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L'île mystérieuse

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— Pourquoi cela? demanda Gédéon Spilett, qui avait fermé son carnet, et se levait pour partir.

— Et notre île? Comment! Nous avons oublié de la baptiser?»

Harbert allait proposer de lui donner le nom de l'ingénieur, et tous ses compagnons y eussent applaudi, quand Cyrus Smith dit simplement:

«Appelons-la du nom d'un grand citoyen, mes amis, de celui qui lutte maintenant pour défendre l'unité de la république américaine! Appelons-la l'île Lincoln!»

Trois hurrahs furent la réponse faite à la proposition de l'ingénieur.

Et ce soir-là, avant de s'endormir, les nouveaux colons causèrent de leur pays absent; ils parlèrent de cette terrible guerre qui l'ensanglantait; ils ne pouvaient douter que le Sud ne fût bientôt réduit, et que la cause du Nord, la cause de la justice, ne triomphât, grâce à Grant, grâce à Lincoln!

Or, ceci se passait le 30 mars 1865, et ils ne savaient guère que, seize jours après, un crime effroyable serait commis à Washington, et que, le vendredi saint, Abraham Lincoln tomberait sous la balle d'un fanatique.

CHAPITRE XII

Les colons de l'île Lincoln jetèrent un dernier regard autour d'eux, ils firent le tour du cratère par son étroite arête, et, une demi-heure après, ils étaient redescendus sur le premier plateau, à leur campement de la nuit.

Pencroff pensa qu'il était l'heure de déjeuner, et, à ce propos, il fut question de régler les deux montres de Cyrus Smith et du reporter.

On sait que celle de Gédéon Spilett avait été respectée par l'eau de mer, puisque le reporter avait été jeté tout d'abord sur le sable, hors de l'atteinte des lames. C'était un instrument établi dans des conditions excellentes, un véritable chronomètre de poche, que Gédéon Spilett n'avait jamais oublié de remonter soigneusement chaque jour.

Quant à la montre de l'ingénieur, elle s'était nécessairement arrêtée pendant le temps que Cyrus Smith avait passé dans les dunes.

L'ingénieur la remonta donc, et, estimant approximativement par la hauteur du soleil qu'il devait être environ neuf heures du matin, il mit sa montre à cette heure.

Gédéon Spilett allait l'imiter, quand l'ingénieur, l'arrêtant de la main, lui dit:

«Non, mon cher Spilett, attendez. Vous avez conservé l'heure de Richmond, n'est-ce pas?

— Oui, Cyrus.

— Par conséquent, votre montre est réglée sur le méridien de cette ville, méridien qui est à peu près celui de Washington?

— Sans doute.

— Eh bien, conservez-la ainsi. Contentez-vous de la remonter très exactement, mais ne touchez pas aux aiguilles. Cela pourra nous servir.

— À quoi bon?» pensa le marin.

On mangea, et si bien, que la réserve de gibier et d'amandes fut totalement épuisée. Mais Pencroff ne fut nullement inquiet. On se réapprovisionnerait en route. Top, dont la portion avait été fort congrue, saurait bien trouver quelque nouveau gibier sous le couvert des taillis. En outre, le marin songeait à demander tout simplement à l'ingénieur de fabriquer de la poudre, un ou deux fusils de chasse, et il pensait que cela ne souffrirait aucune difficulté. En quittant le plateau, Cyrus Smith proposa à ses compagnons de prendre un nouveau chemin pour revenir aux Cheminées. Il désirait reconnaître ce lac Grant si magnifiquement encadré dans sa bordure d'arbres. On suivit donc la crête de l'un des contreforts, entre lesquels le creek qui l'alimentait, prenait probablement sa source. En causant, les colons n'employaient plus déjà que les noms propres qu'ils venaient de choisir, et cela facilitait singulièrement l'échange de leurs idées. Harbert et Pencroff — l'un jeune et l'autre un peu enfant — étaient enchantés, et, tout en marchant, le marin disait:

«Hein! Harbert! comme cela va! Pas possible de nous perdre, mon garçon, puisque, soit que nous suivions la route du lac Grant, soit que nous rejoignions la Mercy à travers les bois du Far-West, nous arriverons nécessairement au plateau de Grande-vue, et, par conséquent, à la baie de l'Union!»

Il avait été convenu que, sans former une troupe compacte, les colons ne s'écarteraient pas trop les uns des autres. Très certainement, quelques animaux dangereux habitaient ces épaisses forêts de l'île, et il était prudent de se tenir sur ses gardes. Le plus généralement, Pencroff, Harbert et Nab marchaient en tête, précédés de Top, qui fouillait les moindres coins. Le reporter et l'ingénieur allaient de compagnie, Gédéon Spilett, prêt à noter tout incident, l'ingénieur, silencieux la plupart du temps, et ne s'écartant de sa route que pour ramasser, tantôt une chose, tantôt une autre, substance minérale ou végétale, qu'il mettait dans sa poche sans faire aucune réflexion.

«Que diable ramasse-t-il donc ainsi? murmurait Pencroff. J'ai beau regarder, je ne vois rien qui vaille la peine de se baisser!»

Vers dix heures, la petite troupe descendait les dernières rampes du mont Franklin. Le sol n'était encore semé que de buissons et de rares arbres. On marchait sur une terre jaunâtre et calcinée, formant une plaine longue d'un mille environ, qui précédait la lisière des bois. De gros quartiers de ce basalte qui, suivant les expériences de Bischof, a exigé, pour se refroidir, trois cent cinquante millions d'années, jonchaient la plaine, très tourmentée par endroits. Cependant, il n'y avait pas trace des laves, qui s'étaient plus particulièrement épanchées par les pentes septentrionales.

Cyrus Smith croyait donc atteindre, sans incident, le cours du creek, qui, suivant lui, devait se dérouler sous les arbres, à la lisière de la plaine, quand il vit revenir précipitamment Harbert, tandis que Nab et le marin se dissimulaient derrière les roches.

«Qu'y a-t-il, mon garçon? demanda Gédéon Spilett.

— Une fumée, répondit Harbert. Nous avons vu une fumée monter entre les roches, à cent pas de nous.

— Des hommes en cet endroit? s'écria le reporter.

— Évitons de nous montrer avant de savoir à qui nous avons affaire, répondit Cyrus Smith. Je redoute plutôt les indigènes, s'il y en a sur cette île, que je ne les désire. Où est Top?

— Top est en avant.

— Et il n'aboie pas?

— Non.

— C'est bizarre. Néanmoins, essayons de le rappeler.»

En quelques instants, l'ingénieur, Gédéon Spilett et Harbert avaient rejoint leurs deux compagnons, et, comme eux, ils s'effacèrent derrière des débris de basalte. De là, ils aperçurent, très visiblement, une fumée qui tourbillonnait en s'élevant dans l'air, fumée dont la couleur jaunâtre était très caractérisée.

Top, rappelé par un léger sifflement de son maître, revint, et celui-ci, faisant signe à ses compagnons de l'attendre, se glissa entre les roches.

Les colons, immobiles, attendaient avec une certaine anxiété le résultat de cette exploration, quand un appel de Cyrus Smith les fit accourir. Ils le rejoignirent aussitôt, et furent tout d'abord frappés de l'odeur désagréable qui imprégnait l'atmosphère.

Cette odeur, aisément reconnaissable, avait suffi à l'ingénieur pour deviner ce qu'était cette fumée qui, tout d'abord, avait dû l'inquiéter, et non sans raison.

«Ce feu, dit-il, ou plutôt cette fumée, c'est la nature seule qui en fait les frais. Il n'y a là qu'une source sulfureuse, qui nous permettra de traiter efficacement nos laryngites.

— Bon! s'écria Pencroff. Quel malheur que je ne sois pas enrhumé!»

Les colons se dirigèrent alors vers l'endroit d'où s'échappait la fumée. Là, ils virent une source sulfurée sodique, qui coulait assez abondamment entre les roches, et dont les eaux dégageaient une vive odeur d'acide sulfhydrique, après avoir absorbé l'oxygène de l'air.

Cyrus Smith, y trempant la main, trouva ces eaux onctueuses au toucher. Il les goûta, et reconnut que leur saveur était un peu douceâtre. Quant à leur température, il l'estima à quatre-vingt-quinze degrés Fahrenheit (35 degrés centigrades au-dessus de zéro). Et Harbert lui ayant demandé sur quoi il basait cette évaluation:

«Tout simplement, mon enfant, dit-il, parce que, en plongeant ma main dans cette eau, je n'ai éprouvé aucune sensation de froid ni de chaud. Donc, elle est à la même température que le corps humain, qui est environ de quatre-vingt-quinze degrés.»

Puis, la source sulfurée n'offrant aucune utilisation actuelle, les colons se dirigèrent vers l'épaisse lisière de la forêt, qui se développait à quelques centaines de pas.

Là, ainsi qu'on l'avait présumé, le ruisseau promenait ses eaux vives et limpides entre de hautes berges de terre rouge, dont la couleur décelait la présence de l'oxyde de fer. Cette couleur fit immédiatement donner à ce cours d'eau le nom de Creek-Rouge.

Ce n'était qu'un large ruisseau, profond et clair, formé des eaux de la montagne, qui, moitié rio, moitié torrent, ici coulant paisiblement sur le sable, là grondant sur des têtes de roche ou se précipitant en cascade, courait ainsi vers le lac sur une longueur d'un mille et demi et une largeur variable de trente à quarante pieds. Ses eaux étaient douces, ce qui devait faire supposer que celles du lac l'étaient aussi. Circonstance heureuse, pour le cas où l'on trouverait sur ses bords une demeure plus convenable que les Cheminées.

Quant aux arbres qui, quelques centaines de pieds en aval, ombrageaient les rives du creek, ils appartenaient pour la plupart aux espèces qui abondent dans la zone modérée de l'Australie ou de la Tasmanie, et non plus à celles de ces conifères qui hérissaient la portion de l'île déjà explorée à quelques milles du plateau de Grande-vue. À cette époque de l'année, au commencement de ce mois d'avril, qui représente dans cet hémisphère le mois d'octobre, c'est-à-dire au début de l'automne, le feuillage ne leur manquait pas encore. C'étaient plus particulièrement des casuarinas et des eucalyptus, dont quelques-uns devaient fournir au printemps prochain une manne sucrée tout à fait analogue à la manne d'Orient. Des bouquets de cèdres australiens s'élevaient aussi dans les clairières, revêtues de ce haut gazon que l'on appelle «tussac» dans la Nouvelle-Hollande; mais le cocotier, si abondant sur les archipels du Pacifique, semblait manquer à l'île, dont la latitude était sans doute trop basse.

«Quel malheur! dit Harbert, un arbre si utile et qui a de si belles noix!»

Quant aux oiseaux, ils pullulaient entre ces ramures un peu maigres des eucalyptus et des casuarinas, qui ne gênaient pas le déploiement de leurs ailes. Kakatoès noirs, blancs ou gris, perroquets et perruches, au plumage nuancé de toutes les couleurs, «rois», d'un vert éclatant et couronnés de rouge, loris bleus, «blues-mountains», semblaient ne se laisser voir qu'à travers un prisme, et voletaient au milieu d'un caquetage assourdissant.

Tout à coup, un bizarre concert de voix discordantes retentit au milieu d'un fourré. Les colons entendirent successivement le chant des oiseaux, le cri des quadrupèdes, et une sorte de clappement qu'ils auraient pu croire échappé aux lèvres d'un indigène. Nab et Harbert s'étaient élancés vers ce buisson, oubliant les principes de la prudence la plus élémentaire. Très heureusement, il n'y avait là ni fauve redoutable, ni indigène dangereux, mais tout simplement une demi-douzaine de ces oiseaux moqueurs et chanteurs, que l'on reconnut être des «faisans de montagne.» Quelques coups de bâton, adroitement portés, terminèrent la scène d'imitation, ce qui procura un excellent gibier pour le dîner du soir.

Harbert signala aussi de magnifiques pigeons, aux ailes bronzées, les uns surmontés d'une crête superbe, les autres drapés de vert, comme leurs congénères de Port-Macquarie; mais il fut impossible de les atteindre, non plus que des corbeaux et des pies, qui s'enfuyaient par bandes. Un coup de fusil à petit plomb eût fait une hécatombe de ces volatiles, mais les chasseurs en étaient encore réduits, comme armes de jet, à la pierre, comme armes de hast, au bâton, et ces engins primitifs ne laissaient pas d'être très insuffisants.

Leur insuffisance fut démontrée plus clairement encore, quand une troupe de quadrupèdes, sautillant, bondissant, faisant des sauts de trente pieds, véritables mammifères volants, s'enfuirent par-dessus les fourrés, si prestement et à de telles hauteurs, qu'on aurait pu croire qu'ils passaient d'un arbre à l'autre, comme des écureuils.

«Des kangourous! s'écria Harbert.

— Et cela se mange? répliqua Pencroff.

— Préparé à l'étuvée, répondit le reporter, cela vaut la meilleure venaison!...»

Gédéon Spilett n'avait pas achevé cette phrase excitante, que le marin, suivi de Nab et d'Harbert, s'était lancé sur les traces des kangourous. Cyrus Smith les rappela, vainement. Mais ce devait être vainement aussi que les chasseurs allaient poursuivre ce gibier élastique, qui rebondissait comme une balle. Après cinq minutes de course, ils étaient essoufflés, et la bande disparaissait dans le taillis.

Top n'avait pas eu plus de succès que ses maîtres.

«Monsieur Cyrus, dit Pencroff, lorsque l'ingénieur et le reporter l'eurent rejoint, Monsieur Cyrus, vous voyez bien qu'il est indispensable de fabriquer des fusils. Est-ce que cela sera possible?

— Peut-être, répondit l'ingénieur, mais nous commencerons d'abord par fabriquer des arcs et des flèches, et je ne doute pas que vous ne deveniez aussi adroits à les manier que des chasseurs australiens.

— Des flèches, des arcs! dit Pencroff avec une moue dédaigneuse. C'est bon pour des enfants!

— Ne faites pas le fier, ami Pencroff, répondit le reporter. Les arcs et les flèches ont suffi, pendant des siècles, à ensanglanter le monde. La poudre n'est que d'hier, et la guerre est aussi vieille que la race humaine, — malheureusement!

— C'est ma foi vrai, Monsieur Spilett, répliqua le marin, et je parle toujours trop vite. Faut m'excuser!»

Cependant, Harbert, tout à sa science favorite, l'histoire naturelle, fit un retour sur les kangourous, en disant:

«Du reste, nous avons eu affaire là à l'espèce la plus difficile à prendre. C'étaient des géants à longue fourrure grise; mais, si je ne me trompe, il existe des kangourous noirs et rouges, des kangourous de rochers, des kangourous-rats, dont il est plus aisé de s'emparer. On en compte une douzaine d'espèces...

— Harbert, répliqua sentencieusement le marin, il n'y a pour moi qu'une seule espèce de kangourou, le «kangourou à la broche», et c'est précisément celle qui nous manquera ce soir!»

On ne put s'empêcher de rire en entendant la nouvelle classification de maître Pencroff. Le brave marin ne cacha point son regret d'en être réduit pour dîner aux faisans-chanteurs; mais la fortune devait se montrer encore une fois complaisante pour lui. En effet, Top, qui sentait bien que son intérêt était en jeu, allait et furetait partout avec un instinct doublé d'un appétit féroce. Il était même probable que si quelque pièce de gibier lui tombait sous la dent, il n'en resterait guère aux chasseurs, et que Top chassait alors pour son propre compte; mais Nab le surveillait, et il fit bien.

Vers trois heures, le chien disparut dans les broussailles, et de sourds grognements indiquèrent bientôt qu'il était aux prises avec quelque animal.

Nab s'élança, et, effectivement, il aperçut Top dévorant avec avidité un quadrupède, et que, dix secondes plus tard, il eût été impossible de reconnaître dans l'estomac de Top. Mais, très heureusement, le chien était tombé sur une nichée; il avait fait coup triple, et deux autres rongeurs — les animaux en question appartenaient à cet ordre — gisaient étranglés sur le sol.

Nab reparut donc triomphalement, tenant de chaque main un de ces rongeurs, dont la taille dépassait celle d'un lièvre. Leur pelage jaune était mélangé de taches verdâtres, et leur queue n'existait qu'à l'état rudimentaire. Des citoyens de l'Union ne pouvaient hésiter à donner à ces rongeurs le nom qui leur convenait.

C'étaient des «maras», sorte d'agoutis, un peu plus grands que leurs congénères des contrées tropicales, véritables lapins d'Amérique, aux longues oreilles, aux mâchoires armées sur chaque côté de cinq molaires, ce qui les distingue précisément des agoutis.

«Hurrah! s'écria Pencroff. Le rôti est arrivé! Et, maintenant, nous pouvons rentrer à la maison!»

La marche, un instant interrompue, fut reprise. Le Creek-Rouge roulait toujours ses eaux limpides sous la voûte des casuarinas, des banksias et des gommiers gigantesques. Des liliacées superbes s'élevaient jusqu'à une hauteur de vingt pieds.

D'autres espèces arborescentes, inconnues au jeune naturaliste, se penchaient sur le ruisseau, que l'on entendait murmurer sous ces berceaux de verdure.

Cependant, le cours d'eau s'élargissait sensiblement, et Cyrus Smith était porté à croire qu'il aurait bientôt atteint son embouchure. En effet, au sortir d'un épais massif de beaux arbres, elle apparut tout à coup.

Les explorateurs étaient arrivés sur la rive occidentale du lac Grant. L'endroit valait la peine d'être regardé. Cette étendue d'eau, d'une circonférence de sept milles environ et d'une superficie de deux cent cinquante acres, reposait dans une bordure d'arbres variés. Vers l'est, à travers un rideau de verdure pittoresquement relevé en certains endroits, apparaissait un étincelant horizon de mer. Au nord, le lac traçait une courbure légèrement concave, qui contrastait avec le dessin aigu de sa pointe inférieure. De nombreux oiseaux aquatiques fréquentaient les rives de ce petit Ontario, dont les «mille îles» de son homonyme américain étaient représentées par un rocher qui émergeait de sa surface, à quelques centaines de pieds de la rive méridionale. Là, vivaient en commun plusieurs couples de martins-pêcheurs, perchés sur quelque pierre, graves, immobiles, guettant les poissons au passage, puis, s'élançant, plongeant en faisant entendre un cri aigu, et reparaissant, la proie au bec. Ailleurs, sur les rives et sur l'îlot, se pavanaient des canards sauvages, des pélicans, des poules d'eau, des becs-rouges, des philédons, munis d'une langue en forme de pinceau, et un ou deux échantillons de ces menures splendides, dont la queue se développe comme les montants gracieux d'une lyre.

Quant aux eaux du lac, elles étaient douces, limpides, un peu noires, et à certains bouillonnements, aux cercles concentriques qui s'entre-croisaient à leur surface, on ne pouvait douter qu'elles ne fussent très poissonneuses.

«Il est vraiment beau! ce lac, dit Gédéon Spilett. On vivrait sur ses bords!

— On y vivra!» répondit Cyrus Smith.

Les colons, voulant alors revenir par le plus court aux Cheminées, descendirent jusqu'à l'angle formé au sud par la jonction des rives du lac. Ils se frayèrent, non sans peine, un chemin à travers ces fourrés et ces broussailles, que la main de l'homme n'avait jamais encore écartés, et ils se dirigèrent ainsi vers le littoral, de manière à arriver au nord du plateau de Grande-vue. Deux milles furent franchis dans cette direction, puis, après le dernier rideau d'arbres, apparut le plateau, tapissé d'un épais gazon, et, au delà, la mer infinie.

Pour revenir aux cheminées, il suffisait de traverser obliquement le plateau sur un espace d'un mille et de redescendre jusqu'au coude formé par le premier détour de la Mercy. Mais l'ingénieur désirait reconnaître comment et par où s'échappait le trop-plein des eaux du lac, et l'exploration fut prolongée sous les arbres pendant un mille et demi vers le nord. Il était probable, en effet, qu'un déversoir existait quelque part, et sans doute à travers une coupée du granit. Ce lac n'était, en somme, qu'une immense vasque, qui s'était remplie peu à peu par le débit du creek, et il fallait bien que son trop-plein s'écoulât à la mer par quelque chute. S'il en était ainsi, l'ingénieur pensait qu'il serait peut-être possible d'utiliser cette chute et de lui emprunter sa force, actuellement perdue sans profit pour personne. On continua donc à suivre les rives du lac Grant, en remontant le plateau; mais, après avoir fait encore un mille dans cette direction, Cyrus Smith n'avait pu découvrir le déversoir, qui devait exister cependant.

Il était quatre heures et demie alors. Les préparatifs du dîner exigeaient que les colons rentrassent à leur demeure. La petite troupe revint donc sur ses pas, et, par la rive gauche de la Mercy, Cyrus Smith et ses compagnons arrivèrent aux Cheminées.

Là, le feu fut allumé, et Nab et Pencroff, auxquels étaient naturellement dévolues les fonctions de cuisiniers, l'un en sa qualité de nègre, l'autre en sa qualité de marin, préparèrent lestement des grillades d'agoutis, auxquelles on fit largement honneur.

Le repas terminé, au moment où chacun allait se livrer au sommeil, Cyrus Smith tira de sa poche de petits échantillons de minéraux d'espèces différentes, et se borna à dire:

«Mes amis, ceci est du minerai de fer, ceci une pyrite, ceci de l'argile, ceci de la chaux, ceci du charbon. Voilà ce que nous donne la nature, et voilà sa part dans le travail commun! — à demain la nôtre!»

CHAPITRE XIII

«Eh bien, monsieur Cyrus, par où allons-nous commencer? demanda le lendemain matin Pencroff à l'ingénieur.

— Par le commencement», répondit Cyrus Smith.

Et en effet, c'était bien par le «commencement» que ces colons allaient être forcés de débuter. Ils ne possédaient même pas les outils nécessaires à faire les outils, et ils ne se trouvaient même pas dans les conditions de la nature, qui, «ayant le temps, économise l'effort.» Le temps leur manquait, puisqu'ils devaient immédiatement subvenir aux besoins de leur existence, et si, profitant de l'expérience acquise, ils n'avaient rien à inventer, du moins avaient-ils tout à fabriquer.

Leur fer, leur acier n'étaient encore qu'à l'état de minerai, leur poterie à l'état d'argile, leur linge et leurs habits à l'état de matières textiles.

Il faut dire, d'ailleurs, que ces colons étaient des «hommes» dans la belle et puissante acception du mot. L'ingénieur Smith ne pouvait être secondé par de plus intelligents compagnons, ni avec plus de dévouement et de zèle. Il les avait interrogés. Il connaissait leurs aptitudes.

Gédéon Spilett, reporter de grand talent, ayant tout appris pour pouvoir parler de tout, devait contribuer largement de la tête et de la main à la colonisation de l'île. Il ne reculerait devant aucune tâche, et, chasseur passionné, il ferait un métier de ce qui, jusqu'alors, n'avait été pour lui qu'un plaisir.

Harbert, brave enfant, remarquablement instruit déjà dans les sciences naturelles, allait fournir un appoint sérieux à la cause commune.

Nab, c'était le dévouement personnifié. Adroit, intelligent, infatigable, robuste, d'une santé de fer, il s'entendait quelque peu au travail de la forge et ne pouvait qu'être très utile à la colonie.

Quant à Pencroff, il avait été marin sur tous les océans, charpentier dans les chantiers de construction de Brooklyn, aide-tailleur sur les bâtiments de l'état, jardinier, cultivateur, pendant ses congés, etc., et comme les gens de mer, propre à tout, il savait tout faire.

Il eût été véritablement difficile de réunir cinq hommes plus propres à lutter contre le sort, plus assurés d'en triompher.

«Par le commencement», avait dit Cyrus Smith. Or, ce commencement dont parlait l'ingénieur, c'était la construction d'un appareil qui pût servir à transformer les substances naturelles. On sait le rôle que joue la chaleur dans ces transformations. Or, le combustible, bois ou charbon de terre, était immédiatement utilisable. Il s'agissait donc de bâtir un four pour l'utiliser.

«À quoi servira ce four? demanda Pencroff.

— À fabriquer la poterie dont nous avons besoin, répondit Cyrus Smith.

— Et avec quoi ferons-nous le four?

— Avec des briques.

— Et les briques?

— Avec de l'argile. En route, mes amis. Pour éviter les transports, nous établirons notre atelier au lieu même de production. Nab apportera des provisions, et le feu ne manquera pas pour la cuisson des aliments.

— Non, répondit le reporter, mais si les aliments viennent à manquer, faute d'instruments de chasse!

— Ah! si nous avions seulement un couteau! s'écria le marin.

— Eh bien? demanda Cyrus Smith.

— Eh bien! j'aurais vite fait de fabriquer un arc et des flèches, et le gibier abonderait à l'office!

— Oui, un couteau, une lame tranchante...» dit l'ingénieur, comme s'il se fût parlé à lui-même.

En ce moment, ses regards se portèrent vers Top, qui allait et venait sur le rivage.

Soudain, le regard de Cyrus Smith s'anima.

«Top, ici!» dit-il.

Le chien accourut à l'appel de son maître. Celui-ci prit la tête de Top entre ses mains, et, détachant le collier que l'animal portait au cou, il le rompit en deux parties, en disant: «Voilà deux couteaux, Pencroff!» Deux hurrahs du marin lui répondirent. Le collier de Top était fait d'une mince lame d'acier trempé. Il suffisait donc de l'affûter d'abord sur une pierre de grès, de manière à mettre au vif l'angle du tranchant, puis d'enlever le morfil sur un grès plus fin. Or, ce genre de roche arénacée se rencontrait abondamment sur la grève, et, deux heures après, l'outillage de la colonie se composait de deux lames tranchantes qu'il avait été facile d'emmancher dans une poignée solide.

La conquête de ce premier outil fut saluée comme un triomphe. Conquête précieuse, en effet, et qui venait à propos.

On partit. L'intention de Cyrus Smith était de retourner à la rive occidentale du lac, là où il avait remarqué la veille cette terre argileuse dont il possédait un échantillon. On prit donc par la berge de la Mercy, on traversa le plateau de Grande-vue, et, après une marche de cinq milles au plus, on arrivait à une clairière située à deux cents pas du lac Grant.

Chemin faisant, Harbert avait découvert un arbre dont les Indiens de l'Amérique méridionale emploient les branches à fabriquer leurs arcs. C'était le «crejimba», de la famille des palmiers, qui ne porte pas de fruits comestibles. Des branches longues et droites furent coupées, effeuillées, taillées, plus fortes en leur milieu, plus faibles à leurs extrémités, et il n'y avait plus qu'à trouver une plante propre à former la corde de l'arc. Ce fut une espèce appartenant à la famille des malvacées, un «hibiscus heterophyllus», qui fournit des fibres d'une ténacité remarquable, qu'on eût pu comparer à des tendons d'animaux.

Pencroff obtint ainsi des arcs d'une assez grande puissance, auxquels il ne manquait plus que les flèches. Celles-ci étaient faciles à faire avec des branches droites et rigides, sans nodosités, mais la pointe qui devait les armer, c'est-à-dire une substance propre à remplacer le fer, ne devait pas se rencontrer si aisément. Mais Pencroff se dit qu'ayant fourni, lui, sa part dans le travail, le hasard ferait le reste.

Les colons étaient arrivés sur le terrain reconnu la veille. Il se composait de cette argile figuline qui sert à confectionner les briques et les tuiles, argile, par conséquent, très convenable pour l'opération qu'il s'agissait de mener à bien. La main-d'œuvre ne présentait aucune difficulté. Il suffisait de dégraisser cette figuline avec du sable, de mouler les briques et de les cuire à la chaleur d'un feu de bois.

Ordinairement, les briques sont tassées dans des moules, mais l'ingénieur se contenta de les fabriquer à la main. Toute la journée et la suivante furent employées à ce travail. L'argile, imbibée d'eau, corroyée ensuite avec les pieds et les poignets des manipulateurs, fut divisée en prismes d'égale grandeur. Un ouvrier exercé peut confectionner, sans machine, jusqu'à dix mille briques par douze heures; mais dans leurs deux journées de travail, les cinq briquetiers de l'île Lincoln n'en fabriquèrent pas plus de trois mille, qui furent rangées les unes près des autres, jusqu'au moment où leur complète dessiccation permettrait d'en opérer la cuisson, c'est-à-dire dans trois ou quatre jours.

Ce fut dans la journée du 2 avril que Cyrus Smith s'occupa de fixer l'orientation de l'île.

La veille, il avait noté exactement l'heure à laquelle le soleil avait disparu sous l'horizon, en tenant compte de la réfraction. Ce matin-là, il releva non moins exactement l'heure à laquelle il reparut. Entre ce coucher et ce lever, douze heures vingt-quatre minutes s'étaient écoulées. Donc, six heures douze minutes après son lever, le soleil, ce jour-là, passerait exactement au méridien, et le point du ciel qu'il occuperait à ce moment serait le nord.

À l'heure dite, Cyrus releva ce point, et, en mettant l'un par l'autre avec le soleil deux arbres qui devaient lui servir de repères, il obtint ainsi une méridienne invariable pour ses opérations ultérieures.

Pendant les deux jours qui précédèrent la cuisson des briques, on s'occupa de s'approvisionner de combustible. Des branches furent coupées autour de la clairière, et l'on ramassa tout le bois tombé sous les arbres. Cela ne se fit pas sans que l'on chassât un peu dans les environs, d'autant mieux que Pencroff possédait maintenant quelques douzaines de flèches armées de pointes très acérées. C'était Top qui avait fourni ces pointes, en rapportant un porc-épic, assez médiocre comme gibier, mais d'une incontestable valeur, grâce aux piquants dont il était hérissé. Ces piquants furent ajustés solidement à l'extrémité des flèches, dont la direction fut assurée par un empennage de plumes de kakatoès. Le reporter et Harbert devinrent promptement de très adroits tireurs d'arc. Aussi, le gibier de poil et de plume abonda-t-il aux Cheminées, cabiais, pigeons, agoutis, coqs de bruyère, etc. La plupart de ces animaux furent tués dans la partie de la forêt située sur la rive gauche de la Mercy, et à laquelle on donna le nom de bois du Jacamar, en souvenir du volatile que Pencroff et Harbert avaient poursuivi lors de leur première exploration.

Ce gibier fut mangé frais, mais on conserva les jambons de cabiai, en les fumant au-dessus d'un feu de bois vert, après les avoir aromatisés avec des feuilles odorantes. Cependant, cette nourriture très fortifiante, c'était toujours rôtis sur rôtis, et les convives eussent été heureux d'entendre chanter dans l'âtre un simple pot-au-feu; mais il fallait attendre que le pot fût fabriqué, et, par conséquent, que le four fût bâti.

Pendant ces excursions, qui ne se firent que dans un rayon très restreint autour de la briqueterie, les chasseurs purent constater le passage récent d'animaux de grande taille, armés de griffes puissantes, dont ils ne purent reconnaître l'espèce.

Cyrus Smith leur recommanda donc une extrême prudence, car il était probable que la forêt renfermait quelques fauves dangereux.

Et il fit bien. En effet, Gédéon Spilett et Harbert aperçurent un jour un animal qui ressemblait à un jaguar. Ce fauve, heureusement, ne les attaqua pas, car ils ne s'en seraient peut-être pas tirés sans quelque grave blessure. Mais dès qu'il aurait une arme sérieuse, c'est-à-dire un de ces fusils que réclamait Pencroff, Gédéon Spilett se promettait bien de faire aux bêtes féroces une guerre acharnée et d'en purger l'île.

Les Cheminées, pendant ces quelques jours, ne furent pas aménagées plus confortablement, car l'ingénieur comptait découvrir ou bâtir, s'il le fallait, une demeure plus convenable. On se contenta d'étendre sur le sable des couloirs une fraîche litière de mousses et de feuilles sèches, et, sur ces couchettes un peu primitives, les travailleurs, harassés, dormaient d'un parfait sommeil.

On fit aussi le relevé des jours écoulés dans l'île Lincoln, depuis que les colons y avaient atterri, et l'on en tint depuis lors un compte régulier. Le 5 avril, qui était un mercredi, il y avait douze jours que le vent avait jeté les naufragés sur ce littoral.

Le 6 avril, dès l'aube, l'ingénieur et ses compagnons étaient réunis sur la clairière, à l'endroit où allait s'opérer la cuisson des briques.

Naturellement, cette opération devait se faire en plein air, et non dans des fours, ou plutôt, l'agglomération des briques ne serait qu'un énorme four qui se cuirait lui-même. Le combustible, fait de fascines bien préparées, fut disposé sur le sol, et on l'entoura de plusieurs rangs de briques séchées, qui formèrent bientôt un gros cube, à l'extérieur duquel des évents furent ménagés. Ce travail dura toute la journée, et, le soir seulement, on mit le feu aux fascines.

Cette nuit-là, personne ne se coucha, et on veilla avec soin à ce que le feu ne se ralentît pas.

L'opération dura quarante-huit heures et réussit parfaitement. Il fallut alors laisser refroidir la masse fumante, et, pendant ce temps, Nab et Pencroff, guidés par Cyrus Smith, charrièrent, sur une claie faite de branchages entrelacés, plusieurs charges de carbonate de chaux, pierres très communes, qui se trouvaient abondamment au nord du lac. Ces pierres, décomposées par la chaleur, donnèrent une chaux vive, très grasse, foisonnant beaucoup par l'extinction, aussi pure enfin que si elle eût été produite par la calcination de la craie ou du marbre. Mélangée avec du sable, dont l'effet est d'atténuer le retrait de la pâte quand elle se solidifie, cette chaux fournit un mortier excellent. De ces divers travaux, il résulta que, le 9 avril, l'ingénieur avait à sa disposition une certaine quantité de chaux toute préparée, et quelques milliers de briques.

On commença donc, sans perdre un instant, la construction d'un four, qui devait servir à la cuisson des diverses poteries indispensables pour les usages domestiques. On y réussit sans trop de difficulté. Cinq jours après, le four fut chargé de cette houille dont l'ingénieur avait découvert un gisement à ciel ouvert vers l'embouchure du Creek-Rouge, et les premières fumées s'échappaient d'une cheminée haute d'une vingtaine de pieds. La clairière était transformée en usine, et Pencroff n'était pas éloigné de croire que de ce four allaient sortir tous les produits de l'industrie moderne. En attendant, ce que les colons fabriquèrent tout d'abord, ce fut une poterie commune, mais très propre à la cuisson des aliments. La matière première était cette argile même du sol, à laquelle Cyrus Smith fit ajouter un peu de chaux et du quartz. En réalité, cette pâte constituait ainsi la véritable «terre de pipe», avec laquelle on fit des pots, des tasses qui avaient été moulées sur des galets de formes convenables, des assiettes, de grandes jarres et des cuves pour contenir l'eau, etc.

La forme de ces objets était gauche, défectueuse; mais, après qu'ils eurent été cuits à une haute température, la cuisine des Cheminées se trouva pourvue d'un certain nombre d'ustensiles aussi précieux que si le plus beau kaolin fût entré dans leur composition.

Il faut mentionner ici que Pencroff, désireux de savoir si cette argile, ainsi préparée, justifiait son nom de «terre de pipe», se fabriqua quelques pipes assez grossières, qu'il trouva charmantes, mais auxquelles le tabac manquait, hélas! Et, il faut le dire, c'était une grosse privation pour Pencroff.

«Mais le tabac viendra, comme toutes choses!» répétait-il dans ses élans de confiance absolue.

Ces travaux durèrent jusqu'au 15 avril, et on comprend que ce temps fut consciencieusement employé.

Les colons, devenus potiers, ne firent pas autre chose que de la poterie. Quand il conviendrait à Cyrus Smith de les changer en forgerons, ils seraient forgerons. Mais, le lendemain étant un dimanche, et même le dimanche de Pâques, tous convinrent de sanctifier ce jour par le repos. Ces Américains étaient des hommes religieux, scrupuleux observateurs des préceptes de la Bible, et la situation qui leur était faite ne pouvait que développer leurs sentiments de confiance envers l'Auteur de toutes choses.

Le soir du 15 avril, on revint donc définitivement aux Cheminées. Le reste des poteries fut emporté, et le four s'éteignit en attendant une destination nouvelle. Le retour fut marqué par un incident heureux, la découverte que fit l'ingénieur d'une substance propre à remplacer l'amadou. On sait que cette chair spongieuse et veloutée provient d'un certain champignon du genre polypore. Convenablement préparée, elle est extrêmement inflammable, surtout quand elle a été préalablement saturée de poudre à canon ou bouillie dans une dissolution de nitrate ou de chlorate de potasse. Mais, jusqu'alors, on n'avait trouvé aucun de ces polypores, ni même aucune de ces morilles qui peuvent les remplacer. Ce jour-là, l'ingénieur, ayant reconnu une certaine plante appartenant au genre armoise, qui compte parmi ses principales espèces l'absinthe, la citronnelle, l'estragon, le gépi, etc., en arracha plusieurs touffes, et, les présentant au marin:

«Tenez, Pencroff, dit-il, voilà qui vous fera plaisir.»

Pencroff regarda attentivement la plante, revêtue de poils soyeux et longs, dont les feuilles étaient recouvertes d'un duvet cotonneux.

«Eh! qu'est-ce cela, monsieur Cyrus? demanda Pencroff. Bonté du ciel! Est-ce du tabac?

— Non, répondit Cyrus Smith, c'est l'artémise, l'armoise chinoise pour les savants, et pour nous autres, ce sera de l'amadou.»

Et, en effet, cette armoise, convenablement desséchée, fournit une substance très inflammable, surtout lorsque plus tard l'ingénieur l'eut imprégnée de ce nitrate de potasse dont l'île possédait plusieurs couches, et qui n'est autre chose que du salpêtre.

Ce soir-là, tous les colons, réunis dans la chambre centrale, soupèrent convenablement. Nab avait préparé un pot-au-feu d'agouti, un jambon de cabiai aromatisé, auquel on joignit les tubercules bouillis du «caladium macrorhizum», sorte de plante herbacée de la famille des aracées, et qui, sous la zone tropicale, eût affecté une forme arborescente. Ces rhizomes étaient d'un excellent goût, très nutritifs, à peu près semblables à cette substance qui se débite en Angleterre sous le nom de «sagou de Portland», et ils pouvaient, dans une certaine mesure, remplacer le pain, qui manquait encore aux colons de l'île Lincoln.

Le souper achevé, avant de se livrer au sommeil, Cyrus Smith et ses compagnons vinrent prendre l'air sur la grève. Il était huit heures du soir. La nuit s'annonçait magnifiquement. La lune, qui avait été pleine cinq jours auparavant, n'était pas encore levée, mais l'horizon s'argentait déjà de ces nuances douces et pâles que l'on pourrait appeler l'aube lunaire. Au zénith austral, les constellations circumpolaires resplendissaient, et, parmi toutes, cette Croix du Sud que l'ingénieur, quelques jours auparavant, saluait à la cime du mont Franklin.

Cyrus Smith observa pendant quelque temps cette splendide constellation, qui porte à son sommet et à sa base deux étoiles de première grandeur, au bras gauche une étoile de seconde, au bras droit une étoile de troisième grandeur.

Puis, après avoir réfléchi:

«Harbert, demanda-t-il au jeune garçon, ne sommes-nous pas au 15 avril?

— Oui, monsieur Cyrus, répondit Harbert.

— Eh bien, si je ne me trompe, demain sera un des quatre jours de l'année pour lequel le temps vrai se confond avec le temps moyen, c'est-à-dire, mon enfant, que demain, à quelques secondes près, le soleil passera au méridien juste au midi des horloges. Si donc le temps est beau, je pense que je pourrai obtenir la longitude de l'île avec une approximation de quelques degrés.

— Sans instruments, sans sextant? demanda Gédéon Spilett.

— Oui, reprit l'ingénieur. Aussi, puisque la nuit est pure, je vais essayer, ce soir même, d'obtenir notre latitude en calculant la hauteur de la Croix du Sud, c'est-à-dire du pôle austral, au-dessus de l'horizon. Vous comprenez bien, mes amis, qu'avant d'entreprendre des travaux sérieux d'installation, il ne suffit pas d'avoir constaté que cette terre est une île, il faut, autant que possible, reconnaître à quelle distance elle est située, soit du continent américain, soit du continent australien, soit des principaux archipels du Pacifique.

— En effet, dit le reporter, au lieu de construire une maison, nous pouvons avoir intérêt à construire un bateau, si par hasard nous ne sommes qu'à une centaine de milles d'une côte habitée.

— Voilà pourquoi, reprit Cyrus Smith, je vais essayer, ce soir, d'obtenir la latitude de l'île Lincoln, et demain, à midi, j'essayerai d'en calculer la longitude.»

Si l'ingénieur eût possédé un sextant, appareil qui permet de mesurer avec une grande précision la distance angulaire des objets par réflexion, l'opération n'eût offert aucune difficulté. Ce soir-là, par la hauteur du pôle, le lendemain, par le passage du soleil au méridien, il aurait obtenu les coordonnées de l'île. Mais, l'appareil manquant, il fallait le suppléer.

Cyrus Smith rentra donc aux Cheminées. À la lueur du foyer, il tailla deux petites règles plates qu'il réunit l'une à l'autre par une de leurs extrémités, de manière à former une sorte de compas dont les branches pouvaient s'écarter ou se rapprocher. Le point d'attache était fixé au moyen d'une forte épine d'acacia, que fournit le bois mort du bûcher.

Cet instrument terminé, l'ingénieur revint sur la grève; mais comme il fallait qu'il prît la hauteur du pôle au-dessus d'un horizon nettement dessiné, c'est-à-dire un horizon de mer, et que le cap Griffe lui cachait l'horizon du sud, il dut aller chercher une station plus convenable. La meilleure aurait évidemment été le littoral exposé directement au sud, mais il eût fallu traverser la Mercy, alors profonde, et c'était une difficulté.

Cyrus Smith résolut, en conséquence, d'aller faire son observation sur le plateau de Grande-vue, en se réservant de tenir compte de sa hauteur au-dessus du niveau de la mer, — hauteur qu'il comptait calculer le lendemain par un simple procédé de géométrie élémentaire.

Les colons se transportèrent donc sur le plateau, en remontant la rive gauche de la Mercy, et ils vinrent se placer sur la lisière qui s'orientait nord-ouest et sud-est, c'est-à-dire sur cette ligne de roches capricieusement découpées qui bordait la rivière.

Cette partie du plateau dominait d'une cinquantaine de pieds les hauteurs de la rive droite, qui descendaient, par une double pente, jusqu'à l'extrémité du cap Griffe et jusqu'à la côte méridionale de l'île. Aucun obstacle n'arrêtait donc le regard, qui embrassait l'horizon sur une demi-circonférence, depuis le cap jusqu'au promontoire du Reptile. Au sud, cet horizon, éclairé par en dessous des premières clartés de la lune, tranchait vivement sur le ciel et pouvait être visé avec une certaine précision.

À ce moment, la Croix du Sud se présentait à l'observateur dans une position renversée, l'étoile alpha marquant sa base, qui est plus rapprochée du pôle austral.

Cette constellation n'est pas située aussi près du pôle antarctique que l'étoile polaire l'est du pôle arctique. L'étoile alpha en est à vingt-sept degrés environ, mais Cyrus Smith le savait et devait tenir compte de cette distance dans son calcul. Il eut soin aussi de l'observer au moment où elle passait au méridien au-dessous du pôle, et qui devait simplifier son opération.

Cyrus Smith dirigea donc une branche de son compas de bois sur l'horizon de mer, l'autre sur alpha, comme il eût fait des lunettes d'un cercle répétiteur, et l'ouverture des deux branches lui donna la distance angulaire qui séparait alpha de l'horizon. Afin de fixer l'angle obtenu d'une manière immutable, il piqua, au moyen d'épines, les deux planchettes de son appareil sur une troisième placée transversalement, de telle sorte que leur écartement fût solidement maintenu.

Cela fait, il ne restait plus qu'à calculer l'angle obtenu, en ramenant l'observation au niveau de la mer, de manière à tenir compte de la dépression de l'horizon, ce qui nécessitait de mesurer la hauteur du plateau. La valeur de cet angle donnerait ainsi la hauteur d'alpha, et conséquemment celle du pôle au-dessus de l'horizon, c'est-à-dire la latitude de l'île, puisque la latitude d'un point du globe est toujours égale à la hauteur du pôle au-dessus de l'horizon de ce point.

Ces calculs furent remis au lendemain, et, à dix heures, tout le monde dormait profondément.

CHAPITRE XIV

Le lendemain, 16 avril, — dimanche de Pâques, — les colons sortaient des Cheminées au jour naissant, et procédaient au lavage de leur linge et au nettoyage de leurs vêtements. L'ingénieur comptait fabriquer du savon dès qu'il se serait procuré les matières premières nécessaires à la saponification, soude ou potasse, graisse ou huile. La question si importante du renouvellement de la garde-robe serait également traitée en temps et lieu. En tout cas, les habits dureraient bien six mois encore, car ils étaient solides et pouvaient résister aux fatigues des travaux manuels. Mais tout dépendrait de la situation de l'île par rapport aux terres habitées. C'est ce qui serait déterminé ce jour même, si le temps le permettait.

Or, le soleil, se levant sur un horizon pur, annonçait une journée magnifique, une de ces belles journées d'automne qui sont comme les derniers adieux de la saison chaude.

Il s'agissait donc de compléter les éléments des observations de la veille, en mesurant la hauteur du plateau de Grande-vue au-dessus du niveau de la mer.

«Ne vous faut-il pas un instrument analogue à celui qui vous a servi hier? demanda Harbert à l'ingénieur.

— Non, mon enfant, répondit celui-ci, nous allons procéder autrement, et d'une manière à peu près aussi précise.»

Harbert, aimant à s'instruire de toutes choses, suivit l'ingénieur, qui s'écarta du pied de la muraille de granit, en descendant jusqu'au bord de la grève. Pendant ce temps, Pencroff, Nab et le reporter s'occupaient de divers travaux.

Cyrus Smith s'était muni d'une sorte de perche droite, longue d'une douzaine de pieds, qu'il avait mesurée aussi exactement que possible, en la comparant à sa propre taille, dont il connaissait la hauteur à une ligne près. Harbert portait un fil à plomb que lui avait remis Cyrus Smith, c'est-à-dire une simple pierre fixée au bout d'une fibre flexible.

Arrivé à une vingtaine de pieds de la lisière de la grève, et à cinq cents pieds environ de la muraille de granit, qui se dressait perpendiculairement, Cyrus Smith enfonça la perche de deux pieds dans le sable, et, en la calant avec soin, il parvint, au moyen du fil à plomb, à la dresser perpendiculairement au plan de l'horizon.

Cela fait, il se recula de la distance nécessaire pour que, étant couché sur le sable, le rayon visuel, parti de son œil, effleurât à la fois et l'extrémité de la perche et la crête de la muraille.

Puis il marqua soigneusement ce point avec un piquet.

Alors, s'adressant à Harbert:

«Tu connais les premiers principes de la géométrie? lui demanda-t-il.

— Un peu, monsieur Cyrus, répondit Harbert, qui ne voulait pas trop s'avancer.

— Tu te rappelles bien quelles sont les propriétés de deux triangles semblables?

— Oui, répondit Harbert. Leurs côtés homologues sont proportionnels.

— Eh bien, mon enfant, je viens de construire deux triangles semblables, tous deux rectangles: le premier, le plus petit, a pour côtés la perche perpendiculaire, la distance qui sépare le piquet du bas de la perche, et mon rayon visuel pour hypoténuse; le second a pour côtés la muraille perpendiculaire, dont il s'agit de mesurer la hauteur, la distance qui sépare le piquet du bas de cette muraille, et mon rayon visuel formant également son hypoténuse, — qui se trouve être la prolongation de celle du premier triangle.

— Ah! monsieur Cyrus, j'ai compris! s'écria Harbert. De même que la distance du piquet à la perche est proportionnelle à la distance du piquet à la base de la muraille, de même la hauteur de la perche est proportionnelle à la hauteur de cette muraille.

— C'est cela même, Harbert, répondit l'ingénieur, et quand nous aurons mesuré les deux premières distances, connaissant la hauteur de la perche, nous n'aurons plus qu'un calcul de proportion à faire, ce qui nous donnera la hauteur de la muraille et nous évitera la peine de la mesurer directement.»

Les deux distances horizontales furent relevées, au moyen même de la perche, dont la longueur au-dessus du sable était exactement de dix pieds.

La première distance était de quinze pieds entre le piquet et le point où la perche était enfoncée dans le sable.

La deuxième distance, entre le piquet et la base de la muraille, était de cinq cents pieds.

Ces mesures terminées, Cyrus Smith et le jeune garçon revinrent aux Cheminées.

Là, l'ingénieur prit une pierre plate qu'il avait rapportée de ses précédentes excursions, sorte de schiste ardoisier, sur lequel il était facile de tracer des chiffres au moyen d'une coquille aiguë.

Il établit donc la proportion suivante:

15: 500:: 10: x 500 fois 10 = 5000 5000 sur 15 = 333, 33.

D'où il fut établi que la muraille de granit mesurait trois cent trente-trois pieds de hauteur.

Cyrus Smith reprit alors l'instrument qu'il avait fabriqué la veille et dont les deux planchettes, par leur écartement, lui donnaient la distance angulaire de l'étoile alpha à l'horizon. Il mesura très exactement l'ouverture de cet angle sur une circonférence qu'il divisa en trois cent soixante parties égales. Or, cet angle, en y ajoutant les vingt-sept degrés qui séparent alpha du pôle antarctique, et en réduisant au niveau de la mer la hauteur du plateau sur lequel l'observation avait été faite, se trouva être de cinquante-trois degrés. Ces cinquante-trois degrés étant retranchés des quatre-vingt-dix degrés, — distance du pôle à l'équateur, — il restait trente-sept degrés. Cyrus Smith en conclut donc que l'île Lincoln était située sur le trente-septième degré de latitude australe, ou en tenant compte, vu l'imperfection de ses opérations, d'un écart de cinq degrés, qu'elle devait être située entre le trente-cinquième et le quarantième parallèle.

Restait à obtenir la longitude, pour compléter les coordonnées de l'île. C'est ce que l'ingénieur tenterait de déterminer le jour même, à midi, c'est-à-dire au moment où le soleil passerait au méridien.

Il fut décidé que ce dimanche serait employé à une promenade, ou plutôt à une exploration de cette partie de l'île située entre le nord du lac et le golfe du Requin, et si le temps le permettait, on pousserait cette reconnaissance jusqu'au revers septentrional du cap Mandibule-Sud. On devait déjeuner aux dunes et ne revenir que le soir.

À huit heures et demie du matin, la petite troupe suivait la lisière du canal. De l'autre côté, sur l'îlot du Salut, de nombreux oiseaux se promenaient gravement. C'étaient des plongeurs, de l'espèce des manchots, très reconnaissables à leur cri désagréable, qui rappelle le braiment de l'âne.

Pencroff ne les considéra qu'au point de vue comestible, et n'apprit pas sans une certaine satisfaction que leur chair, quoique noirâtre, est fort mangeable.

On pouvait voir aussi ramper sur le sable de gros amphibies, des phoques, sans doute, qui semblaient avoir choisi l'îlot pour refuge. Il n'était guère possible d'examiner ces animaux au point de vue alimentaire, car leur chair huileuse est détestable; cependant, Cyrus Smith les observa avec attention, et, sans faire connaître son idée, il annonça à ses compagnons que très prochainement on ferait une visite à l'îlot.

Le rivage, suivi par les colons, était semé d'innombrables coquillages, dont quelques-uns eussent fait la joie d'un amateur de malacologie. C'étaient, entre autres, des phasianelles, des térébratules, des trigonies, etc. Mais ce qui devait être plus utile, ce fut une vaste huîtrière, découverte à mer basse, que Nab signala parmi les roches, à quatre milles environ des Cheminées.

«Nab n'aura pas perdu sa journée, s'écria Pencroff, en observant le banc d'ostracées qui s'étendait au large.

— C'est une heureuse découverte, en effet, dit le reporter, et pour peu, comme on le prétend, que chaque huître produise par année de cinquante à soixante mille œufs, nous aurons là une réserve inépuisable.

— Seulement, je crois que l'huître n'est pas très nourrissante, dit Harbert.

— Non, répondit Cyrus Smith. L'huître ne contient que très peu de matière azotée, et, à un homme qui s'en nourrirait exclusivement, il n'en faudrait pas moins de quinze à seize douzaines par jour.

— Bon! répondit Pencroff. Nous pourrons en avaler des douzaines de douzaines, avant d'avoir épuisé le banc. Si nous en prenions quelques-unes pour notre déjeuner?»

Et sans attendre de réponse à sa proposition, sachant bien qu'elle était approuvée d'avance, le marin et Nab détachèrent une certaine quantité de ces mollusques. On les mit dans une sorte de filet en fibres d'hibiscus, que Nab avait confectionné, et qui contenait déjà le menu du repas; puis, l'on continua de remonter la côte entre les dunes et la mer. De temps en temps, Cyrus Smith consultait sa montre, afin de se préparer à temps pour l'observation solaire, qui devait être faite à midi précis.

Toute cette portion de l'île était fort aride jusqu'à cette pointe qui fermait la baie de l'Union, et qui avait reçu le nom de cap Mandibule-Sud.

On n'y voyait que sable et coquilles, mélangés de débris de laves. Quelques oiseaux de mer fréquentaient cette côte désolée, des goélands, de grands albatros, ainsi que des canards sauvages, qui excitèrent à bon droit la convoitise de Pencroff.

Il essaya bien de les abattre à coups de flèche, mais sans résultat, car ils ne se posaient guère, et il eût fallu les atteindre au vol.

Ce qui amena le marin à répéter à l'ingénieur:

«Voyez-vous, monsieur Cyrus, tant que nous n'aurons pas un ou deux fusils de chasse, notre matériel laissera à désirer!

— Sans doute, Pencroff, répondit le reporter, mais il ne tient qu'à vous! Procurez-nous du fer pour les canons, de l'acier pour les batteries, du salpêtre, du charbon et du soufre pour la poudre, du mercure et de l'acide azotique pour le fulminate, enfin du plomb pour les balles, et Cyrus nous fera des fusils de premier choix.

— Oh! répondit l'ingénieur, toutes ces substances, nous pourrons sans doute les trouver dans l'île, mais une arme à feu est un instrument délicat et qui nécessite des outils d'une grande précision. Enfin, nous verrons plus tard.

— Pourquoi faut-il, s'écria Pencroff, pourquoi faut-il que nous ayons jeté par-dessus le bord toutes ces armes que la nacelle emportait avec nous, et nos ustensiles, et jusqu'à nos couteaux de poche!

— Mais, si nous ne les avions pas jetés, Pencroff, c'est nous que le ballon aurait jetés au fond de la mer! dit Harbert.

— C'est pourtant vrai ce que vous dites là, mon garçon!» répondit le marin.

Puis, passant à une autre idée:

«Mais, j'y songe, ajouta-t-il, quel a dû être l'ahurissement de Jonathan Forster et de ses compagnons, quand, le lendemain matin, ils auront trouvé la place nette et la machine envolée!

— Le dernier de mes soucis est de savoir ce qu'ils ont pu penser! dit le reporter.

— C'est pourtant moi qui ai eu cette idée-là! dit Pencroff d'un air satisfait.

— Une belle idée, Pencroff, répondit Gédéon Spilett en riant, et qui nous a mis où nous sommes!

— J'aime mieux être ici qu'aux mains des sudistes! s'écria le marin, surtout depuis que M Cyrus a eu la bonté de venir nous rejoindre!

— Et moi aussi, en vérité! répliqua le reporter. D'ailleurs, que nous manque-t-il? Rien!

— Si ce n'est... tout! répondit Pencroff, qui éclata de rire, en remuant ses larges épaules. Mais, un jour ou l'autre, nous trouverons le moyen de nous en aller!

— Et plus tôt peut-être que vous ne l'imaginez, mes amis, dit alors l'ingénieur, si l'île Lincoln n'est qu'à une moyenne distance d'un archipel habité ou d'un continent. Avant une heure, nous le saurons. Je n'ai pas de carte du Pacifique, mais ma mémoire a conservé un souvenir très net de sa portion méridionale. La latitude que j'ai obtenue hier met l'île Lincoln par le travers de la Nouvelle-Zélande à l'ouest, et de la côte du Chili à l'est. Mais entre ces deux terres, la distance est au moins de six mille milles. Reste donc à déterminer quel point l'île occupe sur ce large espace de mer, et c'est ce que la longitude nous donnera tout à l'heure avec une approximation suffisante, je l'espère.

— N'est-ce pas, demanda Harbert, l'archipel des Pomotou qui est le plus rapproché de nous en latitude?

— Oui, répondit l'ingénieur, mais la distance qui nous en sépare est de plus de douze cents milles.

— Et par là? dit Nab, qui suivait la conversation avec un extrême intérêt, et dont la main indiqua la direction du sud.

— Par là, rien, répondit Pencroff.

— Rien, en effet, ajouta l'ingénieur.

— Eh bien, Cyrus, demanda le reporter, si l'île Lincoln ne se trouve qu'à deux ou trois cents milles de la Nouvelle-Zélande ou du Chili?...

— Eh bien, répondit l'ingénieur, au lieu de faire une maison, nous ferons un bateau, et maître Pencroff se chargera de le manœuvrer...

— Comment donc, monsieur Cyrus, s'écria le marin, je suis tout prêt à passer capitaine... dès que vous aurez trouvé le moyen de construire une embarcation suffisante pour tenir la mer!

— Nous le ferons, si cela est nécessaire!» répondit Cyrus Smith.

Mais tandis que causaient ces hommes, qui véritablement ne doutaient de rien, l'heure approchait à laquelle l'observation devait avoir lieu. Comment s'y prendrait Cyrus Smith pour constater le passage du soleil au méridien de l'île, sans aucun instrument? C'est ce que Harbert ne pouvait deviner.

Les observateurs se trouvaient alors à une distance de six milles des Cheminées, non loin de cette partie des dunes dans laquelle l'ingénieur avait été retrouvé, après son énigmatique sauvetage. On fit halte en cet endroit, et tout fut préparé pour le déjeuner, car il était onze heures et demie. Harbert alla chercher de l'eau douce au ruisseau qui coulait près de là, et il la rapporta dans une cruche dont Nab s'était muni.

Pendant ces préparatifs, Cyrus Smith disposa tout pour son observation astronomique. Il choisit sur la grève une place bien nette, que la mer en se retirant avait nivelée parfaitement. Cette couche de sable très fin était dressée comme une glace, sans qu'un grain dépassât l'autre. Peu importait, d'ailleurs, que cette couche fût horizontale ou non, et il n'importait pas davantage que la baguette, haute de six pieds, qui y fut plantée, se dressât perpendiculairement. Au contraire, même, l'ingénieur l'inclina vers le sud, c'est-à-dire du côté opposé au soleil, car il ne faut pas oublier que les colons de l'île Lincoln, par cela même que l'île était située dans l'hémisphère austral, voyaient l'astre radieux décrire son arc diurne au-dessus de l'horizon du nord, et non au-dessus de l'horizon du sud.

Harbert comprit alors comment l'ingénieur allait procéder pour constater la culmination du soleil, c'est-à-dire son passage au méridien de l'île, ou, en d'autres termes, le midi du lieu. C'était au moyen de l'ombre projetée sur le sable par la baguette, moyen qui, à défaut d'instrument, lui donnerait une approximation convenable pour le résultat qu'il voulait obtenir. En effet, le moment où cette ombre atteindrait son minimum de longueur serait le midi précis, et il suffirait de suivre l'extrémité de cette ombre, afin de reconnaître l'instant où, après avoir successivement diminué, elle recommencerait à s'allonger. En inclinant sa baguette du côté opposé au soleil, Cyrus Smith rendait l'ombre plus longue, et, par conséquent, ses modifications seraient plus faciles à constater. En effet, plus l'aiguille d'un cadran est grande, plus on peut suivre aisément le déplacement de sa pointe. L'ombre de la baguette n'était pas autre chose que l'aiguille d'un cadran.

Lorsqu'il pensa que le moment était arrivé, Cyrus Smith s'agenouilla sur le sable, et, au moyen de petits jalons de bois qu'il fichait dans le sable, il commença à pointer les décroissances successives de l'ombre de la baguette. Ses compagnons, penchés au-dessus de lui, suivaient l'opération avec un intérêt extrême.

Le reporter tenait son chronomètre à la main, prêt à relever l'heure qu'il marquerait, quand l'ombre serait à son plus court. En outre, comme Cyrus Smith opérait le 16 avril, jour auquel le temps vrai et le temps moyen se confondent, l'heure donnée par Gédéon Spilett serait l'heure vraie qu'il serait alors à Washington, ce qui simplifierait le calcul.

Cependant le soleil s'avançait lentement; l'ombre de la baguette diminuait peu à peu, et quand il parut à Cyrus Smith qu'elle recommençait à grandir:

«Quelle heure? dit-il.

— Cinq heures et une minute», répondit aussitôt Gédéon Spilett.

Il n'y avait plus qu'à chiffrer l'opération. Rien n'était plus facile. Il existait, on le voit, en chiffres ronds, cinq heures de différence entre le méridien de Washington et celui de l'île Lincoln, c'est-à-dire qu'il était midi à l'île Lincoln, quand il était déjà cinq heures du soir à Washington. Or, le soleil, dans son mouvement apparent autour de la terre, parcourt un degré par quatre minutes, soit quinze degrés par heure. Quinze degrés multipliés par cinq heures donnaient soixante-quinze degrés.

Donc, puisque Washington est par 77°3'11, autant dire soixante-dix-sept degrés comptés du méridien de Greenwich, — que les Américains prennent pour point de départ des longitudes, concurremment avec les Anglais, — il s'ensuivait que l'île était située par soixante-dix-sept degrés plus soixante-quinze degrés à l'ouest du méridien de Greenwich, c'est-à-dire par le vent cinquante-deuxième degré de longitude ouest.

Cyrus Smith annonça ce résultat à ses compagnons, et tenant compte des erreurs d'observation, ainsi qu'il l'avait fait pour la latitude, il crut pouvoir affirmer que le gisement de l'île Lincoln était entre le trente-cinquième et le trente-septième parallèle, et entre le cent cinquantième et le cent cinquante-cinquième méridien à l'ouest du méridien de Greenwich.

L'écart possible qu'il attribuait aux erreurs d'observation était, on le voit, de cinq degrés dans les deux sens, ce qui, à soixante milles par degré, pouvait donner une erreur de trois cents milles en latitude ou en longitude pour le relèvement exact.

Mais cette erreur ne devait pas influer sur le parti qu'il conviendrait de prendre. Il était bien évident que l'île Lincoln était à une telle distance de toute terre ou archipel, qu'on ne pourrait se hasarder à franchir cette distance sur un simple et fragile canot. En effet, son relèvement la plaçait au moins à douze cents milles de Taïti et des îles de l'archipel des Pomotou, à plus de dix-huit cents milles de la Nouvelle-Zélande, à plus de quatre mille cinq cents milles de la côte américaine!

Et quand Cyrus Smith consultait ses souvenirs, il ne se rappelait en aucune façon qu'une île quelconque occupât, dans cette partie du Pacifique, la situation assignée à l'île Lincoln.

CHAPITRE XV

Le lendemain, 17 avril, la première parole du marin fut pour Gédéon Spilett.

«Eh bien, monsieur, lui demanda-t-il, que serons-nous aujourd'hui?

— Ce qu'il plaira à Cyrus», répondit le reporter.

Or, de briquetiers et de potiers qu'ils avaient été jusqu'alors, les compagnons de l'ingénieur allaient devenir métallurgistes.

La veille, après le déjeuner, l'exploration avait été portée jusqu'à la pointe du cap Mandibule, distante de près de sept milles des Cheminées. Là finissait la longue série des dunes, et le sol prenait une apparence volcanique. Ce n'étaient plus de hautes murailles, comme au plateau de Grande-vue, mais une bizarre et capricieuse bordure qui encadrait cet étroit golfe compris entre les deux caps, formés des matières minérales vomies par le volcan. Arrivés à cette pointe, les colons étaient revenus sur leurs pas, et, à la nuit tombante, ils rentraient aux Cheminées, mais ils ne s'endormirent pas avant que la question de savoir s'il fallait songer à quitter ou non l'île Lincoln eût été définitivement résolue.

C'était une distance considérable que celle de ces douze cents milles qui séparaient l'île de l'archipel des Pomotou. Un canot n'eût pas suffi à la franchir, surtout à l'approche de la mauvaise saison.

Pencroff l'avait formellement déclaré. Or, construire un simple canot, même en ayant les outils nécessaires, était un ouvrage difficile, et, les colons n'ayant pas d'outils, il fallait commencer par fabriquer marteaux, haches, herminettes, scies, tarières, rabots, etc., ce qui exigerait un certain temps. Il fut donc décidé que l'on hivernerait à l'île Lincoln, et que l'on chercherait une demeure plus confortable que les Cheminées pour y passer les mois d'hiver.

Avant toutes choses, il s'agissait d'utiliser le minerai de fer, dont l'ingénieur avait observé quelques gisements dans la partie nord-ouest de l'île, et de changer ce minerai soit en fer, soit en acier.

Le sol ne renferme généralement pas les métaux à l'état de pureté. Pour la plupart, on les trouve combinés avec l'oxygène ou avec le soufre.

Précisément, les deux échantillons rapportés par Cyrus Smith étaient, l'un du fer magnétique, non carbonaté, l'autre de la pyrite, autrement dit du sulfure de fer. C'était donc le premier, l'oxyde de fer, qu'il fallait réduire par le charbon, c'est-à-dire débarrasser de l'oxygène, pour l'obtenir à l'état de pureté. Cette réduction se fait en soumettant le minerai en présence du charbon à une haute température, soit par la rapide et facile «méthode catalane», qui a l'avantage de transformer directement le minerai en fer dans une seule opération, soit par la méthode des hauts fourneaux, qui change d'abord le minerai en fonte, puis la fonte en fer, en lui enlevant les trois à quatre pour cent de charbon qui sont combinés avec elle.

Or, de quoi avait besoin Cyrus Smith? De fer et non de fonte, et il devait rechercher la plus rapide méthode de réduction. D'ailleurs, le minerai qu'il avait recueilli était par lui-même très pur et très riche. C'était ce minerai oxydulé qui, se rencontrant en masses confuses d'un gris foncé, donne une poussière noire, cristallise en octaèdres réguliers, fournit les aimants naturels, et sert à fabriquer en Europe ces fers de première qualité, dont la Suède et la Norvège sont si abondamment pourvues. Non loin de ce gisement se trouvaient les gisements de charbon de terre déjà exploités par les colons. De là, grande facilité pour le traitement du minerai, puisque les éléments de la fabrication se trouvaient rapprochés.

C'est même ce qui fait la prodigieuse richesse des exploitations du Royaume-Uni, où la houille sert à fabriquer le métal extrait du même sol et en même temps qu'elle.

«Alors, monsieur Cyrus, lui dit Pencroff, nous allons travailler le minerai de fer?

— Oui, mon ami, répondit l'ingénieur, et, pour cela, — ce qui ne vous déplaira pas, — nous commencerons par faire sur l'îlot la chasse aux phoques.

— La chasse aux phoques! s'écria le marin en se retournant vers Gédéon Spilett. Il faut donc du phoque pour fabriquer du fer?

— Puisque Cyrus le dit!» répondit le reporter.

Mais l'ingénieur avait déjà quitté les Cheminées, et Pencroff se prépara à la chasse aux phoques, sans avoir obtenu d'autre explication.

Bientôt Cyrus Smith, Harbert, Gédéon Spilett, Nab et le marin étaient réunis sur la grève, en un point où le canal laissait une sorte de passage guéable à mer basse. La marée était au plus bas du reflux, et les chasseurs purent traverser le canal sans se mouiller plus haut que le genou.

Cyrus Smith mettait donc pour la première fois le pied sur l'îlot, et ses compagnons pour la seconde fois, puisque c'était là que le ballon les avait jetés tout d'abord.

À leur débarquement, quelques centaines de pingouins les regardèrent d'un œil candide. Les colons, armés de bâtons, auraient pu facilement les tuer, mais ils ne songèrent pas à se livrer à ce massacre deux fois inutile, car il importait de ne point effrayer les amphibies, qui étaient couchés sur le sable, à quelques encablures. Ils respectèrent aussi certains manchots très innocents, dont les ailes, réduites à l'état de moignons, s'aplatissaient en forme de nageoires, garnies de plumes d'apparence squammeuse.

Les colons s'avancèrent donc prudemment vers la pointe nord, en marchant sur un sol criblé de petites fondrières, qui formaient autant de nids d'oiseaux aquatiques. Vers l'extrémité de l'îlot apparaissaient de gros points noirs qui nageaient à fleur d'eau.

On eût dit des têtes d'écueils en mouvement.

C'étaient les amphibies qu'il s'agissait de capturer.

Il fallait les laisser prendre terre, car, avec leur bassin étroit, leur poil ras et serré, leur conformation fusiforme, ces phoques, excellents nageurs, sont difficiles à saisir dans la mer, tandis que, sur le sol, leurs pieds courts et palmés ne leur permettent qu'un mouvement de reptation peu rapide.

Pencroff connaissait les habitudes de ces amphibies, et il conseilla d'attendre qu'ils fussent étendus sur le sable, aux rayons de ce soleil qui ne tarderait pas à les plonger dans un profond sommeil.

On manœuvrerait alors de manière à leur couper la retraite et à les frapper aux naseaux.

Les chasseurs se dissimulèrent donc derrière les roches du littoral, et ils attendirent silencieusement. Une heure se passa, avant que les phoques fussent venus s'ébattre sur le sable. On en comptait une demi-douzaine. Pencroff et Harbert se détachèrent alors, afin de tourner la pointe de l'îlot, de manière à les prendre à revers et à leur couper la retraite. Pendant ce temps, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Nab, rampant le long des roches, se glissaient vers le futur théâtre du combat.

Tout à coup, la haute taille du marin se développa.

Pencroff poussa un cri. L'ingénieur et ses deux compagnons se jetèrent en toute hâte entre la mer et les phoques. Deux de ces animaux, vigoureusement frappés, restèrent morts sur le sable, mais les autres purent regagner la mer et prendre le large.

«Les phoques demandés, monsieur Cyrus! dit le marin en s'avançant vers l'ingénieur.

— Bien, répondit Cyrus Smith. Nous en ferons des soufflets de forge!

— Des soufflets de forge! s'écria Pencroff. Eh bien! voilà des phoques qui ont de la chance!»

C'était, en effet, une machine soufflante, nécessaire pour le traitement du minerai, que l'ingénieur comptait fabriquer avec la peau de ces amphibies. Ils étaient de moyenne taille, car leur longueur ne dépassait pas six pieds, et, par la tête, ils ressemblaient à des chiens.

Comme il était inutile de se charger d'un poids aussi considérable que celui de ces deux animaux, Nab et Pencroff résolurent de les dépouiller sur place, tandis que Cyrus Smith et le reporter achèveraient d'explorer l'îlot.

Le marin et le nègre se tirèrent adroitement de leur opération, et, trois heures après, Cyrus Smith avait à sa disposition deux peaux de phoque, qu'il comptait utiliser dans cet état, et sans leur faire subir aucun tannage.

Les colons durent attendre que la mer eût rebaissé, et, traversant le canal, ils rentrèrent aux Cheminées.

Ce ne fut pas un petit travail que celui de tendre ces peaux sur des cadres de bois destinés à maintenir leur écartement, et de les coudre au moyen de fibres, de manière à pouvoir y emmagasiner l'air sans laisser trop de fuites. Il fallut s'y reprendre à plusieurs fois. Cyrus Smith n'avait à sa disposition que les deux lames d'acier provenant du collier de Top, et, cependant, il fut si adroit, ses compagnons l'aidèrent avec tant d'intelligence, que, trois jours après, l'outillage de la petite colonie s'était augmenté d'une machine soufflante, destinée à injecter l'air au milieu du minerai lorsqu'il serait traité par la chaleur, — condition indispensable pour la réussite de l'opération.

Ce fut le 20 avril, dès le matin, que commença «la période métallurgique», ainsi que l'appela le reporter dans ses notes. L'ingénieur était décidé, on le sait, à opérer sur le gisement même de houille et de minerai. Or, d'après ses observations, ces gisements étaient situés au bas des contreforts nord-est du mont Franklin, c'est-à-dire à une distance de six milles. Il ne fallait donc pas songer à revenir chaque jour aux Cheminées, et il fut convenu que la petite colonie camperait sous une hutte de branchages, de manière que l'importante opération fût suivie nuit et jour.

Ce projet arrêté, on partit dès le matin. Nab et Pencroff traînaient sur une claie la machine soufflante, et une certaine quantité de provisions végétales et animales, que, d'ailleurs, on renouvellerait en route.

Le chemin suivi fut celui des bois du Jacamar, que l'on traversa obliquement du sud-est au nord-ouest, et dans leur partie la plus épaisse. Il fallut se frayer une route, qui devait former, par la suite, l'artère la plus directe entre le plateau de Grande-vue et le mont Franklin. Les arbres, appartenant aux espèces déjà reconnues, étaient magnifiques. Harbert en signala de nouveaux, entre autres, des dragonniers, que Pencroff traita de «poireaux prétentieux», — car, en dépit de leur taille, ils étaient de cette même famille des liliacées que l'oignon, la civette, l'échalote ou l'asperge. Ces dragonniers pouvaient fournir des racines ligneuses, qui, cuites, sont excellentes, et qui, soumises à une certaine fermentation, donnent une très agréable liqueur. On en fit provision.

Ce cheminement à travers le bois fut long. Il dura la journée entière, mais cela permit d'observer la faune et la flore. Top, plus spécialement chargé de la faune, courait à travers les herbes et les broussailles, faisant lever indistinctement toute espèce de gibier. Harbert et Gédéon Spilett tuèrent deux kangourous à coups de flèche, et de plus un animal qui ressemblait fort à un hérisson et à un fourmilier: au premier, parce qu'il se roulait en boule et se hérissait de piquants; au second, parce qu'il avait des ongles fouisseurs, un museau long et grêle que terminait un bec d'oiseau, et une langue extensible, garnie de petites épines qui lui servaient à retenir les insectes.

«Et quand il sera dans le pot-au-feu, fit naturellement observer Pencroff, à quoi ressemblera-t-il?

— À un excellent morceau de bœuf, répondit Harbert.

— Nous ne lui en demanderons pas davantage», répondit le marin.

Pendant cette excursion, on aperçut quelques sangliers sauvages, qui ne cherchèrent point à attaquer la petite troupe, et il ne semblait pas que l'on dût rencontrer de fauves redoutables, quand, dans un épais fourré, le reporter crut voir, à quelques pas de lui, entre les premières branches d'un arbre, un animal qu'il prit pour un ours, et qu'il se mit à dessiner tranquillement. Très heureusement pour Gédéon Spilett, l'animal en question n'appartenait point à cette redoutable famille des plantigrades. Ce n'était qu'un «koula», plus connu sous le nom de «paresseux», qui avait la taille d'un grand chien, le poil hérissé et de couleur sale, les pattes armées de fortes griffes, ce qui lui permettait de grimper aux arbres et de se nourrir de feuilles. Vérification faite de l'identité dudit animal, qu'on ne dérangea point de ses occupations, Gédéon Spilett effaça «ours» de la légende de son croquis, mit «koula» à la place, et la route fut reprise.

À cinq heures du soir, Cyrus Smith donnait le signal de halte. Il se trouvait en dehors de la forêt, à la naissance de ces puissants contreforts qui étançonnaient le mont Franklin vers l'est. À quelques centaines de pas coulait le Creek-Rouge, et, par conséquent, l'eau potable n'était pas loin.

Le campement fut aussitôt organisé. En moins d'une heure, sur la lisière de la forêt, entre les arbres, une hutte de branchages entremêlés de lianes et empâtés de terre glaise, offrit une retraite suffisante. On remit au lendemain les recherches géologiques. Le souper fut préparé, un bon feu flamba devant la hutte, la broche tourna, et à huit heures, tandis que l'un des colons veillait pour entretenir le foyer, au cas où quelque bête dangereuse aurait rôdé aux alentours, les autres dormaient d'un bon sommeil.

Le lendemain, 21 avril, Cyrus Smith, accompagné d'Harbert, alla rechercher ces terrains de formation ancienne sur lesquels il avait déjà trouvé un échantillon de minerai. Il rencontra le gisement à fleur de terre, presque aux sources même du creek, au pied de la base latérale de l'un de ces contreforts du nord-est. Ce minerai, très riche en fer, enfermé dans sa gangue fusible, convenait parfaitement au mode de réduction que l'ingénieur comptait employer, c'est-à-dire la méthode catalane, mais simplifiée, ainsi qu'on l'emploie en Corse. En effet, la méthode catalane proprement dite exige la construction de fours et de creusets, dans lesquels le minerai et le charbon, placés par couches alternatives, se transforment et se réduisent. Mais Cyrus Smith prétendait économiser ces constructions, et voulait former tout simplement, avec le minerai et le charbon, une masse cubique au centre de laquelle il dirigerait le vent de son soufflet. C'était le procédé employé, sans doute, par Tubal-Caïn et les premiers métallurgistes du monde habité. Or, ce qui avait réussi avec les petits-fils d'Adam, ce qui donnait encore de bons résultats dans les contrées riches en minerai et en combustible, ne pouvait que réussir dans les circonstances où se trouvaient les colons de l'île Lincoln.

Ainsi que le minerai, la houille fut récoltée, sans peine et non loin, à la surface du sol. On cassa préalablement le minerai en petits morceaux, et on le débarrassa à la main des impuretés qui souillaient sa surface. Puis, charbon et minerai furent disposés en tas et par couches successives, — ainsi que fait le charbonnier du bois qu'il veut carboniser. De cette façon, sous l'influence de l'air projeté par la machine soufflante, le charbon devait se transformer en acide carbonique, puis en oxyde de carbone, chargé de réduire l'oxyde de fer, c'est-à-dire d'en dégager l'oxygène.

Ainsi l'ingénieur procéda-t-il. Le soufflet de peaux de phoque, muni à son extrémité d'un tuyau en terre réfractaire, qui avait été préalablement fabriqué au four à poteries, fut établi près du tas de minerai. Mû par un mécanisme dont les organes consistaient en châssis, cordes de fibres et contre-poids, il lança dans la masse une provision d'air qui, tout en élevant la température, concourut aussi à la transformation chimique qui devait donner du fer pur.

L'opération fut difficile. Il fallut toute la patience, toute l'ingéniosité des colons pour la mener à bien; mais enfin elle réussit, et le résultat définitif fut une loupe de fer, réduite à l'état d'éponge, qu'il fallut cingler et corroyer, c'est-à-dire forger, pour en chasser la gangue liquéfiée. Il était évident que le premier marteau manquait à ces forgerons improvisés; mais, en fin de compte, ils se trouvaient dans les mêmes conditions où avait été le premier métallurgiste, et ils firent ce que dut faire celui-ci.

La première loupe, emmanchée d'un bâton, servit de marteau pour forger la seconde sur une enclume de granit, et on arriva à obtenir un métal grossier, mais utilisable. Enfin, après bien des efforts, bien des fatigues, le 25 avril, plusieurs barres de fer étaient forgées, et se transformaient en outils, pinces, tenailles, pics, pioches, etc...., que Pencroff et Nab déclaraient être de vrais bijoux.

Mais ce métal, ce n'était pas à l'état de fer pur qu'il pouvait rendre de grands services, c'était surtout à l'état d'acier. Or, l'acier est une combinaison de fer et de charbon que l'on tire, soit de la fonte, en enlevant à celle-ci l'excès de charbon, soit du fer, en ajoutant à celui-ci le charbon qui lui manque. Le premier, obtenu par la décarburation de la fonte, donne l'acier naturel ou puddlé; le second, produit par la carburation du fer, donne l'acier de cémentation.

C'était donc ce dernier que Cyrus Smith devait chercher à fabriquer de préférence, puisqu'il possédait le fer à l'état pur. Il y réussit en chauffant le métal avec du charbon en poudre dans un creuset fait en terre réfractaire.

Puis, cet acier, qui est malléable à chaud et à froid, il le travailla au marteau. Nab et Pencroff, habilement dirigés, firent des fers de hache, lesquels, chauffés au rouge, et plongés brusquement dans l'eau froide, acquirent une trempe excellente.

D'autres instruments, façonnés grossièrement, il va sans dire, furent ainsi fabriqués, lames de rabot, haches, hachettes, bandes d'acier qui devaient être transformées en scies, ciseaux de charpentier, puis, des fers de pioche, de pelle, de pic, des marteaux, des clous, etc. Enfin, le 5 mai, la première période métallurgique était achevée, les forgerons rentraient aux Cheminées, et de nouveaux travaux allaient les autoriser bientôt à prendre une qualification nouvelle.

CHAPITRE XVI

On était au 6 mai, jour qui correspond au 6 novembre des contrées de l'hémisphère boréal. Le ciel s'embrumait depuis quelques jours, et il importait de prendre certaines dispositions en vue d'un hivernage. Toutefois, la température ne s'était pas encore abaissée sensiblement, et un thermomètre centigrade, transporté à l'île Lincoln, eût encore marqué une moyenne de dix à douze degrés au-dessus de zéro. Cette moyenne ne saurait surprendre, puisque l'île Lincoln, située très vraisemblablement entre le trente-cinquième et le quarantième parallèle, devait se trouver soumise, dans l'hémisphère sud, aux mêmes conditions climatériques que la Sicile ou la Grèce dans l'hémisphère nord. Mais, de même que la Grèce ou la Sicile éprouvent des froids violents, qui produisent neige et glace, de même l'île Lincoln subirait sans doute, dans la période la plus accentuée de l'hiver, certains abaissements de température contre lesquels il convenait de se prémunir. En tout cas, si le froid ne menaçait pas encore, la saison des pluies était prochaine, et sur cette île isolée, exposée à toutes les intempéries du large, en plein océan Pacifique, les mauvais temps devaient être fréquents, et probablement terribles.

La question d'une habitation plus confortable que les Cheminées dut donc être sérieusement méditée et promptement résolue.

Pencroff, naturellement, avait quelque prédilection pour cette retraite qu'il avait découverte; mais il comprit bien qu'il fallait en chercher une autre.

Déjà les Cheminées avaient été visitées par la mer, dans des circonstances dont on se souvient, et on ne pouvait s'exposer de nouveau à pareil accident.

«D'ailleurs, ajouta Cyrus Smith, qui, ce jour-là, causait de ces choses avec ses compagnons, nous avons quelques précautions à prendre.

— Pourquoi? L'île n'est point habitée, dit le reporter.

— Cela est probable, répondit l'ingénieur, bien que nous ne l'ayons pas explorée encore dans son entier; mais si aucun être humain ne s'y trouve, je crains que les animaux dangereux n'y abondent. Il convient donc de se mettre à l'abri d'une agression possible, et de ne pas obliger l'un de nous à veiller chaque nuit pour entretenir un foyer allumé. Et puis, mes amis, il faut tout prévoir. Nous sommes ici dans une partie du Pacifique souvent fréquentée par les pirates malais...

— Quoi, dit Harbert, à une telle distance de toute terre?

— Oui, mon enfant, répondit l'ingénieur. Ces pirates sont de hardis marins aussi bien que des malfaiteurs redoutables, et nous devons prendre nos mesures en conséquence.

— Eh bien, répondit Pencroff, nous nous fortifierons contre les sauvages à deux et à quatre pattes. Mais, monsieur Cyrus, ne serait-il pas à propos d'explorer l'île dans toutes ses parties avant de rien entreprendre?

— Cela vaudrait mieux, ajouta Gédéon Spilett. Qui sait si nous ne trouverons pas sur la côte opposée une de ces cavernes que nous avons inutilement cherchées sur celle-ci?

— Cela est vrai, répondit l'ingénieur, mais vous oubliez, mes amis, qu'il convient de nous établir dans le voisinage d'un cours d'eau, et que, du sommet du mont Franklin, nous n'avons aperçu vers l'ouest ni ruisseau ni rivière. Ici, au contraire, nous sommes placés entre la Mercy et le lac Grant, avantage considérable qu'il ne faut pas négliger. Et, de plus, cette côte, orientée à l'est, n'est pas exposée comme l'autre aux vents alizés, qui soufflent du nord-ouest dans cet hémisphère.

— Alors, monsieur Cyrus, répondit le marin, construisons une maison sur les bords du lac. Ni les briques, ni les outils ne nous manquent maintenant.

Après avoir été briquetiers, potiers, fondeurs, forgerons, nous saurons bien être maçons, que diable!

— Oui, mon ami, mais avant de prendre une décision, il faut chercher. Une demeure dont la nature aurait fait tous les frais nous épargnerait bien du travail, et elle nous offrirait sans doute une retraite plus sûre encore, car elle serait aussi bien défendue contre les ennemis du dedans que contre ceux du dehors.

— En effet, Cyrus, répondit le reporter, mais nous avons déjà examiné tout ce massif granitique de la côte, et pas un trou, pas même une fente!

— Non, pas une! ajouta Pencroff. Ah! si nous avions pu creuser une demeure dans ce mur, à une certaine hauteur, de manière à la mettre hors d'atteinte, voilà qui eût été convenable! Je vois cela d'ici, sur la façade qui regarde la mer, cinq ou six chambres...

— Avec des fenêtres pour les éclairer! dit Harbert en riant.

— Et un escalier pour y monter! ajouta Nab.

— Vous riez, s'écria le marin, et pourquoi donc? Qu'y a-t-il d'impossible à ce que je propose? Est-ce que nous n'avons pas des pics et des pioches? Est-ce que M Cyrus ne saura pas fabriquer de la poudre pour faire sauter la mine? N'est-il pas vrai, monsieur Cyrus, que vous ferez de la poudre le jour où il nous en faudra?»

Cyrus Smith avait écouté l'enthousiaste Pencroff, développant ses projets un peu fantaisistes.

Attaquer cette masse de granit, même à coups de mine, c'était un travail herculéen, et il était vraiment fâcheux que la nature n'eût pas fait le plus dur de la besogne. Mais l'ingénieur ne répondit au marin qu'en proposant d'examiner plus attentivement la muraille, depuis l'embouchure de la rivière jusqu'à l'angle qui la terminait au nord.

On sortit donc, et l'exploration fut faite, sur une étendue de deux milles environ, avec un soin extrême. Mais, en aucun endroit, la paroi, unie et droite, ne laissa voir une cavité quelconque. Les nids des pigeons de roche qui voletaient à sa cime n'étaient, en réalité, que des trous forés à la crête même et sur la lisière irrégulièrement découpée du granit.

C'était une circonstance fâcheuse, et, quant à attaquer ce massif, soit avec le pic, soit avec la poudre, pour y pratiquer une excavation suffisante, il n'y fallait point songer. Le hasard avait fait que, sur toute cette partie du littoral, Pencroff avait découvert le seul abri provisoirement habitable, c'est-à-dire ces Cheminées qu'il s'agissait pourtant d'abandonner.

L'exploration achevée, les colons se trouvaient alors à l'angle nord de la muraille, où elle se terminait par ces pentes allongées qui venaient mourir sur la grève. Depuis cet endroit jusqu'à son extrême limite à l'ouest, elle ne formait plus qu'une sorte de talus, épaisse agglomération de pierres, de terres et de sable, reliés par des plantes, des arbrisseaux et des herbes, incliné sous un angle de quarante-cinq degrés seulement. Çà et là, le granit perçait encore, et sortait par pointes aiguës de cette sorte de falaise. Des bouquets d'arbres s'étageaient sur ses pentes, et une herbe assez épaisse la tapissait. Mais l'effort végétatif n'allait pas plus loin, et une longue plaine de sables, qui commençait au pied du talus, s'étendait jusqu'au littoral.

Cyrus Smith pensa, non sans raison, que ce devait être de ce côté que le trop-plein du lac s'épanchait sous forme de cascade. En effet, il fallait nécessairement que l'excès d'eau fourni par le Creek-Rouge se perdît en un point quelconque. Or, ce point, l'ingénieur ne l'avait encore trouvé sur aucune portion des rives déjà explorées, c'est-à-dire depuis l'embouchure du ruisseau, à l'ouest, jusqu'au plateau de Grande-vue.

L'ingénieur proposa donc à ses compagnons de gravir le talus qu'ils observaient alors, et de revenir aux Cheminées par les hauteurs, en explorant les rives septentrionales et orientales du lac.

La proposition fut acceptée, et, en quelques minutes, Harbert et Nab étaient arrivés au plateau supérieur. Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff les suivirent d'un pas plus posé.

À deux cents pieds, à travers le feuillage, la belle nappe d'eau resplendissait sous les rayons solaires.

Le paysage était charmant en cet endroit. Les arbres, aux tons jaunis, se groupaient merveilleusement pour le régal des yeux. Quelques vieux troncs énormes, abattus par l'âge, tranchaient, par leur écorce noirâtre, sur le tapis verdoyant qui recouvrait le sol. Là caquetait tout un monde de kakatoès bruyants, véritables prismes mobiles, qui sautaient d'une branche à l'autre. On eût dit que la lumière n'arrivait plus que décomposée à travers cette singulière ramure.

Les colons, au lieu de gagner directement la rive nord du lac, contournèrent la lisière du plateau, de manière à rejoindre l'embouchure du creek sur sa rive gauche. C'était un détour d'un mille et demi au plus. La promenade était facile, car les arbres, largement espacés, laissaient entre eux un libre passage. On sentait bien que, sur cette limite, s'arrêtait la zone fertile, et la végétation s'y montrait moins vigoureuse que dans toute la partie comprise entre les cours du creek et de la Mercy.

Cyrus Smith et ses compagnons ne marchaient pas sans une certaine circonspection sur ce sol nouveau pour eux. Arcs, flèches, bâtons emmanchés d'un fer aigu, c'étaient là leurs seules armes.

Cependant, aucun fauve ne se montra, et il était probable que ces animaux fréquentaient plutôt les épaisses forêts du sud; mais les colons eurent la désagréable surprise d'apercevoir Top s'arrêter devant un serpent de grande taille, qui mesurait quatorze à quinze pieds de longueur. Nab l'assomma d'un coup de bâton. Cyrus Smith examina ce reptile, et déclara qu'il n'était pas venimeux, car il appartenait à l'espèce des serpents-diamants dont les indigènes se nourrissent dans la Nouvelle-Galle du Sud. Mais il était possible qu'il en existât d'autres dont la morsure est mortelle, tels que ces vipères-sourdes, à queue fourchue, qui se redressent sous le pied, ou ces serpents ailés, munis de deux oreillettes qui leur permettent de s'élancer avec une rapidité extrême.

Top, le premier moment de surprise passé, donnait la chasse aux reptiles avec un acharnement qui faisait craindre pour lui. Aussi son maître le rappelait-il constamment.

L'embouchure du Creek-Rouge, à l'endroit où il se jetait dans le lac, fut bientôt atteinte. Les explorateurs reconnurent sur la rive opposée le point qu'ils avaient déjà visité en descendant du mont Franklin. Cyrus Smith constata que le débit d'eau du creek était assez considérable; il était donc nécessaire qu'en un endroit quelconque, la nature eût offert un déversoir au trop-plein du lac. C'était ce déversoir qu'il s'agissait de découvrir, car, sans doute, il formait une chute dont il serait possible d'utiliser la puissance mécanique.

Les colons, marchant à volonté, mais sans trop s'écarter les uns des autres, commencèrent donc à contourner la rive du lac, qui était très accore.

Les eaux semblaient extrêmement poissonneuses, et Pencroff se promit bien de fabriquer quelques engins de pêche afin de les exploiter.

Il fallut d'abord doubler la pointe aiguë du nord-est. On eût pu supposer que la décharge des eaux s'opérait en cet endroit, car l'extrémité du lac venait presque affleurer la lisière du plateau. Mais il n'en était rien, et les colons continuèrent d'explorer la rive, qui, après une légère courbure, redescendait parallèlement au littoral. De ce côté, la berge était moins boisée, mais quelques bouquets d'arbres, semés çà et là, ajoutaient au pittoresque du paysage. Le lac Grant apparaissait alors dans toute son étendue, et aucun souffle ne ridait la surface de ses eaux. Top, en battant les broussailles, fit lever des bandes d'oiseaux divers, que Gédéon Spilett et Harbert saluèrent de leurs flèches. Un de ces volatiles fut même adroitement atteint par le jeune garçon, et tomba au milieu d'herbes marécageuses. Top se précipita vers lui, et rapporta un bel oiseau nageur, couleur d'ardoise, à bec court, à plaque frontale très développée, aux doigts élargis par une bordure festonnée, aux ailes bordées d'un liséré blanc. C'était un «foulque», de la taille d'une grosse perdrix, appartenant à ce groupe des macrodactyles qui forme la transition entre l'ordre des échassiers et celui des palmipèdes. Triste gibier, en somme, et d'un goût qui devait laisser à désirer. Mais Top se montrerait sans doute moins difficile que ses maîtres, et il fut convenu que le foulque servirait à son souper.

Les colons suivaient alors la rive orientale du lac, et ils ne devaient pas tarder à atteindre la portion déjà reconnue. L'ingénieur était fort surpris, car il ne voyait aucun indice d'écoulement du trop-plein des eaux. Le reporter et le marin causaient avec lui, et il ne leur dissimulait point son étonnement. En ce moment, Top, qui avait été fort calme jusqu'alors, donna des signes d'agitation.

L'intelligent animal allait et venait sur la berge, s'arrêtait soudain, et regardait les eaux, une patte levée, comme s'il eût été en arrêt sur quelque gibier invisible; puis, il aboyait avec fureur, en quêtant, pour ainsi dire, et se taisait subitement.

Ni Cyrus Smith, ni ses compagnons n'avaient d'abord fait attention à ce manège de Top; mais les aboiements du chien devinrent bientôt si fréquents, que l'ingénieur s'en préoccupa.

«Qu'est-ce qu'il y a, Top?» demanda-t-il.

Le chien fit plusieurs bonds vers son maître, en laissant voir une inquiétude véritable, et il s'élança de nouveau vers la berge. Puis, tout à coup, il se précipita dans le lac.

«Ici, Top! cria Cyrus Smith, qui ne voulait pas laisser son chien s'aventurer sur ces eaux suspectes.

— Qu'est-ce qui se passe donc là-dessous? demanda Pencroff en examinant la surface du lac.

— Top aura senti quelque amphibie, répondit Harbert.

— Un alligator, sans doute? dit le reporter.

— Je ne le pense pas, répondit Cyrus Smith. Les alligators ne se rencontrent que dans les régions moins élevées en latitude.»

Cependant, Top était revenu à l'appel de son maître, et avait regagné la berge; mais il ne pouvait rester en repos; il sautait au milieu des grandes herbes, et, son instinct le guidant, il semblait suivre quelque être invisible qui se serait glissé sous les eaux du lac, en en rasant les bords. Cependant, les eaux étaient calmes, et pas une ride n'en troublait la surface. Plusieurs fois, les colons s'arrêtèrent sur la berge, et ils observèrent avec attention. Rien n'apparut. Il y avait là quelque mystère.

L'ingénieur était fort intrigué.

«Poursuivons jusqu'au bout cette exploration», dit-il.

Une demi-heure après, ils étaient tous arrivés à l'angle sud-est du lac et se retrouvaient sur le plateau même de Grande-vue. À ce point, l'examen des rives du lac devait être considéré comme terminé, et, cependant, l'ingénieur n'avait pu découvrir par où et comment s'opérait la décharge des eaux.

«Pourtant, ce déversoir existe, répétait-il, et puisqu'il n'est pas extérieur, il faut qu'il soit creusé à l'intérieur du massif granitique de la côte!

— Mais quelle importance attachez-vous à savoir cela, mon cher Cyrus? demanda Gédéon Spilett.

— Une assez grande, répondit l'ingénieur, car si l'épanchement se fait à travers le massif, il est possible qu'il s'y trouve quelque cavité, qu'il eût été facile de rendre habitable après avoir détourné les eaux.

— Mais n'est-il pas possible, monsieur Cyrus, que les eaux s'écoulent par le fond même du lac, dit Harbert, et qu'elles aillent à la mer par un conduit souterrain?

— Cela peut être, en effet, répondit l'ingénieur, et, si cela est, nous serons obligés de bâtir notre maison nous-mêmes, puisque la nature n'a pas fait les premiers frais de construction.»

Les colons se disposaient donc à traverser le plateau pour regagner les Cheminées, car il était cinq heures du soir, quand Top donna de nouveaux signes d'agitation. Il aboyait avec rage, et, avant que son maître eût pu le retenir, il se précipita une seconde fois dans le lac.

Tous coururent vers la berge. Le chien en était déjà à plus de vingt pieds, et Cyrus Smith le rappelait vivement, quand une tête énorme émergea de la surface des eaux, qui ne paraissaient pas être profondes en cet endroit.

Harbert reconnut aussitôt l'espèce d'amphibie auquel appartenait cette tête conique à gros yeux, que décoraient des moustaches à longs poils soyeux.

«Un lamantin!» s'écria-t-il.

Ce n'était pas un lamantin, mais un spécimen de cette espèce, comprise dans l'ordre des cétacés, qui porte le nom de «dugong», car ses narines étaient ouvertes à la partie supérieure de son museau.

L'énorme animal s'était précipité sur le chien, qui voulut vainement l'éviter en revenant vers la berge. Son maître ne pouvait rien pour le sauver, et avant même qu'il fût venu à la pensée de Gédéon Spilett ou d'Harbert d'armer leurs arcs, Top, saisi par le dugong, disparaissait sous les eaux.

Nab, son épieu ferré à la main, voulut se jeter au secours du chien, décidé à s'attaquer au formidable animal jusque dans son élément.

«Non, Nab», dit l'ingénieur, en retenant son courageux serviteur.

Cependant, une lutte se passait sous les eaux, lutte inexplicable, car, dans ces conditions, Top ne pouvait évidemment pas résister, lutte qui devait être terrible, on le voyait aux bouillonnements de la surface, lutte, enfin, qui ne pouvait se terminer que par la mort du chien! Mais soudain, au milieu d'un cercle d'écume, on vit reparaître Top. Lancé en l'air par quelque force inconnue, il s'éleva à dix pieds au-dessus de la surface du lac, retomba au milieu des eaux profondément troublées, et eût bientôt regagné la berge sans blessures graves, miraculeusement sauvé.

Cyrus Smith et ses compagnons regardaient sans comprendre. Circonstance non moins inexplicable encore! On eût dit que la lutte continuait encore sous les eaux. Sans doute le dugong, attaqué par quelque puissant animal, après avoir lâché le chien, se battait pour son propre compte.

Mais cela ne dura pas longtemps. Les eaux se rougirent de sang, et le corps du dugong, émergeant d'une nappe écarlate qui se propagea largement, vint bientôt s'échouer sur une petite grève à l'angle sud du lac.

Les colons coururent vers cet endroit. Le dugong était mort. C'était un énorme animal, long de quinze à seize pieds, qui devait peser de trois à quatre mille livres. À son cou s'ouvrait une blessure qui semblait avoir été faite avec une lame tranchante. Quel était donc l'amphibie qui avait pu, par ce coup terrible, détruire le formidable dugong? Personne n'eût pu le dire, et, assez préoccupés de cet incident, Cyrus Smith et ses compagnons rentrèrent aux Cheminées.

CHAPITRE XVII

Le lendemain, 7 mai, Cyrus Smith et Gédéon Spilett, laissant Nab préparer le déjeuner, gravirent le plateau de Grande-vue, tandis que Harbert et Pencroff remontaient la rivière, afin de renouveler la provision de bois.

L'ingénieur et le reporter arrivèrent bientôt à cette petite grève, située à la pointe sud du lac, et sur laquelle l'amphibie était resté échoué. Déjà des bandes d'oiseaux s'étaient abattus sur cette masse charnue, et il fallut les chasser à coups de pierres, car Cyrus Smith désirait conserver la graisse du dugong et l'utiliser pour les besoins de la colonie.

Quant à la chair de l'animal, elle ne pouvait manquer de fournir une nourriture excellente, puisque, dans certaines régions de la Malaisie, elle est spécialement réservée à la table des princes indigènes. Mais cela, c'était l'affaire de Nab. En ce moment, Cyrus Smith avait en tête d'autres pensées. L'incident de la veille ne s'était point effacé de son esprit et ne laissait pas de le préoccuper. Il aurait voulu percer le mystère de ce combat sous-marin, et savoir quel congénère des mastodontes ou autres monstres marins avait fait au dugong une si étrange blessure.

Il était donc là, sur le bord du lac, regardant, observant, mais rien n'apparaissait sous les eaux tranquilles, qui étincelaient aux premiers rayons du soleil. Sur cette petite grève qui supportait le corps du dugong, les eaux étaient peu profondes; mais, à partir de ce point, le fond du lac s'abaissait peu à peu, et il était probable qu'au centre, la profondeur devait être considérable. Le lac pouvait être considéré comme une large vasque, qui avait été remplie par les eaux du Creek-Rouge.

«Eh bien, Cyrus, demanda le reporter, il me semble que ces eaux n'offrent rien de suspect?

— Non, mon cher Spilett, répondit l'ingénieur, et je ne sais vraiment comment expliquer l'incident d'hier!

— J'avoue, reprit Gédéon Spilett, que la blessure faite à cet amphibie est au moins étrange, et je ne saurais expliquer davantage comment il a pu se faire que Top ait été si vigoureusement rejeté hors des eaux? On croirait vraiment que c'est un bras puissant qui l'a lancé ainsi, et que ce même bras, armé d'un poignard, a ensuite donné la mort au dugong!

— Oui, répondit l'ingénieur, qui était devenu pensif. Il y a là quelque chose que je ne puis comprendre. Mais comprenez-vous davantage, mon cher Spilett, de quelle manière j'ai été sauvé moi-même, comment j'ai pu être arraché des flots et transporté dans les dunes? Non, n'est-il pas vrai? Aussi je pressens là quelque mystère que nous découvrirons sans doute un jour. Observons donc, mais n'insistons pas devant nos compagnons sur ces singuliers incidents. Gardons nos remarques pour nous et continuons notre besogne.»

On le sait, l'ingénieur n'avait encore pu découvrir par où s'échappait le trop-plein du lac, mais comme il n'avait vu nul indice qu'il débordât jamais, il fallait nécessairement qu'un déversoir existât quelque part. Or, précisément, Cyrus Smith fut assez surpris de distinguer un courant assez prononcé qui se faisait sentir en cet endroit. Il jeta quelques petits morceaux de bois, et vit qu'ils se dirigeaient vers l'angle sud. Il suivit ce courant, en marchant sur la berge, et il arriva à la pointe méridionale du lac.

Là se produisait une sorte de dépression des eaux, comme si elles se fussent brusquement perdues dans quelque fissure du sol.

Cyrus Smith écouta, en mettant son oreille au niveau du lac, et il entendit très distinctement le bruit d'une chute souterraine.

«C'est là, dit-il en se relevant, là que s'opère la décharge des eaux, là, sans doute, que par un conduit creusé dans le massif de granit elles s'en vont rejoindre la mer, à travers quelques cavités que nous saurions utiliser à notre profit! Eh bien! je le saurai!»

L'ingénieur coupa une longue branche, il la dépouilla de ses feuilles, et, en la plongeant à l'angle des deux rives, il reconnut qu'il existait un large trou ouvert à un pied seulement au-dessous de la surface des eaux. Ce trou, c'était l'orifice du déversoir vainement cherché jusqu'alors, et la force du courant y était telle, que la branche fut arrachée des mains de l'ingénieur et disparut.

«Il n'y a plus à douter maintenant, répéta Cyrus Smith. Là est l'orifice du déversoir, et cet orifice, je le mettrai à découvert.

— Comment? demanda Gédéon Spilett.

— En abaissant de trois pieds le niveau des eaux du lac.

— Et comment abaisser leur niveau?

— En leur ouvrant une autre issue plus vaste que celle-ci.

— En quel endroit, Cyrus?

— Sur la partie de la rive qui se rapproche le plus près de la côte.

— Mais c'est une rive de granit! fit observer le reporter.

— Eh bien, répondit Cyrus Smith, je le ferai sauter, ce granit, et les eaux, en s'échappant, baisseront de manière à découvrir cet orifice...

— Et formeront une chute en tombant sur la grève, ajouta le reporter.

— Une chute que nous utiliserons! répondit Cyrus. Venez, venez!»

L'ingénieur entraîna son compagnon, dont la confiance en Cyrus Smith était telle qu'il ne doutait pas que l'entreprise ne réussît. Et pourtant, cette rive de granit, comment l'ouvrir, comment, sans poudre et avec des instruments imparfaits, désagréger ces roches? N'était-ce pas un travail au-dessus de ses forces, auquel l'ingénieur allait s'acharner?

Quand Cyrus Smith et le reporter rentrèrent aux Cheminées, ils y trouvèrent Harbert et Pencroff occupés à décharger leur train de bois.

«Les bûcherons vont avoir fini, monsieur Cyrus, dit le marin en riant, et quand vous aurez besoin de maçons...

— De maçons, non, mais de chimistes, répondit l'ingénieur.

— Oui, ajouta le reporter, nous allons faire sauter l'île...

— Sauter l'île! s'écria Pencroff.

— En partie, du moins! répliqua Gédéon Spilett.

— Écoutez-moi, mes amis», dit l'ingénieur.

Et il leur fit connaître le résultat de ses observations. Suivant lui, une cavité plus ou moins considérable devait exister dans la masse de granit qui supportait le plateau de Grande-vue, et il prétendait pénétrer jusqu'à elle.

Pour ce faire, il fallait tout d'abord dégager l'ouverture par laquelle se précipitaient les eaux, et, par conséquent, abaisser leur niveau en leur procurant une plus large issue. De là, nécessité de fabriquer une substance explosive qui pût pratiquer une forte saignée en un autre point de la rive. C'est ce qu'allait tenter Cyrus Smith au moyen des minéraux que la nature mettait à sa disposition.

Inutile de dire avec quel enthousiasme tous, et plus particulièrement Pencroff, accueillirent ce projet.

Employer les grands moyens, éventrer ce granit, créer une cascade, cela allait au marin! Et il serait aussi bien chimiste que maçon ou bottier, puisque l'ingénieur avait besoin de chimistes. Il serait tout ce qu'on voudrait, «même professeur de danse et de maintien», dit-il à Nab, si cela était jamais nécessaire.

Nab et Pencroff furent tout d'abord chargés d'extraire la graisse du dugong, et d'en conserver la chair, qui était destinée à l'alimentation. Ils partirent aussitôt, sans même demander plus d'explication. La confiance qu'ils avaient en l'ingénieur était absolue. Quelques instants après eux, Cyrus Smith, Harbert et Gédéon Spilett, traînant la claie et remontant la rivière, se dirigeaient vers le gisement de houille où abondaient ces pyrites schisteuses qui se rencontrent, en effet, dans les terrains de transition les plus récents, et dont Cyrus Smith avait déjà rapporté un échantillon.

Toute la journée fut employée à charrier une certaine quantité de ces pyrites aux Cheminées. Le soir, il y en avait plusieurs tonnes.

Le lendemain, 8 mai, l'ingénieur commença ses manipulations. Ces pyrites schisteuses étant composées principalement de charbon, de silice, d'alumine et de sulfure de fer, — celui-ci en excès, — il s'agissait d'isoler le sulfure de fer et de le transformer en sulfate le plus rapidement possible. Le sulfate obtenu, on en extrairait l'acide sulfurique.

C'était en effet le but à atteindre. L'acide sulfurique est un des agents les plus employés, et l'importance industrielle d'une nation peut se mesurer à la consommation qui en est faite. Cet acide serait plus tard d'une utilité extrême aux colons pour la fabrication des bougies, le tannage des peaux, etc., mais en ce moment, l'ingénieur le réservait à un autre emploi.

Cyrus Smith choisit, derrière les Cheminées, un emplacement dont le sol fût soigneusement égalisé. Sur ce sol, il plaça un tas de branchages et de bois haché, sur lequel furent placés des morceaux de schistes pyriteux, arc-boutés les uns contre les autres; puis, le tout fut recouvert d'une mince couche de pyrites, préalablement réduites à la grosseur d'une noix.

Ceci fait, on mit le feu au bois, dont la chaleur se communiqua aux schistes, lesquels s'enflammèrent, puisqu'ils contenaient du charbon et du soufre.

Alors, de nouvelles couches de pyrites concassées furent disposées de manière à former un énorme tas, qui fut extérieurement tapissé de terre et d'herbes, après qu'on y eut ménagé quelques évents, comme s'il se fût agi de carboniser une meule de bois pour faire du charbon.

Puis, on laissa la transformation s'accomplir, et il ne fallait pas moins de dix à douze jours pour que le sulfure de fer fût changé en sulfate de fer et l'alumine en sulfate d'alumine, deux substances également solubles, les autres, silice, charbon brûlé et cendres, ne l'étant pas.

Pendant que s'accomplissait ce travail chimique, Cyrus Smith fit procéder à d'autres opérations. On y mettait plus que du zèle. C'était de l'acharnement.

Nab et Pencroff avaient enlevé la graisse du dugong, qui avait été recueillie dans de grandes jarres de terre. Cette graisse, il s'agissait d'en isoler un de ses éléments, la glycérine, en la saponifiant. Or, pour obtenir ce résultat, il suffisait de la traiter par la soude ou la chaux. En effet, l'une ou l'autre de ces substances, après avoir attaqué la graisse, formerait un savon en isolant la glycérine, et c'était cette glycérine que l'ingénieur voulait précisément obtenir. La chaux ne lui manquait pas, on le sait; seulement le traitement par la chaux ne devait donner que des savons calcaires, insolubles et par conséquent inutiles, tandis que le traitement par la soude fournirait, au contraire, un savon soluble, qui trouverait son emploi dans les nettoyages domestiques.

Or, en homme pratique, Cyrus Smith devait plutôt chercher à obtenir de la soude. Était-ce difficile?

Non, car les plantes marines abondaient sur le rivage, salicornes, ficoïdes, et toutes ces fucacées qui forment les varechs et les goémons. On recueillit donc une grande quantité de ces plantes, on les fit d'abord sécher, puis ensuite brûler dans des fosses en plein air. La combustion de ces plantes fut entretenue pendant plusieurs jours, de manière que la chaleur s'élevât au point d'en fondre les cendres, et le résultat de l'incinération fut une masse compacte, grisâtre, qui est depuis longtemps connue sous le nom de «soude naturelle.»

Ce résultat obtenu, l'ingénieur traita la graisse par la soude, ce qui donna, d'une part, un savon soluble, et, de l'autre, cette substance neutre, la glycérine.

Mais ce n'était pas tout. Il fallait encore à Cyrus Smith, en vue de sa préparation future, une autre substance, l'azotate de potasse, qui est plus connu sous le nom de sel de nitrite ou de salpêtre.

Cyrus Smith aurait pu fabriquer cette substance, en traitant le carbonate de potasse, qui s'extrait facilement des cendres des végétaux, par de l'acide azotique. Mais l'acide azotique lui manquait, et c'était précisément cet acide qu'il voulait obtenir, en fin de compte. Il y avait donc là un cercle vicieux, dont il ne fût jamais sorti.

Très heureusement, cette fois, la nature allait lui fournir le salpêtre, sans qu'il eût d'autre peine que de le ramasser. Harbert en découvrit un gisement dans le nord de l'île, au pied du mont Franklin, et il n'y eut plus qu'à purifier ce sel.

Ces divers travaux durèrent une huitaine de jours. Ils étaient donc achevés, avant que la transformation du sulfure en sulfate de fer eût été accomplie. Pendant les jours qui suivirent, les colons eurent le temps de fabriquer de la poterie réfractaire en argile plastique et de construire un fourneau de briques d'une disposition particulière qui devait servir à la distillation du sulfate de fer, lorsque celui-ci serait obtenu. Tout cela fut achevé vers le 18 mai, à peu près au moment où la transformation chimique se terminait. Gédéon Spilett, Harbert, Nab et Pencroff, habilement guidés par l'ingénieur, étaient devenus les plus adroits ouvriers du monde. La nécessité est, d'ailleurs, de tous les maîtres, celui qu'on écoute le plus et qui enseigne le mieux.

Lorsque le tas de pyrites eut été entièrement réduit par le feu, le résultat de l'opération, consistant en sulfate de fer, sulfate d'alumine, silice, résidu de charbon et cendres, fut déposé dans un bassin rempli d'eau. On agita ce mélange, on le laissa reposer, puis on le décanta, et on obtint un liquide clair, contenant en dissolution du sulfate de fer et du sulfate d'alumine, les autres matières étant restées solides, puisqu'elles étaient insolubles. Enfin, ce liquide s'étant vaporisé en partie, des cristaux de sulfate de fer se déposèrent, et les eaux-mères, c'est-à-dire le liquide non vaporisé, qui contenait du sulfate d'alumine, furent abandonnées.

Cyrus Smith avait donc à sa disposition une assez grande quantité de ces cristaux de sulfate de fer, dont il s'agissait d'extraire l'acide sulfurique.

Dans la pratique industrielle, c'est une coûteuse installation que celle qu'exige la fabrication de l'acide sulfurique. Il faut, en effet, des usines considérables, un outillage spécial, des appareils de platine, des chambres de plomb, inattaquables à l'acide, et dans lesquelles s'opère la transformation, etc. L'ingénieur n'avait point cet outillage à sa disposition, mais il savait qu'en Bohême particulièrement, on fabrique l'acide sulfurique par des moyens plus simples, qui ont même l'avantage de le produire à un degré supérieur de concentration.

C'est ainsi que se fait l'acide connu sous le nom d'acide de Nordhausen.

Pour obtenir l'acide sulfurique, Cyrus Smith n'avait plus qu'une seule opération à faire: calciner en vase clos les cristaux de sulfate de fer, de manière que l'acide sulfurique se distillât en vapeurs, lesquelles vapeurs produiraient ensuite l'acide par condensation.

C'est à cette manipulation que servirent les poteries réfractaires, dans lesquelles furent placés les cristaux, et le four, dont la chaleur devait distiller l'acide sulfurique. L'opération fut parfaitement conduite, et le 20 mai, douze jours après avoir commencé, l'ingénieur était possesseur de l'agent qu'il comptait utiliser plus tard de tant de façons différentes.

Or, pourquoi voulait-il donc avoir cet agent? Tout simplement pour produire l'acide azotique, et cela fut aisé, puisque le salpêtre, attaqué par l'acide sulfurique, lui donna précisément cet acide par distillation.

Mais, en fin de compte, à quoi allait-il employer cet acide azotique? C'est ce que ses compagnons ignoraient encore, car il n'avait pas dit le dernier mot de son travail.

Cependant, l'ingénieur touchait à son but, et une dernière opération lui procura la substance qui avait exigé tant de manipulations.

Après avoir pris de l'acide azotique, il le mit en présence de la glycérine, qui avait été préalablement concentrée par évaporation au bain-marie, et il obtint, même sans employer de mélange réfrigérant, plusieurs pintes d'un liquide huileux et jaunâtre.

Cette dernière opération, Cyrus Smith l'avait faite seul, à l'écart, loin des Cheminées, car elle présentait des dangers d'explosion, et, quand il rapporta un flacon de ce liquide à ses amis, il se contenta de leur dire: «Voilà de la nitro-glycérine!»

C'était, en effet, ce terrible produit, dont la puissance explosible est peut-être décuple de celle de la poudre ordinaire, et qui a déjà causé tant d'accidents! Toutefois, depuis qu'on a trouvé le moyen de le transformer en dynamite, c'est-à-dire de le mélanger avec une substance solide, argile ou sucre, assez poreuse pour le retenir, le dangereux liquide a pu être utilisé avec plus de sécurité. Mais la dynamite n'était pas encore connue à l'époque où les colons opéraient dans l'île Lincoln.

«Et c'est cette liqueur-là qui va faire sauter nos rochers? dit Pencroff d'un air assez incrédule.

— Oui, mon ami, répondit l'ingénieur, et cette nitro-glycérine produira d'autant plus d'effet, que ce granit est extrêmement dur et qu'il opposera une résistance plus grande à l'éclatement.

— Et quand verrons-nous cela, monsieur Cyrus?

— Demain, dès que nous aurons creusé un trou de mine», répondit l'ingénieur.

Le lendemain, — 21 mai, — dès l'aube, les mineurs se rendirent à une pointe qui formait la rive est du lac Grant, et à cinq cents pas seulement de la côte. En cet endroit, le plateau était en contre-bas des eaux, qui n'étaient retenues que par leur cadre de granit. Il était donc évident que si l'on brisait ce cadre, les eaux s'échapperaient par cette issue, et formeraient un ruisseau qui, après avoir coulé à la surface inclinée du plateau, irait se précipiter sur la grève. Par suite, il y aurait abaissement général du niveau du lac, et mise à découvert de l'orifice du déversoir, — ce qui était le but final.

C'était donc le cadre qu'il s'agissait de briser.

Sous la direction de l'ingénieur, Pencroff, armé d'un pic qu'il maniait adroitement et vigoureusement, attaqua le granit sur le revêtement extérieur. Le trou qu'il s'agissait de percer prenait naissance sur une arête horizontale de la rive, et il devait s'enfoncer obliquement, de manière à rencontrer un niveau sensiblement inférieur à celui des eaux du lac. De cette façon, la force explosive, en écartant les roches, permettrait aux eaux de s'épancher largement au dehors et, par suite, de s'abaisser suffisamment.

Le travail fut long, car l'ingénieur, voulant produire un effet formidable, ne comptait pas consacrer moins de dix litres de nitro-glycérine à l'opération. Mais Pencroff, relayé par Nab, fit si bien que, vers quatre heures du soir, le trou de mine était achevé.

Restait la question d'inflammation de la substance explosive. Ordinairement, la nitro-glycérine s'enflamme au moyen d'amorces de fulminate qui, en éclatant, déterminent l'explosion. Il faut, en effet, un choc pour provoquer l'explosion, et, allumée simplement, cette substance brûlerait sans éclater.

Cyrus Smith aurait certainement pu fabriquer une amorce. À défaut de fulminate, il pouvait facilement obtenir une substance analogue au coton-poudre, puisqu'il avait de l'acide azotique à sa disposition.

Cette substance, pressée dans une cartouche, et introduite dans la nitro-glycérine, aurait éclaté au moyen d'une mèche et déterminé l'explosion.

Mais Cyrus Smith savait que la nitro-glycérine a la propriété de détonner au choc. Il résolut donc d'utiliser cette propriété, quitte à employer un autre moyen, si celui-là ne réussissait pas. En effet, le choc d'un marteau sur quelques gouttes de nitro-glycérine, répandues à la surface d'une pierre dure, suffit à provoquer l'explosion. Mais l'opérateur ne pouvait être là, à donner le coup de marteau, sans être victime de l'opération.

Cyrus Smith imagina donc de suspendre à un montant, au-dessus du trou de mine, et au moyen d'une fibre végétale, une masse de fer pesant plusieurs livres. Une autre longue fibre, préalablement soufrée, était attachée au milieu de la première par une de ses extrémités, tandis que l'autre extrémité traînait sur le sol jusqu'à une distance de plusieurs pieds du trou de mine. Le feu étant mis à cette seconde fibre, elle brûlerait jusqu'à ce qu'elle eût atteint la première. Celle-ci, prenant feu à son tour, se romprait, et la masse de fer serait précipitée sur la nitro-glycérine.

Cet appareil fut donc installé; puis l'ingénieur, après avoir fait éloigner ses compagnons, remplit le trou de mine de manière que la nitro-glycérine vînt en affleurer l'ouverture, et il en jeta quelques gouttes à la surface de la roche, au-dessous de la masse de fer déjà suspendue.

Ceci fait, Cyrus Smith prit l'extrémité de la fibre soufrée, il l'alluma, et, quittant la place, il revint retrouver ses compagnons aux Cheminées.

La fibre devait brûler pendant vingt-cinq minutes, et, en effet, vingt-cinq minutes après, une explosion, dont on ne saurait donner l'idée, retentit. Il sembla que toute l'île tremblait sur sa base. Une gerbe de pierres se projeta dans les airs comme si elle eût été vomie par un volcan. La secousse produite par l'air déplacé fut telle, que les roches des Cheminées oscillèrent. Les colons, bien qu'ils fussent à plus de deux milles de la mine, furent renversés sur le sol.

Ils se relevèrent, ils remontèrent sur le plateau, et ils coururent vers l'endroit où la berge du lac devait avoir été éventrée par l'explosion... Un triple hurrah s'échappa de leurs poitrines! Le cadre de granit était fendu sur une large place! Un cours rapide d'eau s'en échappait, courait en écumant à travers le plateau, en atteignait la crête, et se précipitait d'une hauteur de trois cents pieds sur la grève!

CHAPITRE XVIII

Le projet de Cyrus Smith avait réussi; mais, suivant son habitude, sans témoigner aucune satisfaction, les lèvres serrées, le regard fixe, il restait immobile. Harbert était enthousiasmé; Nab bondissait de joie; Pencroff balançait sa grosse tête et murmurait ces mots: «Allons, il va bien notre ingénieur!»

En effet, la nitro-glycérine avait puissamment agi. La saignée, faite au lac, était si importante, que le volume des eaux qui s'échappaient alors par ce nouveau déversoir était au moins triple de celui qui passait auparavant par l'ancien. Il devait donc en résulter que, peu de temps après l'opération, le niveau du lac aurait baissé de deux pieds, au moins.

Les colons revinrent aux Cheminées, afin d'y prendre des pics, des épieux ferrés, des cordes de fibres, un briquet et de l'amadou; puis, ils retournèrent au plateau. Top les accompagnait.

Chemin faisant, le marin ne put s'empêcher de dire à l'ingénieur:

«Mais savez-vous bien, monsieur Cyrus, qu'au moyen de cette charmante liqueur que vous avez fabriquée, on ferait sauter notre île tout entière?

— Sans aucun doute, l'île, les continents, et la terre elle-même, répondit Cyrus Smith. Ce n'est qu'une question de quantité.

— Ne pourriez-vous donc employer cette nitro-glycérine au chargement des armes à feu? demanda le marin.

— Non, Pencroff, car c'est une substance trop brisante. Mais il serait aisé de fabriquer de la poudre-coton, ou même de la poudre ordinaire, puisque nous avons l'acide azotique, le salpêtre, le soufre et le charbon. Malheureusement, ce sont les armes que nous n'avons pas.

— Oh! monsieur Cyrus, répondit le marin, avec un peu de bonne volonté!...»

Décidément, Pencroff avait rayé le mot «impossible» du dictionnaire de l'île Lincoln.

Les colons, arrivés au plateau de Grande-vue, se dirigèrent immédiatement vers la pointe du lac, près de laquelle s'ouvrait l'orifice de l'ancien déversoir, qui, maintenant, devait être à découvert.

Le déversoir serait donc devenu praticable, puisque les eaux ne s'y précipiteraient plus, et il serait facile sans doute d'en reconnaître la disposition intérieure. En quelques instants, les colons avaient atteint l'angle inférieur du lac, et un coup d'œil leur suffit pour constater que le résultat avait été obtenu. En effet, dans la paroi granitique du lac, et maintenant au-dessus du niveau des eaux, apparaissait l'orifice tant cherché. Un étroit épaulement, laissé à nu par le retrait des eaux, permettait d'y arriver. Cet orifice mesurait vingt pieds de largeur environ, mais il n'en avait que deux de hauteur. C'était comme une bouche d'égout à la bordure d'un trottoir. Cet orifice n'aurait donc pu livrer un passage facile aux colons; mais Nab et Pencroff prirent leur pic, et, en moins d'une heure, ils lui eurent donné une hauteur suffisante.

L'ingénieur s'approcha alors et reconnut que les parois du déversoir, dans sa partie supérieure, n'accusaient pas une pente de plus de trente à trente-cinq degrés. Elles étaient donc praticables, et, pourvu que leur déclivité ne s'accrût pas, il serait facile de les descendre jusqu'au niveau même de la mer. Si donc, ce qui était fort probable, quelque vaste cavité existait à l'intérieur du massif granitique, on trouverait peut-être moyen de l'utiliser.

«Eh bien, monsieur Cyrus, qu'est-ce qui nous arrête? demanda le marin, impatient de s'aventurer dans l'étroit couloir? Vous voyez que Top nous a précédés!

— Bien, répondit l'ingénieur. Mais il faut y voir clair. — Nab, va couper quelques branches résineuses.»

Nab et Harbert coururent vers les rives du lac, ombragées de pins et autres arbres verts, et ils revinrent bientôt avec des branches qu'ils disposèrent en forme de torches. Ces torches furent allumées au feu du briquet, et, Cyrus Smith en tête, les colons s'engagèrent dans le sombre boyau que le trop-plein des eaux emplissait naguère.

Contrairement à ce qu'on eût pu supposer, le diamètre de ce boyau allait en s'élargissant, de telle sorte que les explorateurs, presque aussitôt, purent se tenir droit en descendant. Les parois de granit, usées par les eaux depuis un temps infini, étaient glissantes, et il fallait se garder des chutes. Aussi, les colons s'étaient-ils liés les uns aux autres au moyen d'une corde, ainsi que font les ascensionnistes dans les montagnes. Heureusement, quelques saillies du granit, formant de véritables marches, rendaient la descente moins périlleuse. Des gouttelettes, encore suspendues aux rocs, s'irisaient çà et là sous le feu des torches, et on eût pu croire que les parois étaient revêtues d'innombrables stalactites.

L'ingénieur observa ce granit noir. Il n'y vit pas une strate, pas une faille. La masse était compacte et d'un grain extrêmement serré. Ce boyau datait donc de l'origine même de l'île. Ce n'étaient point les eaux qui l'avaient creusé peu à peu. Pluton, et non pas Neptune, l'avait foré de sa propre main, et l'on pouvait distinguer sur la muraille les traces d'un travail éruptif que le lavage des eaux n'avait pu totalement effacer.

Les colons ne descendaient que fort lentement. Ils n'étaient pas sans éprouver une certaine émotion, à s'aventurer ainsi dans les profondeurs de ce massif, que des êtres humains visitaient évidemment pour la première fois. Ils ne parlaient pas, mais ils réfléchissaient, et cette réflexion dut venir à plus d'un, que quelque poulpe ou autre gigantesque céphalopode pouvait occuper les cavités intérieures, qui se trouvaient en communication avec la mer. Il fallait donc ne s'aventurer qu'avec une certaine prudence.

Du reste, Top tenait la tête de la petite troupe, et l'on pouvait s'en rapporter à la sagacité du chien, qui ne manquerait point de donner l'alarme, le cas échéant.

Après avoir descendu une centaine de pieds, en suivant une route assez sinueuse, Cyrus Smith, qui marchait en avant, s'arrêta, et ses compagnons le rejoignirent. L'endroit où ils firent halte était évidé, de manière à former une caverne de médiocre dimension. Des gouttes d'eau tombaient de sa voûte, mais elles ne provenaient pas d'un suintement à travers le massif. C'étaient simplement les dernières traces laissées par le torrent qui avait si longtemps grondé dans cette cavité, et l'air, légèrement humide, n'émettait aucune émanation méphitique.

«Eh bien, mon cher Cyrus? dit alors Gédéon Spilett. Voici une retraite bien ignorée, bien cachée dans ces profondeurs, mais, en somme, elle est inhabitable.

— Pourquoi inhabitable? demanda le marin.

— Parce qu'elle est trop petite et trop obscure.

— Ne pouvons-nous l'agrandir, la creuser, y pratiquer des ouvertures pour le jour et l'air? répondit Pencroff, qui ne doutait plus de rien.

— Continuons, répondit Cyrus Smith, continuons notre exploration. Peut-être, plus bas, la nature nous aura-t-elle épargné ce travail.

— Nous ne sommes encore qu'au tiers de la hauteur, fit observer Harbert.

— Au tiers environ, répondit Cyrus Smith, car nous avons descendu une centaine de pieds depuis l'orifice, et il n'est pas impossible qu'à cent pieds plus bas...

— Où est donc Top?...» demanda Nab en interrompant son maître.

On chercha dans la caverne. Le chien n'y était pas.

«Il aura probablement continué sa route, dit Pencroff.

— Rejoignons-le», répondit Cyrus Smith.

La descente fut reprise. L'ingénieur observait avec soin les déviations que le déversoir subissait, et, malgré tant de détours, il se rendait assez facilement compte de sa direction générale, qui allait vers la mer.

Les colons s'étaient encore abaissés d'une cinquantaine de pieds suivant la perpendiculaire, quand leur attention fut attirée par des sons éloignés qui venaient des profondeurs du massif. Ils s'arrêtèrent et écoutèrent. Ces sons, portés à travers le couloir, comme la voix à travers un tuyau acoustique, arrivaient nettement à l'oreille.

«Ce sont les aboiements de Top! s'écria Harbert.

— Oui, répondit Pencroff, et notre brave chien aboie même avec fureur!

— Nous avons nos épieux ferrés, dit Cyrus Smith. Tenons-nous sur nos gardes, et en avant!

— Cela est de plus en plus intéressant», murmura Gédéon Spilett à l'oreille du marin, qui fit un signe affirmatif.

Cyrus Smith et ses compagnons se précipitèrent pour se porter au secours du chien. Les aboiements de Top devenaient de plus en plus perceptibles. On sentait dans sa voix saccadée une rage étrange.

Était-il donc aux prises avec quelque animal dont il avait troublé la retraite? On peut dire que, sans songer au danger auquel ils s'exposaient, les colons se sentaient maintenant pris d'une irrésistible curiosité. Ils ne descendaient plus le couloir, ils se laissaient pour ainsi dire glisser sur sa paroi, et, en quelques minutes, soixante pieds plus bas, ils eurent rejoint Top.

Là, le couloir aboutissait à une vaste et magnifique caverne. Là, Top, allant et venant, aboyait avec fureur. Pencroff et Nab, secouant leurs torches, jetèrent de grands éclats de lumière à toutes les aspérités du granit, et, en même temps, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, l'épieu dressé, se tinrent prêts à tout événement.

L'énorme caverne était vide. Les colons la parcoururent en tous sens. Il n'y avait rien, pas un animal, pas un être vivant! Et, cependant, Top continuait d'aboyer. Ni les caresses, ni les menaces ne purent le faire taire.

«Il doit y avoir quelque part une issue par laquelle les eaux du lac s'en allaient à la mer, dit l'ingénieur.

— En effet, répondit Pencroff, et prenons garde de tomber dans un trou.

— Va, Top, va!» cria Cyrus Smith.

Le chien, excité par les paroles de son maître, courut vers l'extrémité de la caverne, et, là, ses aboiements redoublèrent.

On le suivit, et, à la lumière des torches, apparut l'orifice d'un véritable puits qui s'ouvrait dans le granit. C'était bien par là que s'opérait la sortie des eaux autrefois engagées dans le massif, et, cette fois, ce n'était plus un couloir oblique et praticable, mais un puits perpendiculaire, dans lequel il eût été impossible de s'aventurer.

Les torches furent penchées au-dessus de l'orifice.

On ne vit rien. Cyrus Smith détacha une branche enflammée et la jeta dans cet abîme. La résine éclatante, dont le pouvoir éclairant s'accrut encore par la rapidité de sa chute, illumina l'intérieur du puits, mais rien n'apparut encore. Puis, la flamme s'éteignit avec un léger frémissement indiquant qu'elle avait atteint la couche d'eau, c'est-à-dire le niveau de la mer.

L'ingénieur, calculant le temps employé à la chute, put en estimer la profondeur du puits, qui se trouva être de quatre-vingt-dix pieds environ.

Le sol de la caverne était donc situé à quatre-vingt-dix pieds au-dessus du niveau de la mer.

«Voici notre demeure, dit Cyrus Smith.

— Mais elle était occupée par un être quelconque, répondit Gédéon Spilett, qui ne trouvait pas sa curiosité satisfaite.

— Eh bien, l'être quelconque, amphibie ou autre, s'est enfui par cette issue, répondit l'ingénieur, et il nous a cédé la place.

— N'importe, ajouta le marin, j'aurais bien voulu être Top, il y a un quart d'heure, car enfin ce n'est pas sans raison qu'il a aboyé!»

Cyrus Smith regardait son chien, et celui de ses compagnons qui se fût approché de lui l'eût entendu murmurer ces paroles:

«Oui, je crois bien que Top en sait plus long que nous sur bien des choses!»

Cependant, les désirs des colons se trouvaient en grande partie réalisés. Le hasard, aidé par la merveilleuse sagacité de leur chef, les avait heureusement servis. Ils avaient là, à leur disposition, une vaste caverne, dont ils ne pouvaient encore estimer la capacité à la lueur insuffisante des torches, mais qu'il serait certainement aisé de diviser en chambres, au moyen de cloisons de briques, et d'approprier, sinon comme une maison, du moins comme un spacieux appartement. Les eaux l'avaient abandonnée et n'y pouvaient plus revenir.

La place était libre.

Restaient deux difficultés: premièrement, la possibilité d'éclairer cette excavation creusée dans un bloc plein; deuxièmement, la nécessité d'en rendre l'accès plus facile. Pour l'éclairage, il ne fallait point songer à l'établir par le haut, puisqu'une énorme épaisseur de granit plafonnait au-dessus d'elle; mais peut-être pourrait-on percer la paroi antérieure, qui faisait face à la mer. Cyrus Smith, qui, pendant la descente, avait apprécié assez approximativement l'obliquité, et par conséquent la longueur du déversoir, était fondé à croire que la partie antérieure de la muraille devait n'être que peu épaisse. Si l'éclairage était ainsi obtenu, l'accès le serait aussi, car il était aussi facile de percer une porte que des fenêtres, et d'établir une échelle extérieure.

Cyrus Smith fit part de ses idées à ses compagnons.

«Alors, monsieur Cyrus, à l'ouvrage! répondit Pencroff. J'ai mon pic, et je saurai bien me faire jour à travers ce mur. Où faut-il frapper?

— Ici», répondit l'ingénieur, en indiquant au vigoureux marin un renfoncement assez considérable de la paroi, et qui devait en diminuer l'épaisseur.

Pencroff attaqua le granit, et pendant une demi-heure, à la lueur des torches, il en fit voler les éclats autour de lui. La roche étincelait sous son pic. Nab le relaya, puis Gédéon Spilett après Nab.

Ce travail durait depuis deux heures déjà, et l'on pouvait donc craindre qu'en cet endroit, la muraille n'excédât la longueur du pic, quand, à un dernier coup porté par Gédéon Spilett, l'instrument, passant au travers du mur, tomba au dehors.

«Hurrah! toujours hurrah!» s'écria Pencroff.

La muraille ne mesurait là que trois pieds d'épaisseur.

Cyrus Smith vint appliquer son œil à l'ouverture, qui dominait le sol de quatre-vingts pieds. Devant lui s'étendait la lisière du rivage, l'îlot, et, au delà, l'immense mer.

Mais par ce trou assez large, car la roche s'était désagrégée notablement, la lumière entra à flots et produisit un effet magique en inondant cette splendide caverne! Si, dans sa partie gauche, elle ne mesurait pas plus de trente pieds de haut et de large sur une longueur de cent pieds, au contraire, à sa partie droite, elle était énorme, et sa voûte s'arrondissait à plus de quatre-vingts pieds de hauteur. En quelques endroits, des piliers de granit, irrégulièrement disposés, en supportaient les retombées comme celles d'une nef de cathédrale.

Appuyée sur des espèces de pieds-droits latéraux, ici se surbaissant en cintres, là s'élevant sur des nervures ogivales, se perdant sur des travées obscures dont on entrevoyait les capricieux arceaux dans l'ombre, ornée à profusion de saillies qui formaient comme autant de pendentifs, cette voûte offrait un mélange pittoresque de tout ce que les architectures byzantine, romane et gothique ont produit sous la main de l'homme. Et ici, pourtant, ce n'était que l'œuvre de la nature! Elle seule avait creusé ce féerique Alhambra dans un massif de granit!

Les colons étaient stupéfaits d'admiration. Où ils ne croyaient trouver qu'une étroite cavité, ils trouvaient une sorte de palais merveilleux, et Nab s'était découvert, comme s'il eût été transporté dans un temple! Des cris d'admiration étaient partis de toutes les bouches. Les hurrahs retentissaient et allaient se perdre d'écho en écho jusqu'au fond des sombres nefs.

«Ah! mes amis, s'écria Cyrus Smith, quand nous aurons largement éclairé l'intérieur de ce massif, quand nous aurons disposé nos chambres, nos magasins, nos offices dans sa partie gauche, il nous restera encore cette splendide caverne, dont nous ferons notre salle d'étude et notre musée!

— Et nous l'appellerons?... demanda Harbert.

— Granite-House», répondit Cyrus Smith, nom que ses compagnons saluèrent encore de leurs hurrahs.

En ce moment, les torches étaient presque entièrement consumées, et comme, pour revenir, il fallait regagner le sommet du plateau en remontant le couloir, il fut décidé que l'on remettrait au lendemain les travaux relatifs à l'aménagement de la nouvelle demeure.

Avant de partir, Cyrus Smith vint se pencher encore une fois au-dessus du puits sombre, qui s'enfonçait perpendiculairement jusqu'au niveau de la mer. Il écouta avec attention. Aucun bruit ne se produisit, pas même celui des eaux, que les ondulations de la houle devaient quelquefois agiter dans ces profondeurs. Une résine enflammée fut encore jetée. Les parois du puits s'éclairèrent un instant mais, pas plus cette fois que la première, il ne se révéla rien de suspect.

Si quelque monstre marin avait été inopinément surpris par le retrait des eaux, il avait maintenant regagné le large par le conduit souterrain qui se prolongeait sous la grève, et que suivait le trop-plein du lac, avant qu'une nouvelle issue lui eût été offerte.

Cependant, l'ingénieur, immobile, l'oreille attentive, le regard plongé dans le gouffre, ne prononçait pas une seule parole.

Le marin s'approcha de lui, alors, et, le touchant au bras:

«Monsieur Smith? dit-il.

— Que voulez-vous, mon ami? répondit l'ingénieur, comme s'il fût revenu du pays des rêves.

— Les torches vont bientôt s'éteindre.

— En route!» répondit Cyrus Smith.

La petite troupe quitta la caverne et commença son ascension à travers le sombre déversoir. Top fermait la marche, et faisait encore entendre de singuliers grognements. L'ascension fut assez pénible. Les colons s'arrêtèrent quelques instants à la grotte supérieure, qui formait comme une sorte de palier, à mi-hauteur de ce long escalier de granit. Puis ils recommencèrent à monter.

Bientôt un air plus frais se fit sentir. Les gouttelettes, séchées par l'évaporation, ne scintillaient plus sur les parois. La clarté fuligineuse des torches pâlissait. Celle que portait Nab s'éteignit, et, pour ne pas s'aventurer au milieu d'une obscurité profonde, il fallait se hâter.

C'est ce qui fut fait, et, un peu avant quatre heures, au moment où la torche du marin s'éteignait à son tour, Cyrus Smith et ses compagnons débouchaient par l'orifice du déversoir.

CHAPITRE XIX

Le lendemain, 22 mai, furent commencés les travaux destinés à l'appropriation spéciale de la nouvelle demeure. Il tardait aux colons, en effet, d'échanger, pour cette vaste et saine retraite, creusée en plein roc, à l'abri des eaux de la mer et du ciel, leur insuffisant abri des Cheminées. Celles-ci ne devaient pas être entièrement abandonnées, cependant, et le projet de l'ingénieur était d'en faire un atelier pour les gros ouvrages.

Le premier soin de Cyrus Smith fut de reconnaître sur quel point précis se développait la façade de Granite-House. Il se rendit sur la grève, au pied de l'énorme muraille, et, comme le pic, échappé des mains du reporter, avait dû tomber perpendiculairement, il suffisait de retrouver ce pic pour reconnaître l'endroit où le trou avait été percé dans le granit.

Le pic fut facilement retrouvé, et, en effet, un trou s'ouvrait en ligne perpendiculaire au-dessus du point où il s'était fiché dans le sable, à quatre-vingts pieds environ au-dessus de la grève. Quelques pigeons de roche entraient et sortaient déjà par cette étroite ouverture. Il semblait vraiment que ce fût pour eux que l'on eût découvert Granite-House!

L'intention de l'ingénieur était de diviser la portion droite de la caverne en plusieurs chambres précédées d'un couloir d'entrée, et de l'éclairer au moyen de cinq fenêtres et d'une porte percées sur la façade.

Pencroff admettait bien les cinq fenêtres, mais il ne comprenait pas l'utilité de la porte, puisque l'ancien déversoir offrait un escalier naturel, par lequel il serait toujours facile d'avoir accès dans Granite-House.

«Mon ami, lui répondit Cyrus Smith, s'il nous est facile d'arriver à notre demeure par le déversoir, cela sera également facile à d'autres que nous. Je compte, au contraire, obstruer ce déversoir à son orifice, le boucher hermétiquement.

— Et comment entrerons-nous? demanda le marin.

— Par une échelle extérieure, répondit Cyrus Smith, une échelle de corde, qui, une fois retirée, rendra impossible l'accès de notre demeure.

— Mais pourquoi tant de précautions? dit Pencroff. Jusqu'ici les animaux ne nous ont pas semblé être bien redoutables. Quant à être habitée par des indigènes, notre île ne l'est pas!

— En êtes-vous bien sûr, Pencroff? demanda l'ingénieur, en regardant le marin.

— Nous n'en serons sûrs, évidemment, que lorsque nous l'aurons explorée dans toutes ses parties, répondit Pencroff.

— Oui, dit Cyrus Smith, car nous n'en connaissons encore qu'une petite portion. Mais, en tout cas, si nous n'avons pas d'ennemis au dedans, ils peuvent venir du dehors, car ce sont de mauvais parages que ces parages du Pacifique. Prenons donc nos précautions contre toute éventualité.»

Cyrus Smith parlait sagement, et, sans faire aucune autre objection, Pencroff se prépara à exécuter ses ordres.

La façade de Granite-House allait donc être éclairée au moyen de cinq fenêtres et d'une porte, desservant ce qui constituait «l'appartement» proprement dit, et au moyen d'une large baie et d'œils-de-bœuf qui permettraient à la lumière d'entrer à profusion dans cette merveilleuse nef qui devait servir de grande salle. Cette façade, située à une hauteur de quatre-vingts pieds au-dessus du sol, était exposée à l'est, et le soleil levant la saluait de ses premiers rayons. Elle se développait sur cette portion de la courtine comprise entre le saillant faisant angle sur l'embouchure de la Mercy, et une ligne perpendiculairement tracée au-dessus de l'entassement de roches qui formaient les Cheminées.

Ainsi les mauvais vents, c'est-à-dire ceux du nord-est, ne la frappaient que d'écharpe, car elle était protégée par l'orientation même du saillant.

D'ailleurs, et en attendant que les châssis des fenêtres fussent faits, l'ingénieur avait l'intention de clore les ouvertures avec des volets épais, qui ne laisseraient passer ni le vent, ni la pluie, et qu'il pourrait dissimuler au besoin.

Le premier travail consista donc à éviter ces ouvertures. La manœuvre du pic sur cette roche dure eût été trop lente, et on sait que Cyrus Smith était l'homme des grands moyens. Il avait encore une certaine quantité de nitro-glycérine à sa disposition, et il l'employa utilement. L'effet de la substance explosive fut convenablement localisé, et, sous son effort, le granit se défonça aux places mêmes choisies par l'ingénieur. Puis, le pic et la pioche achevèrent le dessin ogival des cinq fenêtres, de la vaste baie, des œils-de-bœuf et de la porte, ils en dégauchirent les encadrements, dont les profils furent assez capricieusement arrêtés, et, quelques jours après le commencement des travaux, Granite-House était largement éclairé par cette lumière du levant, qui pénétrait jusque dans ses plus secrètes profondeurs.

Suivant le plan arrêté par Cyrus Smith, l'appartement devait être divisé en cinq compartiments prenant vue sur la mer: à droite, une entrée desservie par une porte à laquelle aboutirait l'échelle, puis une première chambre-cuisine, large de trente pieds, une salle à manger, mesurant quarante pieds, une chambre-dortoir, d'égale largeur, et enfin une «chambre d'amis», réclamée par Pencroff, et qui confinait à la grande salle.

Ces chambres, ou plutôt cette suite de chambres, qui formaient l'appartement de Granite-House, ne devaient pas occuper toute la profondeur de la cavité. Elles devaient être desservies par un corridor ménagé entre elles et un long magasin, dans lequel les ustensiles, les provisions, les réserves, trouveraient largement place. Tous les produits recueillis dans l'île, ceux de la flore comme ceux de la faune, seraient là dans des conditions excellentes de conservation, et complètement à l'abri de l'humidité. L'espace ne manquait pas, et chaque objet pourrait être méthodiquement disposé. En outre, les colons avaient encore à leur disposition la petite grotte située au-dessus de la grande caverne, et qui serait comme le grenier de la nouvelle demeure.

Ce plan arrêté, il ne restait plus qu'à le mettre à exécution. Les mineurs redevinrent donc briquetiers; puis, les briques furent apportées et déposées au pied de Granite-House.

Jusqu'alors Cyrus Smith et ses compagnons n'avaient eu accès dans la caverne que par l'ancien déversoir. Ce mode de communication les obligeait d'abord à monter sur le plateau de Grande-vue en faisant un détour par la berge de la rivière, à descendre deux cents pieds par le couloir, puis à remonter d'autant quand ils voulaient revenir au plateau. De là, perte de temps et fatigues considérables. Cyrus Smith résolut donc de procéder sans retard à la fabrication d'une solide échelle de corde, qui, une fois relevée, rendrait l'entrée de Granite-House absolument inaccessible.

Cette échelle fut confectionnée avec un soin extrême, et ses montants, formés des fibres du «curry-jonc» tressées au moyen d'un moulinet, avaient la solidité d'un gros câble. Quant aux échelons, ce fut une sorte de cèdre rouge, aux branches légères et résistantes, qui les fournit, et l'appareil fut travaillé de main de maître par Pencroff.

D'autres cordes furent également fabriquées avec des fibres végétales, et une sorte de mouffle grossière fut installée à la porte. De cette façon, les briques purent être facilement enlevées jusqu'au niveau de Granite-House. Le transport des matériaux se trouvait ainsi très simplifié, et l'aménagement intérieur proprement dit commença aussitôt. La chaux ne manquait pas, et quelques milliers de briques étaient là, prêtes à être utilisées. On dressa aisément la charpente des cloisons, très rudimentaire d'ailleurs, et, en un temps très court, l'appartement fut divisé en chambres et en magasin, suivant le plan convenu.

Ces divers travaux se faisaient rapidement, sous la direction de l'ingénieur, qui maniait lui-même le marteau et la truelle. Aucune main-d'œuvre n'était étrangère à Cyrus Smith, qui donnait ainsi l'exemple à des compagnons intelligents et zélés. On travaillait avec confiance, gaiement même, Pencroff ayant toujours le mot pour rire, tantôt charpentier, tantôt cordier, tantôt maçon, et communiquant sa bonne humeur à tout ce petit monde. Sa foi dans l'ingénieur était absolue. Rien n'eût pu la troubler.

Il le croyait capable de tout entreprendre et de réussir à tout. La question des vêtements et des chaussures, — question grave assurément, — celle de l'éclairage pendant les nuits d'hiver, la mise en valeur des portions fertiles de l'île, la transformation de cette flore sauvage en une flore civilisée, tout lui paraissait facile, Cyrus Smith aidant, et tout se ferait en son temps. Il rêvait de rivières canalisées, facilitant le transport des richesses du sol, d'exploitations de carrières et de mines à entreprendre, de machines propres à toutes pratiques industrielles, de chemins de fer, oui, de chemins de fer! dont le réseau couvrirait certainement un jour l'île Lincoln.

L'ingénieur laissait dire Pencroff. Il ne rabattait rien des exagérations de ce brave cœur. Il savait combien la confiance est communicative, il souriait même à l'entendre parler, et ne disait rien des inquiétudes que lui inspirait quelquefois l'avenir. En effet, dans cette partie du Pacifique, en dehors du passage des navires, il pouvait craindre de n'être jamais secouru. C'était donc sur eux-mêmes, sur eux seuls, que les colons devaient compter, car la distance de l'île Lincoln à toute autre terre était telle, que se hasarder sur un bateau, de construction nécessairement médiocre, serait chose grave et périlleuse.

«Mais, comme disait le marin, ils dépassaient de cent coudées les Robinsons d'autrefois, pour qui tout était miracle à faire.»

Et en effet, ils «savaient», et l'homme qui «sait» réussit là où d'autres végéteraient et périraient inévitablement.

Pendant ces travaux, Harbert se distingua. Il était intelligent et actif, il comprenait vite, exécutait bien, et Cyrus Smith s'attachait de plus en plus à cet enfant. Harbert sentait pour l'ingénieur une vive et respectueuse amitié. Pencroff voyait bien l'étroite sympathie qui se formait entre ces deux êtres, mais il n'en était point jaloux.

Nab était Nab. Il était ce qu'il serait toujours, le courage, le zèle, le dévouement, l'abnégation personnifiée. Il avait en son maître la même foi que Pencroff, mais il la manifestait moins bruyamment. Quand le marin s'enthousiasmait, Nab avait toujours l'air de lui répondre: «Mais rien n'est plus naturel.» Pencroff et lui s'aimaient beaucoup, et n'avaient pas tardé à se tutoyer.

Quant à Gédéon Spilett, il prenait sa part du travail commun, et n'était pas le plus maladroit, — ce dont s'étonnait toujours un peu le marin. Un «journaliste» habile, non pas seulement à tout comprendre, mais à tout exécuter!

L'échelle fut définitivement installée le 28 mai.

On n'y comptait pas moins de cent échelons sur cette hauteur perpendiculaire de quatre-vingts pieds qu'elle mesurait. Cyrus Smith avait pu, heureusement, la diviser en deux parties, en profitant d'un surplomb de la muraille qui faisait saillie à une quarantaine de pieds au-dessus du sol. Cette saillie, soigneusement nivelée par le pic, devint une sorte de palier auquel on fixa la première échelle, dont le ballant fut ainsi diminué de moitié, et qu'une corde permettait de relever jusqu'au niveau de Granite-House. Quant à la seconde échelle, on l'arrêta aussi bien à son extrémité inférieure, qui reposait sur la saillie, qu'à son extrémité supérieure, rattachée à la porte même. De la sorte, l'ascension devint notablement plus facile.

D'ailleurs, Cyrus Smith comptait installer plus tard un ascenseur hydraulique qui éviterait toute fatigue et toute perte de temps aux habitants de Granite-House.

Les colons s'habituèrent promptement à se servir de cette échelle. Ils étaient lestes et adroits, et Pencroff, en sa qualité de marin, habitué à courir sur les enfléchures des haubans, put leur donner des leçons. Mais il fallut qu'il en donnât aussi à Top. Le pauvre chien, avec ses quatre pattes, n'était pas bâti pour cet exercice. Mais Pencroff était un maître si zélé, que Top finit par exécuter convenablement ses ascensions, et monta bientôt à l'échelle comme font couramment ses congénères dans les cirques. Si le marin fut fier de son élève, cela ne peut se dire. Mais pourtant, et plus d'une fois, Pencroff le monta sur son dos, ce dont Top ne se plaignit jamais.

On fera observer ici que pendant ces travaux, qui furent cependant activement conduits, car la mauvaise saison approchait, la question alimentaire n'avait point été négligée. Tous les jours, le reporter et Harbert, devenus décidément les pourvoyeurs de la colonie, employaient quelques heures à la chasse. Ils n'exploitaient encore que les bois du Jacamar, sur la gauche de la rivière, car, faute de pont et de canot, la Mercy n'avait pas encore été franchie. Toutes ces immenses forêts auxquelles on avait donné le nom de forêts du Far-West n'étaient donc point explorées. On réservait cette importante excursion pour les premiers beaux jours du printemps prochain. Mais les bois du Jacamar étaient suffisamment giboyeux; kangourous et sangliers y abondaient, et les épieux ferrés, l'arc et les flèches des chasseurs faisaient merveille. De plus, Harbert découvrit, vers l'angle sud-ouest du lagon, une garenne naturelle, sorte de prairie légèrement humide, recouverte de saules et d'herbes aromatiques qui parfumaient l'air, telles que thym, serpolet, basilic, sarriette, toutes espèces odorantes de la famille des labiées, dont les lapins se montrent si friands. Sur l'observation du reporter, que, puisque la table était servie pour des lapins, il serait étonnant que les lapins fissent défaut, les deux chasseurs explorèrent attentivement cette garenne. En tout cas, elle produisait en abondance des plantes utiles, et un naturaliste aurait eu là l'occasion d'étudier bien des spécimens du règne végétal. Harbert recueillit ainsi une certaine quantité de pousses de basilic, de romarin, de mélisse, de bétoine, etc.... qui possèdent des propriétés thérapeutiques diverses, les unes pectorales, astringentes, fébrifuges, les autres anti-spasmodiques ou anti-rhumatismales. Et quand, plus tard, Pencroff demanda à quoi servirait toute cette récolte d'herbes:

«À nous soigner, répondit le jeune garçon, à nous traiter quand nous serons malades.

— Pourquoi serions-nous malades, puisqu'il n'y a pas de médecins dans l'île?» répondit très sérieusement Pencroff.

À cela il n'y avait rien à répliquer, mais le jeune garçon n'en fit pas moins sa récolte, qui fut très bien accueillie à Granite-House. D'autant plus qu'à ces plantes médicinales, il put joindre une notable quantité de monardes didymes, qui sont connues dans l'Amérique septentrionale, sous le nom de «thé d'Oswego», et produisent une boisson excellente. Enfin, ce jour-là, en cherchant bien, les deux chasseurs arrivèrent sur le véritable emplacement de la garenne. Le sol y était perforé comme une écumoire.

«Des terriers! s'écria Harbert.

— Oui, répondit le reporter, je les vois bien.

— Mais sont-ils habités?

— C'est la question.»

La question ne tarda pas à être résolue. Presque aussitôt, des centaines de petits animaux, semblables à des lapins, s'enfuirent dans toutes les directions, et avec une telle rapidité, que Top lui-même n'aurait pu les gagner de vitesse. Chasseurs et chien eurent beau courir, ces rongeurs leur échappèrent facilement. Mais le reporter était bien résolu à ne pas quitter la place avant d'avoir capturé au moins une demi-douzaine de ces quadrupèdes. Il voulait en garnir l'office tout d'abord, quitte à domestiquer ceux que l'on prendrait plus tard. Avec quelques collets tendus à l'orifice des terriers, l'opération ne pouvait manquer de réussir. Mais en ce moment, pas de collets, ni de quoi en fabriquer. Il fallut donc se résigner à visiter chaque gîte, à le fouiller du bâton, à faire, à force de patience, ce qu'on ne pouvait faire autrement. Enfin, après une heure de fouilles, quatre rongeurs furent pris au gîte. C'étaient des lapins assez semblables à leurs congénères d'Europe, et qui sont vulgairement connus sous le nom de «lapins d'Amérique.»

Le produit de la chasse fut donc rapporté à Granite-House, et il figura au repas du soir. Les hôtes de cette garenne n'étaient point à dédaigner, car ils étaient délicieux. Ce fut là une précieuse ressource pour la colonie, et qui semblait devoir être inépuisable.

Le 31 mai, les cloisons étaient achevées. Il ne restait plus qu'à meubler les chambres, ce qui serait l'ouvrage des longs jours d'hiver. Une cheminée fut établie dans la première chambre, qui servait de cuisine. Le tuyau destiné à conduire la fumée au dehors donna quelque travail aux fumistes improvisés. Il parut plus simple à Cyrus Smith de le fabriquer en terre de brique; comme il ne fallait pas songer à lui donner issue par le plateau supérieur, on perça un trou dans le granit au-dessus de la fenêtre de ladite cuisine, et c'est à ce trou que le tuyau, obliquement dirigé, aboutit comme celui d'un poêle en tôle. Peut-être, sans doute même, par les grands vents d'est qui battaient directement la façade, la cheminée fumerait, mais ces vents étaient rares, et, d'ailleurs, maître Nab, le cuisinier, n'y regardait pas de si près.

Quand ces aménagements intérieurs eurent été achevés, l'ingénieur s'occupa d'obstruer l'orifice de l'ancien déversoir qui aboutissait au lac, de manière à interdire tout accès par cette voie. Des quartiers de roches furent roulés à l'ouverture et cimentés fortement. Cyrus Smith ne réalisa pas encore le projet qu'il avait formé de noyer cet orifice sous les eaux du lac en les ramenant à leur premier niveau par un barrage. Il se contenta de dissimuler l'obstruction au moyen d'herbes, arbustes ou broussailles, qui furent plantés dans les interstices des roches, et que le printemps prochain devait développer avec exubérance.

Toutefois, il utilisa le déversoir de manière à amener jusqu'à la nouvelle demeure un filet des eaux douces du lac. Une petite saignée, faite au-dessous de leur niveau, produisit ce résultat, et cette dérivation d'une source pure et intarissable donna un rendement de vingt-cinq à trente gallons par jour.

L'eau ne devait donc jamais manquer à Granite-House. Enfin, tout fut terminé, et il était temps, car la mauvaise saison arrivait. D'épais volets permettaient de fermer les fenêtres de la façade, en attendant que l'ingénieur eût eu le temps de fabriquer du verre à vitre.

Gédéon Spilett avait très artistement disposé, dans les saillies du roc, autour des fenêtres, des plantes d'espèces variées, ainsi que de longues herbes flottantes, et, de cette façon, les ouvertures étaient encadrées d'une pittoresque verdure d'un effet charmant.

Les habitants de la solide, saine et sûre demeure, ne pouvaient donc être qu'enchantés de leur ouvrage.

Les fenêtres permettaient à leur regard de s'étendre sur un horizon sans limite, que les deux caps Mandibule fermaient au nord et le cap Griffe au sud.

Toute la baie de l'Union se développait magnifiquement devant eux. Oui, ces braves colons avaient lieu d'être satisfaits, et Pencroff ne marchandait pas les éloges à ce qu'il appelait humoristiquement «son appartement au cinquième au-dessus de l'entresol!»

CHAPITRE XX

La saison d'hiver commença véritablement avec ce mois de juin, qui correspond au mois de décembre de l'hémisphère boréal. Il débuta par des averses et des rafales qui se succédèrent sans relâche. Les hôtes de Granite-House purent apprécier les avantages d'une demeure que les intempéries ne sauraient atteindre.

L'abri des Cheminées eût été vraiment insuffisant contre les rigueurs d'un hivernage, et il était à craindre que les grandes marées, poussées par les vents du large, n'y fissent encore irruption. Cyrus Smith prit même quelques précautions, en prévision de cette éventualité, afin de préserver, autant que possible, la forge et les fourneaux qui y étaient installés.

Pendant tout ce mois de juin, le temps fut employé à des travaux divers, qui n'excluaient ni la chasse, ni la pêche, et les réserves de l'office purent être abondamment entretenues. Pencroff, dès qu'il en aurait le loisir, se proposait d'établir des trappes dont il attendait le plus grand bien. Il avait fabriqué des collets de fibres ligneuses, et il n'était pas de jour que la garenne ne fournît son contingent de rongeurs. Nab employait presque tout son temps à saler ou à fumer des viandes, ce qui lui assurait des conserves excellentes.

La question des vêtements fut alors très sérieusement discutée. Les colons n'avaient d'autres habits que ceux qu'ils portaient, quand le ballon les jeta sur l'île. Ces habits étaient chauds et solides, ils en avaient pris un soin extrême ainsi que de leur linge, et ils les tenaient en parfait état de propreté, mais tout cela demanderait bientôt à être remplacé. En outre, si l'hiver était rigoureux, les colons auraient fort à souffrir du froid.

À ce sujet, l'ingéniosité de Cyrus Smith fut en défaut. Il avait dû parer au plus pressé, créer la demeure, assurer l'alimentation, et le froid pouvait le surprendre avant que la question des vêtements eût été résolue. Il fallait donc se résigner à passer ce premier hiver sans trop se plaindre.

La belle saison venue, on ferait une chasse sérieuse à ces mouflons, dont la présence avait été signalée, lors de l'exploration au mont Franklin, et, une fois la laine récoltée, l'ingénieur saurait bien fabriquer de chaudes et solides étoffes... Comment? il y songerait.

«Eh bien, nous en serons quittes pour nous griller les mollets à Granite-House! dit Pencroff. Le combustible abonde, et il n'y a aucune raison de l'épargner.

— D'ailleurs, répondit Gédéon Spilett, l'île Lincoln n'est pas située sous une latitude très élevée, et il est probable que les hivers n'y sont pas rudes. Ne nous avez-vous pas dit, Cyrus, que ce trente-cinquième parallèle correspondait à celui de l'Espagne dans l'autre hémisphère?

— Sans doute, répondit l'ingénieur, mais certains hivers sont très froids en Espagne! Neige et glace, rien n'y manque, et l'île Lincoln peut être aussi rigoureusement éprouvée. Toutefois, c'est une île, et, comme telle, j'espère que la température y sera plus modérée.

— Et pourquoi, monsieur Cyrus? demanda Harbert.

— Parce que la mer, mon enfant, peut être considérée comme un immense réservoir, dans lequel s'emmagasinent les chaleurs de l'été. L'hiver venu, elle restitue ces chaleurs, ce qui assure aux régions voisines des océans une température moyenne, moins élevée en été, mais moins basse en hiver.

— Nous le verrons bien, répondit Pencroff. Je demande à ne point m'inquiéter autrement du froid qu'il fera ou qu'il ne fera pas. Ce qui est certain, c'est que les jours sont déjà courts et les soirées longues. Si nous traitions un peu la question de l'éclairage.

— Rien n'est plus facile, répondit Cyrus Smith.

— À traiter? demanda le marin.

— À résoudre.

— Et quand commencerons-nous?

— Demain, en organisant une chasse aux phoques.

— Pour fabriquer de la chandelle?

— Fi donc! Pencroff, de la bougie.»

Tel était, en effet, le projet de l'ingénieur; projet réalisable, puisqu'il avait de la chaux et de l'acide sulfurique, et que les amphibies de l'îlot lui fourniraient la graisse nécessaire à sa fabrication.

On était au 4 juin. C'était le dimanche de la Pentecôte, et il y eut accord unanime pour observer cette fête. Tous travaux furent suspendus, et des prières s'élevèrent vers le ciel. Mais ces prières étaient maintenant des actions de grâces. Les colons de l'île Lincoln n'étaient plus les misérables naufragés jetés sur l'îlot. Ils ne demandaient plus, ils remerciaient.

Le lendemain, 5 juin, par un temps assez incertain, on partit pour l'îlot. Il fallut encore profiter de la marée basse pour franchir à gué le canal, et, à ce propos, il fut convenu que l'on construirait, tant bien que mal, un canot qui rendrait les communications plus faciles, et permettrait aussi de remonter la Mercy, lors de la grande exploration du sud-ouest de l'île, qui était remise aux premiers beaux jours.

Les phoques étaient nombreux, et les chasseurs, armés de leurs épieux ferrés, en tuèrent aisément une demi-douzaine. Nab et Pencroff les dépouillèrent, et ne rapportèrent à Granite-House que leur graisse et leur peau, cette peau devant servir à la fabrication de solides chaussures.

Le résultat de cette chasse fut celui-ci: environ trois cents livres de graisse qui devaient être entièrement employées à la fabrication des bougies.

L'opération fut extrêmement simple, et, si elle ne donna pas des produits absolument parfaits, du moins étaient-ils utilisables. Cyrus Smith n'aurait eu à sa disposition que de l'acide sulfurique, qu'en chauffant cet acide avec les corps gras neutres, — dans l'espèce la graisse de phoque, — il pouvait isoler la glycérine; puis, de la combinaison nouvelle, il eût facilement séparé l'oléine, la margarine et la stéarine, en employant l'eau bouillante. Mais, afin de simplifier l'opération, il préféra saponifier la graisse au moyen de la chaux.

Il obtint de la sorte un savon calcaire, facile à décomposer par l'acide sulfurique, qui précipita la chaux à l'état de sulfate et rendit libres les acides gras. De ces trois acides, oléique, margarique et stéarique, le premier, étant liquide, fut chassé par une pression suffisante. Quant aux deux autres, ils formaient la substance même qui allait servir au moulage des bougies.

L'opération ne dura pas plus de vingt-quatre heures.

Les mèches, après plusieurs essais, furent faites de fibres végétales, et, trempées dans la substance liquéfiée, elles formèrent de véritables bougies stéariques, moulées à la main, auxquelles il ne manqua que le blanchiment et le polissage. Elles n'offraient pas, sans doute, cet avantage que les mèches, imprégnées d'acide borique, ont de se vitrifier au fur et à mesure de leur combustion, et de se consumer entièrement; mais Cyrus Smith ayant fabriqué une belle paire de mouchettes, ces bougies furent grandement appréciées pendant les veillées de Granite-House.

Pendant tout ce mois, le travail ne manqua pas à l'intérieur de la nouvelle demeure. Les menuisiers eurent de l'ouvrage. On perfectionna les outils, qui étaient fort rudimentaires. On les compléta aussi. Des ciseaux, entre autres, furent fabriqués, et les colons purent enfin couper leurs cheveux, et sinon se faire la barbe, du moins la tailler à leur fantaisie.

Harbert n'en avait pas, Nab n'en avait guère, mais leurs compagnons en étaient hérissés de manière à justifier la confection desdits ciseaux.

La fabrication d'une scie à main, du genre de celles qu'on appelle égoïnes, coûta des peines infinies, mais enfin on obtint un instrument qui, vigoureusement manié, put diviser les fibres ligneuses du bois.

On fit donc des tables, des sièges, des armoires, qui meublèrent les principales chambres, des cadres de lit, dont toute la literie consista en matelas de zostère. La cuisine, avec ses planches, sur lesquelles reposaient les ustensiles en terre cuite, son fourneau de briques, sa pierre à relaver, avait très bon air, et Nab y fonctionnait gravement, comme s'il eût été dans un laboratoire de chimiste.

Mais les menuisiers durent être bientôt remplacés par les charpentiers. En effet, le nouveau déversoir, créé à coups de mine, rendait nécessaire la construction de deux ponceaux, l'un sur le plateau de Grande-vue, l'autre sur la grève même.

Maintenant, en effet, le plateau et la grève étaient transversalement coupés par un cours d'eau qu'il fallait nécessairement franchir, quand on voulait gagner le nord de l'île. Pour l'éviter, les colons eussent été obligés à faire un détour considérable et à remonter dans l'ouest jusqu'au delà des sources du Creek-Rouge. Le plus simple était donc d'établir, sur le plateau et sur la grève, deux ponceaux, longs de vingt à vingt-cinq pieds, et dont quelques arbres, seulement équarris à la hache, formèrent toute la charpente. Ce fut l'affaire de quelques jours. Les ponts établis, Nab et Pencroff en profitèrent alors pour aller jusqu'à l'huîtrière qui avait été découverte au large des dunes. Ils avaient traîné avec eux une sorte de grossier chariot, qui remplaçait l'ancienne claie vraiment trop incommode, et ils rapportèrent quelques milliers d'huîtres, dont l'acclimatation se fit rapidement au milieu de ces rochers, qui formaient autant de parcs naturels à l'embouchure de la Mercy. Ces mollusques étaient de qualité excellente, et les colons en firent une consommation presque quotidienne.

On le voit, l'île Lincoln, bien que ses habitants n'en eussent exploré qu'une très petite portion, fournissait déjà à presque tous leurs besoins. Et il était probable que, fouillée jusque dans ses plus secrets réduits, sur toute cette partie boisée qui s'étendait depuis la Mercy jusqu'au promontoire du Reptile, elle prodiguerait de nouveaux trésors. Une seule privation coûtait encore aux colons de l'île Lincoln. La nourriture azotée ne leur manquait pas, ni les produits végétaux qui devaient en tempérer l'usage; les racines ligneuses des dragonniers, soumises à la fermentation, leur donnaient une boisson acidulée, sorte de bière bien préférable à l'eau pure; ils avaient même fabriqué du sucre, sans cannes ni betteraves, en recueillant cette liqueur que distille l' «acer saccharinum», sorte d'érable de la famille des acérinées, qui prospère sous toutes les zones moyennes, et dont l'île possédait un grand nombre; ils faisaient un thé très agréable en employant les monardes rapportées de la garenne; enfin, ils avaient en abondance le sel, le seul des produits minéraux qui entre dans l'alimentation..., mais le pain faisait défaut.

Peut-être, par la suite, les colons pourraient-ils remplacer cet aliment par quelque équivalent, farine de sagoutier ou fécule de l'arbre à pain, et il était possible, en effet, que les forêts du sud comptassent parmi leurs essences ces précieux arbres, mais jusqu'alors on ne les avait pas rencontrés.

Cependant la Providence devait, en cette circonstance, venir directement en aide aux colons, dans une proportion infinitésimale, il est vrai, mais enfin Cyrus Smith, avec toute son intelligence, toute son ingéniosité, n'aurait jamais pu produire ce que, par le plus grand hasard, Harbert trouva un jour dans la doublure de sa veste, qu'il s'occupait de raccommoder.

Ce jour-là, — il pleuvait à torrents, — les colons étaient rassemblés dans la grande salle de Granite-House, quand le jeune garçon s'écria tout d'un coup:

«Tiens, monsieur Cyrus. Un grain de blé!»

Et il montra à ses compagnons un grain, un unique grain qui, de sa poche trouée, s'était introduit dans la doublure de sa veste.

La présence de ce grain s'expliquait par l'habitude qu'avait Harbert, étant à Richmond, de nourrir quelques ramiers dont Pencroff lui avait fait présent.

«Un grain de blé? répondit vivement l'ingénieur.

— Oui, monsieur Cyrus, mais un seul, rien qu'un seul!

— Eh! mon garçon, s'écria Pencroff en souriant, nous voilà bien avancés, ma foi! Qu'est-ce que nous pourrions bien faire d'un seul grain de blé?

— Nous en ferons du pain, répondit Cyrus Smith.

— Du pain, des gâteaux, des tartes! répliqua le marin. Allons! Le pain que fournira ce grain de blé ne nous étouffera pas de sitôt!»

Harbert, n'attachant que peu d'importance à sa découverte, se disposait à jeter le grain en question, mais Cyrus Smith le prit, l'examina, reconnut qu'il était en bon état, et, regardant le marin bien en face:

«Pencroff, lui demanda-t-il tranquillement, savez-vous combien un grain de blé peut produire d'épis?

— Un, je suppose! répondit le marin, surpris de la question.

— Dix, Pencroff. Et savez-vous combien un épi porte de grains?

— Ma foi, non.

— Quatre-vingts en moyenne, dit Cyrus Smith. Donc, si nous plantons ce grain, à la première récolte, nous récolterons huit cents grains, lesquels en produiront à la seconde six cent quarante mille, à la troisième cinq cent douze millions, à la quatrième plus de quatre cents milliards de grains. Voilà la proportion.»

Les compagnons de Cyrus Smith l'écoutaient sans répondre. Ces chiffres les stupéfiaient. Ils étaient exacts, cependant.

«Oui, mes amis, reprit l'ingénieur. Telles sont les progressions arithmétiques de la féconde nature. Et encore, qu'est-ce que cette multiplication du grain de blé, dont l'épi ne porte que huit cents grains, comparée à ces pieds de pavots qui portent trente-deux mille graines, à ces pieds de tabac qui en produisent trois cent soixante mille? En quelques années, sans les nombreuses causes de destruction qui en arrêtent la fécondité, ces plantes envahiraient toute la terre.»

Mais l'ingénieur n'avait pas terminé son petit interrogatoire.

«Et maintenant, Pencroff, reprit-il, savez-vous combien quatre cents milliards de grains représentent de boisseaux?

— Non, répondit le marin, mais ce que je sais, c'est que je ne suis qu'une bête!

— Eh bien, cela ferait plus de trois millions, à cent trente mille par boisseau, Pencroff.

— Trois millions! s'écria Pencroff.

— Trois millions.

— Dans quatre ans?

— Dans quatre ans, répondit Cyrus Smith, et même dans deux ans, si, comme je l'espère, nous pouvons, sous cette latitude, obtenir deux récoltes par année.»

À cela, suivant son habitude, Pencroff ne crut pas pouvoir répliquer autrement que par un hurrah formidable.

«Ainsi, Harbert, ajouta l'ingénieur, tu as fait là une découverte d'une importance extrême pour nous. Tout, mes amis, tout peut nous servir dans les conditions où nous sommes. Je vous en prie, ne l'oubliez pas.

— Non, monsieur Cyrus, non, nous ne l'oublierons pas, répondit Pencroff, et si jamais je trouve une de ces graines de tabac, qui se multiplient par trois cent soixante mille, je vous assure que je ne la jetterai pas au vent! Et maintenant, savez-vous ce qui nous reste à faire?

— Il nous reste à planter ce grain, répondit Harbert.

— Oui, ajouta Gédéon Spilett, et avec tous les égards qui lui sont dus, car il porte en lui nos moissons à venir.

— Pourvu qu'il pousse! s'écria le marin.

— Il poussera», répondit Cyrus Smith.

On était au 20 juin. Le moment était donc propice pour semer cet unique et précieux grain de blé. Il fut d'abord question de le planter dans un pot; mais, après réflexion, on résolut de s'en rapporter plus franchement à la nature, et de le confier à la terre. C'est ce qui fut fait le jour même, et il est inutile d'ajouter que toutes les précautions furent prises pour que l'opération réussît.

Le temps s'étant légèrement éclairci, les colons gravirent les hauteurs de Granite-House. Là, sur le plateau, ils choisirent un endroit bien abrité du vent, et auquel le soleil de midi devait verser toute sa chaleur. L'endroit fut nettoyé, sarclé avec soin, fouillé même, pour en chasser les insectes ou les vers; on y mit une couche de bonne terre amendée d'un peu de chaux; on l'entoura d'une palissade; puis, le grain fut enfoncé dans la couche humide.

Ne semblait-il pas que ces colons posaient la première pierre d'un édifice? Cela rappela à Pencroff le jour où il avait allumé son unique allumette, et tous les soins qu'il apporta à cette opération. Mais cette fois, la chose était plus grave. En effet, les naufragés seraient toujours parvenus à se procurer du feu, soit par un procédé, soit par un autre, mais nulle puissance humaine ne leur referait ce grain de blé, si, par malheur, il venait à périr!

CHAPITRE XXI

Depuis ce moment, il ne se passa plus un seul jour sans que Pencroff allât visiter ce qu'il appelait sérieusement son «champ de blé.» Et malheur aux insectes qui s'y aventuraient! Ils n'avaient aucune grâce à attendre.

Vers la fin du mois de juin, après d'interminables pluies, le temps se mit décidément au froid, et, le 29, un thermomètre Fahrenheit eût certainement annoncé vingt degrés seulement au-dessus de zéro (6, 67 degrés centigrades au-dessous de glace).

Le lendemain, 30 juin, jour qui correspond au 31 Décembre de l'année boréale, était un vendredi. Nab fit observer que l'année finissait par un mauvais jour; mais Pencroff lui répondit que, naturellement, l'autre commençait par un bon, — ce qui valait mieux. En tout cas, elle débuta par un froid très vif. Des glaçons s'entassèrent à l'embouchure de la Mercy, et le lac ne tarda pas à se prendre sur toute son étendue.

On dut, à plusieurs reprises, renouveler la provision de combustible. Pencroff n'avait pas attendu que la rivière fût glacée pour conduire d'énormes trains de bois à leur destination. Le courant était un moteur infatigable, et il fut employé à charrier du bois flotté jusqu'au moment où le froid vint l'enchaîner. Au combustible fourni si abondamment par la forêt, on joignit aussi plusieurs charretées de houille, qu'il fallut aller chercher au pied des contreforts du mont Franklin. Cette puissante chaleur du charbon de terre fut vivement appréciée par une basse température, qui, le 4 juillet, tomba à huit degrés Fahrenheit (13 degrés centigrades au-dessous de zéro). Une seconde cheminée avait été établie dans la salle à manger, et, là, on travaillait en commun.

Pendant cette période de froid, Cyrus Smith n'eut qu'à s'applaudir d'avoir dérivé jusqu'à Granite-House un petit filet des eaux du lac Grant. Prises au-dessous de la surface glacée, puis, conduites par l'ancien déversoir, elles conservaient leur liquidité et arrivaient à un réservoir intérieur, qui avait été creusé à l'angle de l'arrière-magasin, et dont le trop-plein s'enfuyait par le puits jusqu'à la mer.

Vers cette époque, le temps étant extrêmement sec, les colons, aussi bien vêtus que possible, résolurent de consacrer une journée à l'exploration de la partie de l'île comprise au sud-est entre la Mercy et le cap Griffe. C'était un vaste terrain marécageux, et il pouvait se présenter quelque bonne chasse à faire, car les oiseaux aquatiques devaient y pulluler.

Il fallait compter de huit à neuf milles à l'aller, autant au retour, et, par conséquent, la journée serait bien employée. Comme il s'agissait aussi de l'exploration d'une portion inconnue de l'île, toute la colonie dut y prendre part. C'est pourquoi, le 5 juillet, dès six heures du matin, l'aube se levant à peine, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Nab, Pencroff, armés d'épieux, de collets, d'arcs et de flèches, et munis de provisions suffisantes, quittèrent Granite-House, précédés de Top, qui gambadait devant eux.

On prit par le plus court, et le plus court fut de traverser la Mercy sur les glaçons qui l'encombraient alors.

«Mais, fit observer justement le reporter, cela ne peut remplacer un pont sérieux!» aussi, la construction d'un pont «sérieux» était-elle notée dans la série des travaux à venir.

C'était la première fois que les colons mettaient pied sur la rive droite de la Mercy, et s'aventuraient au milieu de ces grands et superbes conifères, alors couverts de neige.

Mais ils n'avaient pas fait un demi-mille, que, d'un épais fourré, s'échappait toute une famille de quadrupèdes, qui y avaient élu domicile, et dont les aboiements de Top provoquèrent la fuite.

«Ah! on dirait des renards!» s'écria Harbert, quand il vit toute la bande décamper au plus vite.

C'étaient des renards, en effet, mais des renards de très grande taille, qui faisaient entendre une sorte d'aboiement, dont Top parut lui-même fort étonné, car il s'arrêta dans sa poursuite, et donna à ces rapides animaux le temps de disparaître.

Le chien avait le droit d'être surpris, puisqu'il ne savait pas l'histoire naturelle. Mais, par leurs aboiements, ces renards, gris roussâtres de pelage, à queues noires que terminait une bouffette blanche, avaient décelé leur origine. Aussi, Harbert leur donna-t-il, sans hésiter, leur véritable nom de «culpeux.» Ces culpeux se rencontrent fréquemment au Chili, aux Malouines, et sur tous ces parages américains traversés par les trentième et quarantième parallèles. Harbert regretta beaucoup que Top n'eût pu s'emparer de l'un de ces carnivores.

«Est-ce que cela se mange? demanda Pencroff, qui ne considérait jamais les représentants de la faune de l'île qu'à un point de vue spécial.

— Non, répondit Harbert, mais les zoologistes n'ont pas encore reconnu si la pupille de ces renards est diurne ou nocturne, et s'il ne convient pas de les ranger dans le genre chien proprement dit.»

Cyrus Smith ne put s'empêcher de sourire en entendant la réflexion du jeune garçon, qui attestait un esprit sérieux. Quant au marin, du moment que ces renards ne pouvaient être classés dans le genre comestible, peu lui importait. Toutefois, lorsqu'une basse-cour serait établie à Granite-House, il fit observer qu'il serait bon de prendre quelques précautions contre la visite probable de ces pillards à quatre pattes. Ce que personne ne contesta.

Après avoir tourné la pointe de l'épave, les colons trouvèrent une longue plage que baignait la vaste mer. Il était alors huit heures du matin. Le ciel était très pur, ainsi qu'il arrive par les grands froids prolongés; mais, échauffés par leur course, Cyrus Smith et ses compagnons ne ressentaient pas trop vivement les piqûres de l'atmosphère.

D'ailleurs, il ne faisait pas de vent, circonstance qui rend infiniment plus supportables les forts abaissements de la température. Un soleil brillant, mais sans action calorifique, sortait alors de l'Océan, et son énorme disque se balançait à l'horizon. La mer formait une nappe tranquille et bleue comme celle d'un golfe méditerranéen, quand le ciel est pur. Le cap Griffe, recourbé en forme de yatagan, s'effilait nettement à quatre milles environ vers le sud-est. À gauche, la lisière du marais était brusquement arrêtée par une petite pointe que les rayons solaires dessinaient alors d'un trait de feu.

Certes, en cette partie de la baie de l'Union, que rien ne couvrait du large, pas même un banc de sable, les navires, battus des vents d'est, n'eussent trouvé aucun abri. On sentait à la tranquillité de la mer, dont nul haut-fond ne troublait les eaux, à sa couleur uniforme que ne tachait aucune nuance jaunâtre, à l'absence de tout récif enfin, que cette côte était accore, et que l'Océan recouvrait là de profonds abîmes. En arrière, dans l'ouest, se développaient, mais à une distance de quatre milles, les premières lignes d'arbres des forêts du Far-West. On se serait cru, pour ainsi dire, sur la côte désolée de quelque île des régions antarctiques que les glaçons eussent envahie. Les colons firent halte en cet endroit pour déjeuner. Un feu de broussailles et de varechs desséchés fut allumé, et Nab prépara le déjeuner de viande froide, auquel il joignit quelques tasses de thé d'Oswego.

Tout en mangeant, on regardait. Cette partie de l'île Lincoln était réellement stérile et contrastait avec toute la région occidentale. Ce qui amena le reporter à faire cette réflexion, que si le hasard eût tout d'abord jeté les naufragés sur cette plage, ils auraient pris de leur futur domaine une idée déplorable.

«Je crois même que nous n'aurions pas pu l'atteindre, répondit l'ingénieur, car la mer est profonde, et elle ne nous offrait pas un rocher pour nous y réfugier. Devant Granite-House, au moins, il y avait des bancs, un îlot, qui multipliaient les chances de salut. Ici, rien que l'abîme!

— Il est assez singulier, fit observer Gédéon Spilett, que cette île, relativement petite, présente un sol aussi varié. Cette diversité d'aspect n'appartient logiquement qu'aux continents d'une certaine étendue. On dirait vraiment que la partie occidentale de l'île Lincoln, si riche et si fertile, est baignée par les eaux chaudes du golfe Mexicain, et que ses rivages du nord et du sud-est s'étendent sur une sorte de mer Arctique.

— Vous avez raison, mon cher Spilett, répondit Cyrus Smith, c'est une observation que j'ai faite aussi. Cette île, dans sa forme comme dans sa nature, je la trouve étrange. On dirait un résumé de tous les aspects que présente un continent, et je ne serais pas surpris qu'elle eût été continent autrefois.

— Quoi! un continent au milieu du Pacifique? s'écria Pencroff.

— Pourquoi pas? répondit Cyrus Smith. Pourquoi l'Australie, la Nouvelle-Irlande, tout ce que les géographes anglais appellent l'Australasie, réunies aux archipels du Pacifique, n'auraient-ils formé autrefois une sixième partie du monde, aussi importante que l'Europe ou l'Asie, que l'Afrique ou les deux Amériques? Mon esprit ne se refuse point à admettre que toutes les îles, émergées de ce vaste Océan, ne sont que des sommets d'un continent maintenant englouti, mais qui dominait les eaux aux époques antéhistoriques.

— Comme fut autrefois l'Atlantide, répondit Harbert.

— Oui, mon enfant... si elle a existé toutefois.

— Et l'île Lincoln aurait fait partie de ce continent-là? demanda Pencroff.

— C'est probable, répondit Cyrus Smith, et cela expliquerait assez cette diversité de productions qui se voit à sa surface.

— Et le nombre considérable d'animaux qui l'habitent encore, ajouta Harbert.

— Oui, mon enfant, répondit l'ingénieur, et tu me fournis là un nouvel argument à l'appui de ma thèse. Il est certain, d'après ce que nous avons vu, que les animaux sont nombreux dans l'île, et, ce qui est plus bizarre, que les espèces y sont extrêmement variées. Il y a une raison à cela, et pour moi, c'est que l'île Lincoln a pu faire autrefois partie de quelque vaste continent qui s'est peu à peu abaissé au-dessous du Pacifique.

— Alors, un beau jour, répliqua Pencroff, qui ne semblait pas être absolument convaincu, ce qui reste de cet ancien continent pourra disparaître à son tour, et il n'y aura plus rien entre l'Amérique et l'Asie?

— Si, répondit Cyrus Smith, il y aura les nouveaux continents, que des milliards de milliards d'animalcules travaillent à bâtir en ce moment.

— Et quels sont ces maçons-là? demanda Pencroff.

— Les infusoires du corail, répondit Cyrus Smith. Ce sont eux qui ont fabriqué, par un travail continu, l'île Clermont-Tonnerre, les atolls, et autres nombreuses îles à coraux que compte l'océan Pacifique. Il faut quarante-sept millions de ces infusoires pour peser un grain, et pourtant, avec les sels marins qu'ils absorbent, avec les éléments solides de l'eau qu'ils s'assimilent, ces animalcules produisent le calcaire, et ce calcaire forme d'énormes substructions sous-marines, dont la dureté et la solidité égalent celles du granit. Autrefois, aux premières époques de la création, la nature, employant le feu, a produit les terres par soulèvement; mais maintenant elle charge des animaux microscopiques de remplacer cet agent, dont la puissance dynamique, à l'intérieur du globe, a évidemment diminué, — ce que prouve le grand nombre de volcans actuellement éteints à la surface de la terre. Et je crois bien que, les siècles succédant aux siècles et les infusoires aux infusoires, ce Pacifique pourra se changer un jour en un vaste continent, que des générations nouvelles habiteront et civiliseront à leur tour.

— Ce sera long! dit Pencroff.

— La nature a le temps pour elle, répondit l'ingénieur.

— Mais à quoi bon de nouveaux continents? demanda Harbert. Il me semble que l'étendue actuelle des contrées habitables est suffisante à l'humanité. Or, la nature ne fait rien d'inutile.

— Rien d'inutile, en effet, reprit l'ingénieur, mais voici comment on pourrait expliquer dans l'avenir la nécessité de continents nouveaux, et précisément sur cette zone tropicale occupée par les îles coralligènes. Du moins, cette explication me paraît plausible.

— Nous vous écoutons, monsieur Cyrus, répondit Harbert.

— Voici ma pensée: les savants admettent généralement qu'un jour notre globe finira, ou plutôt que la vie animale et végétale n'y sera plus possible, par suite du refroidissement intense qu'il subira. Ce sur quoi ils ne sont pas d'accord, c'est sur la cause de ce refroidissement. Les uns pensent qu'il proviendra de l'abaissement de température que le soleil éprouvera après des millions d'années; les autres, de l'extinction graduelle des feux intérieurs de notre globe, qui ont sur lui une influence plus prononcée qu'on ne le suppose généralement. Je tiens, moi, pour cette dernière hypothèse, en me fondant sur ce fait que la lune est bien véritablement un astre refroidi, lequel n'est plus habitable, quoique le soleil continue toujours de verser à sa surface la même somme de chaleur. Si donc la lune s'est refroidie, c'est parce que ces feux intérieurs auxquels, ainsi que tous les astres du monde stellaire, elle a dû son origine, se sont complètement éteints. Enfin, quelle qu'en soit la cause, notre globe se refroidira un jour, mais ce refroidissement ne s'opérera que peu à peu. Qu'arrivera-t-il alors? C'est que les zones tempérées, dans une époque plus ou moins éloignée, ne seront pas plus habitables que ne le sont actuellement les régions polaires. Donc, les populations d'hommes, comme les agrégations d'animaux, reflueront vers les latitudes plus directement soumises à l'influence solaire. Une immense émigration s'accomplira. L'Europe, l'Asie centrale, l'Amérique du Nord seront peu à peu abandonnées, tout comme l'Australasie ou les parties basses de l'Amérique du Sud. La végétation suivra l'émigration humaine. La flore reculera vers l'équateur en même temps que la faune. Les parties centrales de l'Amérique méridionale et de l'Afrique deviendront les continents habités par excellence. Les Lapons et les Samoyèdes retrouveront les conditions climatériques de la mer polaire sur les rivages de la Méditerranée. Qui nous dit, qu'à cette époque, les régions équatoriales ne seront pas trop petites pour contenir l'humanité terrestre et la nourrir? Or, pourquoi la prévoyante nature, afin de donner refuge à toute l'émigration végétale et animale, ne jetterait-elle pas, dès à présent, sous l'équateur, les bases d'un continent nouveau, et n'aurait-elle pas chargé les infusoires de le construire? J'ai souvent réfléchi à toutes ces choses, mes amis, et je crois sérieusement que l'aspect de notre globe sera un jour complètement transformé, que, par suite de l'exhaussement de nouveaux continents, les mers couvriront les anciens, et que, dans les siècles futurs, des Colombs iront découvrir les îles du Chimboraço, de l'Himalaya ou du mont Blanc, restes d'une Amérique, d'une Asie et d'une Europe englouties. Puis enfin, ces nouveaux continents, à leur tour, deviendront eux-mêmes inhabitables; la chaleur s'éteindra comme la chaleur d'un corps que l'âme vient d'abandonner, et la vie disparaîtra, sinon définitivement du globe, au moins momentanément. Peut-être, alors, notre sphéroïde se reposera-t-il, se refera-t-il dans la mort pour ressusciter un jour dans des conditions supérieures! Mais tout cela, mes amis, c'est le secret de l'Auteur de toutes choses, et, à propos du travail des infusoires, je me suis laissé entraîner un peu loin peut-être à scruter les secrets de l'avenir.

— Mon cher Cyrus, répondit Gédéon Spilett, ces théories sont pour moi des prophéties, et elles s'accompliront un jour.

— C'est le secret de Dieu, dit l'ingénieur.

— Tout cela est bel et bien, dit alors Pencroff, qui avait écouté de toutes ses oreilles, mais m'apprendrez-vous, monsieur Cyrus, si l'île Lincoln a été construite par vos infusoires?

— Non, répondit Cyrus Smith, elle est purement d'origine volcanique.

— Alors, elle disparaîtra un jour?

— C'est probable.

— J'espère bien que nous n'y serons plus.

— Non, rassurez-vous, Pencroff, nous n'y serons plus, puisque nous n'avons aucune envie d'y mourir et que nous finirons peut-être par nous en tirer.

— En attendant, répondit Gédéon Spilett, installons-nous comme pour l'éternité. Il ne faut jamais rien faire à demi.»

Ceci finit la conversation. Le déjeuner était terminé. L'exploration fut reprise, et les colons arrivèrent à la limite où commençait la région marécageuse.

C'était bien un marais, dont l'étendue, jusqu'à cette côte arrondie qui terminait l'île au sud-est, pouvait mesurer vingt milles carrés. Le sol était formé d'un limon argilo-siliceux, mêlé de nombreux débris de végétaux. Des conferves, des joncs, des carex, des scirpes, çà et là quelques couches d'herbages, épais comme une grosse moquette, le recouvraient. Quelques mares glacées scintillaient en maint endroit sous les rayons solaires. Ni les pluies, ni aucune rivière, gonflée par une crue subite, n'avaient pu former ces réserves d'eau. On en devait naturellement conclure que ce marécage était alimenté par les infiltrations du sol, et cela était en effet. Il était même à craindre que l'air ne s'y chargeât, pendant les chaleurs, de ces miasmes qui engendrent les fièvres paludéennes. Au-dessus des herbes aquatiques, à la surface des eaux stagnantes, voltigeait un monde d'oiseaux.

Chasseurs au marais et huttiers de profession n'auraient pu y perdre un seul coup de fusil.

Canards sauvages, pilets, sarcelles, bécassines y vivaient par bandes, et ces volatiles peu craintifs se laissaient facilement approcher. Un coup de fusil à plomb eût certainement atteint quelques douzaines de ces oiseaux, tant leurs rangs étaient pressés. Il fallut se contenter de les frapper à coups de flèche. Le résultat fut moindre, mais la flèche silencieuse eut l'avantage de ne point effrayer ces volatiles, que la détonation d'une arme à feu aurait dissipés à tous les coins du marécage. Les chasseurs se contentèrent donc, pour cette fois, d'une douzaine de canards, blancs de corps avec ceinture cannelle, tête verte, aile noire, blanche et rousse, bec aplati, qu'Harbert reconnut pour des «tadornes.»

Top concourut adroitement à la capture de ces volatiles, dont le nom fut donné à cette partie marécageuse de l'île. Les colons avaient donc là une abondante réserve de gibier aquatique. Le temps venu, il ne s'agirait plus que de l'exploiter convenablement, et il était probable que plusieurs espèces de ces oiseaux pourraient être, sinon domestiqués, du moins acclimatés aux environs du lac, ce qui les mettrait plus directement sous la main des consommateurs.

Vers cinq heures du soir, Cyrus Smith et ses compagnons reprirent le chemin de leur demeure, en traversant le marais des Tadornes (Tadorn's-fens), et ils repassèrent la Mercy sur le pont de glaces.

À huit heures du soir, tous étaient rentrés à Granite-House.

CHAPITRE XXII

Ces froids intenses durèrent jusqu'au 15 août, sans dépasser toutefois ce maximum de degrés Fahrenheit observé jusqu'alors. Quand l'atmosphère était calme, cette basse température se supportait facilement; mais quand la bise soufflait, cela semblait dur à des gens insuffisamment vêtus. Pencroff en était à regretter que l'île Lincoln ne donnât pas asile à quelques familles d'ours, plutôt qu'à ces renards ou à ces phoques, dont la fourrure laissait à désirer.

«Les ours, disait-il, sont généralement bien habillés, et je ne demanderais pas mieux que de leur emprunter pour l'hiver la chaude capote qu'ils ont sur le corps.

— Mais, répondait Nab en riant, peut-être ces ours ne consentiraient-ils pas, Pencroff, à te donner leur capote. Ce ne sont point des Saint-Martin, ces bêtes-là!

— On les y obligerait, Nab, on les y obligerait», répliquait Pencroff d'un ton tout à fait autoritaire. Mais ces formidables carnassiers n'existaient point dans l'île, ou, du moins, ils ne s'étaient pas montrés jusqu'alors.

Toutefois, Harbert, Pencroff et le reporter s'occupèrent d'établir des trappes sur le plateau de Grande-vue et aux abords de la forêt. Suivant l'opinion du marin, tout animal, quel qu'il fût, serait de bonne prise, et rongeurs ou carnassiers qui étrenneraient les nouveaux pièges seraient bien reçus à Granite-House.

Ces trappes furent, d'ailleurs, extrêmement simples: des fosses creusées dans le sol, au-dessus un plafonnage de branches et d'herbes, qui en dissimulait l'orifice, au fond quelque appât dont l'odeur pouvait attirer les animaux, et ce fut tout. Il faut dire aussi qu'elles n'avaient point été creusées au hasard, mais à certains endroits où des empreintes plus nombreuses indiquaient de fréquentes passées de quadrupèdes. Tous les jours, elles étaient visitées, et, à trois reprises, pendant les premiers jours, on y trouva des échantillons de ces culpeux qui avaient été vus déjà sur la rive droite de la Mercy.

«Ah çà! il n'y a donc que des renards dans ce pays-ci! s'écria Pencroff, la troisième fois qu'il retira un de ces animaux de la fosse où il se tenait fort penaud. Des bêtes qui ne sont bonnes à rien!

— Mais si, dit Gédéon Spilett. Elles sont bonnes à quelque chose!

— Et à quoi donc?

— À faire des appâts pour en attirer d'autres!»

Le reporter avait raison, et les trappes furent dès lors amorcées avec ces cadavres de renards.

Le marin avait également fabriqué des collets en employant les fibres du curry-jonc, et les collets donnèrent plus de profit que les trappes. Il était rare qu'un jour se passât sans que quelque lapin de la garenne se laissât prendre. C'était toujours du lapin, mais Nab savait varier ses sauces, et les convives ne songeaient pas à se plaindre.

Cependant, une ou deux fois, dans la seconde semaine d'août, les trappes livrèrent aux chasseurs des animaux autres que des culpeux, et plus utiles. Ce furent quelques-uns de ces sangliers qui avaient été déjà signalés au nord du lac. Pencroff n'eut pas besoin de demander si ces bêtes-là étaient comestibles. Cela se voyait bien, à leur ressemblance avec le cochon d'Amérique ou d'Europe.

«Mais ce ne sont point des cochons, lui dit Harbert, je t'en préviens, Pencroff.

— Mon garçon, répondit le marin, en se penchant sur la trappe, et en retirant par le petit appendice qui lui servait de queue un de ces représentants de la famille des suilliens, laissez-moi croire que ce sont des cochons!

— Et pourquoi?

— Parce que cela me fait plaisir!

— Tu aimes donc bien le cochon, Pencroff?

— J'aime beaucoup le cochon, répondit le marin, surtout pour ses pieds, et s'il en avait huit au lieu de quatre, je l'aimerais deux fois davantage!»

Quant aux animaux en question, c'étaient des pécaris appartenant à l'un des quatre genres que compte la famille, et ils étaient même de l'espèce des «tajassous», reconnaissables à leur couleur foncée et dépourvus de ces longues canines qui arment la bouche de leurs congénères. Ces pécaris vivent ordinairement par troupes, et il était probable qu'ils abondaient dans les parties boisées de l'île. En tout cas, ils étaient mangeables de la tête aux pieds, et Pencroff ne leur en demandait pas plus.

Vers le 15 août, l'état atmosphérique se modifia subitement par une saute de vent dans le nord-ouest.

La température remonta de quelques degrés, et les vapeurs accumulées dans l'air ne tardèrent pas à se résoudre en neige. Toute l'île se couvrit d'une couche blanche, et se montra à ses habitants sous un aspect nouveau. Cette neige tomba abondamment pendant plusieurs jours, et son épaisseur atteignit bientôt deux pieds.

Le vent fraîchit bientôt avec une extrême violence, et, du haut de Granite-House, on entendait la mer gronder sur les récifs. À certains angles, il se faisait de rapides remous d'air, et la neige, s'y formant en hautes colonnes tournantes, ressemblait à ces trombes liquides qui pirouettent sur leur base, et que les bâtiments attaquent à coups de canon.

Toutefois, l'ouragan, venant du nord-ouest, prenait l'île à revers, et l'orientation de Granite-House la préservait d'un assaut direct. Mais, au milieu de ce chasse-neige, aussi terrible que s'il se fût produit sur quelque contrée polaire, ni Cyrus Smith, ni ses compagnons ne purent, malgré leur envie, s'aventurer au dehors, et ils restèrent renfermés pendant cinq jours, du 20 au 25 août. On entendait la tempête rugir dans les bois du Jacamar, qui devaient en pâtir. Bien des arbres seraient déracinés, sans doute, mais Pencroff s'en consolait en songeant qu'il n'aurait pas la peine de les abattre.

«Le vent se fait bûcheron, laissons-le faire», répétait-il.

Et, d'ailleurs, il n'y aurait eu aucun moyen de l'en empêcher.

Combien les hôtes de Granite-House durent alors remercier le ciel de leur avoir ménagé cette solide et inébranlable retraite! Cyrus Smith avait bien sa légitime part dans les remerciements, mais enfin, c'était la nature qui avait creusé cette vaste caverne, et il n'avait fait que la découvrir. Là, tous étaient en sûreté, et les coups de la tempête ne pouvaient les atteindre. S'ils eussent construit sur le plateau de Grande-vue une maison de briques et de bois, elle n'aurait certainement pas résisté aux fureurs de cet ouragan. Quant aux Cheminées, rien qu'au fracas des lames qui se faisait entendre avec tant de force, on devait croire qu'elles étaient absolument inhabitables, car la mer, passant par-dessus l'îlot, devait les battre avec rage. Mais ici, à Granite-House, au milieu de ce massif, contre lequel n'avaient prise ni l'eau ni l'air, rien à craindre.

Pendant ces quelques jours de séquestration, les colons ne restèrent pas inactifs. Le bois, débité en planches, ne manquait pas dans le magasin, et, peu à peu, on compléta le mobilier, en tables et en chaises, solides à coup sûr, car la matière n'y fut pas épargnée. Ces meubles, un peu lourds, justifiaient mal leur nom, qui fait de leur mobilité une condition essentielle, mais ils firent l'orgueil de Nab et de Pencroff, qui ne les auraient pas changés contre des meubles de Boule.

Puis, les menuisiers devinrent vanniers, et ils ne réussirent pas mal dans cette nouvelle fabrication. On avait découvert, vers cette pointe que le lac projetait au nord, une féconde oseraie, où poussaient en grand nombre des osiers-pourpres. Avant la saison des pluies, Pencroff et Harbert avaient moissonné ces utiles arbustes, et leurs branches, bien séparées alors, pouvaient être efficacement employées. Les premiers essais furent informes, mais, grâce à l'adresse et à l'intelligence des ouvriers, se consultant, se rappelant les modèles qu'ils avaient vus, rivalisant entre eux, des paniers et des corbeilles de diverses grandeurs accrurent bientôt le matériel de la colonie. Le magasin en fut pourvu, et Nab enferma dans des corbeilles spéciales ses récoltes de rhizomes, d'amandes de pin-pignon et de racines de dragonnier.

Pendant la dernière semaine de ce mois d'août, le temps se modifia encore une fois. La température baissa un peu, et la tempête se calma. Les colons s'élancèrent au dehors. Il y avait certainement deux pieds de neige sur la grève, mais, à la surface de cette neige durcie, on pouvait marcher sans trop de peine. Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur le plateau de Grande-vue. Quel changement! Ces bois, qu'ils avaient laissés verdoyants, surtout dans la partie voisine où dominaient les conifères, disparaissaient alors sous une couleur uniforme. Tout était blanc, depuis le sommet du mont Franklin jusqu'au littoral, les forêts, la prairie, le lac, la rivière, les grèves.

L'eau de la Mercy courait sous une voûte de glace qui, à chaque flux et reflux, faisait débâcle et se brisait avec fracas. De nombreux oiseaux voletaient à la surface solide du lac, canards et bécassines, pilets et guillemots. Il y en avait des milliers. Les rocs entre lesquels se déversait la cascade à la lisière du plateau étaient hérissés de glaces. On eût dit que l'eau s'échappait d'une monstrueuse gargouille fouillée avec toute la fantaisie d'un artiste de la Renaissance. Quant à juger des dommages causés à la forêt par l'ouragan, on ne le pouvait encore, et il fallait attendre que l'immense couche blanche se fût dissipée.

Gédéon Spilett, Pencroff et Harbert ne manquèrent pas cette occasion d'aller visiter leurs trappes.

Ils ne les retrouvèrent pas aisément, sous la neige qui les recouvrait. Ils durent même prendre garde de ne point se laisser choir dans l'une ou l'autre, ce qui eût été dangereux et humiliant à la fois: se prendre à son propre piège! Mais enfin ils évitèrent ce désagrément, et retrouvèrent les trappes parfaitement intactes. Aucun animal n'y était tombé, et, cependant, les empreintes étaient nombreuses aux alentours, entre autres certaines marques de griffes très nettement accusées. Harbert n'hésita pas à affirmer que quelque carnassier du genre des félins avait passé là, ce qui justifiait l'opinion de l'ingénieur sur la présence de fauves dangereux à l'île Lincoln. Sans doute, ces fauves habitaient ordinairement les épaisses forêts du Far-West, mais, pressés par la faim, ils s'étaient aventurés jusqu'au plateau de Grande-vue. Peut-être sentaient-ils les hôtes de Granite-House?

«En somme, qu'est-ce que c'est que ces félins? demanda Pencroff.

— Ce sont des tigres, répondit Harbert.

— Je croyais que ces bêtes-là ne se trouvaient que dans les pays chauds?

— Sur le nouveau continent, répondit le jeune garçon, on les observe depuis le Mexique jusqu'aux Pampas de Buenos-Aires. Or, comme l'île Lincoln est à peu près sous la même latitude que les provinces de la Plata, il n'est pas étonnant que quelques tigres s'y rencontrent.

— Bon, on veillera», répondit Pencroff.

Cependant, la neige finit par se dissiper sous l'influence de la température, qui se releva. La pluie vint à tomber, et, grâce à son action dissolvante, la couche blanche s'effaça. Malgré le mauvais temps, les colons renouvelèrent leur réserve en toutes choses, amandes de pin-pignon, racines de dragonnier, rhizomes, liqueur d'érable, pour la partie végétale; lapins de garenne, agoutis et kangourous, pour la partie animale. Cela nécessita quelques excursions dans la forêt, et l'on constata qu'une certaine quantité d'arbres avaient été abattus par le dernier ouragan. Le marin et Nab poussèrent même, avec le chariot, jusqu'au gisement de houille, afin de rapporter quelques tonnes de combustible. Ils virent en passant que la cheminée du four à poteries avait été très endommagée par le vent et découronnée de six bons pieds au moins. En même temps que le charbon, la provision de bois fut également renouvelée à Granite-House, et on profita du courant de la Mercy, qui était redevenu libre, pour en amener plusieurs trains. Il pouvait se faire que la période des grands froids ne fût pas achevée. Une visite avait été faite également aux Cheminées, et les colons ne purent que s'applaudir de ne pas y avoir demeuré pendant la tempête. La mer avait laissé là des marques incontestables de ses ravages.

Soulevée par les vents du large, et sautant par-dessus l'îlot, elle avait violemment assailli les couloirs, qui étaient à demi ensablés, et d'épaisses couches de varech recouvraient les roches. Pendant que Nab, Harbert et Pencroff chassaient ou renouvelaient les provisions de combustible, Cyrus Smith et Gédéon Spilett s'occupèrent à déblayer les Cheminées, et ils retrouvèrent la forge et les fourneaux à peu près intacts, protégés qu'ils avaient été tout d'abord par l'entassement des sables.

Ce ne fut pas inutilement que la réserve de combustible avait été refaite. Les colons n'en avaient pas fini avec les froids rigoureux. On sait que, dans l'hémisphère boréal, le mois de février se signale principalement par de grands abaissements de la température. Il devait en être de même dans l'hémisphère austral, et la fin du mois d'août, qui est le février de l'Amérique du Nord, n'échappa pas à cette loi climatique.

Vers le 25, après une nouvelle alternative de neige et de pluie, le vent sauta au sud-est, et, subitement, le froid devint extrêmement vif. Suivant l'estime de l'ingénieur, la colonne mercurielle d'un thermomètre Fahrenheit n'eût pas marqué moins de huit degrés au-dessous de zéro (22 degrés centigrades au-dessous de glace), et cette intensité du froid, rendue plus douloureuse encore par une bise aiguë, se maintint pendant plusieurs jours. Les colons durent de nouveau se caserner dans Granite-House, et, comme il fallut obstruer hermétiquement toutes les ouvertures de la façade, en ne laissant que le strict passage au renouvellement de l'air, la consommation de bougies fut considérable.

Afin de les économiser, les colons ne s'éclairèrent souvent qu'avec la flamme des foyers, où l'on n'épargnait pas le combustible. Plusieurs fois, les uns ou les autres descendirent sur la grève, au milieu des glaçons que le flux y entassait à chaque marée, mais ils remontaient bientôt à Granite-House, et ce n'était pas sans peine et sans douleur que leurs mains se retenaient aux bâtons de l'échelle. Par ce froid intense, les échelons leur brûlaient les doigts.

Il fallut encore occuper ces loisirs que la séquestration faisait aux hôtes de Granite-House.

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