L'île mystérieuse
PARTIE 3
LE SECRET DE L'ÎLE
CHAPITRE I
Depuis deux ans et demi, les naufragés du ballon avaient été jetés sur l'île Lincoln, et jusqu'alors aucune communication n'avait pu s'établir entre eux et leurs semblables. Une fois, le reporter avait tenté de se mettre en rapport avec le monde habité, en confiant à un oiseau cette notice qui contenait le secret de leur situation, mais c'était là une chance sur laquelle il était impossible de compter sérieusement. Seul, Ayrton, et dans les circonstances que l'on sait, était venu s'adjoindre aux membres de la petite colonie. Or, voilà que, ce jour même, — 17 octobre, — d'autres hommes apparaissaient inopinément en vue de l'île, sur cette mer toujours déserte!
On n'en pouvait plus douter! Un navire était là!
Mais passerait-il au large, ou relâcherait-il? Avant quelques heures, les colons sauraient évidemment à quoi s'en tenir.
Cyrus Smith et Harbert, ayant aussitôt appelé Gédéon Spilett, Pencroff et Nab dans la grande salle de Granite-House, les avaient mis au courant de ce qui se passait. Pencroff, saisissant la longue-vue, parcourut rapidement l'horizon, et, s'arrêtant sur le point indiqué, c'est-à-dire sur celui qui avait fait l'imperceptible tache du cliché photographique:
«Mille diables! C'est bien un navire! dit-il d'une voix qui ne dénotait pas une satisfaction extraordinaire.
— Vient-il à nous? demanda Gédéon Spilett.
— Impossible de rien affirmer encore, répondit Pencroff, car sa mâture seule apparaît au-dessus de l'horizon, et on ne voit pas un morceau de sa coque!
— Que faut-il faire? dit le jeune garçon.
— Attendre», répondit Cyrus Smith.
Et, pendant un assez long temps, les colons demeurèrent silencieux, livrés à toutes les pensées, à toutes les émotions, à toutes les craintes, à toutes les espérances que pouvait faire naître en eux cet incident, — le plus grave qui se fût produit depuis leur arrivée sur l'île Lincoln.
Certes, les colons n'étaient pas dans la situation de ces naufragés abandonnés sur un îlot stérile, qui disputent leur misérable existence à une nature marâtre et sont incessamment dévorés de ce besoin de revoir les terres habitées. Pencroff et Nab surtout, qui se trouvaient à la fois si heureux et si riches, n'auraient pas quitté sans regret leur île. Ils étaient faits, d'ailleurs, à cette vie nouvelle, au milieu de ce domaine que leur intelligence avait pour ainsi dire civilisé! Mais enfin, ce navire, c'était, en tout cas, des nouvelles du continent, c'était peut-être un morceau de la patrie qui venait à leur rencontre! Il portait des êtres semblables à eux, et l'on comprendra que leur cœur eût vivement tressailli à sa vue! De temps en temps, Pencroff reprenait la lunette et se postait à la fenêtre. De là, il examinait avec une extrême attention le bâtiment, qui était à une distance de vingt milles dans l'est. Les colons n'avaient donc encore aucun moyen de signaler leur présence. Un pavillon n'eût pas été aperçu; une détonation n'eût pas été entendue; un feu n'aurait pas été visible.
Toutefois, il était certain que l'île, dominée par le mont Franklin, n'avait pu échapper aux regards des vigies du navire. Mais pourquoi ce bâtiment y atterrirait-il? N'était-ce pas un simple hasard qui le poussait sur cette partie du Pacifique, où les cartes ne mentionnaient aucune terre, sauf l'îlot Tabor, qui lui-même était en dehors des routes ordinairement suivies par les longs courriers des archipels polynésiens, de la Nouvelle-Zélande et de la côte américaine?
À cette question que chacun se posait, une réponse fut soudain faite par Harbert.
«Ne serait-ce pas le Duncan?» s'écria-t-il.
Le Duncan, on ne l'a pas oublié, c'était le yacht de lord Glenarvan, qui avait abandonné Ayrton sur l'îlot et qui devait revenir l'y chercher un jour. Or, l'îlot ne se trouvait pas tellement éloigné de l'île Lincoln, qu'un bâtiment, faisant route pour l'un, ne pût arriver à passer en vue de l'autre. Cent cinquante milles seulement les séparaient en longitude, et soixante-quinze milles en latitude.
«Il faut prévenir Ayrton, dit Gédéon Spilett, et le mander immédiatement. Lui seul peut nous dire si c'est là le Duncan.»
Ce fut l'avis de tous, et le reporter, allant à l'appareil télégraphique qui mettait en communication le corral et Granite-House, lança ce télégramme: «Venez en toute hâte.»
Quelques instants après, le timbre résonnait.
«Je viens», répondait Ayrton.
Puis les colons continuèrent d'observer le navire.
«Si c'est le Duncan, dit Harbert, Ayrton le reconnaîtra sans peine, puisqu'il a navigué à son bord pendant un certain temps.
— Et s'il le reconnaît, ajouta Pencroff, cela lui fera une fameuse émotion!
— Oui, répondit Cyrus Smith, mais, maintenant, Ayrton est digne de remonter à bord du Duncan, et fasse le ciel que ce soit, en effet, le yacht de lord Glenarvan, car tout autre navire me semblerait suspect! Ces mers sont mal fréquentées, et je crains toujours pour notre île la visite de quelques pirates malais.
— Nous la défendrions! s'écria Harbert.
— Sans doute, mon enfant, répondit l'ingénieur en souriant, mais mieux vaut ne pas avoir à la défendre.
— Une simple observation, dit Gédéon Spilett. L'île Lincoln est inconnue des navigateurs, puisqu'elle n'est même pas portée sur les cartes les plus récentes. Ne trouvez-vous donc pas, Cyrus, que c'est là un motif pour qu'un navire, se trouvant inopinément en vue de cette terre nouvelle, cherche à la visiter plutôt qu'à la fuir?
— Certes, répondit Pencroff.
— Je le pense aussi, ajouta l'ingénieur. On peut même affirmer que c'est le devoir d'un capitaine de signaler, et par conséquent de venir reconnaître toute terre ou île non encore cataloguée, et l'île Lincoln est dans ce cas.
— Eh bien, dit alors Pencroff, admettons que ce navire atterrisse, qu'il mouille là, à quelques encablures de notre île, que ferons-nous?»
Cette question, brusquement posée, demeura d'abord sans réponse. Mais Cyrus Smith, après avoir réfléchi, répondit de ce ton calme qui lui était ordinaire:
«Ce que nous ferons, mes amis, ce que nous devrons faire, le voici: nous communiquerons avec le navire, nous prendrons passage à son bord, et nous quitterons notre île, après en avoir pris possession au nom des états de l'union. Puis, nous y reviendrons avec tous ceux qui voudront nous suivre pour la coloniser définitivement et doter la république américaine d'une station utile dans cette partie de l'océan Pacifique!
— Hurrah! s'écria Pencroff, et ce ne sera pas un petit cadeau que nous ferons là à notre pays! La colonisation est déjà presque achevée, les noms sont donnés à toutes les parties de l'île, il y a un port naturel, une aiguade, des routes, une ligne télégraphique, un chantier, une usine, et il n'y aura plus qu'à inscrire l'île Lincoln sur les cartes!
— Mais si on nous la prend pendant notre absence? fit observer Gédéon Spilett.
— Mille diables! s'écria le marin, j'y resterai plutôt tout seul pour la garder, et, foi de Pencroff, on ne me la volerait pas comme une montre dans la poche d'un badaud!»
Pendant une heure, il fut impossible de dire d'une façon certaine si le bâtiment signalé faisait ou ne faisait pas route vers l'île Lincoln. Il s'en était rapproché, cependant, mais sous quelle allure naviguait-il? C'est ce que Pencroff ne put reconnaître. Toutefois, comme le vent soufflait du nord-est, il était vraisemblable d'admettre que ce navire naviguait tribord amures. D'ailleurs, la brise était bonne pour le pousser sur les atterrages de l'île, et, par cette mer calme, il ne pouvait craindre de s'en approcher, bien que les sondes n'en fussent pas relevées sur la carte.
Vers quatre heures, — une heure après qu'il avait été mandé, — Ayrton arrivait à Granite-House. Il entra dans la grande salle, en disant:
«À vos ordres, messieurs.»
Cyrus Smith lui tendit la main, ainsi qu'il avait coutume de le faire, et, le conduisant près de la fenêtre:
«Ayrton, lui dit-il, nous vous avons prié de venir pour un motif grave. Un bâtiment est en vue de l'île.»
Ayrton, tout d'abord, pâlit légèrement, et ses yeux se troublèrent un instant. Puis, se penchant en dehors de la fenêtre, il parcourut l'horizon, mais il ne vit rien.
«Prenez cette longue-vue, dit Gédéon Spilett, et regardez bien, Ayrton, car il serait possible que ce navire fût le Duncan, venu dans ces mers pour vous rapatrier.
— Le Duncan! murmura Ayrton. Déjà!»
Ce dernier mot s'échappa comme involontairement des lèvres d'Ayrton, qui laissa tomber sa tête dans ses mains.
Douze ans d'abandon sur un îlot désert ne lui paraissaient donc pas une expiation suffisante? Le coupable repentant ne se sentait-il pas encore pardonné, soit à ses propres yeux, soit aux yeux des autres?
«Non, dit-il, non! Ce ne peut être le Duncan.
— Regardez, Ayrton, dit alors l'ingénieur, car il importe que nous sachions d'avance à quoi nous en tenir.»
Ayrton prit la lunette et la braqua dans la direction indiquée. Pendant quelques minutes, il observa l'horizon sans bouger, sans prononcer une seule parole. Puis:
«En effet, c'est un navire, dit-il, mais je ne crois pas que ce soit le Duncan.
— Pourquoi ne serait-ce pas lui? demanda Gédéon Spilett.
— Parce que le Duncan est un yacht à vapeur, et que je n'aperçois aucune trace de fumée, ni au-dessus, ni auprès de ce bâtiment.
— Peut-être navigue-t-il seulement à la voile? fit observer Pencroff. Le vent est bon pour la route qu'il semble suivre, et il doit avoir intérêt à ménager son charbon, étant si loin de toute terre.
— Il est possible que vous ayez raison, Monsieur Pencroff, répondit Ayrton, et que ce navire ait éteint ses feux. Laissons-le donc rallier la côte, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.»
Cela dit, Ayrton alla s'asseoir dans un coin de la grande salle et y demeura silencieux. Les colons discutèrent encore à propos du navire inconnu, mais sans qu'Ayrton prît part à la discussion.
Tous se trouvaient alors dans une disposition d'esprit qui ne leur eût pas permis de continuer leurs travaux. Gédéon Spilett et Pencroff étaient singulièrement nerveux, allant, venant, ne pouvant tenir en place. Harbert éprouvait plutôt de la curiosité. Nab, seul, conservait son calme habituel.
Son pays n'était-il pas là où était son maître?
Quant à l'ingénieur, il restait absorbé dans ses pensées, et, au fond, il redoutait plutôt qu'il ne désirait l'arrivée de ce navire.
Cependant, le bâtiment s'était un peu rapproché de l'île. La lunette aidant, il avait été possible de reconnaître que c'était un long-courrier, et non un de ces praos malais, dont se servent habituellement les pirates du Pacifique. Il était donc permis de croire que les appréhensions de l'ingénieur ne se justifieraient pas, et que la présence de ce bâtiment dans les eaux de l'île Lincoln ne constituait point un danger pour elle. Pencroff, après une minutieuse attention, crut pouvoir affirmer que ce navire était gréé en brick et qu'il courait obliquement à la côte, tribord amures, sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. Ce qui fut confirmé par Ayrton.
Mais, à continuer sous cette allure, il devait bientôt disparaître derrière la pointe du cap griffe, car il faisait le sud-ouest, et, pour l'observer, il serait alors nécessaire de gagner les hauteurs de la baie Washington, près de port-ballon. Circonstance fâcheuse, car il était déjà cinq heures du soir, et le crépuscule ne tarderait pas à rendre toute observation bien difficile.
«Que ferons-nous, la nuit venue? demanda Gédéon Spilett. Allumerons-nous un feu afin de signaler notre présence sur cette côte?»
C'était là une grave question, et pourtant, quelques pressentiments qu'eût gardés l'ingénieur, elle fut résolue affirmativement. Pendant la nuit, le navire pouvait disparaître, s'éloigner pour jamais, et, ce navire disparu, un autre reviendrait-il dans les eaux de l'île Lincoln? Or, qui pouvait prévoir ce que l'avenir réservait aux colons?
«Oui, dit le reporter, nous devons faire connaître à ce bâtiment, quel qu'il soit, que l'île est habitée. Négliger la chance qui nous est offerte, ce serait nous créer des regrets futurs!»
Il fut donc décidé que Nab et Pencroff se rendraient à port-ballon, et que là, une fois la nuit venue, ils allumeraient un grand feu dont l'éclat attirerait nécessairement l'attention de l'équipage du brick.
Mais, au moment où Nab et le marin se préparaient à quitter Granite-House, le bâtiment changea son allure et laissa porter franchement sur l'île en se dirigeant vers la baie de l'union. C'était un bon marcheur que ce brick, car il s'approcha rapidement.
Nab et Pencroff suspendirent alors leur départ, et la lunette fut mise entre les mains d'Ayrton, afin qu'il pût reconnaître d'une façon définitive si ce navire était ou non le Duncan. Le yacht écossais était, lui aussi, gréé en brick. La question était donc de savoir si une cheminée s'élevait entre les deux mâts du bâtiment observé, qui n'était plus alors qu'à une distance de dix milles.
L'horizon était encore très clair. La vérification fut facile, et Ayrton laissa bientôt retomber sa lunette en disant:
«Ce n'est point le Duncan! ce ne pouvait être lui!...»
Pencroff encadra de nouveau le brick dans le champ de la longue-vue, et il reconnut que ce brick, d'une jauge de trois à quatre cents tonneaux, merveilleusement effilé, hardiment mâté, admirablement taillé pour la marche, devait être un rapide coureur des mers. Mais à quelle nation appartenait-il? Cela était difficile à dire.
«Et cependant, ajouta le marin, un pavillon flotte à sa corne, mais je ne puis en distinguer les couleurs.
— Avant une demi-heure, nous serons fixés à cet égard, répondit le reporter. D'ailleurs, il est bien évident que le capitaine de ce navire a l'intention d'atterrir, et par conséquent, si ce n'est pas aujourd'hui, demain, au plus tard, nous ferons sa connaissance.
— N'importe! dit Pencroff. Mieux vaut savoir à qui on a affaire, et je ne serais pas fâché de reconnaître ses couleurs, à ce particulier-là!»
Et, tout en parlant ainsi, le marin ne quittait pas sa lunette.
Le jour commençait à baisser, et, avec le jour, le vent du large tombait aussi. Le pavillon du brick, moins tendu, s'engageait dans les drisses, et il devenait de plus en plus difficile à observer.
«Ce n'est point là un pavillon américain, disait de temps en temps Pencroff, ni un anglais, dont le rouge se verrait aisément, ni les couleurs françaises ou allemandes, ni le pavillon blanc de la Russie, ni le jaune de l'Espagne... on dirait qu'il est d'une couleur uniforme... voyons... dans ces mers... que trouverions-nous plus communément?... le pavillon chilien? Mais il est tricolore... brésilien? Il est vert... japonais? Il est noir et jaune... tandis que celui-ci...»
En ce moment, une brise tendit le pavillon inconnu.
Ayrton, saisissant la lunette que le marin avait laissé retomber, l'appliqua à son œil, et, d'une voix sourde:
«Le pavillon noir!» s'écria-t-il.
En effet, une sombre étamine se développait à la corne du brick, et c'était à bon droit qu'on pouvait maintenant le tenir pour un navire suspect!
L'ingénieur avait-il donc raison dans ses pressentiments? Était-ce un bâtiment de pirates? Écumait-il ces basses mers du Pacifique, faisant concurrence aux praos malais qui les infestent encore? Que venait-il chercher sur les atterrages de l'île Lincoln? Voyait-il en elle une terre inconnue, ignorée, propre à devenir une receleuse de cargaisons volées? Venait-il demander à ces côtes un port de refuge pour les mois d'hiver? L'honnête domaine des colons était-il destiné à se transformer en un refuge infâme, — sorte de capitale de la piraterie du Pacifique?
Toutes ces idées se présentèrent instinctivement à l'esprit des colons. Il n'y avait pas à douter, d'ailleurs, de la signification qu'il convenait d'attacher à la couleur du pavillon arboré. C'était bien celui des écumeurs de mer! C'était celui que devait porter le Duncan, si les convicts avaient réussi dans leurs criminels projets!
On ne perdit pas de temps à discuter.
«Mes amis, dit Cyrus Smith, peut-être ce navire ne veut-il qu'observer le littoral de l'île? Peut-être son équipage ne débarquera-t-il pas? C'est une chance. Quoi qu'il en soit, nous devons tout faire pour cacher notre présence ici. Le moulin, établi sur le plateau de Grande-vue, est trop facilement reconnaissable. Qu'Ayrton et Nab aillent en démonter les ailes. Dissimulons également, sous des branchages plus épais, les fenêtres de Granite-House. Que tous les feux soient éteints. Que rien enfin ne trahisse la présence de l'homme sur cette île!
— Et notre embarcation? dit Harbert.
— Oh! répondit Pencroff, elle est abritée dans port-ballon, et je défie bien ces gueux-là de l'y trouver!»
Les ordres de l'ingénieur furent immédiatement exécutés. Nab et Ayrton montèrent sur le plateau et prirent les mesures nécessaires pour que tout indice d'habitation fût dissimulé. Pendant qu'ils s'occupaient de cette besogne, leurs compagnons allèrent à la lisière du bois de jacamar et en rapportèrent une grande quantité de branches et de lianes, qui devaient, à une certaine distance, figurer une frondaison naturelle et voiler assez bien les baies de la muraille granitique. En même temps, les munitions et les armes furent disposées de manière à pouvoir être utilisées au premier instant, dans le cas d'une agression inopinée.
Quand toutes ces précautions eurent été prises:
«Mes amis, dit Cyrus Smith, — et on sentait à sa voix qu'il était ému, — si ces misérables veulent s'emparer de l'île Lincoln, nous la défendrons, n'est-ce pas?
— Oui, Cyrus, répondit le reporter, et, s'il le faut, nous mourrons tous pour la défendre!»
L'ingénieur tendit la main à ses compagnons, qui la pressèrent avec effusion.
Seul, Ayrton, demeuré dans son coin, ne s'était pas joint aux colons. Peut-être, lui, l'ancien convict, se sentait-il indigne encore!
Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans l'âme d'Ayrton, et, allant à lui:
«Et vous, Ayrton, lui demanda-t-il, que ferez-vous?
— Mon devoir», répondit Ayrton.
Puis, il alla se poster près de la fenêtre et plongea ses regards à travers le feuillage.
Il était sept heures et demie alors. Le soleil avait disparu depuis vingt minutes environ, en arrière de Granite-House. En conséquence, l'horizon de l'est s'assombrissait peu à peu. Cependant, le brick s'avançait toujours vers la baie de l'union. Il n'en était pas à plus de huit milles alors, et précisément par le travers du plateau de Grande-vue, car, après avoir viré à la hauteur du cap griffe, il avait largement gagné dans le nord, étant servi par le courant de la marée montante. On peut même dire que, à cette distance, il était déjà entré dans la vaste baie, car une ligne droite, tirée du cap griffe au cap mandibule, lui fut restée à l'ouest, sur sa hanche de tribord.
Le brick allait-il s'enfoncer dans la baie? C'était la première question. Une fois en baie, y mouillerait-il? C'était la seconde.
Ne se contenterait-il pas seulement, après avoir observé le littoral, de reprendre le large sans débarquer son équipage? On le saurait avant une heure. Les colons n'avaient donc qu'à attendre.
Cyrus Smith n'avait pas vu sans une profonde anxiété le bâtiment suspect arborer le pavillon noir.
N'était-ce pas une menace directe contre l'œuvre que ses compagnons et lui avaient menée à bien jusqu'alors? Les pirates, — on ne pouvait douter que les matelots de ce brick ne fussent tels, — avaient-ils donc déjà fréquenté cette île, puisque, en y atterrissant, ils avaient hissé leurs couleurs?
Y avaient-ils antérieurement opéré quelque descente, ce qui aurait expliqué certaines particularités restées inexplicables jusqu'alors? Existait-il dans ses portions non encore explorées quelque complice prêt à entrer en communication avec eux?
À toutes ces questions qu'il se posait silencieusement, Cyrus Smith ne savait que répondre; mais il sentait que la situation de la colonie ne pouvait être que très gravement compromise par l'arrivée de ce brick.
Toutefois, ses compagnons et lui étaient décidés à résister jusqu'à la dernière extrémité. Ces pirates étaient-ils nombreux et mieux armés que les colons?
Voilà ce qu'il eût été bien important de savoir!
Mais le moyen d'arriver jusqu'à eux!
La nuit était faite. La lune nouvelle, emportée dans l'irradiation solaire, avait disparu. Une profonde obscurité enveloppait l'île et la mer. Les nuages, lourds, entassés à l'horizon, ne laissaient filtrer aucune lueur. Le vent était tombé complètement avec le crépuscule. Pas une feuille ne remuait aux arbres, pas une lame ne murmurait sur la grève. Du navire on ne voyait rien, tous ses feux étaient condamnés, et, s'il était encore en vue de l'île, on ne pouvait même pas savoir quelle place il occupait.
«Eh! Qui sait? dit alors Pencroff. Peut-être ce damné bâtiment aura-t-il fait route pendant la nuit, et ne le retrouverons-nous plus au point du jour?»
Comme une réponse faite à l'observation du marin, une vive lueur fusa au large, et un coup de canon retentit.
Le navire était toujours là, et il y avait des pièces d'artillerie à bord.
Six secondes s'étaient écoulées entre la lumière et le coup.
Donc, le brick était environ à un mille un quart de la côte.
Et, en même temps, on entendit un bruit de chaînes qui couraient en grinçant à travers les écubiers.
Le navire venait de mouiller en vue de Granite-House!
CHAPITRE II
Il n'y avait plus aucun doute à avoir sur les intentions des pirates. Ils avaient jeté l'ancre à une courte distance de l'île, et il était évident que, le lendemain, au moyen de leurs canots, ils comptaient accoster le rivage!
Cyrus Smith et ses compagnons étaient prêts à agir, mais, si résolus qu'ils fussent, ils ne devaient pas oublier d'être prudents. Peut-être leur présence pouvait-elle encore être dissimulée, au cas où les pirates se contenteraient de débarquer sur le littoral sans remonter dans l'intérieur de l'île. Il se pouvait, en effet, que ceux-ci n'eussent d'autre projet que de faire de l'eau à l'aiguade de la Mercy, et il n'était pas impossible que le pont, jeté à un mille et demi de l'embouchure, et les aménagements des cheminées, échappassent à leurs regards.
Mais pourquoi ce pavillon arboré à la corne du brick?
Pourquoi ce coup de canon? Pure forfanterie sans doute, à moins que ce ne fût l'indice d'une prise de possession! Cyrus Smith savait maintenant que le navire était formidablement armé. Or, pour répondre au canon des pirates, qu'avaient les colons de l'île Lincoln? Quelques fusils seulement.
«Toutefois, fit observer Cyrus Smith, nous sommes ici dans une situation inexpugnable. L'ennemi ne saurait découvrir l'orifice du déversoir, maintenant qu'il est caché sous les roseaux et les herbes, et, par conséquent, il lui est impossible de pénétrer dans Granite-House.
— Mais nos plantations, notre basse-cour, notre corral, tout enfin, tout! s'écria Pencroff en frappant du pied. Ils peuvent tout ravager, tout détruire en quelques heures!
— Tout, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et nous n'avons aucun moyen de les en empêcher.
— Sont-ils nombreux? Voilà la question, dit alors le reporter. S'ils ne sont qu'une douzaine, nous saurons les arrêter, mais quarante, cinquante, plus peut-être!...
— Monsieur Smith, dit alors Ayrton, qui s'avança vers l'ingénieur, voulez-vous m'accorder une permission?
— Laquelle, mon ami!
— Celle d'aller jusqu'au navire pour y reconnaître la force de son équipage.
— Mais, Ayrton... répondit en hésitant l'ingénieur, vous risquerez votre vie...
— Pourquoi pas, monsieur?
— C'est plus que votre devoir, cela.
— J'ai plus que mon devoir à faire, répondit Ayrton.
— Vous iriez avec la pirogue jusqu'au bâtiment? demanda Gédéon Spilett.
— Non, monsieur, mais j'irai à la nage. La pirogue ne passerait pas là où un homme peut se glisser entre deux eaux.
— Savez-vous bien que le brick est à un mille un quart de la côte? dit Harbert.
— Je suis bon nageur, Monsieur Harbert.
— C'est risquer votre vie, vous dis-je, reprit l'ingénieur.
— Peu importe, répondit Ayrton. Monsieur Smith, je vous demande cela comme une grâce. C'est peut-être là un moyen de me relever à mes propres yeux!
— Allez, Ayrton, répondit l'ingénieur, qui sentait bien qu'un refus eût profondément attristé l'ancien convict, redevenu honnête homme.
— Je vous accompagnerai, dit Pencroff.
— Vous vous défiez de moi!» répondit vivement Ayrton.
Puis, plus humblement:
«Hélas!
— Non! Non! Reprit avec animation Cyrus Smith, non, Ayrton! Pencroff ne se défie pas de vous! Vous avez mal interprété ses paroles.
— En effet, répondit le marin, je propose à Ayrton de l'accompagner jusqu'à l'îlot seulement. Il se peut, quoique cela soit peu probable, que l'un de ces coquins ait débarqué, et deux hommes ne seront pas de trop, dans ce cas, pour l'empêcher de donner l'éveil. J'attendrai Ayrton sur l'îlot, et il ira seul au navire, puisqu'il a proposé de le faire.»
Les choses ainsi convenues, Ayrton fit ses préparatifs de départ. Son projet était audacieux, mais il pouvait réussir, grâce à l'obscurité de la nuit. Une fois arrivé au bâtiment, Ayrton, accroché, soit aux sous-barbes, soit aux cadènes des haubans, pourrait reconnaître le nombre et peut-être surprendre les intentions des convicts.
Ayrton et Pencroff, suivis de leurs compagnons, descendirent sur le rivage. Ayrton se déshabilla et se frotta de graisse, de manière à moins souffrir de la température de l'eau, qui était encore froide.
Il se pouvait, en effet, qu'il fût obligé d'y demeurer durant plusieurs heures.
Pencroff et Nab, pendant ce temps, étaient allés chercher la pirogue, amarrée quelques centaines de pas plus haut, sur la berge de la Mercy, et, quand ils revinrent, Ayrton était prêt à partir. Une couverture fut jetée sur les épaules d'Ayrton, et les colons vinrent lui serrer la main.
Ayrton s'embarqua dans la pirogue avec Pencroff.
Il était dix heures et demie du soir, quand tous deux disparurent dans l'obscurité. Leurs compagnons revinrent les attendre aux cheminées.
Le canal fut aisément traversé, et la pirogue vint accoster le rivage opposé de l'îlot. Cela fut fait non sans quelque précaution, au cas où des pirates eussent rôdé en cet endroit. Mais, après observation, il parut certain que l'îlot était désert. Donc, Ayrton, suivi de Pencroff, le traversa d'un pas rapide, effarouchant les oiseaux nichés dans les trous de roche; puis, sans hésiter, il se jeta à la mer et nagea sans bruit dans la direction du navire, dont quelques lumières, allumées depuis peu, indiquaient alors la situation exacte.
Quant à Pencroff, il se blottit dans une anfractuosité du rivage et il attendit le retour de son compagnon.
Cependant, Ayrton nageait d'un bras vigoureux et glissait à travers la nappe d'eau sans y produire même le plus léger frémissement. Sa tête sortait à peine, et ses yeux étaient fixés sur la masse sombre du brick, dont les feux se reflétaient dans la mer.
Il ne pensait qu'au devoir qu'il avait promis d'accomplir, et ne songeait même pas aux dangers qu'il courait, non seulement à bord du navire, mais encore dans ces parages que les requins fréquentaient souvent. Le courant le portait, et il s'éloignait rapidement de la côte. Une demi-heure après, Ayrton, sans avoir été aperçu ni entendu, filait entre deux eaux, accostait le navire et s'accrochait d'une main aux sous-barbes de beaupré. Il respira alors, et, se haussant sur les chaînes, il parvint à atteindre l'extrémité de la guibre. Là séchaient quelques culottes de matelot.
Il en passa une. Puis, s'étant fixé solidement, il écouta.
On ne dormait pas à bord du brick. Au contraire. On discutait, on chantait, on riait. Et voici les propos, accompagnés de jurons, qui frappèrent principalement Ayrton:
«Bonne acquisition que notre brick!
— Il marche bien, le speedy! Il mérite son nom!
— Toute la marine de Norfolk peut se mettre à ses trousses! Cours après!
— Hurrah pour son commandant!
— Hurrah pour Bob Harvey!»
Ce qu'Ayrton éprouva lorsqu'il entendit ce fragment de conversation, on le comprendra, quand on saura que, dans ce Bob Harvey, il venait de reconnaître un de ses anciens compagnons d'Australie, un marin audacieux, qui avait repris la suite de ses criminels projets. Bob Harvey s'était emparé, sur les parages de l'île Norfolk, de ce brick, qui était chargé d'armes, de munitions, d'ustensiles et outils de toutes sortes, destinés à l'une des sandwich. Toute sa bande avait passé à bord, et, pirates après avoir été convicts, ces misérables écumaient le Pacifique, détruisant les navires, massacrant les équipages, plus féroces que les malais eux-mêmes!
Ces convicts parlaient à haute voix, ils racontaient leurs prouesses en buvant outre mesure, et voici ce qu'Ayrton put comprendre:
L'équipage actuel du speedy se composait uniquement de prisonniers anglais, échappés de Norfolk.
Or, voici ce qu'est Norfolk.
Par 292 de latitude sud et 16542 de longitude est, dans l'est de l'Australie, se trouve une petite île de six lieues de tour, que le mont Pitt domine à une hauteur de onze cents pieds au-dessus du niveau de la mer. C'est l'île Norfolk, devenue le siège d'un établissement, où sont parqués les plus intraitables condamnés des pénitenciers anglais. Ils sont là cinq cents, soumis à une discipline de fer, sous le coup de punitions terribles, gardés par cent cinquante soldats et cent cinquante employés sous les ordres d'un gouverneur. Il serait difficile d'imaginer une pire réunion de scélérats. Quelquefois, — quoique cela soit rare, — malgré l'excessive surveillance dont ils sont l'objet, plusieurs parviennent à s'échapper, en s'emparant de navires qu'ils surprennent et ils courent alors les archipels polynésiens.
Ainsi avait fait ce Bob Harvey et ses compagnons.
Ainsi avait voulu faire autrefois Ayrton. Bob Harvey s'était emparé du brick le speedy, mouillé en vue de l'île Norfolk; l'équipage avait été massacré, et, depuis un an, ce navire, devenu bâtiment de pirates, battait les mers du Pacifique, sous le commandement d'Harvey, autrefois capitaine au long cours, maintenant écumeur de mers, et que connaissait bien Ayrton!
Les convicts étaient, pour la plupart, réunis dans la dunette, à l'arrière du navire, mais quelques-uns, étendus sur le pont, causaient à haute voix.
La conversation continuant toujours au milieu des cris et des libations, Ayrton apprit que le hasard seul avait amené le speedy en vue de l'île Lincoln.
Bob Harvey n'y avait jamais encore mis le pied, mais, ainsi que l'avait pressenti Cyrus Smith, trouvant sur sa route cette terre inconnue, dont aucune carte n'indiquait la situation, il avait formé le projet de la visiter, et, au besoin, si elle lui convenait, d'en faire le port d'attache du brick.
Quant au pavillon noir arboré à la corne du speedy et au coup de canon qui avait été tiré, à l'exemple des navires de guerre au moment où ils amènent leurs couleurs, pure forfanterie de pirates.
Ce n'était point un signal, et aucune communication n'existait encore entre les évadés de Norfolk et l'île Lincoln.
Le domaine des colons était donc menacé d'un immense danger. Évidemment, l'île, avec son aiguade facile, son petit port, ses ressources de toutes sortes si bien mises en valeur par les colons, ses profondeurs cachées de Granite-House, ne pouvait que convenir aux convicts; entre leurs mains, elle deviendrait un excellent lieu de refuge, et, par cela même qu'elle était inconnue, elle leur assurerait, pour longtemps peut-être, l'impunité avec la sécurité.
Évidemment aussi, la vie des colons ne serait pas respectée, et le premier soin de Bob Harvey et de ses complices serait de les massacrer sans merci.
Cyrus Smith et les siens n'avaient donc pas même la ressource de fuir, de se cacher dans l'île, puisque les convicts comptaient y résider, et puisque, au cas où le speedy partirait pour une expédition, il était probable que quelques hommes de l'équipage resteraient à terre, afin de s'y établir. Donc, il fallait combattre, il fallait détruire jusqu'au dernier ces misérables, indignes de pitié, et contre lesquels tout moyen serait bon.
Voilà ce que pensa Ayrton, et il savait bien que Cyrus Smith partagerait sa manière de voir.
Mais la résistance, et en dernier lieu la victoire, étaient-elles possibles? Cela dépendait de l'armement du brick et du nombre d'hommes qui le montaient. C'est ce qu'Ayrton résolut de reconnaître à tout prix, et comme, une heure après son arrivée, les vociférations avaient commencé à se calmer, et que bon nombre des convicts étaient déjà plongés dans le sommeil de l'ivresse, Ayrton n'hésita pas à s'aventurer sur le pont du speedy, que les falots éteints laissaient alors dans une obscurité profonde.
Il se hissa donc sur la guibre, et, par le beaupré, il arriva au gaillard d'avant du brick. Se glissant alors entre les convicts étendus çà et là, il fit le tour du bâtiment, et il reconnut que le speedy était armé de quatre canons, qui devaient lancer des boulets de huit à dix livres. Il vérifia même, en les touchant, que ces canons se chargeaient par la culasse. C'étaient donc des pièces modernes, d'un emploi facile et d'un effet terrible.
Quant aux hommes couchés sur le pont, ils devaient être au nombre de dix environ, mais il était supposable que d'autres, plus nombreux, dormaient à l'intérieur du brick. Et d'ailleurs, en les écoutant, Ayrton avait cru comprendre qu'ils étaient une cinquantaine à bord. C'était beaucoup pour les six colons de l'île Lincoln! Mais enfin, grâce au dévouement d'Ayrton, Cyrus Smith ne serait pas surpris, il connaîtrait la force de ses adversaires et il prendrait ses dispositions en conséquence.
Il ne restait donc plus à Ayrton qu'à revenir rendre compte à ses compagnons de la mission dont il s'était chargé, et il se prépara à regagner l'avant du brick, afin de se glisser jusqu'à la mer.
Mais, à cet homme qui voulait — il l'avait dit — faire plus que son devoir, il vint alors une pensée héroïque. C'était sacrifier sa vie, mais il sauverait l'île et les colons. Cyrus Smith ne pourrait évidemment pas résister à cinquante bandits, armés de toutes pièces, qui, soit en pénétrant de vive force dans Granite-House, soit en y affamant les assiégés, auraient raison d'eux. Et alors il se représenta ses sauveurs, ceux qui avaient refait de lui un homme et un honnête homme, ceux auxquels il devait tout, tués sans pitié, leurs travaux anéantis, leur île changée en un repaire de pirates! Il se dit qu'il était, en somme, lui, Ayrton, la cause première de tant de désastres, puisque son ancien compagnon, Bob Harvey, n'avait fait que réaliser ses propres projets, et un sentiment d'horreur s'empara de tout son être. Et alors il fut pris de cette irrésistible envie de faire sauter le brick, et avec lui tous ceux qu'il portait. Ayrton périrait dans l'explosion, mais il ferait son devoir.
Ayrton n'hésita pas. Gagner la soute aux poudres, qui est toujours située à l'arrière d'un bâtiment, c'était facile. La poudre ne devait pas manquer à un navire qui faisait un pareil métier, et il suffirait d'une étincelle pour l'anéantir en un instant.
Ayrton s'affala avec précaution dans l'entre-pont, jonché de nombreux dormeurs, que l'ivresse, plus que le sommeil, tenait appesantis. Un falot était allumé au pied du grand mât, autour duquel était appendu un râtelier garni d'armes à feu de toutes sortes.
Ayrton détacha du râtelier un revolver et s'assura qu'il était chargé et amorcé. Il ne lui en fallait pas plus pour accomplir l'œuvre de destruction.
Il se glissa donc vers l'arrière, de manière à arriver sous la dunette du brick, où devait être la soute.
Cependant, sur cet entre-pont qui était presque obscur, il était difficile de ramper sans heurter quelque convict insuffisamment endormi. De là des jurons et des coups. Ayrton fut, plus d'une fois, forcé de suspendre sa marche. Mais, enfin, il arriva à la cloison fermant le compartiment d'arrière, et il trouva la porte qui devait s'ouvrir sur la soute même.
Ayrton, réduit à la forcer, se mit à l'œuvre.
C'était une besogne difficile à accomplir sans bruit, car il s'agissait de briser un cadenas. Mais sous la main vigoureuse d'Ayrton, le cadenas sauta et la porte fut ouverte... en ce moment, un bras s'appuya sur l'épaule d'Ayrton.
«Que fais-tu là?» demanda d'une voix dure un homme de haute taille, qui, se dressant dans l'ombre, porta brusquement à la figure d'Ayrton la lumière d'une lanterne.
Ayrton se rejeta en arrière. Dans un rapide éclat de la lanterne, il avait reconnu son ancien complice, Bob Harvey, mais il ne pouvait l'être de celui-ci, qui devait croire Ayrton mort depuis longtemps.
«Que fais-tu là?» dit Bob Harvey, en saisissant Ayrton par la ceinture de son pantalon.
Mais Ayrton, sans répondre, repoussa vigoureusement le chef des convicts et chercha à s'élancer dans la soute. Un coup de revolver au milieu de ces tonneaux de poudre, et tout eût été fini!...
«À moi, garçons!» s'était écrié Bob Harvey. Deux ou trois pirates, réveillés à sa voix, s'étaient relevés, et, se jetant sur Ayrton, ils essayèrent de le terrasser. Le vigoureux Ayrton se débarrassa de leurs étreintes. Deux coups de son revolver retentirent, et deux convicts tombèrent; mais un coup de couteau qu'il ne put parer lui entailla les chairs de l'épaule.
Ayrton comprit bien qu'il ne pouvait plus exécuter son projet. Bob Harvey avait refermé la porte de la soute, et il se faisait dans l'entre-pont un mouvement qui indiquait un réveil général des pirates.
Il fallait qu'Ayrton se réservât pour combattre aux côtés de Cyrus Smith. Il ne lui restait plus qu'à fuir!
Mais la fuite était-elle encore possible? C'était douteux, quoiqu'Ayrton fût résolu à tout tenter pour rejoindre ses compagnons.
Quatre coups lui restaient à tirer. Deux éclatèrent alors, dont l'un, dirigé sur Bob Harvey, ne l'atteignit pas, du moins grièvement, et Ayrton, profitant d'un mouvement de recul de ses adversaires, se précipita vers l'échelle du capot, de manière à gagner le pont du brick. En passant devant le falot, il le brisa d'un coup de crosse, et une obscurité profonde se fit, qui devait favoriser sa fuite. Deux ou trois pirates, réveillés par le bruit, descendaient l'échelle en ce moment. Un cinquième coup du revolver d'Ayrton en jeta un en bas des marches, et les autres s'effacèrent, ne comprenant rien à ce qui se passait. Ayrton, en deux bonds, fut sur le pont du brick, et trois secondes plus tard, après avoir déchargé une dernière fois son revolver à la face d'un pirate qui venait de le saisir par le cou, il enjambait les bastingages et se précipitait à la mer.
Ayrton n'avait pas fait six brasses que les balles crépitaient autour de lui comme une grêle. Quelles durent être les émotions de Pencroff, abrité sous une roche de l'îlot, celles de Cyrus Smith, du reporter, d'Harbert, de Nab, blottis dans les cheminées, quand ils entendirent ces détonations éclater à bord du brick. Ils s'étaient élancés sur la grève, et, leurs fusils épaulés, ils se tenaient prêts à repousser toute agression.
Pour eux, il n'y avait pas de doute possible!
Ayrton, surpris par les pirates, avait été massacré par eux, et peut-être ces misérables allaient-ils profiter de la nuit pour opérer une descente sur l'île! Une demi-heure se passa au milieu de transes mortelles. Toutefois, les détonations avaient cessé, et ni Ayrton ni Pencroff ne reparaissaient. L'îlot était-il donc envahi? Ne fallait-il pas courir au secours d'Ayrton et de Pencroff? Mais comment?
La mer, haute en ce moment, rendait le canal infranchissable. La pirogue n'était plus là! Que l'on juge de l'horrible inquiétude qui s'empara de Cyrus Smith et de ses compagnons!
Enfin, vers minuit et demi, une pirogue, portant deux hommes, accosta la grève. C'était Ayrton, légèrement blessé à l'épaule, et Pencroff, sain et sauf, que leurs amis reçurent à bras ouverts. Aussitôt, tous se réfugièrent aux cheminées. Là, Ayrton raconta ce qui s'était passé et ne cacha point ce projet de faire sauter le brick qu'il avait tenté de mettre à exécution.
Toutes les mains se tendirent vers Ayrton, qui ne dissimula pas combien la situation était grave.
Les pirates avaient l'éveil. Ils savaient que l'île Lincoln était habitée. Ils n'y descendraient qu'en nombre et bien armés. Ils ne respecteraient rien.
Si les colons tombaient entre leurs mains, ils n'avaient aucune pitié à attendre!
«Eh bien! Nous saurons mourir! dit le reporter.
— Rentrons et veillons, répondit l'ingénieur.
— Avons-nous quelque chance de nous en tirer, Monsieur Cyrus? demanda le marin.
— Oui, Pencroff.
— Hum! Six contre cinquante!
— Oui! Six!... sans compter...
— Qui donc?» demanda Pencroff.
Cyrus ne répondit pas, mais il montra le ciel de la main.
CHAPITRE III
La nuit s'écoula sans incident. Les colons s'étaient tenus sur le qui-vive et n'avaient point abandonné le poste des cheminées. Les pirates, de leur côté, ne semblaient avoir fait aucune tentative de débarquement. Depuis que les derniers coups de fusil avaient été tirés sur Ayrton, pas une détonation, pas un bruit même n'avait décelé la présence du brick sur les atterrages de l'île. À la rigueur, on aurait pu croire qu'il avait levé l'ancre, pensant avoir affaire à trop forte partie, et qu'il s'était éloigné de ces parages.
Mais il n'en était rien, et, quand l'aube commença à paraître, les colons purent entrevoir dans les brumes du matin une masse confuse. C'était le speedy.
«Voici, mes amis, dit alors l'ingénieur, les dispositions qu'il me paraît convenable de prendre, avant que ce brouillard soit complètement levé. Il nous dérobe aux yeux des pirates, et nous pourrons agir sans éveiller leur attention. Ce qu'il importe, surtout, de laisser croire aux convicts, c'est que les habitants de l'île sont nombreux et, par conséquent, capables de leur résister. Je vous propose donc de nous diviser en trois groupes qui se posteront, le premier aux cheminées mêmes, le second à l'embouchure de la Mercy. Quant au troisième, je crois qu'il serait bon de le placer sur l'îlot, afin d'empêcher ou de retarder, au moins, toute tentative de débarquement. Nous avons à notre usage deux carabines et quatre fusils. Chacun de nous sera donc armé, et, comme nous sommes amplement fournis de poudre et de balles, nous n'épargnerons pas nos coups. Nous n'avons rien à craindre des fusils, ni même des canons du brick. Que pourraient-ils contre ces roches? Et, comme nous ne tirerons pas des fenêtres de Granite-House, les pirates n'auront pas l'idée d'envoyer là des obus qui pourraient causer d'irréparables dommages. Ce qui est à redouter, c'est la nécessité d'en venir aux mains, puisque les convicts ont le nombre pour eux. C'est donc à tout débarquement qu'il faut tenter de s'opposer, mais sans se découvrir. Donc, n'économisons pas les munitions. Tirons souvent, mais tirons juste. Chacun de nous a huit ou dix ennemis à tuer, et il faut qu'il les tue!»
Cyrus Smith avait chiffré nettement la situation, tout en parlant de la voix la plus calme, comme s'il se fût agi de travaux à diriger et non d'une bataille à régler. Ses compagnons approuvèrent ces dispositions sans même prononcer une parole. Il ne s'agissait plus pour chacun que de prendre son poste avant que la brume se fût complètement dissipée.
Nab et Pencroff remontèrent aussitôt à Granite-House et en rapportèrent des munitions suffisantes. Gédéon Spilett et Ayrton, tous deux très bons tireurs, furent armés des deux carabines de précision, qui portaient à près d'un mille de distance. Les quatre autres fusils furent répartis entre Cyrus Smith, Nab, Pencroff et Harbert.
Voici comment les postes furent composés.
Cyrus Smith et Harbert restèrent embusqués aux cheminées, et ils commandaient ainsi la grève, au pied de Granite-House, sur un assez large rayon.
Gédéon Spilett et Nab allèrent se blottir au milieu des roches, à l'embouchure de la Mercy, — dont le pont ainsi que les ponceaux avaient été relevés, — de manière à empêcher tout passage en canot et même tout débarquement sur la rive opposée.
Quant à Ayrton et à Pencroff, ils poussèrent à l'eau la pirogue et se disposèrent à traverser le canal pour occuper séparément deux postes sur l'îlot. De cette façon, des coups de feu, éclatant sur quatre points différents, donneraient à penser aux convicts que l'île était à la fois suffisamment peuplée et sévèrement défendue. Au cas où un débarquement s'effectuerait sans qu'ils pussent l'empêcher, et même s'ils se voyaient sur le point d'être tournés par quelque embarcation du brick, Pencroff et Ayrton devaient revenir avec la pirogue reprendre pied sur le littoral et se porter vers l'endroit le plus menacé.
Avant d'aller occuper leur poste, les colons se serrèrent une dernière fois la main. Pencroff parvint à se rendre assez maître de lui pour comprimer son émotion quand il embrassa Harbert, son enfant!... et ils se séparèrent. Quelques instants après, Cyrus Smith et Harbert d'un côté, le reporter et Nab de l'autre, avaient disparu derrière les roches, et cinq minutes plus tard, Ayrton et Pencroff, ayant heureusement traversé le canal, débarquaient sur l'îlot et se cachaient dans les anfractuosités de sa rive orientale. Aucun d'eux n'avait pu être vu, car eux-mêmes encore distinguaient à peine le brick dans le brouillard.
Il était six heures et demie du matin.
Bientôt, le brouillard se déchira peu à peu dans les couches supérieures de l'air, et la pomme des mâts du brick sortit des vapeurs. Pendant quelques instants encore, de grosses volutes roulèrent à la surface de la mer; puis, une brise se leva, qui dissipa rapidement cet amas de brumes.
Le speedy apparut tout entier, mouillé sur deux ancres, le cap au nord, et présentant à l'île sa hanche de bâbord. Ainsi que l'avait estimé Cyrus Smith, il n'était pas à plus d'un mille un quart du rivage.
Le sinistre pavillon noir flottait à sa corne.
L'ingénieur, avec sa lunette, put voir que les quatre canons composant l'artillerie du bord avaient été braqués sur l'île. Ils étaient évidemment prêts à faire feu au premier signal.
Cependant, le speedy restait muet. On voyait une trentaine de pirates aller et venir sur le pont. Quelques-uns étaient montés sur la dunette; deux autres, postés sur les barres du grand perroquet et munis de longues-vues, observaient l'île avec une extrême attention.
Certainement, Bob Harvey et son équipage ne pouvaient que très difficilement se rendre compte de ce qui s'était passé pendant la nuit à bord du brick.
Cet homme, à demi nu, qui venait de forcer la porte de la soute aux poudres et contre lequel ils avaient lutté, qui avait déchargé son revolver six fois sur eux, qui avait tué un des leurs et blessé deux autres, cet homme avait-il échappé à leurs balles? Avait-il pu regagner la côte à la nage? D'où venait-il? Que venait-il faire à bord? Son projet avait-il réellement été de faire sauter le brick, ainsi que le pensait Bob Harvey? Tout cela devait être assez confus dans l'esprit des convicts. Mais ce dont ils ne pouvaient plus douter, c'est que l'île inconnue devant laquelle le speedy avait jeté l'ancre était habitée, et qu'il y avait là, peut-être, toute une colonie prête à la défendre. Et pourtant, personne ne se montrait, ni sur la grève, ni sur les hauteurs. Le littoral paraissait être absolument désert. En tout cas, il n'y avait aucune trace d'habitation. Les habitants avaient-ils donc fui vers l'intérieur?
Voilà ce que devait se demander le chef des pirates, et, sans doute, en homme prudent, il cherchait à reconnaître les localités avant d'y engager sa bande.
Pendant une heure et demie, aucun indice d'attaque ni de débarquement ne put être surpris à bord du brick. Il était évident que Bob Harvey hésitait. Ses meilleures lunettes, sans doute, ne lui avaient pas permis d'apercevoir un seul des colons blottis dans les roches. Il n'était même pas probable que son attention eût été éveillée par ce voile de branches vertes et de lianes qui dissimulait les fenêtres de Granite-House et tranchaient sur la muraille nue. En effet, comment eût-il imaginé qu'une habitation était creusée, à cette hauteur, dans le massif granitique? Depuis le cap griffe jusqu'aux caps mandibule, sur tout le périmètre de la baie de l'union, rien n'avait dû lui apprendre que l'île fût et pût être occupée.
À huit heures, cependant, les colons observèrent un certain mouvement qui se produisait à bord du speedy. On halait sur les palans des porte-embarcations, et un canot était mis à la mer.
Sept hommes y descendirent. Ils étaient armés de fusils; l'un d'eux se mit à la barre, quatre aux avirons, et les deux autres, accroupis à l'avant, prêts à tirer, examinaient l'île. Leur but était, sans doute, d'opérer une première reconnaissance, mais non de débarquer, car, dans ce dernier cas, ils seraient venus en plus grand nombre.
Les pirates, juchés dans la mâture jusqu'aux barres de perroquet, avaient évidemment pu voir qu'un îlot couvrait la côte et qu'il en était séparé par un canal large d'un demi-mille environ. Toutefois, il fut bientôt constant pour Cyrus Smith, en observant la direction suivie par le canot, qu'il ne chercherait pas tout d'abord à pénétrer dans ce canal, mais qu'il accosterait l'îlot, mesure de prudence justifiée, d'ailleurs.
Pencroff et Ayrton, cachés chacun de son côté dans d'étroites anfractuosités de roches, le virent venir directement sur eux, et ils attendirent qu'il fût à bonne portée.
Le canot s'avançait avec une extrême précaution.
Les rames ne plongeaient dans l'eau qu'à de longs intervalles. On pouvait voir aussi que l'un des convicts placés à l'avant tenait une ligne de sonde à la main et qu'il cherchait à reconnaître le chenal creusé par le courant de la Mercy. Cela indiquait chez Bob Harvey l'intention de rapprocher autant qu'il le pourrait son brick de la côte. Une trentaine de pirates, dispersés dans les haubans, ne perdaient pas un des mouvements du canot et relevaient certains amers qui devaient leur permettre d'atterrir sans danger.
Le canot n'était plus qu'à deux encablures de l'îlot quand il s'arrêta. L'homme de barre, debout, cherchait le meilleur point sur lequel il pût accoster. En un instant, deux coups de feu éclatèrent. Une petite fumée tourbillonna au-dessus des roches de l'îlot. L'homme de barre et l'homme de sonde tombèrent à la renverse dans le canot. Les balles d'Ayrton et de Pencroff les avaient frappés tous deux au même instant.
Presque aussitôt, une détonation plus violente se fit entendre, un éclatant jet de vapeur fusa des flancs du brick, et un boulet, frappant le haut des roches qui abritaient Ayrton et Pencroff, les fit voler en éclats, mais les deux tireurs n'avaient pas été touchés.
D'horribles imprécations s'étaient échappées du canot, qui reprit aussitôt sa marche. L'homme de barre fut immédiatement remplacé par un de ses camarades, et les avirons plongèrent vivement dans l'eau.
Toutefois, au lieu de retourner à bord, comme on eût pu le croire, le canot prolongea le rivage de l'îlot, de manière à le tourner par sa pointe sud. Les pirates faisaient force de rames afin de se mettre hors de la portée des balles.
Ils s'avancèrent ainsi jusqu'à cinq encablures de la partie rentrante du littoral que terminait la pointe de l'épave, et, après l'avoir contournée par une ligne semi-circulaire, toujours protégés par les canons du brick, ils se dirigèrent vers l'embouchure de la Mercy.
Leur évidente intention était de pénétrer ainsi dans le canal et de prendre à revers les colons qui étaient postés sur l'îlot, de manière que ceux-ci, quel que fût leur nombre, fussent placés entre les feux du canot et les feux du brick, et se trouvassent dans une position très désavantageuse. Un quart d'heure se passa ainsi, pendant que le canot avançait dans cette direction. Silence absolu, calme complet dans l'air et sur les eaux.
Pencroff et Ayrton, bien qu'ils comprissent qu'ils risquaient d'être tournés, n'avaient point quitté leur poste, soit qu'ils ne voulussent pas encore se montrer aux assaillants et s'exposer aux canons du speedy, soit qu'ils comptassent sur Nab et Gédéon Spilett, veillant à l'embouchure de la rivière, et sur Cyrus Smith et Harbert, embusqués dans les roches des cheminées.
Vingt minutes après les premiers coups de feu, le canot était par le travers de la Mercy à moins de deux encablures. Comme le flot commençait à monter avec sa violence habituelle, que provoquait l'étroitesse du pertuis, les convicts se sentirent entraînés vers la rivière, et ce ne fut qu'à force de rames qu'ils se maintinrent dans le milieu du canal. Mais, comme ils passaient à bonne portée de l'embouchure de la Mercy, deux balles les saluèrent au passage, et deux des leurs furent encore couchés dans l'embarcation.
Nab et Spilett n'avaient point manqué leur coup. Aussitôt le brick envoya un second boulet sur le poste que trahissait la fumée des armes à feu, mais sans autre résultat que d'écorner quelques roches. En ce moment, le canot ne renfermait plus que trois hommes valides. Pris par le courant, il fila dans le canal avec la rapidité d'une flèche, passa devant Cyrus Smith et Harbert, qui, ne le jugeant pas à bonne portée, restèrent muets; puis, tournant la pointe nord de l'îlot avec les deux avirons qui lui restaient, il se mit en mesure de regagner le brick.
Jusqu'ici les colons n'avaient point à se plaindre.
La partie s'engageait mal pour leurs adversaires. Ceux-ci comptaient déjà quatre hommes blessés grièvement, morts peut-être; eux, au contraire, sans blessures, n'avaient pas perdu une balle. Si les pirates continuaient à les attaquer de cette façon, s'ils renouvelaient quelque tentative de descente au moyen du canot, ils pouvaient être détruits un à un.
On comprend combien les dispositions prises par l'ingénieur étaient avantageuses. Les pirates pouvaient croire qu'ils avaient affaire à des adversaires nombreux et bien armés, dont ils ne viendraient pas facilement à bout. Une demi-heure s'écoula avant que le canot, qui avait à lutter contre le courant du large, eût rallié le speedy. Des cris épouvantables retentirent, quand il revint à bord avec les blessés, et trois ou quatre coups de canon furent tirés, qui ne pouvaient avoir aucun résultat.
Mais alors d'autres convicts, ivres de colère et peut-être encore des libations de la veille, se jetèrent dans l'embarcation au nombre d'une douzaine. Un second canot fut également lancé à la mer dans lequel huit hommes prirent place, et tandis que le premier se dirigeait droit sur l'îlot pour en débusquer les colons, le second manœuvrait de manière à forcer l'entrée de la Mercy.
La situation devenait évidemment très périlleuse pour Pencroff et Ayrton, et ils comprirent qu'ils devaient regagner la terre franche.
Cependant, ils attendirent encore que le premier canot fût à bonne portée, et deux balles, adroitement dirigées, vinrent encore apporter le désordre dans son équipage. Puis, Pencroff et Ayrton, abandonnant leur poste, non sans avoir essuyé une dizaine de coups de fusil, traversèrent l'îlot de toute la rapidité de leurs jambes, se jetèrent dans la pirogue, passèrent le canal au moment où le second canot en atteignait la pointe sud, et coururent se blottir aux cheminées; ils avaient à peine rejoint Cyrus Smith et Harbert, que l'îlot était envahi et que les pirates de la première embarcation le parcouraient en tous sens.
Presque au même instant, de nouvelles détonations éclataient au poste de la Mercy, dont le second canot s'était rapidement rapproché. Deux, sur huit, des hommes qui le montaient, furent mortellement frappés par Gédéon Spilett et Nab, et l'embarcation elle-même, irrésistiblement emportée sur les récifs, s'y brisa à l'embouchure de la Mercy.
Mais les six survivants, élevant leurs armes au-dessus de leur tête pour les préserver du contact de l'eau, parvinrent à prendre pied sur la rive droite de la rivière. Puis, se voyant exposés de trop près au feu du poste, ils s'enfuirent à toutes jambes dans la direction de la pointe de l'épave, hors de la portée des balles.
La situation actuelle était donc celle-ci: sur l'îlot, douze convicts dont plusieurs blessés, sans doute, mais ayant encore un canot à leur disposition; sur l'île, six débarqués, mais qui étaient dans l'impossibilité d'atteindre Granite-House, car ils ne pouvaient traverser la rivière, dont les ponts étaient relevés.
«Cela va! Avait dit Pencroff en se précipitant dans les cheminées, cela va, Monsieur Cyrus! Qu'en pensez-vous?
— Je pense, répondit l'ingénieur, que le combat va prendre une nouvelle forme, car on ne peut pas supposer que ces convicts soient assez inintelligents pour le continuer dans des conditions aussi défavorables pour eux!
— Ils ne traverseront toujours pas le canal, dit le marin. Les carabines d'Ayrton et de M Spilett sont là pour les en empêcher. Vous savez bien qu'elles portent à plus d'un mille!
— Sans doute, répondit Harbert, mais que pourraient faire deux carabines contre les canons du brick?
— Eh! Le brick n'est pas encore dans le canal, j'imagine! répondit Pencroff.
— Et s'il y vient? dit Cyrus Smith.
— C'est impossible, car il risquerait de s'y échouer et de s'y perdre!
— C'est possible, répondit alors Ayrton. Les convicts peuvent profiter de la mer haute pour entrer dans le canal, quitte à s'échouer à mer basse, et alors, sous le feu de leurs canons, nos postes ne seront plus tenables.
— Par les mille diables d'enfer! s'écria Pencroff, il semble, en vérité, que les gueux se préparent à lever l'ancre!
— Peut-être serons-nous forcés de nous réfugier dans Granite-House? fit observer Harbert.
— Attendons! répondit Cyrus Smith.
— Mais Nab et M Spilett?... dit Pencroff.
— Ils sauront nous rejoindre en temps utile. Tenez-vous prêt, Ayrton. C'est votre carabine et celle de Spilett qui doivent parler maintenant.»
Ce n'était que trop vrai! Le speedy commençait à virer sur son ancre et manifestait l'intention de se rapprocher de l'îlot. La mer devait encore monter pendant une heure et demie, et, le courant de flot étant déjà cassé, il serait facile au brick de manœuvrer. Mais, quant à entrer dans le canal, Pencroff, contrairement à l'opinion d'Ayrton, ne pouvait pas admettre qu'il osât le tenter.
Pendant ce temps, les pirates qui occupaient l'îlot s'étaient peu à peu reportés vers le rivage opposé, et ils n'étaient plus séparés de la terre que par le canal. Armés simplement de fusils, ils ne pouvaient faire aucun mal aux colons, embusqués, soit aux cheminées, soit à l'embouchure de la Mercy; mais, ne les sachant pas munis de carabines à longue portée, ils ne croyaient pas, non plus, être exposés de leur personne. C'était donc à découvert qu'ils arpentaient l'îlot et en parcouraient la lisière.
Leur illusion fut de courte durée. Les carabines d'Ayrton et de Gédéon Spilett parlèrent alors et dirent sans doute des choses désagréables à deux de ces convicts, car ils tombèrent à la renverse.
Ce fut une débandade générale. Les dix autres ne prirent même pas le temps de ramasser leurs compagnons blessés ou morts, ils se reportèrent en toute hâte sur l'autre côté de l'îlot, se jetèrent dans l'embarcation qui les avait amenés, et ils rallièrent le bord à force de rames.
«Huit de moins! S'était écrié Pencroff. Vraiment, on dirait que M Spilett et Ayrton se donnent le mot pour opérer ensemble!
— Messieurs, répondit Ayrton en rechargeant sa carabine, voilà qui va devenir plus grave. Le brick appareille!
— L'ancre est à pic!... s'écria Pencroff.
— Oui, et elle dérape déjà.»
En effet, on entendait distinctement le cliquetis du linguet qui frappait sur le guindeau, à mesure que virait l'équipage du brick. Le speedy était d'abord venu à l'appel de son ancre; puis, quand elle eut été arrachée du fond, il commença à dériver vers la terre. Le vent soufflait du large; le grand foc et le petit hunier furent hissés, et le navire se rapprocha peu à peu de terre. Des deux postes de la Mercy et des cheminées, on le regardait manœuvrer sans donner signe de vie, mais non sans une certaine émotion. Ce serait une situation terrible que celle des colons, quand ils seraient exposés, à courte distance, au feu des canons du brick, et sans être en mesure d'y répondre utilement. Comment alors pourraient-ils empêcher les pirates de débarquer?
Cyrus Smith sentait bien cela, et il se demandait ce qu'il était possible de faire. Avant peu, il serait appelé à prendre une détermination. Mais laquelle?
Se renfermer dans Granite-House, s'y laisser assiéger, tenir pendant des semaines, pendant des mois même, puisque les vivres y abondaient? Bien! Mais après? Les pirates n'en seraient pas moins maîtres de l'île, qu'ils ravageraient à leur guise, et, avec le temps, ils finiraient par avoir raison des prisonniers de Granite-House.
Cependant, une chance restait encore: c'était que Bob Harvey ne se hasardât pas avec son navire dans le canal et qu'il se tînt en dehors de l'îlot. Un demi-mille le séparerait encore de la côte, et, à cette distance, ses coups pourraient ne pas être extrêmement nuisibles.
«Jamais, répétait Pencroff, jamais ce Bob Harvey, puisqu'il est bon marin, n'entrera dans le canal! Il sait bien que ce serait risquer le brick, pour peu que la mer devînt mauvaise! Et que deviendrait-il sans son navire?»
Cependant, le brick s'était approché de l'îlot, et on put voir qu'il cherchait à en gagner l'extrémité inférieure. La brise était légère, et, comme le courant avait alors beaucoup perdu de sa force, Bob Harvey était absolument maître de manœuvrer comme il le voulait.
La route suivie précédemment par les embarcations lui avait permis de reconnaître le chenal, et il s'y était effrontément engagé. Son projet n'était que trop compréhensible: il voulait s'embosser devant les cheminées et, de là, répondre par des obus et des boulets aux balles qui avaient jusqu'alors décimé son équipage.
Bientôt le speedy atteignit la pointe de l'îlot; il la tourna avec aisance; la brigantine fut alors éventée, et le brick, serrant le vent, se trouva par le travers de la Mercy.
«Les bandits! Ils y viennent!» s'écria Pencroff.
En ce moment, Cyrus Smith, Ayrton, le marin et Harbert furent rejoints par Nab et Gédéon Spilett.
Le reporter et son compagnon avaient jugé convenable d'abandonner le poste de la Mercy, d'où ils ne pouvaient plus rien faire contre le navire, et ils avaient sagement agi. Mieux valait que les colons fussent réunis au moment où une action décisive allait sans doute s'engager. Gédéon Spilett et Nab étaient arrivés en se défilant derrière les roches, mais non sans essuyer une grêle de balles qui ne les avait point atteints.
«Spilett! Nab! S'était écrié l'ingénieur. Vous n'êtes pas blessés?
— Non! répondit le reporter, quelques contusions seulement, par ricochet! Mais ce damné brick entre dans le canal!
— Oui! répondit Pencroff, et, avant dix minutes, il aura mouillé devant Granite-House!
— Avez-vous un projet, Cyrus? demanda le reporter.
— Il faut nous réfugier dans Granite-House, pendant qu'il en est temps encore et que les convicts ne peuvent nous voir.
— C'est aussi mon avis, répondit Gédéon Spilett; mais une fois renfermés...
— Nous prendrons conseil des circonstances, répondit l'ingénieur.
— En route donc, et dépêchons! dit le reporter.
— Vous ne voulez pas, Monsieur Cyrus, qu'Ayrton et moi nous restions ici? demanda le marin.
— À quoi bon, Pencroff? répondit Cyrus Smith. Non. Ne nous séparons pas!»
Il n'y avait pas un instant à perdre. Les colons quittèrent les cheminées. Un petit retour de la courtine empêchait qu'ils ne fussent vus du brick; mais deux ou trois détonations et le fracas des boulets sur les roches leur apprirent que le speedy n'était plus qu'à courte distance.
Se précipiter dans l'ascenseur, se hisser jusqu'à la porte de Granite-House, où Top et Jup étaient renfermés depuis la veille, s'élancer dans la grande salle, ce fut l'affaire d'un moment.
Il était temps, car les colons, à travers les branchages, aperçurent le speedy entouré de fumée, qui filait dans le canal. Ils durent même se mettre de côté, car les décharges étaient incessantes, et les boulets des quatre canons frappaient aveuglément tant sur le poste de la Mercy, bien qu'il ne fût plus occupé, que sur les cheminées. Les roches étaient fracassées, et des hurrahs accompagnaient chaque détonation.
Cependant, on pouvait espérer que Granite-House serait épargné, grâce à la précaution que Cyrus Smith avait prise d'en dissimuler les fenêtres, quand un boulet, effleurant la baie de la porte, pénétra dans le couloir.
«Malédiction! Nous sommes découverts?» s'écria Pencroff.
Peut-être les colons n'avaient-ils pas été vus, mais il était certain que Bob Harvey avait jugé à propos d'envoyer un projectile à travers le feuillage suspect qui masquait cette portion de la haute muraille.
Bientôt même, il redoubla ses coups, quand un autre boulet, ayant fendu le rideau de feuillage, laissa voir une ouverture béante dans le granit.
La situation des colons était désespérée. Leur retraite était découverte. Ils ne pouvaient opposer d'obstacle à ces projectiles, ni préserver la pierre, dont les éclats volaient en mitraille autour d'eux.
Ils n'avaient plus qu'à se réfugier dans le couloir supérieur de Granite-House et à abandonner leur demeure à toutes les dévastations, quand un bruit sourd se fit entendre, qui fut suivi de cris épouvantables!
Cyrus Smith et les siens se précipitèrent à une des fenêtres...
Le brick, irrésistiblement soulevé sur une sorte de trombe liquide, venait de s'ouvrir en deux, et, en moins de dix secondes, il était englouti avec son criminel équipage!
CHAPITRE IV
«Ils ont sauté! s'écria Harbert.
— Oui! Sauté comme si Ayrton eût mis le feu aux poudres! répondit Pencroff en se jetant dans l'ascenseur, en même temps que Nab et le jeune garçon.
— Mais que s'est-il passé? demanda Gédéon Spilett, encore stupéfait de ce dénouement inattendu.
— Ah! Cette fois, nous saurons!... répondit vivement l'ingénieur.
— Que saurons-nous?...
— Plus tard! Plus tard! Venez, Spilett. L'important est que ces pirates aient été exterminés!»
Et Cyrus Smith, entraînant le reporter et Ayrton, rejoignit sur la grève Pencroff, Nab et Harbert.
On ne voyait plus rien du brick, pas même sa mâture.
Après avoir été soulevé par cette trombe, il s'était couché sur le côté et avait coulé dans cette position, sans doute par suite de quelque énorme voie d'eau. Mais, comme le canal en cet endroit ne mesurait pas plus de vingt pieds de profondeur, il était certain que les flancs du brick immergé reparaîtraient à marée basse. Quelques épaves flottaient à la surface de la mer.
On voyait toute une drome, consistant en mâts et vergues de rechange, des cages à poules avec leurs volatiles encore vivants, des caisses et des barils qui, peu à peu, montaient à la surface, après s'être échappés par les panneaux; mais il n'y avait en dérive aucun débris, ni planches du pont, ni bordage de la coque, — ce qui rendait assez inexplicable l'engloutissement subit du speedy.
Cependant, les deux mâts, qui avaient été brisés à quelques pieds au-dessus de l'étambrai, après avoir rompu étais et haubans, remontèrent bientôt sur les eaux du canal, avec leurs voiles, dont les unes étaient déployées et les autres serrées. Mais il ne fallait pas laisser au jusant le temps d'emporter toutes ces richesses, et Ayrton et Pencroff se jetèrent dans la pirogue avec l'intention d'amarrer toutes ces épaves soit au littoral de l'île, soit au littoral de l'îlot.
Mais au moment où ils allaient s'embarquer, une réflexion de Gédéon Spilett les arrêta.
«Et les six convicts qui ont débarqué sur la rive droite de la Mercy?» dit-il.
En effet, il ne fallait pas oublier que les six hommes dont le canot s'était brisé sur les roches avaient pris pied à la pointe de l'épave.
On regarda dans cette direction. Aucun des fugitifs n'était visible. Il était probable que, après avoir vu le brick s'engloutir dans les eaux du canal, ils avaient pris la fuite à l'intérieur de l'île.
«Plus tard, nous nous occuperons d'eux, dit alors Cyrus Smith. Ils peuvent encore être dangereux, car ils sont armés, mais enfin, six contre six, les chances sont égales. Allons donc au plus pressé.»
Ayrton et Pencroff s'embarquèrent dans la pirogue et nagèrent vigoureusement vers les épaves.
La mer était étale alors, et très haute, car la lune était nouvelle depuis deux jours. Une grande heure, au moins, devait donc s'écouler avant que la coque du brick émergeât des eaux du canal.
Ayrton et Pencroff eurent le temps d'amarrer les mâts et les espars au moyen de cordages, dont le bout fut porté sur la grève de Granite-House. Là, les colons, réunissant leurs efforts, parvinrent à haler ces épaves. Puis la pirogue ramassa tout ce qui flottait, cages à poules, barils, caisses, qui furent immédiatement transportés aux cheminées.
Quelques cadavres surnageaient aussi. Entre autres, Ayrton reconnut celui de Bob Harvey, et il le montra à son compagnon, en disant d'une voix émue:
«Ce que j'ai été, Pencroff!
— Mais ce que vous n'êtes plus, brave Ayrton!» répondit le marin.
Il était assez singulier que les corps qui surnageaient fussent en si petit nombre. On en comptait cinq ou six à peine, que le jusant commençait déjà à emporter vers la pleine mer.
Très probablement les convicts, surpris par l'engloutissement, n'avaient pas eu le temps de fuir, et le navire, s'étant couché sur le côté, la plupart étaient restés engagés sous les bastingages. Or, le reflux, qui allait entraîner vers la haute mer les cadavres de ces misérables, épargnerait aux colons la triste besogne de les enterrer en quelque coin de leur île.
Pendant deux heures, Cyrus Smith et ses compagnons furent uniquement occupés à haler les espars sur le sable et à déverguer, puis à mettre au sec les voiles, qui étaient parfaitement intactes. Ils causaient peu, tant le travail les absorbait, mais que de pensées leur traversaient l'esprit! C'était une fortune que la possession de ce brick, ou plutôt de tout ce qu'il renfermait. En effet, un navire est comme un petit monde au complet, et le matériel de la colonie allait s'augmenter de bon nombre d'objets utiles. Ce serait, «en grand», l'équivalent de la caisse trouvée à la pointe de l'épave.
«Et en outre, pensait Pencroff, pourquoi serait-il impossible de renflouer ce brick? S'il n'a qu'une voie d'eau, cela se bouche, une voie d'eau, et un navire de trois à quatre cents tonneaux, c'est un vrai navire auprès de notre Bonadventure! et l'on va loin avec cela! Et l'on va où l'on veut! Il faudra que M Cyrus, Ayrton et moi, nous examinions l'affaire! Elle en vaut la peine!»
En effet, si le brick était encore propre à naviguer, les chances de rapatriement des colons de l'île Lincoln allaient être singulièrement accrues.
Mais, pour décider cette importante question, il convenait d'attendre que la mer fût tout à fait basse, afin que la coque du brick pût être visitée dans toutes ses parties.
Lorsque les épaves eurent été mises en sûreté sur la grève, Cyrus Smith et ses compagnons s'accordèrent quelques instants pour déjeuner. Ils mouraient littéralement de faim. Heureusement, l'office n'était pas loin, et Nab pouvait passer pour un maître-coq expéditif. On mangea donc auprès des cheminées, et, pendant ce repas, on le pense bien, il ne fut question que de l'événement inattendu qui avait si miraculeusement sauvé la colonie.
«Miraculeusement est le mot, répétait Pencroff, car il faut bien avouer que ces coquins ont sauté juste au moment convenable! Granite-House commençait à devenir singulièrement inhabitable!
— Et imaginez-vous, Pencroff, demanda le reporter, comment cela s'est passé, et qui a pu provoquer cette explosion du brick?
— Eh! Monsieur Spilett, rien de plus simple, répondit Pencroff. Un navire de pirates n'est pas tenu comme un navire de guerre! Des convicts ne sont pas des matelots! Il est certain que les soutes du brick étaient ouvertes, puisqu'on nous canonnait sans relâche, et il aura suffi d'un imprudent ou d'un maladroit pour faire sauter la machine!
— Monsieur Cyrus, dit Harbert, ce qui m'étonne, c'est que cette explosion n'ait pas produit plus d'effet. La détonation n'a pas été forte, et, en somme, il y a peu de débris et de bordages arrachés. Il semblerait que le navire a plutôt coulé que sauté.
— Cela t'étonne, mon enfant? demanda l'ingénieur.
— Oui, Monsieur Cyrus.
— Et moi aussi, Harbert, répondit l'ingénieur, cela m'étonne; mais quand nous visiterons la coque du brick, nous aurons sans doute l'explication de ce fait.
— Ah çà! Monsieur Cyrus, dit Pencroff, vous n'allez pas prétendre que le speedy a tout simplement coulé comme un bâtiment qui donne contre un écueil?
— Pourquoi pas? fit observer Nab, s'il y a des roches dans le canal?
— Bon! Nab, répondit Pencroff. Tu n'as pas ouvert les yeux au bon moment. Un instant avant de s'engloutir, le brick, je l'ai parfaitement vu, s'est élevé sur une énorme lame, et il est retombé en s'abattant sur bâbord. Or, s'il n'avait fait que toucher, il eût coulé tout tranquillement, comme un honnête navire qui s'en va par le fond.
— C'est que précisément ce n'était pas un honnête navire! répondit Nab.
— Enfin, nous verrons bien, Pencroff, reprit l'ingénieur.
— Nous verrons bien, ajouta le marin, mais je parierais ma tête qu'il n'y a pas de roches dans le canal. Voyons, Monsieur Cyrus, de bon compte, est-ce que vous voudriez dire qu'il y a encore quelque chose de merveilleux dans cet événement?»
Cyrus Smith ne répondit pas.
«En tout cas, dit Gédéon Spilett, choc ou explosion, vous conviendrez, Pencroff, que cela est arrivé à point!
— Oui!... oui!... répondit le marin... mais ce n'est pas la question. Je demande à M Smith s'il voit en tout ceci quelque chose de surnaturel.
— Je ne me prononce pas, Pencroff, dit l'ingénieur. Voilà tout ce que je puis vous répondre.»
Réponse qui ne satisfit aucunement Pencroff. Il tenait pour «une explosion», et il n'en voulut pas démordre. Jamais il ne consentirait à admettre que dans ce canal, formé d'un lit de sable fin, comme la grève elle-même, et qu'il avait souvent traversé à mer basse, il y eût un écueil ignoré. Et d'ailleurs, au moment où le brick sombrait, la mer était haute, c'est-à-dire qu'il avait plus d'eau qu'il ne lui en fallait pour franchir, sans les heurter, toutes roches qui n'eussent pas découvert à mer basse. Donc, il ne pouvait y avoir eu choc. Donc, le navire n'avait pas touché. Donc, il avait sauté.
Et il faut convenir que le raisonnement du marin ne manquait pas d'une certaine justesse.
Vers une heure et demie, les colons s'embarquèrent dans la pirogue et se rendirent sur le lieu d'échouement. Il était regrettable que les deux embarcations du brick n'eussent pu être sauvées; mais l'une, on le sait, avait été brisée à l'embouchure de la Mercy et était absolument hors d'usage; l'autre avait disparu dans l'engloutissement du brick, et, sans doute écrasée par lui, n'avait pas reparu.
À ce moment, la coque du speedy commençait à se montrer au-dessus des eaux. Le brick était plus que couché sur le flanc, car, après avoir rompu ses mâts sous le poids de son lest déplacé par la chute, il se tenait presque la quille en l'air. Il avait été véritablement retourné par l'inexplicable mais effroyable action sous-marine, qui s'était en même temps manifestée par le déplacement d'une énorme trombe d'eau.
Les colons firent le tour de la coque, et, à mesure que la mer baissait, ils purent reconnaître, sinon la cause qui avait provoqué la catastrophe, du moins l'effet produit. Sur l'avant, des deux côtés de la quille, sept ou huit pieds avant la naissance de l'étrave, les flancs du brick étaient effroyablement déchirés sur une longueur de vingt pieds au moins. Là s'ouvraient deux larges voies d'eau qu'il eût été impossible d'aveugler. Non seulement le doublage de cuivre et le bordage avaient disparu, réduits en poussière sans doute, mais encore de la membrure même, des chevilles de fer et des gournables qui la liaient, il n'y avait plus trace. Tout le long de la coque, jusqu'aux façons d'arrière, les virures, déchiquetées, ne tenaient plus. La fausse quille avait été séparée avec une violence inexplicable, et la quille elle-même, arrachée de la carlingue en plusieurs points, était rompue sur toute sa longueur.
«Mille diables! s'écria Pencroff. Voilà un navire qu'il sera difficile de renflouer!
— Ce sera même impossible, dit Ayrton.
— En tout cas, fit observer Gédéon Spilett au marin, l'explosion, s'il y a eu explosion, a produit là de singuliers effets! Elle a crevé la coque du navire dans ses parties inférieures, au lieu d'en faire sauter le pont et les œuvres mortes! Ces larges ouvertures paraissent avoir plutôt été faites par le choc d'un écueil que par l'explosion d'une soute!
— Il n'y a pas d'écueil dans le canal! répliqua le marin. J'admets tout ce que vous voudrez, excepté le choc d'une roche!
— Tâchons de pénétrer à l'intérieur du brick, dit l'ingénieur. Peut-être saurons-nous à quoi nous en tenir sur la cause de sa destruction.»
C'était le meilleur parti à prendre, et il convenait, d'ailleurs, d'inventorier toutes les richesses contenues à bord, et de tout disposer pour leur sauvetage.
L'accès à l'intérieur du brick était facile alors.
L'eau baissait toujours, et le dessous du pont, devenu maintenant le dessus par le renversement de la coque, était praticable. Le lest, composé de lourdes gueuses de fonte, l'avait défoncé en plusieurs endroits. On entendait la mer qui bruissait, en s'écoulant par les fissures de la coque.
Cyrus Smith et ses compagnons, la hache à la main, s'avancèrent sur le pont à demi brisé. Des caisses de toutes sortes l'encombraient, et, comme elles n'avaient séjourné dans l'eau que pendant un temps très limité, peut-être leur contenu n'était-il pas avarié.
On s'occupa donc de mettre toute cette cargaison en lieu sûr. L'eau ne devait pas revenir avant quelques heures, et ces quelques heures furent utilisées de la manière la plus profitable. Ayrton et Pencroff avaient frappé, à l'ouverture pratiquée dans la coque, un palan qui servait à hisser les barils et les caisses. La pirogue les recevait et les transportait immédiatement sur la plage. On prenait tout, indistinctement, quitte à faire plus tard un triage de ces objets. En tout cas, ce que les colons purent d'abord constater avec une extrême satisfaction, c'est que le brick possédait une cargaison très variée, un assortiment d'articles de toutes sortes, ustensiles, produits manufacturés, outils, tels que chargent les bâtiments qui font le grand cabotage de la Polynésie. Il était probable que l'on trouverait là un peu de tout, et on conviendra que c'était précisément ce qu'il fallait à la colonie de l'île Lincoln.
Toutefois, — et Cyrus Smith l'observait dans un étonnement silencieux, — non seulement la coque du brick, ainsi qu'il a été dit, avait énormément souffert du choc quelconque qui avait déterminé la catastrophe, mais l'aménagement était dévasté, surtout vers l'avant. Cloisons et épontilles étaient brisées comme si quelque formidable obus eût éclaté à l'intérieur du brick. Les colons purent aller facilement de l'avant à l'arrière, après avoir déplacé les caisses qui étaient extraites au fur et à mesure. Ce n'étaient point de lourds ballots, dont le déplacement eût été difficile, mais de simples colis, dont l'arrimage, d'ailleurs, n'était plus reconnaissable.
Les colons parvinrent alors jusqu'à l'arrière du brick, dans cette partie que surmontait autrefois la dunette. C'était là que, suivant l'indication d'Ayrton, il fallait chercher la soute aux poudres. Cyrus Smith pensant qu'elle n'avait pas fait explosion, il était possible que quelques barils pussent être sauvés, et que la poudre, qui est ordinairement enfermée dans des enveloppes de métal, n'eût pas souffert du contact de l'eau.
Ce fut, en effet, ce qui était arrivé. On trouva, au milieu d'une grande quantité de projectiles, une vingtaine de barils, dont l'intérieur était garni de cuivre, et qui furent extraits avec précaution.
Pencroff se convainquit par ses propres yeux que la destruction du speedy ne pouvait être attribuée à une explosion. La portion de la coque dans laquelle se trouvait située la soute était précisément celle qui avait le moins souffert.
«Possible! répondit l'entêté marin, mais, quant à une roche, il n'y a pas de roche dans le canal!
— Alors, que s'est-il passé? demanda Harbert.
— Je n'en sais rien, répondit Pencroff, Monsieur Cyrus n'en sait rien, et personne n'en sait et n'en saura jamais rien!»
Pendant ces diverses recherches, plusieurs heures s'étaient écoulées, et le flot commençait à se faire sentir. Il fallut suspendre les travaux de sauvetage.
Du reste, il n'y avait pas à craindre que la carcasse du brick fût entraînée par la mer, car elle était déjà enlisée, et aussi solidement fixée que si elle eût été affourchée sur ses ancres.
On pouvait donc sans inconvénient attendre le prochain jusant pour reprendre les opérations. Mais, quant au bâtiment lui-même, il était bien condamné, et il faudrait même se hâter de sauver les débris de la coque, car elle ne tarderait pas à disparaître dans les sables mouvants du canal.
Il était cinq heures du soir. La journée avait été rude pour les travailleurs. Ils mangèrent de grand appétit, et, quelles que fussent leurs fatigues, ils ne résistèrent pas, après leur dîner, au désir de visiter les caisses dont se composait la cargaison du speedy.
La plupart contenaient des vêtements confectionnés, qui, on le pense, furent bien reçus. Il y avait là de quoi vêtir toute une colonie, du linge à tout usage, des chaussures à tous pieds.
«Nous voilà trop riches! s'écriait Pencroff. Mais qu'est-ce que nous allons faire de tout cela?»
Et, à chaque instant, éclataient les hurrahs du joyeux marin, quand il reconnaissait des barils de tafia, des boucauts de tabac, des armes à feu et des armes blanches, des balles de coton, des instruments de labourage, des outils de charpentier, de menuisier, de forgeron, des caisses de graines de toute espèce, que leur court séjour dans l'eau n'avait point altérées. Ah! Deux ans auparavant, comme ces choses seraient venues à point! Mais enfin, même maintenant que ces industrieux colons s'étaient outillés eux-mêmes, ces richesses trouveraient leur emploi.
La place ne manquait pas dans les magasins de Granite-House; mais, ce jour-là, le temps fit défaut, on ne put emmagasiner le tout. Il ne fallait pourtant pas oublier que six survivants de l'équipage du speedy avaient pris pied sur l'île, que c'étaient vraisemblablement des chenapans de premier ordre, et qu'il y avait à se garder contre eux. Bien que le pont de la Mercy et que les ponceaux fussent relevés, ces convicts n'en étaient pas à s'embarrasser d'une rivière ou d'un ruisseau, et, poussés par le désespoir, de tels coquins pouvaient être redoutables.
On verrait plus tard quel parti il conviendrait de prendre à leur égard; mais, en attendant, il fallait veiller sur les caisses et colis entassés auprès des cheminées, et c'est à quoi les colons, pendant la nuit, s'employèrent tour à tour.
La nuit se passa, cependant, sans que les convicts eussent tenté quelque agression. Maître Jup et Top, de garde au pied de Granite-House, eussent vite fait de les signaler.
Les trois jours qui suivirent, 19, 20 et 21 octobre, furent employés à sauver tout ce qui pouvait avoir une valeur ou une utilité quelconque, soit dans la cargaison, soit dans le gréement du brick. À mer basse, on déménageait la cale. À mer haute, on emmagasinait les objets sauvés. Une grande partie du doublage en cuivre put être arrachée de la coque, qui, chaque jour, s'enlisait davantage. Mais, avant que les sables eussent englouti les objets pesants qui avaient coulé par le fond, Ayrton et Pencroff, ayant plusieurs fois plongé jusqu'au lit du canal, retrouvèrent les chaînes et les ancres du brick, les gueuses de son lest, et jusqu'aux quatre canons, qui, soulagés au moyen de barriques vides, purent être amenés à terre.
On voit que l'arsenal de la colonie avait non moins gagné au sauvetage que les offices et les magasins de Granite-House. Pencroff, toujours enthousiaste dans ses projets, parlait déjà de construire une batterie qui commanderait le canal et l'embouchure de la rivière. Avec quatre canons, il s'engageait à empêcher toute flotte, «si puissante qu'elle fût», de s'aventurer dans les eaux de l'île Lincoln! Sur ces entrefaites, alors qu'il ne restait plus du brick qu'une carcasse sans utilité, le mauvais temps vint, qui acheva de la détruire. Cyrus Smith avait eu l'intention de la faire sauter afin d'en recueillir les débris à la côte, mais un gros vent de nord-est et une grosse mer lui permirent d'économiser sa poudre. En effet, dans la nuit du 23 au 24, la coque du brick fut entièrement démantibulée, et une partie des épaves s'échoua sur la grève.
Quant aux papiers du bord, inutile de dire que, bien qu'il eût fouillé minutieusement les armoires de la dunette, Cyrus Smith n'en trouva pas trace. Les pirates avaient évidemment détruit tout ce qui concernait, soit le capitaine, soit l'armateur du speedy, et comme le nom de son port d'attache n'était pas porté au tableau d'arrière, rien ne pouvait faire soupçonner sa nationalité. Cependant, à certaines formes de son avant, Ayrton et Pencroff avaient paru croire que ce brick devait être de construction anglaise.
Huit jours après la catastrophe, ou plutôt après l'heureux mais inexplicable dénouement auquel la colonie devait son salut, on ne voyait plus rien du navire, même à mer basse. Ses débris avaient été dispersés, et Granite-House était riche de presque tout ce qu'il avait contenu.
Cependant, le mystère qui cachait son étrange destruction n'eût jamais été éclairci, sans doute, si, le 30 novembre, Nab, rôdant sur la grève, n'eût trouvé un morceau d'un épais cylindre de fer, qui portait des traces d'explosion. Ce cylindre était tordu et déchiré sur ses arêtes, comme s'il eût été soumis à l'action d'une substance explosive.
Nab apporta ce morceau de métal à son maître, qui était alors occupé avec ses compagnons à l'atelier des cheminées.
Cyrus Smith examina attentivement ce cylindre, puis, se tournant vers Pencroff:
«Vous persistez, mon ami, lui dit-il, à soutenir que le speedy n'a pas péri par suite d'un choc?
— Oui, Monsieur Cyrus, répondit le marin. Vous savez aussi bien que moi qu'il n'y a pas de roches dans le canal.
— Mais s'il avait heurté ce morceau de fer? dit l'ingénieur en montrant le cylindre brisé.
— Quoi, ce bout de tuyau? s'écria Pencroff d'un ton d'incrédulité complète.
— Mes amis, reprit Cyrus Smith, vous rappelez-vous qu'avant de sombrer, le brick s'est élevé au sommet d'une véritable trombe d'eau?
— Oui, Monsieur Cyrus! répondit Harbert.
— Eh bien, voulez-vous savoir ce qui avait soulevé cette trombe? C'est ceci, dit l'ingénieur en montrant le tube brisé.
— Ceci? répliqua Pencroff.
— Oui! Ce cylindre est tout ce qui reste d'une torpille!
— Une torpille! s'écrièrent les compagnons de l'ingénieur.
— Et qui l'avait mise là, cette torpille? demanda Pencroff, qui ne voulait pas se rendre.
— Tout ce que je puis vous dire, c'est que ce n'est pas moi! répondit Cyrus Smith, mais elle y était, et vous avez pu juger de son incomparable puissance!»
CHAPITRE V
Ainsi donc, tout s'expliquait par l'explosion sous-marine de cette torpille. Cyrus Smith, qui pendant la guerre de l'union avait eu l'occasion d'expérimenter ces terribles engins de destruction, ne pouvait s'y tromper. C'est sous l'action de ce cylindre, chargé d'une substance explosive, nitroglycérine, picrate ou autre matière de même nature, que l'eau du canal s'était soulevée comme une trombe, que le brick, foudroyé dans ses fonds, avait coulé instantanément, et c'est pourquoi il avait été impossible de le renflouer, tant les dégâts subis par sa coque avaient été considérables. À une torpille qui eût détruit une frégate cuirassée aussi facilement qu'une simple barque de pêche, le speedy n'avait pu résister!
Oui! Tout s'expliquait, tout... excepté la présence de cette torpille dans les eaux du canal!
«Mes amis, reprit alors Cyrus Smith, nous ne pouvons plus mettre en doute la présence d'un être mystérieux, d'un naufragé comme nous peut-être, abandonné sur notre île, et je le dis, afin qu'Ayrton soit au courant de ce qui s'est passé d'étrange depuis deux ans. Quel est ce bienfaisant inconnu dont l'intervention, si heureuse pour nous, s'est manifestée en maintes circonstances? Je ne puis l'imaginer. Quel intérêt a-t-il à agir ainsi, à se cacher après tant de services rendus? Je ne puis le comprendre. Mais ses services n'en sont pas moins réels, et de ceux que, seul, un homme disposant d'une puissance prodigieuse pouvait nous rendre. Ayrton est son obligé comme nous, car si c'est l'inconnu qui m'a sauvé des flots après la chute du ballon, c'est évidemment lui qui a écrit le document, qui a mis cette bouteille sur la route du canal et qui nous a fait connaître la situation de notre compagnon. J'ajouterai que cette caisse, si convenablement pourvue de tout ce qui nous manquait, c'est lui qui l'a conduite et échouée à la pointe de l'épave; que ce feu placé sur les hauteurs de l'île et qui vous a permis d'y atterrir, c'est lui qui l'a allumé; que ce grain de plomb trouvé dans le corps du pécari, c'est lui qui l'a tiré; que cette torpille qui a détruit le brick, c'est lui qui l'a immergée dans le canal; en un mot, que tout ces faits inexplicables, dont nous ne pouvions nous rendre compte, c'est à cet être mystérieux qu'ils sont dus. Donc, quel qu'il soit, naufragé ou exilé sur cette île, nous serions ingrats, si nous nous croyions dégagés de toute reconnaissance envers lui. Nous avons contracté une dette, et j'ai l'espoir que nous la payerons un jour.
— Vous avez raison de parler ainsi, mon cher Cyrus, répondit Gédéon Spilett. Oui, il y a un être, presque tout-puissant, caché dans quelque partie de l'île, et dont l'influence a été singulièrement utile pour notre colonie. J'ajouterai que cet inconnu me paraît disposer de moyens d'action qui tiendraient du surnaturel, si dans les faits de la vie pratique le surnaturel était acceptable. Est-ce lui qui se met en communication secrète avec nous par le puits de Granite-House, et a-t-il ainsi connaissance de tous nos projets? Est-ce lui qui nous a tendu cette bouteille, quand la pirogue a fait sa première excursion en mer? Est-ce lui qui a rejeté Top des eaux du lac et donné la mort au dugong? Est-ce lui, comme tout porte à le croire, qui vous a sauvé des flots, Cyrus, et cela dans des circonstances où tout autre qui n'eût été qu'un homme n'aurait pu agir? Si c'est lui, il possède donc une puissance qui le rend maître des éléments.»
L'observation du reporter était juste, et chacun le sentait bien.
«Oui, répondit Cyrus Smith, si l'intervention d'un être humain n'est plus douteuse pour nous, je conviens qu'il a à sa disposition des moyens d'action en dehors de ceux dont l'humanité dispose. Là est encore un mystère, mais si nous découvrons l'homme, le mystère se découvrira aussi. La question est donc celle-ci: devons-nous respecter l'incognito de cet être généreux ou devons-nous tout faire pour arriver jusqu'à lui? Quelle est votre opinion à cet égard?
— Mon opinion, répondit Pencroff, c'est que, quel qu'il soit, c'est un brave homme, et il a mon estime!
— Soit, reprit Cyrus Smith, mais cela n'est pas répondre, Pencroff.
— Mon maître, dit alors Nab, j'ai l'idée que nous pouvons chercher tant que nous voudrons le monsieur dont il s'agit, mais que nous ne le découvrirons que quand il lui plaira.
— Ce n'est pas bête, ce que tu dis là, Nab, répondit Pencroff.
— Je suis de l'avis de Nab, répondit Gédéon Spilett, mais ce n'est pas une raison pour ne point tenter l'aventure. Que nous trouvions ou que nous ne trouvions pas cet être mystérieux, nous aurons, au moins, rempli notre devoir envers lui.
— Et toi, mon enfant, donne-nous ton avis, dit l'ingénieur en se retournant vers Harbert.
— Ah! s'écria Harbert, dont le regard s'animait, je voudrais le remercier, celui qui vous a sauvé d'abord et qui nous a sauvés ensuite!
— Pas dégoûté, mon garçon, riposta Pencroff, et moi aussi, et nous tous! Je ne suis pas curieux, mais je donnerais bien un de mes yeux pour voir face à face ce particulier-là! Il me semble qu'il doit être beau, grand, fort, avec une belle barbe, des cheveux comme des rayons, et qu'il doit être couché sur des nuages, une grosse boule à la main!
— Eh mais, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, c'est le portrait de Dieu le père que vous nous faites là!
— Possible, Monsieur Spilett, répliqua le marin, mais c'est ainsi que je me le figure!
— Et vous, Ayrton? demanda l'ingénieur.
— Monsieur Smith, répondit Ayrton, je ne puis guère vous donner mon avis en cette circonstance. Ce que vous ferez sera bien fait. Quand vous voudrez m'associer à vos recherches, je serai prêt à vous suivre.
— Je vous remercie, Ayrton, reprit Cyrus Smith, mais je voudrais une réponse plus directe à la demande que je vous ai faite. Vous êtes notre compagnon; vous vous êtes déjà plusieurs fois dévoué pour nous, et, comme tous ici, vous devez être consulté quand il s'agit de prendre quelque décision importante. Parlez donc.
— Monsieur Smith, répondit Ayrton, je pense que nous devons tout faire pour retrouver ce bienfaiteur inconnu. Peut-être est-il seul? Peut-être souffre-t-il? Peut-être est-ce une existence à renouveler? Moi aussi, vous l'avez dit, j'ai une dette de reconnaissance à lui payer. C'est lui, ce ne peut être que lui qui soit venu à l'île Tabor, qui y ait trouvé le misérable que vous avez connu, qui vous ait fait savoir qu'il y avait là un malheureux à sauver!... c'est donc grâce à lui que je suis redevenu un homme. Non, je ne l'oublierai jamais!
— C'est décidé, dit alors Cyrus Smith. Nous commencerons nos recherches le plus tôt possible. Nous ne laisserons pas une partie de l'île inexplorée. Nous la fouillerons jusque dans ses plus secrètes retraites, et que cet ami inconnu nous le pardonne en faveur de notre intention!»
Pendant quelques jours, les colons s'employèrent activement aux travaux de la fenaison et de la moisson. Avant de mettre à exécution leur projet d'explorer les parties encore inconnues de l'île, ils voulaient que toute indispensable besogne fût achevée. C'était aussi l'époque à laquelle se récoltaient les divers légumes provenant des plants de l'île Tabor. Tout était donc à emmagasiner, et, heureusement, la place ne manquait pas à Granite-House, où l'on aurait pu engranger toutes les richesses de l'île. Les produits de la colonie étaient là, méthodiquement rangés, et en lieu sûr, on peut le croire, autant à l'abri des bêtes que des hommes. Nulle humidité n'était à craindre au milieu de cet épais massif de granit.
Plusieurs des excavations naturelles situées dans le couloir supérieur furent agrandies ou évidées, soit au pic, soit à la mine, et Granite-House devint aussi un entrepôt général renfermant les approvisionnements, les munitions, les outils et ustensiles de rechange, en un mot tout le matériel de la colonie.
Quant aux canons provenant du brick, c'étaient de jolies pièces en acier fondu qui, sur les instances de Pencroff, furent hissés au moyen de caliornes et de grues jusqu'au palier même de Granite-House; des embrasures furent ménagées entre les fenêtres, et on put bientôt les voir allonger leur gueule luisante à travers la paroi granitique. De cette hauteur, ces bouches à feu commandaient véritablement toute la baie de l'union. C'était comme un petit Gibraltar, et tout navire qui se fût embossé au large de l'îlot eût été inévitablement exposé au feu de cette batterie aérienne.
«Monsieur Cyrus, dit un jour Pencroff, — c'était le 8 novembre, — à présent que cet armement est terminé, il faut pourtant bien que nous essayions la portée de nos pièces.
— Croyez-vous que cela soit utile? répondit l'ingénieur.
— C'est plus qu'utile, c'est nécessaire! Sans cela, comment connaître la distance à laquelle nous pouvons envoyer un de ces jolis boulets dont nous sommes approvisionnés?
— Essayons donc, Pencroff, répondit l'ingénieur. Toutefois, je pense que nous devons faire l'expérience en employant non la poudre ordinaire, dont je tiens à laisser l'approvisionnement intact, mais le pyroxile, qui ne nous manquera jamais.
— Ces canons-là pourront-ils supporter la déflagration du pyroxile? demanda le reporter, qui n'était pas moins désireux que Pencroff d'essayer l'artillerie de Granite-House.
— Je le crois. D'ailleurs, ajouta l'ingénieur, nous agirons prudemment.»
L'ingénieur avait lieu de penser que ces canons étaient de fabrication excellente, et il s'y connaissait. Faits en acier forgé, et se chargeant par la culasse, ils devaient, par là même, pouvoir supporter une charge considérable, et par conséquent avoir une portée énorme. En effet, au point de vue de l'effet utile, la trajectoire décrite par le boulet doit être aussi tendue que possible, et cette tension ne peut s'obtenir qu'à la condition que le projectile soit animé d'une très grande vitesse initiale.
«Or, dit Cyrus Smith à ses compagnons, la vitesse initiale est en raison de la quantité de poudre utilisée. Toute la question se réduit, dans la fabrication des pièces, à l'emploi d'un métal aussi résistant que possible, et l'acier est incontestablement celui de tous les métaux qui résiste le mieux. J'ai donc lieu de penser que nos canons supporteront sans risque l'expansion des gaz du pyroxile et donneront des résultats excellents.
— Nous en serons bien plus certains quand nous aurons essayé!» répondit Pencroff.
Il va sans dire que les quatre canons étaient en parfait état. Depuis qu'ils avaient été retirés de l'eau, le marin s'était donné la tâche de les astiquer consciencieusement. Que d'heures il avait passées à les frotter, à les graisser, à les polir, à nettoyer le mécanisme de l'obturateur, le verrou, la vis de pression! Et maintenant ces pièces étaient aussi brillantes que si elles eussent été à bord d'une frégate de la marine des États-Unis.
Ce jour-là donc, en présence de tout le personnel de la colonie, maître Jup et Top compris, les quatre canons furent successivement essayés. On les chargea avec du pyroxile, en tenant compte de sa puissance explosive, qui, on l'a dit, est quadruple de celle de la poudre ordinaire; le projectile qu'ils devaient lancer était cylindro-conique.
Pencroff, tenant la corde de l'étoupille, était prêt à faire feu. Sur un signe de Cyrus Smith, le coup partit. Le boulet, dirigé sur la mer, passa au-dessus de l'îlot et alla se perdre au large, à une distance qu'on ne put d'ailleurs apprécier avec exactitude.
Le second canon fut braqué sur les extrêmes roches de la pointe de l'épave, et le projectile, frappant une pierre aiguë à près de trois milles de Granite-House, la fit voler en éclats.
C'était Harbert qui avait braqué le canon et qui l'avait tiré, et il fut tout fier de son coup d'essai.
Il n'y eut que Pencroff à en être plus fier que lui! Un coup pareil, dont l'honneur revenait à son cher enfant!
Le troisième projectile, lancé, cette fois, sur les dunes qui formaient la côte supérieure de la baie de l'union, frappa le sable à une distance d'au moins quatre milles; puis, après avoir ricoché, il se perdit en mer dans un nuage d'écume.
Pour la quatrième pièce, Cyrus Smith força un peu la charge, afin d'en essayer l'extrême portée. Puis, chacun s'étant mis à l'écart pour le cas où elle aurait éclaté, l'étoupille fut enflammée au moyen d'une longue corde. Une violente détonation se fit entendre, mais la pièce avait résisté, et les colons, s'étant précipités à la fenêtre, purent voir le projectile écorner les roches du cap mandibule, à près de cinq milles de Granite-House, et disparaître dans le golfe du requin.
«Eh bien, Monsieur Cyrus, s'écria Pencroff, dont les hurrahs auraient pu rivaliser avec les détonations produites, qu'est-ce que vous dites de notre batterie? Tous les pirates du Pacifique n'ont qu'à se présenter devant Granite-House! Pas un n'y débarquera maintenant sans notre permission!
— Si vous m'en croyez, Pencroff, répondit l'ingénieur, mieux vaut n'en pas faire l'expérience.
— À propos, reprit le marin, et les six coquins qui rôdent dans l'île, qu'est-ce que nous en ferons? Est-ce que nous les laisserons courir nos forêts, nos champs, nos prairies? Ce sont de vrais jaguars, ces pirates-là, et il me semble que nous ne devons pas hésiter à les traiter comme tels? Qu'en pensez-vous, Ayrton?» ajouta Pencroff en se retournant vers son compagnon.
Ayrton hésita d'abord à répondre, et Cyrus Smith regretta que Pencroff lui eût un peu étourdiment posé cette question. Aussi fut-il fort ému, quand Ayrton répondit d'une voix humble:
«J'ai été un de ces jaguars, Monsieur Pencroff, et je n'ai pas le droit de parler...»
Et d'un pas lent il s'éloigna.
Pencroff avait compris.
«Satanée bête que je suis! s'écria-t-il. Pauvre Ayrton! Il a pourtant droit de parler ici autant que qui que ce soit!...
— Oui, dit Gédéon Spilett, mais sa réserve lui fait honneur, et il convient de respecter ce sentiment qu'il a de son triste passé.
— Entendu, Monsieur Spilett, répondit le marin, et on ne m'y reprendra plus! J'aimerais mieux avaler ma langue que de causer un chagrin à Ayrton! Mais revenons à la question. Il me semble que ces bandits n'ont droit à aucune pitié et que nous devons au plus tôt en débarrasser l'île.
— C'est bien votre avis, Pencroff? demanda l'ingénieur.
— Tout à fait mon avis.
— Et avant de les poursuivre sans merci, vous n'attendriez pas qu'ils eussent de nouveau fait acte d'hostilité contre nous?
— Ce qu'ils ont fait ne suffit donc pas? demanda Pencroff, qui ne comprenait rien à ces hésitations.
— Ils peuvent revenir à d'autres sentiments! dit Cyrus Smith, et peut-être se repentir...
— Se repentir, eux! s'écria le marin en levant les épaules.
— Pencroff, pense à Ayrton! dit alors Harbert, en prenant la main du marin. Il est redevenu un honnête homme!»
Pencroff regarda ses compagnons les uns après les autres. Il n'aurait jamais cru que sa proposition dût soulever une hésitation quelconque. Sa rude nature ne pouvait pas admettre que l'on transigeât avec les coquins qui avaient débarqué sur l'île, avec des complices de Bob Harvey, les assassins de l'équipage du speedy, et il les regardait comme des bêtes fauves qu'il fallait détruire sans hésitation et sans remords.
«Tiens! fit-il. J'ai tout le monde contre moi! Vous voulez faire de la générosité avec ces gueux-là! Soit. Puissions-nous ne pas nous en repentir!
— Quel danger courons-nous, dit Harbert, si nous avons soin de nous tenir sur nos gardes?
— Hum! fit le reporter, qui ne se prononçait pas trop. Ils sont six et bien armés. Que chacun d'eux s'embusque dans un coin et tire sur l'un de nous, ils seront bientôt maîtres de la colonie!
— Pourquoi ne l'ont-ils pas fait? répondit Harbert. Sans doute parce que leur intérêt n'était pas de le faire. D'ailleurs, nous sommes six aussi.
— Bon! Bon! répondit Pencroff, qu'aucun raisonnement n'eût pu convaincre. Laissons ces braves gens vaquer à leurs petites occupations, et ne songeons plus à eux!
— Allons, Pencroff, dit Nab, ne te fais pas si méchant que cela! Un de ces malheureux serait ici, devant toi, à bonne portée de ton fusil, que tu ne tirerais pas dessus...
— Je tirerais sur lui comme sur un chien enragé, Nab, répondit froidement Pencroff.
— Pencroff, dit alors l'ingénieur, vous avez souvent témoigné beaucoup de déférence à mes avis. Voulez-vous, dans cette circonstance, vous en rapporter encore à moi?
— Je ferai comme il vous plaira, Monsieur Smith, répondit le marin, qui n'était nullement convaincu.
— Eh bien, attendons, et n'attaquons que si nous sommes attaqués.»
Ainsi fut décidée la conduite à tenir vis-à-vis des pirates, bien que Pencroff n'en augurât rien de bon.
On ne les attaquerait pas, mais on se tiendrait sur ses gardes. Après tout, l'île était grande et fertile. Si quelque sentiment d'honnêteté leur était resté au fond de l'âme, ces misérables pouvaient peut-être s'amender. Leur intérêt bien entendu n'était-il pas, dans les conditions où ils avaient à vivre, de se refaire une vie nouvelle. En tout cas, ne fût-ce que par humanité, on devait attendre. Les colons n'auraient peut-être plus, comme auparavant, la facilité d'aller et de venir sans défiance.
Jusqu'alors ils n'avaient eu à se garder que des fauves, et maintenant six convicts, peut-être de la pire espèce, rôdaient sur leur île. C'était grave, sans doute, et c'eût été, pour des gens moins braves, la sécurité perdue.
N'importe! Dans le présent, les colons avaient raison contre Pencroff. Auraient-ils raison dans l'avenir? On le verrait.
CHAPITRE VI
Cependant, la grande préoccupation des colons était d'opérer cette exploration complète de l'île, qui avait été décidée, exploration qui aurait maintenant deux buts: découvrir d'abord l'être mystérieux dont l'existence n'était plus discutable, et, en même temps, reconnaître ce qu'étaient devenus les pirates, quelle retraite ils avaient choisie, quelle vie ils menaient et ce qu'on pouvait avoir à craindre de leur part.
Cyrus Smith désirait partir sans retard; mais, l'expédition devant durer plusieurs jours, il avait paru convenable de charger le chariot de divers effets de campement et d'ustensiles qui faciliteraient l'organisation des haltes. Or, en ce moment, un des onaggas, blessé à la jambe, ne pouvait être attelé; quelques jours de repos lui étaient nécessaires, et l'on crut pouvoir sans inconvénient remettre le départ d'une semaine, c'est-à-dire au 20 novembre. Le mois de novembre, sous cette latitude, correspond au mois de mai des zones boréales. On était donc dans la belle saison. Le soleil arrivait sur le tropique du Capricorne et donnait les plus longs jours de l'année. L'époque serait donc tout à fait favorable à l'expédition projetée, expédition qui, si elle n'atteignait pas son principal but, pouvait être féconde en découvertes, surtout au point de vue des productions naturelles, puisque Cyrus Smith se proposait d'explorer ces épaisses forêts du Far-West, qui s'étendaient jusqu'à l'extrémité de la presqu'île serpentine.
Pendant les neuf jours qui allaient précéder le départ, il fut convenu que l'on mettrait la main aux derniers travaux du plateau de Grande-vue.
Cependant, il était nécessaire qu'Ayrton retournât au corral, où les animaux domestiques réclamaient ses soins. On décida donc qu'il y passerait deux jours, et qu'il ne reviendrait à Granite-House qu'après avoir largement approvisionné les étables. Au moment où il allait partir, Cyrus Smith lui demanda s'il voulait que l'un d'eux l'accompagnât, lui faisant observer que l'île était moins sûre qu'autrefois.
Ayrton répondit que c'était inutile, qu'il suffirait à la besogne, et que, d'ailleurs, il ne craignait rien. Si quelque incident se produisait au corral ou dans les environs, il en préviendrait immédiatement les colons par un télégramme à l'adresse de Granite-House.
Ayrton partit donc le 9 dès l'aube, emmenant le chariot, attelé d'un seul onagga, et, deux heures après, le timbre électrique annonçait qu'il avait trouvé tout en ordre au corral.
Pendant ces deux jours, Cyrus Smith s'occupa d'exécuter un projet qui devait mettre définitivement Granite-House à l'abri de toute surprise. Il s'agissait de dissimuler absolument l'orifice supérieur de l'ancien déversoir, qui était déjà maçonné et à demi caché sous des herbes et des plantes, à l'angle sud du lac Grant. Rien n'était plus aisé, puisqu'il suffisait de surélever de deux à trois pieds le niveau des eaux du lac, sous lesquelles l'orifice serait alors complètement noyé.
Or, pour rehausser ce niveau, il n'y avait qu'à établir un barrage aux deux saignées faites au lac et par lesquelles s'alimentaient le creek glycérine et le creek de la grande-chute. Les colons furent conviés à ce travail, et les deux barrages, qui, d'ailleurs, n'excédaient pas sept à huit pieds en largeur sur trois de hauteur, furent dressés rapidement au moyen de quartiers de roches bien cimentés.
Ce travail achevé, il était impossible de soupçonner qu'à la pointe du lac existait un conduit souterrain par lequel se déversait autrefois le trop-plein des eaux.
Il va sans dire que la petite dérivation qui servait à l'alimentation du réservoir de Granite-House et à la manœuvre de l'ascenseur avait été soigneusement ménagée, et que l'eau ne manquerait en aucun cas.
L'ascenseur une fois relevé, cette sûre et confortable retraite défiait toute surprise ou coup de main.
Cet ouvrage avait été rapidement expédié, et Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert trouvèrent le temps de pousser une pointe jusqu'à port-ballon.
Le marin était très désireux de savoir si la petite anse au fond de laquelle était mouillé le Bonadventure avait été visitée par les convicts.
«Précisément, fit-il observer, ces gentlemen ont pris terre sur la côte méridionale, et, s'ils ont suivi le littoral, il est à craindre qu'ils n'aient découvert le petit port, auquel cas je ne donnerais pas un demi-dollar de notre Bonadventure.»
Les appréhensions de Pencroff n'étaient pas sans quelque fondement, et une visite à port-ballon parut être fort opportune.
Le marin et ses compagnons partirent donc dans l'après-dînée du 10 novembre, et ils étaient bien armés. Pencroff, en glissant ostensiblement deux balles dans chaque canon de son fusil, secouait la tête, ce qui ne présageait rien de bon pour quiconque l'approcherait de trop près, «bête ou homme», dit-il.
Gédéon Spilett et Harbert prirent aussi leur fusil, et, vers trois heures, tous trois quittèrent Granite-House.
Nab les accompagna jusqu'au coude de la Mercy, et, après leur passage, il releva le pont. Il était convenu qu'un coup de fusil annoncerait le retour des colons, et que Nab, à ce signal, reviendrait rétablir la communication entre les deux berges de la rivière.
La petite troupe s'avança directement par la route du port vers la côte méridionale de l'île. Ce n'était qu'une distance de trois milles et demi, mais Gédéon Spilett et ses compagnons mirent deux heures à la franchir. Aussi, avaient-ils fouillé toute la lisière de la route, tant du côté de l'épaisse forêt que du côté du marais des tadornes. Ils ne trouvèrent aucune trace des fugitifs, qui, sans doute, n'étant pas encore fixés sur le nombre des colons et sur les moyens de défense dont ils disposaient, avaient dû gagner les portions les moins accessibles de l'île.
Pencroff, arrivé à port-ballon, vit avec une extrême satisfaction le Bonadventure tranquillement mouillé dans l'étroite crique. Du reste, port-ballon était si bien caché au milieu de ces hautes roches, que ni de la mer, ni de la terre, on ne pouvait le découvrir, à moins d'être dessus ou dedans.
«Allons, dit Pencroff, ces gredins ne sont pas encore venus ici. Les grandes herbes conviennent mieux aux reptiles, et c'est évidemment dans le Far-West que nous les retrouverons.
— Et c'est fort heureux, car s'ils avaient trouvé le Bonadventure, ajouta Harbert, ils s'en seraient emparés pour fuir, ce qui nous eût empêchés de retourner prochainement à l'île Tabor.
— En effet, répondit le reporter, il sera important d'y porter un document qui fasse connaître la situation de l'île Lincoln et la nouvelle résidence d'Ayrton, pour le cas où le yacht écossais viendrait le reprendre.
— Eh bien, le Bonadventure est toujours là, Monsieur Spilett! répliqua le marin. Son équipage et lui sont prêts à partir au premier signal!
— Je pense, Pencroff, que ce sera chose à faire dès que notre expédition dans l'île sera terminée. Il est possible, après tout, que cet inconnu, si nous parvenons à le trouver, en sache long et sur l'île Lincoln et sur l'île Tabor. N'oublions pas qu'il est l'auteur incontestable du document, et il sait peut-être à quoi s'en tenir sur le retour du yacht!
— Mille diables! s'écria Pencroff, qui ça peut-il bien être? Il nous connaît, ce personnage, et nous ne le connaissons pas! Si c'est un simple naufragé, pourquoi se cache-t-il? Nous sommes de braves gens, je suppose, et la société de braves gens n'est désagréable à personne! Est-il venu volontairement ici? Peut-il quitter l'île si cela lui plaît? Y est-il encore? N'y est-il plus?...»
En causant ainsi, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett s'étaient embarqués et parcouraient le pont du Bonadventure. Tout à coup, le marin, ayant examiné la bitte sur laquelle était tourné le câble de l'ancre:
«Ah! Par exemple! s'écria-t-il. Voilà qui est fort!
— Qu'y a-t-il, Pencroff? demanda le reporter.
— Il y a que ce n'est pas moi qui ai fait ce nœud!»
Et Pencroff montrait une corde qui amarrait le câble sur la bitte même, pour l'empêcher de déraper.
«Comment, ce n'est pas vous? demanda Gédéon Spilett.
— Non! J'en jurerais. Ceci est un nœud plat, et j'ai l'habitude de faire deux demi-clefs.
— Vous vous serez trompé, Pencroff.
— Je ne me suis pas trompé! Affirma le marin. On a ça dans la main, naturellement, et la main ne se trompe pas!
— Alors, les convicts seraient donc venus à bord? demanda Harbert.
— Je n'en sais rien, répondit Pencroff, mais ce qui est certain, c'est qu'on a levé l'ancre du Bonadventure et qu'on l'a mouillée de nouveau! Et tenez! Voilà une autre preuve. On a filé du câble de l'ancre, et sa garniture n'est plus au portage de l'écubier. Je vous répète qu'on s'est servi de notre embarcation!
— Mais si les convicts s'en étaient servis, ou ils l'auraient pillée, ou bien ils auraient fui...
— Fui!... où cela?... à l'île Tabor?... répliqua Pencroff! Croyez-vous donc qu'ils se seraient hasardés sur un bateau d'un aussi faible tonnage?
— Il faudrait, d'ailleurs, admettre qu'ils avaient connaissance de l'îlot, répondit le reporter.
— Quoi qu'il en soit, dit le marin, aussi vrai que je suis Bonadventure Pencroff, du Vineyard, notre Bonadventure a navigué sans nous!»
Le marin était tellement affirmatif que ni Gédéon Spilett ni Harbert ne purent contester son dire.
Il était évident que l'embarcation avait été déplacée, plus ou moins, depuis que Pencroff l'avait ramenée à port-ballon. Pour le marin, il n'y avait aucun doute que l'ancre n'eût été levée, puis ensuite renvoyée par le fond. Or, pourquoi ces deux manœuvres, si le bateau n'avait pas été employé à quelque expédition?
«Mais comment n'aurions-nous pas vu le Bonadventure passer au large de l'île? fit observer le reporter, qui tenait à formuler toutes les objections possibles.
— Eh! Monsieur Spilett, répondit le marin, il suffit de partir la nuit avec une bonne brise, et, en deux heures, on est hors de vue de l'île!
— Eh bien, reprit Gédéon Spilett, je le demande encore, dans quel but les convicts se seraient-ils servis du Bonadventure, et pourquoi, après s'en être servis, l'auraient-ils ramené au port?
— Eh! Monsieur Spilett, répondit le marin, mettons cela au nombre des choses inexplicables, et n'y pensons plus! L'important était que le Bonadventure fût là, et il y est. Malheureusement, si les convicts le prenaient une seconde fois, il pourrait bien ne plus se retrouver à sa place!
— Alors, Pencroff, dit Harbert, peut-être serait-il prudent de ramener le Bonadventure devant Granite-House?
— Oui et non, répondit Pencroff, ou plutôt non. L'embouchure de la Mercy est un mauvais endroit pour un bateau, et la mer y est dure.
— Mais en le halant sur le sable, jusqu'au pied même des cheminées?...
— Peut-être... oui..., répondit Pencroff. En tout cas, puisque nous devons quitter Granite-House pour une assez longue expédition, je crois que le Bonadventure sera plus en sûreté ici pendant notre absence, et que nous ferons bien de l'y laisser jusqu'à ce que l'île soit purgée de ces coquins.
— C'est aussi mon avis, dit le reporter. Au moins, en cas de mauvais temps, il ne sera pas exposé comme il le serait à l'embouchure de la Mercy.
— Mais si les convicts allaient de nouveau lui rendre visite! dit Harbert.
— Eh bien, mon garçon, répondit Pencroff, ne le retrouvant plus ici, ils auraient vite fait de le chercher du côté de Granite-House, et, pendant notre absence, rien ne les empêcherait de s'en emparer! Je pense donc, comme M Spilett, qu'il faut le laisser à port-ballon. Mais lorsque nous serons revenus, si nous n'avons pas débarrassé l'île de ces gredins-là, il sera prudent de ramener notre bateau à Granite-House jusqu'au moment où il n'aura plus à craindre aucune méchante visite.
— C'est convenu. En route!» dit le reporter.
Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett, quand ils furent de retour à Granite-House, firent connaître à l'ingénieur ce qui s'était passé, et celui-ci approuva leurs dispositions pour le présent et pour l'avenir. Il promit même au marin d'étudier la portion du canal située entre l'îlot et la côte, afin de voir s'il ne serait pas possible d'y créer un port artificiel au moyen de barrages. De cette façon, le Bonadventure serait toujours à portée, sous les yeux des colons, et au besoin sous clé.
Le soir même, on envoya un télégramme à Ayrton pour le prier de ramener du corral une couple de chèvres que Nab voulait acclimater sur les prairies du plateau. Chose singulière, Ayrton n'accusa pas réception de la dépêche, ainsi qu'il avait l'habitude de le faire. Cela ne laissa pas d'étonner l'ingénieur. Mais il pouvait se faire qu'Ayrton ne fût pas en ce moment au corral, ou même qu'il fût en route pour revenir à Granite-House. En effet, deux jours s'étaient écoulés depuis son départ, et il avait été décidé que le 10 au soir, ou le 11 au plus tard, dès le matin, il serait de retour.
Les colons attendirent donc qu'Ayrton se montrât sur les hauteurs de Grande-vue. Nab et Harbert veillèrent même aux approches du pont, afin de le baisser dès que leur compagnon se présenterait.
Mais, vers dix heures du soir, il n'était aucunement question d'Ayrton. On jugea donc convenable de lancer une nouvelle dépêche, demandant une réponse immédiate.
Le timbre de Granite-House resta muet.
Alors l'inquiétude des colons fut grande. Que s'était-il passé? Ayrton n'était-il donc plus au corral, ou, s'il s'y trouvait encore, n'avait-il plus la liberté de ses mouvements? Devait-on aller au corral par cette nuit obscure?
On discuta. Les uns voulaient partir, les autres rester.
«Mais, dit Harbert, peut-être quelque accident s'est-il produit dans l'appareil télégraphique et ne fonctionne-t-il plus?
— Cela se peut, dit le reporter.
— Attendons à demain, répondit Cyrus Smith. Il est possible, en effet, qu'Ayrton n'ait pas reçu notre dépêche, ou même que nous n'ayons pas reçu la sienne.»
On attendit, et, cela se comprend, non sans une certaine anxiété.
Dès les premières lueurs du jour, — 11 novembre, — Cyrus Smith lançait encore le courant électrique à travers le fil et ne recevait aucune réponse.
Il recommença: même résultat.
«En route pour le corral! dit-il.
— Et bien armés!» ajouta Pencroff.
Il fut aussitôt décidé que Granite-House ne resterait pas seul et que Nab y demeurerait. Après avoir accompagné ses compagnons jusqu'au creek glycérine, il relèverait le pont, et, embusqué derrière un arbre, il guetterait soit leur retour, soit celui d'Ayrton. Au cas où les pirates se présenteraient et essayeraient de franchir le passage, il tenterait de les arrêter à coups de fusil, et, en fin de compte, il se réfugierait dans Granite-House, où, l'ascenseur une fois relevé, il serait en sûreté.
Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert et Pencroff devaient se rendre directement au corral, et, s'ils n'y trouvaient point Ayrton, battre le bois dans les environs.
À six heures du matin, l'ingénieur et ses trois compagnons avaient passé le creek glycérine, et Nab se postait derrière un léger épaulement que couronnaient quelques grands dragonniers, sur la rive gauche du ruisseau.
Les colons, après avoir quitté le plateau de Grande-vue, prirent immédiatement la route du corral.
Ils portaient le fusil sur le bras, prêts à faire feu à la moindre démonstration hostile. Les deux carabines et les deux fusils avaient été chargés à balle. De chaque côté de la route, le fourré était épais et pouvait aisément cacher des malfaiteurs, qui, grâce à leurs armes, eussent été véritablement redoutables.
Les colons marchaient rapidement et en silence. Top les précédait, tantôt courant sur la route, tantôt faisant quelque crochet sous bois, mais toujours muet et ne paraissant rien pressentir d'insolite.
Et l'on pouvait compter que le fidèle chien ne se laisserait pas surprendre et qu'il aboierait à la moindre apparence de danger. En même temps que la route, Cyrus Smith et ses compagnons suivaient le fil télégraphique qui reliait le corral et Granite-House. Après avoir marché pendant deux milles environ, ils n'y avaient encore remarqué aucune solution de continuité. Les poteaux étaient en bon état, les isoloirs intacts, le fil régulièrement tendu. Toutefois, à partir de ce point, l'ingénieur observa que cette tension paraissait être moins complète, et enfin, arrivé au poteau nº 74, Harbert, qui tenait les devants, s'arrêta en criant: «le fil est rompu!»
Ses compagnons pressèrent le pas et arrivèrent à l'endroit où le jeune garçon s'était arrêté.
Là, le poteau renversé se trouvait en travers de la route. La solution de continuité du fil était donc constatée, et il était évident que les dépêches de Granite-House n'avaient pu être reçues au corral, ni celles du corral à Granite-House.
«Ce n'est pas le vent qui a renversé ce poteau, fit observer Pencroff.
— Non, répondit Gédéon Spilett. La terre a été creusée à son pied, et il a été déraciné de main d'homme.
— En outre, le fil est brisé, ajouta Harbert, en montrant les deux bouts du fil de fer, qui avait été violemment rompu.
— La cassure est-elle fraîche? demanda Cyrus Smith.
— Oui, répondit Harbert, et il y a certainement peu de temps que la rupture a été produite.
— Au corral! Au corral!» s'écria le marin.
Les colons se trouvaient alors à mi-chemin de Granite-House et du corral. Il leur restait donc encore deux milles et demi à franchir. Ils prirent le pas de course. En effet, on devait craindre que quelque grave événement ne se fût accompli au corral. Sans doute, Ayrton avait pu envoyer un télégramme qui n'était pas arrivé, et ce n'était pas là la raison qui devait inquiéter ses compagnons, mas, circonstance plus inexplicable, Ayrton, qui avait promis de revenir la veille au soir, n'avait pas reparu. Enfin, ce n'était pas sans motif que toute communication avait été interrompue entre le corral et Granite-House, et quels autres que les convicts avaient intérêt à interrompre cette communication?
Les colons couraient donc, le cœur serré par l'émotion. Ils s'étaient sincèrement attachés à leur nouveau compagnon. Allaient-ils le trouver frappé de la main même de ceux dont il avait été autrefois le chef?
Bientôt ils arrivèrent à l'endroit où la route longeait ce petit ruisseau dérivé du creek rouge, qui irriguait les prairies du corral. Ils avaient alors modéré leur pas, afin de ne pas se trouver essoufflés au moment où la lutte allait peut-être devenir nécessaire. Les fusils n'étaient plus au cran de repos, mais armés. Chacun surveillait un côté de la forêt. Top faisait entendre quelques sourds grognements qui n'étaient pas de bon augure. Enfin, l'enceinte palissadée apparut à travers les arbres. On n'y voyait aucune trace de dégâts. La porte en était fermée comme à l'ordinaire. Un silence profond régnait dans le corral. Ni les bêlements accoutumés des mouflons, ni la voix d'Ayrton ne se faisaient entendre.
«Entrons!» dit Cyrus Smith.
Et l'ingénieur s'avança, pendant que ses compagnons, faisant le guet à vingt pas de lui, étaient prêts à faire feu.
Cyrus Smith leva le loquet intérieur de la porte, et il allait repousser un des battants, quand Top aboya avec violence. Une détonation éclata au-dessus de la palissade, et un cri de douleur lui répondit.
Harbert, frappé d'une balle, gisait à terre!
CHAPITRE VIII
Au cri d'Harbert, Pencroff, laissant tomber son arme, s'était élancé vers lui.
«Ils l'ont tué! s'écria-t-il! Lui, mon enfant! Ils l'ont tué!»
Cyrus Smith, Gédéon Spilett s'étaient précipités vers Harbert. Le reporter écoutait si le cœur du pauvre enfant battait encore.
«Il vit, dit-il. Mais il faut le transporter...
— À Granite-House? C'est impossible! répondit l'ingénieur.
— Au corral, alors! s'écria Pencroff.
— Un instant», dit Cyrus Smith.
Et il s'élança sur la gauche de manière à contourner l'enceinte. Là, il se vit en présence d'un convict qui, l'ajustant, lui traversa le chapeau d'une balle. Quelques secondes après, avant même qu'il eût eu le temps de tirer son second coup, il tombait, frappé au cœur par le poignard de Cyrus Smith, plus sûr encore que son fusil.
Pendant ce temps, Gédéon Spilett et le marin se hissaient aux angles de la palissade, ils en enjambaient le faîte, ils sautaient dans l'enceinte, ils renversaient les étais qui maintenaient la porte intérieurement, ils se précipitaient dans la maison qui était vide, et, bientôt, le pauvre Harbert reposait sur le lit d'Ayrton. Quelques instants après, Cyrus Smith était près de lui.
À voir Harbert inanimé, la douleur du marin fut terrible. Il sanglotait, il pleurait, il voulait se briser la tête contre la muraille. Ni l'ingénieur ni le reporter ne purent le calmer. L'émotion les suffoquait eux-mêmes. Ils ne pouvaient parler.
Toutefois, ils firent tout ce qui dépendait d'eux pour disputer à la mort le pauvre enfant qui agonisait sous leurs yeux. Gédéon Spilett, après tant d'incidents dont sa vie avait été semée, n'était pas sans avoir quelque pratique de médecine courante.
Il savait un peu de tout, et maintes circonstances s'étaient déjà rencontrées dans lesquelles il avait dû soigner des blessures produites soit par une arme blanche, soit par une arme à feu. Aidé de Cyrus Smith, il procéda donc aux soins que réclamait l'état d'Harbert.
Tout d'abord, le reporter fut frappé de la stupeur générale qui l'accablait, stupeur due soit à l'hémorragie, soit même à la commotion, si la balle avait heurté un os avec assez de force pour déterminer une secousse violente.
Harbert était extrêmement pâle, et son pouls d'une faiblesse telle que Gédéon Spilett ne le sentit battre qu'à de longs intervalles, comme s'il eût été sur le point de s'arrêter. En même temps, il y avait une résolution presque complète des sens et de l'intelligence. Ces symptômes étaient très graves.
La poitrine d'Harbert fut mise à nu, et, le sang ayant été étanché à l'aide de mouchoirs, elle fut lavée à l'eau froide.
La contusion, ou plutôt la plaie contuse apparut. Un trou ovalisé existait sur la poitrine entre la troisième et la quatrième côte. C'est là que la balle avait atteint Harbert.
Cyrus Smith et Gédéon Spilett retournèrent alors le pauvre enfant, qui laissa échapper un gémissement si faible, qu'on eût pu croire que c'était son dernier soupir. Une autre plaie contuse ensanglantait le dos d'Harbert, et la balle qui l'avait frappé s'en échappa aussitôt.
«Dieu soit loué! dit le reporter, la balle n'est pas restée dans le corps, et nous n'aurons pas à l'extraire.
— Mais le cœur?... demanda Cyrus Smith.
— Le cœur n'a pas été touché, sans quoi Harbert serait mort!
— Mort!» s'écria Pencroff, qui poussa un rugissement!
Le marin n'avait entendu que les derniers mots prononcés par le reporter.
«Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, non! Il n'est pas mort. Son pouls bat toujours! Il a fait même entendre un gémissement. Mais, dans l'intérêt même de votre enfant, calmez-vous. Nous avons besoin de tout notre sang-froid. Ne nous le faites pas perdre, mon ami.»
Pencroff se tut, mais, une réaction s'opérant en lui, de grosses larmes inondèrent son visage.
Cependant, Gédéon Spilett essayait de rappeler ses souvenirs et de procéder avec méthode. D'après son observation, il n'était pas douteux, pour lui, que la balle, entrée par devant, ne fût sortie par derrière.
Mais quels ravages cette balle avait-elle causés dans son passage? Quels organes essentiels étaient atteints? Voilà ce qu'un chirurgien de profession eût à peine pu dire en ce moment, et, à plus forte raison, le reporter.
Cependant, il savait une chose: c'est qu'il aurait à prévenir l'étranglement inflammatoire des parties lésées, puis à combattre l'inflammation locale et la fièvre qui résulteraient de cette blessure, — blessure mortelle peut-être! Or, quels topiques, quels antiphlogistiques employer? Par quels moyens détourner cette inflammation? En tout cas, ce qui était important, c'était que les deux plaies fussent pansées sans retard. Il ne parut pas nécessaire à Gédéon Spilett de provoquer un nouvel écoulement du sang, en les lavant à l'eau tiède et en en comprimant les lèvres. L'hémorragie avait été très abondante, et Harbert n'était déjà que trop affaibli par la perte de son sang.
Le reporter crut donc devoir se contenter de laver les deux plaies à l'eau froide.
Harbert était placé sur le côté gauche, et il fut maintenu dans cette position.
«Il ne faut pas qu'il remue, dit Gédéon Spilett. Il est dans la position la plus favorable pour que les plaies du dos et de la poitrine puissent suppurer à l'aise, et un repos absolu est nécessaire.
— Quoi! Nous ne pouvons le transporter à Granite-House? demanda Pencroff.
— Non, Pencroff, répondit le reporter.
— Malédiction! s'écria le marin, dont le poing se tourna vers le ciel.
— Pencroff!» dit Cyrus Smith.
Gédéon Spilett s'était remis à examiner l'enfant blessé avec une extrême attention. Harbert était toujours si affreusement pâle que le reporter se sentit troublé.
«Cyrus, dit-il, je ne suis pas médecin... je suis dans une perplexité terrible... il faut que vous m'aidiez de vos conseils, de votre expérience!...
— Reprenez votre calme..., mon ami, répondit l'ingénieur, en serrant la main du reporter... jugez avec sang-froid... ne pensez qu'à ceci: il faut sauver Harbert!»
Ces paroles rendirent à Gédéon Spilett cette possession de lui-même, que, dans un instant de découragement, le vif sentiment de sa responsabilité lui avait fait perdre. Il s'assit près du lit.
Cyrus Smith se tint debout. Pencroff avait déchiré sa chemise, et, machinalement, il faisait de la charpie.
Gédéon Spilett expliqua alors à Cyrus Smith qu'il croyait devoir, avant tout, arrêter l'hémorragie, mais non pas fermer les deux plaies, ni provoquer leur cicatrisation immédiate, parce qu'il y avait eu perforation intérieure et qu'il ne fallait pas laisser la suppuration s'accumuler dans la poitrine.
Cyrus Smith l'approuva complètement, et il fut décidé qu'on panserait les deux plaies sans essayer de les fermer par une coaptation immédiate. Fort heureusement, il ne sembla pas qu'elles eussent besoin d'être débridées.
Et maintenant, pour réagir contre l'inflammation qui surviendrait, les colons possédaient-ils un agent efficace?
Oui! Ils en avaient un, car la nature l'a généreusement prodigué. Ils avaient l'eau froide, c'est-à-dire le sédatif le plus puissant dont on puisse se servir contre l'inflammation des plaies, l'agent thérapeutique le plus efficace dans les cas graves, et qui, maintenant, est adopté de tous les médecins. L'eau froide a, de plus, l'avantage de laisser la plaie dans un repos absolu et de la préserver de tout pansement prématuré, avantage considérable, puisqu'il est démontré par l'expérience que le contact de l'air est funeste pendant les premiers jours.
Gédéon Spilett et Cyrus Smith raisonnèrent ainsi avec leur simple bon sens, et ils agirent comme eût fait le meilleur chirurgien. Des compresses de toile furent appliquées sur les deux blessures du pauvre Harbert et durent être constamment imbibées d'eau froide.
Le marin avait, tout d'abord, allumé du feu dans la cheminée de l'habitation, qui ne manquait pas des choses nécessaires à la vie. Du sucre d'érable, des plantes médicinales — celles-là mêmes que le jeune garçon avait cueillies sur les berges du lac Grant — permirent de faire quelques rafraîchissantes tisanes, et on les lui fit prendre sans qu'il s'en rendît compte. Sa fièvre était extrêmement forte, et toute la journée et la nuit se passèrent ainsi sans qu'il eût repris connaissance. La vie d'Harbert ne tenait plus qu'à un fil, et ce fil pouvait se rompre à tout instant.
Le lendemain, 12 novembre, Cyrus Smith et ses compagnons reprirent quelque espoir. Harbert était revenu de sa longue stupeur. Il ouvrit les yeux, il reconnut Cyrus Smith, le reporter, Pencroff. Il prononça deux ou trois mots. Il ne savait ce qui s'était passé. On le lui apprit, et Gédéon Spilett le supplia de garder un repos absolu, lui disant que sa vie n'était pas en danger et que ses blessures se cicatriseraient en quelques jours. Du reste, Harbert ne souffrait presque pas, et cette eau froide, dont on les arrosait incessamment, empêchait toute inflammation des plaies. La suppuration s'établissait d'une façon régulière, la fièvre ne tendait pas à augmenter, et l'on pouvait espérer que cette terrible blessure n'entraînerait aucune catastrophe. Pencroff sentit son cœur se dégonfler peu à peu. Il était comme une sœur de charité, comme une mère au lit de son enfant.
Harbert s'assoupit de nouveau, mais son sommeil parut être meilleur.
«Répétez-moi que vous espérez, Monsieur Spilett! dit Pencroff. Répétez-moi que vous sauverez Harbert!
— Oui, nous le sauverons! répondit le reporter. La blessure est grave, et peut-être même la balle a-t-elle traversé le poumon, mais la perforation de cet organe n'est pas mortelle.
— Dieu vous entende!» répéta Pencroff.
Comme on le pense bien, depuis vingt-quatre heures qu'ils étaient au corral, les colons n'avaient eu d'autre pensée que de soigner Harbert. Ils ne s'étaient préoccupés ni du danger qui pouvait les menacer si les convicts revenaient, ni des précautions à prendre pour l'avenir.
Mais ce jour-là, pendant que Pencroff veillait au lit du malade, Cyrus Smith et le reporter s'entretinrent de ce qu'il convenait de faire.
Tout d'abord, ils parcoururent le corral. Il n'y avait aucune trace d'Ayrton. Le malheureux avait-il été entraîné par ses anciens complices? Avait-il été surpris par eux dans le corral? Avait-il lutté et succombé dans la lutte? Cette dernière hypothèse n'était que trop probable. Gédéon Spilett, au moment où il escaladait l'enceinte palissadée, avait parfaitement aperçu l'un des convicts qui s'enfuyait par le contrefort sud du mont Franklin et vers lequel Top s'était précipité. C'était l'un de ceux dont le canot s'était brisé sur les roches, à l'embouchure de la Mercy. D'ailleurs, celui que Cyrus Smith avait tué, et dont le cadavre fut retrouvé en dehors de l'enceinte, appartenait bien à la bande de Bob Harvey.
Quant au corral, il n'avait encore subi aucune dévastation. Les portes en étaient fermées, et les animaux domestiques n'avaient pu se disperser dans la forêt. On ne voyait, non plus, aucune trace de lutte, aucun dégât, ni à l'habitation, ni à la palissade.
Seulement, les munitions, dont Ayrton était approvisionné, avaient disparu avec lui.
«Le malheureux aura été surpris, dit Cyrus Smith, et, comme il était homme à se défendre, il aura succombé.
— Oui! Cela est à craindre! répondit le reporter. Puis, sans doute, les convicts se sont installés au corral, où ils trouvaient tout en abondance, et ils n'ont pris la fuite que lorsqu'ils nous ont vus arriver. Il est bien évident aussi qu'à ce moment Ayrton, mort ou vivant, n'était plus ici.
— Il faudra battre la forêt, dit l'ingénieur, et débarrasser l'île de ces misérables. Les pressentiments de Pencroff ne le trompaient pas, quand il voulait qu'on leur donnât la chasse comme à des bêtes fauves. Cela nous eût épargné bien des malheurs!
— Oui, répondit le reporter, mais maintenant nous avons le droit d'être sans pitié!
— En tout cas, dit l'ingénieur, nous sommes forcés d'attendre quelque temps et de rester au corral jusqu'au moment où l'on pourra sans danger transporter Harbert à Granite-House.
— Mais Nab? demanda le reporter.
— Nab est en sûreté.
— Et si, inquiet de notre absence, il se hasardait à venir?
— Il ne faut pas qu'il vienne! répondit vivement Cyrus Smith. Il serait assassiné en route!
— C'est qu'il est bien probable qu'il cherchera à nous rejoindre!
— Ah! Si le télégraphe fonctionnait encore, on pourrait le prévenir! Mais c'est impossible maintenant! Quant à laisser seuls ici Pencroff et Harbert, nous ne le pouvons pas!... eh bien, j'irai seul à Granite-House.
— Non, non! Cyrus, répondit le reporter, il ne faut pas que vous vous exposiez! Votre courage n'y pourrait rien. Ces misérables surveillent évidemment le corral, ils sont embusqués dans les bois épais qui l'entourent, et, si vous partiez, nous aurions bientôt à regretter deux malheurs au lieu d'un!
— Mais Nab? répétait l'ingénieur. Voilà vingt-quatre heures qu'il est sans nouvelles de nous! Il voudra venir!
— Et comme il sera encore moins sur ses gardes que nous ne le serions nous-mêmes, répondit Gédéon Spilett, il sera frappé! ...
— N'y a-t-il donc pas moyen de le prévenir?»
Pendant que l'ingénieur réfléchissait, ses regards tombèrent sur Top, qui, allant et venant, semblait dire: «est-ce que je ne suis pas là, moi?»
«Top!» s'écria Cyrus Smith.
L'animal bondit à l'appel de son maître.
«Oui, Top ira! dit le reporter, qui avait compris l'ingénieur. Top passera où nous ne passerions pas! Il portera à Granite-House des nouvelles du corral, et il nous rapportera celles de Granite-House!
— Vite! répondit Cyrus Smith. Vite!»
Gédéon Spilett avait rapidement déchiré une page de son carnet, et il y écrivit ces lignes:
«Harbert blessé. Nous sommes au corral. Tiens-toi sur tes gardes. Ne quitte pas Granite-House. Les convicts ont-ils paru aux environs? réponse par Top.»
Ce billet laconique contenait tout ce que Nab devait apprendre et lui demandait en même temps tout ce que les colons avaient intérêt à savoir. Il fut plié et attaché au collier de Top, d'une façon très apparente.
«Top! Mon chien, dit alors l'ingénieur en caressant l'animal, Nab, Top! Nab! Va! Va!»
Top bondit à ces paroles. Il comprenait, il devinait ce qu'on exigeait de lui. La route du corral lui était familière. En moins d'une demi-heure, il pouvait l'avoir franchie, et il était permis d'espérer que là où ni Cyrus Smith ni le reporter n'auraient pu se hasarder sans danger, Top, courant dans les herbes ou sous la lisière du bois, passerait inaperçu.
L'ingénieur alla à la porte du corral, et il en repoussa un des battants.
«Nab! Top, Nab!» répéta encore une fois l'ingénieur, en étendant la main dans la direction de Granite-House.
Top s'élança au dehors et disparut presque aussitôt.
«Il arrivera! dit le reporter.
— Oui, et il reviendra, le fidèle animal!
— Quelle heure est-il? demanda Gédéon Spilett.
— Dix heures.
— Dans une heure il peut être ici. Nous guetterons son retour.»
La porte du corral fut refermée. L'ingénieur et le reporter rentrèrent dans la maison. Harbert était alors profondément assoupi. Pencroff maintenait ses compresses dans un état permanent d'humidité.
Gédéon Spilett, voyant qu'il n'y avait rien à faire en ce moment, s'occupa de préparer quelque nourriture, tout en surveillant avec soin la partie de l'enceinte adossée au contrefort, par laquelle une agression pouvait se produire.
Les colons attendirent le retour de Top, non sans anxiété. Un peu avant onze heures, Cyrus Smith et le reporter, la carabine à la main, étaient derrière la porte, prêts à l'ouvrir au premier aboiement de leur chien. Ils ne doutaient pas que si Top avait pu arriver heureusement à Granite-House, Nab ne l'eût immédiatement renvoyé.
Ils étaient tous deux là, depuis dix minutes environ, quand une détonation retentit et fut aussitôt suivie d'aboiements répétés.
L'ingénieur ouvrit la porte, et, voyant encore un reste de fumée à cent pas dans le bois, il fit feu dans cette direction.
Presque aussitôt Top bondit dans le corral, dont la porte fut vivement refermée.
«Top, Top!» s'écria l'ingénieur, en prenant la bonne grosse tête du chien entre ses bras. Un billet était attaché à son cou, et Cyrus Smith lut ces mots, tracés de la grosse écriture de Nab:
«Point de pirates aux environs de Granite-House. Je ne bougerai pas. Pauvre M Harbert!»
CHAPITRE VIII
Ainsi, les convicts étaient toujours là, épiant le corral, et décidés à tuer les colons l'un après l'autre! Il n'y avait plus qu'à les traiter en bêtes féroces. Mais de grandes précautions devaient être prises, car ces misérables avaient, en ce moment, l'avantage de la situation, voyant et n'étant pas vus, pouvant surprendre par la brusquerie de leur attaque et ne pouvant être surpris.
Cyrus Smith s'arrangea donc de manière à vivre au corral, dont les approvisionnements, d'ailleurs, pouvaient suffire pendant un assez long temps. La maison d'Ayrton avait été pourvue de tout ce qui était nécessaire à la vie, et les convicts, effrayés par l'arrivée des colons, n'avaient pas eu le temps de la mettre au pillage. Il était probable, ainsi que le fit observer Gédéon Spilett, que les choses s'étaient passées comme suit: les six convicts, débarqués sur l'île, en avaient suivi le littoral sud, et, après avoir parcouru le double rivage de la presqu'île serpentine, n'étant point d'humeur à s'aventurer sous les bois du Far-West, ils avaient atteint l'embouchure de la rivière de la chute. Une fois à ce point, en remontant la rive droite du cours d'eau, ils étaient arrivés aux contreforts du mont Franklin, entre lesquels il était naturel qu'ils cherchassent quelque retraite, et ils n'avaient pu tarder à découvrir le corral, alors inhabité. Là, ils s'étaient vraisemblablement installés en attendant le moment de mettre à exécution leurs abominables projets.
L'arrivée d'Ayrton les avait surpris, mais ils étaient parvenus à s'emparer du malheureux, et... la suite se devinait aisément!
Maintenant, les convicts — réduits à cinq, il est vrai, mais bien armés — rôdaient dans les bois, et s'y aventurer, c'était s'exposer à leurs coups, sans qu'il y eût possibilité ni de les parer, ni de les prévenir.
«Attendre! Il n'y a pas autre chose à faire! répétait Cyrus Smith. Lorsque Harbert sera guéri, nous pourrons organiser une battue générale de l'île et avoir raison de ces convicts. Ce sera l'objet de notre grande expédition, en même temps...
— Que la recherche de notre protecteur mystérieux, ajouta Gédéon Spilett, en achevant la phrase de l'ingénieur. Ah! Il faut avouer, mon cher Cyrus, que, cette fois, sa protection nous a fait défaut, et au moment même où elle nous eût été le plus nécessaire!
— Qui sait! répondit l'ingénieur.
— Que voulez-vous dire? demanda le reporter.
— Que nous ne sommes pas au bout de nos peines, mon cher Spilett, et que la puissante intervention aura peut-être encore l'occasion de s'exercer. Mais il ne s'agit pas de cela. La vie d'Harbert avant tout.»
C'était la plus douloureuse préoccupation des colons. Quelques jours se passèrent, et l'état du pauvre garçon n'avait heureusement pas empiré. Or, du temps gagné sur la maladie, c'était beaucoup. L'eau froide, toujours maintenue à la température convenable, avait absolument empêché l'inflammation des plaies. Il sembla même au reporter que cette eau, un peu sulfureuse, — ce qu'expliquait le voisinage du volcan, — avait une action plus directe sur la cicatrisation. La suppuration était beaucoup moins abondante, et, grâce aux soins incessants dont il était entouré, Harbert revenait à la vie, et sa fièvre tendait à baisser. Il était, d'ailleurs, soumis à une diète sévère, et, par conséquent, sa faiblesse était et devait être extrême; mais les tisanes ne lui manquaient pas, et le repos absolu lui faisait le plus grand bien.
Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient devenus très habiles à panser le jeune blessé. Tout le linge de l'habitation avait été sacrifié. Les plaies d'Harbert, recouvertes de compresses et de charpie, n'étaient serrées ni trop ni trop peu, de manière à provoquer leur cicatrisation sans déterminer de réaction inflammatoire. Le reporter apportait à ces pansements un soin extrême, sachant bien quelle en était l'importance, et répétant à ses compagnons ce que la plupart des médecins reconnaissent volontiers: c'est qu'il est plus rare peut-être de voir un pansement bien fait qu'une opération bien faite. Au bout de dix jours, le 22 novembre, Harbert allait sensiblement mieux. Il avait commencé à prendre quelque nourriture. Les couleurs revenaient à ses joues, et ses bons yeux souriaient à ses gardes-malades. Il causait un peu, malgré les efforts de Pencroff, qui, lui, parlait tout le temps pour l'empêcher de prendre la parole et racontait les histoires les plus invraisemblables.
Harbert l'avait interrogé au sujet d'Ayrton, qu'il était étonné de ne pas voir près de lui, pensant qu'il devait être au corral. Mais le marin, ne voulant point affliger Harbert, s'était contenté de répondre qu'Ayrton avait rejoint Nab, afin de défendre Granite-House.
«Hein! disait-il, ces pirates! Voilà des gentlemen qui n'ont plus droit à aucun égard! Et M Smith qui voulait les prendre par les sentiments! Je leur enverrai du sentiment, moi, mais en bon plomb de calibre!
— Et on ne les a pas revus? demanda Harbert.
— Non, mon enfant, répondit le marin, mais nous les retrouverons, et, quand vous serez guéri, nous verrons si ces lâches, qui frappent par derrière, oseront nous attaquer face à face!
— Je suis encore bien faible, mon pauvre Pencroff!
— Eh! Les forces reviendront peu à peu! Qu'est-ce qu'une balle à travers la poitrine? Une simple plaisanterie! J'en ai vu bien d'autres, et je ne m'en porte pas plus mal!»
Enfin, les choses paraissaient être pour le mieux, et, du moment qu'aucune complication ne survenait, la guérison d'Harbert pouvait être regardée comme assurée. Mais quelle eût été la situation des colons si son état se fût aggravé, si, par exemple, la balle lui fût restée dans le corps, si son bras ou sa jambe avaient dû être amputés!
«Non, dit plus d'une fois Gédéon Spilett, je n'ai jamais pensé à une telle éventualité sans frémir!
— Et cependant, s'il avait fallu agir, lui répondit un jour Cyrus Smith, vous n'auriez pas hésité?
— Non, Cyrus! dit Gédéon Spilett, mais que Dieu soit béni de nous avoir épargné cette complication!»
Ainsi que dans tant d'autres conjonctures, les colons avaient fait appel à cette logique du simple bon sens qui les avait tant de fois servis, et encore une fois, grâce à leurs connaissances générales, ils avaient réussi! Mais le moment ne viendrait-il pas où toute leur science serait mise en défaut? Ils étaient seuls sur cette île. Or, les hommes se complètent par l'état de société, ils sont nécessaires les uns aux autres. Cyrus Smith le savait bien, et quelquefois il se demandait si quelque circonstance ne se produirait pas, qu'ils seraient impuissants à surmonter!
Il lui semblait, d'ailleurs, que ses compagnons et lui, jusque-là si heureux, fussent entrés dans une période néfaste. Depuis plus de deux ans et demi qu'ils s'étaient échappés de Richmond, on peut dire que tout avait été à leur gré. L'île leur avait abondamment fourni minéraux, végétaux, animaux, et si la nature les avait constamment comblés, leur science avait su tirer parti de ce qu'elle leur offrait. Le bien-être matériel de la colonie était pour ainsi dire complet. De plus, en de certaines circonstances, une influence inexplicable leur était venue en aide!... mais tout cela ne pouvait avoir qu'un temps!
Bref, Cyrus Smith croyait s'apercevoir que la chance semblait tourner contre eux. En effet, le navire des convicts avait paru dans les eaux de l'île, et si ces pirates avaient été pour ainsi dire miraculeusement détruits, six d'entre eux, du moins, avaient échappé à la catastrophe. Ils avaient débarqué sur l'île, et les cinq qui survivaient y étaient à peu près insaisissables.
Ayrton avait été, sans aucun doute, massacré par ces misérables, qui possédaient des armes à feu, et, au premier emploi qu'ils en avaient fait, Harbert était tombé, frappé presque mortellement. Étaient-ce donc là les premiers coups que la fortune contraire adressait aux colons? Voilà ce que se demandait Cyrus Smith! Voilà ce qu'il répétait souvent au reporter, et il leur semblait aussi que cette intervention si étrange, mais si efficace, qui les avait tant servis jusqu'alors, leur faisait maintenant défaut. Cet être mystérieux, quel qu'il fût, dont ils ne pouvaient nier l'existence, avait-il donc abandonné l'île? Avait-il succombé à son tour?
À ces questions, aucune réponse n'était possible.
Mais qu'on ne s'imagine pas que Cyrus Smith et son compagnon, parce qu'ils causaient de ces choses, fussent gens à désespérer! Loin de là. Ils regardaient la situation en face, ils analysaient les chances, ils se préparaient à tout événement, ils se posaient fermes et droits devant l'avenir, et si l'adversité devait enfin les frapper, elle trouverait en eux des hommes préparés à la combattre.
CHAPITRE IX
La convalescence du jeune malade marchait régulièrement. Une seule chose était maintenant à désirer, c'était que son état permît de le ramener à Granite-House. Quelque bien aménagée et approvisionnée que fût l'habitation du corral, on ne pouvait y trouver le confortable de la saine demeure de granit. En outre, elle n'offrait pas la même sécurité, et ses hôtes, malgré leur surveillance, y étaient toujours sous la menace de quelque coup de feu des convicts. Là-bas, au contraire, au milieu de cet inexpugnable et inaccessible massif, ils n'auraient rien à redouter, et toute tentative contre leurs personnes devrait forcément échouer. Ils attendaient donc impatiemment le moment auquel Harbert pourrait être transporté sans danger pour sa blessure, et ils étaient décidés à opérer ce transport, bien que les communications à travers les bois du jacamar fussent très difficiles.
On était sans nouvelles de Nab, mais sans inquiétude à son égard. Le courageux nègre, bien retranché dans les profondeurs de Granite-House, ne se laisserait pas surprendre. Top ne lui avait pas été renvoyé, et il avait paru inutile d'exposer le fidèle chien à quelque coup de fusil qui eût privé les colons de leur plus utile auxiliaire.
On attendait donc, mais les colons avaient hâte d'être réunis à Granite-House. Il en coûtait à l'ingénieur de voir ses forces divisées, car c'était faire le jeu des pirates. Depuis la disparition d'Ayrton, ils n'étaient plus que quatre contre cinq, car Harbert ne pouvait compter encore, et ce n'était pas le moindre souci du brave enfant, qui comprenait bien les embarras dont il était la cause!
La question de savoir comment, dans les conditions actuelles, on agirait contre les convicts, fut traitée à fond dans la journée du 29 novembre entre Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff, à un moment où Harbert, assoupi, ne pouvait les entendre.
«Mes amis, dit le reporter, après qu'il eut été question de Nab et de l'impossibilité de communiquer avec lui, je crois, comme vous, que se hasarder sur la route du corral, ce serait risquer de recevoir un coup de fusil sans pouvoir le rendre. Mais ne pensez-vous pas que ce qu'il conviendrait de faire maintenant, ce serait de donner franchement la chasse à ces misérables?
— C'est à quoi je songeais, répondit Pencroff. Nous n'en sommes pas, je suppose, à redouter une balle, et, pour mon compte, si Monsieur Cyrus m'approuve, je suis prêt à me jeter sur la forêt! Que diable! un homme en vaut un autre!
— Mais en vaut-il cinq? demanda l'ingénieur.
— Je me joindrai à Pencroff, répondit le reporter, et tous deux, bien armés, accompagnés de Top...
— Mon cher Spilett, et vous, Pencroff, reprit Cyrus Smith, raisonnons froidement. Si les convicts étaient gîtés dans un endroit de l'île, si cet endroit nous était connu, et s'il ne s'agissait que de les en débusquer, je comprendrais une attaque directe. Mais n'y a-t-il pas lieu de craindre, au contraire, qu'ils ne soient assurés de tirer le premier coup de feu?
— Eh, Monsieur Cyrus, s'écria Pencroff, une balle ne va pas toujours à son adresse!
— Celle qui a frappé Harbert ne s'est pas égarée, Pencroff, répondit l'ingénieur. D'ailleurs, remarquez que si tous les deux vous quittiez le corral, j'y resterais seul pour le défendre. Répondez-vous que les convicts ne vous verront pas l'abandonner, qu'ils ne vous laisseront pas vous engager dans la forêt, et qu'ils ne l'attaqueront pas pendant votre absence, sachant qu'il n'y aura plus ici qu'un enfant blessé et un homme.
— Vous avez raison, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff, dont une sourde colère gonflait la poitrine, vous avez raison. Ils feront tout pour reprendre le corral, qu'ils savent être bien approvisionné! Et, seul, vous ne pourriez tenir contre eux! Ah! Si nous étions à Granite-House!
— Si nous étions à Granite-House, répondit l'ingénieur, la situation serait très différente! Là, je ne craindrais pas de laisser Harbert avec l'un de nous, et les trois autres iraient fouiller les forêts de l'île. Mais nous sommes au corral, et il convient d'y rester jusqu'au moment où nous pourrons le quitter tous ensemble!»
Il n'y avait rien à répondre aux raisonnements de Cyrus Smith, et ses compagnons le comprirent bien.
«Si seulement Ayrton eût encore été des nôtres! dit Gédéon Spilett. Pauvre homme! Son retour à la vie sociale n'aura été que de courte durée!
— S'il est mort?... ajouta Pencroff d'un ton assez singulier.
— Espérez-vous donc, Pencroff, que ces coquins l'aient épargné? demanda Gédéon Spilett.
— Oui! S'ils ont eu intérêt à le faire!
— Quoi! Vous supposeriez qu'Ayrton, retrouvant ses anciens complices, oubliant tout ce qu'il nous doit...
— Que sait-on? répondit le marin, qui ne hasardait pas sans hésiter cette fâcheuse supposition.
— Pencroff, dit Cyrus Smith en prenant le bras du marin, vous avez là une mauvaise pensée, et vous m'affligeriez beaucoup si vous persistiez à parler ainsi! Je garantis la fidélité d'Ayrton!
— Moi aussi, ajouta vivement le reporter.
— Oui... oui!... Monsieur Cyrus... j'ai tort, répondit Pencroff. C'est une mauvaise pensée, en effet, que j'ai eue là, et rien ne la justifie! Mais que voulez-vous? Je n'ai plus tout à fait la tête à moi. Cet emprisonnement au corral me pèse horriblement, et je n'ai jamais été surexcité comme je le suis!
— Soyez patient, Pencroff, répondit l'ingénieur.
— Dans combien de temps, mon cher Spilett, croyez-vous qu'Harbert puisse être transporté à Granite-House?
— Cela est difficile à dire, Cyrus, répondit le reporter, car une imprudence pourrait entraîner des conséquences funestes. Mais enfin, sa convalescence se fait régulièrement, et si d'ici huit jours les forces lui sont revenues, eh bien, nous verrons!»
Huit jours! Cela remettait le retour à Granite-House aux premiers jours de décembre seulement.
À cette époque, le printemps avait déjà deux mois de date. Le temps était beau, et la chaleur commençait à devenir forte. Les forêts de l'île étaient en pleine frondaison, et le moment approchait où les récoltes accoutumées devraient être faites. La rentrée au plateau de Grande-vue serait donc suivie de grands travaux agricoles qu'interromprait seule l'expédition projetée dans l'île.
On comprend donc combien cette séquestration au corral devait nuire aux colons. Mais s'ils étaient obligés de se courber devant la nécessité, ils ne le faisaient pas sans impatience. Une ou deux fois, le reporter se hasarda sur la route et fit le tour de l'enceinte palissadée. Top l'accompagnait, et Gédéon Spilett, sa carabine armée, était prêt à tout événement.
Il ne fit aucune mauvaise rencontre et ne trouva aucune trace suspecte. Son chien l'eût averti de tout danger, et, comme Top n'aboya pas, on pouvait en conclure qu'il n'y avait rien à craindre, en ce moment du moins, et que les convicts étaient occupés dans une autre partie de l'île.
Cependant, à sa seconde sortie, le 27 novembre, Gédéon Spilett, qui s'était aventuré sous bois pendant un quart de mille, dans le sud de la montagne, remarqua que Top sentait quelque chose.
Le chien n'avait plus son allure indifférente; il allait et venait, furetant dans les herbes et les broussailles, comme si son odorât lui eût révélé quelque objet suspect.
Gédéon Spilett suivit Top, l'encouragea, l'excita de la voix, tout en ayant l'œil aux aguets, la carabine épaulée, et en profitant de l'abri des arbres pour se couvrir. Il n'était pas probable que Top eût senti la présence d'un homme, car, dans ce cas, il l'aurait annoncée par des aboiements à demi contenus et une sorte de colère sourde. Or, puisqu'il ne faisait entendre aucun grondement, c'est que le danger n'était ni prochain, ni proche.
Cinq minutes environ se passèrent ainsi, Top furetant, le reporter le suivant avec prudence, quand, tout à coup, le chien se précipita vers un épais buisson et en tira un lambeau d'étoffe.
C'était un morceau de vêtement, maculé, lacéré, que Gédéon Spilett rapporta immédiatement au corral.
Là, les colons l'examinèrent, et ils reconnurent que c'était un morceau de la veste d'Ayrton, morceau de ce feutre uniquement fabriqué à l'atelier de Granite-House.
«Vous le voyez, Pencroff, fit observer Cyrus Smith, il y a eu résistance de la part du malheureux Ayrton. Les convicts l'ont entraîné malgré lui! Doutez-vous encore de son honnêteté?
— Non, Monsieur Cyrus, répondit le marin, et voilà longtemps que je suis revenu de ma défiance d'un instant! Mais il y a, ce me semble, une conséquence à tirer de ce fait.
— Laquelle? demanda le reporter.
— C'est qu'Ayrton n'a pas été tué au corral! C'est qu'on l'a entraîné vivant, puisqu'il a résisté! Or, peut-être vit-il encore!
— Peut-être, en effet», répondit l'ingénieur, qui demeura pensif.
Il y avait là un espoir, auquel pouvaient se reprendre les compagnons d'Ayrton. En effet, ils avaient dû croire que, surpris au corral, Ayrton était tombé sous quelque balle, comme était tombé Harbert. Mais, si les convicts ne l'avaient pas tué tout d'abord, s'ils l'avaient emmené vivant dans quelque autre partie de l'île, ne pouvait-on admettre qu'il fût encore leur prisonnier? Peut-être même l'un d'eux avait-il retrouvé dans Ayrton un ancien compagnon d'Australie, le Ben Joyce, le chef des convicts évadés? Et qui sait s'ils n'avaient pas conçu l'espoir impossible de ramener Ayrton à eux!
Il leur eût été si utile, s'ils avaient pu en faire un traître!...
Cet incident fut donc favorablement interprété au corral, et il ne sembla plus impossible qu'on retrouvât Ayrton. De son côté, s'il n'était que prisonnier, Ayrton ferait tout, sans doute, pour échapper aux mains de ces bandits, et ce serait un puissant auxiliaire pour les colons!
«En tout cas, fit observer Gédéon Spilett, si, par bonheur, Ayrton parvient à se sauver, c'est à Granite-House qu'il ira directement, car il ne connaît pas la tentative d'assassinat dont Harbert a été victime, et, par conséquent, il ne peut croire que nous soyons emprisonnés au corral.
— Ah! Je voudrais qu'il y fût, à Granite-House! s'écria Pencroff, et que nous y fussions aussi! Car enfin, si les coquins ne peuvent rien tenter contre notre demeure, du moins peuvent-ils saccager le plateau, nos plantations, notre basse-cour!»
Pencroff était devenu un vrai fermier, attaché de cœur à ses récoltes. Mais il faut dire qu'Harbert était plus que tous impatient de retourner à Granite-House, car il savait combien la présence des colons y était nécessaire. Et c'était lui qui les retenait au corral! Aussi cette idée unique occupait-elle son esprit: quitter le corral, le quitter quand même! Il croyait pouvoir supporter le transport à Granite-House. Il assurait que les forces lui reviendraient plus vite dans sa chambre, avec l'air et la vue de la mer!
Plusieurs fois il pressa Gédéon Spilett, mais celui-ci, craignant, avec raison, que les plaies d'Harbert, mal cicatrisées, ne se rouvrissent en route, ne donnait pas l'ordre de partir.
Cependant, un incident se produisit, qui entraîna Cyrus Smith et ses deux amis à céder aux désirs du jeune garçon, et dieu sait ce que cette détermination pouvait leur causer de douleurs et de remords!
On était au 29 novembre. Il était sept heures du matin. Les trois colons causaient dans la chambre d'Harbert, quand ils entendirent Top pousser de vifs aboiements.
Cyrus Smith, Pencroff et Gédéon Spilett saisirent leurs fusils, toujours prêts à faire feu, et ils sortirent de la maison.
Top, ayant couru au pied de l'enceinte palissadée, sautait, aboyait, mais c'était contentement, non colère.
«Quelqu'un vient!
— Oui!
— Ce n'est pas un ennemi!
— Nab, peut-être?
— Ou Ayrton?»
À peine ces mots avaient-ils été échangés entre l'ingénieur et ses deux compagnons, qu'un corps bondissait par-dessus la palissade et retombait sur le sol du corral.
C'était Jup, maître Jup en personne, auquel Top fit un véritable accueil d'ami!
«Jup! s'écria Pencroff.
— C'est Nab qui nous l'envoie! dit le reporter.
— Alors, répondit l'ingénieur, il doit avoir quelque billet sur lui.»
Pencroff se précipita vers l'orang. Évidemment, si Nab avait eu quelque fait important à faire connaître à son maître, il ne pouvait employer un plus sûr et plus rapide messager, qui pouvait passer là où ni les colons ni Top lui-même n'auraient peut-être pu le faire.
Cyrus Smith ne s'était pas trompé. Au cou de Jup était pendu un petit sac, et dans ce sac se trouvait un billet tracé de la main de Nab. Que l'on juge du désespoir de Cyrus Smith et de ses compagnons, quand ils lurent ces mots:
«Vendredi, 6 h. matin. «Plateau envahi par les convicts! «Nab.»
Ils se regardèrent sans prononcer un mot, puis ils rentrèrent dans la maison. Que devaient-ils faire?
Les convicts au plateau de Grande-vue, c'était le désastre, la dévastation, la ruine!
Harbert, en voyant rentrer l'ingénieur, le reporter et Pencroff, comprit que la situation venait de s'aggraver, et quand il aperçut Jup, il ne douta plus qu'un malheur ne menaçât Granite-House.
«Monsieur Cyrus, dit-il, je veux partir. Je puis supporter la route! Je veux partir!»
Gédéon Spilett s'approcha d'Harbert. Puis, après l'avoir regardé.
«Partons donc!» dit-il.
La question fut vite décidée de savoir si Harbert serait transporté sur une civière ou dans le chariot qui avait été amené par Ayrton au corral. La civière aurait eu des mouvements plus doux pour le blessé, mais elle nécessitait deux porteurs, c'est-à-dire que deux fusils manqueraient à la défense, si une attaque se produisait en route.
Ne pouvait-on, au contraire, en employant le chariot, laisser tous les bras disponibles? Était-il donc impossible d'y placer les matelas sur lesquels reposait Harbert et de s'avancer avec tant de précaution que tout choc lui fût évité? On le pouvait.
Le chariot fut amené. Pencroff y attela l'onagga.
Cyrus Smith et le reporter soulevèrent les matelas d'Harbert, et ils les posèrent sur le fond du chariot entre les deux ridelles.
Le temps était beau. De vifs rayons de soleil se glissaient à travers les arbres.
«Les armes sont-elles prêtes?» demanda Cyrus Smith.
Elles l'étaient. L'ingénieur et Pencroff, armés chacun d'un fusil à deux coups, et Gédéon Spilett, tenant sa carabine, n'avaient plus qu'à partir.
«Es-tu bien, Harbert? demanda l'ingénieur.
— Ah! Monsieur Cyrus, répondit le jeune garçon, soyez tranquille, je ne mourrai pas en route!»
En parlant ainsi, on voyait que le pauvre enfant faisait appel à toute son énergie, et que, par une suprême volonté, il retenait ses forces prêtes à s'éteindre.
L'ingénieur sentit son cœur se serrer douloureusement.
Il hésita encore à donner le signal du départ. Mais c'eût été désespérer Harbert, le tuer peut-être.
«En route!» dit Cyrus Smith.
La porte du corral fut ouverte. Jup et Top, qui savaient se taire à propos, se précipitèrent en avant. Le chariot sortit, la porte fut refermée, et l'onagga, dirigé par Pencroff, s'avança d'un pas lent.
Certes, mieux aurait valu prendre une route autre que celle qui allait directement du corral à Granite-House, mais le chariot eût éprouvé de grandes difficultés à se mouvoir sous bois. Il fallut donc suivre cette voie, bien qu'elle dût être connue des convicts.
Cyrus Smith et Gédéon Spilett marchaient de chaque côté du chariot, prêts à répondre à toute attaque. Toutefois, il n'était pas probable que les convicts eussent encore abandonné le plateau de Grande-vue. Le billet de Nab avait évidemment été écrit et envoyé dès que les convicts s'y étaient montrés. Or, ce billet était daté de six heures du matin, et l'agile orang, habitué à venir fréquemment au corral, avait mis à peine trois quarts d'heure à franchir les cinq milles qui le séparaient de Granite-House. La route devait donc être sûre en ce moment, et, s'il y avait à faire le coup de feu, ce ne serait vraisemblablement qu'aux approches de Granite-House.
Cependant, les colons se tenaient sévèrement sur leurs gardes. Top et Jup, celui-ci armé de son bâton, tantôt en avant, tantôt battant le bois sur les côtés du chemin, ne signalaient aucun danger.
Le chariot avançait lentement, sous la direction de Pencroff. Il avait quitté le corral à sept heures et demie. Une heure après, quatre milles sur cinq avaient été franchis, sans qu'il se fût produit aucun incident.
La route était déserte comme toute cette partie du bois de jacamar qui s'étendait entre la Mercy et le lac. Aucune alerte n'eut lieu. Les taillis semblaient être aussi déserts qu'au jour où les colons atterrirent sur l'île.
On approchait du plateau. Un mille encore, et on apercevrait le ponceau du creek glycérine. Cyrus Smith ne doutait pas que ce ponceau ne fût en place, soit que les convicts fussent entrés par cet endroit, soit que, après avoir passé un des cours d'eau qui fermaient l'enceinte, ils eussent pris la précaution de l'abaisser, afin de se ménager une retraite. Enfin, la trouée des derniers arbres laissa voir l'horizon de mer. Mais le chariot continua sa marche, car aucun de ses défenseurs ne pouvait songer à l'abandonner. En ce moment, Pencroff arrêta l'onagga, et d'une voix terrible:
«Ah! Les misérables!» s'écria-t-il.
Et de la main il montra une épaisse fumée qui tourbillonnait au-dessus du moulin, des étables et des bâtiments de la basse-cour. Un homme s'agitait au milieu de ces vapeurs.
C'était Nab.
Ses compagnons poussèrent un cri. Il les entendit et courut à eux...
Les convicts avaient abandonné le plateau depuis une demi-heure environ, après l'avoir dévasté!
«Et M Harbert?» s'écria Nab.
Gédéon Spilett revint en ce moment au chariot.
Harbert avait perdu connaissance!
CHAPITRE X
Des convicts, des dangers qui menaçaient Granite-House, des ruines dont le plateau était couvert, il ne fut plus question. L'état d'Harbert dominait tout. Le transport lui avait-il été funeste, en provoquant quelque lésion intérieure? Le reporter ne pouvait le dire, mais ses compagnons et lui étaient désespérés.
Le chariot fut amené au coude de la rivière. Là, quelques branches, disposées en forme de civière, reçurent les matelas sur lesquels reposait Harbert évanoui. Dix minutes après, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient au pied de la muraille, laissant à Nab le soin de reconduire le chariot sur le plateau de Grande-vue.
L'ascenseur fut mis en mouvement, et bientôt Harbert était étendu sur sa couchette de Granite-House.
Les soins qui lui furent prodigués le ramenèrent à la vie. Il sourit un instant en se retrouvant dans sa chambre, mais il put à peine murmurer quelques paroles, tant sa faiblesse était grande.
Gédéon Spilett visita ses plaies. Il craignait qu'elles ne se fussent rouvertes, étant imparfaitement cicatrisées... il n'en était rien.
D'où venait donc cette prostration? Pourquoi l'état d'Harbert avait-il empiré?
Le jeune garçon fut pris alors d'une sorte de sommeil fiévreux, et le reporter et Pencroff demeurèrent près de son lit.
Pendant ce temps, Cyrus Smith mettait Nab au courant de ce qui s'était passé au corral, et Nab racontait à son maître les événements dont le plateau venait d'être le théâtre.
C'était seulement pendant la nuit précédente que les convicts s'étaient montrés sur la lisière de la forêt, aux approches du creek glycérine. Nab, qui veillait près de la basse-cour, n'avait pas hésité à faire feu sur l'un de ces pirates, qui se disposait à traverser le cours d'eau; mais, dans cette nuit assez obscure, il n'avait pu savoir si ce misérable avait été atteint. En tout cas, cela n'avait pas suffi pour écarter la bande, et Nab n'eut que le temps de remonter à Granite-House, où il se trouva, du moins, en sûreté.
Mais que faire alors? Comment empêcher les dévastations dont les convicts menaçaient le plateau? Nab avait-il un moyen de prévenir son maître? Et d'ailleurs, dans quelle situation se trouvaient eux-mêmes les hôtes du corral?
Cyrus Smith et ses compagnons étaient partis depuis le 11 novembre, et l'on était au 29. Il y avait donc dix-neuf jours que Nab n'avait eu d'autres nouvelles que celles que Top lui avait apportées, nouvelles désastreuses: Ayrton disparu, Harbert grièvement blessé, l'ingénieur, le reporter, le marin, pour ainsi dire, emprisonnés dans le corral! Que faire? se demandait le pauvre Nab. Pour lui personnellement, il n'avait rien à craindre, car les convicts ne pouvaient l'atteindre dans Granite-House.
Mais les constructions, les plantations, tous ces aménagements à la merci des pirates! Ne convenait-il pas de laisser Cyrus Smith juge de ce qu'il aurait à faire et de le prévenir, au moins, du danger qui le menaçait?
Nab eut alors la pensée d'employer Jup et de lui confier un billet. Il connaissait l'extrême intelligence de l'orang, qui avait été souvent mise à l'épreuve. Jup comprenait ce mot de corral, qui avait été souvent prononcé devant lui, et l'on se rappelle même que bien souvent il y avait conduit le chariot en compagnie de Pencroff. Le jour n'avait pas encore paru. L'agile orang saurait bien passer inaperçu dans ces bois, dont les convicts, d'ailleurs, devraient le croire un des habitants naturels.
Nab n'hésita pas. Il écrivit le billet, il l'attacha au cou de Jup, il amena le singe à la porte de Granite-House, de laquelle il laissa dérouler une longue corde jusqu'à terre; puis, à plusieurs reprises, il répéta ces mots:
«Jup! Jup! Corral! Corral!»
L'animal comprit, saisit la corde, se laissa glisser rapidement jusqu'à la grève et disparut dans l'ombre, sans que l'attention des convicts eût été aucunement éveillée.
«Tu as bien fait, Nab, répondit Cyrus Smith, mais, en ne nous prévenant pas, peut-être aurais-tu mieux fait encore!»
Et, en parlant ainsi, Cyrus Smith songeait à Harbert, dont le transport semblait avoir si gravement compromis la convalescence.
Nab acheva son récit. Les convicts ne s'étaient point montrés sur la grève. Ne connaissant pas le nombre des habitants de l'île, ils pouvaient supposer que Granite-House était défendu par une troupe importante. Ils devaient se rappeler que, pendant l'attaque du brick, de nombreux coups de feu les avaient accueillis, tant des roches inférieures que des roches supérieures, et, sans doute, ils ne voulurent pas s'exposer. Mais le plateau de Grande-vue leur était ouvert et n'était point enfilé par les feux de Granite-House. Ils s'y livrèrent donc à leur instinct de déprédation, saccageant, brûlant, faisant le mal pour le mal, et ils ne se retirèrent qu'une demi-heure avant l'arrivée des colons, qu'ils devaient croire encore confinés au corral.
Nab s'était précipité hors de sa retraite. Il était remonté sur le plateau, au risque d'y recevoir quelque balle, il avait essayé d'éteindre l'incendie qui consumait les bâtiments de la basse-cour, et il avait lutté, mais inutilement, contre le feu, jusqu'au moment où le chariot parut sur la lisière du bois.
Tels avaient été ces graves événements. La présence des convicts constituait une menace permanente pour les colons de l'île Lincoln, jusque-là si heureux, et qui pouvaient s'attendre à de plus grands malheurs encore!
Gédéon Spilett demeura à Granite-House près d'Harbert et de Pencroff, tandis que Cyrus Smith, accompagné de Nab, allait juger par lui-même de l'étendue du désastre.
Il était heureux que les convicts ne se fussent pas avancés jusqu'au pied de Granite-House. Les ateliers des cheminées n'auraient pas échappé à la dévastation. Mais, après tout, ce mal eût été peut-être plus facilement réparable que les ruines accumulées sur le plateau de Grande-vue!
Cyrus Smith et Nab se dirigèrent vers la Mercy et en remontèrent la rive gauche, sans rencontrer aucune trace du passage des convicts. De l'autre côté de la rivière, dans l'épaisseur du bois, ils n'aperçurent non plus aucun indice suspect.
D'ailleurs, voici ce qu'on pouvait admettre, suivant toute probabilité: ou les convicts connaissaient le retour des colons à Granite-House, car ils avaient pu les voir passer sur la route du corral; ou, après la dévastation du plateau, ils s'étaient enfoncés dans le bois de jacamar, en suivant le cours de la Mercy, et ils ignoraient ce retour.
Dans le premier cas, ils avaient dû retourner vers le corral, maintenant sans défenseurs, et qui renfermait des ressources précieuses pour eux.
Dans le second, ils avaient dû regagner leur campement, et attendre là quelque occasion de recommencer l'attaque.
Il y aurait donc lieu de les prévenir; mais toute entreprise destinée à en débarrasser l'île était encore subordonnée à la situation d'Harbert. En effet, Cyrus Smith n'aurait pas trop de toutes ses forces, et personne ne pouvait, en ce moment, quitter Granite-House.
L'ingénieur et Nab arrivèrent sur le plateau. C'était une désolation. Les champs avaient été piétinés. Les épis de la moisson, qui allait être faite, gisaient sur le sol. Les autres plantations n'avaient pas moins souffert. Le potager était bouleversé.
Heureusement, Granite-House possédait une réserve de graines qui permettait de réparer ces dommages.
Quant au moulin et aux bâtiments de la basse-cour, à l'étable des onaggas, le feu avait tout détruit. Quelques animaux effarés rôdaient à travers le plateau. Les volatiles, qui s'étaient réfugiés pendant l'incendie sur les eaux du lac, revenaient déjà à leur emplacement habituel et barbotaient sur les rives. Là, tout serait à refaire.
La figure de Cyrus Smith, plus pâle que d'ordinaire, dénotait une colère intérieure qu'il ne dominait pas sans peine, mais il ne prononça pas une parole.
Une dernière fois il regarda ses champs dévastés, la fumée qui s'élevait encore des ruines, puis il revint à Granite-House.
Les jours qui suivirent furent les plus tristes que les colons eussent jusqu'alors passés dans l'île! La faiblesse d'Harbert s'accroissait visiblement. Il semblait qu'une maladie plus grave, conséquence du profond trouble physiologique qu'il avait subi, menaçât de se déclarer, et Gédéon Spilett pressentait une telle aggravation dans son état, qu'il serait impuissant à la combattre! En effet, Harbert demeurait dans une sorte d'assoupissement presque continu, et quelques symptômes de délire commencèrent à se manifester. Des tisanes rafraîchissantes, voilà les seuls remèdes qui fussent à la disposition des colons. La fièvre n'était pas encore très forte, mais bientôt elle parut vouloir s'établir par accès réguliers.
Gédéon Spilett le reconnut le 6 décembre. Le pauvre enfant, dont les doigts, le nez, les oreilles devinrent extrêmement pâles, fut d'abord pris de frissons légers, d'horripilations, de tremblements.
Son pouls était petit et irrégulier, sa peau sèche, sa soif intense. À cette période succéda bientôt une période de chaleur; le visage s'anima, la peau rougit, le pouls s'accéléra; puis une sueur abondante se manifesta, à la suite de laquelle la fièvre parut diminuer. L'accès avait duré cinq heures environ.
Gédéon Spilett n'avait pas quitté Harbert, qui était pris maintenant d'une fièvre intermittente, ce n'était que trop certain, et cette fièvre, il fallait à tout prix la couper avant qu'elle devînt plus grave.
«Et pour la couper, dit Gédéon Spilett à Cyrus Smith, il faut un fébrifuge.
— Un fébrifuge!... répondit l'ingénieur. Nous n'avons ni quinquina, ni sulfate de quinine!
— Non, dit Gédéon Spilett, mais il y a des saules sur le bord du lac, et l'écorce de saule peut quelquefois remplacer la quinine.
— Essayons donc sans perdre un instant!» répondit Cyrus Smith.
L'écorce de saule, en effet, a été justement considérée comme un succédané du quinquina, aussi bien que le marronnier de l'Inde, la feuille de houx, la serpentaire, etc. Il fallait évidemment essayer de cette substance, bien qu'elle ne valût pas le quinquina, et l'employer à l'état naturel, puisque les moyens manquaient pour en extraire l'alcaloïde, c'est-à-dire la salicine.
Cyrus Smith alla lui-même couper sur le tronc d'une espèce de saule noir quelques morceaux d'écorce; il les rapporta à Granite-House, il les réduisit en poudre, et cette poudre fut administrée le soir même à Harbert.
La nuit se passa sans incidents graves. Harbert eut quelque délire, mais la fièvre ne reparut pas dans la nuit, et elle ne revint pas davantage le jour suivant.
Pencroff reprit quelque espoir. Gédéon Spilett ne disait rien. Il pouvait se faire que les intermittences ne fussent pas quotidiennes, que la fièvre fût tierce, en un mot, et qu'elle revînt le lendemain. Aussi, ce lendemain, l'attendit-on avec la plus vive anxiété.
On pouvait remarquer, en outre, que, pendant la période apyrexique, Harbert demeurait comme brisé, ayant la tête lourde et facile aux étourdissements. Autre symptôme qui effraya au dernier point le reporter: le foie d'Harbert commençait à se congestionner, et bientôt un délire plus intense démontra que son cerveau se prenait aussi.
Gédéon Spilett fut atterré devant cette nouvelle complication. Il emmena l'ingénieur à part.
«C'est une fièvre pernicieuse! lui dit-il.
— Une fièvre pernicieuse! s'écria Cyrus Smith. Vous vous trompez, Spilett. Une fièvre pernicieuse ne se déclare pas spontanément. Il faut en avoir eu le germe!...
— Je ne me trompe pas, répondit le reporter. Harbert aura sans doute contracté ce germe dans les marais de l'île, et cela suffit. Il a déjà éprouvé un premier accès. Si un second accès survient, et si nous ne parvenons pas à empêcher le troisième... il est perdu!...
— Mais cette écorce de saule?...
— Elle est insuffisante, répondit le reporter, et un troisième accès de fièvre pernicieuse qu'on ne coupe pas au moyen de la quinine est toujours mortel!»
Heureusement, Pencroff n'avait rien entendu de cette conversation. Il fût devenu fou.
On comprend dans quelles inquiétudes furent l'ingénieur et le reporter pendant cette journée du 7 novembre et pendant la nuit qui la suivit.
Vers le milieu de la journée, le second accès se produisit. La crise fut terrible. Harbert se sentait perdu! Il tendait ses bras vers Cyrus Smith, vers Spilett, vers Pencroff! Il ne voulait pas mourir!... cette scène fut déchirante. Il fallut éloigner Pencroff.
L'accès dura cinq heures. Il était évident qu'Harbert n'en supporterait pas un troisième.
La nuit fut affreuse. Dans son délire, Harbert disait des choses qui fendaient le cœur de ses compagnons! Il divaguait, il luttait contre les convicts, il appelait Ayrton! Il suppliait cet être mystérieux, ce protecteur, disparu maintenant, et dont l'image l'obsédait... Puis il retombait dans une prostration profonde qui l'anéantissait tout entier... Plusieurs fois, Gédéon Spilett crut que le pauvre garçon était mort!
La journée du lendemain, 8 décembre, ne fut qu'une succession de faiblesses. Les mains amaigries d'Harbert se crispaient à ses draps. On lui avait administré de nouvelles doses d'écorce pilée, mais le reporter n'en attendait plus aucun résultat.
«Si avant demain matin nous ne lui avons pas donné un fébrifuge plus énergique, dit le reporter, Harbert sera mort!»
La nuit arriva, — la dernière nuit sans doute de cet enfant courageux, bon, intelligent, si supérieur à son âge, et que tous aimaient comme leur fils! Le seul remède qui existât contre cette terrible fièvre pernicieuse, le seul spécifique qui pût la vaincre, ne se trouvait pas dans l'île Lincoln!
Pendant cette nuit du 8 au 9 décembre, Harbert fut repris d'un délire plus intense. Son foie était horriblement congestionné, son cerveau attaqué, et déjà il était impossible qu'il reconnût personne.
Vivrait-il jusqu'au lendemain, jusqu'à ce troisième accès qui devait immanquablement l'emporter? Ce n'était plus probable. Ses forces étaient épuisées, et, dans l'intervalle des crises, il était comme inanimé.
Vers trois heures du matin, Harbert poussa un cri effrayant. Il sembla se tordre dans une suprême convulsion. Nab, qui était près de lui, épouvanté, se précipita dans la chambre voisine, où veillaient ses compagnons!
Top, en ce moment, aboya d'une façon étrange...
Tous rentrèrent aussitôt et parvinrent à maintenir l'enfant mourant, qui voulait se jeter hors de son lit, pendant que Gédéon Spilett, lui prenant le bras, sentait son pouls remonter peu à peu...
Il était cinq heures du matin. Les rayons du soleil levant commençaient à se glisser dans les chambres de Granite-House. Une belle journée s'annonçait, et cette journée allait être la dernière du pauvre Harbert!... un rayon se glissa jusqu'à la table qui était placée près du lit.
Soudain, Pencroff, poussant un cri, montra un objet placé sur cette table... c'était une petite boîte oblongue, dont le couvercle portait ces mots: sulfate de quinine.
CHAPITRE XI
Gédéon Spilett prit la boîte, il l'ouvrit. Elle contenait environ deux cents grains d'une poudre blanche dont il porta quelques particules à ses lèvres. L'extrême amertume de cette substance ne pouvait le tromper. C'était bien le précieux alcaloïde du quinquina, l'anti-périodique par excellence.
Il fallait sans hésiter administrer cette poudre à Harbert. Comment elle se trouvait là, on le discuterait plus tard.
«Du café», demanda Gédéon Spilett.
Quelques instants après, Nab apportait une tasse de l'infusion tiède. Gédéon Spilett y jeta environ dix-huit grains de la quinine, et on parvint à faire boire cette mixture à Harbert.
Il était temps encore, car le troisième accès de la fièvre pernicieuse ne s'était pas manifesté!
Et, qu'il soit permis d'ajouter, il ne devait pas revenir!
D'ailleurs, il faut le dire aussi, tous avaient repris espoir. L'influence mystérieuse s'était de nouveau exercée, et dans un moment suprême, quand on désespérait d'elle!... Au bout de quelques heures, Harbert reposait plus paisiblement. Les colons purent causer alors de cet incident. L'intervention de l'inconnu était plus évidente que jamais. Mais comment avait-il pu pénétrer pendant la nuit jusque dans Granite-House?
C'était absolument inexplicable, et, en vérité, la façon dont procédait le «génie de l'île» était non moins étrange que le génie lui-même.
Durant cette journée, et de trois heures en trois heures environ, le sulfate de quinine fut administré à Harbert.
Harbert, dès le lendemain, éprouvait une certaine amélioration. Certes, il n'était pas guéri, et les fièvres intermittentes sont sujettes à de fréquentes et dangereuses récidives, mais les soins ne lui manquèrent pas. Et puis, le spécifique était là, et non loin, sans doute, celui qu'il l'avait apporté! Enfin, un immense espoir revint au cœur de tous.
Cet espoir ne fut pas trompé. Dix jours après, le 20 décembre, Harbert entrait en convalescence. Il était faible encore, et une diète sévère lui avait été imposée, mais aucun accès n'était revenu. Et puis, le docile enfant se soumettait si volontiers à toutes les prescriptions qu'on lui imposait! Il avait tant envie de guérir!
Pencroff était comme un homme qu'on a retiré du fond d'un abîme. Il avait des crises de joie qui tenaient du délire. Après que le moment du troisième accès eut été passé, il avait serré le reporter dans ses bras à l'étouffer. Depuis lors, il ne l'appela plus que le docteur Spilett.
Restait à découvrir le vrai docteur.
«On le découvrira!» répétait le marin.
Et certes, cet homme, quel qu'il fût, devait s'attendre à quelque rude embrassade du digne Pencroff!
Le mois de décembre se termina, et avec lui cette année 1867, pendant laquelle les colons de l'île Lincoln venaient d'être si durement éprouvés. Ils entrèrent dans l'année 1868 avec un temps magnifique, une chaleur superbe, une température tropicale, que la brise de mer venait heureusement rafraîchir.
Harbert renaissait, et de son lit, placé près d'une des fenêtres de Granite-House, il humait cet air salubre, chargé d'émanations salines, qui lui rendait la santé. Il commençait à manger, et dieu sait quels bons petits plats, légers et savoureux, lui préparait Nab!
«C'était à donner envie d'avoir été mourant!» disait Pencroff.
Pendant toute cette période, les convicts ne s'étaient pas montrés une seule fois aux environs de Granite-House. D'Ayrton, point de nouvelles, et, si l'ingénieur et Harbert conservaient encore quelque espoir de le retrouver, leurs compagnons ne mettaient plus en doute que le malheureux n'eût succombé. Toutefois, ces incertitudes ne pouvaient durer, et, dès que le jeune garçon serait valide, l'expédition, dont le résultat devait être si important, serait entreprise. Mais il fallait attendre un mois peut-être, car ce ne serait pas trop de toutes les forces de la colonie pour avoir raison des convicts.
Du reste, Harbert allait de mieux en mieux. La congestion du foie avait disparu, et les blessures pouvaient être considérées comme cicatrisées définitivement.
Pendant ce mois de janvier, d'importants travaux furent faits au plateau de Grande-vue; mais ils consistèrent uniquement à sauver ce qui pouvait l'être des récoltes dévastées, soit en blé, soit en légumes. Les graines et les plants furent recueillis, de manière à fournir une nouvelle moisson pour la demi-saison prochaine.
Quant à relever les bâtiments de la basse-cour, le moulin, les écuries, Cyrus Smith préféra attendre.
Tandis que ses compagnons et lui seraient à la poursuite des convicts, ceux-ci pourraient bien rendre une nouvelle visite au plateau, et il ne fallait pas leur donner sujet de reprendre leur métier de pillards et d'incendiaires. Quand on aurait purgé l'île de ces malfaiteurs, on verrait à réédifier.
Le jeune convalescent avait commencé à se lever dans la seconde quinzaine du mois de janvier, d'abord une heure par jour, puis deux, puis trois. Les forces lui revenaient à vue d'œil, tant sa constitution était vigoureuse. Il avait dix-huit ans alors. Il était grand et promettait de devenir un homme de noble et belle prestance.
À partir de ce moment, sa convalescence, tout en exigeant encore quelques soins, — et le docteur Spilett se montrait fort sévère, — marcha régulièrement.
Vers la fin du mois, Harbert parcourait déjà le plateau de Grande-vue et les grèves. Quelques bains de mer qu'il prit en compagnie de Pencroff et de Nab lui firent le plus grand bien. Cyrus Smith crut pouvoir d'ores et déjà indiquer le jour du départ, qui fut fixé au 15 février prochain. Les nuits, très claires à cette époque de l'année, seraient propices aux recherches qu'il s'agissait de faire sur toute l'île.
Les préparatifs exigés par cette exploration furent don commencés, et ils devaient être importants, car les colons s'étaient jurés de ne point rentrer à Granite-House avant que leur double but eût été atteint: d'une part, détruire les convicts et retrouver Ayrton, s'il vivait encore; de l'autre, découvrir celui qui présidait si efficacement aux destinées de la colonie. De l'île Lincoln, les colons connaissaient à fond toute la côte orientale depuis le cap griffe jusqu'aux caps mandibules, les vastes marais des tadornes, les environs du lac Grant, les bois de jacamar compris entre la route du corral et la Mercy, les cours de la Mercy et du creek rouge, et enfin les contreforts du mont Franklin, entre lesquels avait été établi le corral.
Ils avaient exploré, mais d'une manière imparfaite seulement, le vaste littoral de la baie Washington depuis le cap griffe jusqu'au promontoire du reptile, la lisière forestière et marécageuse de la côte ouest, et ces interminables dunes qui finissaient à la gueule entr'ouverte du golfe du requin.
Mais ils n'avaient reconnu en aucune façon les larges portions boisées qui couvraient la presqu'île serpentine, toute la droite de la Mercy, la rive gauche de la rivière de la chute, et l'enchevêtrement de ces contreforts et de ces contre-vallées qui supportaient les trois quarts de la base du mont Franklin à l'ouest, au nord et à l'est, là où tant de retraites profondes existaient sans doute. Par conséquent, plusieurs milliers d'acres de l'île avaient encore échappé à leurs investigations.
Il fut donc décidé que l'expédition se porterait à travers le Far-West, de manière à englober toute la partie située sur la droite de la Mercy.
Peut-être eût-il mieux valu se diriger d'abord sur le corral, où l'on devait craindre que les convicts ne se fussent de nouveau réfugiés, soit pour le piller, soit pour s'y installer. Mais, ou la dévastation du corral était un fait accompli maintenant, et il était trop tard pour l'empêcher, ou les convicts avaient eu intérêt à s'y retrancher, et il serait toujours temps d'aller les relancer dans leur retraite.
Donc, après discussion, le premier plan fut maintenu, et les colons résolurent de gagner à travers bois le promontoire du reptile. Ils chemineraient à la hache et jetteraient ainsi le premier tracé d'une route qui mettrait en communication Granite-House et l'extrémité de la presqu'île, sur une longueur de seize à dix-sept milles.
Le chariot était en parfait état. Les onaggas, bien reposés, pourraient fournir une longue traite.
Vivres, effets de campement, cuisine portative, ustensiles divers furent chargés sur le chariot, ainsi que les armes et les munitions choisies avec soin dans l'arsenal maintenant si complet de Granite-House. Mais il ne fallait pas oublier que les convicts couraient peut-être les bois, et que, au milieu de ces épaisses forêts, un coup de fusil était vite tiré et reçu. De là, nécessité pour la petite troupe des colons de rester compacte et de ne se diviser sous aucun prétexte.
Il fut également décidé que personne ne resterait à Granite-House. Top et Jup, eux-mêmes, devaient faire partie de l'expédition. L'inaccessible demeure pouvait se garder toute seule.
Le 14 février, veille du départ, était un dimanche.
Il fut consacré tout entier au repos et sanctifié par les actions de grâces, que les colons adressèrent au créateur. Harbert, entièrement guéri, mais un peu faible encore, aurait une place réservée sur le chariot.
Le lendemain, au point du jour, Cyrus Smith prit les mesures nécessaires pour mettre Granite-House à l'abri de toute invasion. Les échelles qui servaient autrefois à l'ascension furent apportées aux cheminées et profondément enterrées dans le sable, de manière qu'elles pussent servir au retour, car le tambour de l'ascenseur fut démonté, et il ne resta plus rien de l'appareil. Pencroff resta le dernier dans Granite-House pour achever cette besogne, et il en redescendit au moyen d'une corde dont le double était maintenu en bas, et qui, une fois ramenée au sol, ne laissa plus subsister aucune communication entre le palier supérieur et la grève.
Le temps était magnifique.
«Une chaude journée qui se prépare! dit joyeusement le reporter.
— Bah! Docteur Spilett, répondit Pencroff, nous cheminerons à l'abri des arbres et nous n'apercevrons même pas le soleil!
— En route!» dit l'ingénieur.
Le chariot attendait sur le rivage, devant les cheminées. Le reporter avait exigé qu'Harbert y prît place, au moins pendant les premières heures du voyage, et le jeune garçon dut se soumettre aux prescriptions de son médecin.
Nab se mit en tête des onaggas. Cyrus Smith, le reporter et le marin prirent les devants. Top gambadait d'un air joyeux. Harbert avait offert une place à Jup dans son véhicule, et Jup avait accepté sans façon. Le moment du départ était arrivé, et la petite troupe se mit en marche.
Le chariot tourna d'abord l'angle de l'embouchure, puis, après avoir remonté pendant un mille la rive gauche de la Mercy, il traversa le pont au bout duquel s'amorçait la route de port-ballon, et, là, les explorateurs, laissant cette route sur leur gauche, commencèrent à s'enfoncer sous le couvert de ces immenses bois qui formaient la région du Far-West.
Pendant les deux premiers milles, les arbres, largement espacés, permirent au chariot de circuler librement; de temps en temps il fallait trancher quelques lianes et des forêts de broussailles, mais aucun obstacle sérieux n'arrêta la marche des colons.
L'épaisse ramure des arbres entretenait une ombre fraîche sur le sol. Déodars, douglas, casuarinas, banksias, gommiers, dragonniers et autres essences déjà reconnues, se succédaient au delà des limites du regard. Le monde des oiseaux habituels à l'île s'y retrouvait au complet, tétras, jacamars, faisans, loris et toute la famille babillarde des kakatoès, perruches et perroquets. Agoutis, kangourous, cabiais filaient entre les herbes, et tout cela rappelait aux colons les premières excursions qu'ils avaient faites à leur arrivée sur l'île.
«Toutefois, fit observer Cyrus Smith, je remarque que ces animaux, quadrupèdes et volatiles, sont plus craintifs qu'autrefois. Ces bois ont donc été récemment parcourus par les convicts, dont nous devons retrouver certainement des traces.»
Et, en effet, en maint endroit, on put reconnaître le passage plus ou moins récent d'une troupe d'hommes: ici, des brisées faites aux arbres, peut-être dans le but de jalonner le chemin; là, des cendres d'un foyer éteint, et des empreintes de pas que certaines portions glaiseuses du sol avaient conservées. Mais, en somme, rien qui parût appartenir à un campement définitif.
L'ingénieur avait recommandé à ses compagnons de s'abstenir de chasser. Les détonations des armes à feu auraient pu donner l'éveil aux convicts, qui rôdaient peut-être dans la forêt. D'ailleurs, les chasseurs auraient nécessairement été entraînés à quelque distance du chariot, et il était sévèrement interdit de marcher isolément.
Dans la seconde partie de la journée, à six milles environ de Granite-House, la circulation devint assez difficile. Afin de passer certains fourrés, il fallut abattre des arbres et faire un chemin. Avant de s'y engager, Cyrus Smith avait soin d'envoyer dans ces épais taillis Top et Jup, qui accomplissaient consciencieusement leur mandat, et quand le chien et l'orang revenaient sans avoir rien signalé, c'est qu'il n'y avait rien à craindre, ni de la part des convicts, ni de la part des fauves, — deux sortes d'individus du règne animal que leurs féroces instincts mettaient au même niveau.
Le soir de cette première journée, les colons campèrent à neuf milles environ de Granite-House, sur le bord d'un petit affluent de la Mercy, dont ils ignoraient l'existence, et qui devait se rattacher au système hydrographique auquel ce sol devait son étonnante fertilité.
On soupa copieusement, car l'appétit des colons était fortement aiguisé, et les mesures furent prises pour que la nuit se passât sans encombre. Si l'ingénieur n'avait eu affaire qu'à des animaux féroces, jaguars ou autres, il eût simplement allumé des feux autour de son campement, ce qui eût suffi à le défendre; mais les convicts, eux, eussent été plutôt attirés qu'arrêtés par ces flammes, et mieux valait dans ce cas s'entourer de profondes ténèbres.
La surveillance fut, d'ailleurs, sévèrement organisée. Deux des colons durent veiller ensemble, et, de deux heures en deux heures, il était convenu qu'ils seraient relevés par leurs camarades. Or, comme, malgré ses réclamations, Harbert fut dispensé de garde, Pencroff et Gédéon Spilett, d'une part, l'ingénieur et Nab, de l'autre, montèrent la garde à tour de rôle aux approches du campement.
Du reste, il y eut à peine quelques heures de nuit.
L'obscurité était due plutôt à l'épaisseur des ramures qu'à la disparition du soleil. Le silence fut à peine troublé par de rauques hurlements de jaguars et des ricanements de singes, qui semblaient agacer particulièrement maître Jup.
La nuit se passa sans incident, et le lendemain, 16 février, la marche, plutôt lente que pénible, fut reprise à travers la forêt.
Ce jour-là, on ne put franchir que six milles, car à chaque instant il fallait se frayer une route à la hache. Véritables «setlers», les colons épargnaient les grands et beaux arbres, dont l'abatage, d'ailleurs, leur eût coûté d'énormes fatigues, et ils sacrifiaient les petits; mais il en résultait que la route prenait une direction peu rectiligne et s'allongeait de nombreux détours.
Pendant cette journée, Harbert découvrit des essences nouvelles, dont la présence n'avait pas encore été signalée dans l'île, telles que des fougères arborescentes, avec palmes retombantes, qui semblaient s'épancher comme les eaux d'une vasque, des caroubiers, dont les onaggas broutèrent avec avidité les longues gousses et qui fournirent des pulpes sucrées d'un goût excellent. Là, les colons retrouvèrent aussi de magnifiques kauris, disposés par groupes, et dont les troncs cylindriques, couronnés d'un cône de verdure, s'élevaient à une hauteur de deux cents pieds. C'étaient bien là ces arbres-rois de la Nouvelle-Zélande, aussi célèbres que les cèdres du Liban.
Quant à la faune, elle ne présenta pas d'autres échantillons que ceux dont les chasseurs avaient eu connaissance jusqu'alors. Cependant, ils entrevirent, mais sans pouvoir l'approcher, un couple de ces grands oiseaux qui sont particuliers à l'Australie, sortes de casoars, que l'on nomme émeus, et qui, hauts de cinq pieds et bruns de plumage, appartiennent à l'ordre des échassiers. Top s'élança après eux de toute la vitesse de ses quatre pattes, mais les casoars le distancèrent aisément, tant leur rapidité était prodigieuse.
Quant aux traces laissées par les convicts dans la forêt, on en releva quelques-unes encore. Près d'un feu qui paraissait avoir été récemment éteint, les colons remarquèrent des empreintes qui furent observées avec une extrême attention. En les mesurant l'une après l'autre suivant leur longueur et leur largeur, on retrouva aisément la trace des pieds de cinq hommes. Les cinq convicts avaient évidemment campé en cet endroit; mais — et c'était là l'objet d'un examen si minutieux! — on ne put découvrir une sixième empreinte, qui, dans ce cas, eût été celle du pied d'Ayrton.
«Ayrton n'était pas avec eux! dit Harbert.
— Non, répondit Pencroff, et, s'il n'était pas avec eux, c'est que ces misérables l'avaient déjà tué! Mais ces gueux-là n'ont donc pas une tanière où on puisse aller les traquer comme des tigres!
— Non, répondit le reporter. Il est plus probable qu'ils vont à l'aventure, et c'est leur intérêt d'errer ainsi jusqu'au moment où ils seront les maîtres de l'île.