreux et bon, c'est vous, capitaine Nemo!

— C'est moi», répondit simplement le capitaine.

L'ingénieur et le reporter s'étaient levés. Leurs compagnons s'étaient rapprochés, et la reconnaissance qui débordait de leurs cœurs allait se traduire par les gestes, par les paroles... le capitaine Nemo les arrêta d'un signe, et d'une voix plus émue qu'il ne l'eût voulu sans doute:

«Quand vous m'aurez entendu», dit-il.

Et le capitaine, en quelques phrases nettes et pressées, fit connaître sa vie tout entière.

Son histoire fut brève, et, cependant, il dut concentrer en lui tout ce qui lui restait d'énergie pour la dire jusqu'au bout. Il était évident qu'il luttait contre une extrême faiblesse. Plusieurs fois, Cyrus Smith l'engagea à prendre quelque repos, mais il secoua la tête en homme auquel le lendemain n'appartient plus, et quand le reporter lui offrit ses soins:

«Ils sont inutiles, répondit-il, mes heures sont comptées.»

Le capitaine Nemo était un indien, le prince Dakkar, fils d'un rajah du territoire alors indépendant du Bundelkund et neveu du héros de l'Inde, Tippo-Saïb. Son père, dès l'âge de dix ans, l'envoya en Europe, afin qu'il y reçût une éducation complète et dans la secrète intention qu'il pût lutter un jour, à armes égales, avec ceux qu'il considérait comme les oppresseurs de son pays. De dix ans à trente ans, le prince Dakkar, supérieurement doué, grand de cœur et d'esprit, s'instruisit en toutes choses, et dans les sciences, dans les lettres, dans les arts il poussa ses études haut et loin.

Le prince Dakkar voyagea dans toute l'Europe. Sa naissance et sa fortune le faisaient rechercher, mais les séductions du monde ne l'attirèrent jamais.

Jeune et beau, il demeura sérieux, sombre, dévoré de la soif d'apprendre, ayant un implacable ressentiment rivé au cœur.

Le prince Dakkar haïssait. Il haïssait le seul pays où il n'avait jamais voulu mettre le pied, la seule nation dont il refusa constamment les avances: il haïssait l'Angleterre et d'autant plus que sur plus d'un point il l'admirait.

C'est que cet indien résumait en lui toutes les haines farouches du vaincu contre le vainqueur.

L'envahisseur n'avait pu trouver grâce chez l'envahi.

Le fils de l'un de ces souverains dont le Royaume-Uni n'a pu que nominalement assurer la servitude, ce prince, de la famille de Tippo-Saïb, élevé dans les idées de revendication et de vengeance, ayant l'inéluctable amour de son poétique pays chargé des chaînes anglaises, ne voulut jamais poser le pied sur cette terre par lui maudite, à laquelle l'Inde devait son asservissement.

Le prince Dakkar devint un artiste que les merveilles de l'art impressionnaient noblement, un savant auquel rien des hautes sciences n'était étranger, un homme d'état qui se forma au milieu des cours européennes. Aux yeux de ceux qui l'observaient incomplètement, il passait peut-être pour un de ces cosmopolites, curieux de savoir, mais dédaigneux d'agir, pour un de ces opulents voyageurs, esprits fiers et platoniques, qui courent incessamment le monde et ne sont d'aucun pays.

Il n'en était rien. Cet artiste, ce savant, cet homme était resté indien par le cœur, indien par le désir de la vengeance, indien par l'espoir qu'il nourrissait de pouvoir revendiquer un jour les droits de son pays, d'en chasser l'étranger, de lui rendre son indépendance. Aussi, le prince Dakkar revint-il au Bundelkund dans l'année 1849. Il se maria avec une noble indienne dont le cœur saignait comme le sien aux malheurs de sa patrie. Il en eut deux enfants qu'il chérissait. Mais le bonheur domestique ne pouvait lui faire oublier l'asservissement de l'Inde. Il attendait une occasion. Elle se présenta.

Le joug anglais s'était trop pesamment peut-être alourdi sur les populations indoues. Le prince Dakkar emprunta la voix des mécontents. Il fit passer dans leur esprit toute la haine qu'il éprouvait contre l'étranger. Il parcourut non seulement les contrées encore indépendantes de la péninsule indienne, mais aussi les régions directement soumises à l'administration anglaise. Il rappela les grands jours de Tippo-Saïb, mort héroïquement à Seringapatam pour la défense de sa patrie. En 1857, la grande révolte des cipayes éclata. Le prince Dakkar en fut l'âme. Il organisa l'immense soulèvement. Il mit ses talents et ses richesses au service de cette cause. Il paya de sa personne; il se battit au premier rang; il risqua sa vie comme le plus humble de ces héros qui s'étaient levés pour affranchir leur pays; il fut blessé dix fois en vingt rencontres et n'avait pu trouver la mort, quand les derniers soldats de l'indépendance tombèrent sous les balles anglaises.

Jamais la puissance britannique dans l'Inde ne courut un tel danger, et si, comme ils l'avaient espéré, les cipayes eussent trouvé secours au dehors, c'en était fait peut-être en Asie de l'influence et de la domination du royaume-uni.

Le nom du prince Dakkar fut illustre alors. Le héros qui le portait ne se cacha pas et lutta ouvertement. Sa tête fut mise à prix, et, s'il ne se rencontra pas un traître pour la livrer, son père, sa mère, sa femme, ses enfants payèrent pour lui avant même qu'il pût connaître les dangers qu'à cause de lui ils couraient...

Le droit, cette fois encore, était tombé devant la force. Mais la civilisation ne recule jamais, et il semble qu'elle emprunte tous les droits à la nécessité. Les cipayes furent vaincus, et le pays des anciens rajahs retomba sous la domination plus étroite de l'Angleterre.

Le prince Dakkar, qui n'avait pu mourir, revint dans les montagnes du Bundelkund. Là, seul désormais, pris d'un immense dégoût contre tout ce qui portait le nom d'homme, ayant la haine et l'horreur du monde civilisé, voulant à jamais le fuir, il réalisa les débris de sa fortune, réunit une vingtaine de ses plus fidèles compagnons, et, un jour, tous disparurent.

Où donc le prince Dakkar avait-il été chercher cette indépendance que lui refusait la terre habitée?

Sous les eaux, dans la profondeur des mers, où nul ne pouvait le suivre.

À l'homme de guerre se substitua le savant. Une île déserte du Pacifique lui servit à établir ses chantiers, et, là, un bateau sous-marin fut construit sur ses plans. L'électricité, dont, par des moyens qui seront connus un jour, il avait su utiliser l'incommensurable force mécanique, et qu'il puisait à d'intarissables sources, fut employée à toutes les nécessités de son appareil flottant, comme force motrice, force éclairante, force calorifique. La mer, avec ses trésors infinis, ses myriades de poissons, ses moissons de varechs et de sargasses, ses énormes mammifères, et non seulement tout ce que la nature y entretenait, mais aussi tout ce que les hommes y avaient perdu, suffit amplement aux besoins du prince et de son équipage, — et ce fut l'accomplissement de son plus vif désir, puisqu'il ne voulait plus avoir aucune communication avec la terre. Il nomma son appareil sous-marin le Nautilus, il s'appela le capitaine Nemo, et il disparut sous les mers.

Pendant bien des années, le capitaine visita tous les océans, d'un pôle à l'autre. Paria de l'univers habité, il recueillit dans ces mondes inconnus des trésors admirables. Les millions perdus dans la baie de Vigo, en 1702, par les galions espagnols, lui fournirent une mine inépuisable de richesses dont il disposa toujours, et anonymement, en faveur des peuples qui se battaient pour l'indépendance de leur pays. Enfin, il n'avait eu, depuis longtemps, aucune communication avec ses semblables, quand, pendant la nuit du 6 novembre 1866, trois hommes furent jetés à son bord. C'étaient un professeur français, son domestique et un pêcheur canadien. Ces trois hommes avaient été précipités à la mer, dans un choc qui s'était produit entre le Nautilus et la frégate des États-Unis l'Abraham-Lincoln, qui lui donnait la chasse.

Le capitaine Nemo apprit de ce professeur que le Nautilus, tantôt pris pour un mammifère géant de la famille des cétacés, tantôt pour un appareil sous-marin renfermant un équipage de pirates, était poursuivi sur toutes les mers.

Le capitaine Nemo aurait pu rendre à l'océan ces trois hommes, que le hasard jetait ainsi à travers sa mystérieuse existence. Il ne le fit pas, il les garda prisonniers, et, pendant sept mois, ils purent contempler toutes les merveilles d'un voyage qui se poursuivit pendant vingt mille lieues sous les mers. Un jour, le 22 juin 1867, ces trois hommes, qui ne savaient rien du passé du capitaine Nemo, parvinrent à s'échapper, après s'être emparés du canot du Nautilus. Mais comme à ce moment le Nautilus était entraîné sur les côtes de Norvège, dans les tourbillons du Maëlstrom, le capitaine dut croire que les fugitifs, noyés dans ces effroyables remous, avaient trouvé la mort au fond du gouffre. Il ignorait donc que le français et ses deux compagnons eussent été miraculeusement rejetés à la côte, que des pêcheurs des îles Loffoden les avaient recueillis, et que le professeur, à son retour en France, avait publié l'ouvrage dans lequel sept mois de cette étrange et aventureuse navigation du Nautilus étaient racontés et livrés à la curiosité publique.

Pendant longtemps encore, le capitaine Nemo continua de vivre ainsi, courant les mers. Mais, peu à peu, ses compagnons moururent et allèrent reposer dans leur cimetière de corail, au fond du Pacifique. Le vide se fit dans le Nautilus, et enfin le capitaine Nemo resta seul de tous ceux qui s'étaient réfugiés avec lui dans les profondeurs de l'océan.

Le capitaine Nemo avait alors soixante ans. Quand il fut seul, il parvint à ramener son Nautilus vers un des ports sous-marins qui lui servaient quelquefois de points de relâche.

L'un de ces ports était creusé sous l'île Lincoln, et c'était celui qui donnait en ce moment asile au Nautilus. Depuis six ans, le capitaine était là, ne naviguant plus, attendant la mort, c'est-à-dire l'instant où il serait réuni à ses compagnons, quand le hasard le fit assister à la chute du ballon qui emportait les prisonniers des sudistes. Revêtu de son scaphandre, il se promenait sous les eaux, à quelques encablures du rivage de l'île, lorsque l'ingénieur fut précipité dans la mer. Un bon mouvement entraîna le capitaine... et il sauva Cyrus Smith.

Tout d'abord, ces cinq naufragés, il voulut les fuir, mais son port de refuge était fermé, et, par suite d'un exhaussement du basalte qui s'était produit sous l'influence des actions volcaniques, il ne pouvait plus franchir l'entrée de la crypte. Où il y avait encore assez d'eau pour qu'une légère embarcation pût passer la barre, il n'y en avait plus assez pour le Nautilus, dont le tirant d'eau était relativement considérable.

Le capitaine Nemo resta donc, puis, il observa ces hommes jetés sans ressource sur une île déserte, mais il ne voulut point être vu. Peu à peu, quand il les vit honnêtes, énergiques, liés les uns aux autres par une amitié fraternelle, il s'intéressa à leurs efforts. Comme malgré lui, il pénétra tous les secrets de leur existence. Au moyen du scaphandre, il lui était facile d'arriver au fond du puits intérieur de Granite-House, et, s'élevant par les saillies du roc jusqu'à son orifice supérieur, il entendait les colons raconter le passé, étudier le présent et l'avenir. Il apprit d'eux l'immense effort de l'Amérique contre l'Amérique même, pour abolir l'esclavage. Oui! Ces hommes étaient dignes de réconcilier le capitaine Nemo avec cette humanité qu'ils représentaient si honnêtement dans l'île!

Le capitaine Nemo avait sauvé Cyrus Smith. Ce fut lui aussi qui ramena le chien aux cheminées, qui rejeta Top des eaux du lac, qui fit échouer à la pointe de l'épave cette caisse contenant tant d'objets utiles pour les colons, qui renvoya le canot dans le courant de la Mercy, qui jeta la corde du haut de Granite-House, lors de l'attaque des singes, qui fit connaître la présence d'Ayrton à l'île Tabor, au moyen du document enfermé dans la bouteille, qui fit sauter le brick par le choc d'une torpille disposée au fond du canal, qui sauva Harbert d'une mort certaine en apportant le sulfate de quinine, lui, enfin, qui frappa les convicts de ces balles électriques dont il avait le secret et qu'il employait dans ses chasses sous-marines. Ainsi s'expliquaient tant d'incidents qui devaient paraître surnaturels, et qui, tous, attestaient la générosité et la puissance du capitaine.

Cependant, ce grand misanthrope avait soif du bien.

Il lui restait d'utiles avis à donner à ses protégés, et, d'autre part, sentant battre son cœur rendu à lui-même par les approches de la mort, il manda, comme on sait, les colons de Granite-House, au moyen d'un fil par lequel il relia le corral au Nautilus, qui était muni d'un appareil alphabétique... Peut-être ne l'eût-il pas fait, s'il avait su que Cyrus Smith connaissait assez son histoire pour le saluer de ce nom de Nemo.

Le capitaine avait terminé le récit de sa vie.

Cyrus Smith prit alors la parole; il rappela tous les incidents qui avaient exercé sur la colonie une si salutaire influence, et, au nom de ses compagnons comme au sien, il remercia l'être généreux auquel ils devaient tant.

Mais le capitaine Nemo ne songeait pas à réclamer le prix des services qu'il avait rendus. Une dernière pensée agitait son esprit, et avant de serrer la main que lui présentait l'ingénieur:

«Maintenant, monsieur, dit-il, maintenant que vous connaissez ma vie, jugez-la!»

En parlant ainsi, le capitaine faisait évidemment allusion à un grave incident dont les trois étrangers jetés à son bord avaient été témoins, — incident que le professeur français avait nécessairement raconté dans son ouvrage et dont le retentissement devait avoir été terrible. En effet, quelques jours avant la fuite du professeur et de ses deux compagnons, le Nautilus, poursuivi par une frégate dans le nord de l'Atlantique, s'était précipité comme un bélier sur cette frégate et l'avait coulée sans merci.

Cyrus Smith comprit l'allusion et demeura sans répondre.

«C'était une frégate anglaise, monsieur, s'écria le capitaine Nemo, redevenu un instant le prince Dakkar, une frégate anglaise, vous entendez bien! Elle m'attaquait! J'étais resserré dans une baie étroite et peu profonde!... il me fallait passer, et... j'ai passé!»

Puis, d'une voix plus calme:

«J'étais dans la justice et dans le droit, ajouta-t-il. J'ai fait partout le bien que j'ai pu, et aussi le mal que j'ai dû. Toute justice n'est pas dans le pardon!»

Quelques instants de silence suivirent cette réponse, et le capitaine Nemo prononça de nouveau cette phrase:

«Que pensez-vous de moi, messieurs?»

Cyrus Smith tendit la main au capitaine, et, à sa demande, il répondit d'une voix grave:

«Capitaine, votre tort est d'avoir cru qu'on pouvait ressusciter le passé, et vous avez lutté contre le progrès nécessaire. Ce fut une de ces erreurs que les uns admirent, que les autres blâment, dont Dieu seul est juge et que la raison humaine doit absoudre.

Celui qui se trompe dans une intention qu'il croit bonne, on peut le combattre, on ne cesse pas de l'estimer. Votre erreur est de celles qui n'excluent pas l'admiration, et votre nom n'a rien à redouter des jugements de l'histoire. Elle aime les héroïques folies, tout en condamnant les résultats qu'elles entraînent.»

La poitrine du capitaine Nemo se souleva, et sa main se tendit vers le ciel.

«Ai-je eu tort, ai-je eu raison?» murmura-t-il.

Cyrus Smith reprit:

«Toutes les grandes actions remontent à Dieu, car elles viennent de lui! Capitaine Nemo, les honnêtes gens qui sont ici, eux que vous avez secourus, vous pleureront à jamais!»

Harbert s'était rapproché du capitaine. Il plia les genoux, il prit sa main et la lui baisa. Une larme glissa des yeux du mourant.

«Mon enfant, dit-il, sois béni!...»

CHAPITRE XVII

Le jour était venu. Aucun rayon lumineux ne pénétrait dans cette profonde crypte. La mer, haute en ce moment, en obstruait l'ouverture. Mais la lumière factice qui s'échappait en longs faisceaux à travers les parois du Nautilus n'avait pas faibli, et la nappe d'eau resplendissait toujours autour de l'appareil flottant. Une extrême fatigue accablait alors le capitaine Nemo, qui était retombé sur le divan. On ne pouvait songer à le transporter à Granite-House, car il avait manifesté sa volonté de rester au milieu de ces merveilles du Nautilus, que des millions n'eussent pas payées, et d'y attendre une mort, qui ne pouvait tarder à venir.

Pendant une assez longue prostration qui le tint presque sans connaissance, Cyrus Smith et Gédéon Spilett observèrent avec attention l'état du malade. Il était visible que le capitaine s'éteignait peu à peu. La force allait manquer à ce corps autrefois si robuste, maintenant frêle enveloppe d'une âme qui allait s'échapper. Toute la vie était concentrée au cœur et à la tête.

L'ingénieur et le reporter s'étaient consultés à voix basse. Y avait-il quelque soin à donner à ce mourant? Pouvait-on, sinon le sauver, du moins prolonger sa vie pendant quelques jours? Lui-même avait dit qu'il n'y avait aucun remède, et il attendait tranquillement la mort, qu'il ne craignait pas.

«Nous ne pouvons rien, dit Gédéon Spilett.

— Mais de quoi meurt-il? demanda Pencroff.

— Il s'éteint, répondit le reporter.

— Cependant, reprit le marin, si nous le transportions en plein air, en plein soleil, peut-être se ranimerait-il?

— Non, Pencroff, répondit l'ingénieur, rien n'est à tenter! D'ailleurs, le capitaine Nemo ne consentirait pas à quitter son bord. Il y a trente ans qu'il vit sur le Nautilus, c'est sur le Nautilus qu'il veut mourir.»

Sans doute, le capitaine Nemo entendit la réponse de Cyrus Smith, car il se releva un peu, et d'une voix plus faible, mais toujours intelligible:

«Vous avez raison, monsieur, dit-il. Je dois et je veux mourir ici. Aussi ai-je une demande à vous faire.»

Cyrus Smith et ses compagnons s'étaient rapprochés du divan, et ils en disposèrent les coussins de telle sorte que le mourant fût mieux appuyé.

On put voir alors son regard s'arrêter sur toutes les merveilles de ce salon, éclairé par les rayons électriques que tamisaient les arabesques d'un plafond lumineux. Il regarda, l'un après l'autre, les tableaux accrochés aux splendides tapisseries des parois, ces chefs-d'œuvre des maîtres italiens, flamands, français et espagnols, les réductions de marbre et de bronze qui se dressaient sur leurs piédestaux, l'orgue magnifique adossé à la cloison d'arrière, puis les vitrines disposées autour d'une vasque centrale, dans laquelle s'épanouissaient les plus admirables produits de la mer, plantes marines, zoophytes, chapelets de perles d'une inappréciable valeur, et, enfin, ses yeux s'arrêtèrent sur cette devise inscrite au fronton de ce musée, la devise du Nautilus: mobilis in mobile.

Il semblait qu'il voulût une dernière fois caresser du regard ces chefs-d'œuvre de l'art et de la nature, auxquels il avait limité son horizon pendant un séjour de tant d'années dans l'abîme des mers!

Cyrus Smith avait respecté le silence que gardait le capitaine Nemo. Il attendait que le mourant reprît la parole.

Après quelques minutes, pendant lesquelles il revit passer devant lui, sans doute, sa vie tout entière, le capitaine Nemo se retourna vers les colons et leur dit:

«Vous croyez, messieurs, me devoir quelque reconnaissance?...

— Capitaine, nous donnerions notre vie pour prolonger la vôtre!

— Bien, reprit le capitaine Nemo, bien!... Promettez-moi d'exécuter mes dernières volontés, et je serai payé de tout ce que j'ai fait pour vous.

— Nous vous le promettons», répondit Cyrus Smith.

Et, par cette promesse, il engageait ses compagnons et lui.

«Messieurs, reprit le capitaine, demain, je serai mort.»

Il arrêta d'un signe Harbert, qui voulut protester.

«Demain, je serai mort, et je désire ne pas avoir d'autre tombeau que le Nautilus. C'est mon cercueil, à moi! Tous mes amis reposent au fond des mers, j'y veux reposer aussi.»

Un silence profond accueillit ces paroles du capitaine Nemo.

«Écoutez-moi bien, messieurs, reprit-il. Le Nautilus est emprisonné dans cette grotte, dont l'entrée s'est exhaussée. Mais, s'il ne peut quitter sa prison, il peut du moins s'engouffrer dans l'abîme qu'elle recouvre et y garder ma dépouille mortelle.»

Les colons écoutaient religieusement les paroles du mourant.

«Demain, après ma mort, Monsieur Smith, reprit le capitaine, vous et vos compagnons, vous quitterez le Nautilus, car toutes les richesses qu'il contient doivent disparaître avec moi. Un seul souvenir vous restera du prince Dakkar, dont vous savez maintenant l'histoire. Ce coffret... là... renferme pour plusieurs millions de diamants, la plupart, souvenirs de l'époque où, père et époux, j'ai presque cru au bonheur, et une collection de perles recueillies par mes amis et moi au fond des mers. Avec ce trésor, vous pourrez faire, à un jour donné, de bonnes choses. Entre des mains comme les vôtres et celles de vos compagnons, Monsieur Smith, l'argent ne saurait être un péril. Je serai donc, de là-haut, associé à vos œuvres, et je ne les crains pas!»

Après quelques instants de repos, nécessités par son extrême faiblesse, le capitaine Nemo reprit en ces termes:

«Demain, vous prendrez ce coffret, vous quitterez ce salon, dont vous fermerez la porte; puis, vous remonterez sur la plate-forme du Nautilus, et vous rabattrez le capot, que vous fixerez au moyen de ses boulons.

— Nous le ferons, capitaine, répondit Cyrus Smith.

— Bien. Vous vous embarquerez alors sur le canot qui vous a amenés. Mais, avant d'abandonner le Nautilus, allez à l'arrière, et là, ouvrez deux larges robinets qui se trouvent sur la ligne de flottaison. L'eau pénétrera dans les réservoirs, et le Nautilus s'enfoncera peu à peu sous les eaux pour aller reposer au fond de l'abîme.»

Et, sur un geste de Cyrus Smith, le capitaine ajouta:

«Ne craignez rien! Vous n'ensevelirez qu'un mort!»

Ni Cyrus Smith, ni aucun de ses compagnons n'eussent cru devoir faire une observation au capitaine Nemo. C'étaient ses dernières volontés qu'il leur transmettait, et ils n'avaient qu'à s'y conformer.

«J'ai votre promesse, messieurs? Ajouta le capitaine Nemo.

— Vous l'avez, capitaine», répondit l'ingénieur.

Le capitaine fit un signe de remerciement et pria les colons de le laisser seul pendant quelques heures.

Gédéon Spilett insista pour rester près de lui, au cas où une crise se produirait, mais le mourant refusa, en disant:

«Je vivrai jusqu'à demain, monsieur!»

Tous quittèrent le salon, traversèrent la bibliothèque, la salle à manger, et arrivèrent à l'avant, dans la chambre des machines, où étaient établis les appareils électriques, qui, en même temps que la chaleur et la lumière, fournissaient la force mécanique au Nautilus.

Le Nautilus était un chef-d'œuvre qui contenait des chefs-d'œuvre, et l'ingénieur fut émerveillé.

Les colons montèrent sur la plate-forme, qui s'élevait de sept ou huit pieds au-dessus de l'eau.

Là, ils s'étendirent près d'une épaisse vitre lenticulaire qui obturait une sorte de gros œil d'où jaillissait une gerbe de lumière. Derrière cet œil s'évidait une cabine qui contenait les roues du gouvernail et dans laquelle se tenait le timonier, quand il dirigeait le Nautilus à travers les couches liquides, que les rayons électriques devaient éclairer sur une distance considérable.

Cyrus Smith et ses compagnons restèrent d'abord silencieux, car ils étaient vivement impressionnés de ce qu'ils venaient de voir, de ce qu'ils venaient d'entendre, et leur cœur se serrait, quand ils songeaient que celui dont le bras les avait tant de fois secourus, que ce protecteur qu'ils auraient connu quelques heures à peine, était à la veille de mourir! quel que fût le jugement que prononcerait la postérité sur les actes de cette existence pour ainsi dire extra-humaine, le prince Dakkar resterait toujours une de ces physionomies étranges, dont le souvenir ne peut s'effacer.

«Voilà un homme! dit Pencroff. Est-il croyable qu'il ait ainsi vécu au fond de l'océan! Et quand je pense qu'il n'y a peut-être pas trouvé plus de tranquillité qu'ailleurs!

— Le Nautilus, fit alors observer Ayrton, aurait peut-être pu nous servir à quitter l'île Lincoln et à gagner quelque terre habitée.

— Mille diables! s'écria Pencroff, ce n'est pas moi qui me hasarderais jamais à diriger un pareil bateau. Courir sur les mers, bien! Mais sous les mers, non!

— Je crois, répondit le reporter, que la manœuvre d'un appareil sous-marin tel que ce Nautilus doit être très facile, Pencroff, et que nous aurions vite fait de nous y habituer. Pas de tempêtes, pas d'abordages à craindre. À quelques pieds au-dessous de sa surface, les eaux de la mer sont aussi calmes que celles d'un lac.

— Possible! Riposta le marin, mais j'aime mieux un bon coup de vent à bord d'un navire bien gréé. Un bateau est fait pour aller sur l'eau et non dessous.

— Mes amis, répondit l'ingénieur, il est inutile, au moins à propos du Nautilus, de discuter cette question des navires sous-marins. Le Nautilus n'est pas à nous, et nous n'avons pas le droit d'en disposer. Il ne pourrait, d'ailleurs, nous servir en aucun cas. Outre qu'il ne peut plus sortir de cette caverne, dont l'entrée est maintenant fermée par un exhaussement des roches basaltiques, le capitaine Nemo veut qu'il s'engloutisse avec lui après sa mort. Sa volonté est formelle, et nous l'accomplirons.»

Cyrus Smith et ses compagnons, après une conversation qui se prolongea quelque temps encore, redescendirent à l'intérieur du Nautilus. Là, ils prirent quelque nourriture et rentrèrent dans le salon.

Le capitaine Nemo était sorti de cette prostration qui l'avait accablé, et ses yeux avaient repris leur éclat. On voyait comme un sourire se dessiner sur ses lèvres.

Les colons s'approchèrent de lui.

«Messieurs, leur dit le capitaine, vous êtes des hommes courageux, honnêtes et bons. Vous vous êtes tous dévoués sans réserve à l'œuvre commune. Je vous ai souvent observés. Je vous ai aimés, je vous aime!... votre main, Monsieur Smith!»

Cyrus Smith tendit sa main au capitaine, qui la serra affectueusement.

«Cela est bon!» murmura-t-il.

Puis, reprenant:

«Mais c'est assez parler de moi! J'ai à vous parler de vous-mêmes et de l'île Lincoln, sur laquelle vous avez trouvé refuge... Vous comptez l'abandonner?

— Pour y revenir, capitaine! répondit vivement Pencroff.

— Y revenir?... En effet, Pencroff, répondit le capitaine en souriant, je sais combien vous aimez cette île. Elle s'est modifiée par vos soins, et elle est bien vôtre!

— Notre projet, capitaine, dit alors Cyrus Smith, serait d'en doter les États-Unis et d'y fonder pour notre marine une relâche qui serait heureusement située dans cette portion du Pacifique.

— Vous pensez à votre pays, messieurs, répondit le capitaine. Vous travaillez pour sa prospérité, pour sa gloire. Vous avez raison. La patrie!... c'est là qu'il faut retourner! C'est là que l'on doit mourir!... et moi, je meurs loin de tout ce que j'ai aimé!

— Auriez-vous quelque dernière volonté à transmettre? dit vivement l'ingénieur, quelque souvenir à donner aux amis que vous avez pu laisser dans ces montagnes de l'Inde?

— Non, Monsieur Smith. Je n'ai plus d'amis! Je suis le dernier de ma race... et je suis mort depuis longtemps pour tous ceux que j'ai connus... mais revenons à vous. La solitude, l'isolement sont choses tristes, au-dessus des forces humaines... je meurs d'avoir cru que l'on pouvait vivre seul!... Vous devez donc tout tenter pour quitter l'île Lincoln et pour revoir le sol où vous êtes nés. Je sais que ces misérables ont détruit l'embarcation que vous aviez faite...

— Nous construisons un navire, dit Gédéon Spilett, un navire assez grand pour nous transporter aux terres les plus rapprochées; mais si nous parvenons à la quitter tôt ou tard, nous reviendrons à l'île Lincoln. Trop de souvenirs nous y rattachent pour que nous l'oubliions jamais!

— C'est ici que nous aurons connu le capitaine Nemo, dit Cyrus Smith.

— Ce n'est qu'ici que nous retrouverons votre souvenir tout entier! ajouta Harbert.

— Et c'est ici que je reposerai dans l'éternel sommeil, si...» répondit le capitaine.

Il hésita, et, au lieu d'achever sa phrase, il se contenta de dire:

«Monsieur Smith, je voudrais vous parler... À vous seul!»

Les compagnons de l'ingénieur, respectant ce désir du mourant, se retirèrent.

Cyrus Smith resta quelques minutes seulement enfermé avec le capitaine Nemo, et bientôt il rappela ses amis, mais il ne leur dit rien des choses secrètes que le mourant avait voulu lui confier.

Gédéon Spilett observa alors le malade avec une extrême attention. Il était évident que le capitaine n'était plus soutenu que par une énergie morale, qui ne pourrait bientôt plus réagir contre son affaiblissement physique.

La journée se termina sans qu'aucun changement se manifestât. Les colons ne quittèrent pas un instant le Nautilus. La nuit était venue, bien qu'il fût impossible de s'en apercevoir dans cette crypte.

Le capitaine Nemo ne souffrait pas, mais il déclinait. Sa noble figure, pâlie par les approches de la mort, était calme. De ses lèvres s'échappaient parfois des mots presque insaisissables, qui se rapportaient à divers incidents de son étrange existence. On sentait que la vie se retirait peu à peu de ce corps, dont les extrémités étaient déjà froides. Une ou deux fois encore, il adressa la parole aux colons rangés près de lui, et il leur sourit de ce dernier sourire qui se continue jusque dans la mort. Enfin, un peu après minuit, le capitaine Nemo fit un mouvement suprême, et il parvint à croiser ses bras sur sa poitrine, comme s'il eût voulu mourir dans cette attitude.

Vers une heure du matin, toute la vie s'était uniquement réfugiée dans son regard. Un dernier feu brilla sous cette prunelle, d'où tant de flammes avaient jailli autrefois. Puis, murmurant ces mots: «Dieu et patrie!» il expira doucement.

Cyrus Smith, s'inclinant alors, ferma les yeux de celui qui avait été le prince Dakkar et qui n'était même plus le capitaine Nemo.

Harbert et Pencroff pleuraient. Ayrton essuyait une larme furtive. Nab était à genoux près du reporter, changé en statue.

Cyrus Smith, élevant la main au-dessus de la tête du mort:

«Que Dieu ait son âme!» dit-il, et, se retournant vers ses amis, il ajouta:

«Prions pour celui que nous avons perdu!»

Quelques heures après, les colons remplissaient la promesse faite au capitaine, ils accomplissaient les dernières volontés du mort.

Cyrus Smith et ses compagnons quittèrent le Nautilus, après avoir emporté l'unique souvenir que leur eût légué leur bienfaiteur, ce coffret qui renfermait cent fortunes.

Le merveilleux salon, toujours inondé de lumière, avait été fermé soigneusement. La porte de tôle du capot fut alors boulonnée, de telle sorte que pas une goutte d'eau ne pût pénétrer à l'intérieur des chambres du Nautilus.

Puis, les colons descendirent dans le canot, qui était amarré au flanc du bateau sous-marin.

Ce canot fut conduit à l'arrière. Là, à la ligne de flottaison, s'ouvraient deux larges robinets qui étaient en communication avec les réservoirs destinés à déterminer l'immersion de l'appareil.

Ces robinets furent ouverts, les réservoirs s'emplirent, et le Nautilus, s'enfonçant peu à peu, disparut sous la nappe liquide.

Mais les colons purent le suivre encore à travers les couches profondes. Sa puissante lumière éclairait les eaux transparentes, tandis que la crypte redevenait obscure. Puis, ce vaste épanchement d'effluences électriques s'effaça enfin, et bientôt le Nautilus, devenu le cercueil du capitaine Nemo, reposait au fond des mers.

CHAPITRE XVIII

Au point du jour, les colons avaient regagné silencieusement l'entrée de la caverne, à laquelle ils donnèrent le nom de «crypte Dakkar», en souvenir du capitaine Nemo. La marée était basse alors, et ils purent aisément passer sous l'arcade, dont le flot battait le pied-droit basaltique.

Le canot de tôle demeura en cet endroit, et de telle manière qu'il fût à l'abri des lames. Par surcroît de précaution, Pencroff, Nab et Ayrton le halèrent sur la petite grève qui confinait à l'un des côtés de la crypte, en un endroit où il ne courait aucun danger.

L'orage avait cessé avec la nuit. Les derniers roulements du tonnerre s'évanouissaient dans l'ouest.

Il ne pleuvait plus, mais le ciel était encore chargé de nuages. En somme, ce mois d'octobre, début du printemps austral, ne s'annonçait pas d'une façon satisfaisante, et le vent avait une tendance à sauter d'un point du compas à l'autre, qui ne permettait pas de compter sur un temps fait.

Cyrus Smith et ses compagnons, en quittant la crypte Dakkar, avaient repris la route du corral.

Chemin faisant, Nab et Harbert eurent soin de dégager le fil qui avait été tendu par le capitaine entre le corral et la crypte, et qu'on pourrait utiliser plus tard. En marchant, les colons parlaient peu. Les divers incidents de cette nuit du 15 au 16 octobre les avaient très vivement impressionnés. Cet inconnu dont l'influence les protégeait si efficacement, cet homme dont leur imagination faisait un génie, le capitaine Nemo n'était plus. Son Nautilus et lui étaient ensevelis au fond d'un abîme. Il semblait à chacun qu'ils étaient plus isolés qu'avant. Ils s'étaient pour ainsi dire habitués à compter sur cette intervention puissante qui leur manquait aujourd'hui, et Gédéon Spilett et Cyrus Smith lui-même n'échappaient pas à cette impression. Aussi gardèrent-ils tous un profond silence en suivant la route du corral.

Vers neuf heures du matin, les colons étaient rentrés à Granite-House.

Il avait été bien convenu que la construction du navire serait très activement poussée, et Cyrus Smith y donna plus que jamais son temps et ses soins. On ne savait ce que réservait l'avenir. Or, c'était une garantie pour les colons d'avoir à leur disposition un bâtiment solide, pouvant tenir la mer même par un gros temps, et assez grand pour tenter, au besoin, une traversée de quelque durée. Si, le bâtiment achevé, les colons ne se décidaient pas à quitter encore l'île Lincoln et à gagner, soit un archipel polynésien du Pacifique, soit les côtes de la Nouvelle-Zélande, du moins devaient-ils se rendre au plus tôt à l'île Tabor, afin d'y déposer la notice relative à Ayrton. C'était une indispensable précaution à prendre pour le cas où le yacht écossais reparaîtrait dans ces mers, et il ne fallait rien négliger à cet égard.

Les travaux furent donc repris. Cyrus Smith, Pencroff et Ayrton, aidés de Nab, de Gédéon Spilett et d'Harbert, toutes les fois que quelque autre besogne pressante ne les réclamait pas, travaillèrent sans relâche. Il était nécessaire que le nouveau bâtiment fût prêt dans cinq mois, c'est-à-dire pour le commencement de mars, si l'on voulait rendre visite à l'île Tabor avant que les coups de vent d'équinoxe eussent rendu cette traversée impraticable. Aussi les charpentiers ne perdirent-ils pas un moment. Du reste, ils n'avaient pas à se préoccuper de fabriquer un gréement, car celui du speedy avait été sauvé en entier. C'était donc, avant tout, la coque du navire qu'il fallait achever.

La fin de l'année 1868 s'écoula au milieu de ces importants travaux, presque à l'exclusion de tous autres. Au bout de deux mois et demi, les couples avaient été mis en place, et les premiers bordages étaient ajustés. On pouvait déjà juger que les plans donnés par Cyrus Smith étaient excellents, et que le navire se comporterait bien à la mer. Pencroff apportait à ce travail une activité dévorante et ne se gênait pas de grommeler, quand l'un ou l'autre abandonnait la hache du charpentier pour le fusil du chasseur. Il fallait bien, cependant, entretenir les réserves de Granite-House, en vue du prochain hiver.

Mais n'importe. Le brave marin n'était pas content lorsque les ouvriers manquaient au chantier. Dans ces occasions-là, et en bougonnant, il faisait — par colère — l'ouvrage de six hommes.

Toute cette saison d'été fut mauvaise. Pendant quelques jours, les chaleurs étaient accablantes, et l'atmosphère, saturée d'électricité, ne se déchargeait ensuite que par de violents orages qui troublaient profondément les couches d'air. Il était rare que des roulements lointains du tonnerre ne se fissent pas entendre. C'était comme un murmure sourd, mais permanent, tel qu'il se produit dans les régions équatoriales du globe.

Le 1er janvier 1869 fut même signalé par un orage d'une violence extrême, et la foudre tomba plusieurs fois sur l'île. De gros arbres furent atteints par le fluide et brisés, entre autres un de ces énormes micocouliers qui ombrageaient la basse-cour à l'extrémité sud du lac. Ce météore avait-il une relation quelconque avec les phénomènes qui s'accomplissaient dans les entrailles de la terre? Une sorte de connexité s'établissait-elle entre les troubles de l'air et les troubles des portions intérieures du globe? Cyrus Smith fut porté à le croire, car le développement de ces orages fut marqué par une recrudescence des symptômes volcaniques.

Ce fut le 3 janvier que Harbert, étant monté dès l'aube au plateau de Grande-vue pour seller l'un des onaggas, aperçut un énorme panache qui se déroulait à la cime du volcan.

Harbert prévint aussitôt les colons, qui vinrent de suite observer le sommet du mont Franklin.

«Eh! s'écria Pencroff, ce ne sont pas des vapeurs, cette fois! Il me semble que le géant ne se contente plus de respirer, mais qu'il fume!»

Cette image, employée par le marin, traduisait justement la modification qui s'était opérée à la bouche du volcan. Depuis trois mois déjà, le cratère émettait des vapeurs plus ou moins intenses, mais qui ne provenaient encore que d'une ébullition intérieure des matières minérales. Cette fois, aux vapeurs venait de succéder une fumée épaisse, s'élevant sous la forme d'une colonne grisâtre, large de plus de trois cents pieds à sa base, et qui s'épanouissait comme un immense champignon à une hauteur de sept à huit cents pieds au-dessus de la cime du mont.

«Le feu est dans la cheminée, dit Gédéon Spilett.

— Et nous ne pourrons pas l'éteindre! répondit Harbert.

— On devrait bien ramoner les volcans, fit observer Nab, qui sembla parler le plus sérieusement du monde.

— Bon, Nab, s'écria Pencroff. Est-ce toi qui te chargerais de ce ramonage-là?»

Et Pencroff poussa un gros éclat de rire.

Cyrus Smith observait avec attention l'épaisse fumée projetée par le mont Franklin, et il prêtait même l'oreille, comme s'il eût voulu surprendre quelque grondement éloigné. Puis, revenant vers ses compagnons, dont il s'était écarté quelque peu:

«En effet, mes amis, une importante modification s'est produite, il ne faut pas se le dissimuler. Les matières volcaniques ne sont plus seulement à l'état d'ébullition, elles ont pris feu, et, très certainement, nous sommes menacés d'une éruption prochaine!

— Eh bien, Monsieur Smith, on la verra, l'éruption, s'écria Pencroff, et on l'applaudira si elle est réussie! Je ne pense pas qu'il y ait là de quoi nous préoccuper!

— Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, car l'ancienne route des laves est toujours ouverte, et, grâce à sa disposition, le cratère les a jusqu'ici épanchées vers le nord. Et cependant...

— Et cependant, puisqu'il n'y a aucun avantage à retirer d'une éruption, mieux vaudrait que celle-ci n'eût pas lieu, dit le reporter.

— Qui sait? répondit le marin. Il y a peut-être dans ce volcan quelque utile et précieuse matière qu'il vomira complaisamment, et dont nous ferons bon usage!»

Cyrus Smith secoua la tête en homme qui n'attendait rien de bon du phénomène dont le développement était si subit. Il n'envisageait pas aussi légèrement que Pencroff les conséquences d'une éruption. Si les laves, par suite de l'orientation du cratère, ne menaçaient pas directement les parties boisées et cultivées de l'île, d'autres complications pouvaient se présenter. En effet, il n'est pas rare que les éruptions soient accompagnées de tremblements de terre, et une île, de la nature de l'île Lincoln, formée de matières si diverses, basaltes d'un côté, granit de l'autre, laves au nord, sol meuble au midi, matières qui, par conséquent, ne pouvaient être solidement liées entre elles, aurait couru le risque d'être désagrégée. Si donc l'épanchement des substances volcaniques ne constituait pas un danger très sérieux, tout mouvement dans la charpente terrestre qui eût secoué l'île pouvait entraîner des conséquences extrêmement graves.

«Il me semble, dit Ayrton, qui s'était couché de manière à poser son oreille sur le sol, il me semble entendre des roulements sourds, comme ferait un chariot chargé de barres de fer.»

Les colons écoutèrent avec une extrême attention et purent constater qu'Ayrton ne se trompait pas. Aux roulements se mêlaient parfois des mugissements souterrains qui formaient une sorte de «rinfordzando»

Et s'éteignaient peu à peu, comme si quelque brise violente eût passé dans les profondeurs du globe.

Mais aucune détonation proprement dite ne se faisait encore entendre. On pouvait donc en conclure que les vapeurs et les fumées trouvaient un libre passage à travers la cheminée centrale, et que, la soupape étant assez large, aucune dislocation ne se produirait, aucune explosion ne serait à craindre.

«Ah çà! dit alors Pencroff, est-ce que nous n'allons pas retourner au travail? Que le mont Franklin fume, braille, gémisse, vomisse feu et flammes tant qu'il lui plaira, ce n'est pas une raison pour ne rien faire! Allons, Ayrton, Nab, Harbert, Monsieur Cyrus, Monsieur Spilett, il faut aujourd'hui que tout le monde mette la main à la besogne! Nous allons ajuster les précintes, et une douzaine de bras ne seront pas de trop. Avant deux mois, je veux que notre nouveau Bonadventure — car nous lui conserverons ce nom, n'est-il pas vrai? — flotte sur les eaux du port-ballon! Donc, pas une heure à perdre!»

Tous les colons, dont les bras étaient réclamés par Pencroff, descendirent au chantier de construction et procédèrent à la pose des précintes, épais bordages qui forment la ceinture d'un bâtiment et relient solidement entre eux les couples de sa carcasse. C'était là une grosse et pénible besogne, à laquelle tous durent prendre part.

On travailla donc assidûment pendant toute cette journée du 3 janvier, sans se préoccuper du volcan, qu'on ne pouvait apercevoir, d'ailleurs, de la grève de Granite-House. Mais, une ou deux fois, de grandes ombres, voilant le soleil, qui décrivait son arc diurne sur un ciel extrêmement pur, indiquèrent qu'un épais nuage de fumée passait entre son disque et l'île. Le vent, soufflant du large, emportait toutes ces vapeurs dans l'ouest. Cyrus Smith et Gédéon Spilett remarquèrent parfaitement ces assombrissements passagers, et causèrent à plusieurs reprises des progrès que faisait évidemment le phénomène volcanique, mais le travail ne fut pas interrompu.

Il était, d'ailleurs, d'un haut intérêt, à tous les points de vue, que le bâtiment fût achevé dans le plus bref délai. En présence d'éventualités qui pouvaient naître, la sécurité des colons n'en serait que mieux garantie. Qui sait si ce navire ne serait pas un jour leur unique refuge?

Le soir, après souper, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Harbert remontèrent sur le plateau de Grande-vue. La nuit était déjà faite, et l'obscurité devait permettre de reconnaître si, aux vapeurs et aux fumées accumulées à la bouche du cratère, se mêlaient soit des flammes, soit des matières incandescentes, projetées par le volcan.

«Le cratère est en feu!» s'écria Harbert, qui, plus leste que ses compagnons, était arrivé le premier au plateau.

Le mont Franklin, distant de six milles environ, apparaissait alors comme une gigantesque torche, au sommet de laquelle se tordaient quelques flammes fuligineuses. Tant de fumée, tant de scories et de cendres peut-être y étaient mêlées, que leur éclat, très atténué, ne tranchait pas au vif sur les ténèbres de la nuit. Mais une sorte de lueur fauve se répandait sur l'île et découpait confusément la masse boisée des premiers plans. D'immenses tourbillons obscurcissaient les hauteurs du ciel, à travers lesquels scintillaient quelques étoiles.

«Les progrès sont rapides! dit l'ingénieur.

— Ce n'est pas étonnant, répondit le reporter. Le réveil du volcan date depuis un certain temps déjà. Vous vous rappelez, Cyrus, que les premières vapeurs ont apparu vers l'époque à laquelle nous avons fouillé les contreforts de la montagne pour découvrir la retraite du capitaine Nemo. C'était, si je ne me trompe, vers le 15 octobre?

— Oui! répondit Harbert, et voilà déjà deux mois et demi de cela!

— Les feux souterrains ont donc couvé pendant dix semaines, reprit Gédéon Spilett, et il n'est pas étonnant qu'ils se développent maintenant avec cette violence!

— Est-ce que vous ne sentez pas certaines vibrations dans le sol? demanda Cyrus Smith.

— En effet, répondit Gédéon Spilett, mais de là à un tremblement de terre...

— Je ne dis pas que nous soyons menacés d'un tremblement de terre, répondit Cyrus Smith, et Dieu nous en préserve! Non. Ces vibrations sont dues à l'effervescence du feu central. L'écorce terrestre n'est autre chose que la paroi d'une chaudière, et vous savez que la paroi d'une chaudière, sous la pression des gaz, vibre comme une plaque sonore. C'est cet effet qui se produit en ce moment.

— Les magnifiques gerbes de feu!» s'écria Harbert.

En ce moment jaillissait du cratère une sorte de bouquet d'artifices dont les vapeurs n'avaient pu diminuer l'éclat. Des milliers de fragments lumineux et de points vifs se projetaient en directions contraires. Quelques-uns, dépassant le dôme de fumée, le crevaient d'un jet rapide et laissaient après eux une véritable poussière incandescente. Cet épanouissement fut accompagné de détonations successives comme le déchirement d'une batterie de mitrailleuses.

Cyrus Smith, le reporter et le jeune garçon, après avoir passé une heure au plateau de Grande-vue, redescendirent sur la grève et regagnèrent Granite-House. L'ingénieur était pensif, préoccupé même, à ce point que Gédéon Spilett crut devoir lui demander s'il pressentait quelque danger prochain, dont l'éruption serait la cause directe ou indirecte.

«Oui et non, répondit Cyrus Smith.

— Cependant, reprit le reporter, le plus grand malheur qui pourrait nous arriver, ne serait-ce pas un tremblement de terre qui bouleverserait l'île? Or, je ne crois pas que cela soit à redouter, puisque les vapeurs et les laves ont trouvé un libre passage pour s'épancher au dehors.

— Aussi, répondit Cyrus Smith, ne crains-je pas un tremblement de terre dans le sens que l'on donne ordinairement aux convulsions du sol provoquées par l'expansion des vapeurs souterraines. Mais d'autres causes peuvent amener de grands désastres.

— Lesquels, mon cher Cyrus?

— Je ne sais trop... il faut que je voie... que je visite la montagne... avant quelques jours, je serai fixé à cet égard.»

Gédéon Spilett n'insista pas, et bientôt, malgré les détonations du volcan, dont l'intensité s'accroissait et que répétaient les échos de l'île, les hôtes de Granite-House dormaient d'un profond sommeil.

Trois jours s'écoulèrent, les 4, 5 et 6 janvier. On travaillait toujours à la construction du bateau, et, sans s'expliquer autrement, l'ingénieur activait le travail de tout son pouvoir. Le mont Franklin était alors encapuchonné d'un sombre nuage d'aspect sinistre, et avec les flammes il vomissait des roches incandescentes, dont les unes retombaient dans le cratère même. Ce qui faisait dire à Pencroff, qui ne voulait considérer le phénomène que par ses côtés amusants:

«Tiens! Le géant qui joue au bilboquet! Le géant qui jongle!»

Et, en effet, les matières vomies retombaient dans l'abîme, et il ne semblait pas que les laves, gonflées par la pression intérieure, se fussent encore élevées jusqu'à l'orifice du cratère. Du moins, l'égueulement du nord-est, qui était en partie visible, ne versait aucun torrent sur le talus septentrional du mont.

Cependant, quelque pressés que fussent les travaux de construction, d'autres soins réclamaient la présence des colons sur divers points de l'île.

Avant tout, il fallait aller au corral, où le troupeau de mouflons et de chèvres était renfermé, et renouveler la provision de fourrage de ces animaux. Il fut alors convenu qu'Ayrton s'y rendrait le lendemain 7 janvier, et comme il pouvait suffire seul à cette besogne, dont il avait l'habitude, Pencroff et les autres manifestèrent une certaine surprise, quand ils entendirent l'ingénieur dire à Ayrton:

«Puisque vous allez demain au corral, je vous y accompagnerai.

— Eh! Monsieur Cyrus! s'écria le marin, nos jours de travail sont comptés, et, si vous partez aussi, cela va nous faire quatre bras de moins!

— Nous serons revenus le lendemain, répondit Cyrus Smith, mais j'ai besoin d'aller au corral... je désire reconnaître où en est l'éruption.

— L'éruption! L'éruption! répondit Pencroff d'un air peu satisfait. Quelque chose d'important que cette éruption, et voilà qui ne m'inquiète guère!»

Quoi qu'en eût le marin, l'exploration, projetée par l'ingénieur, fut maintenue pour le lendemain. Harbert aurait bien voulu accompagner Cyrus Smith, mais il ne voulut pas contrarier Pencroff en s'absentant.

Le lendemain, dès le lever du jour, Cyrus Smith et Ayrton, montant le chariot attelé des deux onaggas, prenaient la route du corral et y couraient au grand trot. Au-dessus de la forêt passaient de gros nuages auxquels le cratère du mont Franklin fournissait incessamment des matières fuligineuses. Ces nuages, qui roulaient pesamment dans l'atmosphère, étaient évidemment composés de substances hétérogènes. Ce n'était pas à la fumée seule du volcan qu'ils devaient d'être si étrangement opaques et lourds. Des scories à l'état de poussière, telles que de la pouzzolane pulvérisée et des cendres grisâtres aussi fines que la plus fine fécule, se tenaient en suspension au milieu de leurs épaisses volutes. Ces cendres sont si ténues, qu'on les a vues se maintenir quelquefois dans l'air durant des mois entiers. Après l'éruption de 1783, en Islande, pendant plus d'une année, l'atmosphère fut ainsi chargée de poussières volcaniques que les rayons du soleil perçaient à peine.

Mais, le plus souvent, ces matières pulvérisées se rabattent, et c'est ce qui arriva en cette occasion.

Cyrus Smith et Ayrton étaient à peine arrivés au corral, qu'une sorte de neige noirâtre semblable à une légère poudre de chasse tomba et modifia instantanément l'aspect du sol. Arbres, prairies, tout disparut sous une couche mesurant plusieurs pouces d'épaisseur. Mais, très heureusement, le vent soufflait du nord-est, et la plus grande partie du nuage alla se dissoudre au-dessus de la mer.

«Voilà qui est singulier, Monsieur Smith, dit Ayrton.

— Voilà qui est grave, répondit l'ingénieur. Cette pouzzolane, ces pierres ponces pulvérisées, toute cette poussière minérale en un mot, démontre combien le trouble est profond dans les couches inférieures du volcan.

— Mais n'y a-t-il rien à faire?

— Rien, si ce n'est à se rendre compte des progrès du phénomène. Occupez-vous donc, Ayrton, des soins à donner au corral. Pendant ce temps, je remonterai jusqu'au delà des sources du creek rouge et j'examinerai l'état du mont sur sa pente septentrionale. Puis...

— Puis... Monsieur Smith?

— Puis nous ferons une visite à la crypte Dakkar... Je veux voir... enfin, je reviendrai vous prendre dans deux heures.»

Ayrton entra alors dans la cour du corral, et, en attendant le retour de l'ingénieur, il s'occupa des mouflons et des chèvres, qui semblaient éprouver un certain malaise devant ces premiers symptômes d'une éruption.

Cependant, Cyrus Smith, s'étant aventuré sur la crête des contreforts de l'est, tourna le creek rouge et arriva à l'endroit où ses compagnons et lui avaient découvert une source sulfureuse, lors de leur première exploration.

Les choses avaient bien changé! Au lieu d'une seule colonne de fumée, il en compta treize qui fusaient hors de terre, comme si elles eussent été violemment poussées par quelque piston. Il était évident que l'écorce terrestre subissait en ce point du globe une pression effroyable. L'atmosphère était saturée de gaz sulfureux, d'hydrogène, d'acide carbonique, mêlés à des vapeurs aqueuses. Cyrus Smith sentait frémir ces tufs volcaniques dont la plaine était semée, et qui n'étaient que des cendres pulvérulentes dont le temps avait fait des blocs durs, mais il ne vit encore aucune trace de laves nouvelles.

C'est ce que l'ingénieur put constater plus complètement, quand il observa tout le revers septentrional du mont Franklin. Des tourbillons de fumée et de flammes s'échappaient du cratère; une grêle de scories tombait sur le sol; mais aucun épanchement lavique ne s'opérait par le goulot du cratère, ce qui prouvait que le niveau des matières volcaniques n'avait pas encore atteint l'orifice supérieur de la cheminée centrale.

«Et j'aimerais mieux que cela fût! Se dit Cyrus Smith. Au moins je serais certain que les laves ont repris leur route accoutumée. Qui sait si elles ne se déverseront pas par quelque nouvelle bouche? Mais là n'est pas le danger! Le capitaine Nemo l'a bien pressenti! Non! Le danger n'est pas là!»

Cyrus Smith s'avança jusqu'à l'énorme chaussée dont le prolongement encadrait l'étroit golfe du requin. Il put donc examiner suffisamment de ce côté les anciennes zébrures des laves. Il n'y avait pas doute pour lui que la dernière éruption ne remontât à une époque très éloignée.

Alors il revint sur ses pas, prêtant l'oreille aux roulements souterrains qui se propageaient comme un tonnerre continu, et sur lequel se détachaient d'éclatantes détonations. À neuf heures du matin, il était de retour au corral.

Ayrton l'attendait.

«Les animaux sont pourvus, Monsieur Smith, dit Ayrton.

— Bien, Ayrton.

— Ils semblent inquiets, Monsieur Smith.

— Oui, l'instinct parle en eux, et l'instinct ne trompe pas.

— Quand vous voudrez...

— Prenez un fanal et un briquet, Ayrton, répondit l'ingénieur, et partons.»

Ayrton fit ce qui lui était commandé. Les onaggas, dételés, erraient dans le corral. La porte fut fermée extérieurement, et Cyrus Smith, précédant Ayrton, prit, vers l'ouest, l'étroit sentier qui conduisait à la côte.

Tous deux marchaient sur un sol ouaté par les matières pulvérulentes tombées du nuage. Aucun quadrupède n'apparaissait sous bois. Les oiseaux eux-mêmes avaient fui. Quelquefois, une brise qui passait soulevait la couche de cendre, et les deux colons, pris dans un tourbillon opaque, ne se voyaient plus. Ils avaient soin alors d'appliquer un mouchoir sur leurs yeux et leur bouche, car ils couraient le risque d'être aveuglés et étouffés.

Cyrus Smith et Ayrton ne pouvaient, dans ces conditions, marcher rapidement. En outre, l'air était lourd, comme si son oxygène eût été en partie brûlé et qu'il fût devenu impropre à la respiration.

Tous les cent pas, il fallait s'arrêter et reprendre haleine. Il était donc plus de dix heures, quand l'ingénieur et son compagnon atteignirent la crête de cet énorme entassement de roches basaltiques et porphyritiques qui formait la côte nord-ouest de l'île.

Ayrton et Cyrus Smith commencèrent à descendre cette côte abrupte, en suivant à peu près le chemin détestable qui, pendant cette nuit d'orage, les avait conduits à la crypte Dakkar. En plein jour, cette descente fut moins périlleuse, et, d'ailleurs, la couche de cendres, recouvrant le poli des roches, permettait d'assurer plus solidement le pied sur leurs surfaces déclives.

L'épaulement qui prolongeait le rivage, à une hauteur de quarante pieds environ, fut bientôt atteint. Cyrus Smith se rappelait que cet épaulement s'abaissait par une pente douce, jusqu'au niveau de la mer. Quoique la marée fût basse en ce moment, aucune grève ne découvrait, et les lames, salies par la poussière volcanique, venaient directement battre les basaltes du littoral.

Cyrus Smith et Ayrton retrouvèrent sans peine l'ouverture de la crypte Dakkar, et ils s'arrêtèrent sous la dernière roche, qui formait le palier inférieur de l'épaulement.

«Le canot de tôle doit être là? dit l'ingénieur.

— Il y est, Monsieur Smith, répondit Ayrton, attirant à lui la légère embarcation, qui était abritée sous la voussure de l'arcade.

— Embarquons, Ayrton.»

Les deux colons s'embarquèrent dans le canot. Une légère ondulation des lames l'engagea plus profondément sous le cintre très surbaissé de la crypte, et là, Ayrton, après avoir battu le briquet, alluma le fanal. Puis, il saisit les deux avirons, et le fanal ayant été posé sur l'étrave du canot, de manière à projeter ses rayons en avant, Cyrus Smith prit la barre et se dirigea au milieu des ténèbres de la crypte.

Le Nautilus n'était plus là pour embraser de ses feux cette sombre caverne. Peut-être l'irradiation électrique, toujours nourrie par son foyer puissant, se propageait-elle encore au fond des eaux, mais aucun éclat ne sortait de l'abîme, où reposait le capitaine Nemo.

La lumière du fanal, quoique insuffisante, permit cependant à l'ingénieur de s'avancer, en suivant la paroi de droite de la crypte. Un silence sépulcral régnait sous cette voûte, du moins, dans sa portion antérieure, car bientôt Cyrus Smith entendit distinctement les grondements qui se dégageaient des entrailles de la montagne.

«C'est le volcan», dit-il.

Bientôt, avec ce bruit, les combinaisons chimiques se trahirent par une vive odeur, et des vapeurs sulfureuses saisirent à la gorge l'ingénieur et son compagnon.

«Voilà ce que craignait le capitaine Nemo! murmura Cyrus Smith, dont la figure pâlit légèrement. Il faut pourtant aller jusqu'au bout.

— Allons!» répondit Ayrton, qui se courba sur ses avirons et poussa le canot vers le chevet de la crypte.

Vingt-cinq minutes après avoir franchi l'ouverture, le canot arrivait à la paroi terminale et s'arrêtait.

Cyrus Smith, montant alors sur son banc, promena le fanal sur les diverses parties de la paroi, qui séparait la crypte de la cheminée centrale du volcan. Quelle était l'épaisseur de cette paroi?

Était-elle de cent pieds ou de dix, on n'eût pu le dire. Mais les bruits souterrains étaient trop perceptibles pour qu'elle fût bien épaisse.

L'ingénieur, après avoir exploré la muraille suivant une ligne horizontale, fixa le fanal à l'extrémité d'un aviron, et il le promena de nouveau à une plus grande hauteur sur la paroi basaltique.

Là, par des fentes à peine visibles, à travers les prismes mal joints, transpirait une fumée âcre, qui infectait l'atmosphère de la caverne. Des fractures zébraient la muraille, et quelques-unes, plus vivement dessinées, s'abaissaient jusqu'à deux ou trois pieds seulement des eaux de la crypte.

Cyrus Smith resta d'abord pensif. Puis, il murmura encore ces paroles:

«Oui! Le capitaine avait raison! Là est le danger, et un danger terrible!»

Ayrton ne dit rien, mais, sur un signe de Cyrus Smith, il reprit ses avirons, et, une demi-heure après, l'ingénieur et lui sortaient de la crypte Dakkar.

CHAPITRE XIX

Le lendemain matin, 8 janvier, après une journée et une nuit passées au corral, toutes choses étant en état, Cyrus Smith et Ayrton rentraient à Granite-House. Aussitôt, l'ingénieur rassembla ses compagnons, et il leur apprit que l'île Lincoln courait un immense danger, qu'aucune puissance humaine ne pouvait conjurer.

«Mes amis, dit-il, — et sa voix décelait une émotion profonde, — l'île Lincoln n'est pas de celles qui doivent durer autant que le globe lui-même. Elle est vouée à une destruction plus ou moins prochaine, dont la cause est en elle, et à laquelle rien ne pourra la soustraire!»

Les colons se regardèrent et regardèrent l'ingénieur.

Ils ne pouvaient le comprendre.

«Expliquez-vous, Cyrus! dit Gédéon Spilett.

— Je m'explique, répondit Cyrus Smith, ou plutôt, je ne ferai que vous transmettre l'explication que, pendant nos quelques minutes d'entretien secret, m'a donnée le capitaine Nemo.

— Le capitaine Nemo! s'écrièrent les colons.

— Oui, et c'est le dernier service qu'il a voulu nous rendre avant de mourir!

— Le dernier service! s'écria Pencroff! Le dernier service! Vous verrez que, tout mort qu'il est, il nous en rendra d'autres encore!

— Mais que vous a dit le capitaine Nemo? demanda le reporter.

— Sachez-le donc, mes amis, répondit l'ingénieur. L'île Lincoln n'est pas dans les conditions où sont les autres îles du Pacifique, et une disposition particulière que m'a fait connaître le capitaine Nemo doit amener tôt ou tard la dislocation de sa charpente sous-marine.

— Une dislocation! L'île Lincoln! Allons donc! s'écria Pencroff, qui, malgré tout le respect qu'il avait pour Cyrus Smith, ne put s'empêcher de hausser les épaules.

— Écoutez-moi, Pencroff, reprit l'ingénieur. Voici ce qu'avait constaté le capitaine Nemo, et ce que j'ai constaté moi-même, hier, pendant l'exploration que j'ai faite à la crypte Dakkar. Cette crypte se prolonge sous l'île jusqu'au volcan, et elle n'est séparée de la cheminée centrale que par la paroi qui en ferme le chevet. Or, cette paroi est sillonnée de fractures et de fentes qui laissent déjà passer les gaz sulfureux développés à l'intérieur du volcan.

— Eh bien? demanda Pencroff, dont le front se plissait violemment.

— Eh bien, j'ai reconnu que ces fractures s'agrandissaient sous la pression intérieure, que la muraille de basalte se fendait peu à peu, et que, dans un temps plus ou moins court, elle livrerait passage aux eaux de la mer dont la caverne est remplie.

— Bon! répliqua Pencroff, qui essaya de plaisanter encore une fois. La mer éteindra le volcan, et tout sera fini!

— Oui, tout sera fini! répondit Cyrus Smith. Le jour où la mer se précipitera à travers la paroi et pénétrera par la cheminée centrale jusque dans les entrailles de l'île, où bouillonnent les matières éruptives, ce jour-là, Pencroff, l'île Lincoln sautera comme sauterait la Sicile si la Méditerranée se précipitait dans l'Etna!»

Les colons ne répondirent rien à cette phrase si affirmative de l'ingénieur. Ils avaient compris quel danger les menaçait.

Il faut dire, d'ailleurs, que Cyrus Smith n'exagérait en aucune façon. Bien des gens ont déjà eu l'idée qu'on pourrait peut-être éteindre les volcans, qui, presque tous, s'élèvent sur les bords de la mer ou des lacs, en ouvrant passage à leurs eaux. Mais ils ne savaient pas qu'on se fût exposé ainsi à faire sauter une partie du globe, comme une chaudière dont la vapeur est subitement tendue par un coup de feu. L'eau, se précipitant dans un milieu clos dont la température peut être évaluée à des milliers de degrés, se vaporiserait avec une si soudaine énergie, qu'aucune enveloppe n'y pourrait résister.

Il n'était donc pas douteux que l'île, menacée d'une dislocation effroyable et prochaine, ne durerait que tant que la paroi de la crypte Dakkar durerait elle-même. Ce n'était même pas une question de mois, ni de semaines, mais une question de jours, d'heures peut-être!

Le premier sentiment des colons fut une douleur profonde! Ils ne songèrent pas au péril qui les menaçait directement, mais à la destruction de ce sol qui leur avait donné asile, de cette île qu'ils avaient fécondée, de cette île qu'ils aimaient, qu'ils voulaient rendre si florissante un jour!

Tant de fatigues inutilement dépensées, tant de travaux perdus!

Pencroff ne put retenir une grosse larme qui glissa sur sa joue, et qu'il ne chercha point à cacher.

La conversation continua pendant quelque temps encore. Les chances auxquelles les colons pouvaient encore se rattacher furent discutées; mais, pour conclure, on reconnut qu'il n'y avait pas une heure à perdre, que la construction et l'aménagement du navire devaient être poussés avec une prodigieuse activité, et que là, maintenant, était la seule chance de salut pour les habitants de l'île Lincoln!

Tous les bras furent donc requis. À quoi eût servi désormais de moissonner, de récolter, de chasser, d'accroître les réserves de Granite-House? Ce que contenaient encore le magasin et les offices suffirait, et au delà, à approvisionner le navire pour une traversée, si longue qu'elle pût être! Ce qu'il fallait, c'était qu'il fût à la disposition des colons avant l'accomplissement de l'inévitable catastrophe.

Les travaux furent repris avec une fiévreuse ardeur. Vers le 23 janvier, le navire était à demi bordé. Jusqu'alors, aucune modification ne s'était produite à la cime du volcan. C'était toujours des vapeurs, des fumées mêlées de flammes et traversées de pierres incandescentes, qui s'échappaient du cratère. Mais, pendant la nuit du 23 au 24, sous l'effort des laves, qui arrivèrent au niveau du premier étage du volcan, celui-ci fut décoiffé du cône qui formait chapeau. Un bruit effroyable retentit. Les colons crurent d'abord que l'île se disloquait. Ils se précipitèrent hors de Granite-House.

Il était environ deux heures du matin.

Le ciel était en feu. Le cône supérieur — un massif haut de mille pieds, pesant des milliards de livres — avait été précipité sur l'île, dont le sol trembla.

Heureusement, ce cône inclinait du côté du nord, et il tomba sur la plaine de sables et de tufs qui s'étendait entre le volcan et la mer. Le cratère, largement ouvert alors, projetait vers le ciel une si intense lumière, que, par le simple effet de la réverbération, l'atmosphère semblait être incandescente. En même temps, un torrent de laves, se gonflant à la nouvelle cime, s'épanchait en longues cascades, comme l'eau qui s'échappe d'une vasque trop pleine, et mille serpents de feu rampaient sur les talus du volcan.

«Le corral! Le corral!» s'écria Ayrton.

C'était, en effet, vers le corral que se portaient les laves, par suite de l'orientation du nouveau cratère, et, conséquemment, c'étaient les parties fertiles de l'île, les sources du creek rouge, les bois de jacamar qui étaient menacés d'une destruction immédiate. Au cri d'Ayrton, les colons s'étaient précipités vers l'étable des onaggas. Le chariot avait été attelé. Tous n'avaient qu'une pensée! Courir au corral et mettre en liberté les animaux qu'il renfermait.

Avant trois heures du matin, ils étaient arrivés au corral. D'effroyables hurlements indiquaient assez quelle épouvante terrifiait les mouflons et les chèvres. Déjà un torrent de matières incandescentes, de minéraux liquéfiés, tombait du contrefort sur la prairie et rongeait ce côté de la palissade. La porte fut brusquement ouverte par Ayrton, et les animaux, affolés, s'échappèrent en toutes directions. Une heure après, la lave bouillonnante emplissait le corral, volatilisait l'eau du petit rio qui le traversait, incendiait l'habitation, qui flamba comme un chaume, et dévorait jusqu'au dernier poteau l'enceinte palissadée. Du corral il ne restait plus rien!

Les colons avaient voulu lutter contre cet envahissement, ils l'avaient essayé, mais follement et inutilement, car l'homme est désarmé devant ces grands cataclysmes.

Le jour était venu, — 24 janvier. — Cyrus Smith et ses compagnons, avant de revenir à Granite-House, voulurent observer la direction définitive qu'allait prendre cette inondation de laves. La pente générale du sol s'abaissait du mont Franklin à la côte est, et il était à craindre que, malgré les bois épais de Jacamar, le torrent ne se propageât jusqu'au plateau de Grande-vue.

«Le lac nous couvrira, dit Gédéon Spilett.

— Je l'espère!» répondit Cyrus Smith, et ce fut là toute sa réponse.

Les colons auraient voulu s'avancer jusqu'à la plaine sur laquelle s'était abattu le cône supérieur du mont Franklin, mais les laves leur barraient alors le passage. Elles suivaient, d'une part, la vallée du creek rouge, et, de l'autre, la vallée de la rivière de la chute, en vaporisant ces deux cours d'eau sur leur passage. Il n'y avait aucune possibilité de traverser ce torrent; il fallait, au contraire, reculer devant lui. Le volcan, découronné, n'était plus reconnaissable. Une sorte de table rase le terminait alors et remplaçait l'ancien cratère. Deux égueulements, creusés à ses bords sud et est, versaient incessamment les laves, qui formaient ainsi deux courants distincts. Au-dessus du nouveau cratère, un nuage de fumée et de cendres se confondait avec les vapeurs du ciel, amassées au-dessus de l'île. De grands coups de tonnerre éclataient et se confondaient avec les grondements de la montagne. De sa bouche s'échappaient des roches ignées qui, projetées à plus de mille pieds, éclataient dans la nue et se dispersaient comme une mitraille. Le ciel répondait à coups d'éclairs à l'éruption volcanique.

Vers sept heures du matin, la position n'était plus tenable pour les colons, qui s'étaient réfugiés à la lisière du bois de jacamar. Non seulement les projectiles commençaient à pleuvoir autour d'eux, mais les laves, débordant du lit du creek rouge, menaçaient de couper la route du corral. Les premiers rangs d'arbres prirent feu, et leur sève, subitement transformée en vapeur, les fit éclater comme des boîtes d'artifice, tandis que d'autres, moins humides, restèrent intacts au milieu de l'inondation.

Les colons avaient repris la route du corral. Ils marchaient lentement, à reculons pour ainsi dire.

Mais, par suite de l'inclinaison du sol, le torrent gagnait rapidement dans l'est, et, dès que les couches inférieures des laves s'étaient durcies, d'autres nappes bouillonnantes les recouvraient aussitôt.

Cependant, le principal courant de la vallée du creek rouge devenait de plus en plus menaçant. Toute cette partie de la forêt était embrasée, et d'énormes volutes de fumée roulaient au-dessus des arbres, dont le pied crépitait déjà dans la lave.

Les colons s'arrêtèrent près du lac, à un demi-mille de l'embouchure du creek rouge. Une question de vie ou de mort allait se décider pour eux.

Cyrus Smith habitué à chiffrer les situations graves, et sachant qu'il s'adressait à des hommes capables d'entendre la vérité, quelle qu'elle fût, dit alors:

«Ou le lac arrêtera ce courant, et une partie de l'île sera préservée d'une dévastation complète, ou le courant envahira les forêts du Far-West, et pas un arbre, pas une plante ne restera à la surface du sol. Nous n'aurons plus en perspective sur ces rocs dénudés qu'une mort que l'explosion de l'île ne nous fera pas attendre!

— Alors, s'écria Pencroff, en se croisant les bras et en frappant la terre du pied, inutile de travailler au bateau, n'est-ce pas?

— Pencroff, répondit Cyrus Smith, il faut faire son devoir jusqu'au bout!»

En ce moment, le fleuve de laves, après s'être frayé un passage à travers ces beaux arbres qu'il dévorait, arriva à la limite du lac. Là existait un certain exhaussement du sol qui, s'il eût été plus considérable, eût peut-être suffi à contenir le torrent.

«À l'œuvre!» s'écria Cyrus Smith.

La pensée de l'ingénieur fut aussitôt comprise.

Ce torrent, il fallait l'endiguer, pour ainsi dire, et l'obliger ainsi à se déverser dans le lac.

Les colons coururent au chantier. Ils en rapportèrent des pelles, des pioches, des haches, et là, au moyen de terrassements et d'arbres abattus, ils parvinrent, en quelques heures, à élever une digue haute de trois pieds sur quelques centaines de pas de longueur. Il leur semblait, quand ils eurent fini, qu'ils n'avaient travaillé que quelques minutes à peine!

Il était temps. Les matières liquéfiées atteignirent presque aussitôt la partie inférieure de l'épaulement. Le fleuve se gonfla comme une rivière en pleine crue qui cherche à déborder et menaça de dépasser le seul obstacle qui pût l'empêcher d'envahir tout le Far-West... Mais la digue parvint à le contenir, et, après une minute d'hésitation qui fut terrible, il se précipita dans le lac Grant par une chute haute de vingt pieds.

Les colons, haletants, sans faire un geste, sans prononcer une parole, regardèrent alors cette lutte des deux éléments. Quel spectacle que ce combat entre l'eau et le feu! Quelle plume pourrait décrire cette scène d'une merveilleuse horreur, et quel pinceau la pourrait peindre? L'eau sifflait en s'évaporant au contact des laves bouillonnantes. Les vapeurs, projetées dans l'air, tourbillonnaient à une incommensurable hauteur, comme si les soupapes d'une immense chaudière eussent été subitement ouvertes.

Mais, si considérable que fût la masse d'eau contenue dans le lac, elle devait finir par être absorbée, puisqu'elle ne se renouvelait pas, tandis que le torrent, s'alimentant à une source inépuisable, roulait sans cesse de nouveaux flots de matières incandescentes.

Les premières laves qui tombèrent dans le lac se solidifièrent immédiatement et s'accumulèrent de manière à émerger bientôt. À leur surface glissèrent d'autres laves qui se firent pierres à leur tour, mais en gagnant vers le centre. Une jetée se forma de la sorte et menaça de combler le lac, qui ne pouvait déborder, car le trop-plein de ses eaux se dépensait en vapeurs. Sifflements et grésillements déchiraient l'air avec un bruit assourdissant, et les buées, entraînées par le vent, retombaient en pluie sur la mer. La jetée s'allongeait, et les blocs de laves solidifiées s'entassaient les uns sur les autres. Là où s'étendaient autrefois des eaux paisibles apparaissait un énorme entassement de rocs fumants, comme si un soulèvement du sol eût fait surgir des milliers d'écueils. Que l'on suppose ces eaux bouleversées pendant un ouragan, puis subitement solidifiées par un froid de vingt degrés, et on aura l'aspect du lac, trois heures après que l'irrésistible torrent y eut fait irruption.

Cette fois, l'eau devait être vaincue par le feu.

Cependant, ce fut une circonstance heureuse pour les colons, que l'épanchement lavique eût été dirigé vers le lac Grant. Ils avaient devant eux quelques jours de répit. Le plateau de Grande-vue, Granite-House et le chantier de construction étaient momentanément préservés. Or, ces quelques jours, il fallait les employer à border le navire et à le calfater avec soin. Puis, on le lancerait à la mer et on s'y réfugierait, quitte à le gréer, quand il reposerait dans son élément. Avec la crainte de l'explosion qui menaçait de détruire l'île, il n'y avait plus aucune sécurité à demeurer à terre. Cette retraite de Granite-House, si sûre jusqu'alors, pouvait à chaque minute refermer ses parois de granit!

Pendant les six jours qui suivirent, du 25 au 30 janvier, les colons travaillèrent au navire autant que vingt hommes eussent pu le faire. À peine prenaient-ils quelque repos, et l'éclat des flammes qui jaillissaient du cratère leur permettait de continuer nuit et jour. L'épanchement volcanique se faisait toujours, mais peut-être avec moins d'abondance. Ce fut heureux, car le lac Grant était presque entièrement comblé, et si de nouvelles laves eussent glissé à la surface des anciennes, elles se fussent inévitablement répandues sur le plateau de Grande-vue, et de là sur la grève.

Mais si de ce côté l'île était en partie protégée, il n'en était pas ainsi de sa portion occidentale. En effet, le second courant de laves qui avait suivi la vallée de la rivière de la chute, vallée large, dont les terrains se déprimaient de chaque côté du creek, ne devait trouver aucun obstacle. Le liquide incandescent s'était donc répandu à travers la forêt de Far-West. À cette époque de l'année où les essences étaient desséchées par une chaleur torride, la forêt prit feu instantanément, de telle sorte que l'incendie se propagea à la fois par la base des troncs et par les hautes ramures dont l'entrelacement aidait aux progrès de la conflagration. Il semblait même que le courant de flamme se déchaînât plus vite à la cime des arbres que le courant de laves à leur pied.

Il arriva, alors, que les animaux, affolés, fauves ou autres, jaguars, sangliers, cabiais, koulas, gibier de poil et de plume, se réfugièrent du côté de la Mercy et dans le marais des tadornes, au delà de la route de port-ballon. Mais les colons étaient trop occupés de leur besogne, pour faire attention même aux plus redoutables de ces animaux. Ils avaient, d'ailleurs, abandonné Granite-House, ils n'avaient même pas voulu chercher abri dans les cheminées, et ils campaient sous une tente, près de l'embouchure de la Mercy.

Chaque jour, Cyrus Smith et Gédéon Spilett montaient au plateau de Grande-vue. Quelquefois Harbert les accompagnait, jamais Pencroff, qui ne voulait pas voir sous son aspect nouveau l'île si profondément dévastée!

C'était un spectacle désolant, en effet. Toute la partie boisée de l'île était maintenant dénudée. Un seul bouquet d'arbres verts se dressait à l'extrémité de la presqu'île serpentine. Çà et là grimaçaient quelques souches ébranchées et noircies. L'emplacement des forêts détruites était plus aride que le marais des tadornes. L'envahissement des laves avait été complet. Où se développait autrefois cette admirable verdure, le sol n'était plus qu'un sauvage amoncellement de tufs volcaniques. Les vallées de la rivière de la chute et de la Mercy ne versaient plus une seule goutte d'eau à la mer, et les colons n'auraient eu aucun moyen d'apaiser leur soif, si le lac Grant eût été entièrement asséché. Mais, heureusement, sa pointe sud avait été épargnée et formait une sorte d'étang, contenant tout ce qui restait d'eau potable dans l'île. Vers le nord-ouest se dessinaient en âpres et vives arêtes les contreforts du volcan, qui figuraient une griffe gigantesque appliquée sur le sol. Quel spectacle douloureux, quel aspect épouvantable, et quels regrets pour ces colons, qui, d'un domaine fertile, couvert de forêts, arrosé de cours d'eau, enrichi de récoltes, se trouvaient en un instant transportés sur un roc dévasté, sur lequel, sans leurs réserves, ils n'eussent pas même trouvé à vivre!

«Cela brise le cœur! dit un jour Gédéon Spilett.

— Oui, Spilett, répondit l'ingénieur. Que le ciel nous donne le temps d'achever ce bâtiment, maintenant notre seul refuge!

— Ne trouvez-vous pas, Cyrus, que le volcan semble vouloir se calmer? Il vomit encore des laves, mais moins abondamment, si je ne me trompe!

— Peu importe, répondit Cyrus Smith. Le feu est toujours ardent dans les entrailles de la montagne, et la mer peut s'y précipiter d'un instant à l'autre. Nous sommes dans la situation de passagers dont le navire est dévoré par un incendie qu'ils ne peuvent éteindre, et qui savent que tôt ou tard il gagnera la soute aux poudres! Venez, Spilett, venez, et ne perdons pas une heure!»

Pendant huit jours encore, c'est-à-dire jusqu'au 7 février, les laves continuèrent à se répandre, mais l'éruption se maintint dans les limites indiquées.

Cyrus Smith craignait par-dessus tout que les matières liquéfiées ne vinssent à s'épancher sur la grève, et, dans ce cas, le chantier de construction n'eût pas été épargné. Cependant, vers cette époque, les colons sentirent dans la charpente de l'île des vibrations qui les inquiétèrent au plus haut point.

On était au 20 février. Il fallait encore un mois avant que le navire fût en état de prendre la mer.

L'île tiendrait-elle jusque-là? L'intention de Pencroff et de Cyrus Smith était de procéder au lancement du navire dès que sa coque serait suffisamment étanche. Le pont, l'accastillage, l'aménagement intérieur et le gréement se feraient après, mais l'important était que les colons eussent un refuge assuré en dehors de l'île. Peut-être même conviendrait-il de conduire le navire au port-ballon, c'est-à-dire aussi loin que possible du centre éruptif, car, à l'embouchure de la Mercy, entre l'îlot et la muraille de granit, il courait le risque d'être écrasé, en cas de dislocation. Tous les efforts des travailleurs tendirent donc à l'achèvement de la coque.

Ils arrivèrent ainsi au 3 mars, et ils purent compter que l'opération du lancement se ferait dans une dizaine de jours.

L'espoir revint au cœur de ces colons, si éprouvés pendant cette quatrième année de leur séjour à l'île Lincoln! Pencroff, lui-même, parut sortir quelque peu de cette sombre taciturnité dans laquelle l'avaient plongé la ruine et la dévastation de son domaine. Il ne songeait plus alors, il est vrai, qu'à ce navire, sur lequel se concentraient toutes ses espérances.

«Nous l'achèverons, dit-il à l'ingénieur, nous l'achèverons, Monsieur Cyrus, et il est temps, car voici la saison qui s'avance, et nous serons bientôt en plein équinoxe. Eh bien, s'il le faut, on relâchera à l'île Tabor pour y passer l'hiver! Mais l'île Tabor après l'île Lincoln! Ah! Malheur de ma vie! Aurai-je cru jamais voir pareille chose!

— Hâtons-nous!» répondait invariablement l'ingénieur.

Et l'on travaillait sans perdre un instant.

«Mon maître, demanda Nab quelques jours plus tard, si le capitaine Nemo eût encore été vivant, croyez-vous que tout cela serait arrivé?

— Oui, Nab, répondit Cyrus Smith.

— Eh bien, moi, je ne le crois pas! murmura Pencroff à l'oreille de Nab.

— Ni moi!» répondit sérieusement Nab.

Pendant la première semaine de mars, le mont Franklin redevint menaçant. Des milliers de fils de verre, faits de laves fluides, tombèrent comme une pluie sur le sol. Le cratère s'emplit à nouveau de laves qui s'épanchèrent sur tous les revers du volcan. Le torrent courut à la surface des tufs durcis, et il acheva de détruire les maigres squelettes d'arbres qui avaient résisté à la première éruption. Le courant, suivant, cette fois, la rive sud-ouest du lac Grant, se porta au delà du creek glycérine et envahit le plateau de Grande-vue. Ce dernier coup, porté à l'œuvre des colons, fut terrible. Du moulin, des bâtiments de la basse-cour, des étables, il ne resta plus rien. Les volatiles, effarés, disparurent en toutes directions. Top et Jup donnaient des signes du plus grand effroi, et leur instinct les avertissait qu'une catastrophe était prochaine. Bon nombre des animaux de l'île avaient péri pendant la première éruption. Ceux qui avaient survécu ne trouvèrent d'autre refuge que le marais des tadornes, sauf quelques-uns auxquels le plateau de Grande-vue offrit asile. Mais cette dernière retraite leur fut enfin fermée, et le fleuve de laves, débordant l'arête de la muraille granitique, commença à précipiter sur la grève ses cataractes de feu. La sublime horreur de ce spectacle échappe à toute description. Pendant la nuit, on eût dit un Niagara de fonte liquide, avec ses vapeurs incandescentes en haut et ses masses bouillonnantes en bas!

Les colons étaient forcés dans leur dernier retranchement, et, bien que les coutures supérieures du navire ne fussent pas encore calfatées, ils résolurent de le lancer à la mer!

Pencroff et Ayrton procédèrent donc aux préparatifs du lancement, qui devait avoir lieu le lendemain, dans la matinée du 9 mars.

Mais, pendant cette nuit du 8 au 9, une énorme colonne de vapeurs, s'échappant du cratère, monta au milieu de détonations épouvantables à plus de trois mille pieds de hauteur. La paroi de la caverne Dakkar avait évidemment cédé sous la pression des gaz, et la mer, se précipitant par la cheminée centrale dans le gouffre ignivome, se vaporisa soudain. Mais le cratère ne put donner une issue suffisante à ces vapeurs. Une explosion, qu'on eût entendue à cent milles de distance, ébranla les couches de l'air. Des morceaux de montagnes retombèrent dans le Pacifique, et, en quelques minutes, l'océan recouvrait la place où avait été l'île Lincoln.

CHAPITRE XX

Un roc isolé, long de trente pieds, large de quinze, émergeant de dix à peine, tel était le seul point solide que n'eussent pas envahi les flots du Pacifique.

C'était tout ce qui restait du massif de Granite-House! La muraille avait été culbutée, puis disloquée, et quelques-unes des roches de la grande salle s'étaient amoncelées de manière à former ce point culminant. Tout avait disparu dans l'abîme autour de lui: le cône inférieur du mont Franklin, déchiré par l'explosion, les mâchoires laviques du golfe du requin, le plateau de Grande-vue, l'îlot du salut, les granits de port-ballon, les basaltes de la crypte Dakkar, la longue presqu'île serpentine, si éloignée cependant du centre éruptif! De l'île Lincoln, on ne voyait plus que cet étroit rocher qui servait alors de refuge aux six colons et à leur chien Top.

Les animaux avaient également péri dans la catastrophe, les oiseaux aussi bien que les autres représentants de la faune de l'île, tous écrasés ou noyés, et le malheureux Jup lui-même avait, hélas! trouvé la mort dans quelque crevasse du sol!

Si Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, Ayrton avaient survécu, c'est que, réunis alors sous leur tente, ils avaient été précipités à la mer, au moment où les débris de l'île pleuvaient de toutes parts.

Lorsqu'ils revinrent à la surface, ils ne virent plus, à une demi-encablure, que cet amas de roches, vers lequel ils nagèrent, et sur lequel ils prirent pied.

C'était sur ce roc nu qu'ils vivaient depuis neuf jours! Quelques provisions retirées avant la catastrophe du magasin de Granite-House, un peu d'eau douce que la pluie avait versée dans un creux de roche, voilà tout ce que les infortunés possédaient. Leur dernier espoir, leur navire, avait été brisé. Ils n'avaient aucun moyen de quitter ce récif. Pas de feu ni de quoi en faire. Ils étaient destinés à périr!

Ce jour-là, 18 mars, il ne leur restait plus de conserves que pour deux jours, bien qu'ils n'eussent consommé que le strict nécessaire. Toute leur science, toute leur intelligence ne pouvait rien dans cette situation. Ils étaient uniquement entre les mains de Dieu.

Cyrus Smith était calme. Gédéon Spilett, plus nerveux, et Pencroff, en proie à une sourde colère, allaient et venaient sur ce roc. Harbert ne quittait pas l'ingénieur, et le regardait, comme pour lui demander un secours que celui-ci ne pouvait apporter. Nab et Ayrton étaient résignés à leur sort.

«Ah! Misère! Misère! répétait souvent Pencroff! Si nous avions, ne fût-ce qu'une coquille de noix, pour nous conduire à l'île Tabor! Mais rien, rien!

— Le capitaine Nemo a bien fait de mourir!» dit une fois Nab.

Pendant les cinq jours qui suivirent, Cyrus Smith et ses malheureux compagnons vécurent avec la plus extrême parcimonie, ne mangeant juste que ce qu'il fallait pour ne pas succomber à la faim. Leur affaiblissement était extrême. Harbert et Nab commencèrent à donner quelques signes de délire.

Dans cette situation, pouvaient-ils conserver même une ombre d'espoir? Non! Quelle était leur seule chance? Qu'un navire passât en vue du récif? Mais ils savaient bien, par expérience, que les bâtiments ne visitaient jamais cette portion du Pacifique! Pouvaient-ils compter que, par une coïncidence vraiment providentielle, le yacht écossais vînt précisément à cette époque rechercher Ayrton à l'île Tabor? C'était improbable, et, d'ailleurs, en admettant même qu'il y vînt, comme les colons n'avaient pu déposer une notice indiquant les changements survenus dans la situation d'Ayrton, le commandant du yacht, après avoir fouillé l'îlot sans résultat, reprendrait la mer et regagnerait de plus basses latitudes.

Non! Ils ne pouvaient conserver aucune espérance d'être sauvés, et une horrible mort, la mort par la faim et par la soif, les attendait sur ce roc!

Et, déjà, ils étaient étendus sur ce roc, inanimés, n'ayant plus la conscience de ce qui se passait autour d'eux. Seul, Ayrton, par un suprême effort, relevait encore la tête et jetait un regard désespéré sur cette mer déserte!...

Mais voilà que, dans la matinée du 24 mars, les bras d'Ayrton s'étendirent vers un point de l'espace, il se releva, à genoux d'abord, puis debout, sa main sembla faire un signal... un navire était en vue de l'île! Ce navire ne courait point la mer à l'aventure. Le récif était pour lui un but vers lequel il se dirigeait en droite ligne, en forçant sa vapeur, et les infortunés l'auraient aperçu depuis plusieurs heures déjà, s'ils avaient encore eu la force d'observer l'horizon!

«Le Duncan!» murmura Ayrton, et il retomba sans mouvement.

Lorsque Cyrus Smith et ses compagnons eurent repris connaissance, grâce aux soins dont ils furent comblés, ils se trouvaient dans la chambre d'un steamer, sans pouvoir comprendre comment ils avaient échappé à la mort. Un mot d'Ayrton suffit à leur tout apprendre.

«Le Duncan! murmura-t-il.

— Le Duncan!» répondit Cyrus Smith.

Et, levant les bras vers le ciel, il s'écria:

«Ah! Dieu tout-puissant! Tu as donc voulu que nous fussions sauvés!»

C'était le Duncan, en effet, le yacht de lord Glenarvan, alors commandé par Robert, le fils du capitaine Grant, qui avait été expédié à l'île Tabor pour y chercher Ayrton et le rapatrier après douze ans d'expiation!...

Les colons étaient sauvés, ils étaient déjà sur le chemin du retour!

«Capitaine Robert, demanda Cyrus Smith, qui donc a pu vous donner la pensée, après avoir quitté l'île Tabor, où vous n'aviez plus trouvé Ayrton, de faire route à cent milles de là dans le nord-est?

— Monsieur Smith, répondit Robert Grant, c'était pour aller chercher, non seulement Ayrton, mais vos compagnons et vous!

— Mes compagnons et moi?

— Sans doute! à l'île Lincoln!

— L'île Lincoln! s'écrièrent à la fois Gédéon Spilett, Harbert, Nab et Pencroff, au dernier degré de l'étonnement.

— Comment connaissez-vous l'île Lincoln? demanda Cyrus Smith, puisque cette île n'est même pas portée sur les cartes?

— Je l'ai connue par la notice que vous aviez laissée à l'île Tabor, répondit Robert Grant.

— Une notice? s'écria Gédéon Spilett.

— Sans doute, et la voici, répondit Robert Grant, en présentant un document qui indiquait en longitude et en latitude la situation de l'île Lincoln, «résidence actuelle d'Ayrton et de cinq colons américains.»

— Le capitaine Nemo!... dit Cyrus Smith, après avoir lu la notice et reconnu qu'elle était de la même main qui avait écrit le document trouvé au corral!

— Ah! dit Pencroff, c'était donc lui qui avait pris notre Bonadventure, lui qui s'était hasardé, seul, jusqu'à l'île Tabor!...

— Pour y déposer cette notice! répondit Harbert.

— J'avais donc bien raison de dire, s'écria le marin, que, même après sa mort, le capitaine nous rendrait encore un dernier service!

— Mes amis, dit Cyrus Smith d'une voix profondément émue, que le dieu de toutes les miséricordes reçoive l'âme du capitaine Nemo, notre sauveur!»

Les colons s'étaient découverts à cette dernière phrase de Cyrus Smith et murmuraient le nom du capitaine. En ce moment, Ayrton, s'approchant de l'ingénieur, lui dit simplement:

«Où faut-il déposer ce coffret!»

C'était le coffret qu'Ayrton avait sauvé au péril de sa vie, au moment où l'île s'engloutissait, et qu'il venait fidèlement remettre à l'ingénieur.

«Ayrton! Ayrton!» dit Cyrus Smith avec une émotion profonde.

Puis, s'adressant à Robert Grant:

«Monsieur, ajouta-t-il, où vous aviez laissé un coupable, vous retrouvez un homme que l'expiation a refait honnête, et auquel je suis fier de donner la main!»

Robert Grant fut mis alors au courant de cette étrange histoire du capitaine Nemo et des colons de l'île Lincoln. Puis, relèvement fait de ce qui restait de cet écueil qui devait désormais figurer sur les cartes du Pacifique, il donna l'ordre de virer de bord.

Quinze jours après, les colons débarquaient en Amérique, et ils retrouvaient leur patrie pacifiée, après cette terrible guerre qui avait amené le triomphe de la justice et du droit. Des richesses contenues dans le coffret légué par le capitaine Nemo aux colons de l'île Lincoln, la plus grande partie fut employée à l'acquisition d'un vaste domaine dans l'état d'Iowa. Une seule perle, la plus belle, fut distraite de ce trésor et envoyée à lady Glenarvan, au nom des naufragés rapatriés par le Duncan.

Là, sur ce domaine, les colons appelèrent au travail, c'est-à-dire à la fortune et au bonheur, tous ceux auxquels ils avaient compté offrir l'hospitalité de l'île Lincoln. Là fut fondée une vaste colonie à laquelle ils donnèrent le nom de l'île disparue dans les profondeurs du Pacifique. Il s'y trouvait une rivière qui fut appelée la Mercy, une montagne qui prit le nom de Franklin, un petit lac qui fut le lac Grant, des forêts qui devinrent les forêts du Far-West. C'était comme une île en terre ferme.

Là, sous la main intelligente de l'ingénieur et de ses compagnons, tout prospéra. Pas un des anciens colons de l'île Lincoln ne manquait, car ils avaient juré de toujours vivre ensemble, Nab là où était son maître, Ayrton prêt à se sacrifier à toute occasion, Pencroff plus fermier qu'il n'avait jamais été marin, Harbert, dont les études s'achevèrent sous la direction de Cyrus Smith, Gédéon Spilett lui-même, qui fonda le New Lincoln Herald, lequel fut le journal le mieux renseigné du monde entier.

Là, Cyrus Smith et ses compagnons reçurent à plusieurs reprises la visite de lord et de lady Glenarvan, du capitaine John Mangles et de sa femme, sœur de Robert Grant, de Robert Grant lui-même, du major Mac Nabbs, de tous ceux qui avaient été mêlés à la double histoire du capitaine Grant et du capitaine Nemo.

Là, enfin, tous furent heureux, unis dans le présent comme ils l'avaient été dans le passé; mais jamais ils ne devaient oublier cette île, sur laquelle ils étaient arrivés, pauvres et nus, cette île qui, pendant quatre ans, avait suffi à leurs besoins, et dont il ne restait plus qu'un morceau de granit battu par les lames du Pacifique, tombe de celui qui fut le capitaine Nemo!

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