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L'île mystérieuse

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Et Pencroff fumait, fumait, fumait!

«Et qui a fait cette découverte? demanda-t-il enfin. Vous, sans doute, Harbert?

— Non, Pencroff, c'est Monsieur Spilett.

— Monsieur Spilett! s'écria le marin en serrant sur sa poitrine le reporter, qui n'avait jamais subi pareille étreinte.

— Ouf! Pencroff, répondit Gédéon Spilett, en reprenant sa respiration, un instant compromise. Faites une part dans votre reconnaissance à Harbert qui a reconnu cette plante, à Cyrus qui l'a préparée, et à Nab qui a eu bien de la peine à nous garder le secret!

— Eh bien, mes amis, je vous revaudrai cela quelque jour! répondit le marin. Maintenant, c'est à la vie, à la mort!»

CHAPITRE XI

Cependant l'hiver arrivait avec ce mois de juin, qui est le décembre des zones boréales, et la grande occupation fut la confection de vêtements chauds et solides.

Les mouflons du corral avaient été dépouillés de leur laine, et cette précieuse matière textile, il ne s'agissait donc plus que de la transformer en étoffe.

Il va sans dire que Cyrus Smith n'ayant à sa disposition ni cardeuses, ni peigneuses, ni lisseuses, ni étireuses, ni retordeuses, ni «mule-jenny», ni «self-acting» pour filer la laine, ni métier pour la tisser, dut procéder d'une façon plus simple, de manière à économiser le filage et le tissage. Et, en effet, il se proposait tout bonnement d'utiliser la propriété qu'ont les filaments de laine, quand on les presse en tous sens, de s'enchevêtrer et de constituer, par leur simple entrecroisement, cette étoffe qu'on appelle feutre. Ce feutre pouvait donc s'obtenir par un simple foulage, opération qui, si elle diminue la souplesse de l'étoffe, augmente notamment ses propriétés conservatrices de la chaleur. Or, précisément, la laine fournie par les mouflons était faite de brins très courts, et c'est une bonne condition pour le feutrage.

L'ingénieur, aidé de ses compagnons, y compris Pencroff, — il dut encore une fois abandonner son bateau! — commença les opérations préliminaires, qui eurent pour but de débarrasser la laine de cette substance huileuse et grasse dont elle est imprégnée et qu'on nomme le suint. Ce dégraissage se fit dans des cuves remplies d'eau, qui furent portées à la température de soixante-dix degrés, et dans lesquelles la laine plongea pendant vingt-quatre heures; on en fit, ensuite, un lavage à fond au moyen de bains de soude; puis cette laine, lorsqu'elle eut été suffisamment séchée par la pression, fut en état d'être foulée, c'est-à-dire de produire une solide étoffe, grossière sans doute et qui n'aurait eu aucune valeur dans un centre industriel d'Europe ou d'Amérique, mais dont on devait faire un extrême cas sur les «marchés de l'île Lincoln.»

On comprend que ce genre d'étoffe doit avoir été connu dès les époques les plus reculées, et, en effet, les premières étoffes de laine ont été fabriquées par ce procédé qu'allait employer Cyrus Smith.

Où sa qualité d'ingénieur le servit fort, ce fut dans la construction de la machine destinée à fouler la laine, car il sut habilement profiter de la force mécanique, inutilisée jusqu'alors, que possédait la chute d'eau de la grève, pour mouvoir un moulin à foulon.

Rien ne fut plus rudimentaire. Un arbre, muni de cames qui soulevaient et laissaient retomber tour à tour des pilons verticaux, des auges destinées à recevoir la laine, à l'intérieur desquelles retombaient ces pilons, un fort bâtis en charpente contenant et reliant tout le système: telle fut la machine en question, et telle elle avait été pendant des siècles, jusqu'au moment où l'on eut l'idée de remplacer les pilons par des cylindres compresseurs et de soumettre la matière, non plus à un battage, mais à un laminage véritable.

L'opération, bien dirigée par Cyrus Smith, réussit à souhait. La laine, préalablement imprégnée d'une dissolution savonneuse, destinée, d'une part, à en faciliter le glissement, le rapprochement, la compression et le ramollissement, de l'autre, à empêcher son altération par le battage, sortit du moulin sous forme d'une épaisse nappe de feutre. Les stries et aspérités dont le brin de laine est naturellement pourvu s'étaient si bien accrochées et enchevêtrées les unes aux autres, qu'elles formaient une étoffe également propre à faire des vêtements ou des couvertures. Ce n'était évidemment ni du mérinos, ni de la mousseline, ni du cachemire d'écosse, ni du stoff, ni du reps, ni du satin de Chine, ni de l'Orléans, ni de l'alpaga, ni du drap, ni de la flanelle! C'était du «feutre lincolnien», et l'île Lincoln comptait une industrie de plus.

Les colons eurent donc, avec de bons vêtements, d'épaisses couvertures, et ils purent voir venir sans crainte l'hiver de 1866-67.

Les grands froids commencèrent véritablement à se faire sentir vers le 20 juin, et, à son grand regret, Pencroff dut suspendre la construction du bateau, qui, d'ailleurs, ne pouvait manquer d'être achevé pour le printemps prochain.

L'idée fixe du marin était de faire un voyage de reconnaissance à l'île Tabor, bien que Cyrus Smith n'approuvât pas ce voyage, tout de curiosité, car il n'y avait évidemment aucun secours à trouver sur ce rocher désert et à demi aride. Un voyage de cent cinquante milles, sur un bateau relativement petit, au milieu de mers inconnues, cela ne laissait pas de lui causer quelque appréhension. Que l'embarcation, une fois au large, fût mise dans l'impossibilité d'atteindre Tabor et ne pût revenir à l'île Lincoln, que deviendrait-elle au milieu de ce Pacifique, si fécond en sinistres?

Cyrus Smith causait souvent de ce projet avec Pencroff, et il trouvait dans le marin un entêtement assez bizarre à accomplir ce voyage, entêtement dont peut-être celui-ci ne se rendait pas bien compte.

«Car enfin, lui dit un jour l'ingénieur, je vous ferai observer, mon ami, qu'après avoir dit tant de bien de l'île Lincoln, après avoir tant de fois manifesté le regret que vous éprouveriez s'il vous fallait l'abandonner, vous êtes le premier à vouloir la quitter.

— La quitter pour quelques jours seulement, répondit Pencroff, pour quelques jours seulement, Monsieur Cyrus! Le temps d'aller et de revenir, de voir ce que c'est que cet îlot!

— Mais il ne peut valoir l'île Lincoln!

— J'en suis sûr d'avance!

— Alors pourquoi vous aventurer?

— Pour savoir ce qui se passe à l'île Tabor!

— Mais il ne s'y passe rien! Il ne peut rien s'y passer!

— Qui sait?

— Et si vous êtes pris par quelque tempête?

— Cela n'est pas à craindre dans la belle saison, répondit Pencroff. Mais, Monsieur Cyrus, comme il faut tout prévoir, je vous demanderai la permission de n'emmener qu'Harbert avec moi dans ce voyage.

— Pencroff, répondit l'ingénieur en mettant la main sur l'épaule du marin, s'il vous arrivait malheur à vous et à cet enfant, dont le hasard a fait notre fils, croyez-vous que nous nous en consolerions jamais?

— Monsieur Cyrus, répondit Pencroff avec une inébranlable confiance, nous ne vous causerons pas ce chagrin-là. D'ailleurs, nous reparlerons de ce voyage, quand le temps sera venu de le faire. Puis, j'imagine que, lorsque vous aurez vu notre bateau bien gréé, bien accastillé, quand vous aurez observé comment il se comporte à la mer, quand nous aurons fait le tour de notre île, — car nous le ferons ensemble, — j'imagine, dis-je, que vous n'hésiterez plus à me laisser partir! Je ne vous cache pas que ce sera un chef-d'œuvre, votre bateau!

— Dites au moins: notre bateau, Pencroff!» répondit l'ingénieur, momentanément désarmé.

La conversation finit ainsi pour recommencer plus tard, sans convaincre ni le marin ni l'ingénieur.

Les premières neiges tombèrent vers la fin du mois de juin. Préalablement, le corral avait été approvisionné largement et ne nécessita plus de visites quotidiennes, mais il fut décidé qu'on ne laisserait jamais passer une semaine sans s'y rendre.

Les trappes furent tendues de nouveau, et l'on fit l'essai des engins fabriqués par Cyrus Smith. Les fanons recourbés, emprisonnés dans un étui de glace et recouverts d'une épaisse couche de graisse, furent placés sur la lisière de la forêt, à l'endroit où passaient communément les animaux pour se rendre au lac.

À la grande satisfaction de l'ingénieur, cette invention, renouvelée des pêcheurs aléoutiens, réussit parfaitement. Une douzaine de renards, quelques sangliers et même un jaguar s'y laissèrent prendre, et on trouva ces animaux morts, l'estomac perforé par les fanons détendus.

Ici se place un essai qu'il convient de rapporter, car ce fut la première tentative faite par les colons pour communiquer avec leurs semblables.

Gédéon Spilett avait déjà songé plusieurs fois, soit à jeter à la mer une notice renfermée dans une bouteille que les courants porteraient peut-être à une côte habitée, soit à la confier à des pigeons. Mais comment sérieusement espérer que pigeons ou bouteilles pussent franchir la distance qui séparait l'île de toute terre et qui était de douze cents milles?

C'eut été pure folie.

Mais, le 30 juin, capture fut faite, non sans peine, d'un albatros qu'un coup de fusil d'Harbert avait légèrement blessé à la patte. C'était un magnifique oiseau de la famille de ces grands voiliers, dont les ailes étendues mesurent dix pieds d'envergure, et qui peuvent traverser des mers aussi larges que le Pacifique.

Harbert aurait bien voulu garder ce superbe oiseau, dont la blessure guérit promptement et qu'il prétendait apprivoiser, mais Gédéon Spilett lui fit comprendre que l'on ne pouvait négliger cette occasion de tenter de correspondre par ce courrier avec les terres du Pacifique, et Harbert dut se rendre, car si l'albatros était venu de quelque région habitée, il ne manquerait pas d'y retourner dès qu'il serait libre.

Peut-être, au fond, Gédéon Spilett, chez qui le chroniqueur reparaissait quelquefois, n'était-il pas fâché de lancer à tout hasard un attachant article relatant les aventures des colons de l'île Lincoln! Quel succès pour le reporter attitré du New-York Herald, et pour le numéro qui contiendrait la chronique, si jamais elle arrivait à l'adresse de son directeur, l'honorable John Benett!

Gédéon Spilett rédigea donc une notice succincte qui fut mise dans un sac de forte toile gommée, avec prière instante, à quiconque la trouverait, de la faire parvenir aux bureaux du New-York Herald.

Ce petit sac fut attaché au cou de l'albatros, et non à sa patte, car ces oiseaux ont l'habitude de se reposer à la surface de la mer; puis, la liberté fut rendue à ce rapide courrier de l'air, et ce ne fut pas sans quelque émotion que les colons le virent disparaître au loin dans les brumes de l'ouest.

«Où va-t-il ainsi? demanda Pencroff.

— Vers la Nouvelle-Zélande, répondit Harbert.

— Bon voyage!» s'écria le marin, qui, lui, n'attendait pas grand résultat de ce mode de correspondance.

Avec l'hiver, les travaux avaient été repris à l'intérieur de Granite-House, réparation de vêtements, confections diverses, et entre autres des voiles de l'embarcation, qui furent taillées dans l'inépuisable enveloppe de l'aérostat...

Pendant le mois de juillet, les froids furent intenses, mais on n'épargna ni le bois, ni le charbon.

Cyrus Smith avait installé une seconde cheminée dans la grande salle, et c'était là que se passaient les longues soirées. Causerie pendant que l'on travaillait, lecture quand les mains restaient oisives, et le temps s'écoulait avec profit pour tout le monde.

C'était une vraie jouissance pour les colons, quand, de cette salle bien éclairée de bougies, bien chauffée de houille, après un dîner réconfortant, le café de sureau fumant dans la tasse, les pipes s'empanachant d'une odorante fumée, ils entendaient la tempête mugir au dehors! Ils eussent éprouvé un bien-être complet, si le bien-être pouvait jamais exister pour qui est loin de ses semblables et sans communication possible avec eux! Ils causaient toujours de leur pays, des amis qu'ils avaient laissés, de cette grandeur de la république américaine, dont l'influence ne pouvait que s'accroître, et Cyrus Smith, qui avait été très mêlé aux affaires de l'Union, intéressait vivement ses auditeurs par ses récits, ses aperçus et ses pronostics.

Il arriva, un jour, que Gédéon Spilett fut amené à lui dire:

«Mais enfin, mon cher Cyrus, tout ce mouvement industriel et commercial auquel vous prédisez une progression constante, est-ce qu'il ne court pas le danger d'être absolument arrêté tôt ou tard?

— Arrêté! Et par quoi?

— Mais par le manque de ce charbon, qu'on peut justement appeler le plus précieux des minéraux!

— Oui, le plus précieux, en effet, répondit l'ingénieur, et il semble que la nature ait voulu constater qu'il l'était, en faisant le diamant, qui n'est uniquement que du carbone pur cristallisé.

— Vous ne voulez pas dire, Monsieur Cyrus, repartit Pencroff, qu'on brûlera du diamant en guise de houille dans les foyers des chaudières?

— Non, mon ami, répondit Cyrus Smith.

— Cependant j'insiste, reprit Gédéon Spilett. Vous ne niez pas qu'un jour le charbon sera entièrement consommé?

— Oh! Les gisements houillers sont encore considérables, et les cent mille ouvriers qui leur arrachent annuellement cent millions de quintaux métriques ne sont pas près de les avoir épuisés!

— Avec la proportion croissante de la consommation du charbon de terre, répondit Gédéon Spilett, on peut prévoir que ces cent mille ouvriers seront bientôt deux cent mille et que l'extraction sera doublée?

— Sans doute; mais, après les gisements d'Europe, que de nouvelles machines permettront bientôt d'exploiter plus à fond, les houillères d'Amérique et d'Australie fourniront longtemps encore à la consommation de l'industrie.

— Combien de temps? demanda le reporter.

— Au moins deux cent cinquante ou trois cents ans.

— C'est rassurant pour nous, répondit Pencroff, mais inquiétant pour nos arrière-petits-cousins!

— On trouvera autre chose, dit Harbert.

— Il faut l'espérer, répondit Gédéon Spilett, car enfin sans charbon, plus de machines, et sans machines, plus de chemins de fer, plus de bateaux à vapeur, plus d'usines, plus rien de ce qu'exige le progrès de la vie moderne!

— Mais que trouvera-t-on? demanda Pencroff. L'imaginez-vous, Monsieur Cyrus?

— À peu près, mon ami.

— Et qu'est-ce qu'on brûlera à la place du charbon?

— L'eau, répondit Cyrus Smith.

— L'eau, s'écria Pencroff, l'eau pour chauffer les bateaux à vapeur et les locomotives, l'eau pour chauffer l'eau!

— Oui, mais l'eau décomposée en ses éléments constitutifs, répondit Cyrus Smith, et décomposée, sans doute, par l'électricité, qui sera devenue alors une force puissante et maniable, car toutes les grandes découvertes, par une loi inexplicable, semblent concorder et se compléter au même moment. Oui, mes amis, je crois que l'eau sera un jour employée comme combustible, que l'hydrogène et l'oxygène, qui la constituent, utilisés isolément ou simultanément, fourniront une source de chaleur et de lumière inépuisables et d'une intensité que la houille ne saurait avoir. Un jour, les soutes des steamers et les tenders des locomotives, au lieu de charbon, seront chargés de ces deux gaz comprimés, qui brûleront dans les foyers avec une énorme puissance calorifique. Ainsi donc, rien à craindre. Tant que cette terre sera habitée, elle fournira aux besoins de ses habitants, et ils ne manqueront jamais ni de lumière ni de chaleur, pas plus qu'ils ne manqueront des productions des règnes végétal, minéral ou animal. Je crois donc que lorsque les gisements de houille seront épuisés, on chauffera et on se chauffera avec de l'eau. L'eau est le charbon de l'avenir.

— Je voudrais voir cela, dit le marin.

— Tu t'es levé trop tôt, Pencroff», répondit Nab, qui n'intervint que par ces mots dans la discussion.

Toutefois, ce ne furent pas les paroles de Nab qui terminèrent la conversation, mais bien les aboiements de Top, qui éclatèrent de nouveau avec cette intonation étrange dont s'était déjà préoccupé l'ingénieur. En même temps, Top recommençait à tourner autour de l'orifice du puits, qui s'ouvrait à l'extrémité du couloir intérieur.

«Qu'est-ce que Top a donc encore à aboyer ainsi? demanda Pencroff.

— Et Jup à grogner de cette façon?» ajouta Harbert.

En effet, l'orang, se joignant au chien, donnait des signes non équivoques d'agitation, et, détail singulier, ces deux animaux paraissaient être plutôt inquiets qu'irrités.

«Il est évident, dit Gédéon Spilett, que ce puits est en communication directe avec la mer, et que quelque animal marin vient de temps en temps respirer au fond.

— C'est évident, répondit le marin, et il n'y a pas d'autre explication à donner... allons, silence, Top, ajouta Pencroff en se tournant vers le chien, et toi, Jup, à ta chambre!»

Le singe et le chien se turent. Jup retourna se coucher, mais Top resta dans le salon, et il continua à faire entendre de sourds grognements pendant toute la soirée.

Il ne fut plus question de l'incident, qui, cependant, assombrit le front de l'ingénieur.

Pendant le reste du mois de juillet, il y eut des alternatives de pluie et de froid. La température ne s'abaissa pas autant que pendant le précédent hiver, et son maximum ne dépassa pas huit degrés fahrenheit (13, 33 degrés centigrades au-dessous de zéro). Mais si cet hiver fut moins froid, du moins fut-il plus troublé par les tempêtes et les coups de vent. Il y eut encore de violents assauts de la mer qui compromirent plus d'une fois les Cheminées. C'était à croire qu'un raz de marée, provoqué par quelque commotion sous-marine, soulevait ces lames monstrueuses et les précipitait sur la muraille de Granite-House.

Lorsque les colons, penchés à leurs fenêtres, observaient ces énormes masses d'eau qui se brisaient sous leurs yeux, ils ne pouvaient qu'admirer le magnifique spectacle de cette impuissante fureur de l'océan. Les flots rebondissaient en écume éblouissante, la grève entière disparaissait sous cette rageuse inondation, et le massif semblait émerger de la mer elle-même, dont les embruns s'élevaient à une hauteur de plus de cent pieds.

Pendant ces tempêtes, il était difficile de s'aventurer sur les routes de l'île, dangereux même, car les chutes d'arbres y étaient fréquentes.

Cependant les colons ne laissèrent jamais passer une semaine sans aller visiter le corral. Heureusement, cette enceinte, abritée par le contrefort sud-est du mont Franklin, ne souffrit pas trop des violences de l'ouragan, qui épargna ses arbres, ses hangars, sa palissade. Mais la basse-cour, établie sur le plateau de Grande-vue, et, par conséquent, directement exposée aux coups du vent d'est, eut à subir des dégâts assez considérables. Le pigeonnier fut décoiffé deux fois, et la barrière s'abattit également. Tout cela demandait à être refait d'une façon plus solide, car, on le voyait clairement, l'île Lincoln était située dans les parages les plus mauvais du Pacifique. Il semblait vraiment qu'elle formât le point central de vastes cyclones, qui la fouettaient comme fait le fouet de la toupie.

Seulement, ici, c'était la toupie qui était immobile, et le fouet qui tournait.

Pendant la première semaine du mois d'août, les rafales s'apaisèrent peu à peu, et l'atmosphère recouvra un calme qu'elle semblait avoir à jamais perdu. Avec le calme, la température s'abaissa, le froid redevint très vif, et la colonne thermométrique tomba à huit degrés fahrenheit au-dessous de zéro (22 degrés centigrades au-dessous de glace).

Le 3 août, une excursion, projetée depuis quelques jours, fut faite dans le sud-est de l'île, vers le marais des tadornes. Les chasseurs étaient tentés par tout le gibier aquatique, qui établissait là ses quartiers d'hiver. Canards sauvages, bécassines, pilets, sarcelles, grèbes, y abondaient, et il fut décidé qu'un jour serait consacré à une expédition contre ces volatiles.

Non seulement Gédéon Spilett et Harbert, mais aussi Pencroff et Nab prirent part à l'expédition. Seul, Cyrus Smith, prétextant quelque travail, ne se joignit point à eux et demeura à Granite-House.

Les chasseurs prirent donc la route de port ballon pour se rendre au marais, après avoir promis d'être revenus le soir. Top et Jup les accompagnaient. Dès qu'ils eurent passé le pont de la Mercy, l'ingénieur le releva et revint, avec la pensée de mettre à exécution un projet pour lequel il voulait être seul.

Or, ce projet, c'était d'explorer minutieusement ce puits intérieur dont l'orifice s'ouvrait au niveau du couloir de Granite-House, et qui communiquait avec la mer, puisqu'autrefois il servait de passage aux eaux du lac.

Pourquoi Top tournait-il si souvent autour de cet orifice? Pourquoi laissait-il échapper de si étranges aboiements, quand une sorte d'inquiétude le ramenait vers ce puits? Pourquoi Jup se joignait-il à Top dans une sorte d'anxiété commune? Ce puits avait-il d'autres branchements que la communication verticale avec la mer? Se ramifiait-il vers d'autres portions de l'île? Voilà ce que Cyrus Smith voulait savoir, et, d'abord, être seul à savoir. Il avait donc résolu de tenter l'exploration du puits pendant une absence de ses compagnons, et l'occasion se présentait de le faire.

Il était facile de descendre jusqu'au fond du puits, en employant l'échelle de corde qui ne servait plus depuis l'installation de l'ascenseur, et dont la longueur était suffisante. C'est ce que fit l'ingénieur. Il traîna l'échelle jusqu'à ce trou, dont le diamètre mesurait six pieds environ, et il la laissa se dérouler, après avoir solidement attaché son extrémité supérieure. Puis, ayant allumé une lanterne, pris un revolver et passé un coutelas à sa ceinture, il commença à descendre les premiers échelons.

Partout, la paroi était pleine; mais quelques saillies du roc se dressaient de distance en distance, et, au moyen de ces saillies, il eût été réellement possible à un être agile de s'élever jusqu'à l'orifice du puits.

C'est une remarque que fit l'ingénieur; mais, en promenant avec soin sa lanterne sur ces saillies, il ne trouva aucune empreinte, aucune cassure, qui pût donner à penser qu'elles eussent servi à une escalade ancienne ou récente.

Cyrus Smith descendit plus profondément, en éclairant tous les points de la paroi. Il n'y vit rien de suspect.

Lorsque l'ingénieur eut atteint les derniers échelons, il sentit la surface de l'eau, qui était alors parfaitement calme. Ni à son niveau, ni dans aucune autre partie du puits, ne s'ouvrait aucun couloir latéral qui pût se ramifier à l'intérieur du massif. La muraille, que Cyrus Smith frappa du manche de son coutelas, sonnait le plein. C'était un granit compact, à travers lequel nul être vivant ne pouvait se frayer un chemin. Pour arriver au fond du puits et s'élever ensuite jusqu'à son orifice, il fallait nécessairement passer par ce canal, toujours immergé, qui le mettait en communication avec la mer à travers le sous-sol rocheux de la grève, et cela n'était possible qu'à des animaux marins. Quant à la question de savoir où aboutissait ce canal, en quel point du littoral et à quelle profondeur sous les flots, on ne pouvait la résoudre.

Donc, Cyrus Smith, ayant terminé son exploration, remonta, retira l'échelle, recouvrit l'orifice du puits et revint, tout pensif, à la grande salle de Granite-House, en se disant: «Je n'ai rien vu, et pourtant il y a quelque chose!»

CHAPITRE XII

Le soir même, les chasseurs revinrent, ayant fait bonne chasse, et, littéralement chargés de gibier, ils portaient tout ce que pouvaient porter quatre hommes.

Top avait un chapelet de pilets autour du cou, et Jup, des ceintures de bécassines autour du corps.

«Voilà, mon maître, s'écria Nab, voilà de quoi employer notre temps! Conserves, pâtés, nous aurons là une réserve agréable! Mais il faut que quelqu'un m'aide. Je compte sur toi, Pencroff.

— Non, Nab, répondit le marin. Le gréement du bateau me réclame, et tu voudras bien te passer de moi.

— Et vous, Monsieur Harbert?

— Moi, Nab, il faut que j'aille demain au corral, répondit le jeune garçon.

— Ce sera donc vous, Monsieur Spilett, qui m'aiderez?

— Pour t'obliger, Nab, répondit le reporter, mais je te préviens que si tu me dévoiles tes recettes, je les publierai.

— À votre convenance, Monsieur Spilett, répondit Nab, à votre convenance!»

Et voilà comment, le lendemain, Gédéon Spilett, devenu l'aide de Nab, fut installé dans son laboratoire culinaire. Mais auparavant, l'ingénieur lui avait fait connaître le résultat de l'exploration qu'il avait faite la veille, et, à cet égard, le reporter partagea l'opinion de Cyrus Smith, que, bien qu'il n'eût rien trouvé, il restait toujours un secret à découvrir!

Les froids persévérèrent pendant une semaine encore, et les colons ne quittèrent pas Granite-House, si ce n'est pour les soins à donner à la basse-cour. La demeure était parfumée des bonnes odeurs qu'émettaient les manipulations savantes de Nab et du reporter; mais tout le produit de la chasse aux marais ne fut pas transformé en conserves, et comme le gibier, par ce froid intense, se gardait parfaitement, canards sauvages et autres furent mangés frais et déclarés supérieurs à toutes autres bêtes aquatiques du monde connu.

Pendant cette semaine, Pencroff, aidé par Harbert, qui maniait habilement l'aiguille du voilier, travailla avec tant d'ardeur, que les voiles de l'embarcation furent terminées. Le cordage de chanvre ne manquait pas, grâce au gréement qui avait été retrouvé avec l'enveloppe du ballon. Les câbles, les cordages du filet, tout cela était fait d'un filin excellent, dont le marin tira bon parti. Les voiles furent bordées de fortes ralingues, et il restait encore de quoi fabriquer les drisses, les haubans, les écoutes, etc. Quant au pouliage, sur les conseils de Pencroff et au moyen du tour qu'il avait installé, Cyrus Smith fabriqua les poulies nécessaires. Il arriva donc que le gréement était entièrement paré bien avant que le bateau fût fini. Pencroff dressa même un pavillon bleu, rouge et blanc, dont les couleurs avaient été fournies par certaines plantes tinctoriales, très abondantes dans l'île. Seulement, aux trente-sept étoiles représentant les trente-sept états de l'union qui resplendissent sur le yacht des pavillons américains, le marin en avait ajouté une trente-huitième, l'étoile de «l'état de Lincoln», car il considérait son île comme déjà rattachée à la grande république.

«Et, disait-il, elle l'est de cœur, si elle ne l'est pas encore de fait!» en attendant, ce pavillon fut arboré à la fenêtre centrale de Granite-House, et les colons le saluèrent de trois hurrahs.

Cependant on touchait au terme de la saison froide, et il semblait que ce second hiver allait se passer sans incident grave, quand, dans la nuit du 11 août, le plateau de Grande-vue fut menacé d'une dévastation complète.

Après une journée bien remplie, les colons dormaient profondément, lorsque, vers quatre heures du matin, ils furent subitement réveillés par les aboiements de Top.

Le chien n'aboyait pas, cette fois, près de l'orifice du puits, mais au seuil de la porte, et il se jetait dessus comme s'il eût voulu l'enfoncer. Jup, de son côté, poussait des cris aigus.

«Eh bien, Top!» cria Nab, qui fut le premier éveillé.

Mais le chien continua d'aboyer avec plus de fureur.

«Qu'est-ce donc?» demanda Cyrus Smith.

Et tous, vêtus à la hâte, se précipitèrent vers les fenêtres de la chambre, qu'ils ouvrirent.

Sous leurs yeux se développait une couche de neige qui paraissait à peine blanche dans cette nuit très obscure. Les colons ne virent rien, mais ils entendirent de singuliers aboiements qui éclataient dans l'ombre. Il était évident que la grève avait été envahie par un certain nombre d'animaux que l'on ne pouvait distinguer.

«Qu'est-ce? s'écria Pencroff.

— Des loups, des jaguars ou des singes! répondit Nab.

— Diable! Mais ils peuvent gagner le haut du plateau! dit le reporter.

— Et notre basse-cour, s'écria Harbert, et nos plantations?...

— Par où ont-ils donc passé? demanda Pencroff.

— Ils auront franchi le ponceau de la grève, répondit l'ingénieur, que l'un de nous aura oublié de refermer.

— En effet, dit Spilett, je me rappelle l'avoir laissé ouvert...

— Un beau coup que vous avez fait là, Monsieur Spilett! s'écria le marin.

— Ce qui est fait est fait, répondit Cyrus Smith. Avisons à ce qu'il faut faire!»

Telles furent les demandes et les réponses qui furent rapidement échangées entre Cyrus Smith et ses compagnons. Il était certain que le ponceau avait été franchi, que la grève était envahie par des animaux, et que ceux-ci, quels qu'ils fussent, pouvaient, en remontant la rive gauche de la Mercy, arriver au plateau de Grande-vue. Il fallait donc les gagner de vitesse et les combattre, au besoin.

«Mais quelles sont ces bêtes-là?» fut-il demandé une seconde fois, au moment où les aboiements retentissaient avec plus de force.

Ces aboiements firent tressaillir Harbert, et il se souvint de les avoir déjà entendus pendant sa première visite aux sources du creek-rouge.

«Ce sont des culpeux, ce sont des renards! dit-il.

— En avant!» s'écria le marin.

Et tous, s'armant de haches, de carabines et de revolvers, se précipitèrent dans la banne de l'ascenseur et prirent pied sur la grève.

Ce sont de dangereux animaux que ces culpeux, quand ils sont en grand nombre et que la faim les irrite.

Néanmoins, les colons n'hésitèrent pas à se jeter au milieu de la bande, et leurs premiers coups de revolver, lançant de rapides éclairs dans l'obscurité, firent reculer les premiers assaillants.

Ce qui importait avant tout, c'était d'empêcher ces pillards de s'élever jusqu'au plateau de Grande-vue, car les plantations, la basse-cour, eussent été à leur merci, et d'immenses dégâts, peut-être irréparables, surtout en ce qui concernait le champ de blé, se seraient inévitablement produits.

Mais comme l'envahissement du plateau ne pouvait se faire que par la rive gauche de la Mercy, il suffisait d'opposer aux culpeux une barrière insurmontable sur cette étroite portion de la berge comprise entre la rivière et la muraille de granit.

Ceci fut compris de tous, et, sur un ordre de Cyrus Smith, ils gagnèrent l'endroit désigné, pendant que la troupe des culpeux bondissait dans l'ombre.

Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff et Nab se disposèrent donc de manière à former une ligne infranchissable. Top, ses formidables mâchoires ouvertes, précédait les colons, et il était suivi de Jup, armé d'un gourdin noueux qu'il brandissait comme une massue.

La nuit était extrêmement obscure. Ce n'était qu'à la lueur des décharges, dont chacune devait porter, qu'on apercevait les assaillants, qui devaient être au moins une centaine, et dont les yeux brillaient comme des braises.

«Il ne faut pas qu'ils passent! s'écria Pencroff.

— Ils ne passeront pas!» répondit l'ingénieur.

Mais s'ils ne passèrent pas, ce ne fut pas faute de l'avoir tenté. Les derniers rangs poussaient les premiers, et ce fut une lutte incessante à coups de revolver et à coups de hache. Bien des cadavres de culpeux devaient déjà joncher le sol, mais la bande ne semblait pas diminuer, et on eût dit qu'elle se renouvelait sans cesse par le ponceau de la grève.

Bientôt, les colons durent lutter corps à corps, et ils n'étaient pas sans avoir reçu quelques blessures, légères fort heureusement. Harbert avait, d'un coup de revolver, débarrassé Nab, sur le dos duquel un culpeux venait de s'abattre comme un chat-tigre. Top se battait avec une fureur véritable, sautant à la gorge des renards et les étranglant net. Jup, armé de son bâton, tapait comme un sourd, et c'était en vain qu'on voulait le faire rester en arrière. Doué, sans doute, d'une vue qui lui permettait de percer cette obscurité, il était toujours au plus fort du combat et poussait de temps en temps un sifflement aigu, qui était chez lui la marque d'une extrême jubilation. À un certain moment, il s'avança même si loin, qu'à la lueur d'un coup de revolver, on put le voir entouré de cinq ou six grands culpeux, auxquels il tenait tête avec un rare sang-froid.

Cependant la lutte devait finir à l'avantage des colons, mais après qu'ils eurent résisté deux grandes heures! Les premières lueurs de l'aube, sans doute, déterminèrent la retraite des assaillants, qui détalèrent vers le nord, de manière à repasser le ponceau, que Nab courut relever immédiatement.

Quand le jour eut suffisamment éclairé le champ de bataille, les colons purent compter une cinquantaine de cadavres épars sur la grève.

«Et Jup! s'écria Pencroff. Où est donc Jup?»

Jup avait disparu. Son ami Nab l'appela, et, pour la première fois, Jup ne répondit pas à l'appel de son ami.

Chacun se mit en quête de Jup, tremblant de le compter parmi les morts. On déblaya la place des cadavres, qui tachaient la neige de leur sang, et Jup fut retrouvé au milieu d'un véritable monceau de culpeux dont les mâchoires fracassées, les reins brisés, témoignaient qu'ils avaient eu affaire au terrible gourdin de l'intrépide animal. Le pauvre Jup tenait encore à la main le tronçon de son bâton rompu; mais privé de son arme, il avait été accablé par le nombre, et de profondes blessures labouraient sa poitrine.

«Il est vivant! s'écria Nab, qui se pencha sur lui.

— Et nous le sauverons, répondit le marin, nous le soignerons comme l'un de nous!»

Il semblait que Jup comprît, car il inclina sa tête sur l'épaule de Pencroff, comme pour le remercier.

Le marin était blessé lui-même, mais ses blessures, ainsi que celles de ses compagnons, étaient insignifiantes, car, grâce à leurs armes à feu, presque toujours ils avaient pu tenir les assaillants à distance. Il n'y avait donc que l'orang dont l'état fût grave.

Jup, porté par Nab et Pencroff, fut amené jusqu'à l'ascenseur, et c'est à peine si un faible gémissement sortit de ses lèvres. On le remonta doucement à Granite-House. Là, il fut installé sur un des matelas empruntés à l'une des couchettes, et ses blessures furent lavées avec le plus grand soin.

Il ne paraissait pas qu'elles eussent atteint quelque organe essentiel, mais Jup avait été très affaibli par la perte de son sang, et la fièvre se déclara à un degré assez fort.

On le coucha donc, après son pansement, on lui imposa une diète sévère, «tout comme à une personne naturelle», dit Nab, et on lui fit boire quelques tasses de tisane rafraîchissante, dont la pharmacie végétale de Granite-House fournit les ingrédients.

Jup s'endormit d'un sommeil agité d'abord; mais peu à peu sa respiration devint plus régulière, et on le laissa reposer dans le plus grand calme. De temps en temps, Top, marchant, on peut dire «sur la pointe des pieds», venait visiter son ami et semblait approuver tous les soins que l'on prenait de lui. Une des mains de Jup pendait hors de la couche, et Top la léchait d'un air contrit.

Ce matin même, on procéda à l'ensevelissement des morts, qui furent traînés jusqu'à la forêt du Far-West et enterrés profondément.

Cette attaque, qui aurait pu avoir des conséquences si graves, fut une leçon pour les colons, et désormais ils ne se couchèrent plus sans que l'un d'eux se fût assuré que tous les ponts étaient relevés et qu'aucune invasion n'était possible.

Cependant Jup, après avoir donné des craintes sérieuses pendant quelques jours, réagit vigoureusement contre le mal. Sa constitution l'emporta, la fièvre diminua peu à peu, et Gédéon Spilett, qui était un peu médecin, le considéra bientôt comme tiré d'affaire. Le 16 août, Jup commença à manger. Nab lui faisait de bons petits plats sucrés que le malade dégustait avec sensualité, car, s'il avait un défaut mignon, c'était d'être un tantinet gourmand, et Nab n'avait jamais rien fait pour le corriger de ce défaut-là.

«Que voulez-vous? Disait-il à Gédéon Spilett, qui lui reprochait quelquefois de le gâter, il n'a pas d'autre plaisir que celui de la bouche, ce pauvre Jup, et je suis trop heureux de pouvoir reconnaître ainsi ses services!»

Dix jours après avoir pris le lit, le 21 août, maître Jup se leva. Ses blessures étaient cicatrisées, et on vit bien qu'il ne tarderait pas à recouvrer sa souplesse et sa vigueur habituelles. Comme tous les convalescents, il fut alors pris d'une faim dévorante, et le reporter le laissa manger à sa fantaisie, car il se fiait à cet instinct qui manque trop souvent aux êtres raisonnants et qui devait préserver l'orang de tout excès. Nab était ravi de voir revenir l'appétit de son élève.

«Mange, lui disait-il, mon Jup, et ne te fais faute de rien! Tu as versé ton sang pour nous, et c'est bien le moins que je t'aide à le refaire!»

Enfin, le 25 août, on entendit la voix de Nab qui appelait ses compagnons.

«Monsieur Cyrus, Monsieur Gédéon, Monsieur Harbert, Pencroff, venez! Venez!»

Les colons, réunis dans la grande salle, se levèrent à l'appel de Nab, qui était alors dans la chambre réservée à Jup.

«Qu'y a-t-il? demanda le reporter.

— Voyez!» répondit Nab en poussant un vaste éclat de rire.

Et que vit-on? Maître Jup, qui fumait, tranquillement et sérieusement, accroupi comme un turc sur la porte de Granite-House!

«Ma pipe! s'écria Pencroff. Il a pris ma pipe! Ah! Mon brave Jup, je t'en fais cadeau! Fume, mon ami, fume!»

Et Jup lançait gravement d'épaisses bouffées de tabac, ce qui semblait lui procurer des jouissances sans pareilles.

Cyrus Smith ne se montra pas autrement étonné de l'incident, et il cita plusieurs exemples de singes apprivoisés, auxquels l'usage du tabac était devenu familier.

Mais, à partir de ce jour, maître Jup eut sa pipe à lui, l'ex-pipe du marin, qui fut suspendue dans sa chambre, près de sa provision de tabac. Il la bourrait lui-même, il l'allumait à un charbon ardent et paraissait être le plus heureux des quadrumanes. On pense bien que cette communauté de goût ne fit que resserrer entre Jup et Pencroff ces étroits liens d'amitié qui unissaient déjà le digne singe et l'honnête marin.

«C'est peut-être un homme, disait quelquefois Pencroff à Nab. Est-ce que ça t'étonnerait si un jour il se mettait à nous parler?

— Ma foi non, répondait Nab. Ce qui m'étonne, c'est plutôt qu'il ne parle pas, car enfin, il ne lui manque que la parole!

— Ça m'amuserait tout de même, reprenait le marin, si un beau jour il me disait: «si nous changions de pipe, Pencroff!»

— Oui, répondait Nab. Quel malheur qu'il soit muet de naissance!»

Avec le mois de septembre, l'hiver fut entièrement terminé, et les travaux reprirent avec ardeur.

La construction du bateau avança rapidement. Il était entièrement bordé déjà, et on le membra intérieurement, de manière à relier toutes les parties de la coque, avec des membrures assouplies par la vapeur d'eau, qui se prêtèrent à toutes les exigences du gabarit.

Comme le bois ne manquait pas, Pencroff proposa à l'ingénieur de doubler intérieurement la coque avec un vaigrage étanche, ce qui assurerait complètement la solidité de l'embarcation.

Cyrus Smith ne sachant pas ce que réservait l'avenir, approuva l'idée du marin de rendre son embarcation aussi solide que possible.

Le vaigrage et le pont du bateau furent entièrement finis vers le 15 septembre. Pour calfater les coutures, on fit de l'étoupe avec du zostère sec, qui fut introduit à coups de maillet entre les bordages de la coque, du vaigrage et du pont; puis, ces coutures furent recouvertes de goudron bouillant, que les pins de la forêt fournirent avec abondance.

L'aménagement de l'embarcation fut des plus simples.

Elle avait d'abord été lestée avec de lourds morceaux de granit, maçonnés dans un lit de chaux, et dont on arrima douze mille livres environ. Un tillac fut posé par-dessus ce lest, et l'intérieur fut divisé en deux chambres, le long desquelles s'étendaient deux bancs, qui servaient de coffres. Le pied du mât devait épontiller la cloison qui séparait les deux chambres, dans lesquelles on parvenait par deux écoutilles, ouvertes sur le pont et munies de capots.

Pencroff n'eut aucune peine à trouver un arbre convenable pour la mâture. Il choisit un jeune sapin, bien droit, sans nœuds, qu'il n'eut qu'à équarrir à son emplanture et à arrondir à sa tête. Les ferrures du mât, celles du gouvernail et celles de la coque avaient été grossièrement, mais solidement fabriquées à la forge des cheminées. Enfin, vergues, mât de flèche, gui, espars, avirons, etc., tout était terminé dans la première semaine d'octobre, et il fut convenu qu'on ferait l'essai du bateau aux abords de l'île, afin de reconnaître comment il se comportait à la mer et dans quelle mesure on pouvait se fier à lui.

Pendant tout ce temps, les travaux nécessaires n'avaient point été négligés. Le corral était réaménagé, car le troupeau de mouflons et de chèvres comptait un certain nombre de petits qu'il fallait loger et nourrir. Les visites des colons n'avaient manqué ni au parc aux huîtres, ni à la garenne, ni aux gisements de houille et de fer, ni à quelques parties jusque-là inexplorées des forêts du Far-West, qui étaient fort giboyeuses.

Certaines plantes indigènes furent encore découvertes, et, si elles n'avaient pas une utilité immédiate, elles contribuèrent à varier les réserves végétales de Granite-House. C'étaient des espèces de ficoïdes, les unes semblables à celles du cap, avec des feuilles charnues comestibles, les autres produisant des graines qui contenaient une sorte de farine.

Le 10 octobre, le bateau fut lancé à la mer. Pencroff était radieux. L'opération réussit parfaitement.

L'embarcation, toute gréée, ayant été poussée sur des rouleaux à la lisière du rivage, fut prise par la mer montante et flotta aux applaudissements des colons, et particulièrement de Pencroff, qui ne montra aucune modestie en cette occasion. D'ailleurs, sa vanité devait survivre à l'achèvement du bateau, puisque, après l'avoir construit, il allait être appelé à le commander. Le grade de capitaine lui fut décerné de l'agrément de tous.

Pour satisfaire le capitaine Pencroff, il fallut tout d'abord donner un nom à l'embarcation, et, après plusieurs propositions longuement discutées, les suffrages se réunirent sur celui de Bonadventure, qui était le nom de baptême de l'honnête marin.

Dès que le Bonadventure eut été soulevé par la marée montante, on put voir qu'il se tenait parfaitement dans ses lignes d'eau, et qu'il devait convenablement naviguer sous toutes les allures.

Du reste, l'essai en allait être fait, le jour même, dans une excursion au large de la côte. Le temps était beau, la brise fraîche, et la mer facile, surtout sur le littoral du sud, car le vent soufflait du nord-ouest depuis une heure déjà.

«Embarque! Embarque!» criait le capitaine Pencroff.

Mais il fallait déjeuner avant de partir, et il parut même bon d'emporter des provisions à bord, pour le cas où l'excursion se prolongerait jusqu'au soir.

Cyrus Smith avait hâte, également, d'essayer cette embarcation, dont les plans venaient de lui, bien que, sur le conseil du marin, il en eût souvent modifié quelques parties; mais il n'avait pas en elle la confiance que manifestait Pencroff, et comme celui-ci ne reparlait plus du voyage à l'île Tabor, Cyrus Smith espérait même que le marin y avait renoncé. Il lui eût répugné, en effet, de voir deux ou trois de ses compagnons s'aventurer au loin sur cette barque, si petite en somme, et qui ne jaugeait pas plus de quinze tonneaux.

À dix heures et demie, tout le monde était à bord, même Jup, même Top. Nab et Harbert levèrent l'ancre qui mordait le sable près de l'embouchure de la Mercy, la brigantine fut hissée, le pavillon lincolnien flotta en tête du mât, et le Bonadventure, dirigé par Pencroff, prit le large.

Pour sortir de la baie de l'union, il fallut d'abord faire vent arrière, et l'on put constater que, sous cette allure, la vitesse de l'embarcation était satisfaisante.

Après avoir doublé la pointe de l'épave et le cap griffe, Pencroff dut tenir le plus près, afin de prolonger la côte méridionale de l'île, et, après avoir couru quelques bords, il observa que le Bonadventure pouvait marcher environ à cinq quarts du vent, et qu'il se soutenait convenablement contre la dérive. Il virait très bien vent devant, ayant du «coup», comme disent les marins, et gagnant même dans son virement.

Les passagers du Bonadventure étaient véritablement enchantés. Ils avaient là une bonne embarcation, qui, le cas échéant, pourrait leur rendre de grands services, et par ce beau temps, avec cette brise bien faite, la promenade fut charmante.

Pencroff se porta au large, à trois ou quatre milles de la côte, par le travers du port ballon. L'île apparut alors dans tout son développement et sous un nouvel aspect, avec le panorama varié de son littoral depuis le cap griffe jusqu'au promontoire du reptile, ses premiers plans de forêts dans lesquels les conifères tranchaient encore sur le jeune feuillage des autres arbres à peine bourgeonnés, et ce mont Franklin, qui dominait l'ensemble et dont quelques neiges blanchissaient la tête.

«Que c'est beau! s'écria Harbert.

— Oui, notre île est belle et bonne, répondit Pencroff. Je l'aime comme j'aimais ma pauvre mère! Elle nous a reçus, pauvres et manquant de tout, et que manque-t-il à ces cinq enfants qui lui sont tombés du ciel?

— Rien! répondit Nab, rien, capitaine!»

Et les deux braves gens poussèrent trois formidables hurrahs en l'honneur de leur île!

Pendant ce temps, Gédéon Spilett, appuyé au pied du mât, dessinait le panorama qui se développait sous ses yeux.

Cyrus Smith regardait en silence.

«Eh bien, Monsieur Cyrus, demanda Pencroff, que dites-vous de notre bateau?

— Il paraît se bien comporter, répondit l'ingénieur.

— Bon! Et croyez-vous, à présent, qu'il pourrait entreprendre un voyage de quelque durée?

— Quel voyage, Pencroff?

— Celui de l'île Tabor, par exemple?

— Mon ami, répondit Cyrus Smith, je crois que, dans un cas pressant, il ne faudrait pas hésiter à se confier au Bonadventure, même pour une traversée plus longue; mais, vous le savez, je vous verrais partir avec peine pour l'île Tabor, puisque rien ne vous oblige à y aller.

— On aime à connaître ses voisins, répondit Pencroff, qui s'entêtait dans son idée. L'île Tabor, c'est notre voisine, et c'est la seule! La politesse veut qu'on aille, au moins, lui faire une visite!

— Diable! fit Gédéon Spilett, notre ami Pencroff est à cheval sur les convenances!

— Je ne suis à cheval sur rien du tout, riposta le marin, que l'opposition de l'ingénieur vexait un peu, mais qui n'aurait pas voulu lui causer quelque peine.

— Songez, Pencroff, répondit Cyrus Smith, que vous ne pouvez aller seul à l'île Tabor.

— Un compagnon me suffira.

— Soit, répondit l'ingénieur. C'est donc de deux colons sur cinq que vous risquez de priver la colonie de l'île Lincoln?

— Sur six! répondit Pencroff. Vous oubliez Jup.

— Sur sept! ajouta Nab. Top en vaut bien un autre!

— Il n'y a pas de risque, Monsieur Cyrus, reprit Pencroff.

— C'est possible, Pencroff; mais, je vous le répète, c'est s'exposer sans nécessité!»

L'entêté marin ne répondit pas et laissa tomber la conversation, bien décidé à la reprendre. Mais il ne se doutait guère qu'un incident allait lui venir en aide et changer en une œuvre d'humanité ce qui n'était qu'un caprice, discutable après tout. En effet, après s'être tenu au large, le Bonadventure venait de se rapprocher de la côte, en se dirigeant vers le port Ballon. Il était important de vérifier les passes ménagées entre les bancs de sable et les récifs, pour les baliser au besoin, puisque cette petite crique devait être le port d'attache du bateau.

On n'était plus qu'à un demi-mille de la côte, et il avait fallu louvoyer pour gagner contre le vent. La vitesse du Bonadventure n'était que très modérée alors, parce que la brise, en partie arrêtée par la haute terre, gonflait à peine ses voiles, et la mer, unie comme une glace, ne se ridait qu'au souffle des risées qui passaient capricieusement.

Harbert se tenait à l'avant, afin d'indiquer la route à suivre au milieu des passes, lorsqu'il s'écria tout d'un coup:

«Lofe, Pencroff, lofe.

— Qu'est-ce qu'il y a? répondit le marin en se levant. Une roche?

— Non... attends, dit Harbert... je ne vois pas bien... lofe encore... bon... arrive un peu...»

Et ce disant, Harbert, couché le long du bord, plongea rapidement son bras dans l'eau et se releva en disant:

«Une bouteille!»

Il tenait à la main une bouteille fermée, qu'il venait de saisir à quelques encablures de la côte.

Cyrus Smith prit la bouteille. Sans dire un seul mot, il en fit sauter le bouchon, et il tira un papier humide, sur lequel se lisaient ces mots:

Naufragé... île Tabor: 153 degrés o. long — 37 degrés 11 lat. s.

CHAPITRE XIII

«Un naufragé! s'écria Pencroff, abandonné à quelques cents milles de nous sur cette île Tabor! Ah! Monsieur Cyrus, vous ne vous opposerez plus maintenant à mon projet de voyage!

— Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et vous partirez le plus tôt possible.

— Dès demain?

— Dès demain.»

L'ingénieur tenait à la main le papier qu'il avait retiré de la bouteille. Il le médita pendant quelques instants, puis, reprenant la parole:

«De ce document, mes amis, dit-il, de la forme même dans laquelle il est conçu, on doit d'abord conclure ceci: c'est, premièrement, que le naufragé de l'île Tabor est un homme ayant des connaissances assez avancées en marine, puisqu'il donne la latitude et la longitude de l'île, conformes à celles que nous avons trouvées, et jusqu'à une minute d'approximation; secondement, qu'il est anglais ou américain, puisque le document est écrit en langue anglaise.

— Ceci est parfaitement logique, répondit Gédéon Spilett, et la présence de ce naufragé explique l'arrivée de la caisse sur les rivages de l'île. Il y a eu naufrage, puisqu'il y a un naufragé. Quant à ce dernier, quel qu'il soit, il est heureux pour lui que Pencroff ait eu l'idée de construire ce bateau et de l'essayer aujourd'hui même, car, un jour de retard, et cette bouteille pouvait se briser sur les récifs.

— En effet, dit Harbert, c'est une chance heureuse que le Bonadventure ait passé là, précisément quand cette bouteille flottait encore!

— Et cela ne vous semble pas bizarre? demanda Cyrus Smith à Pencroff.

— Cela me semble heureux, voilà tout, répondit le marin. Est-ce que vous voyez quelque chose d'extraordinaire à cela, Monsieur Cyrus? Cette bouteille, il fallait bien qu'elle allât quelque part, et pourquoi pas ici aussi bien qu'ailleurs?

— Vous avez peut-être raison, Pencroff, répondit l'ingénieur, et cependant...

— Mais, fit observer Harbert, rien ne prouve que cette bouteille flotte depuis longtemps sur la mer?

— Rien, répondit Gédéon Spilett, et même le document paraît avoir été récemment écrit. Qu'en pensez-vous, Cyrus?

— Cela est difficile à vérifier, et, d'ailleurs, nous le saurons!» répondit Cyrus Smith.

Pendant cette conversation, Pencroff n'était pas resté inactif. Il avait viré de bord, et le Bonadventure, grand largue, toutes voiles portant, filait rapidement vers le cap Griffe. Chacun songeait à ce naufragé de l'île Tabor. Était-il encore temps de le sauver? Grand événement dans la vie des colons!

Eux-mêmes n'étaient que des naufragés, mais il était à craindre qu'un autre n'eût pas été aussi favorisé qu'eux, et leur devoir était de courir au-devant de l'infortune.

Le cap griffe fut doublé, et le Bonadventure vint mouiller vers quatre heures à l'embouchure de la Mercy.

Le soir même, les détails relatifs à la nouvelle expédition étaient réglés. Il parut convenable que Pencroff et Harbert, qui connaissaient la manœuvre d'une embarcation, fussent seuls à entreprendre ce voyage. En partant le lendemain, 11 octobre, ils pourraient arriver le 13 dans la journée, car, avec le vent qui régnait, il ne fallait pas plus de quarante-huit heures pour faire cette traversée de cent cinquante milles. Un jour dans l'île, trois ou quatre jours pour revenir, on pouvait donc compter que, le 17, ils seraient de retour à l'île Lincoln. Le temps était beau, le baromètre remontait sans secousses, le vent semblait bien établi, toutes les chances étaient donc en faveur de ces braves gens, qu'un devoir d'humanité allait entraîner loin de leur île.

Ainsi donc, il avait été convenu que Cyrus Smith, Nab et Gédéon Spilett resteraient à Granite-House; mais une réclamation se produisit, et Gédéon Spilett, qui n'oubliait point son métier de reporter du New-York Herald, ayant déclaré qu'il irait à la nage plutôt que de manquer une pareille occasion, il fut admis à prendre part au voyage.

La soirée fut employée à transporter à bord du Bonadventure quelques objets de literie, des ustensiles, des armes, des munitions, une boussole, des vivres pour une huitaine de jours, et, ce chargement ayant été rapidement opéré, les colons remontèrent à Granite-House.

Le lendemain, à cinq heures du matin, les adieux furent faits, non sans une certaine émotion de part et d'autre, et Pencroff, éventant ses voiles, se dirigea vers le cap griffe, qu'il devait doubler pour prendre directement ensuite la route du sud-ouest.

Le Bonadventure était déjà à un quart de mille de la côte, quand ses passagers aperçurent sur les hauteurs de Granite-House deux hommes qui leur faisaient un signe d'adieu. C'étaient Cyrus Smith et Nab.

«Nos amis! s'écria Gédéon Spilett. Voilà notre première séparation depuis quinze mois!...»

Pencroff, le reporter et Harbert firent un dernier signe d'adieu, et Granite-House disparut bientôt derrière les hautes roches du cap.

Pendant les premières heures de la journée, le Bonadventure resta constamment en vue de la côte méridionale de l'île Lincoln, qui n'apparut bientôt plus que sous la forme d'une corbeille verte, de laquelle émergeait le mont Franklin. Les hauteurs, amoindries par l'éloignement, lui donnaient une apparence peu faite pour attirer les navires sur ses atterrages.

Le promontoire du reptile fut dépassé vers une heure, mais à dix milles au large. De cette distance, il n'était plus possible de rien distinguer de la côte occidentale qui s'étendait jusqu'aux croupes du mont Franklin, et, trois heures après, tout ce qui était l'île Lincoln avait disparu au-dessous de l'horizon.

Le Bonadventure se conduisait parfaitement. Il s'élevait facilement à la lame et faisait une route rapide. Pencroff avait gréé sa voile de flèche, et, ayant tout dessus, il marchait suivant une direction rectiligne, relevée à la boussole. De temps en temps, Harbert le relayait au gouvernail, et la main du jeune garçon était si sûre, que le marin n'avait pas une embardée à lui reprocher.

Gédéon Spilett causait avec l'un, avec l'autre, et, au besoin, il mettait la main à la manœuvre. Le capitaine Pencroff était absolument satisfait de son équipage, et ne parlait rien moins que de le gratifier «d'un quart de vin par bordée»! au soir, le croissant de la lune, qui ne devait être dans son premier quartier que le 16, se dessina dans le crépuscule solaire et s'éteignit bientôt. La nuit fut sombre, mais très étoilée, et une belle journée s'annonçait encore pour le lendemain.

Pencroff, par prudence, amena la voile de flèche, ne voulant point s'exposer à être surpris par quelque excès de brise avec de la toile en tête de mât. C'était peut-être trop de précaution pour une nuit si calme, mais Pencroff était un marin prudent, et on n'aurait pu le blâmer.

Le reporter dormit une partie de la nuit. Pencroff et Harbert se relayèrent de deux heures en deux heures au gouvernail. Le marin se fiait à Harbert comme à lui-même, et sa confiance était justifiée par le sang-froid et la raison du jeune garçon. Pencroff lui donnait la route comme un commandant à son timonier, et Harbert ne laissait pas le Bonadventure dévier d’une ligne.

La nuit se passa bien, et la journée du 12 octobre s’écoula dans les mêmes conditions. La direction au sud-ouest fut strictement maintenue pendant toute cette journée, et si le Bonadventure ne subissait pas quelque courant inconnu, il devait terrir juste sur l'île Tabor.

Quant à cette mer que l'embarcation parcourait alors, elle était absolument déserte. Parfois, quelque grand oiseau, albatros ou frégate, passait à portée de fusil, et Gédéon Spilett se demandait si ce n'était pas à l'un de ces puissants volateurs qu'il avait confié sa dernière chronique adressée au New-York Herald. Ces oiseaux étaient les seuls êtres qui parussent fréquenter cette partie de l'océan comprise entre l'île Tabor et l'île Lincoln.

«Et cependant, fit observer Harbert, nous sommes à l'époque où les baleiniers se dirigent ordinairement vers la partie méridionale du Pacifique. En vérité, je ne crois pas qu'il y ait une mer plus abandonnée que celle-ci!

— Elle n'est point si déserte que cela! répondit Pencroff.

— Comment l'entendez-vous? demanda le reporter.

— Mais puisque nous y sommes! Est-ce que vous prenez notre bateau pour une épave et nos personnes pour des marsouins?»

Et Pencroff de rire de sa plaisanterie. Au soir, d'après l'estime, on pouvait penser que le Bonadventure avait franchi une distance de cent vingt milles depuis son départ de l'île Lincoln, c'est-à-dire depuis trente-six heures, ce qui donnait une vitesse de trois milles un tiers à l'heure. La brise était faible et tendait à calmir. Toutefois, on pouvait espérer que le lendemain, au point du jour, si l'estime était juste et si la direction avait été bonne, on aurait connaissance de l'île Tabor. Aussi, ni Gédéon Spilett, ni Harbert, ni Pencroff ne dormirent pendant cette nuit du 12 au 13 octobre. Dans l'attente du lendemain, ils ne pouvaient se défendre d'une vive émotion. Il y avait tant d'incertitudes dans l'entreprise qu'ils avaient tentée! Étaient-ils proche de l'île Tabor? L'île était-elle encore habitée par ce naufragé au secours duquel ils se portaient? Quel était cet homme? Sa présence n'apporterait-elle pas quelque trouble dans la petite colonie, si unie jusqu'alors?

Consentirait-il, d'ailleurs, à échanger sa prison pour une autre? Toutes ces questions, qui allaient sans doute être résolues le lendemain, les tenaient en éveil, et, aux premières nuances du jour, ils fixèrent successivement leurs regards sur tous les points de l'horizon de l'ouest.

«Terre!» cria Pencroff vers six heures du matin.

Et comme il était inadmissible que Pencroff se fût trompé, il était évident que la terre était là. Que l'on juge de la joie du petit équipage du Bonadventure! avant quelques heures, il serait sur le littoral de l'île!

L'île Tabor, sorte de côte basse, à peine émergée des flots, n'était pas éloignée de plus de quinze milles. Le cap du Bonadventure, qui était un peu dans le sud de l'île, fut mis directement dessus, et, à mesure que le soleil montait dans l'est, quelques sommets se détachèrent çà et là.

«Ce n'est qu'un îlot beaucoup moins important que l'île Lincoln, fit observer Harbert, et probablement dû comme elle à quelque soulèvement sous-marin.»

À onze heures du matin, le Bonadventure n'en était plus qu'à deux milles, et Pencroff, cherchant une passe pour atterrir, ne marchait plus qu'avec une extrême prudence sur ces eaux inconnues.

On embrassait alors dans tout son ensemble l'îlot, sur lequel se détachaient des bouquets de gommiers verdoyants et quelques autres grands arbres, de la nature de ceux qui poussaient à l'île Lincoln. Mais, chose assez étonnante, pas une fumée ne s'élevait qui indiquât que l'îlot fût habité, pas un signal n'apparaissait sur un point quelconque du littoral!

Et pourtant le document était formel: il y avait un naufragé, et ce naufragé aurait dû être aux aguets!

Cependant le Bonadventure s'aventurait entre des passes assez capricieuses que les récifs laissaient entre eux et dont Pencroff observait les moindres sinuosités avec la plus extrême attention. Il avait mis Harbert au gouvernail, et, posté à l'avant, il examinait les eaux, prêt à amener sa voile, dont il tenait la drisse en main. Gédéon Spilett, la lunette aux yeux, parcourait tout le rivage sans rien apercevoir. Enfin, à midi à peu près, le Bonadventure vint heurter de son étrave une grève de sable. L'ancre fut jetée, les voiles amenées, et l'équipage de la petite embarcation prit terre.

Et il n'y avait pas à douter que ce fût bien l'île Tabor, puisque, d'après les cartes les plus récentes, il n'existait aucune autre île sur cette portion du Pacifique, entre la Nouvelle-Zélande et la côte américaine.

L'embarcation fut solidement amarrée, afin que le reflux de la mer ne pût l'emporter; puis, Pencroff et ses deux compagnons, après s'être bien armés, remontèrent le rivage, afin de gagner une espèce de cône, haut de deux cent cinquante à trois cents pieds, qui s'élevait à un demi-mille.

«Du sommet de cette colline, dit Gédéon Spilett, nous pourrons sans doute avoir une connaissance sommaire de l'îlot, ce qui facilitera nos recherches.

— C'est faire ici, répondit Harbert, ce que M Cyrus a fait tout d'abord à l'île Lincoln, en gravissant le mont Franklin.

— Identiquement, répondit le reporter, et c'est la meilleure manière de procéder!»

Tout en causant, les explorateurs s'avançaient en suivant la lisière d'une prairie qui se terminait au pied même du cône. Des bandes de pigeons de roche et d'hirondelles de mer, semblables à ceux de l'île Lincoln, s'envolaient devant eux. Sous le bois qui longeait la prairie à gauche, ils entendirent des frémissements de broussailles, ils entrevirent des remuements d'herbes qui indiquaient la présence d'animaux très fuyards; mais rien jusqu'alors n'indiquait que l'îlot fût habité.

Arrivés au pied du cône, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett le gravirent en quelques instants, et leurs regards parcoururent les divers points de l'horizon.

Ils étaient bien sur un îlot, qui ne mesurait pas plus de six milles de tour, et dont le périmètre, peu frangé de caps ou de promontoires, peu creusé d'anses ou de criques, présentait la forme d'un ovale allongé. Tout autour, la mer, absolument déserte, s'étendait jusqu'aux limites du ciel. Il n'y avait pas une terre, pas une voile en vue!

Cet îlot, boisé sur toute sa surface, n'offrait pas cette diversité d'aspect de l'île Lincoln, aride et sauvage sur une partie, mais fertile et riche sur l'autre. Ici, c'était une masse uniforme de verdure, que dominaient deux ou trois collines peu élevées. Obliquement à l'ovale de l'îlot, un ruisseau coulait à travers une large prairie et allait se jeter à la mer sur la côte occidentale par une étroite embouchure.

«Le domaine est restreint, dit Harbert.

— Oui, répondit Pencroff, c'eût été un peu petit pour nous!

— Et de plus, répondit le reporter, il semble inhabité.

— En effet, répondit Harbert, rien n'y décèle la présence de l'homme.

— Descendons, dit Pencroff, et cherchons.»

Le marin et ses deux compagnons revinrent au rivage, à l'endroit où ils avaient laissé le Bonadventure.

Ils avaient décidé de faire à pied le tour de l'îlot, avant de s'aventurer à l'intérieur, de telle façon que pas un point n'échappât à leurs investigations.

La grève était facile à suivre, et, en quelques endroits seulement, de grosses roches la coupaient, que l'on pouvait facilement tourner. Les explorateurs descendirent vers le sud, en faisant fuir de nombreuses bandes d'oiseaux aquatiques et des troupeaux de phoques qui se jetaient à la mer du plus loin qu'ils les apercevaient.

«Ces bêtes-là, fit observer le reporter, n'en sont pas à voir des hommes pour la première fois. Ils les craignent, donc ils les connaissent.»

Une heure après leur départ, tous trois étaient arrivés à la pointe sud de l'îlot, terminée par un cap aigu, et ils remontèrent vers le nord en longeant la côte occidentale, également formée de sable et de roches, que d'épais bois bordaient en arrière-plan.

Nulle part il n'y avait trace d'habitation, nulle part l'empreinte d'un pied humain, sur tout ce périmètre de l'îlot, qui, après quatre heures de marche, fut entièrement parcouru.

C'était au moins fort extraordinaire, et on devait croire que l'île Tabor n'était pas ou n'était plus habitée. Peut-être, après tout, le document avait-il plusieurs mois ou plusieurs années de date déjà, et il était possible, dans ce cas, ou que le naufragé eût été rapatrié, ou qu'il fût mort de misère.

Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, formant des hypothèses plus ou moins plausibles, dînèrent rapidement à bord du Bonadventure, de manière à reprendre leur excursion et à la continuer jusqu'à la nuit.

C'est ce qui fut fait à cinq heures du soir, heure à laquelle ils s'aventurèrent sous bois. De nombreux animaux s'enfuirent à leur approche, et principalement, on pourrait même dire uniquement, des chèvres et des porcs, qui, il était facile de le voir, appartenaient aux espèces européennes. Sans doute quelque baleinier les avait débarqués sur l'île, où ils s'étaient rapidement multipliés.

Harbert se promit bien d'en prendre un ou deux couples vivants, afin de les rapporter à l'île Lincoln.

Il n'était donc plus douteux que des hommes, à une époque quelconque, eussent visité cet îlot. Et cela parut plus évident encore, quand, à travers la forêt, apparurent des sentiers tracés, des troncs d'arbres abattus à la hache, et partout la marque du travail humain; mais ces arbres, qui tombaient en pourriture, avaient été renversés depuis bien des années déjà, les entailles de hache étaient veloutées de mousse, et les herbes croissaient, longues et drues, à travers les sentiers, qu'il était malaisé de reconnaître.

«Mais, fit observer Gédéon Spilett, cela prouve que non seulement des hommes ont débarqué sur cet îlot, mais encore qu'ils l'ont habité pendant un certain temps. Maintenant, quels étaient ces hommes? Combien étaient-ils? Combien en reste-t-il?

— Le document, dit Harbert, ne parle que d'un seul naufragé.

— Eh bien, s'il est encore sur l'île, répondit Pencroff, il est impossible que nous ne le trouvions pas!»

L'exploration continua donc. Le marin et ses compagnons suivirent naturellement la route qui coupait diagonalement l'îlot, et ils arrivèrent ainsi à côtoyer le ruisseau qui se dirigeait vers la mer.

Si les animaux d'origine européenne, si quelques travaux dus à une main humaine démontraient incontestablement que l'homme était déjà venu sur cette île, plusieurs échantillons du règne végétal ne le prouvèrent pas moins. En de certains endroits, au milieu de clairières, il était visible que la terre avait été plantée de plantes potagères à une époque assez reculée probablement. Aussi, quelle fut la joie d'Harbert quand il reconnut des pommes de terre, des chicorées, de l'oseille, des carottes, des choux, des navets, dont il suffisait de recueillir la graine pour enrichir le sol de l'île Lincoln!

«Bon! Bien! répondit Pencroff. Cela fera joliment l'affaire de Nab et la nôtre. Si donc nous ne retrouvons pas le naufragé, du moins notre voyage n'aura pas été inutile, et Dieu nous aura récompensés!

— Sans doute, répondit Gédéon Spilett; mais à voir l'état dans lequel se trouvent ces plantations, on peut craindre que l'îlot ne soit plus habité depuis longtemps.

— En effet, répondit Harbert, un habitant, quel qu'il fût, n'aurait pas négligé une culture si importante!

— Oui! dit Pencroff, ce naufragé est parti!... cela est à supposer...

— Il faut donc admettre que le document a une date déjà ancienne?

— Évidemment.

— Et que cette bouteille n'est arrivée à l'île Lincoln qu'après avoir longtemps flotté sur la mer?

— Pourquoi pas? répondit Pencroff. — mais voici la nuit qui vient, ajouta-t-il, et je pense qu'il vaut mieux suspendre nos recherches.

— Revenons à bord, et demain nous recommencerons», dit le reporter.

C'était le plus sage, et le conseil allait être suivi, quand Harbert, montrant une masse confuse entre les arbres, s'écria:

«Une habitation!» aussitôt, tous trois se dirigèrent vers l'habitation indiquée. Aux lueurs du crépuscule, il fut possible de voir qu'elle avait été construite en planches recouvertes d'une épaisse toile goudronnée.

La porte, à demi fermée, fut repoussée par Pencroff, qui entra d'un pas rapide... l'habitation était vide!

CHAPITRE XIV

Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett étaient restés silencieux au milieu de l'obscurité.

Pencroff appela d'une voix forte. Aucune réponse ne lui fut faite.

Le marin battit alors le briquet et alluma une brindille. Cette lumière éclaira pendant un instant une petite salle, qui parut être absolument abandonnée. Au fond était une cheminée grossière, avec quelques cendres froides, supportant une brassée de bois sec. Pencroff y jeta la brindille enflammée, le bois pétilla et donna une vive lueur.

Le marin et ses deux compagnons aperçurent alors un lit en désordre, dont les couvertures, humides et jaunies, prouvaient qu'il ne servait plus depuis longtemps; dans un coin de la cheminée, deux bouilloires couvertes de rouille et une marmite renversée; une armoire, avec quelques vêtements de marin à demi moisis; sur la table, un couvert d'étain et une bible rongée par l'humidité; dans un angle, quelques outils, pelle, pioche, pic, deux fusils de chasse, dont l'un était brisé; sur une planche formant étagère, un baril de poudre encore intact, un baril de plomb et plusieurs boîtes d'amorces; le tout couvert d'une épaisse couche de poussière, que de longues années, peut-être, avaient accumulée.

«Il n'y a personne, dit le reporter.

— Personne! répondit Pencroff.

— Voilà longtemps que cette chambre n'a été habitée, fit observer Harbert.

— Oui, bien longtemps! répondit le reporter.

— Monsieur Spilett, dit alors Pencroff, au lieu de retourner à bord, je pense qu'il vaut mieux passer la nuit dans cette habitation.

— Vous avez raison, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, et si son propriétaire revient, eh bien! Il ne se plaindra peut-être pas de trouver la place prise!

— Il ne reviendra pas! dit le marin en hochant la tête.

— Vous croyez qu'il a quitté l'île? demanda le reporter.

— S'il avait quitté l'île, il eût emporté ses armes et ses outils, répondit Pencroff. Vous savez le prix que les naufragés attachent à ces objets, qui sont les dernières épaves du naufrage. Non! non! répéta le marin d'une voix convaincue, non! Il n'a pas quitté l'île! S'il s'était sauvé sur un canot fait par lui, il eût encore moins abandonné ces objets de première nécessité! Non, il est sur l'île!

— Vivant?... demanda Harbert.

— Vivant ou mort. Mais s'il est mort, il ne s'est pas enterré lui-même, je suppose, répondit Pencroff, et nous retrouverons au moins ses restes!»

Il fut donc convenu que l'on passerait la nuit dans l'habitation abandonnée, qu'une provision de bois qui se trouvait dans un coin permettrait de chauffer suffisamment. La porte fermée, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett, assis sur un banc, demeurèrent là, causant peu, mais réfléchissant beaucoup. Ils se trouvaient dans une disposition d'esprit à tout supposer, comme à tout attendre, et ils écoutaient avidement les bruits du dehors. La porte se fût ouverte soudain, un homme se serait présenté à eux, qu'ils n'en auraient pas été autrement surpris, malgré tout ce que cette demeure révélait d'abandon, et ils avaient leurs mains prêtes à serrer les mains de cet homme, de ce naufragé, de cet ami inconnu que des amis attendaient!

Mais aucun bruit ne se fit entendre, la porte ne s'ouvrit pas, et les heures se passèrent ainsi. Que cette nuit parut longue au marin et à ses deux compagnons! Seul, Harbert avait dormi pendant deux heures, car, à son âge, le sommeil est un besoin. Ils avaient hâte, tous les trois, de reprendre leur exploration de la veille et de fouiller cet îlot jusque dans ses coins les plus secrets! Les conséquences déduites par Pencroff étaient absolument justes, et il était presque certain que, puisque la maison était abandonnée et que les outils, les ustensiles, les armes s'y trouvaient encore, c'est que son hôte avait succombé. Il convenait donc de chercher ses restes et de leur donner au moins une sépulture chrétienne.

Le jour parut. Pencroff et ses compagnons procédèrent immédiatement à l'examen de l'habitation.

Elle avait été bâtie, vraiment, dans une heureuse situation, au revers d'une petite colline que cinq ou six magnifiques gommiers abritaient. Devant sa façade et à travers les arbres, la hache avait ménagé une large éclaircie, qui permettait aux regards de s'étendre sur la mer. Une petite pelouse, entourée d'une barrière de bois qui tombait en ruines, conduisait au rivage, sur la gauche duquel s'ouvrait l'embouchure du ruisseau.

Cette habitation avait été construite en planches, et il était facile de voir que ces planches provenaient de la coque ou du pont d'un navire. Il était donc probable qu'un bâtiment désemparé avait été jeté à la côte sur l'île, que tout au moins un homme de l'équipage avait été sauvé, et qu'au moyen des débris du navire, cet homme, ayant des outils à sa disposition, avait construit cette demeure.

Et cela fut bien plus évident encore, quand Gédéon Spilett, après avoir tourné autour de l'habitation, vit sur une planche — probablement une de celles qui formaient les pavois du navire naufragé — ces lettres à demi effacées déjà: Br.tan.. a

«Britannia! s'écria Pencroff, que le reporter avait appelé, c'est un nom commun à bien des navires, et je ne pourrais dire si celui-ci était anglais ou américain!

— Peu importe, Pencroff!

— Peu importe, en effet, répondit le marin, et le survivant de son équipage, s'il vit encore, nous le sauverons, à quelque pays qu'il appartienne! Mais, avant de recommencer notre exploration, retournons d'abord au Bonadventure!»

Une sorte d'inquiétude avait pris Pencroff au sujet de son embarcation. Si pourtant l'îlot était habité, et si quelque habitant s'était emparé... mais il haussa les épaules à cette invraisemblable supposition.

Toujours est-il que le marin n'était pas fâché d'aller déjeuner à bord. La route, toute tracée d'ailleurs, n'était pas longue, — un mille à peine.

On se remit donc en marche, tout en fouillant du regard les bois et les taillis, à travers lesquels chèvres et porcs s'enfuyaient par centaines.

Vingt minutes après avoir quitté l'habitation, Pencroff et ses compagnons revoyaient la côte orientale de l'île et le Bonadventure, maintenu par son ancre, qui mordait profondément le sable.

Pencroff ne put retenir un soupir de satisfaction.

Après tout, ce bateau, c'était son enfant, et le droit des pères est d'être souvent inquiet plus que de raison.

On remonta à bord, on déjeuna, de manière à n'avoir besoin de dîner que très tard; puis, le repas terminé, l'exploration fut reprise et conduite avec le soin le plus minutieux.

En somme, il était très probable que l'unique habitant de l'îlot avait succombé. Aussi était-ce plutôt un mort qu'un vivant dont Pencroff et ses compagnons cherchaient à retrouver les traces! Mais leurs recherches furent vaines, et, pendant la moitié de la journée, ils fouillèrent inutilement ces massifs d'arbres qui couvraient l'îlot. Il fallut bien admettre alors que, si le naufragé était mort, il ne restait plus maintenant aucune trace de son cadavre, et que quelque fauve, sans doute, l'avait dévoré jusqu'au dernier ossement.

«Nous repartirons demain au point du jour, dit Pencroff à ses deux compagnons, qui, vers deux heures après midi, se couchèrent à l'ombre d'un bouquet de pins, afin de se reposer quelques instants.

— Je crois que nous pouvons sans scrupule, ajouta Harbert, emporter les ustensiles qui ont appartenu au naufragé?

— Je le crois aussi, répondit Gédéon Spilett, et ces armes, ces outils compléteront le matériel de Granite-House. Si je ne me trompe, la réserve de poudre et de plomb est importante.

— Oui, répondit Pencroff, mais n'oublions pas de capturer un ou deux couples de ces porcs, dont l'île Lincoln est dépourvue...

— Ni de récolter ces graines, ajouta Harbert, qui nous donneront tous les légumes de l'ancien et du nouveau continent.

— Il serait peut-être convenable alors, dit le reporter, de rester un jour de plus à l'île Tabor, afin d'y recueillir tout ce qui peut nous être utile.

— Non, Monsieur Spilett, répondit Pencroff, et je vous demanderai de partir dès demain, au point du jour. Le vent me paraît avoir une tendance à tourner dans l'ouest, et, après avoir eu bon vent pour venir, nous aurons bon vent pour nous en aller.

— Alors ne perdons pas de temps! dit Harbert en se levant.

— Ne perdons pas de temps, répondit Pencroff. Vous, Harbert, occupez-vous de récolter ces graines, que vous connaissez mieux que nous. Pendant ce temps, M Spilett et moi, nous allons faire la chasse aux porcs, et, même en l'absence de Top, j'espère bien que nous réussirons à en capturer quelques-uns!»

Harbert prit donc à travers le sentier qui devait le ramener vers la partie cultivée de l'îlot, tandis que le marin et le reporter rentraient directement dans la forêt.

Bien des échantillons de la race porcine s'enfuirent devant eux, et ces animaux, singulièrement agiles, ne paraissaient pas d'humeur à se laisser approcher.

Cependant, après une demi-heure de poursuites, les chasseurs étaient parvenus à s'emparer d'un couple qui s'était baugé dans un épais taillis, lorsque des cris retentirent à quelques centaines de pas dans le nord de l'îlot. À ces cris se mêlaient d'horribles rauquements qui n'avaient rien d'humain.

Pencroff et Gédéon Spilett se redressèrent, et les porcs profitèrent de ce mouvement pour s'enfuir, au moment où le marin préparait des cordes pour les lier.

«C'est la voix d'Harbert! dit le reporter.

— Courons!» s'écria Pencroff.

Et aussitôt le marin et Gédéon Spilett de se porter de toute la vitesse de leurs jambes vers l'endroit d'où partaient ces cris.

Ils firent bien de se hâter, car, au tournant du sentier, près d'une clairière, ils aperçurent le jeune garçon terrassé par un être sauvage, un gigantesque singe sans doute, qui allait lui faire un mauvais parti.

Se jeter sur ce monstre, le terrasser à son tour, lui arracher Harbert, puis le maintenir solidement, ce fut l'affaire d'un instant pour Pencroff et Gédéon Spilett. Le marin était d'une force herculéenne, le reporter très robuste aussi, et, malgré la résistance du monstre, il fut solidement attaché, de manière à ne plus pouvoir faire un mouvement.

«Tu n'as pas de mal, Harbert? demanda Gédéon Spilett.

— Non! Non!

— Ah! S'il t'avait blessé, ce singe!... s'écria Pencroff.

— Mais ce n'est pas un singe!» répondit Harbert.

Pencroff et Gédéon Spilett, à ces paroles, regardèrent alors l'être singulier qui gisait à terre. En vérité, ce n'était point un singe! C'était une créature humaine, c'était un homme! Mais quel homme! Un sauvage, dans toute l'horrible acception du mot, et d'autant plus épouvantable, qu'il semblait être tombé au dernier degré de l'abrutissement!

Chevelure hérissée, barbe inculte descendant jusqu'à la poitrine, corps à peu près nu, sauf un lambeau de couverture sur les reins, yeux farouches, mains énormes, ongles démesurément longs, teint sombre comme l'acajou, pieds durcis comme s'ils eussent été faits de corne: telle était la misérable créature qu'il fallait bien, pourtant, appeler un homme!

Mais on avait droit, vraiment, de se demander si dans ce corps il y avait encore une âme, ou si le vulgaire instinct de la brute avait seul survécu en lui!

«Êtes-vous bien sûr que ce soit un homme ou qu'il l'ait été? demanda Pencroff au reporter.

— Hélas! Ce n'est pas douteux, répondit celui-ci.

— Ce serait donc le naufragé? dit Harbert.

— Oui, répondit Gédéon Spilett, mais l'infortuné n'a plus rien d'humain!»

Le reporter disait vrai. Il était évident que, si le naufragé avait jamais été un être civilisé, l'isolement en avait fait un sauvage, et pis, peut-être, un véritable homme des bois. Des sons rauques sortaient de sa gorge, entre ses dents, qui avaient l'acuité des dents de carnivores, faites pour ne plus broyer que de la chair crue. La mémoire devait l'avoir abandonné depuis longtemps, sans doute, et, depuis longtemps aussi, il ne savait plus se servir de ses outils, de ses armes, il ne savait plus faire de feu! On voyait qu'il était leste, souple, mais que toutes les qualités physiques s'étaient développées chez lui au détriment des qualités morales!

Gédéon Spilett lui parla. Il ne parut pas comprendre, ni même entendre... Et cependant, en le regardant bien dans les yeux, le reporter crut voir que toute raison n'était pas éteinte en lui.

Cependant, le prisonnier ne se débattait pas, et il n'essayait point à briser ses liens. Était-il anéanti par la présence de ces hommes dont il avait été le semblable? Retrouvait-il dans un coin de son cerveau quelque fugitif souvenir qui le ramenait à l'humanité? Libre, aurait-il tenté de s'enfuir, où serait-il resté? On ne sait, mais on n'en fit pas l'épreuve, et, après avoir considéré le misérable avec une extrême attention:

«Quel qu'il soit, dit Gédéon Spilett, quel qu'il ait été et quoi qu'il puisse devenir, notre devoir est de le ramener avec nous à l'île Lincoln!

— Oui! Oui! répondit Harbert, et peut-être pourra-t-on, avec des soins, réveiller en lui quelque lueur d'intelligence!

— L'âme ne meurt pas, dit le reporter, et ce serait une grande satisfaction que d'arracher cette créature de Dieu à l'abrutissement!»

Pencroff secouait la tête d'un air de doute.

«Il faut l'essayer, en tout cas, répondit le reporter, et l'humanité nous le commande.»

C'était, en effet, leur devoir d'êtres civilisés et chrétiens. Tous trois le comprirent, et ils savaient bien que Cyrus Smith les approuverait d'avoir agi ainsi.

«Le laisserons-nous lié? demanda le marin.

— Peut-être marcherait-il, si on détachait ses pieds? dit Harbert.

— Essayons», répondit Pencroff.

Les cordes qui entravaient les pieds du prisonnier furent défaites, mais ses bras demeurèrent fortement attachés. Il se leva de lui-même et ne parut manifester aucun désir de s'enfuir. Ses yeux secs dardaient un regard aigu sur les trois hommes qui marchaient près de lui, et rien ne dénotait qu'il se souvînt d'être leur semblable ou au moins de l'avoir été. Un sifflement continu s'échappait de ses lèvres, et son aspect était farouche, mais il ne chercha pas à résister. Sur le conseil du reporter, cet infortuné fut ramené à sa maison. Peut-être la vue des objets qui lui appartenaient ferait-elle quelque impression sur lui!

Peut-être suffisait-il d'une étincelle pour raviver sa pensée obscurcie, pour rallumer son âme éteinte!

L'habitation n'était pas loin. En quelques minutes, tous y arrivèrent; mais là, le prisonnier ne reconnut rien, et il semblait qu'il eût perdu conscience de toutes choses! Que pouvait-on conjecturer de ce degré d'abrutissement auquel ce misérable être était tombé, si ce n'est que son emprisonnement sur l'îlot datait de loin déjà, et qu'après y être arrivé raisonnable, l'isolement l'avait réduit à un tel état?

Le reporter eut alors l'idée que la vue du feu agirait peut-être sur lui, et, en un instant, une de ces belles flambées qui attirent même les animaux illumina le foyer.

La vue de la flamme sembla d'abord fixer l'attention du malheureux; mais bientôt il recula, et son regard inconscient s'éteignit.

Évidemment, il n'y avait rien à faire, pour le moment du moins, qu'à le ramener à bord du Bonadventure, ce qui fut fait, et là il resta sous la garde de Pencroff.

Harbert et Gédéon Spilett retournèrent sur l'îlot pour y terminer leurs opérations, et, quelques heures après, ils revenaient au rivage, rapportant les ustensiles et les armes, une récolte de graines potagères, quelques pièces de gibier et deux couples de porcs. Le tout fut embarqué, et le Bonadventure se tint prêt à lever l'ancre, dès que la marée du lendemain matin se ferait sentir.

Le prisonnier avait été placé dans la chambre de l'avant, où il resta calme, silencieux, sourd et muet tout ensemble.

Pencroff lui offrit à manger, mais il repoussa la viande cuite qui lui fut présentée et qui sans doute ne lui convenait plus. Et, en effet, le marin lui ayant montré un des canards qu'Harbert avait tués, il se jeta dessus avec une avidité bestiale et le dévora.

«Vous croyez qu'il en reviendra? dit Pencroff en secouant la tête.

— Peut-être, répondit le reporter. Il n'est pas impossible que nos soins ne finissent par réagir sur lui, car c'est l'isolement qui l'a fait ce qu'il est, et il ne sera plus seul désormais!

— Il y a longtemps, sans doute, que le pauvre homme est en cet état! dit Harbert.

— Peut-être, répondit Gédéon Spilett.

— Quel âge peut-il avoir? demanda le jeune garçon.

— Cela est difficile à dire, répondit le reporter, car il est impossible de voir ses traits sous l'épaisse barbe qui lui couvre la face, mais il n'est plus jeune, et je suppose qu'il doit avoir au moins cinquante ans.

— Avez-vous remarqué, Monsieur Spilett, combien ses yeux sont profondément enfoncés sous leur arcade? demanda le jeune garçon.

— Oui, Harbert, mais j'ajoute qu'ils sont plus humains qu'on ne serait tenté de le croire à l'aspect de sa personne.

— Enfin, nous verrons, répondit Pencroff, et je suis curieux de connaître le jugement que portera M Smith sur notre sauvage. Nous allions chercher une créature humaine, et c'est un monstre que nous ramenons! Enfin, on fait ce qu'on peut!»

La nuit se passa, et si le prisonnier dormit ou non, on ne sait, mais, en tout cas, bien qu'il eût été délié, il ne remua pas. Il était comme ces fauves que les premiers moments de séquestration accablent et que la rage reprend plus tard. Au lever du jour, le lendemain, — 15 octobre, — le changement de temps prévu par Pencroff s'était produit. Le vent avait halé le nord ouest, et il favorisait le retour du Bonadventure; mais, en même temps, il fraîchissait et devait rendre la navigation plus difficile.

À cinq heures du matin, l'ancre fut levée. Pencroff prit un ris dans sa grande voile et mit le cap à l'est-nord-est, de manière à cingler directement vers l'île Lincoln.

Le premier jour de la traversée ne fut marqué par aucun incident. Le prisonnier était demeuré calme dans la cabine de l'avant, et comme il avait été marin, il semblait que les agitations de la mer produisissent sur lui une sorte de salutaire réaction.

Lui revenait-il donc à la mémoire quelque souvenir de son ancien métier? En tout cas, il se tenait tranquille, étonné plutôt qu'abattu.

Le lendemain, — 16 octobre, — le vent fraîchit beaucoup, en remontant encore plus au nord, et, par conséquent, dans une direction moins favorable à la marche du Bonadventure, qui bondissait sur les lames. Pencroff en fut bientôt arrivé à tenir le plus près, et, sans en rien dire, il commença à être inquiet de l'état de la mer, qui déferlait violemment sur l'avant de son embarcation.

Certainement, si le vent ne se modifiait pas, il mettrait plus de temps à atteindre l'île Lincoln qu'il n'en avait employé à gagner l'île Tabor. En effet, le 17 au matin, il y avait quarante-huit heures que le Bonadventure était parti, et rien n'indiquait qu'il fût dans les parages de l'île. Il était impossible, d'ailleurs, pour évaluer la route parcourue, de s'en rapporter à l'estime, car la direction et la vitesse avaient été trop irrégulières.

Vingt-quatre heures après, il n'y avait encore aucune terre en vue. Le vent était tout à fait debout alors et la mer détestable. Il fallut manœuvrer avec rapidité les voiles de l'embarcation, que des coups de mer couvraient en grand, prendre des ris, et souvent changer les amures, en courant de petits bords. Il arriva même que, dans la journée du 18, le Bonadventure fut entièrement coiffé par une lame, et si ses passagers n'eussent pas pris d'avance la précaution de s'attacher sur le pont, ils auraient été emportés.

Dans cette occasion, Pencroff et ses compagnons, très occupés à se dégager, reçurent une aide inespérée du prisonnier, qui s'élança par l'écoutille, comme si son instinct de marin eût pris le dessus, et brisa les pavois d'un vigoureux coup d'espar, afin de faire écouler plus vite l'eau qui emplissait le pont; puis, l'embarcation dégagée, sans avoir prononcé une parole, il redescendit dans sa chambre.

Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, absolument stupéfaits, l'avaient laissé agir.

Cependant la situation était mauvaise, et le marin avait lieu de se croire égaré sur cette immense mer, sans aucune possibilité de retrouver sa route!

La nuit du 18 au 19 fut obscure et froide. Toutefois, vers onze heures, le vent calmit, la houle tomba, et le Bonadventure, moins secoué, acquit une vitesse plus grande. Du reste, il avait merveilleusement tenu la mer.

Ni Pencroff, ni Gédéon Spilett, ni Harbert ne songèrent à prendre même une heure de sommeil. Ils veillèrent avec un soin extrême, car ou l'île Lincoln ne pouvait être éloignée, et on en aurait connaissance au lever du jour, ou le Bonadventure, emporté par des courants, avait dérivé sous le vent, et il devenait presque impossible alors de rectifier sa direction.

Pencroff, inquiet au dernier degré, ne désespérait pas cependant, car il avait une âme fortement trempée, et, assis au gouvernail, il cherchait obstinément à percer cette ombre épaisse qui l'enveloppait.

Vers deux heures du matin, il se leva tout à coup:

«Un feu! Un feu!» s'écria-t-il.

Et, en effet, une vive lueur apparaissait à vingt milles dans le nord-est. L'île Lincoln était là, et cette lueur, évidemment allumée par Cyrus Smith, montrait la route à suivre.

Pencroff, qui portait beaucoup trop au nord, modifia sa direction, et il mit le cap sur ce feu qui brillait au-dessus de l'horizon comme une étoile de première grandeur.

CHAPITRE XV

Le lendemain, — 20 octobre, — à sept heures du matin, après quatre jours de voyage, le Bonadventure venait s'échouer doucement sur la grève, à l'embouchure de la Mercy.

Cyrus Smith et Nab, très inquiets de ce mauvais temps et de la prolongation d'absence de leurs compagnons, étaient montés dès l'aube sur le plateau de Grande-vue, et ils avaient enfin aperçu l'embarcation qui avait tant tardé à revenir!

«Dieu soit loué! Les voilà!» s'était écrié Cyrus Smith.

Quant à Nab, dans sa joie, il s'était mis à danser, à tourner sur lui-même en battant des mains et en criant: «oh! Mon maître!» pantomime plus touchante que le plus beau discours!

La première idée de l'ingénieur, en comptant les personnes qu'il pouvait apercevoir sur le pont du Bonadventure, avait été que Pencroff n'avait pas retrouvé le naufragé de l'île Tabor, ou que, tout au moins, cet infortuné s'était refusé à quitter son île et à changer sa prison pour une autre.

Et, en effet, Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert étaient seuls sur le pont du Bonadventure. Au moment où l'embarcation accosta, l'ingénieur et Nab l'attendaient sur le rivage, et avant que les passagers eussent sauté sur le sable, Cyrus Smith leur disait:

«Nous avons été bien inquiets de votre retard, mes amis! Vous serait-il arrivé quelque malheur?

— Non, répondit Gédéon Spilett, et tout s'est passé à merveille, au contraire. Nous allons vous conter cela.

— Cependant, reprit l'ingénieur, vous avez échoué dans votre recherche, puisque vous n'êtes que trois comme au départ?

— Faites excuse, Monsieur Cyrus, répondit le marin, nous sommes quatre!

— Vous avez retrouvé ce naufragé?

— Oui.

— Et vous l'avez ramené?

— Oui.

— Vivant?

— Oui.

— Où est-il? Quel est-il?

— C'est, répondit le reporter, ou plutôt c'était un homme! Voilà, Cyrus, tout ce que nous pouvons vous dire!»

L'ingénieur fut aussitôt mis au courant de ce qui s'était passé pendant le voyage. On lui raconta dans quelles conditions les recherches avaient été conduites, comment la seule habitation de l'îlot était depuis longtemps abandonnée, comment enfin la capture s'était faite d'un naufragé qui semblait ne plus appartenir à l'espèce humaine.

«Et c'est au point, ajouta Pencroff, que je ne sais pas si nous avons bien fait de l'amener ici.

— Certes, vous avez bien fait, Pencroff! répondit vivement l'ingénieur.

— Mais ce malheureux n'a plus de raison?

— Maintenant, c'est possible, répondit Cyrus Smith; mais, il y a quelques mois à peine, ce malheureux était un homme comme vous et moi. Et qui sait ce que deviendrait le dernier vivant de nous, après une longue solitude sur cette île? Malheur à qui est seul, mes amis, et il faut croire que l'isolement a vite fait de détruire la raison, puisque vous avez retrouvé ce pauvre être dans un tel état!

— Mais, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, qui vous porte à croire que l'abrutissement de ce malheureux ne remonte qu'à quelques mois seulement?

— Parce que le document que nous avons trouvé avait été récemment écrit, répondit l'ingénieur, et que le naufragé seul a pu écrire ce document.

— À moins toutefois, fit observer Gédéon Spilett, qu'il n'ait été rédigé par un compagnon de cet homme, mort depuis.

— C'est impossible, mon cher Spilett.

— Pourquoi donc? demanda le reporter.

— Parce que le document eût parlé de deux naufragés, répondit Cyrus Smith, et qu'il ne parle que d'un seul.»

Harbert raconta en quelques mots les incidents de la traversée et insista sur ce fait curieux d'une sorte de résurrection passagère qui s'était faite dans l'esprit du prisonnier, quand, pour un instant, il était redevenu marin au plus fort de la tourmente.

«Bien, Harbert, répondit l'ingénieur, tu as raison d'attacher une grande importance à ce fait. Cet infortuné ne doit pas être incurable, et c'est le désespoir qui en a fait ce qu'il est. Mais ici, il retrouvera ses semblables, et puisqu'il a encore une âme en lui, cette âme, nous la sauverons!»

Le naufragé de l'île Tabor, à la grande pitié de l'ingénieur et au grand étonnement de Nab, fut alors extrait de la cabine qu'il occupait sur l'avant du Bonadventure, et, une fois mis à terre, il manifesta tout d'abord la volonté de s'enfuir.

Mais Cyrus Smith, s'approchant, lui mit la main sur l'épaule par un geste plein d'autorité, et il le regarda avec une douceur infinie. Aussitôt, le malheureux, subissant comme une sorte de domination instantanée, se calma peu à peu, ses yeux se baissèrent, son front s'inclina, et il ne fit plus aucune résistance.

«Pauvre abandonné!» murmura l'ingénieur.

Cyrus Smith l'avait attentivement observé. À en juger par l'apparence, ce misérable être n'avait plus rien d'humain, et cependant Cyrus Smith, ainsi que l'avait déjà fait le reporter, surprit dans son regard comme une insaisissable lueur d'intelligence.

Il fut décidé que l'abandonné, ou plutôt l'inconnu, — car ce fut ainsi que ses nouveaux compagnons le désignèrent désormais, — demeurerait dans une des chambres de Granite-House, d'où il ne pouvait s'échapper, d'ailleurs. Il s'y laissa conduire sans difficulté, et, les bons soins aidant, peut-être pouvait-on espérer qu'un jour il ferait un compagnon de plus aux colons de l'île Lincoln.

Cyrus Smith, pendant le déjeuner, que Nab avait hâté, — le reporter, Harbert et Pencroff mourant de faim, — se fit raconter en détail tous les incidents qui avaient marqué le voyage d'exploration à l'îlot.

Il fut d'accord avec ses amis sur ce point, que l'inconnu devait être anglais ou américain, car le nom de Britannia le donnait à penser, et, d'ailleurs, à travers cette barbe inculte, sous cette broussaille qui lui servait de chevelure, l'ingénieur avait cru reconnaître les traits caractérisés de l'anglo-saxon.

«Mais, au fait, dit Gédéon Spilett en s'adressant à Harbert, tu ne nous as pas dit comment tu avais fait la rencontre de ce sauvage; et nous ne savons rien, sinon qu'il t'aurait étranglé, si nous n'avions eu la chance d'arriver à temps pour te secourir!

— Ma foi, répondit Harbert, je serais bien embarrassé de raconter ce qui s'est passé. J'étais, je crois, occupé à faire ma cueillette de plantes, quand j'ai entendu comme le bruit d'une avalanche qui tombait d'un arbre très élevé. J'eus à peine le temps de me retourner... ce malheureux, qui était sans doute blotti dans un arbre, s'était précipité sur moi en moins de temps que je n'en mets à vous le dire, et sans M Spilett et Pencroff...

— Mon enfant! dit Cyrus Smith, tu as couru là un vrai danger, mais peut-être, sans cela, ce pauvre être se fût-il toujours dérobé à vos recherches, et nous n'aurions pas un compagnon de plus.

— Vous espérez donc, Cyrus, réussir à en refaire un homme? demanda le reporter.

— Oui», répondit l'ingénieur.

Le déjeuner terminé, Cyrus Smith et ses compagnons quittèrent Granite-House et revinrent sur la grève.

On opéra alors le déchargement du Bonadventure, et l'ingénieur, ayant examiné les armes, les outils, ne vit rien qui pût le mettre à même d'établir l'identité de l'inconnu.

La capture des porcs faite à l'îlot fut regardée comme devant être très profitable à l'île Lincoln, et ces animaux furent conduits aux étables, où ils devaient s'acclimater facilement.

Les deux tonneaux contenant de la poudre et du plomb, ainsi que les paquets d'amorces, furent très bien reçus. On convint même d'établir une petite poudrière, soit en dehors de Granite-House, soit même dans la caverne supérieure, où il n'y avait aucune explosion à craindre. Toutefois, l'emploi du pyroxyle dut être continué, car, cette substance donnant d'excellents résultats, il n'y avait aucune raison pour y substituer la poudre ordinaire.

Lorsque le déchargement de l'embarcation fut terminé:

«Monsieur Cyrus, dit Pencroff, je pense qu'il serait prudent de mettre notre Bonadventure en lieu sûr.

— N'est-il donc pas convenablement à l'embouchure de la Mercy? demanda Cyrus Smith.

— Non, Monsieur Cyrus, répondit le marin. La moitié du temps, il est échoué sur le sable, et cela le fatigue. C'est que c'est une bonne embarcation, voyez-vous, et qui s'est admirablement comportée pendant ce coup de vent qui nous a assaillis si violemment au retour.

— Ne pourrait-on la tenir à flot dans la rivière même?

— Sans doute, Monsieur Cyrus, on le pourrait, mais cette embouchure ne présente aucun abri, et, par les vents d'est, je crois que le Bonadventure aurait beaucoup à souffrir des coups de mer.

— Eh bien, où voulez-vous le mettre, Pencroff?

— Au port ballon, répondit le marin. Cette petite crique, couverte par les roches, me paraît être justement le port qu'il lui faut.

— N'est-il pas un peu loin?

— Bah! Il ne se trouve pas à plus de trois milles de Granite-House, et nous avons une belle route toute droite pour nous y mener!

— Faites, Pencroff, et conduisez votre Bonadventure, répondit l'ingénieur, et cependant je l'aimerais mieux sous notre surveillance plus immédiate. Il faudra, quand nous aurons le temps, que nous lui aménagions un petit port.

— Fameux! s'écria Pencroff. Un port avec un phare, un môle et un bassin de radoubs! Ah! Vraiment, avec vous, Monsieur Cyrus, tout devient trop facile!

— Oui, mon brave Pencroff, répondit l'ingénieur, mais à la condition, toutefois, que vous m'aidiez, car vous êtes bien pour les trois quarts dans toutes nos besognes!»

Harbert et le marin se rembarquèrent donc sur le Bonadventure, dont l'ancre fut levée, la voile hissée, et que le vent du large conduisit rapidement au cap griffe. Deux heures après, il reposait sur les eaux tranquilles du port ballon.

Pendant les premiers jours que l'inconnu passa à Granite-House, avait-il déjà donné à penser que sa sauvage nature se fût modifiée? Une lueur plus intense brillait-elle au fond de cet esprit obscurci? L'âme, enfin, revenait-elle au corps?

Oui, à coup sûr, et à ce point même que Cyrus Smith et le reporter se demandèrent si jamais la raison de l'infortuné avait été totalement éteinte.

Tout d'abord, habitué au grand air, à cette liberté sans limites dont il jouissait à l'île Tabor, l'inconnu avait manifesté quelques sourdes fureurs, et on dut craindre qu'il ne se précipitât sur la grève par une des fenêtres de Granite-House. Mais peu à peu il se calma, et on put lui laisser la liberté de ses mouvements.

On avait donc lieu d'espérer, et beaucoup. Déjà, oubliant ses instincts de carnassier, l'inconnu acceptait une nourriture moins bestiale que celle dont il se repaissait à l'îlot, et la chair cuite ne produisait plus sur lui le sentiment de répulsion qu'il avait manifesté à bord du Bonadventure.

Cyrus Smith avait profité d'un moment où il dormait pour lui couper cette chevelure et cette barbe incultes, qui formaient comme une sorte de crinière et lui donnaient un aspect si sauvage. Il l'avait aussi vêtu plus convenablement, après l'avoir débarrassé de ce lambeau d'étoffe qui le couvrait.

Il en résulta que, grâce à ces soins, l'inconnu reprit figure humaine, et il sembla même que ses yeux fussent redevenus plus doux. Certainement, quand l'intelligence l'éclairait autrefois, la figure de cet homme devait avoir une sorte de beauté.

Chaque jour, Cyrus Smith s'imposa la tâche de passer quelques heures dans sa compagnie. Il venait travailler près de lui et s'occupait de diverses choses, de manière à fixer son attention. Il pouvait suffire, en effet, d'un éclair pour rallumer cette âme, d'un souvenir qui traversât ce cerveau pour y rappeler la raison. On l'avait bien vu, pendant la tempête, à bord du Bonadventure!

L'ingénieur ne négligeait pas non plus de parler à haute voix, de manière à pénétrer à la fois par les organes de l'ouïe et de la vue jusqu'au fond de cette intelligence engourdie. Tantôt l'un de ses compagnons, tantôt l'autre, quelquefois tous, se joignaient à lui. Ils causaient le plus souvent de choses ayant rapport à la marine, qui devaient toucher davantage un marin. Par moments, l'inconnu prêtait comme une vague attention à ce qui se disait, et les colons arrivèrent bientôt à cette persuasion qu'il les comprenait en partie. Quelquefois même l'expression de son visage était profondément douloureuse, preuve qu'il souffrait intérieurement; car sa physionomie n'aurait pu tromper à ce point; mais il ne parlait pas, bien qu'à diverses reprises, cependant, on pût croire que quelques paroles allaient s'échapper de ses lèvres.

Quoi qu'il en fût, le pauvre être était calme et triste! Mais son calme n'était-il qu'apparent?

Sa tristesse n'était-elle que la conséquence de sa séquestration? On ne pouvait rien affirmer encore.

Ne voyant plus que certains objets et dans un champ limité, sans cesse en contact avec les colons, auxquels il devait finir par s'habituer, n'ayant aucun désir à satisfaire, mieux nourri, mieux vêtu, il était naturel que sa nature physique se modifiât peu à peu; mais s'était-il pénétré d'une vie nouvelle, ou bien, pour employer un mot qui pouvait justement s'appliquer à lui, ne s'était-il qu'apprivoisé comme un animal vis-à-vis de son maître? C'était là une importante question, que Cyrus Smith avait hâte de résoudre, et cependant il ne voulait pas brusquer son malade!

Pour lui, l'inconnu n'était qu'un malade! Serait-ce jamais un convalescent? Aussi, comme l'ingénieur l'observait à tous moments!

Comme il guettait son âme, si l'on peut parler ainsi!

Comme il était prêt à la saisir!

Les colons suivaient avec une sincère émotion toutes les phases de cette cure entreprise par Cyrus Smith.

Ils l'aidaient aussi dans cette œuvre d'humanité, et tous, sauf peut-être l'incrédule Pencroff, ils en arrivèrent bientôt à partager son espérance et sa foi.

Le calme de l'inconnu était profond, on l'a dit, et il montrait pour l'ingénieur, dont il subissait visiblement l'influence, une sorte d'attachement.

Cyrus Smith résolut donc de l'éprouver, en le transportant dans un autre milieu, devant cet océan que ses yeux avaient autrefois l'habitude de contempler, à la lisière de ces forêts qui devaient lui rappeler celles où s'étaient passées tant d'années de sa vie!

«Mais, dit Gédéon Spilett, pouvons-nous espérer que, mis en liberté, il ne s'échappera pas?

— C'est une expérience à faire, répondit l'ingénieur.

— Bon! dit Pencroff. Quand ce gaillard-là aura l'espace devant lui et sentira le grand air, il filera à toutes jambes!

— Je ne le crois pas, répondit Cyrus Smith.

— Essayons, dit Gédéon Spilett.

— Essayons», répondit l'ingénieur.

Ce jour-là était le 30 octobre, et, par conséquent, il y avait neuf jours que le naufragé de l'île Tabor était prisonnier à Granite-House. Il faisait chaud, et un beau soleil dardait ses rayons sur l'île.

Cyrus Smith et Pencroff allèrent à la chambre occupée par l'inconnu, qu'ils trouvèrent couché près de la fenêtre et regardant le ciel.

«Venez, mon ami», lui dit l'ingénieur.

L'inconnu se leva aussitôt. Son œil se fixa sur Cyrus Smith, et il le suivit, tandis que le marin marchait derrière lui, peu confiant dans les résultats de l'expérience.

Arrivés à la porte, Cyrus Smith et Pencroff lui firent prendre place dans l'ascenseur, tandis que Nab, Harbert et Gédéon Spilett les attendaient au bas de Granite-House. La banne descendit, et en quelques instants tous furent réunis sur la grève.

Les colons s'éloignèrent un peu de l'inconnu, de manière à lui laisser quelque liberté.

Celui-ci fit quelques pas, en s'avançant vers la mer, et son regard brilla avec une animation extrême, mais il ne chercha aucunement à s'échapper. Il regardait les petites lames qui, brisées par l'îlot, venaient mourir sur le sable.

«Ce n'est encore que la mer, fit observer Gédéon Spilett, et il est possible qu'elle ne lui inspire pas le désir de s'enfuir!

— Oui, répondit Cyrus Smith, il faut le conduire au plateau, sur la lisière de la forêt. Là, l'expérience sera plus concluante.

— D'ailleurs, il ne pourra pas s'échapper, fit observer Nab, puisque les ponts sont relevés.

— Oh! fit Pencroff, c'est bien là un homme à s'embarrasser d'un ruisseau comme le creek-glycérine! Il aurait vite fait de le franchir, même d'un seul bond!

— Nous verrons bien», se contenta de répondre Cyrus Smith, dont les yeux ne quittaient pas ceux de son malade.

Celui-ci fut alors conduit vers l'embouchure de la Mercy, et tous, remontant la rive gauche de la rivière, gagnèrent le plateau de Grande-vue.

Arrivé à l'endroit où croissaient les premiers beaux arbres de la forêt, dont la brise agitait légèrement le feuillage, l'inconnu parut humer avec ivresse cette senteur pénétrante qui imprégnait l'atmosphère, et un long soupir s'échappa de sa poitrine!

Les colons se tenaient en arrière, prêts à le retenir, s'il eût fait un mouvement pour s'échapper!

Et, en effet, le pauvre être fut sur le point de s'élancer dans le creek qui le séparait de la forêt, et ses jambes se détendirent un instant comme un ressort... mais, presque aussitôt, il se replia sur lui-même, il s'affaissa à demi, et une grosse larme coula de ses yeux!

«Ah! s'écria Cyrus Smith, te voilà donc redevenu homme, puisque tu pleures!»

CHAPITRE XVI

Oui! Le malheureux avait pleuré! Quelque souvenir, sans doute, avait traversé son esprit, et, suivant l'expression de Cyrus Smith, il s'était refait homme par les larmes.

Les colons le laissèrent pendant quelque temps sur le plateau, et s'éloignèrent même un peu, de manière qu'il se sentît libre; mais il ne songea aucunement à profiter de cette liberté, et Cyrus Smith se décida bientôt à le ramener à Granite-House. Deux jours après cette scène, l'inconnu sembla vouloir se mêler peu à peu à la vie commune. Il était évident qu'il entendait, qu'il comprenait, mais non moins évident qu'il mettait une étrange obstination à ne pas parler aux colons, car, un soir, Pencroff, prêtant l'oreille à la porte de sa chambre, entendit ces mots s'échapper de ses lèvres: «Non! Ici! Moi! Jamais!»

Le marin rapporta ces paroles à ses compagnons.

«Il y a là quelque douloureux mystère!» dit Cyrus Smith.

L'inconnu avait commencé à se servir des outils de labourage, et il travaillait au potager. Quand il s'arrêtait dans sa besogne, ce qui arrivait souvent, il demeurait comme concentré en lui-même; mais, sur la recommandation de l'ingénieur, on respectait l'isolement qu'il paraissait vouloir garder. Si l'un des colons s'approchait de lui, il reculait, et des sanglots soulevaient sa poitrine, comme si elle en eût été trop pleine!

Était-ce donc le remords qui l'accablait ainsi?

On pouvait le croire, et Gédéon Spilett ne put s'empêcher de faire, un jour, cette observation:

«S'il ne parle pas, c'est qu'il aurait, je crois, des choses trop graves à dire!»

Il fallait être patient et attendre. Quelques jours plus tard, le 3 novembre, l'inconnu, travaillant sur le plateau, s'était arrêté, après avoir laissé tomber sa bêche à terre, et Cyrus Smith, qui l'observait à peu de distance, vit encore une fois des larmes qui coulaient de ses yeux. Une sorte de pitié irrésistible le conduisit vers lui, et il lui toucha le bras légèrement.

«Mon ami?» dit-il.

Le regard de l'inconnu chercha à l'éviter, et Cyrus Smith, ayant voulu lui prendre la main, il recula vivement.

«Mon ami, dit Cyrus Smith d'une voix plus ferme, regardez-moi, je le veux!»

L'inconnu regarda l'ingénieur et sembla être sous son influence, comme un magnétisé sous la puissance de son magnétiseur. Il voulut fuir. Mais alors il se fit dans sa physionomie comme une transformation. Son regard lança des éclairs. Des paroles cherchèrent à s'échapper de ses lèvres. Il ne pouvait plus se contenir!... enfin, il croisa les bras; puis, d'une voix sourde:

«Qui êtes-vous? demanda-t-il à Cyrus Smith.

— Des naufragés comme vous, répondit l'ingénieur, dont l'émotion était profonde. Nous vous avons amené ici, parmi vos semblables.

— Mes semblables!... je n'en ai pas!

— Vous êtes au milieu d'amis...

— Des amis!... À moi! Des amis! s'écria l'inconnu en cachant sa tête dans ses mains... non... jamais... laissez-moi! Laissez-moi!»

Puis, il s'enfuit du côté du plateau qui dominait la mer, et là il demeura longtemps immobile.

Cyrus Smith avait rejoint ses compagnons et leur racontait ce qui venait de se passer.

«Oui! Il y a un mystère dans la vie de cet homme, dit Gédéon Spilett, et il semble qu'il ne soit rentré dans l'humanité que par la voie du remords.

— Je ne sais trop quelle espèce d'homme nous avons ramené là, dit le marin. Il a des secrets...

— Que nous respecterons, répondit vivement Cyrus Smith. S'il a commis quelque faute, il l'a cruellement expiée, et, à nos yeux, il est absous.»

Pendant deux heures, l'inconnu demeura seul sur la plage, évidemment sous l'influence de souvenirs qui lui refaisaient tout son passé, — un passé funeste sans doute, — et les colons, sans le perdre de vue, ne cherchèrent point à troubler son isolement.

Cependant, après deux heures, il parut avoir pris une résolution, et il vint trouver Cyrus Smith. Ses yeux étaient rouges des larmes qu'il avait versées, mais il ne pleurait plus. Toute sa physionomie était empreinte d'une humilité profonde. Il semblait craintif, honteux, se faire tout petit, et son regard était constamment baissé vers la terre.

«Monsieur, dit-il à Cyrus Smith, vos compagnons et vous, êtes-vous anglais?

— Non, répondit l'ingénieur, nous sommes américains.

— Ah!» fit l'inconnu, et il murmura ces mots:

«J'aime mieux cela!

— Et vous, mon ami? demanda l'ingénieur.

— Anglais», répondit-il précipitamment.

Et, comme si ces quelques mots lui eussent pesé à dire, il s'éloigna de la grève, qu'il parcourut depuis la cascade jusqu'à l'embouchure de la Mercy, dans un état d'extrême agitation.

Puis, ayant passé à un certain moment près d'Harbert, il s'arrêta, et, d'une voix étranglée:

«Quel mois? lui demanda-t-il.

— Décembre, répondit Harbert.

— Quelle année?

— 1866.

— Douze ans! Douze ans!» s'écria-t-il.

Puis il le quitta brusquement.

Harbert avait rapporté aux colons les demandes et la réponse qui lui avaient été faites.

«Cet infortuné, fit observer Gédéon Spilett, n'était plus au courant ni des mois ni des années!

— Oui! ajouta Harbert, et il était depuis douze ans déjà sur l'îlot quand nous l'y avons trouvé!

— Douze ans! répondit Cyrus Smith. Ah! Douze ans d'isolement, après une existence maudite peut-être, peuvent bien altérer la raison d'un homme!

— Je suis porté à croire, dit alors Pencroff, que cet homme n'est point arrivé à l'île Tabor par naufrage, mais qu'à la suite de quelque crime, il y aura été abandonné.

— Vous devez avoir raison, Pencroff, répondit le reporter, et si cela est, il n'est pas impossible que ceux qui l'ont laissé sur l'île ne reviennent l'y rechercher un jour!

— Et ils ne le trouveront plus, dit Harbert.

— Mais alors, reprit Pencroff, il faudrait retourner, et...

— Mes amis, dit Cyrus Smith, ne traitons pas cette question avant de savoir à quoi nous en tenir. Je crois que ce malheureux a souffert, qu'il a durement expié ses fautes, quelles qu'elles soient, et que le besoin de s'épancher l'étouffe. Ne le provoquons pas à nous raconter son histoire! Il nous la dira sans doute, et, quand nous l'aurons apprise, nous verrons quel parti il conviendra de suivre. Lui seul, d'ailleurs, peut nous apprendre s'il a conservé plus que l'espoir, la certitude d'être rapatrié un jour, mais j'en doute!

— Et pourquoi? demanda le reporter.

— Parce que, dans le cas où il eût été sûr d'être délivré dans un temps déterminé, il aurait attendu l'heure de sa délivrance et n'eût pas jeté ce document à la mer. Non, il est plutôt probable qu'il était condamné à mourir sur cet îlot et qu'il ne devait plus jamais revoir ses semblables!

— Mais, fit observer le marin, il y a une chose que je ne puis pas m'expliquer.

— Laquelle?

— S'il y a douze ans que cet homme a été abandonné sur l'île Tabor, on peut bien supposer qu'il était depuis plusieurs années déjà dans cet état de sauvagerie où nous l'avons trouvé!

— Cela est probable, répondit Cyrus Smith.

— Il y aurait donc, par conséquent, plusieurs années qu'il aurait écrit ce document!

— Sans doute..., et cependant le document semblait récemment écrit!...

— D'ailleurs, comment admettre que la bouteille qui renfermait le document ait mis plusieurs années à venir de l'île Tabor à l'île Lincoln?

— Ce n'est pas absolument impossible, répondit le reporter. Ne pouvait-elle être depuis longtemps déjà sur les parages de l'île?

— Non, répondit Pencroff, car elle flottait encore. On ne peut pas même supposer qu'après avoir séjourné plus ou moins longtemps sur le rivage, elle ait pu être reprise par la mer, car c'est tout rochers sur la côte sud, et elle s'y fût immanquablement brisée!

— En effet, répondit Cyrus Smith, qui demeura songeur.

— Et puis, ajouta le marin, si le document avait plusieurs années de date, si depuis plusieurs années il était enfermé dans cette bouteille, il eût été avarié par l'humidité. Or, il n'en était rien, et il se trouvait dans un parfait état de conservation.»

L'observation du marin était très juste, et il y avait là un fait incompréhensible, car le document semblait avoir été récemment écrit, quand les colons le trouvèrent dans la bouteille. De plus, il donnait la situation de l'île Tabor en latitude et en longitude avec précision, ce qui impliquait chez son auteur des connaissances assez complètes en hydrographie, qu'un simple marin ne pouvait avoir.

«Il y a là, une fois encore, quelque chose d'inexplicable, dit l'ingénieur, mais ne provoquons pas notre nouveau compagnon à parler. Quand il le voudra, mes amis, nous serons prêts à l'entendre!»

Pendant les jours qui suivirent, l'inconnu ne prononça pas une parole et ne quitta pas une seule fois l'enceinte du plateau. Il travaillait à la terre, sans perdre un instant, sans prendre un moment de repos, mais toujours à l'écart. Aux heures du repas, il ne remontait point à Granite-House, bien que l'invitation lui en eût été faite à plusieurs reprises, et il se contentait de manger quelques légumes crus. La nuit venue, il ne regagnait pas la chambre qui lui avait été assignée, mais il restait là, sous quelque bouquet d'arbres, ou, quand le temps était mauvais, il se blottissait dans quelque anfractuosité des roches. Ainsi, il vivait encore comme au temps où il n'avait d'autre abri que les forêts de l'île Tabor, et toute insistance pour l'amener à modifier sa vie ayant été vaine, les colons attendirent patiemment. Mais le moment arrivait enfin où, impérieusement et comme involontairement poussé par sa conscience, de terribles aveux allaient lui échapper.

Le 10 novembre, vers huit heures du soir, au moment où l'obscurité commençait à se faire, l'inconnu se présenta inopinément devant les colons, qui étaient réunis sous la véranda. Ses yeux brillaient étrangement, et toute sa personne avait repris son aspect farouche des mauvais jours.

Cyrus Smith et ses compagnons furent comme atterrés en voyant que, sous l'empire d'une terrible émotion, ses dents claquaient comme celles d'un fiévreux.

Qu'avait-il donc? La vue de ses semblables lui était-elle insupportable? En avait-il assez de cette existence dans ce milieu honnête? Est-ce que la nostalgie de l'abrutissement le reprenait? On dut le croire, quand on l'entendit s'exprimer ainsi en phrases incohérentes:

«Pourquoi suis-je ici?... de quel droit m'avez-vous arraché à mon îlot?... est-ce qu'il peut y avoir un lien entre vous et moi?... savez-vous qui je suis... ce que j'ai fait... pourquoi j'étais là-bas... seul? Et qui vous dit qu'on ne m'y a pas abandonné... que je n'étais pas condamné à mourir là?... connaissez-vous mon passé?... savez-vous si je n'ai pas volé, assassiné... si je ne suis pas un misérable... un être maudit... bon à vivre comme une bête fauve... loin de tous... dites... le savez-vous?»

Les colons écoutaient sans interrompre le misérable, auquel ces demi-aveux échappaient pour ainsi dire malgré lui. Cyrus Smith voulut alors le calmer en s'approchant de lui, mais il recula vivement.

«Non! Non! s'écria-t-il. Un mot seulement... suis-je libre?

— Vous êtes libre, répondit l'ingénieur.

— Adieu donc!» s'écria-t-il, et il s'enfuit comme un fou.

Nab, Pencroff, Harbert coururent aussitôt vers la lisière du bois... mais ils revinrent seuls.

«Il faut le laisser faire! dit Cyrus Smith.

— Il ne reviendra jamais..., s'écria Pencroff.

— Il reviendra», répondit l'ingénieur.

Et, depuis lors, bien des jours se passèrent; mais Cyrus Smith — était-ce une sorte de pressentiment? — persista dans l'inébranlable idée que le malheureux reviendrait tôt ou tard.

«C'est la dernière révolte de cette rude nature, disait-il, que le remords a touchée et qu'un nouvel isolement épouvanterait.»

Cependant, les travaux de toutes sortes furent continués, tant au plateau de Grande-vue qu'au corral, où Cyrus Smith avait l'intention de bâtir une ferme. Il va sans dire que les graines récoltées par Harbert à l'île Tabor avaient été soigneusement semées.

Le plateau formait alors un vaste potager, bien dessiné, bien entretenu, et qui ne laissait pas chômer les bras des colons. Là, il y avait toujours à travailler. À mesure que les plantes potagères s'étaient multipliées, il avait fallu agrandir les simples carrés, qui tendaient à devenir de véritables champs et à remplacer les prairies. Mais le fourrage abondait dans les autres portions de l'île, et les onaggas ne devaient pas craindre d'être jamais rationnés. Mieux valait, d'ailleurs, transformer en potager le plateau de Grande-vue, défendu par sa profonde ceinture de creeks, et reporter en dehors les prairies qui n'avaient pas besoin d'être protégées contre les déprédations des quadrumanes et des quadrupèdes. Au 15 novembre, on fit la troisième moisson. Voilà un champ qui s'était accru en surface, depuis dix-huit mois que le premier grain de blé avait été semé! La seconde récolte de six cent mille grains produisit cette fois quatre mille boisseaux, soit plus de cinq cents millions de grains! La colonie était riche en blé, car il suffisait de semer une dizaine de boisseaux pour que la récolte fût assurée chaque année et que tous, hommes et bêtes, pussent s'en nourrir.

La moisson fut donc faite, et l'on consacra la dernière quinzaine du mois de novembre aux travaux de panification. En effet, on avait le grain, mais non la farine, et l'installation d'un moulin fut nécessaire. Cyrus Smith eût pu utiliser la seconde chute qui s'épanchait sur la Mercy pour établir son moteur, la première étant déjà occupée à mouvoir les pilons du moulin à foulon; mais, après discussion, il fut décidé que l'on établirait un simple moulin à vent sur les hauteurs de Grande-vue. La construction de l'un n'offrait pas plus de difficulté que la construction de l'autre, et on était sûr, d'autre part, que le vent ne manquerait pas sur ce plateau, exposé aux brises du large.

«Sans compter, dit Pencroff, que ce moulin à vent sera plus gai et fera bon effet dans le paysage!»

On se mit donc à l'œuvre en choisissant des bois de charpente pour la cage et le mécanisme du moulin. Quelques grands grès qui se trouvaient dans le nord du lac pouvaient facilement se transformer en meules, et quant aux ailes, l'inépuisable enveloppe du ballon leur fournirait la toile nécessaire.

Cyrus Smith fit les plans, et l'emplacement du moulin fut choisi un peu à droite de la basse-cour, près de la berge du lac. Toute la cage devait reposer sur un pivot maintenu dans de grosses charpentes, de manière à pouvoir tourner avec tout le mécanisme qu'elle contenait selon les demandes du vent.

Ce travail s'accomplit rapidement. Nab et Pencroff étaient devenus de très habiles charpentiers et n'avaient qu'à suivre les gabarits fournis par l'ingénieur. Aussi une sorte de guérite cylindrique, une vraie poivrière, coiffée d'un toit aigu, s'éleva-t-elle bientôt à l'endroit désigné. Les quatre châssis qui formaient les ailes avaient été solidement implantés dans l'arbre de couche, de manière à faire un certain angle avec lui, et ils furent fixés au moyen de tenons de fer. Quant aux diverses parties du mécanisme intérieur, la boîte destinée à contenir les deux meules, la meule gisante et la meule courante, la trémie, sorte de grande auge carrée, large du haut, étroite du bas, qui devait permettre aux grains de tomber sur les meules, l'auget oscillant destiné à régler le passage du grain, et auquel son perpétuel tic-tac a fait donner le nom de «babillard», et enfin le blutoir, qui, par l'opération du tamisage, sépare le son de la farine, cela se fabriqua sans peine. Les outils étaient bons, et le travail fut peu difficile, car, en somme, les organes d'un moulin sont très simples. Ce ne fut qu'une question de temps.

Tout le monde avait travaillé à la construction du moulin, et le 1er décembre il était terminé.

Comme toujours, Pencroff était enchanté de son ouvrage, et il ne doutait pas que l'appareil ne fût parfait.

«Maintenant, un bon vent, dit-il, et nous allons joliment moudre notre première récolte!

— Un bon vent, soit, répondit l'ingénieur, mais pas trop de vent, Pencroff.

— Bah! Notre moulin n'en tournera que plus vite!

— Il n'est pas nécessaire qu'il tourne si vite, répondit Cyrus Smith. On sait par expérience que la plus grande quantité de travail est produite par un moulin quand le nombre de tours parcourus par les ailes en une minute est sextuple du nombre de pieds parcourus par le vent en une seconde. Avec une brise moyenne, qui donne vingt-quatre pieds à la seconde, il imprimera seize tours aux ailes pendant une minute, et il n'en faut pas davantage.

— Justement! s'écria Harbert, il souffle une jolie brise de nord-est qui fera bien notre affaire!»

Il n'y avait aucune raison de retarder l'inauguration du moulin, car les colons avaient hâte de goûter au premier morceau de pain de l'île Lincoln. Ce jour-là donc, dans la matinée, deux à trois boisseaux de blé furent moulus, et le lendemain, au déjeuner, une magnifique miche, un peu compacte peut-être, quoique levée avec de la levure de bière, figurait sur la table de Granite-House. Chacun y mordit à belles dents, et avec quel plaisir, on le comprend de reste!

Cependant l'inconnu n'avait pas reparu. Plusieurs fois, Gédéon Spilett et Harbert avaient parcouru la forêt aux environs de Granite-House, sans le rencontrer, sans en trouver aucune trace. Ils s'inquiétaient sérieusement de cette disparition prolongée. Certainement, l'ancien sauvage de l'île Tabor ne pouvait être embarrassé de vivre dans ces giboyeuses forêts du Far-West, mais n'était-il pas à craindre qu'il ne reprît ses habitudes, et que cette indépendance ne ravivât ses instincts farouches?

Toutefois, Cyrus Smith, par une sorte de pressentiment, sans doute, persistait toujours à dire que le fugitif reviendrait.

«Oui, il reviendra! répétait-il avec une confiance que ses compagnons ne pouvaient partager. Quand cet infortuné était à l'île Tabor, il se savait seul! Ici, il sait que ses semblables l'attendent! Puisqu'il a à moitié parlé de sa vie passée, ce pauvre repenti, il reviendra la dire tout entière, et ce jour-là il sera à nous!»

L'événement allait donner raison à Cyrus Smith.

Le 3 décembre, Harbert avait quitté le plateau de Grande-vue et était allé pêcher sur la rive méridionale du lac. Il était sans armes, et jusqu'alors il n'y avait jamais eu aucune précaution à prendre, puisque les animaux dangereux ne se montraient pas dans cette partie de l'île.

Pendant ce temps, Pencroff et Nab travaillaient à la basse-cour, tandis que Cyrus Smith et le reporter étaient occupés aux cheminées à fabriquer de la soude, la provision de savon étant épuisée.

Soudain, des cris retentissent:

«Au secours! à moi!»

Cyrus Smith et le reporter, trop éloignés, n'avaient pu entendre ces cris. Pencroff et Nab, abandonnant la basse-cour en toute hâte, s'étaient précipités vers le lac.

Mais avant eux, l'inconnu, dont personne n'eût pu soupçonner la présence en cet endroit, franchissait le creek-glycérine, qui séparait le plateau de la forêt, et bondissait sur la rive opposée.

Là, Harbert était en face d'un formidable jaguar, semblable à celui qui avait été tué au promontoire du reptile. Inopinément surpris, il se tenait debout contre un arbre, tandis que l'animal, ramassé sur lui-même, allait s'élancer... mais l'inconnu, sans autres armes qu'un couteau, se précipita sur le redoutable fauve, qui se retourna contre ce nouvel adversaire.

La lutte fut courte. L'inconnu était d'une force et d'une adresse prodigieuses. Il avait saisi le jaguar à la gorge d'une main puissante comme une cisaille, sans s'inquiéter si les griffes du fauve lui pénétraient dans les chairs, et, de l'autre, il lui fouillait le cœur avec son couteau.

Le jaguar tomba. L'inconnu le poussa du pied, et il allait s'enfuir au moment où les colons arrivaient sur le théâtre de la lutte, quand Harbert, s'attachant à lui, s'écria:

«Non! Non! Vous ne vous en irez pas!»

Cyrus Smith alla vers l'inconnu, dont les sourcils se froncèrent, lorsqu'il le vit s'approcher. Le sang coulait à son épaule sous sa veste déchirée, mais il n'y prenait pas garde.

«Mon ami, lui dit Cyrus Smith, nous venons de contracter une dette de reconnaissance envers vous. Pour sauver notre enfant, vous avez risqué votre vie!

— Ma vie! murmura l'inconnu. Qu'est-ce qu'elle vaut? Moins que rien!

— Vous êtes blessé?

— Peu importe.

— Voulez-vous me donner votre main?»

Et comme Harbert cherchait à saisir cette main, qui venait de le sauver, l'inconnu se croisa les bras, sa poitrine se gonfla, son regard se voila, et il parut vouloir fuir; mais, faisant un violent effort sur lui-même, et d'un ton brusque:

«Qui êtes-vous? dit-il, et que prétendez-vous être pour moi?»

C'était l'histoire des colons qu'il demandait ainsi, et pour la première fois. Peut-être, cette histoire racontée, dirait-il la sienne? En quelques mots, Cyrus Smith raconta tout ce qui s'était passé depuis leur départ de Richmond, comment ils s'étaient tirés d'affaire, et quelles ressources étaient maintenant à leur disposition.

L'inconnu l'écoutait avec une extrême attention.

Puis, l'ingénieur dit alors ce qu'ils étaient tous, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, lui, et il ajouta que la plus grande joie qu'ils avaient éprouvée depuis leur arrivée dans l'île Lincoln, c'était à leur retour de l'îlot, quand ils avaient pu compter un compagnon de plus.

À ces mots, celui-ci rougit, sa tête s'abaissa sur sa poitrine, et un sentiment de confusion se peignit sur toute sa personne.

«Et maintenant que vous nous connaissez, ajouta Cyrus Smith, voulez-vous nous donner votre main?

— Non, répondit l'inconnu d'une voix sourde, non! Vous êtes d'honnêtes gens, vous! Et moi!...»

CHAPITRE XVII

Ces dernières paroles justifiaient les pressentiments des colons. Il y avait dans la vie de ce malheureux quelque funeste passé, expié peut-être aux yeux des hommes, mais dont sa conscience ne l'avait pas encore absous. En tout cas, le coupable avait des remords, il se repentait, et, cette main qu'ils lui demandaient, ses nouveaux amis l'eussent cordialement pressée, mais il ne se sentait pas digne de la tendre à d'honnêtes gens! Toutefois, après la scène du jaguar, il ne retourna pas dans la forêt, et depuis ce jour il ne quitta plus l'enceinte de Granite-House. Quel était le mystère de cette existence? L'inconnu parlerait-il un jour? C'est ce que l'avenir apprendrait. En tout cas, il fut bien convenu que son secret ne lui serait jamais demandé et que l'on vivrait avec lui comme si l'on n'eût rien soupçonné.

Pendant quelques jours, la vie commune continua donc d'être ce qu'elle avait été. Cyrus Smith et Gédéon Spilett travaillaient ensemble, tantôt chimistes, tantôt physiciens. Le reporter ne quittait l'ingénieur que pour chasser avec Harbert, car il n'eût pas été prudent de laisser le jeune garçon courir seul la forêt, et il fallait se tenir sur ses gardes.

Quant à Nab et à Pencroff, un jour aux étables ou à la basse-cour, un autre au corral, sans compter les travaux à Granite-House, ils ne manquaient pas d'ouvrage.

L'inconnu travaillait à l'écart, et il avait repris son existence habituelle, n'assistant point aux repas, couchant sous les arbres du plateau, ne se mêlant jamais à ses compagnons. Il semblait vraiment que la société de ceux qui l'avaient sauvé lui fût insupportable!

«Mais alors, faisait observer Pencroff, pourquoi a-t-il réclamé le secours de ses semblables? Pourquoi a-t-il jeté ce document à la mer?

— Il nous le dira, répondait invariablement Cyrus Smith.

— Quand?

— Peut-être plus tôt que vous ne le pensez, Pencroff.»

Et, en effet, le jour des aveux était proche.

Le 10 décembre, une semaine après son retour à Granite-House, Cyrus Smith vit venir à lui l'inconnu, qui, d'une voix calme et d'un ton humble, lui dit:

«Monsieur, j'aurais une demande à vous faire.

— Parlez, répondit l'ingénieur; mais auparavant, laissez-moi vous faire une question.»

À ces mots, l'inconnu rougit et fut sur le point de se retirer. Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans l'âme du coupable, qui craignait sans doute que l'ingénieur ne l'interrogeât sur son passé!

Cyrus Smith le retint de la main:

«Camarade, lui dit-il, non seulement nous sommes pour vous des compagnons, mais nous sommes des amis. Je tenais à vous dire cela, et maintenant je vous écoute.»

L'inconnu passa la main sur ses yeux. Il était pris d'une sorte de tremblement, et demeura quelques instants sans pouvoir articuler une parole.

«Monsieur, dit-il enfin, je viens vous prier de m'accorder une grâce.

— Laquelle?

— Vous avez à quatre ou cinq milles d'ici, au pied de la montagne, un corral pour vos animaux domestiques. Ces animaux ont besoin d'être soignés. Voulez-vous me permettre de vivre là-bas avec eux?»

Cyrus Smith regarda pendant quelques instants l'infortuné avec un sentiment de commisération profonde. Puis:

«Mon ami, dit-il, le corral n'a que des étables, à peine convenables pour les animaux...

— Ce sera assez bon pour moi, monsieur.

— Mon ami, reprit Cyrus Smith, nous ne vous contrarierons jamais en rien. Il vous plaît de vivre au corral. Soit. Vous serez, d'ailleurs, toujours le bienvenu à Granite-House. Mais puisque vous voulez vivre au corral, nous prendrons les dispositions nécessaires pour que vous y soyez convenablement installé.

— N'importe comment, j'y serai toujours bien.

— Mon ami, répondit Cyrus Smith, qui insistait à dessein sur cette cordiale appellation, vous nous laisserez juger de ce que nous devons faire à cet égard!

— Merci, monsieur», répondit l'inconnu en se retirant.

L'ingénieur fit aussitôt part à ses compagnons de la proposition qui lui avait été faite, et il fut décidé que l'on construirait au corral une maison de bois que l'on rendrait aussi confortable que possible.

Le jour même, les colons se rendirent au corral avec les outils nécessaires, et la semaine ne s'était pas écoulée que la maison était prête à recevoir son hôte. Elle avait été élevée à une vingtaine de pieds des étables, et, de là, il serait facile de surveiller le troupeau de mouflons, qui comptait alors plus de quatre-vingts têtes. Quelques meubles, couchette, table, banc, armoire, coffre, furent fabriqués, et des armes, des munitions, des outils furent transportés au corral.

L'inconnu, d'ailleurs, n'avait point été voir sa nouvelle demeure, et il avait laissé les colons y travailler sans lui, pendant qu'il s'occupait sur le plateau, voulant sans doute mettre la dernière main à sa besogne. Et de fait, grâce à lui, toutes les terres étaient labourées et prêtes à être ensemencées, dès que le moment en serait venu.

C'était le 20 décembre que les installations avaient été achevées au corral. L'ingénieur annonça à l'inconnu que sa demeure était prête à le recevoir, et celui-ci répondit qu'il irait y coucher le soir même.

Ce soir-là, les colons étaient réunis dans la grande salle de Granite-House. Il était alors huit heures, — heure à laquelle leur compagnon devait les quitter. Ne voulant pas le gêner en lui imposant par leur présence des adieux qui lui auraient peut-être coûté, ils l'avaient laissé seul et ils étaient remontés à Granite-House.

Or, ils causaient dans la grande salle, depuis quelques instants, quand un coup léger fut frappé à la porte. Presque aussitôt, l'inconnu entra, et sans autre préambule:

«Messieurs, dit-il, avant que je vous quitte, il est bon que vous sachiez mon histoire. La voici.»

Ces simples mots ne laissèrent pas d'impressionner très vivement Cyrus Smith et ses compagnons.

L'ingénieur s'était levé.

«Nous ne vous demandons rien, mon ami, dit-il. C'est votre droit de vous taire...

— C'est mon devoir de parler.

— Asseyez-vous donc.

— Je resterai debout.

— Nous sommes prêts à vous entendre», répondit Cyrus Smith.

L'inconnu se tenait dans un coin de la salle, un peu protégé par la pénombre. Il était tête nue, les bras croisés sur la poitrine, et c'est dans cette posture que, d'une voix sourde, parlant comme quelqu'un qui se force à parler, il fit le récit suivant, que ses auditeurs n'interrompirent pas une seule fois:

«Le 20 décembre 1854, un yacht de plaisance à vapeur, le Duncan, appartenant au laird écossais, lord Glenarvan, jetait l'ancre au cap Bernouilli, sur la côte occidentale de l'Australie, à la hauteur du trente-septième parallèle. À bord de ce yacht étaient lord Glenarvan, sa femme, un major de l'armée anglaise, un géographe français, une jeune fille et un jeune garçon. Ces deux derniers étaient les enfants du capitaine Grant, dont le navire le Britannia avait péri corps et biens, une année auparavant. Le Duncan était commandé par le capitaine John Mangles et monté par un équipage de quinze hommes.

«Voici pourquoi ce yacht se trouvait à cette époque sur les côtes de l'Australie.

«Six mois auparavant, une bouteille renfermant un document écrit en anglais, en allemand et en français, avait été trouvée dans la mer d'Irlande et ramassée par le Duncan. Ce document portait en substance qu'il existait encore trois survivants du naufrage du Britannia, que ces survivants étaient le capitaine Grant et deux de ses hommes, et qu'ils avaient trouvé refuge sur une terre dont le document donnait la latitude, mais dont la longitude, effacée par l'eau de mer, n'était plus lisible.

«Cette latitude était celle de 37°11' australe. Donc, la longitude étant inconnue, si l'on suivait ce trente-septième parallèle à travers les continents et les mers, on était certain d'arriver sur la terre habitée par le capitaine Grant et ses deux compagnons.

«L'amirauté anglaise ayant hésité à entreprendre cette recherche, lord Glenarvan résolut de tout tenter pour retrouver le capitaine. Mary et Robert Grant avaient été mis en rapport avec lui. Le yacht le Duncan fut équipé pour une campagne lointaine à laquelle la famille du lord et les enfants du capitaine voulurent prendre part, et le Duncan, quittant Glasgow, se dirigea vers l'Atlantique, doubla le détroit de Magellan et remonta par le Pacifique jusqu'à la Patagonie, où, suivant une première interprétation du document, on pouvait supposer que le capitaine Grant était prisonnier des indigènes.

«Le Duncan débarqua ses passagers sur la côte occidentale de la Patagonie et repartit pour les reprendre sur la côte orientale, au cap Corrientes.

«Lord Glenarvan traversa la Patagonie, en suivant le trente-septième parallèle, et, n'ayant trouvé aucune trace du capitaine, il se rembarqua le 13 novembre, afin de poursuivre ses recherches à travers l'océan.

«Après avoir visité sans succès les îles Tristan d'Acunha et d'Amsterdam, situées sur son parcours, le Duncan, ainsi que je l'ai dit, arriva au cap Bernouilli, sur la côte australienne, le 20 décembre 1854.

«L'intention de lord Glenarvan était de traverser l'Australie comme il avait traversé l'Amérique, et il débarqua. À quelques milles du rivage était établie une ferme, appartenant à un irlandais, qui offrit l'hospitalité aux voyageurs. Lord Glenarvan fit connaître à cet irlandais, les raisons qui l'avaient amené dans ces parages, et il lui demanda s'il avait connaissance qu'un trois-mâts anglais, le Britannia, se fût perdu depuis moins de deux ans sur la côte ouest de l'Australie.

«L'irlandais n'avait jamais entendu parler de ce naufrage; mais, à la grande surprise des assistants, un des serviteurs de l'irlandais, intervenant, dit:

«— Milord, louez et remerciez Dieu. Si le capitaine Grant est encore vivant, il est vivant sur la terre australienne.

«— Qui êtes-vous? demanda lord Glenarvan.

«— Un écossais comme vous, milord, répondit cet homme, et je suis un des compagnons du capitaine Grant, un des naufragés du Britannia.»

«Cet homme s'appelait Ayrton. C'était, en effet, le contre-maître du Britannia, ainsi que le témoignaient ses papiers. Mais, séparé du capitaine Grant au moment où le navire se brisait sur les récifs, il avait cru jusqu'alors que son capitaine avait péri avec tout l'équipage, et qu'il était lui, Ayrton, seul survivant du Britannia.

«— Seulement, ajouta-t-il, ce n'est pas sur la côte ouest, mais sur la côte est de l'Australie que le Britannia s'est perdu, et si le capitaine Grant est vivant encore, comme l'indique son document, il est prisonnier des indigènes australiens, et c'est sur l'autre côte qu'il faut le chercher.»

«Cet homme, en parlant ainsi, avait la voix franche, le regard assuré. On ne pouvait douter de ses paroles. L'irlandais, qui l'avait à son service depuis plus d'un an, en répondait. Lord Glenarvan crut à la loyauté de cet homme, et, grâce à ses conseils, il résolut de traverser l'Australie en suivant le trente-septième parallèle. Lord Glenarvan, sa femme, les deux enfants, le major, le français, le capitaine Mangles et quelques matelots devaient composer la petite troupe sous la conduite d'Ayrton, tandis que le Duncan, aux ordres du second, Tom Austin, allait se rendre à Melbourne, où il attendrait les instructions de lord Glenarvan.

«Ils partirent le 23 décembre 1854.

«Il est temps de dire que cet Ayrton était un traître. C'était, en effet, le contre-maître du Britannia; mais, à la suite de discussions avec son capitaine, il avait essayé d'entraîner son équipage à la révolte et de s'emparer du navire, et le capitaine Grant l'avait débarqué, le 8 avril 1852, sur la côte ouest de l'Australie, puis il était reparti en l'abandonnant, — ce qui n'était que justice.

«Ainsi, ce misérable ne savait rien du naufrage du Britannia. Il venait de l'apprendre par le récit de Glenarvan! Depuis son abandon, il était devenu, sous le nom de Ben Joyce, le chef de convicts évadés, et, s'il soutint impudemment que le naufrage avait eu lieu sur la côte est, s'il poussa lord Glenarvan à se lancer dans cette direction, c'est qu'il espérait le séparer de son navire, s'emparer du Duncan et faire de ce yacht un pirate du Pacifique.»

Ici, l'inconnu s'interrompit un instant. Sa voix tremblait, mais il reprit en ces termes:

«L'expédition partit et se dirigea à travers la terre australienne. Elle fut naturellement malheureuse, puisque Ayrton ou Ben Joyce, comme on voudra l'appeler, la dirigeait, tantôt précédé, tantôt suivi de sa bande de convicts, qui avait été prévenue du coup à faire.

«Cependant le Duncan avait été envoyé à Melbourne pour s'y réparer. Il s'agissait donc de décider lord Glenarvan à lui donner l'ordre de quitter Melbourne et de se rendre sur la côte est de l'Australie, où il serait facile de s'en emparer. Après avoir conduit l'expédition assez près de cette côte, au milieu de vastes forêts, où toutes ressources manquaient, Ayrton obtint une lettre qu'il s'était chargé de porter au second du Duncan, lettre qui donnait l'ordre au yacht de se rendre immédiatement sur la côte est, à la baie Twofold, c'est-à-dire à quelques journées de l'endroit où l'expédition s'était arrêtée. C'était là qu'Ayrton avait donné rendez-vous à ses complices.

«Au moment où cette lettre allait lui être remise, le traître fut démasqué et n'eut plus qu'à fuir. Mais cette lettre, qui devait lui livrer le Duncan, il fallait l'avoir à tout prix. Ayrton parvint à s'en emparer, et, deux jours après, il arrivait à Melbourne.

«Jusqu'alors le criminel avait réussi dans ses odieux projets. Il allait pouvoir conduire le Duncan à cette baie Twofold, où il serait facile aux convicts de s'en emparer, et, son équipage massacré, Ben Joyce deviendrait le maître de ces mers... Dieu devait l'arrêter au dénouement de ses funestes desseins.

«Ayrton, arrivé à Melbourne, remit la lettre au second, Tom Austin, qui en prit connaissance et appareilla aussitôt; mais que l'on juge du désappointement et de la colère d'Ayrton, quand, le lendemain de l'appareillage, il apprit que le second conduisait le navire, non sur la côte est de l'Australie, à la baie de Twofold, mais bien sur la côte est de la Nouvelle-Zélande. Il voulut s'y opposer, Austin lui montra la lettre!... Et, en effet, par une erreur providentielle du géographe français qui avait rédigé cette lettre, la côte est de la Nouvelle-Zélande était indiquée comme lieu de destination.

«Tous les plans d'Ayrton échouaient! Il voulut se révolter. On l'enferma. Il fut donc emmené sur la côte de la Nouvelle-Zélande, ne sachant plus ni ce que deviendraient ses complices, ni ce que deviendrait lord Glenarvan.

«Le Duncan resta à croiser sur cette côte jusqu'au 3 mars. Ce jour-là, Ayrton entendit des détonations. C'étaient les caronades du Duncan qui faisaient feu, et, bientôt, lord Glenarvan et tous les siens arrivaient à bord.

«Voici ce qui s'était passé.

«Après mille fatigues, mille dangers, lord Glenarvan avait pu achever son voyage et arriver à la côte est de l'Australie, sur la baie de Twofold. Pas de Duncan! il télégraphia à Melbourne. On lui répondit: «Duncan parti depuis le 18 courant pour une destination inconnue.»

«Lord Glenarvan ne put plus penser qu'une chose: c'est que l'honnête yacht était tombé aux mains de Ben Joyce et qu'il était devenu un navire de pirates!

«Cependant lord Glenarvan ne voulut pas abandonner la partie. C'était un homme intrépide et généreux. Il s'embarqua sur un navire marchand, se fit conduire à la côte ouest de la Nouvelle-Zélande, la traversa sur le trente-septième parallèle, sans rencontrer aucune trace du capitaine Grant; mais, sur l'autre côte, à sa grande surprise, et par la volonté du ciel, il retrouva le Duncan, sous les ordres du second, qui l'attendait depuis cinq semaines!

«On était au 3 mars 1855. Lord Glenarvan était donc à bord du Duncan, mais Ayrton y était aussi. Il comparut devant le lord, qui voulut tirer de lui tout ce que le bandit pouvait savoir au sujet du capitaine Grant. Ayrton refusa de parler. Lord Glenarvan lui dit alors qu'à la première relâche, on le remettrait aux autorités anglaises. Ayrton resta muet.

«Le Duncan reprit la route du trente-septième parallèle. Cependant, lady Glenarvan entreprit de vaincre la résistance du bandit. Enfin, son influence l'emporta, et Ayrton, en échange de ce qu'il pourrait dire, proposa à lord Glenarvan de l'abandonner sur une des îles du Pacifique, au lieu de le livrer aux autorités anglaises. Lord Glenarvan, décidé à tout pour apprendre ce qui concernait le capitaine Grant, y consentit.

«Ayrton raconta alors toute sa vie, et il fut constant qu'il ne savait rien depuis le jour où le capitaine Grant l'avait débarqué sur la côte australienne.

«Néanmoins, lord Glenarvan tint la parole qu'il avait donnée. Le Duncan continua sa route et arriva à l'île Tabor. C'était là qu'Ayrton devait être déposé, et ce fut là aussi que, par un vrai miracle, on retrouva le capitaine Grant et ses deux hommes, précisément sur ce trente-septième parallèle. Le convict allait donc les remplacer sur cet îlot désert, et voici, au moment où il quitta le yacht, les paroles que prononça lord Glenarvan: «— Ici, Ayrton, vous serez éloigné de toute terre et sans communication possible avec vos semblables. Vous ne pourrez fuir cet îlot où le Duncan vous laisse. Vous serez seul, sous l'œil d'un dieu qui lit au plus profond des cœurs, mais vous ne serez ni perdu, ni ignoré comme le fut le capitaine Grant. Si indigne que vous soyez du souvenir des hommes, les hommes se souviendront de vous. Je sais où vous êtes, Ayrton, et je sais où vous trouver. Je ne l'oublierai jamais!»

«Et le Duncan, appareillant, disparut bientôt.

«On était au 18 mars 1855.

«Ayrton était seul, mais ni les munitions, ni les armes, ni les outils, ni les graines ne lui manquaient. À lui, le convict, à sa disposition était la maison construite par l'honnête capitaine Grant. Il n'avait qu'à se laisser vivre et à expier dans l'isolement les crimes qu'il avait commis.

«Messieurs, il se repentit, il eut honte de ses crimes et il fut bien malheureux! Il se dit que si les hommes venaient le rechercher un jour sur cet îlot, il fallait qu'il fût digne de retourner parmi eux! Comme il souffrit, le misérable! Comme il travailla pour se refaire par le travail! Comme il pria pour se régénérer par la prière!

«Pendant deux ans, trois ans, ce fut ainsi; mais Ayrton, abattu par l'isolement, regardant toujours si quelque navire ne paraîtrait pas à l'horizon de son île, se demandant si le temps d'expiation était bientôt complet, souffrait comme on n'a jamais souffert! Ah! quelle est dure cette solitude, pour une âme que rongent les remords!

«Mais sans doute le ciel ne le trouvait pas assez puni, le malheureux, car il sentit peu à peu qu'il devenait un sauvage! Il sentit peu à peu l'abrutissement le gagner! Il ne peut vous dire si ce fut après deux ou quatre ans d'abandon, mais enfin, il devint le misérable que vous avez trouvé!

«Je n'ai pas besoin de vous dire, messieurs, que Ayrton ou Ben Joyce et moi, nous ne faisons qu'un!»

Cyrus Smith et ses compagnons s'étaient levés à la fin de ce récit. Il est difficile de dire à quel point ils étaient émus! Tant de misère, tant de douleurs et de désespoir étalés à nu devant eux!

«Ayrton, dit alors Cyrus Smith, vous avez été un grand criminel, mais le ciel doit certainement trouver que vous avez expié vos crimes! Il l'a prouvé en vous ramenant parmi vos semblables. Ayrton, vous êtes pardonné! Et maintenant, voulez-vous être notre compagnon?»

Ayrton s'était reculé.

«Voici ma main!» dit l'ingénieur.

Ayrton se précipita sur cette main que lui tendait Cyrus Smith, et de grosses larmes coulèrent de ses yeux.

«Voulez-vous vivre avec nous? demanda Cyrus Smith.

— Monsieur Smith, laissez-moi quelque temps encore, répondit Ayrton, laissez-moi seul dans cette habitation du corral!

— Comme vous le voudrez, Ayrton», répondit Cyrus Smith.

Ayrton allait se retirer, quand l'ingénieur lui adressa une dernière question:

«Un mot encore, mon ami. Puisque votre dessein était de vivre isolé, pourquoi avez-vous donc jeté à la mer ce document qui nous a mis sur vos traces?

— Un document? répondit Ayrton, qui paraissait ne pas savoir ce dont on lui parlait.

— Oui, ce document enfermé dans une bouteille que nous avons trouvé, et qui donnait la situation exacte de l'île Tabor!»

Ayrton passa sa main sur son front. Puis, après avoir réfléchi:

«Je n'ai jamais jeté de document à la mer! répondit-il.

— Jamais? s'écria Pencroff.

— Jamais!»

Et Ayrton, s'inclinant, regagna la porte et partit.

CHAPITRE XVIII

«Le pauvre homme!» dit Harbert, qui, après s'être élancé vers la porte, revint, après avoir vu Ayrton glisser par la corde de l'ascenseur et disparaître au milieu de l'obscurité.

«Il reviendra, dit Cyrus Smith.

— Ah çà, Monsieur Cyrus, s'écria Pencroff, qu'est-ce que cela veut dire? Comment! Ce n'est pas Ayrton qui a jeté cette bouteille à la mer? Mais qui donc alors?»

À coup sûr, si jamais question dut être faite, c'était bien celle-là!

«C'est lui, répondit Nab, seulement le malheureux était déjà à demi fou.

— Oui! dit Harbert, et il n'avait plus conscience de ce qu'il faisait.

— Cela ne peut s'expliquer qu'ainsi, mes amis, répondit vivement Cyrus Smith, et je comprends maintenant qu'Ayrton ait pu indiquer exactement la situation de l'île Tabor, puisque les événements même qui avaient précédé son abandon dans l'île la lui faisaient connaître.

— Cependant, fit observer Pencroff, s'il n'était pas encore une brute au moment où il rédigeait son document, et s'il y a sept ou huit ans qu'il l'a jeté à la mer, comment ce papier n'a-t-il pas été altéré par l'humidité?

— Cela prouve, répondit Cyrus Smith, qu'Ayrton n'a été privé d'intelligence qu'à une époque beaucoup plus récente qu'il ne le croit.

— Il faut bien qu'il en soit ainsi, répondit Pencroff; sans quoi, la chose serait inexplicable.

— Inexplicable, en effet, répondit l'ingénieur, qui semblait ne pas vouloir prolonger cette conversation.

— Mais Ayrton a-t-il dit la vérité? demanda le marin.

— Oui, répondit le reporter. L'histoire qu'il a racontée est vraie de tous points. Je me rappelle fort bien que les journaux ont rapporté la tentative faite par lord Glenarvan et le résultat qu'il avait obtenu.

— Ayrton a dit la vérité, ajouta Cyrus Smith, n'en doutez pas, Pencroff, car elle était assez cruelle pour lui. On dit vrai quand on s'accuse ainsi!»

Le lendemain, — 21 décembre, — les colons étaient descendus à la grève, et, ayant gravi le plateau, ils n'y trouvèrent plus Ayrton. Ayrton avait gagné pendant la nuit sa maison du corral, et les colons jugèrent bon de ne point l'importuner de leur présence. Le temps ferait sans doute ce que les encouragements n'avaient pu faire.

Harbert, Pencroff et Nab reprirent alors leurs occupations accoutumées. Précisément, ce jour-là, les mêmes travaux réunirent Cyrus Smith et le reporter à l'atelier des cheminées.

«Savez-vous, mon cher Cyrus, dit Gédéon Spilett, que l'explication que vous avez donnée hier au sujet de cette bouteille ne m'a pas satisfait du tout! Comment admettre que ce malheureux ait pu écrire ce document et jeter cette bouteille à la mer, sans en avoir aucunement gardé le souvenir?

— Aussi n'est-ce pas lui qui l'a jetée, mon cher Spilett.

— Alors, vous croyez encore...

— Je ne crois rien, je ne sais rien! répondit Cyrus Smith, en interrompant le reporter. Je me contente de ranger cet incident parmi ceux que je n'ai pu expliquer jusqu'à ce jour!

— En vérité, Cyrus, dit Gédéon Spilett, ces choses sont incroyables! Votre sauvetage, la caisse échouée sur le sable, les aventures de Top, cette bouteille enfin... n'aurons-nous donc jamais le mot de ces énigmes?

— Si! répondit vivement l'ingénieur, si, quand je devrais fouiller cette île jusque dans ses entrailles!

— Le hasard nous donnera peut-être la clef de ce mystère!

— Le hasard! Spilett! Je ne crois guère au hasard, pas plus que je ne crois aux mystères en ce monde. Il y a une cause à tout ce qui se passe d'inexplicable ici, et cette cause, je la découvrirai. Mais en attendant, observons et travaillons.»

Le mois de janvier arriva. C'était l'année 1867 qui commençait. Les travaux d'été furent menés assidûment. Pendant les jours qui suivirent, Harbert et Gédéon Spilett étant allés du côté du corral, purent constater qu'Ayrton avait pris possession de la demeure qui lui avait été préparée. Il s'occupait du nombreux troupeau confié à ses soins, et il devait épargner à ses compagnons la fatigue de venir tous les deux ou trois jours visiter le corral.

Cependant, afin de ne plus laisser Ayrton trop longtemps isolé, les colons lui faisaient assez souvent visite.

Il n'était pas indifférent, non plus, — étant donnés certains soupçons que partageaient l'ingénieur et Gédéon Spilett, — que cette partie de l'île fût soumise à une certaine surveillance, et Ayrton, si quelque incident survenait, ne négligerait pas d'en informer les habitants de Granite-House.

Cependant il pouvait se faire que l'incident fût subit et exigeât d'être rapidement porté à la connaissance de l'ingénieur. En dehors même de tous faits se rapportant au mystère de l'île Lincoln, bien d'autres pouvaient se produire, qui eussent appelé une prompte intervention des colons, tels que l'apparition d'un navire passant au large et en vue de la côte occidentale, un naufrage sur les atterrages de l'ouest, l'arrivée possible de pirates, etc. Aussi Cyrus Smith résolut-il de mettre le corral en communication instantanée avec Granite-House.

Ce fut le 10 janvier qu'il fit part de son projet à ses compagnons.

«Ah çà! Comment allez-vous vous y prendre, Monsieur Cyrus? demanda Pencroff. Est-ce que, par hasard, vous songeriez à installer un télégraphe?

— Précisément, répondit l'ingénieur.

— Électrique? s'écria Harbert.

— Électrique, répondit Cyrus Smith. Nous avons tous les éléments nécessaires pour confectionner une pile, et le plus difficile sera d'étirer des fils de fer, mais au moyen d'une filière, je pense que nous en viendrons à bout.

— Eh bien, après cela, répliqua le marin, je ne désespère plus de nous voir un jour rouler en chemin de fer!»

On se mit donc à l'ouvrage, en commençant par le plus difficile, c'est-à-dire par la confection des fils, car si on eût échoué, il devenait inutile de fabriquer la pile et autres accessoires.

Le fer de l'île Lincoln, on le sait, était de qualité excellente, et, par conséquent, très propre à se laisser étirer. Cyrus Smith commença par fabriquer une filière, c'est-à-dire une plaque d'acier, qui fut percée de trous coniques de divers calibres qui devaient amener successivement le fil au degré de ténuité voulue. Cette pièce d'acier, après avoir été trempée, «de tout son dur», comme on dit en métallurgie, fut fixée d'une façon inébranlable sur un bâtis solidement enfoncé dans le sol, à quelques pieds seulement de la grande chute, dont l'ingénieur allait encore utiliser la force motrice. En effet, là était le moulin à foulon, qui ne fonctionnait pas alors, mais dont l'arbre de couche, mû avec une extrême puissance, pouvait servir à étirer le fil, en l'enroulant autour de lui.

L'opération fut délicate et demanda beaucoup de soins.

Le fer, préalablement préparé en longues et minces tiges, dont les extrémités avaient été amincies à la lime, ayant été introduit dans le grand calibre de la filière, fut étiré par l'arbre de couche, enroulé sur une longueur de vingt-cinq à trente pieds, puis déroulé et représenté successivement aux calibres de moindre diamètre! Finalement, l'ingénieur obtint des fils longs de quarante à cinquante pieds, qu'il était facile de raccorder et de tendre sur cette distance de cinq milles qui séparait le corral de l'enceinte de Granite-House.

Il ne fallut que quelques jours pour mener à bien cette besogne, et même, dès que la machine eut été mise en train, Cyrus Smith laissa ses compagnons faire le métier de tréfileurs et s'occupa de fabriquer sa pile.

Il s'agissait, dans l'espèce, d'obtenir une pile à courant constant. On sait que les éléments des piles modernes se composent généralement de charbon de cornue, de zinc et de cuivre. Le cuivre manquait absolument à l'ingénieur, qui, malgré ses recherches, n'en avait pas trouvé trace dans l'île Lincoln, et il fallait s'en passer. Le charbon de cornue, c'est-à-dire ce dur graphite qui se trouve dans les cornues des usines à gaz, après que la houille a été déshydrogénée, on eût pu le produire, mais il eût fallu installer des appareils spéciaux, ce qui aurait été une grosse besogne. Quant au zinc, on se souvient que la caisse trouvée à la pointe de l'épave était doublée d'une enveloppe de ce métal, qui ne pouvait pas être mieux utilisée que dans cette circonstance.

Cyrus Smith, après mûres réflexions, résolut donc de fabriquer une pile très simple, se rapprochant de celle que Becquerel imagina en 1820, et dans laquelle le zinc est uniquement employé. Quant aux autres substances, acide azotique et potasse, tout cela était à sa disposition.

Voici donc comment fut composée cette pile, dont les effets devaient être produits par la réaction de l'acide et de la potasse l'un sur l'autre. Un certain nombre de flacons de verre furent fabriqués et remplis d'acide azotique. L'ingénieur les boucha au moyen d'un bouchon que traversait un tube de verre fermé à son extrémité inférieure et destiné à plonger dans l'acide au moyen d'un tampon d'argile maintenu par un linge. Dans ce tube, par son extrémité supérieure, il versa alors une dissolution de potasse qu'il avait préalablement obtenue par l'incinération de diverses plantes, et, de cette façon, l'acide et la potasse purent réagir l'un sur l'autre à travers l'argile.

Cyrus Smith prit ensuite deux lames de zinc, dont l'une fut plongée dans l'acide azotique, l'autre dans la dissolution de potasse. Aussitôt un courant se produisit, qui alla de la lame du flacon à celle du tube, et ces deux lames ayant été reliées par un fil métallique, la lame du tube devint le pôle positif et celle du flacon le pôle négatif de l'appareil.

Chaque flacon produisit donc autant de courants, qui, réunis, devaient suffire à provoquer tous les phénomènes de la télégraphie électrique.

Tel fut l'ingénieux et très simple appareil que construisit Cyrus Smith, appareil qui allait lui permettre d'établir une communication télégraphique entre Granite-House et le corral.

Ce fut le 6 février que fut commencée la plantation des poteaux, munis d'isoloirs en verre, et destinés à supporter le fil, qui devait suivre la route du corral. Quelques jours après, le fil était tendu, prêt à produire, avec une vitesse de cent mille kilomètres par seconde, le courant électrique que la terre se chargerait de ramener à son point de départ. Deux piles avaient été fabriquées, l'une pour Granite-House, l'autre pour le corral, car si le corral devait communiquer avec Granite-House, il pouvait être utile aussi que Granite-House communiquât avec le corral.

Quant au récepteur et au manipulateur, ils furent très simples. Aux deux stations, le fil s'enroulait sur un électro-aimant, c'est-à-dire sur un morceau de fer doux entouré d'un fil. La communication était-elle établie entre les deux pôles, le courant, partant du pôle positif, traversait le fil, passait dans l'électro-aimant, qui s'aimantait temporairement, et revenait par le sol au pôle négatif. Le courant était-il interrompu, l'électro-aimant se désaimantait aussitôt. Il suffisait donc de placer une plaque de fer doux devant l'électro-aimant, qui, attirée pendant le passage du courant, retombait, quand le courant était interrompu. Ce mouvement de la plaque ainsi obtenu, Cyrus Smith put très facilement y rattacher une aiguille disposée sur un cadran, qui portait en exergue les lettres de l'alphabet, et, de cette façon, correspondre d'une station à l'autre.

Le tout fut complètement installé le 12 février. Ce jour-là, Cyrus Smith, ayant lancé le courant à travers le fil, demanda si tout allait bien au corral, et reçut, quelques instants après, une réponse satisfaisante d'Ayrton.

Pencroff ne se tenait pas de joie, et chaque matin et chaque soir il lançait un télégramme au corral, qui ne restait jamais sans réponse.

Ce mode de communication présenta deux avantages très réels, d'abord parce qu'il permettait de constater la présence d'Ayrton au corral, et ensuite parce qu'il ne le laissait pas dans un complet isolement. D'ailleurs, Cyrus Smith ne laissait jamais passer une semaine sans l'aller voir, et Ayrton venait de temps en temps à Granite-House, où il trouvait toujours bon accueil.

La belle saison s'écoula ainsi au milieu des travaux habituels. Les ressources de la colonie, particulièrement en légumes et en céréales, s'accroissaient de jour en jour, et les plants rapportés de l'île Tabor avaient parfaitement réussi. Le plateau de Grande-vue présentait un aspect très rassurant. La quatrième récolte de blé avait été admirable, et, on le pense bien, personne ne s'avisa de compter si les quatre cents milliards de grains figuraient à la moisson. Cependant, Pencroff avait eu l'idée de le faire, mais Cyrus Smith lui ayant appris que, quand bien même il parviendrait à compter trois cents grains par minute, soit neuf mille à l'heure, il lui faudrait environ cinq mille cinq cents ans pour achever son opération, le brave marin crut devoir y renoncer.

Le temps était magnifique, la température très chaude dans la journée; mais, le soir, les brises du large venaient tempérer les ardeurs de l'atmosphère et procuraient des nuits fraîches aux habitants de Granite-House. Cependant il y eut quelques orages, qui, s'ils n'étaient pas de longue durée, tombaient, du moins, sur l'île Lincoln avec une force extraordinaire. Durant quelques heures, les éclairs ne cessaient d'embraser le ciel et les roulements du tonnerre ne discontinuaient pas.

Vers cette époque, la petite colonie était extrêmement prospère. Les hôtes de la basse-cour pullulaient, et l'on vivait sur son trop-plein, car il devenait urgent de ramener sa population à un chiffre plus modéré. Les porcs avaient déjà produit des petits, et l'on comprend que les soins à donner à ces animaux absorbaient une grande partie du temps de Nab et de Pencroff. Les onaggas, qui avaient donné deux jolies bêtes, étaient le plus souvent montés par Gédéon Spilett et Harbert, devenu un excellent cavalier sous la direction du reporter, et on les attelait aussi au chariot, soit pour transporter à Granite-House le bois et la houille, soit les divers produits minéraux que l'ingénieur employait.

Plusieurs reconnaissances furent poussées, vers cette époque, jusque dans les profondeurs des forêts du Far-West. Les explorateurs pouvaient s'y hasarder sans avoir à redouter les excès de la température, car les rayons solaires perçaient à peine l'épaisse ramure qui s'enchevêtrait au-dessus de leur tête. Ils visitèrent ainsi toute la rive gauche de la Mercy, que bordait la route qui allait du corral à l'embouchure de la rivière de la chute.

Mais, pendant ces excursions, les colons eurent soin d'être bien armés, car ils rencontraient fréquemment certains sangliers, très sauvages et très féroces, contre lesquels il fallait lutter sérieusement.

Il y fut aussi fait, pendant cette saison, une guerre terrible aux jaguars. Gédéon Spilett leur avait voué une haine toute spéciale, et son élève Harbert le secondait bien. Armés comme ils l'étaient, ils ne redoutaient guère la rencontre de l'un de ces fauves.

La hardiesse d'Harbert était superbe, et le sang-froid du reporter étonnant. Aussi une vingtaine de magnifiques peaux ornaient-elles déjà la grande salle de Granite-House, et si cela continuait, la race des jaguars serait bientôt éteinte dans l'île, but que poursuivaient les chasseurs.

L'ingénieur prit part quelquefois à diverses reconnaissances qui furent faites dans les portions inconnues de l'île, qu'il observait avec une minutieuse attention. C'étaient d'autres traces que celles des animaux qu'il cherchait dans les portions les plus épaisses de ces vastes bois, mais jamais rien de suspect n'apparut à ses yeux. Ni Top, ni Jup, qui l'accompagnaient, ne laissaient pressentir par leur attitude qu'il y eût rien d'extraordinaire, et pourtant, plus d'une fois encore, le chien aboya à l'orifice de ce puits que l'ingénieur avait exploré sans résultat.

Ce fut à cette époque que Gédéon Spilett, aidé d'Harbert, prit plusieurs vues des parties les plus pittoresques de l'île, au moyen de l'appareil photographique qui avait été trouvé dans la caisse et dont on n'avait pas fait usage jusqu'alors.

Cet appareil, muni d'un puissant objectif, était très complet. Substances nécessaires à la reproduction photographique, collodion pour préparer la plaque de verre, nitrate d'argent pour la sensibiliser, hyposulfate de soude pour fixer l'image obtenue, chlorure d'ammonium pour baigner le papier destiné à donner l'épreuve positive, acétate de soude et chlorure d'or pour imprégner cette dernière, rien ne manquait. Les papiers mêmes étaient là, tout chlorurés, et avant de les poser dans le châssis sur les épreuves négatives, il suffisait de les tremper pendant quelques minutes dans le nitrate d'argent étendu d'eau.

Le reporter et son aide devinrent donc, en peu de temps, d'habiles opérateurs, et ils obtinrent d'assez belles épreuves de paysages, tels que l'ensemble de l'île, pris du plateau de Grande-vue, avec le mont Franklin à l'horizon, l'embouchure de la Mercy, si pittoresquement encadrée dans ses hautes roches, la clairière et le corral adossé aux premières croupes de la montagne, tout le développement si curieux du cap griffe, de la pointe de l'épave, etc.

Les photographes n'oublièrent pas de faire le portrait de tous les habitants de l'île, sans excepter personne.

«Ça peuple», disait Pencroff.

Et le marin était enchanté de voir son image, fidèlement reproduite, orner les murs de Granite-House, et il s'arrêtait volontiers devant cette exposition comme il eût fait aux plus riches vitrines de Broadway.

Mais, il faut le dire, le portrait le mieux réussi fut incontestablement celui de maître Jup. Maître Jup avait posé avec un sérieux impossible à décrire, et son image était parlante!

«On dirait qu'il va faire la grimace!» s'écriait Pencroff.

Et si maître Jup n'eût pas été content, c'est qu'il aurait été bien difficile; mais il l'était, et il contemplait son image d'un air sentimental, qui laissait percer une légère dose de fatuité.

Les grandes chaleurs de l'été se terminèrent avec le mois de mars. Le temps fut quelquefois pluvieux, mais l'atmosphère était chaude encore. Ce mois de mars, qui correspond au mois de septembre des latitudes boréales, ne fut pas aussi beau qu'on aurait pu l'espérer. Peut-être annonçait-il un hiver précoce et rigoureux.

On put même croire, un matin, — le 21, — que les premières neiges avaient fait leur apparition. En effet, Harbert, s'étant mis de bonne heure à l'une des fenêtres de Granite-House, s'écria:

«Tiens! L'îlot est couvert de neige!

— De la neige à cette époque?» répondit le reporter, qui avait rejoint le jeune garçon.

Leurs compagnons furent bientôt près d'eux, et ils ne purent constater qu'une chose, c'est que non seulement l'îlot, mais toute la grève, au bas de Granite-House, était couverte d'une couche blanche, uniformément répandue sur le sol.

«C'est bien de la neige! dit Pencroff.

— Ou cela lui ressemble beaucoup! répondit Nab.

— Mais le thermomètre marque cinquante-huit degrés (14 centigrades au-dessus de zéro)!» fit observer Gédéon Spilett.

Cyrus Smith regardait la nappe blanche sans se prononcer, car il ne savait vraiment pas comment expliquer ce phénomène, à cette époque de l'année et par une telle température.

«Mille diables! s'écria Pencroff, nos plantations vont être gelées!»

Et le marin se disposait à descendre, quand il fut précédé par l'agile Jup, qui se laissa couler jusqu'au sol.

Mais l'orang n'avait pas touché terre, que l'énorme couche de neige se soulevait et s'éparpillait dans l'air en flocons tellement innombrables, que la lumière du soleil en fut voilée pendant quelques minutes.

«Des oiseaux!» s'écria Harbert.

C'étaient, en effet, des essaims d'oiseaux de mer, au plumage d'un blanc éclatant. Ils s'étaient abattus par centaines de mille sur l'îlot et sur la côte, et ils disparurent au loin, laissant les colons ébahis comme s'ils eussent assisté à un changement à vue, qui eût fait succéder l'été à l'hiver dans un décor de féerie. Malheureusement, le changement avait été si subit, que ni le reporter ni le jeune garçon ne parvinrent à abattre un de ces oiseaux, dont ils ne purent reconnaître l'espèce. Quelques jours après, c'était le 26 mars, et il y avait deux ans que les naufragés de l'air avaient été jetés sur l'île Lincoln!

CHAPITRE XIX

Deux ans déjà! Et depuis deux ans les colons n'avaient eu aucune communication avec leurs semblables! Ils étaient sans nouvelles du monde civilisé, perdus sur cette île, aussi bien que s'ils eussent été sur quelque infime astéroïde du monde solaire! Que se passait-il alors dans leur pays? L'image de la patrie était toujours présente à leurs yeux, cette patrie déchirée par la guerre civile, au moment où ils l'avaient quittée, et que la rébellion du sud ensanglantait peut-être encore! C'était pour eux une grande douleur, et souvent ils s'entretenaient de ces choses, sans jamais douter, cependant, que la cause du nord ne dût triompher pour l'honneur de la confédération américaine.

Pendant ces deux années, pas un navire n'avait passé en vue de l'île, ou du moins pas une voile n'avait été aperçue. Il était évident que l'île Lincoln se trouvait en dehors des routes suivies, et même qu'elle était inconnue, — ce que prouvaient les cartes, d'ailleurs, — car à défaut d'un port, son aiguade aurait dû attirer les bâtiments désireux de renouveler leur provision d'eau. Mais la mer qui l'entourait était toujours déserte, aussi loin que pouvait s'étendre le regard, et les colons ne devaient guère compter que sur eux-mêmes pour se rapatrier.

Cependant une chance de salut existait, et cette chance fut précisément discutée, un jour de la première semaine d'avril, par les colons, qui étaient réunis dans la salle de Granite-House.

Précisément, il avait été question de l'Amérique, et on avait parlé du pays natal, qu'on avait si peu d'espérance de revoir.

«Décidément, nous n'aurons qu'un moyen, dit Gédéon Spilett, un seul de quitter l'île Lincoln, ce sera de construire un bâtiment assez grand pour tenir la mer pendant quelques centaines de milles. Il me semble que, quand on a fait une chaloupe, on peut bien faire un navire!

— Et que l'on peut bien aller aux Pomotou, ajouta Harbert, quand on est allé à l'île Tabor!

— Je ne dis pas non, répondit Pencroff, qui avait toujours voix prépondérante dans les questions maritimes, je ne dis pas non, quoique ce ne soit pas tout à fait la même chose d'aller près et d'aller loin! Si notre chaloupe avait été menacée de quelque mauvais coup de vent pendant le voyage à l'île Tabor, nous savions que le port n'était éloigné ni d'un côté ni de l'autre; mais douze cents milles à franchir, c'est un joli bout de chemin, et la terre la plus rapprochée est au moins à cette distance!

— Est-ce que, le cas échéant, Pencroff, vous ne tenteriez pas l'aventure? demanda le reporter.

— Je tenterai tout ce que l'on voudra, Monsieur Spilett, répondit le marin, et vous savez bien que je ne suis point homme à reculer!

— Remarque, d'ailleurs, que nous comptons un marin de plus parmi nous, fit observer Nab.

— Qui donc? demanda Pencroff.

— Ayrton.

— C'est juste, répondit Harbert.

— S'il consentait à venir! fit observer Pencroff.

— Bon! dit le reporter, croyez-vous donc que si le yacht de lord Glenarvan se fût présenté à l'île Tabor pendant qu'il l'habitait encore, Ayrton aurait refusé de partir?

— Vous oubliez, mes amis, dit alors Cyrus Smith, qu'Ayrton n'avait plus sa raison pendant les dernières années de son séjour. Mais la question n'est pas là. Il s'agit de savoir si nous devons compter parmi nos chances de salut ce retour du navire écossais. Or, lord Glenarvan a promis à Ayrton de venir le reprendre à l'île Tabor, quand il jugerait ses crimes suffisamment expiés, et je crois qu'il reviendra.

— Oui, dit le reporter, et j'ajouterai qu'il reviendra bientôt, car voilà douze ans qu'Ayrton a été abandonné!

— Eh! répondit Pencroff, je suis bien d'accord avec vous que le lord reviendra, et bientôt même. Mais où relâchera-t-il? à l'île Tabor, et non à l'île Lincoln.

— Cela est d'autant plus certain, répondit Harbert, que l'île Lincoln n'est pas même portée sur la carte.

— Aussi, mes amis, reprit l'ingénieur, devons-nous prendre les précautions nécessaires pour que notre présence et celle d'Ayrton à l'île Lincoln soient signalées à l'île Tabor.

— Évidemment, répondit le reporter, et rien n'est plus aisé que de déposer, dans cette cabane qui fut la demeure du capitaine Grant et d'Ayrton, une notice donnant la situation de notre île, notice que lord Glenarvan ou son équipage ne pourront manquer de trouver.

— Il est même fâcheux, fit observer le marin, que nous ayons oublié de prendre cette précaution lors de notre premier voyage à l'île Tabor.

— Et pourquoi l'aurions-nous prise? répondit Harbert. Nous ne connaissions pas l'histoire d'Ayrton, à ce moment; nous ignorions qu'on dût venir le rechercher un jour, et quand nous avons su cette histoire, la saison était trop avancée pour nous permettre de retourner à l'île Tabor.

— Oui, répondit Cyrus Smith, il était trop tard, et il faut remettre cette traversée au printemps prochain.

— Mais si le yacht écossais venait d'ici là? dit Pencroff.

— Ce n'est pas probable, répondit l'ingénieur, car lord Glenarwan ne choisirait pas la saison d'hiver pour s'aventurer dans ces mers lointaines. Ou il est déjà revenu à l'île Tabor depuis que Ayrton est avec nous, c'est-à-dire depuis cinq mois, et il en est reparti, ou il ne viendra que plus tard, et il sera temps, dès les premiers beaux jours d'octobre, d'aller à l'île Tabor et d'y laisser une notice.

— Il faut avouer, dit Nab, que ce serait bien malheureux si le Duncan avait reparu dans ces mers depuis quelques mois seulement!

— J'espère qu'il n'en est rien, répondit Cyrus Smith, et que le ciel ne nous aura pas enlevé la meilleure chance qui nous reste!

— Je crois, fit observer le reporter, qu'en tous les cas nous saurons à quoi nous en tenir lorsque nous serons retournés à l'île Tabor, car si les écossais y sont revenus, ils auront nécessairement laissé quelques traces de leur passage.

— Cela est évident, répondit l'ingénieur. Ainsi donc, mes amis, puisque nous avons cette chance de rapatriement, attendons avec patience, et si elle nous est enlevée, nous verrons alors ce que nous devrons faire.

— En tout cas, dit Pencroff, il est bien entendu que si nous quittons l'île Lincoln d'une façon ou d'une autre, ce ne sera pas parce que nous nous y trouvons mal!

— Non, Pencroff, répondit l'ingénieur, ce sera parce que nous y sommes loin de tout ce qu'un homme doit chérir le plus au monde, sa famille, ses amis, son pays natal!»

Les choses étant ainsi décidées, il ne fut plus question d'entreprendre la construction d'un navire assez grand pour s'aventurer, soit jusqu'aux archipels, dans le nord, soit jusqu'à la Nouvelle-Zélande, dans l'ouest, et on ne s'occupa que des travaux accoutumés en vue d'un troisième hivernage à Granite-House.

Toutefois, il fut aussi décidé que la chaloupe serait employée, avant les mauvais jours, à faire un voyage autour de l'île. La reconnaissance complète des côtes n'était pas terminée encore, et les colons n'avaient qu'une idée imparfaite du littoral à l'ouest et au nord, depuis l'embouchure de la rivière de la chute jusqu'aux caps mandibule, non plus que de l'étroite baie qui se creusait entre eux comme une mâchoire de requin.

Le projet de cette excursion fut mis en avant par Pencroff, et Cyrus Smith y donna pleine adhésion, car il voulait voir par lui-même toute cette portion de son domaine.

Le temps était variable alors, mais le baromètre n'oscillait pas par mouvements brusques, et l'on pouvait donc compter sur un temps maniable.

Précisément, pendant la première semaine d'avril, après une forte baisse barométrique, la reprise de la hausse fut signalée par un fort coup de vent d'ouest qui dura cinq à six jours; puis, l'aiguille de l'instrument redevint stationnaire à une hauteur de vingt-neuf pouces et neuf dixièmes (759, 45 mm), et les circonstances parurent propices à l'exploration.

Le jour du départ fut fixé au 16 avril, et le Bonadventure, mouillé au port ballon, fut approvisionné pour un voyage qui pouvait avoir quelque durée.

Cyrus Smith prévint Ayrton de l'expédition projetée et lui proposa d'y prendre part; mais, Ayrton ayant préféré rester à terre, il fut décidé qu'il viendrait à Granite-House pendant l'absence de ses compagnons. Maître Jup devait lui tenir compagnie et ne fit aucune récrimination.

Le 16 avril, au matin, tous les colons, accompagnés de Top, étaient embarqués. Le vent soufflait de la partie du sud-ouest, en belle brise, et le Bonadventure dut louvoyer en quittant le port ballon, afin de gagner le promontoire du reptile. Sur les quatre-vingt-dix milles que mesurait le périmètre de l'île, la côte sud en comptait une vingtaine depuis le port jusqu'au promontoire. De là, nécessité d'enlever ces vingt milles au plus près, car le vent était absolument debout.

Il ne fallut pas moins de la journée entière pour atteindre le promontoire, car l'embarcation, en quittant le port, ne trouva plus que deux heures de jusant et eut, au contraire, six heures de flot qu'il fut très difficile d'étaler. La nuit était donc venue, quand le promontoire fut doublé.

Pencroff proposa alors à l'ingénieur de continuer la route à petite vitesse, avec deux ris dans sa voile. Mais Cyrus Smith préféra mouiller à quelques encablures de terre, afin de revoir cette partie de la côte pendant le jour. Il fut même convenu que, puisqu'il s'agissait d'une exploration minutieuse du littoral de l'île, on ne naviguerait pas la nuit, et que, le soir venu, on jetterait l'ancre près de terre, tant que le temps le permettrait.

La nuit se passa donc au mouillage sous le promontoire, et le vent étant tombé avec la brume, le silence ne fut plus troublé. Les passagers, à l'exception du marin, dormirent peut-être un peu moins bien à bord du Bonadventure qu'ils n'eussent fait dans leurs chambres de Granite-House, mais enfin ils dormirent.

Le lendemain, 17 avril, Pencroff appareilla dès le point du jour, et, grand largue et bâbord amures, il put ranger de très près la côte occidentale.

Les colons connaissaient cette côte boisée, si magnifique, puisqu'ils en avaient déjà parcouru à pied la lisière, et pourtant elle excita encore toute leur admiration. Ils côtoyaient la terre d'aussi près que possible, en modérant leur vitesse, de manière à tout observer, prenant garde seulement de heurter quelques troncs d'arbres qui flottaient çà et là.

Plusieurs fois même, ils jetèrent l'ancre, et Gédéon Spilett prit des vues photographiques de ce superbe littoral.

Vers midi, le Bonadventure était arrivé à l'embouchure de la rivière de la chute. Au delà, sur la rive droite, les arbres reparaissaient, mais plus clairsemés, et, trois milles plus loin, ils ne formaient plus que des bouquets isolés entre les contreforts occidentaux du mont, dont l'aride échine se prolongeait jusqu'au littoral. Quel contraste entre la portion sud et la portion nord de cette côte! Autant celle-là était boisée et verdoyante, autant l'autre était âpre et sauvage! On eût dit une de ces «côtes de fer», comme on les appelle en certains pays, et sa contexture tourmentée semblait indiquer qu'une véritable cristallisation s'était brusquement produite dans le basalte encore bouillant des époques géologiques. Entassement d'un aspect terrible, qui eût épouvanté tout d'abord les colons, si le hasard les eût jetés sur cette partie de l'île! Lorsqu'ils étaient au sommet du mont Franklin, ils n'avaient pu reconnaître l'aspect profondément sinistre de ce rivage, car ils le dominaient de trop haut; mais, vu de la mer, ce littoral se présentait avec un caractère d'étrangeté, dont l'équivalent ne se rencontrait peut-être pas en aucun coin du monde.

Le Bonadventure passa devant cette côte, qu'il prolongea à la distance d'un demi-mille. Il fut facile de voir qu'elle se composait de blocs de toutes dimensions, depuis vingt pieds jusqu'à trois cents pieds de hauteur, et de toutes formes, cylindriques comme des tours, prismatiques comme des clochers, pyramidaux comme des obélisques, coniques comme des cheminées d'usine. Une banquise des mers glaciales n'eût pas été plus capricieusement dressée dans sa sublime horreur! Ici, des ponts jetés d'un roc à l'autre; là, des arceaux disposés comme ceux d'une nef, dont le regard ne pouvait découvrir la profondeur; en un endroit, de larges excavations, dont les voûtes présentaient un aspect monumental; en un autre, une véritable cohue de pointes, de pyramidions, de flèches comme aucune cathédrale gothique n'en a jamais compté. Tous les caprices de la nature, plus variés encore que ceux de l'imagination, dessinaient ce littoral grandiose, qui se prolongeait sur une longueur de huit à neuf milles.

Cyrus Smith et ses compagnons regardaient avec un sentiment de surprise qui touchait à la stupéfaction.

Mais, s'ils restaient muets, Top, lui, ne se gênait pas pour jeter des aboiements que répétaient les mille échos de la muraille basaltique. L'ingénieur observa même que ces aboiements avaient quelque chose de bizarre, comme ceux que le chien faisait entendre à l'orifice du puits de Granite-House.

«Accostons», dit-il.

Et le Bonadventure vint raser d'aussi près que possible les rochers du littoral. Peut-être existait-il là quelque grotte qu'il convenait d'explorer? Mais Cyrus Smith ne vit rien, pas une caverne, pas une anfractuosité qui pût servir de retraite à un être quelconque, car le pied des roches baignait dans le ressac même des eaux. Bientôt les aboiements de Top cessèrent, et l'embarcation reprit sa distance à quelques encablures du littoral.

Dans la portion nord-ouest de l'île, le rivage redevint plat et sablonneux. Quelques rares arbres se profilaient au-dessus d'une terre basse et marécageuse, que les colons avaient déjà entrevue, et, par un contraste violent avec l'autre côte si déserte, la vie se manifestait alors par la présence de myriades d'oiseaux aquatiques.

Le soir, le Bonadventure mouilla dans un léger renfoncement du littoral, au nord de l'île, près de terre, tant les eaux étaient profondes en cet endroit.

La nuit se passa paisiblement, car la brise s'éteignit, pour ainsi dire, avec les dernières lueurs du jour, et elle ne reprit qu'avec les premières nuances de l'aube.

Comme il était facile d'accoster la terre, ce matin-là, les chasseurs attitrés de la colonie, c'est-à-dire Harbert et Gédéon Spilett, allèrent faire une promenade de deux heures et revinrent avec plusieurs chapelets de canards et de bécassines.

Top avait fait merveille, et pas un gibier n'avait été perdu, grâce à son zèle et à son adresse.

À huit heures du matin, le Bonadventure appareillait et filait très rapidement en s'élevant vers le cap mandibule-nord, car il avait vent arrière, et la brise tendait à fraîchir.

«Du reste, dit Pencroff, je ne serais pas étonné qu'il se préparât quelque coup de vent d'ouest. Hier, le soleil s'est couché sur un horizon très rouge, et voici, ce matin, des «queues de chat «qui ne présagent rien de bon.»

Ces queues de chat étaient des cirrus effilés, éparpillés au zénith, et dont la hauteur n'est jamais inférieure à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. On eût dit de légers morceaux de ouate, dont la présence annonce ordinairement quelque trouble prochain dans les éléments.

«Eh bien, dit Cyrus Smith, portons autant de toile que nous en pouvons porter, et allons chercher refuge dans le golfe du requin. Je pense que le Bonadventure y sera en sûreté.

— Parfaitement, répondit Pencroff, et, d'ailleurs, la côte nord n'est formée que de dunes peu intéressantes à considérer.

— Je ne serais pas fâché, ajouta l'ingénieur, de passer non seulement la nuit, mais encore la journée de demain dans cette baie, qui mérite d'être explorée avec soin.

— Je crois que nous y serons forcés, que nous le voulions ou non, répondit Pencroff, car l'horizon commence à devenir menaçant dans la partie de l'ouest. Voyez comme il s'encrasse!

— En tout cas, nous avons bon vent pour gagner le cap mandibule, fit observer le reporter.

— Très bon vent, répondit le marin; mais pour entrer dans le golfe, il faudra louvoyer, et j'aimerais assez y voir clair dans ces parages que je ne connais pas!

— Parages qui doivent être semés d'écueils, ajouta Harbert, si nous en jugeons par ce que nous avons vu à la côte sud du golfe du requin.

— Pencroff, dit alors Cyrus Smith, faites pour le mieux, nous nous en rapportons à vous.

— Soyez tranquille, Monsieur Cyrus, répondit le marin, je ne m'exposerai pas sans nécessité! J'aimerais mieux un coup de couteau dans mes œuvres vives qu'un coup de roche dans celles de mon Bonadventure!»

Ce que Pencroff appelait œuvres vives, c'était la partie immergée de la carène de son embarcation, et il y tenait plus qu'à sa propre peau!

«Quelle heure est-il? demanda Pencroff.

— Dix heures, répondit Gédéon Spilett.

— Et quelle distance avons-nous à parcourir jusqu'au cap, Monsieur Cyrus?

— Environ quinze milles, répondit l'ingénieur.

— C'est l'affaire de deux heures et demie, dit alors le marin, et nous serons par le travers du cap entre midi et une heure. Malheureusement, la marée renversera à ce moment, et le jusant sortira du golfe. Je crains donc bien qu'il ne soit difficile d'y entrer, ayant vent et mer contre nous.

— D'autant plus que c'est aujourd'hui pleine lune, fit observer Harbert, et que ces marées d'avril sont très fortes.

— Eh bien, Pencroff, demanda Cyrus Smith, ne pouvez-vous mouiller à la pointe du cap?

— Mouiller près de terre, avec du mauvais temps en perspective! s'écria le marin. Y pensez-vous, Monsieur Cyrus? Ce serait vouloir se mettre volontairement à la côte!

— Alors, que ferez-vous?

— J'essayerai de tenir le large jusqu'au flot, c'est-à-dire jusqu'à sept heures du soir, et s'il fait encore un peu jour, je tenterai d'entrer dans le golfe; sinon, nous resterons à courir bord sur bord pendant toute la nuit, et nous entrerons demain au soleil levant.

— Je vous l'ai dit, Pencroff, nous nous en rapportons à vous, répondit Cyrus Smith.

— Ah! fit Pencroff, s'il y avait seulement un phare sur cette côte, ce serait plus commode pour les navigateurs!

— Oui, répondit Harbert, et cette fois-ci, nous n'aurons pas d'ingénieur complaisant qui nous allume un feu pour nous guider au port!

— Tiens, au fait, mon cher Cyrus, dit Gédéon Spilett, nous ne vous avons jamais remercié; mais franchement, sans ce feu, nous n'aurions jamais pu atteindre...

— Un feu...? demanda Cyrus Smith, très étonné des paroles du reporter.

— Nous voulons dire, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff, que nous avons été très embarrassés à bord du Bonadventure, pendant les dernières heures qui ont précédé notre retour, et que nous aurions passé sous le vent de l'île, sans la précaution que vous avez prise d'allumer un feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, sur le plateau de Granite-House.

— Oui, oui!... c'est une heureuse idée que j'ai eue là! répondit l'ingénieur.

— Et cette fois, ajouta le marin, à moins que la pensée n'en vienne à Ayrton, il n'y aura personne pour nous rendre ce petit service!

— Non! Personne!» répondit Cyrus Smith.

Et quelques instants après, se trouvant seul à l'avant de l'embarcation avec le reporter, l'ingénieur se penchait à son oreille et lui disait:

«S'il est une chose certaine en ce monde, Spilett, c'est que je n'ai jamais allumé de feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, ni sur le plateau de Granite-House, ni en aucune autre partie de l'île!»

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