L'île mystérieuse
PARTIE 2
L'ABANDONNÉ
CHAPITRE I
Il y avait sept mois, jour pour jour, que les passagers du ballon avaient été jetés sur l'île Lincoln. Depuis cette époque, quelque recherche qu'ils eussent faite, aucun être humain ne s'était montré à eux. Jamais une fumée n'avait trahi la présence de l'homme à la surface de l'île.
Jamais un travail manuel n'y avait attesté son passage, ni à une époque ancienne, ni à une époque récente. Non seulement elle ne semblait pas être habitée, mais on devait croire qu'elle n'avait jamais dû l'être. Et, maintenant, voilà que tout cet échafaudage de déductions tombait devant un simple grain de métal, trouvé dans le corps d'un inoffensif rongeur!
C'est qu'en effet, ce plomb était sorti d'une arme à feu, et quel autre qu'un être humain avait pu s'être servi de cette arme?
Lorsque Pencroff eut posé le grain de plomb sur la table, ses compagnons le regardèrent avec un étonnement profond. Toutes les conséquences de cet incident, considérable malgré son apparente insignifiance, avaient subitement saisi leur esprit.
L'apparition subite d'un être surnaturel ne les eût pas impressionnés plus vivement.
Cyrus Smith n'hésita pas à formuler tout d'abord les hypothèses que ce fait, aussi surprenant qu'inattendu, devait provoquer. Il prit le grain de plomb, le tourna, le retourna, le palpa entre l'index et le pouce. Puis:
«Vous êtes en mesure d'affirmer, demanda-t-il à Pencroff, que le pécari, blessé par ce grain de plomb, était à peine âgé de trois mois?
— À peine, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff. Il tétait encore sa mère quand je l'ai trouvé dans la fosse.
— Eh bien, dit l'ingénieur, il est par cela même prouvé que, depuis trois mois au plus, un coup de fusil a été tiré dans l'île Lincoln.
— Et qu'un grain de plomb, ajouta Gédéon Spilett, a atteint, mais non mortellement, ce petit animal.
— Cela est indubitable, reprit Cyrus Smith, et voici quelles conséquences il convient de déduire de cet incident: ou l'île était habitée avant notre arrivée, ou des hommes y ont débarqué depuis trois mois au plus. Ces hommes sont-ils arrivés volontairement ou involontairement, par le fait d'un atterrissage ou d'un naufrage? Ce point ne pourra être élucidé que plus tard. Quant à ce qu'ils sont, européens ou malais, ennemis ou amis de notre race, rien ne peut nous permettre de le deviner, et s'ils habitent encore l'île, ou s'ils l'ont quittée, nous ne le savons pas davantage. Mais ces questions nous intéressent trop directement pour que nous restions plus longtemps dans l'incertitude.
— Non! Cent fois non! Mille fois non! s'écria le marin en se levant de table. Il n'y a pas d'autres hommes que nous sur l'île Lincoln! Que diable!
L'île n'est pas grande, et, si elle eût été habitée, nous aurions bien aperçu déjà quelques-uns de ses habitants!
— Le contraire, en effet, serait bien étonnant, dit Harbert.
— Mais il serait bien plus étonnant, je suppose, fit observer le reporter, que ce pécari fût né avec un grain de plomb dans le corps!
— À moins, dit sérieusement Nab, que Pencroff n'ait eu...
— Voyez-vous cela, Nab, riposta Pencroff. J'aurais, sans m'en être aperçu, depuis tantôt cinq ou six mois, un grain de plomb dans la mâchoire! Mais où se serait-il caché? Ajouta le marin, en ouvrant la bouche de façon à montrer les magnifiques trente-deux dents qui la garnissaient. Regarde bien, Nab, et si tu trouves une dent creuse dans ce râtelier-là, je te permets de lui en arracher une demi-douzaine!
— L'hypothèse de Nab est inadmissible, en effet, répondit Cyrus Smith, qui, malgré la gravité de ses pensées, ne put retenir un sourire. Il est certain qu'un coup de fusil a été tiré dans l'île, depuis trois mois au plus. Mais je serais porté à admettre que les êtres quelconques qui ont atterri sur cette côte n'y sont que depuis très peu de temps ou qu'ils n'ont fait qu'y passer, car si, à l'époque à laquelle nous explorions l'île du haut du mont Franklin, elle eût été habitée, nous l'aurions vu ou nous aurions été vus. Il est donc probable que, depuis quelques semaines seulement, des naufragés ont été jetés par une tempête sur un point de la côte. Quoi qu'il en soit, il nous importe d'être fixés sur ce point.
— Je pense que nous devrons agir prudemment, dit le reporter.
— C'est mon avis, répondit Cyrus Smith, car il est malheureusement à craindre que ce ne soient des pirates malais qui aient débarqué sur l'île!
— Monsieur Cyrus, demanda le marin, ne serait-il pas convenable, avant d'aller à la découverte, de construire un canot qui nous permît, soit de remonter la rivière, soit au besoin de contourner la côte? Il ne faut pas se laisser prendre au dépourvu.
— Votre idée est bonne, Pencroff, répondit l'ingénieur, mais nous ne pouvons attendre. Or, il faudrait au moins un mois pour construire un canot...
— Un vrai canot, oui, répondit le marin, mais nous n'avons pas besoin d'une embarcation destinée à tenir la mer, et, en cinq jours au plus, je me fais fort de construire une pirogue suffisante pour naviguer sur la Mercy.
— En cinq jours, s'écria Nab, fabriquer un bateau?
— Oui, Nab, un bateau à la mode indienne.
— En bois? demanda le nègre d'un air peu convaincu.
— En bois, répondit Pencroff, ou plutôt en écorce. Je vous répète, Monsieur Cyrus, qu'en cinq jours l'affaire peut être enlevée!
— En cinq jours, soit! répondit l'ingénieur.
— Mais d'ici là, nous ferons bien de nous garder sévèrement! dit Harbert.
— Très sévèrement, mes amis, répondit Cyrus Smith, et je vous prierai de borner vos excursions de chasse aux environs de Granite-House.»
Le dîner finit moins gaiement que n'avait espéré Pencroff.
Ainsi donc, l'île était ou avait été habitée par d'autres que par les colons. Depuis l'incident du grain de plomb, c'était un fait désormais incontestable, et une pareille révélation ne pouvait que provoquer de vives inquiétudes chez les colons.
Cyrus Smith et Gédéon Spilett, avant de se livrer au repos, s'entretinrent longuement de ces choses.
Ils se demandèrent si, par hasard, cet incident n'aurait pas quelque connexité avec les circonstances inexplicables du sauvetage de l'ingénieur et autres particularités étranges qui les avaient déjà frappés à plusieurs reprises. Cependant, Cyrus Smith, après avoir discuté le pour et le contre de la question, finit par dire:
«En somme, voulez-vous connaître mon opinion, mon cher Spilett?
— Oui, Cyrus.
— Eh bien, la voici: si minutieusement que nous explorions l'île, nous ne trouverons rien!»
Dès le lendemain, Pencroff se mit à l'ouvrage. Il ne s'agissait pas d'établir un canot avec membrure et bordage, mais tout simplement un appareil flottant, à fond plat, qui serait excellent pour la navigation de la Mercy, surtout aux approches de ses sources, où l'eau présenterait peu de profondeur. Des morceaux d'écorce, cousus l'un à l'autre, devaient suffire à former la légère embarcation, et au cas où, par suite d'obstacles naturels, un portage deviendrait nécessaire, elle ne serait ni lourde, ni encombrante.
Pencroff comptait former la suture des bandes d'écorce au moyen de clous rivés, et assurer, avec leur adhérence, le parfait étanchement de l'appareil.
Il s'agissait donc de choisir des arbres dont l'écorce, souple et tenace, se prêtât à ce travail.
Or, précisément, le dernier ouragan avait abattu une certaine quantité de douglas, qui convenaient parfaitement à ce genre de construction. Quelques-uns de ces sapins gisaient à terre, et il n'y avait plus qu'à les écorcer, mais ce fut là le plus difficile, vu l'imperfection des outils que possédaient les colons. En somme, on en vint à bout.
Pendant que le marin, secondé par l'ingénieur, s'occupait ainsi, sans perdre une heure, Gédéon Spilett et Harbert ne restèrent pas oisifs. Ils s'étaient faits les pourvoyeurs de la colonie. Le reporter ne pouvait se lasser d'admirer le jeune garçon, qui avait acquis une adresse remarquable dans le maniement de l'arc ou de l'épieu.
Harbert montrait aussi une grande hardiesse, avec beaucoup de ce sang-froid que l'on pourrait justement appeler «le raisonnement de la bravoure.» Les deux compagnons de chasse, tenant compte, d'ailleurs, des recommandations de Cyrus Smith, ne sortaient plus d'un rayon de deux milles autour de Granite-House, mais les premières rampes de la forêt fournissaient un tribut suffisant d'agoutis, de cabiais, de kangourous, de pécaris, etc., et si le rendement des trappes était peu important depuis que le froid avait cessé, du moins la garenne donnait-elle son contingent accoutumé, qui eût pu nourrir toute la colonie de l'île Lincoln.
Souvent, pendant ces chasses, Harbert causait avec Gédéon Spilett de cet incident du grain de plomb, et des conséquences qu'en avait tirées l'ingénieur, et un jour — c'était le 26 octobre-il lui dit:
«Mais, Monsieur Spilett, ne trouvez-vous pas très extraordinaire que si quelques naufragés ont débarqué sur cette île, ils ne se soient pas encore montrés du côté de Granite-House?
— Très étonnant, s'ils y sont encore, répondit le reporter, mais pas étonnant du tout, s'ils n'y sont plus!
— Ainsi, vous pensez que ces gens-là ont déjà quitté l'île? Reprit Harbert.
— C'est plus que probable, mon garçon, car si leur séjour s'y fût prolongé, et surtout s'ils y étaient encore, quelque incident eût fini par trahir leur présence.
— Mais s'ils ont pu repartir, fit observer le jeune garçon, ce n'étaient pas des naufragés?
— Non, Harbert, ou, tout au moins, ils étaient ce que j'appellerai des naufragés provisoires. Il est très possible, en effet, qu'un coup de vent les ait jetés sur l'île, sans avoir désemparé leur embarcation, et que, le coup de vent passé, ils aient repris la mer.
— Il faut avouer une chose, dit Harbert, c'est que M Smith a toujours paru plutôt redouter que désirer la présence d'êtres humains sur notre île.
— En effet, répondit le reporter, il ne voit guère que des malais qui puissent fréquenter ces mers, et ces gentlemen-là sont de mauvais chenapans qu'il est bon d'éviter.
— Il n'est pas impossible, Monsieur Spilett, reprit Harbert, que nous retrouvions, un jour ou l'autre, des traces de leur débarquement, et peut-être serons-nous fixés à cet égard?
— Je ne dis pas non, mon garçon. Un campement abandonné, un feu éteint, peuvent nous mettre sur la voie, et c'est ce que nous chercherons dans notre exploration prochaine.»
Le jour où les deux chasseurs causaient ainsi, ils se trouvaient dans une portion de la forêt voisine de la Mercy, remarquable par des arbres de toute beauté. Là, entre autres, s'élevaient, à une hauteur de près de deux cents pieds au-dessus du sol, quelques-uns de ces superbes conifères auxquels les indigènes donnent le nom de «kauris» dans la Nouvelle-Zélande.
«Une idée, Monsieur Spilett, dit Harbert. Si je montais à la cime de l'un de ces kauris, je pourrais peut-être observer le pays dans un rayon assez étendu?
— L'idée est bonne, répondit le reporter, mais pourras-tu grimper jusqu'au sommet de ces géants-là?
— Je vais toujours essayer», répondit Harbert.
Le jeune garçon, agile et adroit, s'élança sur les premières branches, dont la disposition rendait assez facile l'escalade du kauri, et, en quelques minutes, il était arrivé à sa cime, qui émergeait de cette immense plaine de verdure que formaient les ramures arrondies de la forêt. De ce point élevé, le regard pouvait s'étendre sur toute la portion méridionale de l'île, depuis le cap Griffe, au sud-est, jusqu'au promontoire du Reptile, au sud-ouest. Dans le nord-ouest se dressait le mont Franklin, qui masquait un grand quart de l'horizon.
Mais Harbert, du haut de son observatoire, pouvait précisément observer toute cette portion encore inconnue de l'île, qui avait pu donner ou donnait refuge aux étrangers dont on soupçonnait la présence.
Le jeune garçon regarda avec une attention extrême. Sur la mer d'abord, rien en vue. Pas une voile, ni à l'horizon, ni sur les atterrages de l'île.
Toutefois, comme le massif des arbres cachait le littoral, il était possible qu'un bâtiment, surtout un bâtiment désemparé de sa mâture, eût accosté la terre de très près, et, par conséquent, fût invisible pour Harbert. Au milieu des bois du Far-West, rien non plus. La forêt formait un impénétrable dôme, mesurant plusieurs milles carrés, sans une clairière, sans une éclaircie. Il était même impossible de suivre le cours de la Mercy et de reconnaître le point de la montagne dans lequel elle prenait sa source.
Peut-être d'autres creeks couraient-ils vers l'ouest, mais rien ne permettait de le constater.
Mais, du moins, si tout indice de campement échappait à Harbert, ne pouvait-il surprendre dans l'air quelque fumée qui décelât la présence de l'homme? L'atmosphère était pure, et la moindre vapeur s'y fût nettement détachée sur le fond du ciel.
Pendant un instant, Harbert crut voir une légère fumée monter dans l'ouest, mais une observation plus attentive lui démontra qu'il se trompait. Il regarda avec un soin extrême, et sa vue était excellente... non, décidément, il n'y avait rien.
Harbert redescendit au pied du kauri, et les deux chasseurs revinrent à Granite-House. Là, Cyrus Smith écouta le récit du jeune garçon, secoua la tête et ne dit rien. Il était bien évident qu'on ne pourrait se prononcer sur cette question qu'après une exploration complète de l'île.
Le surlendemain, — 28 octobre, — un autre incident se produisit, dont l'explication devait encore laisser à désirer. En rôdant sur la grève, à deux milles de Granite-House, Harbert et Nab furent assez heureux pour capturer un magnifique échantillon de l'ordre des chélonées. C'était une tortue franche du genre mydase, dont la carapace offrait d'admirables reflets verts.
Harbert aperçut cette tortue qui se glissait entre les roches pour gagner la mer.
«À moi, Nab, à moi!» cria-t-il.
Nab accourut.
«Le bel animal! dit Nab, mais comment nous en emparer?
— Rien n'est plus aisé, Nab, répondit Harbert. Nous allons retourner cette tortue sur le dos, et elle ne pourra plus s'enfouir. Prenez votre épieu et imitez-moi.»
Le reptile, sentant le danger, s'était retiré entre sa carapace et son plastron. On ne voyait plus ni sa tête, ni ses pattes, et il était immobile comme un roc.
Harbert et Nab engagèrent alors leurs bâtons sous le sternum de l'animal, et, unissant leurs efforts, ils parvinrent, non sans peine, à le retourner sur le dos. Cette tortue, qui mesurait trois pieds de longueur, devait peser au moins quatre cents livres.
«Bon! s'écria Nab, voilà qui réjouira l'ami Pencroff!» en effet, l'ami Pencroff ne pouvait manquer d'être réjoui, car la chair de ces tortues, qui se nourrissent de zostères, est extrêmement savoureuse. En ce moment, celle-ci ne laissait plus entrevoir que sa tête petite, aplatie, mais très élargie postérieurement par de grandes fosses temporales, cachées sous une voûte osseuse.
«Et maintenant, que ferons-nous de notre gibier? dit Nab. Nous ne pouvons pas le traîner à Granite-House!
— Laissons-le ici, puisqu'il ne peut se retourner, répondit Harbert, et nous reviendrons le reprendre avec le chariot.
— C'est entendu.»
Toutefois, pour plus de précaution, Harbert prit le soin, que Nab jugeait superflu, de caler l'animal avec de gros galets. Après quoi, les deux chasseurs revinrent à Granite-House, en suivant la grève que la marée, basse alors, découvrait largement.
Harbert, voulant faire une surprise à Pencroff, ne lui dit rien du «superbe échantillon des chélonées»
Qu'il avait retourné sur le sable; mais deux heures après, Nab et lui étaient de retour, avec le chariot, à l'endroit où ils l'avaient laissé. Le «superbe échantillon des chélonées» n'y était plus.
Nab et Harbert se regardèrent d'abord, puis ils regardèrent autour d'eux. C'était pourtant bien à cette place que la tortue avait été laissée. Le jeune garçon retrouva même les galets dont il s'était servi, et, par conséquent, il était sûr de ne pas se tromper.
«Ah çà! dit Nab, ça se retourne donc, ces bêtes-là?
— Il paraît, répondit Harbert, qui n'y pouvait rien comprendre et regardait les galets épars sur le sable.
— Eh bien, c'est Pencroff qui ne sera pas content!
— Et c'est M Smith qui sera peut-être bien embarrassé pour expliquer cette disparition! pensa Harbert.
— Bon, fit Nab, qui voulait cacher sa mésaventure, nous n'en parlerons pas.
— Au contraire, Nab, il faut en parler», répondit Harbert.
Et tous deux, reprenant le chariot, qu'ils avaient inutilement amené, revinrent à Granite-House.
Arrivé au chantier, où l'ingénieur et le marin travaillaient ensemble, Harbert raconta ce qui s'était passé.
«Ah! Les maladroits! s'écria le marin. Avoir laissé échapper cinquante potages au moins!
— Mais, Pencroff, répliqua Nab, ce n'est pas notre faute si la bête s'est enfuie, puisque je te dis que nous l'avions retournée!
— Alors, vous ne l'aviez pas assez retournée! riposta plaisamment l'intraitable marin.
— Pas assez!» s'écria Harbert.
Et il raconta qu'il avait pris soin de caler la tortue avec des galets.
«C'est donc un miracle! répliqua Pencroff.
— Je croyais, Monsieur Cyrus, dit Harbert, que les tortues, une fois placées sur le dos, ne pouvaient se remettre sur leurs pattes, surtout quand elles étaient de grande taille?
— Cela est vrai, mon enfant, répondit Cyrus Smith.
— Alors, comment a-t-il pu se faire...?
— À quelle distance de la mer aviez-vous laissé cette tortue? demanda l'ingénieur, qui, ayant suspendu son travail, réfléchissait à cet incident.
— À une quinzaine de pieds, au plus, répondit Harbert.
— Et la marée était basse, à ce moment?
— Oui, Monsieur Cyrus.
— Eh bien, répondit l'ingénieur, ce que la tortue ne pouvait faire sur le sable, il se peut qu'elle l'ait fait dans l'eau. Elle se sera retournée quand le flux l'a reprise, et elle aura tranquillement regagné la haute mer.
— Ah! Maladroits que nous sommes! s'écria Nab.
— C'est précisément ce que j'avais eu l'honneur de vous dire!» répondit Pencroff.
Cyrus Smith avait donné cette explication, qui était admissible sans doute. Mais était-il bien convaincu de la justesse de cette explication? On n'oserait l'affirmer.
CHAPITRE II
Le 29 octobre, le canot d'écorce était entièrement achevé. Pencroff avait tenu sa promesse, et une sorte de pirogue, dont la coque était membrée au moyen de baguettes flexibles de crejimba, avait été construite en cinq jours. Un banc à l'arrière, un second banc au milieu, pour maintenir l'écartement, un troisième banc à l'avant, un plat-bord pour soutenir les tolets de deux avirons, une godille pour gouverner, complétaient cette embarcation, longue de douze pieds, et qui ne pesait pas deux cents livres. Quant à l'opération du lancement, elle fut extrêmement simple. La légère pirogue fut portée sur le sable, à la lisière du littoral, devant Granite-House, et le flot montant la souleva.
Pencroff, qui sauta aussitôt dedans, la manœuvra à la godille, et put constater qu'elle était très convenable pour l'usage qu'on en voulait faire.
«Hurrah! s'écria le marin, qui ne dédaigna pas de célébrer ainsi son propre triomphe. Avec cela, on ferait le tour...
— Du monde? demanda Gédéon Spilett.
— Non, de l'île. Quelques cailloux pour lest, un mât sur l'avant, et un bout de voile que M Smith nous fabriquera un jour, et on ira loin! Eh bien! Monsieur Cyrus, et vous, Monsieur Spilett, et vous, Harbert, et toi, Nab, est-ce que vous ne venez pas essayer notre nouveau bâtiment? Que diable! Il faut pourtant voir s'il peut nous porter tous les cinq!»
En effet, c'était une expérience à faire. Pencroff, d'un coup de godille, ramena l'embarcation près de la grève par un étroit passage que les roches laissaient entre elles, et il fut convenu qu'on ferait, ce jour même, l'essai de la pirogue, en suivant le rivage jusqu'à la première pointe où finissaient les rochers du sud. Au moment d'embarquer, Nab s'écria:
«Mais il fait pas mal d'eau, ton bâtiment, Pencroff!
— Ce n'est rien, Nab, répondit le marin. Il faut que le bois s'étanche! Dans deux jours il n'y paraîtra plus, et notre pirogue n'aura pas plus d'eau dans le ventre qu'il n'y en a dans l'estomac d'un ivrogne. Embarquez!»
On s'embarqua donc, et Pencroff poussa au large.
Le temps était magnifique, la mer calme comme si ses eaux eussent été contenues dans les rives étroites d'un lac, et la pirogue pouvait l'affronter avec autant de sécurité que si elle eût remonté le tranquille courant de la Mercy. Des deux avirons, Nab prit l'un, Harbert l'autre, et Pencroff resta à l'arrière de l'embarcation, afin de la diriger à la godille.
Le marin traversa d'abord le canal et alla raser la pointe sud de l'îlot. Une légère brise soufflait du sud. Point de houle, ni dans le canal, ni au large. Quelques longues ondulations que la pirogue sentait à peine, car elle était lourdement chargée, gonflaient régulièrement la surface de la mer. On s'éloigna environ d'un demi-mille de la côte, de manière à apercevoir tout le développement du mont Franklin.
Puis, Pencroff, virant de bord, revint vers l'embouchure de la rivière. La pirogue suivit alors le rivage, qui, s'arrondissant jusqu'à la pointe extrême, cachait toute la plaine marécageuse des Tadornes.
Cette pointe, dont la distance se trouvait accrue par la courbure de la côte, était environ à trois milles de la Mercy. Les colons résolurent d'aller à son extrémité et de ne la dépasser que du peu qu'il faudrait pour prendre un aperçu rapide de la côte jusqu'au cap Griffe.
Le canot suivit donc le littoral à une distance de deux encablures au plus, en évitant les écueils dont ces atterrages étaient semés et que la marée montante commençait à couvrir. La muraille allait en s'abaissant depuis l'embouchure de la rivière jusqu'à la pointe. C'était un amoncellement de granits, capricieusement distribués, très différents de la courtine, qui formaient le plateau de Grande-vue, et d'un aspect extrêmement sauvage.
On eût dit qu'un énorme tombereau de roches avait été vidé là. Point de végétation sur ce saillant très aigu qui se prolongeait à deux milles en avant de la forêt, et cette pointe figurait assez bien le bras d'un géant qui serait sorti d'une manche de verdure.
Le canot, poussé par les deux avirons, avançait sans peine. Gédéon Spilett, le crayon d'une main, le carnet de l'autre, dessinait la côte à grands traits.
Nab, Pencroff et Harbert causaient en examinant cette partie de leur domaine, nouvelle à leurs yeux, et, à mesure que la pirogue descendait vers le sud, les deux caps Mandibule paraissaient se déplacer et fermer plus étroitement la baie de l'Union.
Quant à Cyrus Smith, il ne parlait pas, il regardait, et, à la défiance qu'exprimait son regard, il semblait toujours qu'il observât quelque contrée étrange.
Cependant, après trois quarts d'heure de navigation, la pirogue était arrivée presque à l'extrémité de la pointe, et Pencroff se préparait à la doubler, quand Harbert, se levant, montra une tache noire, en disant:
«Qu'est-ce que je vois donc là-bas sur la grève?»
Tous les regards se portèrent vers le point indiqué.
«En effet, dit le reporter, il y a quelque chose. On dirait une épave à demi enfoncée dans le sable.
— Ah! s'écria Pencroff, je vois ce que c'est!
— Quoi donc? demanda Nab.
— Des barils, des barils, qui peuvent être pleins! répondit le marin.
— Au rivage, Pencroff!» dit Cyrus Smith.
En quelques coups d'aviron, la pirogue atterrissait au fond d'une petite anse, et ses passagers sautaient sur la grève.
Pencroff ne s'était pas trompé. Deux barils étaient là, à demi enfoncés dans le sable, mais encore solidement attachés à une large caisse qui, soutenue par eux, avait ainsi flotté jusqu'au moment où elle était venue s'échouer sur le rivage.
«Il y a donc eu un naufrage dans les parages de l'île? demanda Harbert.
— Évidemment, répondit Gédéon Spilett.
— Mais qu'y a-t-il dans cette caisse? s'écria Pencroff avec une impatience bien naturelle. Qu'y a-t-il dans cette caisse? Elle est fermée, et rien pour en briser le couvercle! Eh bien, à coups de pierre alors...»
Et le marin, soulevant un bloc pesant, allait enfoncer une des parois de la caisse, quand l'ingénieur, l'arrêtant:
«Pencroff, lui dit-il, pouvez-vous modérer votre impatience pendant une heure seulement?
— Mais, Monsieur Cyrus, songez donc! Il y a peut-être là-dedans tout ce qui nous manque!
— Nous le saurons, Pencroff, répondit l'ingénieur, mais croyez-moi, ne brisez pas cette caisse, qui peut nous être utile. Transportons-la à Granite-House, où nous l'ouvrirons plus facilement et sans la briser. Elle est toute préparée pour le voyage, et, puisqu'elle a flotté jusqu'ici, elle flottera bien encore jusqu'à l'embouchure de la rivière.
— Vous avez raison, Monsieur Cyrus, et j'avais tort, répondit le marin, mais on n'est pas toujours maître de soi!»
L'avis de l'ingénieur était sage. En effet, la pirogue n'aurait pu contenir les objets probablement renfermés dans cette caisse, qui devait être pesante, puisqu'il avait fallu la «soulager» au moyen de deux barils vides. Donc, mieux valait la remorquer ainsi jusqu'au rivage de Granite-House.
Et maintenant, d'où venait cette épave? C'était là une importante question. Cyrus Smith et ses compagnons regardèrent attentivement autour d'eux et parcoururent le rivage sur un espace de plusieurs centaines de pas. Nul autre débris ne leur apparut.
La mer fut observée également. Harbert et Nab montèrent sur un roc élevé, mais l'horizon était désert. Rien en vue, ni un bâtiment désemparé, ni un navire à la voile.
Cependant, il y avait eu naufrage, ce n'était pas douteux. Peut-être même cet incident se rattachait-il à l'incident du grain de plomb? Peut-être des étrangers avaient-ils atterri sur un autre point de l'île? Peut-être y étaient-ils encore? Mais la réflexion que firent naturellement les colons, c'est que ces étrangers ne pouvaient être des pirates malais, car l'épave avait évidemment une provenance soit américaine, soit européenne.
Tous revinrent auprès de la caisse, qui mesurait cinq pieds de long sur trois de large. Elle était en bois de chêne, très soigneusement fermée, et recouverte d'une peau épaisse que maintenaient des clous de cuivre. Les deux grosses barriques, hermétiquement bouchées, mais qu'on sentait vides au choc, adhéraient à ses flancs au moyen de fortes cordes, nouées de nœuds que Pencroff reconnut aisément pour des «nœuds marins.» Elle paraissait être dans un parfait état de conservation, ce qui s'expliquait par ce fait, qu'elle s'était échouée sur une grève de sable et non sur des récifs. On pouvait même affirmer, en l'examinant bien, que son séjour dans la mer n'avait pas été long, et aussi que son arrivée sur ce rivage était récente. L'eau ne semblait point avoir pénétré au dedans, et les objets qu'elle contenait devaient être intacts.
Il était évident que cette caisse avait été jetée par-dessus le bord d'un navire désemparé, courant vers l'île, et que, dans l'espérance qu'elle arriverait à la côte, où ils la retrouveraient plus tard, des passagers avaient pris la précaution de l'alléger au moyen d'un appareil flottant.
«Nous allons remorquer cette épave jusqu'à Granite-House, dit l'ingénieur, et nous en ferons l'inventaire; puis, si nous découvrons sur l'île quelques survivants de ce naufrage présumé, nous la remettrons à ceux auxquels elle appartient. Si nous ne retrouvons personne...
— Nous la garderons pour nous! s'écria Pencroff. Mais, pour dieu, qu'est-ce qu'il peut bien y avoir là dedans!»
La marée commençait déjà à atteindre l'épave, qui devait évidemment flotter au plein de la mer. Une des cordes qui attachaient les barils fut en partie déroulée et servit d'amarre pour lier l'appareil flottant au canot. Puis, Pencroff et Nab creusèrent le sable avec leurs avirons, afin de faciliter le déplacement de la caisse, et bientôt l'embarcation, remorquant la caisse, commença à doubler la pointe, à laquelle fut donné le nom de pointe de l'épave (flotson-point). La remorque était lourde, et les barils suffisaient à peine à soutenir la caisse hors de l'eau. Aussi le marin craignait-il à chaque instant qu'elle ne se détachât et ne coulât par le fond. Mais, heureusement, ses craintes ne se réalisèrent pas, et une heure et demie après son départ-il avait fallu tout ce temps pour franchir cette distance de trois milles-la pirogue accostait le rivage devant Granite-House.
Canot et épave furent alors halés sur le sable, et, comme la mer se retirait déjà, ils ne tardèrent pas à demeurer à sec. Nab avait été prendre des outils pour forcer la caisse, de manière à ne la détériorer que le moins possible, et on procéda à son inventaire.
Pencroff ne chercha point à cacher qu'il était extrêmement ému.
Le marin commença par détacher les deux barils, qui, étant en fort bon état, pourraient être utilisés, cela va sans dire. Puis, les serrures furent forcées au moyen d'une pince, et le couvercle se rabattit aussitôt. Une seconde enveloppe en zinc doublait l'intérieur de la caisse, qui avait été évidemment disposée pour que les objets qu'elle renfermait fussent, en toutes circonstances, à l'abri de l'humidité.
«Ah! s'écria Nab, est-ce que ce seraient des conserves qu'il y a là dedans!
— J'espère bien que non, répondit le reporter.
— Si seulement il y avait... dit le marin à mi-voix.
— Quoi donc? Lui demanda Nab, qui l'entendit.
— Rien!»
La chape de zinc fut fendue dans toute sa largeur, puis rabattue sur les côtés de la caisse, et, peu à peu, divers objets de nature très différente furent extraits et déposés sur le sable. À chaque nouvel objet, Pencroff poussait de nouveaux hurrahs, Harbert battait des mains, et Nab dansait... comme un nègre. Il y avait là des livres qui auraient rendu Harbert fou de joie, et des ustensiles de cuisine que Nab eût couverts de baisers!
Du reste, les colons eurent lieu d'être extrêmement satisfaits, car cette caisse contenait des outils, des armes, des instruments, des vêtements, des livres, et en voici la nomenclature exacte, telle qu'elle fut portée sur le carnet de Gédéon Spilett:
Outils: 3 couteaux à plusieurs lames.
2 haches de bûcheron.
2 haches de charpentier.
Outils: 3 rabots.
2 herminettes.
1 besaiguë.
6 ciseaux à froid.
2 limes.
3 marteaux.
3 vrilles.
2 tarières.
10 sacs de clous et de vis.
3 scies de diverses grandeurs.
Outils: 2 boîtes d'aiguilles.
Armes: 2 fusils à pierre.
2 fusils à capsule.
2 carabines à inflammation centrale.
5 coutelas.
4 sabres d'abordage.
2 barils de poudre pouvant contenir chacun vingt-cinq livres.
12 boîtes d'amorces fulminantes.
Instruments: 1 sextant 1 jumelle.
Instruments: 1 longue-vue.
1 boîte de compas.
1 boussole de poche.
1 thermomètre de fahrenheit 1 baromètre anéroïde.
1 boîte renfermant tout un appareil photographique, objectif,
plaques, produits chimiques, etc.
Vêtements: 2 douzaines de chemises d'un tissu particulier qui
ressemblait à de la laine, mais dont l'origine était évidemment
végétale.
3 douzaines de bas de même tissu.
Ustensiles: 1 coquemar en fer.
6 casseroles de cuivre étamé.
3 plats de fer.
10 couverts d'aluminium.
2 bouilloires.
1 petit fourneau portatif.
6 couteaux de table.
Livres: 1 bible contenant l'ancien et le nouveau testament.
1 atlas.
1 dictionnaire des divers idiomes polynésiens.
1 dictionnaire des sciences naturelles, en six volumes.
3 rames de papier blanc.
2 registres à pages blanches.
«Il faut avouer, dit le reporter, après que l'inventaire eut été achevé, que le propriétaire de cette caisse était un homme pratique! Outils, armes, instruments, habits, ustensiles, livres, rien n'y manque! On dirait vraiment qu'il s'attendait à faire naufrage et qu'il s'y était préparé d'avance!
— Rien n'y manque, en effet, murmura Cyrus Smith d'un air pensif.
— Et à coup sûr, ajouta Harbert, le bâtiment qui portait cette caisse et son propriétaire n'était pas un pirate malais!
— À moins, dit Pencroff, que ce propriétaire n'eût été fait prisonnier par des pirates...
— Ce n'est pas admissible, répondit le reporter. Il est plus probable qu'un bâtiment américain ou européen a été entraîné dans ces parages, et que des passagers, voulant sauver, au moins, le nécessaire, ont préparé ainsi cette caisse et l'ont jetée à la mer.
— Est-ce votre avis, Monsieur Cyrus? demanda Harbert.
— Oui, mon enfant, répondit l'ingénieur, cela a pu se passer ainsi. Il est possible qu'au moment, ou en prévision d'un naufrage, on ait réuni dans cette caisse divers objets de première utilité, pour les retrouver en quelque point de la côte...
— Même la boîte à photographie! fit observer le marin d'un air assez incrédule.
— Quant à cet appareil, répondit Cyrus Smith, je n'en comprends pas bien l'utilité, et mieux eût valu pour nous, comme pour tous autres naufragés, un assortiment de vêtements plus complet ou des munitions plus abondantes!
— Mais n'y a-t-il sur ces instruments, sur ces outils, sur ces livres, aucune marque, aucune adresse, qui puisse nous en faire reconnaître la provenance?» demanda Gédéon Spilett.
C'était à voir. Chaque objet fut donc attentivement examiné, principalement les livres, les instruments et les armes. Ni les armes, ni les instruments, contrairement à ce qui se fait d'habitude, ne portaient la marque du fabricant; ils étaient, d'ailleurs, en parfait état et ne semblaient pas avoir servi. Même particularité pour les outils et les ustensiles; tout était neuf, ce qui prouvait, en somme, que l'on n'avait pas pris ces objets, au hasard, pour les jeter dans cette caisse, mais, au contraire, que le choix de ces objets avait été médité et leur classement fait avec soin. C'était aussi ce qu'indiquait cette seconde enveloppe de métal qui les avait préservés de toute humidité et qui n'aurait pu être soudée dans un moment de hâte.
Quant aux dictionnaires des sciences naturelles et des idiomes polynésiens, tous deux étaient anglais, mais ils ne portaient aucun nom d'éditeur, ni aucune date de publication. De même pour la bible, imprimée en langue anglaise, in-quarto remarquable au point de vue typographique, et qui paraissait avoir été souvent feuilleté.
Quant à l'atlas, c'était un magnifique ouvrage, comprenant les cartes du monde entier et plusieurs planisphères dressés suivant la projection de Mercator, et dont la nomenclature était en français, — mais qui ne portait non plus ni date de publication, ni nom d'éditeur.
Il n'y avait donc, sur ces divers objets, aucun indice qui pût en indiquer la provenance, et rien, par conséquent, de nature à faire soupçonner la nationalité du navire qui avait dû récemment passer sur ces parages. Mais d'où que vînt cette caisse, elle faisait riches les colons de l'île Lincoln.
Jusqu'alors, en transformant les produits de la nature, ils avaient tout créé par eux-mêmes, et grâce à leur intelligence, ils s'étaient tirés d'affaire.
Mais ne semblait-il pas que la providence eût voulu les récompenser, en leur envoyant alors ces divers produits de l'industrie humaine? Leurs remerciements s'élevèrent donc unanimement vers le ciel.
Toutefois, l'un d'eux n'était pas absolument satisfait.
C'était Pencroff. Il paraît que la caisse ne renfermait pas une chose à laquelle il semblait tenir énormément, et, à mesure que les objets en étaient retirés, ses hurrahs diminuaient d'intensité, et, l'inventaire fini, on l'entendit murmurer ces paroles:
«Tout cela, c'est bel et bon, mais vous verrez qu'il n'y aura rien pour moi dans cette boîte!»
Ce qui amena Nab à lui dire:
«Ah çà! Ami Pencroff, qu'attendais-tu donc?
— Une demi-livre de tabac! répondit sérieusement Pencroff, et rien n'aurait manqué à mon bonheur!»
On ne put s'empêcher de rire à l'observation du marin.
Mais il résultait de cette découverte de l'épave que, maintenant et plus que jamais, il était nécessaire de faire une exploration sérieuse de l'île. Il fut donc convenu que le lendemain, dès le point du jour, on se mettrait en route, en remontant la Mercy, de manière à atteindre la côte occidentale.
Si quelques naufragés avaient débarqué sur un point de cette côte, il était à craindre qu'ils fussent sans ressource, et il fallait leur porter secours sans tarder.
Pendant cette journée, les divers objets furent transportés à Granite-House et disposés méthodiquement dans la grande salle.
Ce jour-là — 29 octobre — était précisément un dimanche, et, avant de se coucher, Harbert demanda à l'ingénieur s'il ne voudrait pas leur lire quelque passage de l'évangile.
«Volontiers», répondit Cyrus Smith.
Il prit le livre sacré, et allait l'ouvrir, quand Pencroff, l'arrêtant, lui dit:
«Monsieur Cyrus, je suis superstitieux. Ouvrez au hasard, et lisez-nous le premier verset qui tombera sous vos yeux. Nous verrons s'il s'applique à notre situation.»
Cyrus Smith sourit à la réflexion du marin, et, se rendant à son désir, il ouvrit l'évangile précisément à un endroit où un signet en séparait les pages.
Soudain, ses regards furent arrêtés par une croix rouge, qui, faite au crayon, était placée devant le verset 8 du chapitre VII de l'évangile de saint Mathieu.
Et il lut ce verset, ainsi conçu: Quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve.
CHAPITRE III
Le lendemain, — 30 octobre, — tout était prêt pour l'exploration projetée, que les derniers événements rendaient si urgente. En effet, les choses avaient tourné ainsi, que les colons de l'île Lincoln pouvaient s'imaginer n'en être plus à demander des secours, mais bien à pouvoir en porter.
Il fut donc convenu que l'on remonterait la Mercy, aussi loin que le courant de la rivière serait praticable. Une grande partie de la route se ferait ainsi sans fatigues, et les explorateurs pourraient transporter leurs provisions et leurs armes jusqu'à un point avancé dans l'ouest de l'île.
Il avait fallu, en effet, songer non seulement aux objets que l'on emportait, mais aussi à ceux que le hasard permettrait peut-être de ramener à Granite-House. S'il y avait eu un naufrage sur la côte, comme tout le faisait présumer, les épaves ne manqueraient pas et seraient de bonne prise. Dans cette prévision, le chariot eût, sans doute, mieux convenu que la fragile pirogue; mais ce chariot, lourd et grossier, il fallait le traîner, ce qui en rendait l'emploi moins facile, et ce qui amena Pencroff à exprimer le regret que la caisse n'eût pas contenu, en même temps que «sa demi-livre de tabac», une paire de ces vigoureux chevaux du New-Jersey, qui eussent été fort utiles à la colonie!
Les provisions, déjà embarquées par Nab, se composaient de conserves de viande et de quelques gallons de bière et de liqueur fermentée, c'est-à-dire de quoi se sustenter pendant trois jours, — laps de temps le plus long que Cyrus Smith assignât à l'exploration. D'ailleurs, on comptait, au besoin, se réapprovisionner en route, et Nab n'eut garde d'oublier le petit fourneau portatif. En fait d'outils, les colons prirent les deux haches de bûcheron, qui devaient servir à frayer une route dans l'épaisse forêt, et, en fait d'instruments, la lunette et la boussole de poche.
Pour armes, on choisit les deux fusils à pierre, plus utiles dans cette île que n'eussent été des fusils à système, les premiers n'employant que des silex, faciles à remplacer, et les seconds exigeant des amorces fulminantes, qu'un fréquent usage eût promptement épuisées. Cependant, on prit aussi une des carabines et quelques cartouches. Quant à la poudre, dont les barils renfermaient environ cinquante livres, il fallut bien en emporter une certaine provision, mais l'ingénieur comptait fabriquer une substance explosive qui permettrait de la ménager. Aux armes à feu, on joignit les cinq coutelas bien engaînés de cuir, et, dans ces conditions, les colons pouvaient s'aventurer dans cette vaste forêt avec quelque chance de se tirer d'affaire.
Inutile d'ajouter que Pencroff, Harbert et Nab, ainsi armés, étaient au comble de leurs vœux, bien que Cyrus Smith leur eût fait promettre de ne pas tirer un coup de fusil sans nécessité.
À six heures du matin, la pirogue était poussée à la mer. Tous s'embarquaient, y compris Top, et se dirigeaient vers l'embouchure de la Mercy.
La marée ne montait que depuis une demi-heure. Il y avait donc encore quelques heures de flot dont il convenait de profiter, car, plus tard, le jusant rendrait difficile le remontage de la rivière. Le flux était déjà fort, car la lune devait être pleine trois jours après, et la pirogue, qu'il suffisait de maintenir dans le courant, marcha rapidement entre les deux hautes rives, sans qu'il fût nécessaire d'accroître sa vitesse avec l'aide des avirons. En quelques minutes, les explorateurs étaient arrivés au coude que formait la Mercy, et précisément à l'angle où, sept mois auparavant, Pencroff avait formé son premier train de bois.
Après cet angle assez aigu, la rivière, en s'arrondissant, obliquait vers le sud-ouest, et son cours se développait sous l'ombrage de grands conifères à verdure permanente.
L'aspect des rives de la Mercy était magnifique.
Cyrus Smith et ses compagnons ne pouvaient qu'admirer sans réserve ces beaux effets qu'obtient si facilement la nature avec de l'eau et des arbres.
À mesure qu'ils s'avançaient, les essences forestières se modifiaient. Sur la rive droite de la rivière s'étageaient de magnifiques échantillons des ulmacées, ces précieux francs-ormes, si recherchés des constructeurs, et qui ont la propriété de se conserver longtemps dans l'eau. Puis, c'étaient de nombreux groupes appartenant à la même famille, entre autres des micocouliers, dont l'amande produit une huile fort utile. Plus loin, Harbert remarqua quelques lardizabalées, dont les rameaux flexibles, macérés dans l'eau, fournissent d'excellents cordages, et deux ou trois troncs d'ébénacées, qui présentaient une belle couleur noire coupée de capricieuses veines. De temps en temps, à certains endroits, où l'atterrissage était facile, le canot s'arrêtait.
Alors Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, le fusil à la main et précédés de Top, battaient la rive. Sans compter le gibier, il pouvait se rencontrer quelque utile plante qu'il ne fallait point dédaigner, et le jeune naturaliste fut servi à souhait, car il découvrit une sorte d'épinards sauvages de la famille des chénopodées et de nombreux échantillons de crucifères, appartenant au genre chou, qu'il serait certainement possible de «civiliser» par la transplantation; c'étaient du cresson, du raifort, des raves et enfin de petites tiges rameuses, légèrement velues, hautes d'un mètre, qui produisaient des graines presque brunes.
«Sais-tu ce que c'est que cette plante-là? demanda Harbert au marin.
— Du tabac! s'écria Pencroff, qui, évidemment, n'avait jamais vu sa plante de prédilection que dans le fourneau de sa pipe.
— Non! Pencroff! répondit Harbert, ce n'est pas du tabac, c'est de la moutarde.
— Va pour la moutarde! répondit le marin, mais si, par hasard, un plant de tabac se présentait, mon garçon, veuillez ne point le dédaigner.
— Nous en trouverons un jour! dit Gédéon Spilett.
— Vrai! s'écria Pencroff. Eh bien, ce jour-là, je ne sais vraiment plus ce qui manquera à notre île!»
Ces diverses plantes, qui avaient été déracinées avec soin, furent transportées dans la pirogue, que ne quittait pas Cyrus Smith, toujours absorbé dans ses réflexions.
Le reporter, Harbert et Pencroff débarquèrent ainsi plusieurs fois, tantôt sur la rive droite de la Mercy, tantôt sur sa rive gauche. Celle-ci était moins abrupte, mais celle-là plus boisée. L'ingénieur put reconnaître, en consultant sa boussole de poche, que la direction de la rivière depuis le premier coude était sensiblement sud-ouest et nord-est, et presque rectiligne sur une longueur de trois milles environ. Mais il était supposable que cette direction se modifiait plus loin et que la Mercy remontait au nord-ouest, vers les contreforts du mont Franklin, qui devaient l'alimenter de leurs eaux.
Pendant une de ces excursions, Gédéon Spilett parvint à s'emparer de deux couples de gallinacés vivants. C'étaient des volatiles à becs longs et grêles, à cous allongés, courts d'ailes et sans apparence de queue. Harbert leur donna, avec raison, le nom de «tinamous», et il fut résolu qu'on en ferait les premiers hôtes de la future basse-cour.
Mais jusqu'alors les fusils n'avaient point parlé, et la première détonation qui retentit dans cette forêt du Far-West fut provoquée par l'apparition d'un bel oiseau qui ressemblait anatomiquement à un martin-pêcheur.
«Je le reconnais!» s'écria Pencroff, et on peut dire que son coup partit malgré lui.
«Que reconnaissez-vous? demanda le reporter.
— Le volatile qui nous a échappé à notre première excursion et dont nous avons donné le nom à cette partie de la forêt.
— Un jacamar!» s'écria Harbert.
C'était un jacamar, en effet, bel oiseau dont le plumage assez rude est revêtu d'un éclat métallique. Quelques grains de plomb l'avaient jeté à terre, et Top le rapporta au canot, en même temps qu'une douzaine de «touracos-loris», sortes de grimpeurs de la grosseur d'un pigeon, tout peinturlurés de vert, avec une partie des ailes de couleur cramoisie et une huppe droite festonnée d'un liseré blanc. Au jeune garçon revint l'honneur de ce beau coup de fusil, et il s'en montra assez fier. Les loris faisaient un gibier meilleur que le jacamar, dont la chair est un peu coriace, mais on eût difficilement persuadé à Pencroff qu'il n'avait point tué le roi des volatiles comestibles.
Il était dix heures du matin, quand la pirogue atteignit un second coude de la Mercy, environ à cinq milles de son embouchure. On fit halte en cet endroit pour déjeuner, et cette halte, à l'abri de grands et beaux arbres, se prolongea pendant une demi-heure.
La rivière mesurait encore soixante à soixante-dix pieds de large, et son lit cinq à six pieds de profondeur. L'ingénieur avait observé que de nombreux affluents en grossissaient le cours, mais ce n'étaient que de simples rios innavigables. Quant à la forêt, aussi bien sous le nom de bois du Jacamar que sous celui de forêts du Far-West, elle s'étendait à perte de vue. Nulle part, ni sous les hautes futaies, ni sous les arbres des berges de la Mercy, ne se décelait la présence de l'homme. Les explorateurs ne purent trouver une trace suspecte, et il était évident que jamais la hache du bûcheron n'avait entaillé ces arbres, que jamais le couteau du pionnier n'avait tranché ces lianes tendues d'un tronc à l'autre, au milieu des broussailles touffues et des longues herbes. Si quelques naufragés avaient atterri sur l'île, ils n'en avaient point encore quitté le littoral, et ce n'était pas sous cet épais couvert qu'il fallait chercher les survivants du naufrage présumé.
L'ingénieur manifestait donc une certaine hâte d'atteindre la côte occidentale de l'île Lincoln, distante, suivant son estime, de cinq milles au moins.
La navigation fut reprise, et bien que, par sa direction actuelle, la Mercy parût courir, non vers le littoral, mais plutôt vers le mont Franklin, il fut décidé que l'on se servirait de la pirogue, tant qu'elle trouverait assez d'eau sous sa quille pour flotter. C'était à la fois bien des fatigues épargnées, c'était aussi du temps gagné, car il aurait fallu se frayer un chemin à la hache à travers les épais fourrés.
Mais bientôt le flux manqua tout à fait, soit que la marée baissât, — et en effet elle devait baisser à cette heure, — soit qu'elle ne se fît plus sentir à cette distance de l'embouchure de la Mercy. Il fallut donc armer les avirons. Nab et Harbert se placèrent sur leur banc, Pencroff à la godille, et le remontage de la rivière fut continué.
Il semblait alors que la forêt tendait à s'éclaircir du côté du Far-West. Les arbres y étaient moins pressés et se montraient souvent isolés. Mais, précisément parce qu'ils étaient plus espacés, ils profitaient plus largement de cet air libre et pur qui circulait autour d'eux, et ils étaient magnifiques. Quels splendides échantillons de la flore de cette latitude! Certes, leur présence eût suffi à un botaniste pour qu'il nommât sans hésitation le parallèle que traversait l'île Lincoln!
«Des eucalyptus!» s'était écrié Harbert.
C'étaient, en effet, ces superbes végétaux, les derniers géants de la zone extra-tropicale, les congénères de ces eucalyptus de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, toutes deux situées sur la même latitude que l'île Lincoln. Quelques-uns s'élevaient à une hauteur de deux cents pieds. Leur tronc mesurait vingt pieds de tour à sa base, et leur écorce, sillonnée par les réseaux d'une résine parfumée, comptait jusqu'à cinq pouces d'épaisseur. Rien de plus merveilleux, mais aussi de plus singulier, que ces énormes échantillons de la famille des myrtacées, dont le feuillage se présentait de profil à la lumière et laissait arriver jusqu'au sol les rayons du soleil! Au pied de ces eucalyptus, une herbe fraîche tapissait le sol, et du milieu des touffes s'échappaient des volées de petits oiseaux, qui resplendissaient dans les jets lumineux comme des escarboucles ailées.
«Voilà des arbres! s'écria Nab, mais sont-ils bons à quelque chose?
— Peuh! répondit Pencroff. Il en doit être des végétaux-géants comme des géants humains. Cela ne sert guère qu'à se montrer dans les foires!
— Je crois que vous faites erreur, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, et que le bois d'eucalyptus commence à être employé très avantageusement dans l'ébénisterie.
— Et j'ajouterai, dit le jeune garçon, que ces eucalyptus appartiennent à une famille qui comprend bien des membres utiles: le goyavier, qui donne les goyaves; le giroflier, qui produit les clous de girofle; le grenadier, qui porte les grenades; l' «eugenia cauliflora», dont les fruits servent à la fabrication d'un vin passable; le myrte «ugni», qui contient une excellente liqueur alcoolique; le myrte «caryophyllus», dont l'écorce forme une cannelle estimée; l' «eugenia pimenta», d'où vient le piment de la Jamaïque; le myrte commun, dont les baies peuvent remplacer le poivre; l' «eucalyptus robusta», qui produit une sorte de manne excellente; l' «eucalyptus gunei», dont la sève se transforme en bière par la fermentation; enfin tous ces arbres connus sous le nom «d'arbres de vie» ou «bois de fer», qui appartiennent à cette famille des myrtacées, dont on compte quarante-six genres et treize cents espèces!»
On laissait aller le jeune garçon, qui débitait avec beaucoup d'entrain sa petite leçon de botanique.
Cyrus Smith l'écoutait en souriant, et Pencroff avec un sentiment de fierté impossible à rendre.
«Bien, Harbert, répondit Pencroff, mais j'oserais jurer que tous ces échantillons utiles que vous venez de citer ne sont point des géants comme ceux-ci!
— En effet, Pencroff.
— Cela vient donc à l'appui de ce que j'ai dit, répliqua le marin, à savoir: que les géants ne sont bons à rien!
— C'est ce qui vous trompe, Pencroff, dit alors l'ingénieur, et précisément ces gigantesques eucalyptus qui nous abritent sont bons à quelque chose.
— Et à quoi donc?
— À assainir le pays qu'ils habitent. — savez-vous comment on les appelle dans l'Australie et la Nouvelle-Zélande?
— Non, Monsieur Cyrus.
— On les appelle les «arbres à fièvre.»
— Parce qu'ils la donnent?
— Non, parce qu'ils l'empêchent!
— Bien. Je vais noter cela, dit le reporter.
— Notez donc, mon cher Spilett, car il paraît prouvé que la présence des eucalyptus suffit à neutraliser les miasmes paludéens. On a essayé de ce préservatif naturel dans certaines contrées du midi de l'Europe et du nord de l'Afrique, dont le sol était absolument malsain, et qui ont vu l'état sanitaire de leurs habitants s'améliorer peu à peu. Plus de fièvres intermittentes dans les régions que recouvrent les forêts de ces myrtacées. Ce fait est maintenant hors de doute, et c'est une heureuse circonstance pour nous autres, colons de l'île Lincoln.
— Ah! Quelle île! Quelle île bénie! s'écria Pencroff! Je vous le dis, il ne lui manque rien... Si ce n'est...
— Cela viendra, Pencroff, cela se trouvera, répondit l'ingénieur; mais reprenons notre navigation, et poussons aussi loin que la rivière pourra porter notre pirogue!»
L'exploration continua donc, pendant deux milles au moins, au milieu d'une contrée couverte d'eucalyptus, qui dominaient tous les bois de cette portion de l'île. L'espace qu'ils couvraient s'étendait hors des limites du regard de chaque côté de la Mercy, dont le lit, assez sinueux, se creusait alors entre de hautes berges verdoyantes. Ce lit était souvent obstrué de hautes herbes et même de roches aiguës qui rendaient la navigation assez pénible. L'action des rames en fut gênée, et Pencroff dut pousser avec une perche. On sentait aussi que le fond montait peu à peu, et que le moment n'était pas éloigné où le canot, faute d'eau, serait obligé de s'arrêter. Déjà le soleil déclinait à l'horizon et projetait sur le sol les ombres démesurées des arbres. Cyrus Smith, voyant qu'il ne pourrait atteindre dans cette journée la côte occidentale de l'île, résolut de camper à l'endroit même où, faute d'eau, la navigation serait forcément arrêtée. Il estimait qu'il devait être encore à cinq ou six milles de la côte, et cette distance était trop grande pour qu'il tentât de la franchir pendant la nuit au milieu de ces bois inconnus.
L'embarcation fut donc poussée sans relâche à travers la forêt, qui peu à peu se refaisait plus épaisse et semblait plus habitée aussi, car, si les yeux du marin ne le trompèrent pas, il crut apercevoir des bandes de singes qui couraient sous les taillis. Quelquefois même, deux ou trois de ces animaux s'arrêtèrent à quelque distance du canot et regardèrent les colons sans manifester aucune terreur, comme si, voyant des hommes pour la première fois, ils n'avaient pas encore appris à les redouter. Il eût été facile d'abattre ces quadrumanes à coups de fusil, mais Cyrus Smith s'opposa à ce massacre inutile qui tentait un peu l'enragé Pencroff. D'ailleurs, c'était prudent, car ces singes, vigoureux, doués d'une extrême agilité, pouvaient être redoutables, et mieux valait ne point les provoquer par une agression parfaitement inopportune.
Il est vrai que le marin considérait le singe au point de vue purement alimentaire, et, en effet, ces animaux, qui sont uniquement herbivores, forment un gibier excellent; mais, puisque les provisions abondaient, il était inutile de dépenser les munitions en pure perte.
Vers quatre heures, la navigation de la Mercy devint très difficile, car son cours était obstrué de plantes aquatiques et de roches. Les berges s'élevaient de plus en plus, et déjà le lit de la rivière se creusait entre les premiers contreforts du mont Franklin. Ses sources ne pouvaient donc être éloignées, puisqu'elles s'alimentaient de toutes les eaux des pentes méridionales de la montagne.
«Avant un quart d'heure, dit le marin, nous serons forcés de nous arrêter, Monsieur Cyrus.
— Eh bien, nous nous arrêterons, Pencroff, et nous organiserons un campement pour la nuit.
— À quelle distance pouvons-nous être de Granite-House? demanda Harbert.
— À sept milles à peu près, répondit l'ingénieur, mais en tenant compte, toutefois, des détours de la rivière, qui nous ont portés dans le nord-ouest.
— Continuons-nous à aller en avant? demanda le reporter.
— Oui, et aussi longtemps que nous pourrons le faire, répondit Cyrus Smith. Demain, au point du jour, nous abandonnerons le canot, nous franchirons en deux heures, j'espère, la distance qui nous sépare de la côte, et nous aurons la journée presque tout entière pour explorer le littoral.
— En avant!» répondit Pencroff.
Mais bientôt la pirogue racla le fond caillouteux de la rivière, dont la largeur alors ne dépassait pas vingt pieds. Un épais berceau de verdure s'arrondissait au-dessus de son lit et l'enveloppait d'une demi-obscurité. On entendait aussi le bruit assez accentué d'une chute d'eau, qui indiquait, à quelques cents pas en amont, la présence d'un barrage naturel.
Et, en effet, à un dernier détour de la rivière, une cascade apparut à travers les arbres. Le canot heurta le fond du lit, et, quelques instants après, il était amarré à un tronc, près de la rive droite.
Il était cinq heures environ. Les derniers rayons du soleil se glissaient sous l'épaisse ramure et frappaient obliquement la petite chute, dont l'humide poussière resplendissait des couleurs du prisme. Au delà, le lit de la Mercy disparaissait sous les taillis, où il s'alimentait à quelque source cachée. Les divers rios qui affluaient sur son parcours en faisaient plus bas une véritable rivière, mais alors ce n'était plus qu'un ruisseau limpide et sans profondeur.
On campa en cet endroit même, qui était charmant. Les colons débarquèrent, et un feu fut allumé sous un bouquet de larges micocouliers, entre les branches desquels Cyrus Smith et ses compagnons eussent, au besoin, trouvé un refuge pour la nuit.
Le souper fut bientôt dévoré, car on avait faim, et il ne fut plus question que de dormir. Mais, quelques rugissements de nature suspecte s'étant fait entendre avec la tombée du jour, le foyer fut alimenté pour la nuit, de manière à protéger les dormeurs de ses flammes pétillantes. Nab et Pencroff veillèrent même à tour de rôle et n'épargnèrent pas le combustible. Peut-être ne se trompèrent-ils pas, lorsqu'ils crurent voir quelques ombres d'animaux errer autour du campement, soit sous le taillis, soit entre les ramures; mais la nuit se passa sans accident, et le lendemain, 31 octobre, à cinq heures du matin, tous étaient sur pied, prêts à partir.
CHAPITRE IV
Ce fut à six heures du matin que les colons, après un premier déjeuner, se remirent en route, avec l'intention de gagner par le plus court la côte occidentale de l'île. En combien de temps pourraient-ils l'atteindre? Cyrus Smith avait dit en deux heures, mais cela dépendait évidemment de la nature des obstacles qui se présenteraient. Cette partie du Far-West paraissait serrée de bois, comme eût été un immense taillis composé d'essences extrêmement variées. Il était donc probable qu'il faudrait se frayer une voie à travers les herbes, les broussailles, les lianes, et marcher la hache à la main, — et le fusil aussi, sans doute, si on s'en rapportait aux cris de fauves entendus dans la nuit.
La position exacte du campement avait pu être déterminée par la situation du mont Franklin, et, puisque le volcan se relevait dans le nord à une distance de moins de trois milles, il ne s'agissait que de prendre une direction rectiligne vers le sud-ouest pour atteindre la côte occidentale.
On partit, après avoir soigneusement assuré l'amarrage de la pirogue. Pencroff et Nab emportaient des provisions qui devaient suffire à nourrir la petite troupe pendant deux jours au moins.
Il n'était plus question de chasser, et l'ingénieur recommanda même à ses compagnons d'éviter toute détonation intempestive, afin de ne point signaler leur présence aux environs du littoral.
Les premiers coups de hache furent donnés dans les broussailles, au milieu de buissons de lentisques, un peu au-dessus de la cascade, et, sa boussole à la main, Cyrus Smith indiqua la route à suivre.
La forêt se composait alors d'arbres dont la plupart avaient été déjà reconnus aux environs du lac et du plateau de Grande-vue. C'étaient des déodars, des douglas, des casuarinas, des gommiers, des eucalyptus, des dragonniers, des hibiscus, des cèdres et autres essences, généralement de taille médiocre, car leur nombre avait nui à leur développement. Les colons ne purent donc avancer que lentement sur cette route qu'ils se frayaient en marchant, et qui, dans la pensée de l'ingénieur, devrait être reliée plus tard à celle du Creek-Rouge. Depuis leur départ, les colons descendaient les basses rampes qui constituaient le système orographique de l'île, et sur un terrain très sec, mais dont la luxuriante végétation laissait pressentir soit la présence d'un réseau hydrographique à l'intérieur du sol, soit le cours prochain de quelque ruisseau.
Toutefois, Cyrus Smith ne se souvenait pas, lors de son excursion au cratère, d'avoir reconnu d'autre cours d'eau que ceux du Creek-Rouge et de la Mercy.
Pendant les premières heures de l'excursion, on revit des bandes de singes qui semblaient marquer le plus vif étonnement à la vue de ces hommes, dont l'aspect était nouveau pour eux. Gédéon Spilett demandait plaisamment si ces agiles et robustes quadrumanes ne les considéraient pas, ses compagnons et lui, comme des frères dégénérés! Et franchement, de simples piétons, à chaque pas gênés par les broussailles, empêchés par les lianes, barrés par les troncs d'arbres, ne brillaient pas auprès de ces souples animaux, qui bondissaient de branche en branche et que rien n'arrêtait dans leur marche. Ces singes étaient nombreux, mais, très heureusement, ils ne manifestèrent aucune disposition hostile.
On vit aussi quelques sangliers, des agoutis, des kangourous et autres rongeurs, et deux ou trois koulas, auxquels Pencroff eût volontiers adressé quelques charges de plomb.
«Mais, disait-il, la chasse n'est pas ouverte. Gambadez donc, mes amis, sautez et volez en paix! Nous vous dirons deux mots au retour!»
À neuf heures et demie du matin, la route, qui portait directement dans le sud-ouest, se trouva tout à coup barrée par un cours d'eau inconnu, large de trente à quarante pieds, et dont le courant vif, provoqué par la pente de son lit et brisé par des roches nombreuses, se précipitait avec de rudes grondements.
Ce creek était profond et clair, mais il eût été absolument innavigable.
«Nous voilà coupés! s'écria Nab.
— Non, répondit Harbert, ce n'est qu'un ruisseau, et nous saurons bien le passer à la nage.
— À quoi bon, répondit Cyrus Smith. Il est évident que ce creek court à la mer. Restons sur sa rive gauche, suivons sa berge, et je serai bien étonné s'il ne nous mène pas très promptement à la côte. En route!
— Un instant, dit le reporter. Et le nom de ce creek, mes amis? Ne laissons pas notre géographie incomplète.
— Juste! dit Pencroff.
— Nomme-le, mon enfant, dit l'ingénieur en s'adressant au jeune garçon.
— Ne vaut-il pas mieux attendre que nous l'ayons reconnu jusqu'à son embouchure? fit observer Harbert.
— Soit, répondit Cyrus Smith. Suivons-le donc sans nous arrêter.
— Un instant encore! dit Pencroff.
— Qu'y a-t-il? demanda le reporter.
— Si la chasse est défendue, la pêche est permise, je suppose, dit le marin.
— Nous n'avons pas de temps à perdre, répondit l'ingénieur.
— Oh! cinq minutes! répliqua Pencroff. Je ne vous demande que cinq minutes dans l'intérêt de notre déjeuner!»
Et Pencroff, se couchant sur la berge, plongea ses bras dans les eaux vives et fit bientôt sauter quelques douzaines de belles écrevisses qui fourmillaient entre les roches.
«Voilà qui sera bon! s'écria Nab, en venant en aide au marin.
— Quand je vous dis qu'excepté du tabac, il y a de tout dans cette île!» murmura Pencroff avec un soupir.
Il ne fallut pas cinq minutes pour faire une pêche miraculeuse, car les écrevisses pullulaient dans le creek. De ces crustacés, dont le test présentait une couleur bleu cobalt, et qui portaient un rostre armé d'une petite dent, on remplit un sac, et la route fut reprise. Depuis qu'ils suivaient la berge de ce nouveau cours d'eau, les colons marchaient plus facilement et plus rapidement. D'ailleurs, les rives étaient vierges de toute empreinte humaine. De temps en temps, on relevait quelques traces laissées par des animaux de grande taille, qui venaient habituellement se désaltérer à ce ruisseau, mais rien de plus, et ce n'était pas encore dans cette partie du Far-West que le pécari avait reçu le grain de plomb qui coûtait une mâchelière à Pencroff.
Cependant, en considérant ce rapide courant qui fuyait vers la mer, Cyrus Smith fut amené à supposer que ses compagnons et lui étaient beaucoup plus loin de la côte occidentale qu'ils ne le croyaient. Et, en effet, à cette heure, la marée montait sur le littoral et aurait dû rebrousser le cours du creek, si son embouchure n'eût été qu'à quelques milles seulement.
Or, cet effet ne se produisait pas, et le fil de l'eau suivait la pente naturelle du lit. L'ingénieur dut donc être très étonné, et il consulta fréquemment sa boussole, afin de s'assurer que quelque crochet de la rivière ne le ramenait pas à l'intérieur du Far-West.
Cependant, le creek s'élargissait peu à peu, et ses eaux devenaient moins tumultueuses. Les arbres de sa rive droite étaient aussi pressés que ceux de sa rive gauche, et il était impossible à la vue de s'étendre au delà; mais ces masses boisées étaient certainement désertes, car Top n'aboyait pas, et l'intelligent animal n'eût pas manqué de signaler la présence de tout étranger dans le voisinage du cours d'eau.
À dix heures et demie, à la grande surprise de Cyrus Smith, Harbert, qui s'était porté un peu en avant, s'arrêtait soudain et s'écriait: «La mer!»
Et quelques instants après, les colons, arrêtés sur la lisière de la forêt, voyaient le rivage occidental de l'île se développer sous leurs yeux.
Mais quel contraste entre cette côte et la côte est, sur laquelle le hasard les avait d'abord jetés! Plus de muraille de granit, aucun écueil au large, pas même une grève de sable. La forêt formait le littoral, et ses derniers arbres, battus par les lames, se penchaient sur les eaux. Ce n'était point un littoral, tel que le fait habituellement la nature, soit en étendant de vastes tapis de sable, soit en groupant des roches, mais une admirable lisière faite des plus beaux arbres du monde. La berge était surélevée de manière à dominer le niveau des plus grandes mers, et sur tout ce sol luxuriant, supporté par une base de granit, les splendides essences forestières semblaient être aussi solidement implantées que celles qui se massaient à l'intérieur de l'île.
Les colons se trouvaient alors à l'échancrure d'une petite crique sans importance, qui n'eût même pas pu contenir deux ou trois barques de pêche, et qui servait de goulot au nouveau creek; mais, disposition curieuse, ses eaux, au lieu de se jeter à la mer par une embouchure à pente douce, tombaient d'une hauteur de plus de quarante pieds, — ce qui expliquait pourquoi, à l'heure où le flot montait, il ne s'était point fait sentir en amont du creek. En effet, les marées du Pacifique, même à leur maximum d'élévation, ne devaient jamais atteindre le niveau de la rivière, dont le lit formait un bief supérieur, et des millions d'années, sans doute, s'écouleraient encore avant que les eaux eussent rongé ce radier de granit et creusé une embouchure praticable. Aussi, d'un commun accord, donna-t-on à ce cours d'eau le nom de «rivière de la chute» (falls-river). Au delà, vers le nord, la lisière, formée par la forêt, se prolongeait sur un espace de deux milles environ; puis les arbres se raréfiaient, et, au delà, des hauteurs très pittoresques se dessinaient suivant une ligne presque droite, qui courait nord et sud. Au contraire, dans toute la portion du littoral comprise entre la rivière de la chute et le promontoire du Reptile, ce n'était que masses boisées, arbres magnifiques, les uns droits, les autres penchés, dont la longue ondulation de la mer venait baigner les racines. Or, c'était vers ce côté, c'est-à-dire sur toute la presqu'île Serpentine, que l'exploration devait être continuée, car cette partie du littoral offrait des refuges que l'autre, aride et sauvage, eût évidemment refusés à des naufragés, quels qu'ils fussent.
Le temps était beau et clair, et du haut d'une falaise, sur laquelle Nab et Pencroff disposèrent le déjeuner, le regard pouvait s'étendre au loin.
L'horizon était parfaitement net, et il n'y avait pas une voile au large. Sur tout le littoral, aussi loin que la vue pouvait atteindre, pas un bâtiment, pas même une épave. Mais l'ingénieur ne se croirait bien fixé à cet égard que lorsqu'il aurait exploré la côte jusqu'à l'extrémité même de la presqu'île Serpentine.
Le déjeuner fut expédié rapidement, et, à onze heures et demie, Cyrus Smith donna le signal du départ. Au lieu de parcourir, soit l'arête d'une falaise, soit une grève de sable, les colons durent suivre le couvert des arbres, de manière à longer le littoral.
La distance qui séparait l'embouchure de la rivière de la chute du promontoire du Reptile était de douze milles environ. En quatre heures, sur une grève praticable, et sans se presser, les colons auraient pu franchir cette distance; mais il leur fallut le double de ce temps pour atteindre leur but, car les arbres à tourner, les broussailles à couper, les lianes à rompre, les arrêtaient sans cesse, et des détours si multipliés allongeaient singulièrement leur route.
Du reste, il n'y avait rien qui témoignât d'un naufrage récent sur ce littoral. Il est vrai, ainsi que le fit observer Gédéon Spilett, que la mer avait pu tout entraîner au large, et qu'il ne fallait pas conclure, de ce qu'on n'en trouvait plus aucune trace, qu'un navire n'eût pas été jeté à la côte sur cette partie de l'île Lincoln.
Le raisonnement du reporter était juste, et, d'ailleurs, l'incident du grain de plomb prouvait d'une façon irrécusable que, depuis trois mois au plus, un coup de fusil avait été tiré dans l'île.
Il était déjà cinq heures, et l'extrémité de la presqu'île Serpentine se trouvait encore à deux milles de l'endroit alors occupé par les colons. Il était évident qu'après avoir atteint le promontoire du Reptile, Cyrus Smith et ses compagnons n'auraient plus le temps de revenir, avant le coucher du soleil, au campement qui avait été établi près des sources de la Mercy. De là, nécessité de passer la nuit au promontoire même. Mais les provisions ne manquaient pas, et ce fut heureux, car le gibier de poil ne se montrait plus sur cette lisière, qui n'était qu'un littoral, après tout. Au contraire, les oiseaux y fourmillaient, jacamars, couroucous, tragopans, tétras, loris, perroquets, kakatoès, faisans, pigeons et cent autres. Pas un arbre qui n'eût un nid, pas un nid qui ne fût rempli de battements d'ailes!
Vers sept heures du soir, les colons, harassés de fatigue, arrivèrent au promontoire du Reptile, sorte de volute étrangement découpée sur la mer. Ici finissait la forêt riveraine de la presqu'île, et le littoral, dans toute la partie sud, reprenait l'aspect accoutumé d'une côte, avec ses rochers, ses récifs et ses grèves. Il était donc possible qu'un navire désemparé se fût mis au plein sur cette portion de l'île, mais la nuit venait, et il fallut remettre l'exploration au lendemain.
Pencroff et Harbert se hâtèrent aussitôt de chercher un endroit propice pour y établir un campement. Les derniers arbres de la forêt du Far-West venaient mourir à cette pointe, et, parmi eux, le jeune garçon reconnut d'épais bouquets de bambous.
«Bon! dit-il, voilà une précieuse découverte.
— Précieuse? répondit Pencroff.
— Sans doute, reprit Harbert. Je ne te dirai point, Pencroff, que l'écorce de bambou, découpée en latte flexible, sert à faire des paniers ou des corbeilles; que cette écorce, réduite en pâte et macérée, sert à la fabrication du papier de Chine; que les tiges fournissent, suivant leur grosseur, des cannes, des tuyaux de pipe, des conduites pour les eaux; que les grands bambous forment d'excellents matériaux de construction, légers et solides, et qui ne sont jamais attaqués par les insectes. Je n'ajouterai même pas qu'en sciant les entre-nœuds de bambous et en conservant pour le fond une portion de la cloison transversale qui forme le nœud, on obtient ainsi des vases solides et commodes qui sont fort en usage chez les chinois! Non! Cela ne te satisferait point. Mais...
— Mais?...
— Mais je t'apprendrai, si tu l'ignores, que, dans l'Inde, on mange ces bambous en guise d'asperges.
— Des asperges de trente pieds! s'écria le marin. Et elles sont bonnes?
— Excellentes, répondit Harbert. Seulement, ce ne sont point des tiges de trente pieds que l'on mange, mais bien de jeunes pousses de bambous.
— Parfait, mon garçon, parfait! répondit Pencroff.
— J'ajouterai aussi que la moelle des tiges nouvelles, confite dans du vinaigre, forme un condiment très apprécié.
— De mieux en mieux, Harbert.
— Et enfin que ces bambous exsudent entre leurs nœuds une liqueur sucrée, dont on peut faire une très agréable boisson.
— Est-ce tout? demanda le marin.
— C'est tout!
— Et ça ne se fume pas, par hasard?
— Ça ne se fume pas, mon pauvre Pencroff!»
Harbert et le marin n'eurent pas à chercher longtemps un emplacement favorable pour passer la nuit. Les rochers du rivage—très divisés, car ils devaient être violemment battus par la mer sous l'influence des vents du sud-ouest — présentaient des cavités qui devaient leur permettre de dormir à l'abri des intempéries de l'air. Mais, au moment où ils se disposaient à pénétrer dans une de ces excavations, de formidables rugissements les arrêtèrent.
«En arrière! s'écria Pencroff. Nous n'avons que du petit plomb dans nos fusils, et des bêtes qui rugissent si bien s'en soucieraient comme d'un grain de sel!»
Et le marin, saisissant Harbert par le bras, l'entraîna à l'abri des roches, au moment où un magnifique animal se montrait à l'entrée de la caverne.
C'était un jaguar, d'une taille au moins égale à celle de ses congénères d'Asie, c'est-à-dire qu'il mesurait plus de cinq pieds de l'extrémité de la tête à la naissance de la queue. Son pelage fauve était relevé par plusieurs rangées de taches noires régulièrement ocellées et tranchait avec le poil blanc de son ventre. Harbert reconnut là ce féroce rival du tigre, bien autrement redoutable que le couguar, qui n'est que le rival du loup!
Le jaguar s'avança et regarda autour de lui, le poil hérissé, l'œil en feu, comme s'il n'eût pas senti l'homme pour la première fois. En ce moment, le reporter tournait les hautes roches, et Harbert, s'imaginant qu'il n'avait pas aperçu le jaguar, allait s'élancer vers lui; mais Gédéon Spilett lui fit un signe de la main et continua de marcher. Il n'en était pas à son premier tigre, et, s'avançant jusqu'à dix pas de l'animal, il demeura immobile, la carabine à l'épaule, sans qu'un de ses muscles tressaillît.
Le jaguar, ramassé sur lui-même, fondit sur le chasseur, mais, au moment où il bondissait, une balle le frappait entre les deux yeux, et il tombait mort.
Harbert et Pencroff se précipitèrent vers le jaguar. Nab et Cyrus Smith accoururent de leur côté, et ils restèrent quelques instants à contempler l'animal, étendu sur le sol, dont la magnifique dépouille ferait l'ornement de la grande salle de Granite-House.
«Ah! Monsieur Spilett! Que je vous admire et que je vous envie! s'écria Harbert dans un accès d'enthousiasme bien naturel.
— Bon! mon garçon, répondit le reporter, tu en aurais fait autant.
— Moi! un pareil sang-froid! ...
— Figure-toi, Harbert, qu'un jaguar est un lièvre, et tu le tireras le plus tranquillement du monde.
— Voilà! répondit Pencroff. Ce n'est pas plus malin que cela!
— Et maintenant, dit Gédéon Spilett, puisque ce jaguar a quitté son repaire, je ne vois pas, mes amis, pourquoi nous ne l'occuperions pas pendant la nuit?
— Mais d'autres peuvent revenir! dit Pencroff.
— Il suffira d'allumer un feu à l'entrée de la caverne, dit le reporter, et ils ne se hasarderont pas à en franchir le seuil.
— À la maison des jaguars, alors!» répondit le marin en tirant après lui le cadavre de l'animal.
Les colons se dirigèrent vers le repaire abandonné, et là, tandis que Nab dépouillait le jaguar, ses compagnons entassèrent sur le seuil une grande quantité de bois sec, que la forêt fournissait abondamment.
Mais Cyrus Smith, ayant aperçu le bouquet de bambous, alla en couper une certaine quantité, qu'il mêla au combustible du foyer.
Cela fait, on s'installa dans la grotte, dont le sable était jonché d'ossements; les armes furent chargées à tout hasard, pour le cas d'une agression subite; on soupa, et puis, le moment de prendre du repos étant venu, le feu fut mis au tas de bois empilé à l'entrée de la caverne. Aussitôt, une véritable pétarade d'éclater dans l'air! C'étaient les bambous, atteints par la flamme, qui détonaient comme des pièces d'artifice!
Rien que ce fracas eût suffi à épouvanter les fauves les plus audacieux!
Et ce moyen de provoquer de vives détonations, ce n'était pas l'ingénieur qui l'avait inventé, car, suivant Marco Polo, les tartares, depuis bien des siècles, l'emploient avec succès pour éloigner de leurs campements les fauves redoutables de l'Asie centrale.
CHAPITRE V
Cyrus Smith et ses compagnons dormirent comme d'innocentes marmottes dans la caverne que le jaguar avait si poliment laissée à leur disposition. Au soleil levant, tous étaient sur le rivage, à l'extrémité même du promontoire, et leurs regards se portaient encore vers cet horizon, qui était visible sur les deux tiers de sa circonférence. Une dernière fois, l'ingénieur put constater qu'aucune voile, aucune carcasse de navire n'apparaissaient sur la mer, et la longue-vue n'y put découvrir aucun point suspect.
Rien, non plus, sur le littoral, du moins dans la partie rectiligne qui formait la côte sud du promontoire sur une longueur de trois milles, car, au delà, une échancrure des terres dissimulait le reste de la côte, et même, de l'extrémité de la presqu'île Serpentine, on ne pouvait apercevoir le cap Griffe, caché par de hautes roches.
Restait donc le rivage méridional de l'île à explorer. Or, tenterait-on d'entreprendre immédiatement cette exploration et lui consacrerait-on cette journée du 2 novembre?
Ceci ne rentrait pas dans le projet primitif. En effet, lorsque la pirogue fut abandonnée aux sources de la Mercy, il avait été convenu qu'après avoir observé la côte ouest, on reviendrait la reprendre, et que l'on retournerait à Granite-House par la route de la Mercy. Cyrus Smith croyait alors que le rivage occidental pouvait offrir refuge, soit à un bâtiment en détresse, soit à un navire en cours régulier de navigation; mais, du moment que ce littoral ne présentait aucun atterrage, il fallait chercher sur celui du sud de l'île ce qu'on n'avait pu trouver sur celui de l'ouest.
Ce fut Gédéon Spilett qui proposa de continuer l'exploration, de manière que la question du naufrage présumé fût complètement résolue, et il demanda à quelle distance pouvait se trouver le cap Griffe de l'extrémité de la presqu'île.
«À trente milles environ, répondit l'ingénieur, si nous tenons compte des courbures de la côte.
— Trente milles! Reprit Gédéon Spilett. Ce sera une forte journée de marche. Néanmoins, je pense que nous devons revenir à Granite-House en suivant le rivage du sud.
— Mais, fit observer Harbert, du cap Griffe à Granite-House, il faudra encore compter dix milles, au moins.
— Mettons quarante milles en tout, répondit le reporter, et n'hésitons pas à les faire. Au moins, nous observerons ce littoral inconnu, et nous n'aurons pas à recommencer cette exploration.
— Très juste, dit alors Pencroff. Mais la pirogue?
— La pirogue est restée seule pendant un jour aux sources de la Mercy, répondit Gédéon Spilett, elle peut bien y rester deux jours! Jusqu'à présent, nous ne pouvons guère dire que l'île soit infestée de voleurs!
— Cependant, dit le marin, quand je me rappelle l'histoire de la tortue, je n'ai pas plus de confiance qu'il ne faut.
— La tortue! La tortue! répondit le reporter. Ne savez-vous pas que c'est la mer qui l'a retournée?
— Qui sait? Murmura l'ingénieur.
— Mais...» dit Nab.
Nab avait quelque chose à dire, cela était évident, car il ouvrait la bouche pour parler et ne parlait pas.
«Que veux-tu dire, Nab? Lui demanda l'ingénieur.
— Si nous retournons par le rivage jusqu'au cap Griffe, répondit Nab, après avoir doublé ce cap, nous serons barrés...
— Par la Mercy! En effet, répondit Harbert, et nous n'aurons ni pont, ni bateau pour la traverser!
— Bon, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff, avec quelques troncs flottants, nous ne serons pas gênés de passer cette rivière!
— N'importe, dit Gédéon Spilett, il sera utile de construire un pont, si nous voulons avoir un accès facile dans le Far-West!
— Un pont! s'écria Pencroff! Eh bien, est-ce que M Smith n'est pas ingénieur de son état? Mais il nous fera un pont, quand nous voudrons avoir un pont! Quant à vous transporter ce soir sur l'autre rive de la Mercy, et cela sans mouiller un fil de vos vêtements, je m'en charge. Nous avons encore un jour de vivres, c'est tout ce qu'il nous faut, et, d'ailleurs, le gibier ne fera peut-être pas défaut aujourd'hui comme hier. En route!»
La proposition du reporter, très vivement soutenue par le marin, obtint l'approbation générale, car chacun tenait à en finir avec ses doutes, et, à revenir par le cap Griffe, l'exploration serait complète. Mais il n'y avait pas une heure à perdre, car une étape de quarante milles était longue, et il ne fallait pas compter atteindre Granite-House avant la nuit.
À six heures du matin, la petite troupe se mit donc en route. En prévision de mauvaises rencontres, animaux à deux ou à quatre pattes, les fusils furent chargés à balle, et Top, qui devait ouvrir la marche, reçut ordre de battre la lisière de la forêt.
À partir de l'extrémité du promontoire qui formait la queue de la presqu'île, la côte s'arrondissait sur une distance de cinq milles, qui fut rapidement franchie, sans que les plus minutieuses investigations eussent relevé la moindre trace d'un débarquement ancien ou récent, ni une épave, ni un reste de campement, ni les cendres d'un feu éteint, ni une empreinte de pas!
Les colons, arrivés à l'angle sur lequel la courbure finissait pour suivre la direction nord-est en formant la baie Washington, purent alors embrasser du regard le littoral sud de l'île dans toute son étendue. À vingt-cinq milles, la côte se terminait par le cap Griffe, qui s'estompait à peine dans la brume du matin, et qu'un phénomène de mirage rehaussait, comme s'il eût été suspendu entre la terre et l'eau. Entre la place occupée par les colons et le fond de l'immense baie, le rivage se composait, d'abord, d'une large grève très unie et très plate, bordée d'une lisière d'arbres en arrière-plan; puis, ensuite, le littoral, devenu fort irrégulier, projetait des pointes aiguës en mer, et enfin quelques roches noirâtres s'accumulaient dans un pittoresque désordre pour finir au cap Griffe.
Tel était le développement de cette partie de l'île, que les explorateurs voyaient pour la première fois, et qu'ils parcoururent d'un coup d'œil, après s'être arrêtés un instant.
«Un navire qui se mettrait ici au plein, dit alors Pencroff, serait inévitablement perdu. Des bancs de sable, qui se prolongent au large, et plus loin, des écueils! Mauvais parages!
— Mais au moins, il resterait quelque chose de ce navire, fit observer le reporter.
— Il en resterait des morceaux de bois sur les récifs, et rien sur les sables, répondit le marin.
— Pourquoi donc?
— Parce que ces sables, plus dangereux encore que les roches, engloutissent tout ce qui s'y jette, et que quelques jours suffisent pour que la coque d'un navire de plusieurs centaines de tonneaux y disparaisse entièrement!
— Ainsi, Pencroff, demanda l'ingénieur, si un bâtiment s'était perdu sur ces bancs, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'il n'y en eût plus maintenant aucune trace?
— Non, Monsieur Smith, avec l'aide du temps ou de la tempête. Toutefois, il serait surprenant, même dans ce cas, que des débris de mâture, des espars n'eussent pas été jetés sur le rivage, au delà des atteintes de la mer.
— Continuons donc nos recherches», répondit Cyrus Smith.
À une heure après midi, les colons étaient arrivés au fond de la baie Washington, et, à ce moment, ils avaient franchi une distance de vingt milles.
On fit halte pour déjeuner.
Là commençait une côte irrégulière, bizarrement déchiquetée et couverte par une longue ligne de ces écueils qui succédaient aux bancs de sable, et que la marée, étale en ce moment, ne devait pas tarder à découvrir. On voyait les souples ondulations de la mer, brisées aux têtes de rocs, s'y développer en longues franges écumeuses. De ce point jusqu'au cap Griffe, la grève était peu spacieuse et resserrée entre la lisière des récifs et celle de la forêt.
La marche allait donc devenir plus difficile, car d'innombrables roches éboulées encombraient le rivage.
La muraille de granit tendait aussi à s'exhausser de plus en plus, et, des arbres qui la couronnaient en arrière, on ne pouvait voir que les cimes verdoyantes, qu'aucun souffle n'animait.
Après une demi-heure de repos, les colons se remirent en route, et leurs yeux ne laissèrent pas un point inobservé des récifs et de la grève. Pencroff et Nab s'aventurèrent même au milieu des écueils, toutes les fois qu'un objet attirait leur regard. Mais d'épave, point, et ils étaient trompés par quelque conformation bizarre des roches. Ils purent constater, toutefois, que les coquillages comestibles abondaient sur cette plage, mais elle ne pourrait être fructueusement exploitée que lorsqu'une communication aurait été établie entre les deux rives de la Mercy, et aussi quand les moyens de transport seraient perfectionnés.
Ainsi donc, rien de ce qui avait rapport au naufrage présumé n'apparaissait sur ce littoral, et cependant un objet de quelque importance, la coque d'un bâtiment par exemple, eût été visible alors, ou ses débris eussent été portés au rivage, comme l'avait été cette caisse, trouvée à moins de vingt milles de là. Mais il n'y avait rien.
Vers trois heures, Cyrus Smith et ses compagnons arrivèrent à une étroite crique bien fermée, à laquelle n'aboutissait aucun cours d'eau. Elle formait un véritable petit port naturel, invisible du large, auquel aboutissait une étroite passe, que les écueils ménageaient entre eux. Au fond de cette crique, quelque violente convulsion avait déchiré la lisière rocheuse, et une coupée, évidée en pente douce, donnait accès au plateau supérieur, qui pouvait être situé à moins de dix milles du cap Griffe, et, par conséquent, à quatre milles en droite ligne du plateau de Grande-vue.
Gédéon Spilett proposa à ses compagnons de faire halte en cet endroit. On accepta, car la marche avait aiguisé l'appétit de chacun, et, bien que ce ne fût pas l'heure du dîner, personne ne refusa de se réconforter d'un morceau de venaison. Ce lunch devait permettre d'attendre le souper à Granite-House. Quelques minutes après, les colons, assis au pied d'un magnifique bouquet de pins maritimes, dévoraient les provisions que Nab avait tirées de son havre-sac.
L'endroit était élevé de cinquante à soixante pieds au-dessus du niveau de la mer. Le rayon de vue était donc assez étendu, et, passant par-dessus les dernières roches du cap, il allait se perdre jusque dans la baie de l'Union. Mais ni l'îlot, ni le plateau de Grande-vue n'étaient visibles et ne pouvaient l'être alors, car le relief du sol et le rideau des grands arbres masquaient brusquement l'horizon du nord.
Inutile d'ajouter que, malgré l'étendue de mer que les explorateurs pouvaient embrasser, et bien que la lunette de l'ingénieur eût parcouru point à point toute cette ligne circulaire sur laquelle se confondaient le ciel et l'eau, aucun navire ne fut aperçu. De même, sur toute cette partie du littoral qui restait encore à explorer, la lunette fut promenée avec le même soin depuis la grève jusqu'aux récifs, et aucune épave n'apparut dans le champ de l'instrument.
«Allons, dit Gédéon Spilett, il faut en prendre son parti et se consoler en pensant que nul ne viendra nous disputer la possession de l'île Lincoln!
— Mais enfin, ce grain de plomb! dit Harbert. Il n'est pourtant pas imaginaire, je suppose!
— Mille diables, non! s'écria Pencroff, en pensant à sa mâchelière absente.
— Alors que conclure? demanda le reporter.
— Ceci, répondit l'ingénieur: c'est qu'il y a trois mois au plus, un navire, volontairement ou non, a atterri...
— Quoi! Vous admettriez, Cyrus, qu'il s'est englouti sans laisser aucune trace? s'écria le reporter.
— Non, mon cher Spilett, mais remarquez que s'il est certain qu'un être humain a mis le pied sur cette île, il ne paraît pas moins certain qu'il l'a quittée maintenant.
— Alors, si je vous comprends bien, Monsieur Cyrus, dit Harbert, le navire serait reparti?...
— Évidemment.
— Et nous aurions perdu sans retour une occasion de nous rapatrier? dit Nab.
— Sans retour, je le crains.
— Eh bien! Puisque l'occasion est perdue, en route», dit Pencroff, qui avait déjà la nostalgie de Granite-House.
Mais, à peine s'était-il levé, que les aboiements de Top retentirent avec force, et le chien sortit du bois, en tenant dans sa gueule un lambeau d'étoffe souillée de boue.
Nab arracha ce lambeau de la bouche du chien.
C'était un morceau de forte toile.
Top aboyait toujours, et, par ses allées et venues, il semblait inviter son maître à le suivre dans la forêt.
«Il y a là quelque chose qui pourrait bien expliquer mon grain de plomb! s'écria Pencroff.
— Un naufragé! répondit Harbert.
— Blessé, peut-être! dit Nab.
— Ou mort!» répondit le reporter.
Et tous se précipitèrent sur les traces du chien, entre ces grands pins qui formaient le premier rideau de la forêt. À tout hasard, Cyrus Smith et ses compagnons avaient préparé leurs armes.
Ils durent s'avancer assez profondément sous bois; mais, à leur grand désappointement, ils ne virent encore aucune empreinte de pas. Broussailles et lianes étaient intactes, et il fallut même les couper à la hache, comme on avait fait dans les épaisseurs les plus profondes de la forêt. Il était donc difficile d'admettre qu'une créature humaine eût déjà passé par là, et cependant Top allait et venait, non comme un chien qui cherche au hasard, mais comme un être doué de volonté qui suit une idée.
Après sept à huit minutes de marche, Top s'arrêta.
Les colons, arrivés à une sorte de clairière, bordée de grands arbres, regardèrent autour d'eux et ne virent rien, ni sous les broussailles, ni entre les troncs d'arbres.
«Mais qu'y a-t-il, Top?» dit Cyrus Smith.
Top aboya avec plus de force, en sautant au pied d'un gigantesque pin.
Tout à coup, Pencroff de s'écrier:
«Ah! bon! Ah! parfait!
— Qu'est-ce? demanda Gédéon Spilett.
— Nous cherchons une épave sur mer ou sur terre!
— Eh bien?
— Eh bien, c'est en l'air qu'elle se trouve!»
Et le marin montra une sorte de grand haillon blanchâtre, accroché à la cime du pin, et dont Top avait rapporté un morceau tombé sur le sol.
«Mais ce n'est point là une épave! s'écria Gédéon Spilett.
— Demande pardon! répondit Pencroff.
— Comment? C'est?...
— C'est tout ce qui reste de notre bateau aérien, de notre ballon qui s'est échoué là-haut, au sommet de cet arbre!»
Pencroff ne se trompait pas, et il poussa un hurrah magnifique, en ajoutant:
«En voilà de la bonne toile! Voilà de quoi nous fournir de linge pendant des années! Voilà de quoi faire des mouchoirs et des chemises! Hein! Monsieur Spilett, qu'est-ce que vous dites d'une île où les chemises poussent sur les arbres?»
C'était vraiment une heureuse circonstance pour les colons de l'île Lincoln, que l'aérostat, après avoir fait son dernier bond dans les airs, fût retombé sur l'île et qu'ils eussent cette chance de le retrouver.
Ou ils garderaient l'enveloppe sous cette forme, s'ils voulaient tenter une nouvelle évasion par les airs, ou ils emploieraient fructueusement ces quelques centaines d'aunes d'une toile de coton de belle qualité, quand elle serait débarrassée de son vernis. Comme on le pense bien, la joie de Pencroff fut unanimement et vivement partagée.
Mais cette enveloppe, il fallait l'enlever de l'arbre sur lequel elle pendait, pour la mettre en lieu sûr, et ce ne fut pas un petit travail. Nab, Harbert et le marin, étant montés à la cime de l'arbre, durent faire des prodiges d'adresse pour dégager l'énorme aérostat dégonflé.
L'opération dura près de deux heures, et non seulement l'enveloppe, avec sa soupape, ses ressorts, sa garniture de cuivre, mais le filet, c'est-à-dire un lot considérable de cordages et de cordes, le cercle de retenue et l'ancre du ballon étaient sur le sol. L'enveloppe, sauf la fracture, était en bon état, et, seul, son appendice inférieur avait été déchiré.
C'était une fortune qui était tombée du ciel.
«Tout de même, Monsieur Cyrus, dit le marin, si nous nous décidons jamais à quitter l'île, ce ne sera pas en ballon, n'est-ce pas? Ça ne va pas où on veut, les navires de l'air, et nous en savons quelque chose! Voyez-vous, si vous m'en croyez, nous construirons un bon bateau d'une vingtaine de tonneaux, et vous me laisserez découper dans cette toile une misaine et un foc. Quant au reste, il servira à nous habiller!
— Nous verrons, Pencroff, répondit Cyrus Smith, nous verrons.
— En attendant, il faut mettre tout cela en sûreté», dit Nab. En effet, on ne pouvait songer à transporter à Granite-House cette charge de toile, de cordes, de cordages, dont le poids était considérable, et, en attendant un véhicule convenable pour les charrier, il importait de ne pas laisser plus longtemps ces richesses à la merci du premier ouragan. Les colons, réunissant leurs efforts, parvinrent à traîner le tout jusqu'au rivage, où ils découvrirent une assez vaste cavité rocheuse, que ni le vent, ni la pluie, ni la mer ne pouvaient visiter, grâce à son orientation.
«Il nous fallait une armoire, nous avons une armoire, dit Pencroff; mais comme elle ne ferme pas à clef, il sera prudent d'en dissimuler l'ouverture. Je ne dis pas cela pour les voleurs à deux pieds, mais pour les voleurs à quatre pattes!»
À six heures du soir, tout était emmagasiné, et, après avoir donné à la petite échancrure qui formait la crique le nom très justifié de «port ballon», on reprit le chemin du cap Griffe. Pencroff et l'ingénieur causaient de divers projets qu'il convenait de mettre à exécution dans le plus bref délai. Il fallait avant tout jeter un pont sur la Mercy, afin d'établir une communication facile avec le sud de l'île; puis, le chariot reviendrait chercher l'aérostat, car le canot n'eût pu suffire à le transporter; puis, on construirait une chaloupe pontée; puis, Pencroff la gréerait en cotre, et l'on pourrait entreprendre des voyages de circumnavigation... autour de l'île; puis, etc.
Cependant, la nuit venait, et le ciel était déjà sombre, quand les colons atteignirent la pointe de l'épave, à l'endroit même où ils avaient découvert la précieuse caisse. Mais là, pas plus qu'ailleurs, il n'y avait rien qui indiquât qu'un naufrage quelconque se fût produit, et il fallut bien en revenir aux conclusions précédemment formulées par Cyrus Smith. De la pointe de l'épave à Granite-House, il restait encore quatre milles, et ils furent vite franchis; mais il était plus de minuit, quand, après avoir suivi le littoral jusqu'à l'embouchure de la Mercy, les colons arrivèrent au premier coude formé par la rivière.
Là, le lit mesurait une largeur de quatre-vingts pieds, qu'il était malaisé de franchir, mais Pencroff s'était chargé de vaincre cette difficulté, et il fut mis en demeure de le faire.
Il faut en convenir, les colons étaient exténués.
L'étape avait été longue, et l'incident du ballon n'avait pas été pour reposer leurs jambes et leurs bras. Ils avaient donc hâte d'être rentrés à Granite-House pour souper et dormir, et si le pont eût été construit, en un quart d'heure ils se fussent trouvés à domicile.
La nuit était très obscure. Pencroff se prépara alors à tenir sa promesse, en faisant une sorte de radeau qui permettrait d'opérer le passage de la Mercy. Nab et lui, armés de haches, choisirent deux arbres voisins de la rive, dont ils comptaient faire une sorte de radeau, et ils commencèrent à les attaquer par leur base.
Cyrus Smith et Gédéon Spilett, assis sur la berge, attendaient que le moment fût venu d'aider leurs compagnons, tandis que Harbert allait et venait, sans trop s'écarter.
Tout à coup, le jeune garçon, qui avait remonté la rivière, revint précipitamment, et, montrant la Mercy en amont:
«Qu'est-ce donc qui dérive là?» s'écria-t-il.
Pencroff interrompit son travail, et il aperçut un objet mobile qui apparaissait confusément dans l'ombre.
«Un canot!» dit-il.
Tous s'approchèrent et virent, à leur extrême surprise, une embarcation qui suivait le fil de l'eau.
«Oh! du canot!» cria le marin par un reste d'habitude professionnelle, et sans penser que mieux peut-être eût valu garder le silence.
Pas de réponse. L'embarcation dérivait toujours, et elle n'était plus qu'à une dizaine de pas, quand le marin s'écria:
«Mais c'est notre pirogue! Elle a rompu son amarre et elle a suivi le courant! Il faut avouer qu'elle arrivera à propos!
— Notre pirogue?...» murmura l'ingénieur.
Pencroff avait raison. C'était bien le canot, dont l'amarre s'était brisée, sans doute, et qui revenait tout seul des sources de la Mercy! Il était donc important de le saisir au passage avant qu'il fût entraîné par le rapide courant de la rivière, au delà de son embouchure, et c'est ce que Nab et Pencroff firent adroitement au moyen d'une longue perche.
Le canot accosta la rive. L'ingénieur, s'y embarquant le premier, en saisit l'amarre et s'assura au toucher que cette amarre avait été réellement usée par son frottement sur des roches.
«Voilà, lui dit à voix basse le reporter, voilà ce que l'on peut appeler une circonstance...
— Étrange!» répondit Cyrus Smith.
Étrange ou non, elle était heureuse! Harbert, le reporter, Nab et Pencroff s'embarquèrent à leur tour. Eux ne mettaient pas en doute que l'amarre ne se fût usée; mais le plus étonnant de l'affaire, c'était véritablement que la pirogue fût arrivée juste au moment où les colons se trouvaient là pour la saisir au passage, car, un quart d'heure plus tard, elle eût été se perdre en mer.
Si on eût été au temps des génies, cet incident aurait donné le droit de penser que l'île était hantée par un être surnaturel qui mettait sa puissance au service des naufragés! En quelques coups d'aviron, les colons arrivèrent à l'embouchure de la Mercy. Le canot fut halé sur la grève jusqu'auprès des Cheminées, et tous se dirigèrent vers l'échelle de Granite-House.
Mais, en ce moment, Top aboya avec colère, et Nab, qui cherchait le premier échelon, poussa un cri... il n'y avait plus d'échelle.
CHAPITRE VI
Cyrus Smith s'était arrêté, sans dire mot. Ses compagnons cherchèrent dans l'obscurité, aussi bien sur les parois de la muraille, pour le cas où le vent eût déplacé l'échelle, qu'au ras du sol, pour le cas où elle se fût détachée... mais l'échelle avait absolument disparu. Quant à reconnaître si une bourrasque l'avait relevée jusqu'au premier palier, à mi-paroi, cela était impossible dans cette nuit profonde.
«Si c'est une plaisanterie, s'écria Pencroff, elle est mauvaise! Arriver chez soi, et ne plus trouver d'escalier pour monter à sa chambre, cela n'est pas pour faire rire des gens fatigués!
Nab, lui, se perdait en exclamations!
«Il n'a pas pourtant fait de vent! fit observer Harbert.
— Je commence à trouver qu'il se passe des choses singulières dans l'île Lincoln! dit Pencroff.
— Singulières? répondit Gédéon Spilett, mais non, Pencroff, rien n'est plus naturel. Quelqu'un est venu pendant notre absence, a pris possession de la demeure et a retiré l'échelle!
— Quelqu'un! s'écria le marin. Et qui donc?...
— Mais le chasseur au grain de plomb, répondit le reporter. À quoi servirait-il, si ce n'est à expliquer notre mésaventure?
— Eh bien, s'il y a quelqu'un là-haut, répondit Pencroff en jurant, car l'impatience commençait à le gagner, je vais le héler, et il faudra bien qu'il réponde.»
Et d'une voix de tonnerre, le marin fit entendre un «ohé!» prolongé, que les échos répercutèrent avec force.
Les colons prêtèrent l'oreille, et ils crurent entendre à la hauteur de Granite-House une sorte de ricanement dont ils ne purent reconnaître l'origine.
Mais aucune voix ne répondit à la voix de Pencroff, qui recommença inutilement son vigoureux appel.
Il y avait là, véritablement, de quoi stupéfier les hommes les plus indifférents du monde, et les colons ne pouvaient être ces indifférents-là. Dans la situation où ils se trouvaient, tout incident avait sa gravité, et certainement, depuis sept mois qu'ils habitaient l'île, aucun ne s'était présenté avec un caractère aussi surprenant.
Quoi qu'il en soit, oubliant leurs fatigues et dominés par la singularité de l'événement, ils étaient au pied de Granite-House, ne sachant que penser, ne sachant que faire, s'interrogeant sans pouvoir se répondre, multipliant des hypothèses toutes plus inadmissibles les unes que les autres. Nab se lamentait, très désappointé de ne pouvoir rentrer dans sa cuisine, d'autant plus que les provisions de voyage étaient épuisées et qu'il n'avait aucun moyen de les renouveler en ce moment.
«Mes amis, dit alors Cyrus Smith, nous n'avons qu'une chose à faire, attendre le jour, et agir alors suivant les circonstances. Mais pour attendre, allons aux Cheminées. Là, nous serons à l'abri, et, si nous ne pouvons souper, du moins, nous pourrons dormir.
— Mais quel est le sans-gêne qui nous a joué ce tour-là?» demanda encore une fois Pencroff, incapable de prendre son parti de l'aventure.
Quel que fût le «sans-gêne», la seule chose à faire était, comme l'avait dit l'ingénieur, de regagner les Cheminées et d'y attendre le jour. Toutefois, ordre fut donné à Top de demeurer sous les fenêtres de Granite-House, et quand Top recevait un ordre, Top l'exécutait sans faire d'observation. Le brave chien resta donc au pied de la muraille, pendant que son maître et ses compagnons se réfugiaient dans les roches. De dire que les colons, malgré leur lassitude, dormirent bien sur le sable des Cheminées, cela serait altérer la vérité. Non seulement ils ne pouvaient qu'être fort anxieux de reconnaître l'importance de ce nouvel incident, soit qu'il fût le résultat d'un hasard dont les causes naturelles leur apparaîtraient au jour, soit, au contraire, qu'il fût l'œuvre d'un être humain, mais encore ils étaient fort mal couchés. Quoi qu'il en soit, d'une façon ou d'une autre, leur demeure était occupée en ce moment, et ils ne pouvaient la réintégrer.
Or, Granite-House, c'était plus que leur demeure, c'était leur entrepôt. Là était tout le matériel de la colonie, armes, instruments, outils, munitions, réserves de vivres, etc. Que tout cela fût pillé, et les colons auraient à recommencer leur aménagement, à refaire armes et outils. Chose grave! Aussi, cédant à l'inquiétude, l'un ou l'autre sortait-il, à chaque instant, pour voir si Top faisait bonne garde. Seul, Cyrus Smith attendait avec sa patience habituelle, bien que sa raison tenace s'exaspérât de se sentir en face d'un fait absolument inexplicable, et il s'indignait en songeant qu'autour de lui, au-dessus de lui peut-être, s'exerçait une influence à laquelle il ne pouvait donner un nom. Gédéon Spilett partageait absolument son opinion à cet égard, et tous deux s'entretinrent à plusieurs reprises, mais à mi-voix, des circonstances inexplicables qui mettaient en défaut leur perspicacité et leur expérience. Il y avait, à coup sûr, un mystère dans cette île, et comment le pénétrer? Harbert, lui, ne savait qu'imaginer et eût aimé à interroger Cyrus Smith.
Quant à Nab, il avait fini par se dire que tout cela ne le regardait pas, que cela regardait son maître, et, s'il n'eût pas craint de désobliger ses compagnons, le brave nègre aurait dormi cette nuit-là tout aussi consciencieusement que s'il eût reposé sur sa couchette de Granite-House! Enfin, plus que tous, Pencroff enrageait, et il était, de bonne foi, fort en colère.
«C'est une farce, disait-il, c'est une farce qu'on nous a faite! Eh bien, je n'aime pas les farces, moi, et malheur au farceur, s'il tombe sous ma main!»
Dès que les premières lueurs du jour s'élevèrent dans l'est, les colons, convenablement armés, se rendirent sur le rivage, à la lisière des récifs.
Granite-House, frappée directement par le soleil levant, ne devait pas tarder à s'éclairer des lumières de l'aube, et en effet, avant cinq heures, les fenêtres, dont les volets étaient clos, apparurent à travers leurs rideaux de feuillage. De ce côté, tout était en ordre, mais un cri s'échappa de la poitrine des colons, quand ils aperçurent toute grande ouverte la porte, qu'ils avaient fermée cependant avant leur départ. Quelqu'un s'était introduit dans Granite-House. Il n'y avait plus à en douter.
L'échelle supérieure, ordinairement tendue du palier à la porte, était à sa place; mais l'échelle inférieure avait été retirée et relevée jusqu'au seuil. Il était plus qu'évident que les intrus avaient voulu se mettre à l'abri de toute surprise.
Quant à reconnaître leur espèce et leur nombre, ce n'était pas possible encore, puisqu'aucun d'eux ne se montrait.
Pencroff héla de nouveau.
Pas de réponse.
«Les gueux! s'écria le marin. Voilà-t-il pas qu'ils dorment tranquillement, comme s'ils étaient chez eux! Ohé! Pirates, bandits, corsaires, fils de John Bull!»
Quand Pencroff, en sa qualité d'américain, avait traité quelqu'un de «fils de John Bull», il s'était élevé jusqu'aux dernières limites de l'insulte.
En ce moment, le jour se fit complètement, et la façade de Granite-House s'illumina sous les rayons du soleil. Mais, à l'intérieur comme à l'extérieur, tout était muet et calme.
Les colons en étaient à se demander si Granite-House était occupée ou non, et, pourtant, la position de l'échelle le démontrait suffisamment, et il était même certain que les occupants, quels qu'ils fussent, n'avaient pu s'enfuir! Mais comment arriver jusqu'à eux?
Harbert eut alors l'idée d'attacher une corde à une flèche, et de lancer cette flèche de manière qu'elle vînt passer entre les premiers barreaux de l'échelle, qui pendaient au seuil de la porte. On pourrait alors, au moyen de la corde, dérouler l'échelle jusqu'à terre et rétablir la communication entre le sol et Granite-House.
Il n'y avait évidemment pas autre chose à faire, et, avec un peu d'adresse, le moyen devait réussir.
Très heureusement, arcs et flèches avaient été déposés dans un couloir des Cheminées, où se trouvaient aussi quelques vingtaines de brasses d'une légère corde d'hibiscus. Pencroff déroula cette corde, dont il fixa le bout à une flèche bien empennée. Puis, Harbert, après avoir placé la flèche sur son arc, visa avec un soin extrême l'extrémité pendante de l'échelle.
Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Pencroff et Nab s'étaient retirés en arrière, de façon à observer ce qui se passerait aux fenêtres de Granite-House. Le reporter, la carabine à l'épaule, ajustait la porte.
L'arc se détendit, la flèche siffla, entraînant la corde, et vint passer entre les deux derniers échelons.
L'opération avait réussi. Aussitôt, Harbert saisit l'extrémité de la corde; mais, au moment où il donnait une secousse pour faire retomber l'échelle, un bras, passant vivement entre le mur et la porte, la saisit et la ramena au dedans de Granite-House.
«Triple gueux! s'écria le marin. Si une balle peut faire ton bonheur, tu n'attendras pas longtemps!
— Mais qui est-ce donc? demanda Nab.
— Qui? Tu n'as pas reconnu?...
— Non.
— Mais c'est un singe, un macaque, un sapajou, une guenon, un orang, un babouin, un gorille, un sagouin! Notre demeure a été envahie par des singes, qui ont grimpé par l'échelle pendant notre absence!»
Et, en ce moment, comme pour donner raison au marin, trois ou quatre quadrumanes se montraient aux fenêtres, dont ils avaient repoussé les volets, et saluaient les véritables propriétaires du lieu de mille contorsions et grimaces.
«Je savais bien que ce n'était qu'une farce! s'écria Pencroff, mais voilà un des farceurs qui payera pour les autres!»
Le marin, épaulant son fusil, ajusta rapidement un des singes, et fit feu. Tous disparurent, sauf l'un d'eux, qui, mortellement frappé, fut précipité sur la grève.
Ce singe, de haute taille, appartenait au premier ordre des quadrumanes, on ne pouvait s'y tromper. Que ce fût un chimpanzé, un orang, un gorille ou un gibbon, il prenait rang parmi ces anthropomorphes, ainsi nommés à cause de leur ressemblance avec les individus de race humaine. D'ailleurs, Harbert déclara que c'était un orang-outang, et l'on sait que le jeune garçon se connaissait en zoologie.
«La magnifique bête! s'écria Nab.
— Magnifique, tant que tu voudras! répondit Pencroff, mais je ne vois pas encore comment nous pourrons rentrer chez nous!
— Harbert est bon tireur, dit le reporter, et son arc est là! Qu'il recommence...
— Bon! Ces singes-là sont malins! s'écria Pencroff, et ils ne se remettront pas aux fenêtres, et nous ne pourrons pas les tuer, et quand je pense aux dégâts qu'ils peuvent commettre dans les chambres, dans le magasin...
— De la patience, répondit Cyrus Smith. Ces animaux ne peuvent nous tenir longtemps en échec!
— Je n'en serai sûr que quand ils seront à terre, répondit le marin. Et d'abord, savez-vous, Monsieur Smith, combien il y en a de douzaines, là-haut, de ces farceurs-là?»
Il eût été difficile de répondre à Pencroff, et quant à recommencer la tentative du jeune garçon, c'était peu aisé, car l'extrémité inférieure de l'échelle avait été ramenée en dedans de la porte, et, quand on hala de nouveau sur la corde, la corde cassa et l'échelle ne retomba point.
Le cas était véritablement embarrassant. Pencroff rageait. La situation avait un certain côté comique, qu'il ne trouvait pas drôle du tout, pour sa part.
Il était évident que les colons finiraient par réintégrer leur domicile et en chasser les intrus, mais quand et comment? Voilà ce qu'ils n'auraient pu dire. Deux heures se passèrent, pendant lesquelles les singes évitèrent de se montrer; mais ils étaient toujours là, et trois ou quatre fois, un museau ou une patte se glissèrent par la porte ou les fenêtres, qui furent salués de coups de fusil.
«Dissimulons-nous, dit alors l'ingénieur. Peut-être les singes nous croiront-ils partis et se laisseront-ils voir de nouveau. Mais que Spilett et Harbert s'embusquent derrière les roches, et feu sur tout ce qui apparaîtra.»
Les ordres de l'ingénieur furent exécutés, et, pendant que le reporter et le jeune garçon, les deux plus adroits tireurs de la colonie, se postaient à bonne portée, mais hors de la vue des singes, Nab, Pencroff et Cyrus Smith gravissaient le plateau et gagnaient la forêt pour tuer quelque gibier, car l'heure du déjeuner était venue, et, en fait de vivres, il ne restait plus rien. Au bout d'une demi-heure, les chasseurs revinrent avec quelques pigeons de roche, que l'on fit rôtir tant bien que mal. Pas un singe n'avait reparu.
Gédéon Spilett et Harbert allèrent prendre leur part du déjeuner, pendant que Top veillait sous les fenêtres. Puis, après avoir mangé, ils retournèrent à leur poste. Deux heures plus tard, la situation ne s'était encore aucunement modifiée. Les quadrumanes ne donnaient plus aucun signe d'existence, et c'était à croire qu'ils avaient disparu; mais ce qui paraissait le plus probable, c'est qu'effrayés par la mort de l'un d'eux, épouvantés par les détonations des armes, ils se tenaient cois au fond des chambres de Granite-House, ou même dans le magasin. Et quand on songeait aux richesses que renfermait ce magasin, la patience, tant recommandée par l'ingénieur, finissait par dégénérer en violente irritation, et, franchement, il y avait de quoi.
«Décidément, c'est trop bête, dit enfin le reporter, et il n'y a vraiment pas de raison pour que cela finisse!
— Il faut pourtant faire déguerpir ces chenapans-là! s'écria Pencroff. Nous en viendrions bien à bout, quand même ils seraient une vingtaine, mais, pour cela, il faut les combattre corps à corps! Ah çà! N'y a-t-il donc pas un moyen d'arriver jusqu'à eux?
— Si, répondit alors l'ingénieur, dont une idée venait de traverser l'esprit.
— Un? dit Pencroff. Eh bien, c'est le bon, puisqu'il n'y en a pas d'autres! Et quel est-il?
— Essayons de redescendre à Granite-House par l'ancien déversoir du lac, répondit l'ingénieur.
— Ah! Mille et mille diables! s'écria le marin. Et je n'ai pas pensé à cela!»
C'était, en effet, le seul moyen de pénétrer dans Granite-House, afin d'y combattre la bande et de l'expulser. L'orifice du déversoir était, il est vrai, fermé par un mur de pierres cimentées, qu'il serait nécessaire de sacrifier, mais on en serait quitte pour le refaire. Heureusement, Cyrus Smith n'avait pas encore effectué son projet de dissimuler cet orifice en le noyant sous les eaux du lac, car alors l'opération eût demandé un certain temps.
Il était déjà plus de midi, quand les colons, bien armés et munis de pics et de pioches, quittèrent les Cheminées, passèrent sous les fenêtres de Granite-House, après avoir ordonné à Top de rester à son poste, et se disposèrent à remonter la rive gauche de la Mercy, afin de gagner le plateau de Grande-vue.
Mais ils n'avaient pas fait cinquante pas dans cette direction, qu'ils entendirent les aboiements furieux du chien. C'était comme un appel désespéré.
Ils s'arrêtèrent.
«Courons!» dit Pencroff.
Et tous de redescendre la berge à toutes jambes.
Arrivés au tournant, ils virent que la situation avait changé. En effet, les singes, pris d'un effroi subit, provoqué par quelque cause inconnue, cherchaient à s'enfuir. Deux ou trois couraient et sautaient d'une fenêtre à l'autre avec une agilité de clowns. Ils ne cherchaient même pas à replacer l'échelle, par laquelle il leur eût été facile de descendre, et, dans leur épouvante, peut-être avaient-ils oublié ce moyen de déguerpir. Bientôt, cinq ou six furent en position d'être tirés, et les colons, les visant à l'aise, firent feu. Les uns, blessés ou tués, retombèrent au dedans des chambres, en poussant des cris aigus. Les autres, précipités au dehors, se brisèrent dans leur chute, et, quelques instants après, on pouvait supposer qu'il n'y avait plus un quadrumane vivant dans Granite-House.
«Hurrah! s'écria Pencroff, hurrah! Hurrah!
— Pas tant de hurrahs! dit Gédéon Spilett.
— Pourquoi? Ils sont tous tués, répondit le marin.
— D'accord, mais cela ne nous donne pas le moyen de rentrer chez nous.
— Allons au déversoir! répliqua Pencroff.
— Sans doute, dit l'ingénieur. Cependant, il eût été préférable...»
En ce moment, et comme une réponse faite à l'observation de Cyrus Smith, on vit l'échelle glisser sur le seuil de la porte, puis se dérouler et retomber jusqu'au sol.
«Ah! Mille pipes! Voilà qui est fort! s'écria le marin en regardant Cyrus Smith.
— Trop fort! murmura l'ingénieur, qui s'élança le premier sur l'échelle.
— Prenez garde, Monsieur Cyrus! s'écria Pencroff, s'il y a encore quelques-uns de ces sagouins...
— Nous verrons bien», répondit l'ingénieur sans s'arrêter.
Tous ses compagnons le suivirent, et, en une minute, ils étaient arrivés au seuil de la porte.
On chercha partout. Personne dans les chambres, ni dans le magasin qui avait été respecté par la bande des quadrumanes.
«Ah çà, et l'échelle? s'écria le marin. Quel est donc le gentleman qui nous l'a renvoyée?»
Mais, en ce moment, un cri se fit entendre, et un grand singe, qui s'était réfugié dans le couloir, se précipita dans la salle, poursuivi par Nab.
«Ah! Le bandit!» s'écria Pencroff.
Et la hache à la main, il allait fendre la tête de l'animal, lorsque Cyrus Smith l'arrêta et lui dit:
«Épargnez-le, Pencroff.
— Que je fasse grâce à ce moricaud?
— Oui! C'est lui qui nous a jeté l'échelle!»
Et l'ingénieur dit cela d'une voix si singulière, qu'il eût été difficile de savoir s'il parlait sérieusement ou non.
Néanmoins, on se jeta sur le singe, qui, après s'être défendu vaillamment, fut terrassé et garrotté.
«Ouf! s'écria Pencroff. Et qu'est-ce que nous en ferons maintenant?
— Un domestique!» répondit Harbert.
Et en parlant ainsi, le jeune garçon ne plaisantait pas tout à fait, car il savait le parti que l'on peut tirer de cette race intelligente des quadrumanes.
Les colons s'approchèrent alors du singe et le considérèrent attentivement. Il appartenait bien à cette espèce des anthropomorphes dont l'angle facial n'est pas sensiblement inférieur à celui des australiens et des hottentots. C'était un orang, et qui, comme tel, n'avait ni la férocité du babouin, ni l'irréflexion du macaque, ni la malpropreté du sagouin, ni les impatiences du magot, ni les mauvais instincts du cynocéphale. C'est à cette famille des anthropomorphes que se rapportent tant de traits qui indiquent chez ces animaux une intelligence quasi-humaine. Employés dans les maisons, ils peuvent servir à table, nettoyer les chambres, soigner les habits, cirer les souliers, manier adroitement le couteau, la cuiller et la fourchette, et même boire le vin... tout aussi bien que le meilleur domestique à deux pieds sans plumes. On sait que Buffon posséda un de ces singes, qui le servit longtemps comme un serviteur fidèle et zélé.
Celui qui était alors garrotté dans la salle de Granite-House était un grand diable, haut de six pieds, corps admirablement proportionné, poitrine large, tête de grosseur moyenne, angle facial atteignant soixante-cinq degrés, crâne arrondi, nez saillant, peau recouverte d'un poil poli, doux et luisant, — enfin un type accompli des anthropomorphes. Ses yeux, un peu plus petits que des yeux humains, brillaient d'une intelligente vivacité; ses dents blanches resplendissaient sous sa moustache, et il portait une petite barbe frisée de couleur noisette.
«Un beau gars! dit Pencroff. Si seulement on connaissait sa langue, on pourrait lui parler!
— Ainsi, dit Nab, c'est sérieux, mon maître? Nous allons le prendre comme domestique?
— Oui, Nab, répondit en souriant l'ingénieur. Mais ne sois pas jaloux!
— Et j'espère qu'il fera un excellent serviteur, ajouta Harbert. Il paraît jeune, son éducation sera facile, et nous ne serons pas obligés, pour le soumettre, d'employer la force, ni de lui arracher les canines, comme on fait en pareille circonstance! Il ne peut que s'attacher à des maîtres qui seront bons pour lui.
— Et on le sera», répondit Pencroff, qui avait oublié toute sa rancune contre «les farceurs.»
Puis, s'approchant de l'orang:
«Eh bien, mon garçon, lui demanda-t-il, comment cela va-t-il?»
L'orang répondit par un petit grognement qui ne dénotait pas trop de mauvaise humeur.
«Nous voulons donc faire partie de la colonie? demanda le marin. Nous allons donc entrer au service de M Cyrus Smith?»
Nouveau grognement approbateur du singe.
«Et nous nous contenterons de notre nourriture pour tout gage?»
Troisième grognement affirmatif.
«Sa conversation est un peu monotone, fit observer Gédéon Spilett.
— Bon! répliqua Pencroff, les meilleurs domestiques sont ceux qui parlent le moins. Et puis, pas de gages! — entendez-vous, mon garçon? Pour commencer, nous ne vous donnerons pas de gages, mais nous les doublerons plus tard, si nous sommes contents de vous!»
C'est ainsi que la colonie s'accrut d'un nouveau membre, qui devait lui rendre plus d'un service.
Quant au nom dont on l'appellerait, le marin demanda qu'en souvenir d'un autre singe qu'il avait connu, il fût appelé Jupiter, et Jup par abréviation.
Et voilà comme, sans plus de façons, maître Jup fut installé à Granite-House.
CHAPITRE VII
Les colons de l'île Lincoln avaient donc reconquis leur domicile, sans avoir été obligés de suivre l'ancien déversoir, ce qui leur épargna des travaux de maçonnerie. Il était heureux, en vérité, qu'au moment où ils se disposaient à le faire, la bande de singes eût été prise d'une terreur, non moins subite qu'inexplicable, qui les avait chassés de Granite-House. Ces animaux avaient-ils donc pressenti qu'un assaut sérieux allait leur être donné par une autre voie? C'était à peu près la seule façon d'interpréter leur mouvement de retraite.
Pendant les dernières heures de cette journée, les cadavres des singes furent transportés dans le bois, où on les enterra; puis, les colons s'employèrent à réparer le désordre causé par les intrus, — désordre et non dégât, car s'ils avaient bouleversé le mobilier des chambres, du moins n'avaient-ils rien brisé.
Nab ralluma ses fourneaux, et les réserves de l'office fournirent un repas substantiel auquel tous firent largement honneur.
Jup ne fut point oublié, et il mangea avec appétit des amandes de pignon et des racines de rhyomes, dont il se vit abondamment approvisionné. Pencroff avait délié ses bras, mais il jugea convenable de lui laisser les entraves aux jambes jusqu'au moment où il pourrait compter sur sa résignation.
Puis, avant de se coucher, Cyrus Smith et ses compagnons, assis autour de la table, discutèrent quelques projets dont l'exécution était urgente.
Les plus importants et les plus pressés étaient l'établissement d'un pont sur la Mercy, afin de mettre la partie sud de l'île en communication avec Granite-House, puis la fondation d'un corral, destiné au logement des mouflons ou autres animaux à laine qu'il convenait de capturer.
On le voit, ces deux projets tendaient à résoudre la question des vêtements, qui était alors la plus sérieuse. En effet, le pont rendrait facile le transport de l'enveloppe du ballon, qui donnerait le linge, et le corral devait fournir la récolte de laine, qui donnerait les vêtements d'hiver.
Quant à ce corral, l'intention de Cyrus Smith était de l'établir aux sources mêmes du Creek-Rouge, là où les ruminants trouveraient des pâturages qui leur procureraient une nourriture fraîche et abondante. Déjà la route entre le plateau de Grande-vue et les sources était en partie frayée, et avec un chariot mieux conditionné que le premier, les charrois seraient plus faciles, surtout si l'on parvenait à capturer quelque animal de trait.
Mais, s'il n'y avait aucun inconvénient à ce que le corral fût éloigné de Granite-House, il n'en eût pas été de même de la basse-cour, sur laquelle Nab appela l'attention des colons. Il fallait, en effet, que les volatiles fussent à la portée du chef de cuisine, et aucun emplacement ne parut plus favorable à l'établissement de ladite basse-cour que cette portion des rives du lac qui confinait à l'ancien déversoir. Les oiseaux aquatiques y sauraient prospérer aussi bien que les autres, et le couple de tinamous, pris dans la dernière excursion, devait servir à un premier essai de domestication.
Le lendemain, — 3 novembre, — les nouveaux travaux furent commencés par la construction du pont, et tous les bras furent requis pour cette importante besogne.
Scies, haches, ciseaux, marteaux furent chargés sur les épaules des colons, qui, transformés en charpentiers, descendirent sur la grève.
Là, Pencroff fit une réflexion:
«Et si, pendant notre absence, il allait prendre fantaisie à maître Jup de retirer cette échelle qu'il nous a si galamment renvoyée hier?
— Assujettissons-la par son extrémité inférieure», répondit Cyrus Smith.
Ce qui fut fait au moyen de deux pieux, solidement enfoncés dans le sable. Puis, les colons, remontant la rive gauche de la Mercy, arrivèrent bientôt au coude formé par la rivière.
Là, ils s'arrêtèrent, afin d'examiner si le pont ne devrait pas être jeté en cet endroit. L'endroit parut convenable. En effet, de ce point au port Ballon, découvert la veille sur la côte méridionale, il n'y avait qu'une distance de trois milles et demi, et, du pont au port, il serait aisé de frayer une route carrossable, qui rendrait les communications faciles entre Granite-House et le sud de l'île.
Cyrus Smith fit alors part à ses compagnons d'un projet à la fois très simple à exécuter et très avantageux, qu'il méditait depuis quelque temps.
C'était d'isoler complètement le plateau de Grande-vue, afin de le mettre à l'abri de toute attaque de quadrupèdes ou de quadrumanes. De cette façon, Granite-House, les Cheminées, la basse-cour et toute la partie supérieure du plateau, destinée aux ensemencements, seraient protégées contre les déprédations des animaux.
Rien n'était plus facile à exécuter que ce projet, et voici comment l'ingénieur comptait opérer.
Le plateau se trouvait déjà défendu sur trois côtés par des cours d'eau, soit artificiels, soit naturels: au nord-ouest, par la rive du lac Grant, depuis l'angle appuyé à l'orifice de l'ancien déversoir jusqu'à la coupée faite à la rive est du lac pour l'échappement des eaux; au nord, depuis cette coupée jusqu'à la mer, par le nouveau cours d'eau qui s'était creusé un lit sur le plateau et sur la grève, en amont et en aval de la chute, et il suffisait, en effet, de creuser le lit de ce creek pour en rendre le passage impraticable aux animaux; sur toute la lisière de l'est, par la mer elle-même, depuis l'embouchure du susdit creek jusqu'à l'embouchure de la Mercy; au sud, enfin, depuis cette embouchure jusqu'au coude de la Mercy où devait être établi le pont.
Restait donc la partie ouest du plateau, comprise entre le coude de la rivière et l'angle sud du lac, sur une distance inférieure à un mille, qui était ouverte à tout venant. Mais rien n'était plus facile que de creuser un fossé, large et profond, qui serait rempli par les eaux du lac, et dont le trop-plein irait se jeter par une seconde chute dans le lit de la Mercy. Le niveau du lac s'abaisserait un peu, sans doute, par suite de ce nouvel épanchement de ses eaux, mais Cyrus Smith avait reconnu que le débit du Creek-Rouge était assez considérable pour permettre l'exécution de son projet.
«Ainsi donc, ajouta l'ingénieur, le plateau de Grande-vue sera une île véritable, étant entouré d'eau de toutes parts, et il ne communiquera avec le reste de notre domaine que par le pont que nous allons jeter sur la Mercy, les deux ponceaux déjà établis en amont et en aval de la chute, et enfin deux autres ponceaux à construire, l'un sur le fossé que je vous propose de creuser, et l'autre sur la rive gauche de la Mercy. Or, si ces pont et ponceaux peuvent être levés à volonté, le plateau de Grande-vue sera à l'abri de toute surprise.»
Cyrus Smith, afin de se faire mieux comprendre de ses compagnons, avait dessiné une carte du plateau, et son projet fut immédiatement saisi dans tout son ensemble. Aussi un avis unanime l'approuva-t-il, et Pencroff, brandissant sa hache de charpentier, de s'écrier:
«Au pont, d'abord!»
C'était le travail le plus urgent. Des arbres furent choisis, abattus, ébranchés, débités en poutrelles, en madriers et en planches. Ce pont, fixe dans la partie qui s'appuyait à la rive droite de la Mercy, devait être mobile dans la partie qui se relierait à la rive gauche, de manière à pouvoir se relever au moyen de contre-poids, comme certains ponts d'écluse.
On le comprend, ce fut un travail considérable, et s'il fut habilement conduit, du moins demanda-t-il un certain temps, car la Mercy était large de quatre-vingts pieds environ. Il fallut donc enfoncer des pieux dans le lit de la rivière, afin de soutenir le tablier fixe du pont, et établir une sonnette pour agir sur les têtes de pieux, qui devaient former ainsi deux arches et permettre au pont de supporter de lourds fardeaux.
Très heureusement ne manquaient ni les outils pour travailler le bois, ni les ferrures pour le consolider, ni l'ingéniosité d'un homme qui s'entendait merveilleusement à ces travaux, ni enfin le zèle de ses compagnons, qui, depuis sept mois, avaient nécessairement acquis une grande habileté de main.
Et il faut le dire, Gédéon Spilett n'était pas le plus maladroit et luttait d'adresse avec le marin lui-même, «qui n'aurait jamais tant attendu d'un simple journaliste!»
La construction du pont de la Mercy dura trois semaines, qui furent très sérieusement occupées. On déjeunait sur le lieu même des travaux, et, le temps étant magnifique alors, on ne rentrait que pour souper à Granite-House.
Pendant cette période, on put constater que maître Jup s'acclimatait aisément et se familiarisait avec ses nouveaux maîtres, qu'il regardait toujours d'un œil extrêmement curieux. Cependant, par mesure de précaution, Pencroff ne lui laissait pas encore liberté complète de ses mouvements, voulant attendre, avec raison, que les limites du plateau eussent été rendues infranchissables par suite des travaux projetés. Top et Jup étaient au mieux et jouaient volontiers ensemble, mais Jup faisait tout gravement.
Le 20 novembre, le pont fut terminé. Sa partie mobile, équilibrée par des contre-poids, basculait aisément, et il ne fallait qu'un léger effort pour la relever; entre sa charnière et la dernière traverse sur laquelle elle venait s'appuyer, quand on la refermait, il existait un intervalle de vingt pieds, qui était suffisamment large pour que les animaux ne pussent le franchir.
Il fut alors question d'aller chercher l'enveloppe de l'aérostat, que les colons avaient hâte de mettre en complète sûreté; mais pour la transporter, il y avait nécessité de conduire un chariot jusqu'au port Ballon, et, par conséquent, nécessité de frayer une route à travers les épais massifs du Far-West. Cela exigeait un certain temps. Aussi Nab et Pencroff poussèrent-ils d'abord une reconnaissance jusqu'au port, et comme ils constatèrent que le «stock de toile» ne souffrait aucunement dans la grotte où il avait été emmagasiné, il fut décidé que les travaux relatifs au plateau de Grande-vue seraient poursuivis sans discontinuer.
«Cela, fit observer Pencroff, nous permettra d'établir notre basse-cour dans des conditions meilleures, puisque nous n'aurons à craindre ni la visite des renards, ni l'agression d'autres bêtes nuisibles.
— Sans compter, ajouta Nab, que nous pourrons défricher le plateau, y transplanter les plantes sauvages...
— Et préparer notre second champ de blé!» s'écria le marin d'un air triomphant.
C'est qu'en effet le premier champ de blé, ensemencé uniquement d'un seul grain, avait admirablement prospéré, grâce aux soins de Pencroff. Il avait produit les dix épis annoncés par l'ingénieur, et, chaque épi portant quatre-vingts grains, la colonie se trouvait à la tête de huit cents grains, — en six mois, — ce qui promettait une double récolte chaque année.
Ces huit cents grains, moins une cinquantaine, qui furent réservés par prudence, devaient donc être semés dans un nouveau champ, et avec non moins de soin que le grain unique.
Le champ fut préparé, puis entouré d'une forte palissade, haute et aiguë, que les quadrupèdes eussent très difficilement franchie. Quant aux oiseaux, des tourniquets criards et des mannequins effrayants, dus à l'imagination fantasque de Pencroff, suffirent à les écarter. Les sept cent cinquante grains furent alors déposés dans de petits sillons bien réguliers, et la nature dut faire le reste.
Le 21 novembre, Cyrus Smith commença à dessiner le fossé qui devait fermer le plateau à l'ouest, depuis l'angle sud du lac Grant jusqu'au coude de la Mercy. Il y avait là deux à trois pieds de terre végétale, et, au-dessous, le granit. Il fallut donc fabriquer à nouveau de la nitro-glycérine, et la nitro-glycérine fit son effet accoutumé. En moins de quinze jours, un fossé large de douze pieds, profond de six, fut creusé dans le dur sol du plateau. Une nouvelle saignée fut, par le même moyen, pratiquée à la lisière rocheuse du lac, et les eaux se précipitèrent dans ce nouveau lit, en formant un petit cours d'eau auquel on donna le nom de «Creek-Glycérine» et qui devint un affluent de la Mercy. Ainsi que l'avait annoncé l'ingénieur, le niveau du lac baissa, mais d'une façon presque insensible. Enfin, pour compléter la clôture, le lit du ruisseau de la grève fut considérablement élargi, et on maintint les sables au moyen d'une double palissade.
Avec la première quinzaine de décembre, ces travaux furent définitivement achevés, et le plateau de Grande-vue, c'est-à-dire une sorte de pentagone irrégulier ayant un périmètre de quatre milles environ, entouré d'une ceinture liquide, fut absolument à l'abri de toute agression.
Pendant ce mois de décembre, la chaleur fut très forte. Cependant les colons ne voulurent point suspendre l'exécution de leurs projets, et, comme il devenait urgent d'organiser la basse-cour, on procéda à son organisation.
Inutile de dire que, depuis la fermeture complète du plateau, maître Jup avait été mis en liberté. Il ne quittait plus ses maîtres et ne manifestait aucune envie de s'échapper. C'était un animal doux, très vigoureux pourtant, et d'une agilité surprenante. Ah! quand il s'agissait d'escalader l'échelle de Granite-House, nul n'eût pu rivaliser avec lui. On l'employait déjà à quelques travaux: il traînait des charges de bois et charriait les pierres qui avaient été extraites du lit du Creek-Glycérine.
«Ce n'est pas encore un maçon, mais c'est déjà un singe!» disait plaisamment Harbert, en faisant allusion à ce surnom de «singe» que les maçons donnent à leurs apprentis. Et si jamais nom fut justifié, c'était bien celui-là!
La basse-cour occupa une aire de deux cents yards carrés, qui fut choisie sur la rive sud-est du lac.
On l'entoura d'une palissade, et on construisit différents abris pour les animaux qui devaient la peupler. C'étaient des cahutes de branchages, divisées en compartiments, qui n'attendirent bientôt plus que leurs hôtes.
Les premiers furent le couple de tinamous, qui ne tardèrent pas à donner de nombreux petits. Ils eurent pour compagnons une demi-douzaine de canards, habitués des bords du lac. Quelques-uns appartenaient à cette espèce chinoise, dont les ailes s'ouvrent en éventail, et qui, par l'éclat et la vivacité de leur plumage, rivalisent avec les faisans dorés. Quelques jours après, Harbert s'empara d'un couple de gallinacés à queue arrondie et faite de longues pennes, de magnifiques «alectors», qui ne tardèrent pas à s'apprivoiser. Quant aux pélicans, aux martins-pêcheurs, aux poules d'eau, ils vinrent d'eux-mêmes au rivage de la basse-cour, et tout ce petit monde, après quelques disputes, roucoulant, piaillant, gloussant, finit par s'entendre, et s'accrut dans une proportion rassurante pour l'alimentation future de la colonie.
Cyrus Smith, voulant aussi compléter son œuvre, établit un pigeonnier dans un angle de la basse-cour.
On y logea une douzaine de ces pigeons qui fréquentaient les hauts rocs du plateau. Ces oiseaux s'habituèrent aisément à rentrer chaque soir à leur nouvelle demeure, et montrèrent plus de propension à se domestiquer que les ramiers leurs congénères, qui, d'ailleurs, ne se reproduisent qu'à l'état sauvage. Enfin, le moment était venu d'utiliser, pour la confection du linge, l'enveloppe de l'aérostat, car, quant à la garder sous cette forme et à se risquer dans un ballon à air chaud pour quitter l'île, au-dessus d'une mer pour ainsi dire sans limites, ce n'eût été admissible que pour des gens qui auraient manqué de tout, et Cyrus Smith, esprit pratique, n'y pouvait songer.
Il s'agissait donc de rapporter l'enveloppe à Granite-House, et les colons s'occupèrent de rendre leur lourd chariot plus maniable et plus léger. Mais si le véhicule ne manquait pas, le moteur était encore à trouver! N'existait-il donc pas dans l'île quelque ruminant d'espèce indigène qui pût remplacer cheval, âne, bœuf ou vache? C'était la question.
«En vérité, disait Pencroff, une bête de trait nous serait fort utile, en attendant que M Cyrus voulût bien construire un chariot à vapeur, ou même une locomotive, car certainement, un jour, nous aurons un chemin de fer de Granite-House au port Ballon, avec embranchement sur le mont Franklin!»
Et l'honnête marin, en parlant ainsi, croyait ce qu'il disait! Oh! Imagination, quand la foi s'en mêle!
Mais, pour ne rien exagérer, un simple quadrupède attelable eût bien fait l'affaire de Pencroff, et comme la providence avait un faible pour lui, elle ne le fit pas languir. Un jour, le 23 décembre, on entendit à la fois Nab crier et Top aboyer à qui mieux mieux. Les colons, occupés aux Cheminées, accoururent aussitôt, craignant quelque fâcheux incident. Que virent-ils? Deux beaux animaux de grande taille, qui s'étaient imprudemment aventurés sur le plateau, dont les ponceaux n'avaient pas été fermés. On eût dit deux chevaux, ou tout au moins deux ânes, mâle et femelle, formes fines, pelage isabelle, jambes et queue blanches, zébrés de raies noires sur la tête, le cou et le tronc. Ils s'avançaient tranquillement, sans marquer aucune inquiétude, et ils regardaient d'un œil vif ces hommes, dans lesquels ils ne pouvaient encore reconnaître des maîtres.
«Ce sont des onaggas! s'écria Harbert, des quadrupèdes qui tiennent le milieu entre le zèbre et le couagga!
— Pourquoi pas des ânes? demanda Nab.
— Parce qu'ils n'ont point les oreilles longues et que leurs formes sont plus gracieuses!
— Ânes ou chevaux, riposta Pencroff, ce sont des «moteurs», comme dirait M Smith, et, comme tels, bons à capturer!»
Le marin, sans effrayer les deux animaux, se glissant entre les herbes jusqu'au ponceau du Creek-Glycérine, le fit basculer, et les onaggas furent prisonniers.
Maintenant, s'emparerait-on d'eux par la violence et les soumettrait-on à une domestication forcée? Non.
Il fut décidé que, pendant quelques jours, on les laisserait aller et venir librement sur le plateau, où l'herbe était abondante, et immédiatement l'ingénieur fit construire près de la basse-cour une écurie, dans laquelle les onaggas devaient trouver, avec une bonne litière, un refuge pendant la nuit.
Ainsi donc, ce couple magnifique fut laissé entièrement libre de ses mouvements, et les colons évitèrent même de l'effrayer en s'approchant.
Plusieurs fois, cependant, les onaggas parurent éprouver le besoin de quitter ce plateau, trop restreint pour eux, habitués aux larges espaces et aux forêts profondes. On les voyait, alors, suivre la ceinture d'eau qui leur opposait une infranchissable barrière, jeter quelques braiments aigus, puis galoper à travers les herbes, et, le calme revenu, ils restaient des heures entières à considérer ces grands bois qui leur étaient fermés sans retour!
Cependant, des harnais et des traits en fibres végétales avaient été confectionnés, et quelques jours après la capture des onaggas, non seulement le chariot était prêt à être attelé, mais une route droite, ou plutôt une coupée avait été faite à travers la forêt du Far-West, depuis le coude de la Mercy jusqu'au port Ballon. On pouvait donc y conduire le chariot, et ce fut vers la fin de décembre qu'on essaya pour la première fois les onaggas.
Pencroff avait déjà assez amadoué ces animaux pour qu'ils vinssent lui manger dans la main, et ils se laissaient approcher sans difficulté, mais, une fois attelés, ils se cabrèrent, et on eut grand'peine à les contenir. Cependant ils ne devaient pas tarder à se plier à ce nouveau service, car l'onagga, moins rebelle que le zèbre, s'attelle fréquemment dans les parties montagneuses de l'Afrique australe, et on a même pu l'acclimater en Europe sous des zones relativement froides.
Ce jour-là, toute la colonie, sauf Pencroff, qui marchait à la tête de ses bêtes, monta dans le chariot et prit la route du port Ballon. Si l'on fut cahoté sur cette route à peine ébauchée, cela va sans dire; mais le véhicule arriva sans encombre, et, le jour même, on put y charger l'enveloppe et les divers agrès de l'aérostat.
À huit heures du soir, le chariot, après avoir repassé le pont de la Mercy, redescendait la rive gauche de la rivière et s'arrêtait sur la grève. Les onaggas étaient dételés, puis ramenés à leur écurie, et Pencroff, avant de s'endormir, poussait un soupir de satisfaction qui fit bruyamment retentir les échos de Granite-House.
CHAPITRE VIII
La première semaine de janvier fut consacrée à la confection du linge nécessaire à la colonie. Les aiguilles trouvées dans la caisse fonctionnèrent entre des doigts vigoureux, sinon délicats, et on peut affirmer que ce qui fut cousu le fut solidement.
Le fil ne manqua pas, grâce à l'idée qu'eut Cyrus Smith de réemployer celui qui avait déjà servi à la couture des bandes de l'aérostat. Ces longues bandes furent décousues avec une patience admirable par Gédéon Spilett et Harbert, car Pencroff avait dû renoncer à ce travail, qui l'agaçait outre mesure; mais quand il se fut agi de coudre, il n'eut pas son égal. Personne n'ignore, en effet, que les marins ont une aptitude remarquable pour le métier de couturière.
Les toiles qui composaient l'enveloppe de l'aérostat furent ensuite dégraissées au moyen de soude et de potasse obtenues par incinération de plantes, de telle sorte que le coton, débarrassé du vernis, reprit sa souplesse et son élasticité naturelles; puis, soumis à l'action décolorante de l'atmosphère, il acquit une blancheur parfaite. Quelques douzaines de chemises et de chaussettes — celles-ci non tricotées, bien entendu, mais faites de toiles cousues — furent ainsi préparées. Quelle jouissance ce fut pour les colons de revêtir enfin du linge blanc — linge très rude sans doute, mais ils n'en étaient pas à s'inquiéter de si peu — et de se coucher entre des draps, qui firent des couchettes de Granite-House des lits tout à fait sérieux.
Ce fut aussi vers cette époque que l'on confectionna des chaussures en cuir de phoque, qui vinrent remplacer à propos les souliers et les bottes apportés d'Amérique. On peut affirmer que ces nouvelles chaussures furent larges et longues et ne gênèrent jamais le pied des marcheurs!
Avec le début de l'année 1866, les chaleurs furent persistantes, mais la chasse sous bois ne chôma point. Agoutis, pécaris, cabiais, kangourous, gibiers de poil et de plume fourmillaient véritablement, et Gédéon Spilett et Harbert étaient trop bons tireurs pour perdre désormais un seul coup de fusil.
Cyrus Smith leur recommandait toujours de ménager les munitions, et il prit des mesures pour remplacer la poudre et le plomb qui avaient été trouvés dans la caisse, et qu'il voulait réserver pour l'avenir.
Savait-il, en effet, où le hasard pourrait jeter un jour, lui et les siens, dans le cas où ils quitteraient leur domaine? Il fallait donc parer à toutes les nécessités de l'inconnu, et ménager les munitions, en leur substituant d'autres substances aisément renouvelables.
Pour remplacer le plomb, dont Cyrus Smith n'avait rencontré aucune trace dans l'île, il employa sans trop de désavantage de la grenaille de fer, qui était facile à fabriquer. Ces grains n'ayant pas la pesanteur des grains de plomb, il dut les faire plus gros, et chaque charge en contint moins, mais l'adresse des chasseurs suppléa à ce défaut. Quant à la poudre, Cyrus Smith aurait pu en faire, car il avait à sa disposition du salpêtre, du soufre et du charbon; mais cette préparation demande des soins extrêmes, et, sans un outillage spécial, il est difficile de la produire en bonne qualité.
Cyrus Smith préféra donc fabriquer du pyroxyle, c'est-à-dire du fulmi-coton, substance dans laquelle le coton n'est pas indispensable, car il n'y entre que comme cellulose. Or, la cellulose n'est autre chose que le tissu élémentaire des végétaux, et elle se trouve à peu près à l'état de pureté, non seulement dans le coton, mais dans les fibres textiles du chanvre et du lin, dans le papier, le vieux linge, la moelle de sureau, etc. Or, précisément, les sureaux abondaient dans l'île, vers l'embouchure du Creek-Rouge, et les colons employaient déjà en guise de café les baies de ces arbrisseaux, qui appartiennent à la famille des caprifoliacées.
Ainsi donc, cette moelle de sureau, c'est-à-dire la cellulose, il suffisait de la récolter, et, quant à l'autre substance nécessaire à la fabrication du pyroxyle, ce n'était que de l'acide azotique fumant.
Or, Cyrus Smith, ayant de l'acide sulfurique à sa disposition, avait déjà pu facilement produire de l'acide azotique, en attaquant le salpêtre que lui fournissait la nature.
Il résolut donc de fabriquer et d'employer du pyroxyle, tout en lui reconnaissant d'assez graves inconvénients, c'est-à-dire une grande inégalité d'effet, une excessive inflammabilité, puisqu'il s'enflamme à cent soixante-dix degrés au lieu de deux cent quarante, et enfin une déflagration trop instantanée qui peut dégrader les armes à feu. En revanche, les avantages du pyroxyle consistaient en ceci, qu'il ne s'altérait pas par l'humidité, qu'il n'encrassait pas le canon des fusils, et que sa force propulsive était quadruple de celle de la poudre ordinaire.
Pour faire le pyroxyle, il suffit de plonger pendant un quart d'heure de la cellulose dans de l'acide azotique fumant, puis de laver à grande eau et de faire sécher. On le voit, rien n'est plus simple.
Cyrus Smith n'avait à sa disposition que de l'acide azotique ordinaire, et non de l'acide azotique fumant ou monohydraté, c'est-à-dire de l'acide qui émet des vapeurs blanchâtres au contact de l'air humide; mais en substituant à ce dernier de l'acide azotique ordinaire, mélangé dans la proportion de trois volumes à cinq volumes d'acide sulfurique concentré, l'ingénieur devait obtenir le même résultat, et il l'obtint. Les chasseurs de l'île eurent donc bientôt à leur disposition une substance parfaitement préparée, et qui, employée avec discrétion, donna d'excellents résultats.
Vers cette époque, les colons défrichèrent trois acres du plateau de Grande-vue, et le reste fut conservé à l'état de prairies pour l'entretien des onaggas. Plusieurs excursions furent faites dans les forêts du Jacamar et du Far-West, et l'on rapporta une véritable récolte de végétaux sauvages, épinards, cresson, raifort, raves, qu'une culture intelligente devait bientôt modifier, et qui allaient tempérer le régime d'alimentation azotée auquel avaient été jusque-là soumis les colons de l'île Lincoln. On véhicula également de notables quantités de bois et de charbon. Chaque excursion était, en même temps, un moyen d'améliorer les routes, dont la chaussée se tassait peu à peu sous les roues du chariot.
La garenne fournissait toujours son contingent de lapins aux offices de Granite-House. Comme elle était située un peu au dehors du point où s'annonçait le Creek-Glycérine, ses hôtes ne pouvaient pénétrer sur le plateau réservé, ni ravager, par conséquent, les plantations nouvellement faites. Quant à l'huîtrière, disposée au milieu des rocs de la plage et dont les produits étaient fréquemment renouvelés, elle donnait quotidiennement d'excellents mollusques. En outre, la pêche, soit dans les eaux du lac, soit dans le courant de la Mercy, ne tarda pas à être fructueuse, car Pencroff avait installé des lignes de fond, armées d'hameçons de fer, auxquels se prenaient fréquemment de belles truites et certains poissons, extrêmement savoureux, dont les flancs argentés étaient semés de petites taches jaunâtres. Aussi maître Nab, chargé des soins culinaires, pouvait-il varier agréablement le menu de chaque repas. Seul, le pain manquait encore à la table des colons, et, on l'a dit, c'était une privation à laquelle ils étaient vraiment sensibles.
On fit aussi, vers cette époque, la chasse aux tortues marines, qui fréquentaient les plages du cap Mandibule. En cet endroit, la grève était hérissée de petites boursouflures, renfermant des œufs parfaitement sphériques, à coque blanche et dure, et dont l'albumine a la propriété de ne point se coaguler comme celle des œufs d'oiseaux. C'était le soleil qui se chargeait de les faire éclore, et leur nombre était naturellement très considérable, puisque chaque tortue peut en pondre annuellement jusqu'à deux cent cinquante.
«Un véritable champ d'œufs, fit observer Gédéon Spilett, et il n'y a qu'à les récolter.»
Mais on ne se contenta pas des produits, on fit aussi la chasse aux producteurs, chasse qui permit de rapporter à Granite-House une douzaine de ces chéloniens, véritablement très estimables au point de vue alimentaire. Le bouillon de tortue, relevé d'herbes aromatiques et agrémenté de quelques crucifères, attira souvent des éloges mérités à maître Nab, son préparateur.
Il faut encore citer ici une circonstance heureuse, qui permit de faire de nouvelles réserves pour l'hiver. Des saumons vinrent par bandes s'aventurer dans la Mercy et en remontèrent le cours pendant plusieurs milles. C'était l'époque à laquelle les femelles, allant rechercher des endroits convenables pour frayer, précédaient les mâles et faisaient grand bruit à travers les eaux douces. Un millier de ces poissons, qui mesuraient jusqu'à deux pieds et demi de longueur, s'engouffra ainsi dans la rivière, et il suffit d'établir quelques barrages pour en retenir une grande quantité. On en prit ainsi plusieurs centaines, qui furent salés et mis en réserve pour le temps où l'hiver, glaçant les cours d'eau, rendrait toute pêche impraticable.
Ce fut à cette époque que le très intelligent Jup fut élevé aux fonctions de valet de chambre. Il avait été vêtu d'une jaquette, d'une culotte courte en toile blanche et d'un tablier dont les poches faisaient son bonheur, car il y fourrait ses mains et ne souffrait pas qu'on vînt y fouiller. L'adroit orang avait été merveilleusement stylé par Nab, et on eût dit que le nègre et le singe se comprenaient quand ils causaient ensemble. Jup avait, d'ailleurs, pour Nab une sympathie réelle, et Nab la lui rendait. À moins qu'on n'eût besoin de ses services, soit pour charrier du bois, soit pour grimper à la cime de quelque arbre, Jup passait la plus grande partie de son temps à la cuisine et cherchait à imiter Nab en tout ce qu'il lui voyait faire. Le maître montrait, d'ailleurs, une patience et même un zèle extrême à instruire son élève, et l'élève déployait une intelligence remarquable à profiter des leçons que lui donnait son maître.
Qu'on juge donc de la satisfaction que procura un jour maître Jup aux convives de Granite-House, quand, la serviette sur le bras, il vint, sans qu'ils en eussent été prévenus, les servir à table. Adroit, attentif, il s'acquitta de son service avec une adresse parfaite, changeant les assiettes, apportant les plats, versant à boire, le tout avec un sérieux qui amusa au dernier point les colons et dont s'enthousiasma Pencroff.
«Jup, du potage!
— Jup, un peu d'agouti!
— Jup, une assiette!
— Jup! Brave Jup! Honnête Jup!»
On n'entendait que cela, et Jup, sans se déconcerter jamais, répondait à tout, veillait à tout, et il hocha sa tête intelligente, quand Pencroff, refaisant sa plaisanterie du premier jour, lui dit:
«Décidément, Jup, il faudra vous doubler vos gages!»
Inutile de dire que l'orang était alors absolument acclimaté à Granite-House, et qu'il accompagnait souvent ses maîtres dans la forêt, sans jamais manifester aucune envie de s'enfuir. Il fallait le voir, alors, marcher de la façon la plus amusante, avec une canne que Pencroff lui avait faite et qu'il portait sur son épaule comme un fusil! Si l'on avait besoin de cueillir quelque fruit à la cime d'un arbre, qu'il était vite en haut! Si la roue du chariot venait à s'embourber, avec quelle vigueur Jup, d'un seul coup d'épaule, la remettait en bon chemin!
«Quel gaillard! s'écriait souvent Pencroff. S'il était aussi méchant qu'il est bon, il n'y aurait pas moyen d'en venir à bout!»
Ce fut vers la fin de janvier que les colons entreprirent de grands travaux dans la partie centrale de l'île. Il avait été décidé que, vers les sources du Creek-Rouge, au pied du mont Franklin, serait fondé un corral, destiné à contenir les ruminants, dont la présence eût été gênante à Granite-House, et plus particulièrement ces mouflons, qui devaient fournir la laine destinée à la confection des vêtements d'hiver.
Chaque matin, la colonie, quelquefois tout entière, le plus souvent représentée seulement par Cyrus Smith, Harbert et Pencroff, se rendait aux sources du creek, et, les onaggas aidant, ce n'était plus qu'une promenade de cinq milles, sous un dôme de verdure, par cette route nouvellement tracée, qui prit le nom de «route du Corral.»
Là, un vaste emplacement avait été choisi, au revers même de la croupe méridionale de la montagne. C'était une prairie, plantée de bouquets d'arbres, située au pied même d'un contrefort qui la fermait sur un côté. Un petit rio, né sur ses pentes, après l'avoir arrosée diagonalement, allait se perdre dans le Creek-Rouge. L'herbe était fraîche, et les arbres qui croissaient çà et là permettaient à l'air de circuler librement à sa surface. Il suffisait donc d'entourer ladite prairie d'une palissade disposée circulairement, qui viendrait s'appuyer à chaque extrémité sur le contrefort, et assez élevée pour que des animaux, même les plus agiles, ne pussent la franchir. Cette enceinte pourrait contenir, en même temps qu'une centaine d'animaux à cornes, mouflons ou chèvres sauvages, les petits qui viendraient à naître par la suite.
Le périmètre du corral fut donc tracé par l'ingénieur, et on dut procéder à l'abattage des arbres nécessaires à la construction de la palissade; mais, comme le percement de la route avait déjà nécessité le sacrifice d'un certain nombre de troncs, on les charria, et ils fournirent une centaine de pieux, qui furent solidement implantés dans le sol.
À la partie antérieure de la palissade, une entrée assez large fut ménagée et fermée par une porte à deux battants faits de forts madriers, que devaient consolider des barres extérieures.
La construction de ce corral ne demanda pas moins de trois semaines, car, outre les travaux de palissade, Cyrus Smith éleva de vastes hangars en planches, sous lesquels les ruminants pourraient se réfugier.
D'ailleurs, il avait été nécessaire d'établir ces constructions avec une extrême solidité, car les mouflons sont de robustes animaux, et leurs premières violences étaient à craindre. Les pieux, pointus à leur extrémité supérieure, qui fut durcie au feu, avaient été rendus solidaires au moyen de traverses boulonnées, et, de distance en distance, des étais assuraient la solidité de l'ensemble.
Le corral terminé, il s'agissait d'opérer une grande battue au pied du mont Franklin, au milieu des pâturages fréquentés par les ruminants. Cette opération se fit le 7 février, par une belle journée d'été, et tout le monde y prit part. Les deux onaggas, assez bien dressés déjà et montés par Gédéon Spilett et Harbert, rendirent de grands services dans cette circonstance.
La manœuvre consistait uniquement à rabattre les mouflons et les chèvres, en resserrant peu à peu le cercle de battue autour d'eux. Aussi Cyrus Smith, Pencroff, Nab, Jup se postèrent-ils en divers points du bois, tandis que les deux cavaliers et Top galopaient dans un rayon d'un demi-mille autour du corral.
Les mouflons étaient nombreux dans cette portion de l'île. Ces beaux animaux, grands comme des daims, les cornes plus fortes que celles du bélier, la toison grisâtre et mêlée de longs poils, ressemblaient à des argalis.
Elle fut fatigante, cette journée de chasse! que d'allées et venues, que de courses et contre-courses, que de cris proférés! Sur une centaine de mouflons qui furent rabattus, plus des deux tiers échappèrent aux rabatteurs; mais, en fin de compte, une trentaine de ces ruminants et une dizaine de chèvres sauvages, peu à peu repoussés vers le corral, dont la porte ouverte semblait leur offrir une issue, s'y jetèrent et purent être emprisonnés. En somme, le résultat fut satisfaisant, et les colons n'eurent pas à se plaindre. La plupart de ces mouflons étaient des femelles, dont quelques-unes ne devaient pas tarder à mettre bas. Il était donc certain que le troupeau prospérerait, et que non seulement la laine, mais aussi les peaux abonderaient dans un temps peu éloigné.
Ce soir-là, les chasseurs revinrent exténués à Granite-House. Cependant, le lendemain, ils n'en retournèrent pas moins visiter le corral. Les prisonniers avaient bien essayé de renverser la palissade, mais ils n'y avaient point réussi, et ils ne tardèrent pas à se tenir plus tranquilles.
Pendant ce mois de février, il ne se passa aucun événement de quelque importance. Les travaux quotidiens se poursuivirent avec méthode, et, en même temps qu'on améliorait les routes du corral et du port Ballon, une troisième fut commencée, qui, partant de l'enclos, se dirigea vers la côte occidentale. La portion encore inconnue de l'île Lincoln était toujours celle de ces grands bois qui couvraient la presqu'île Serpentine, où se réfugiaient les fauves, dont Gédéon Spilett comptait bien purger son domaine.
Avant que la froide saison reparût, les soins les plus assidus furent donnés également à la culture des plantes sauvages qui avaient été transplantées de la forêt sur le plateau de Grande-vue. Harbert ne revenait guère d'une excursion sans rapporter quelques végétaux utiles. Un jour, c'étaient des échantillons de la tribu des chicoracées, dont la graine même pouvait fournir par la pression une huile excellente; un autre, c'était une oseille commune, dont les propriétés anti-scorbutiques n'étaient point à dédaigner; puis, quelques-uns de ces précieux tubercules qui ont été cultivés de tout temps dans l'Amérique méridionale, ces pommes de terre, dont on compte aujourd'hui plus de deux cents espèces. Le potager, maintenant bien entretenu, bien arrosé, bien défendu contre les oiseaux, était divisé en petits carrés, où poussaient laitues, vitelottes, oseille, raves, raifort et autres crucifères. La terre, sur ce plateau, était prodigieusement féconde, et l'on pouvait espérer que les récoltes y seraient abondantes.
Les boissons variées ne manquaient pas non plus, et, à la condition de ne pas exiger de vin, les plus difficiles ne devaient pas se plaindre. Au thé d'Oswego fourni par les monardes didymes, et à la liqueur fermentée extraite des racines du dragonnier, Cyrus Smith avait ajouté une véritable bière; il la fabriqua avec les jeunes pousses de «l'abies nigra», qui, après avoir bouilli et fermenté, donnèrent cette boisson agréable et particulièrement hygiénique que les anglo-américains nomment «spring-berr», c'est-à-dire bière de sapin.
Vers la fin de l'été, la basse-cour possédait un beau couple d'outardes, qui appartenaient à l'espèce «houbara», caractérisée par une sorte de mantelet de plumes, une douzaine de souchets, dont la mandibule supérieure était prolongée de chaque côté par un appendice membraneux, et de magnifiques coqs, noirs de crête, de caroncule et d'épiderme, semblables aux coqs de Mozambique, qui se pavanaient sur la rive du lac.
Ainsi donc, tout réussissait, grâce à l'activité de ces hommes courageux et intelligents. La providence faisait beaucoup pour eux, sans doute; mais, fidèles au grand précepte, ils s'aidaient d'abord, et le ciel leur venait ensuite en aide.
Après ces chaudes journées d'été, le soir, quand les travaux étaient terminés, au moment où se levait la brise de mer, ils aimaient à s'asseoir sur la lisière du plateau de Grande-vue, sous une sorte de véranda couverte de plantes grimpantes, que Nab avait élevée de ses propres mains. Là, ils causaient, ils s'instruisaient les uns les autres, ils faisaient des plans, et la grosse bonne humeur du marin réjouissait incessamment ce petit monde, dans lequel la plus parfaite harmonie n'avait jamais cessé de régner.
On parlait aussi du pays, de la chère et grande Amérique. Où en était cette guerre de sécession?
Elle n'avait évidemment pu se prolonger! Richmond était promptement tombée, sans doute, aux mains du général Grant! La prise de la capitale des confédérés avait dû être le dernier acte de cette funeste lutte! Maintenant, le nord avait triomphé pour la bonne cause. Ah! Qu'un journal eût été le bienvenu pour les exilés de l'île Lincoln! Voilà onze mois que toute communication entre eux et le reste des humains avait été interrompue, et, avant peu, le 24 mars, arrivait l'anniversaire de ce jour où le ballon les jeta sur cette côte inconnue! Ils n'étaient alors que des naufragés, ne sachant pas même s'ils pourraient disputer aux éléments leur misérable vie! Et maintenant, grâce au savoir de leur chef, grâce à leur propre intelligence, c'étaient de véritables colons, munis d'armes, d'outils, d'instruments, qui avaient su transformer à leur profit les animaux, les plantes et les minéraux de l'île, c'est-à-dire les trois règnes de la nature!
Oui! Ils causaient souvent de toutes ces choses et formaient encore bien des projets d'avenir!
Quant à Cyrus Smith, la plupart du temps silencieux, il écoutait ses compagnons plus souvent qu'il ne parlait. Parfois, il souriait à quelque réflexion d'Harbert, à quelque boutade de Pencroff, mais, toujours et partout, il songeait à ces faits inexplicables, à cette étrange énigme dont le secret lui échappait encore!
CHAPITRE IX
Le temps changea pendant la première semaine de mars.
Il y avait eu pleine lune au commencement du mois, et les chaleurs étaient toujours excessives. On sentait que l'atmosphère était imprégnée d'électricité, et une période plus ou moins longue de temps orageux était réellement à craindre. En effet, le 2, le tonnerre gronda avec une extrême violence. Le vent soufflait de l'est, et la grêle attaqua directement la façade de Granite-House, en crépitant comme une volée de mitraille. Il fallut fermer hermétiquement la porte et les volets des fenêtres, sans quoi tout eût été inondé à l'intérieur des chambres. En voyant tomber ces grêlons, dont quelques-uns avaient la grosseur d'un œuf de pigeon, Pencroff n'eut qu'une idée: c'est que son champ de blé courait les dangers les plus sérieux.
Et aussitôt il courut à son champ, où les épis commençaient déjà à lever leur petite tête verte, et, au moyen d'une grosse toile, il parvint à protéger sa récolte. Il fut lapidé à sa place, mais il ne s'en plaignit pas.
Ce mauvais temps dura huit jours, pendant lesquels le tonnerre ne cessa de rouler dans les profondeurs du ciel. Entre deux orages, on l'entendait encore gronder sourdement hors des limites de l'horizon; puis, il reprenait avec une nouvelle fureur. Le ciel était zébré d'éclairs, et la foudre frappa plusieurs arbres de l'île, entre autres un énorme pin qui s'élevait près du lac, à la lisière de la forêt. Deux ou trois fois aussi, la grève fut atteinte par le fluide électrique, qui fondit le sable et le vitrifia. En retrouvant ces fulgurites, l'ingénieur fut amené à croire qu'il serait possible de garnir les fenêtres de vitres épaisses et solides, qui pussent défier le vent, la pluie et la grêle.
Les colons, n'ayant pas de travaux pressés à faire au dehors, profitèrent du mauvais temps pour travailler à l'intérieur de Granite-House, dont l'aménagement se perfectionnait et se complétait de jour en jour. L'ingénieur installa un tour, qui lui permit de tourner quelques ustensiles de toilette ou de cuisine, et particulièrement des boutons, dont le défaut se faisait vivement sentir. Un râtelier avait été installé pour les armes, qui étaient entretenues avec un soin extrême, et ni les étagères, ni les armoires ne laissaient à désirer. On sciait, on rabotait, on limait, on tournait, et pendant toute cette période de mauvais temps on n'entendait que le grincement des outils ou les ronflements du tour, qui répondaient aux grondements du tonnerre.
Maître Jup n'avait point été oublié, et il occupait une chambre à part, près du magasin général, sorte de cabine avec cadre toujours rempli de bonne litière, qui lui convenait parfaitement.
«Avec ce brave Jup, jamais de récrimination, répétait souvent Pencroff, jamais de réponse inconvenante! quel domestique, Nab, quel domestique!
— Mon élève, répondait Nab, et bientôt mon égal!
— Ton supérieur, ripostait en riant le marin, car enfin toi, Nab, tu parles, et lui, ne parle pas!»
Il va sans dire que Jup était maintenant au courant du service. Il battait les habits, il tournait la broche, il balayait les chambres, il servait à table, il rangeait le bois, et — détail qui enchantait Pencroff — il ne se couchait jamais sans être venu border le digne marin dans son lit.
Quant à la santé des membres de la colonie, bipèdes ou bimanes, quadrumanes ou quadrupèdes, elle ne laissait rien à désirer. Avec cette vie au grand air, sur ce sol salubre, sous cette zone tempérée, travaillant de la tête et de la main, ils ne pouvaient croire que la maladie dût jamais les atteindre.
Tous se portaient merveilleusement bien, en effet.
Harbert avait déjà grandi de deux pouces depuis un an. Sa figure se formait et devenait plus mâle, et il promettait d'être un homme aussi accompli au physique qu'au moral. D'ailleurs, il profitait pour s'instruire de tous les loisirs que lui laissaient les occupations manuelles, il lisait les quelques livres trouvés dans la caisse, et, après les leçons pratiques qui ressortaient de la nécessité même de sa position, il trouvait dans l'ingénieur pour les sciences, dans le reporter pour les langues, des maîtres qui se plaisaient à compléter son éducation.
L'idée fixe de l'ingénieur était de transmettre au jeune garçon tout ce qu'il savait, de l'instruire par l'exemple autant que par la parole, et Harbert profitait largement des leçons de son professeur.
«Si je meurs, pensait Cyrus Smith, c'est lui qui me remplacera!»
La tempête prit fin vers le 9 mars, mais le ciel demeura couvert de nuages pendant tout ce dernier mois de l'été. L'atmosphère, violemment troublée par ces commotions électriques, ne put recouvrer sa pureté antérieure, et il y eut presque invariablement des pluies et des brouillards, sauf trois ou quatre belles journées qui favorisèrent des excursions de toutes sortes.
Vers cette époque, l'onagga femelle mit bas un petit qui appartenait au même sexe que sa mère, et qui vint à merveille. Au corral, il y eut, dans les mêmes circonstances, accroissement du troupeau de mouflons, et plusieurs agneaux bêlaient déjà sous les hangars, à la grande joie de Nab et d'Harbert, qui avaient chacun leur favori parmi les nouveaux-nés.
On tenta aussi un essai de domestication pour les pécaris, essai qui réussit pleinement. Une étable fut construite près de la basse-cour et compta bientôt plusieurs petits en train de se civiliser, c'est-à-dire de s'engraisser par les soins de Nab.
Maître Jup, chargé de leur apporter la nourriture quotidienne, eaux de vaisselle, rognures de cuisine, etc., s'acquittait consciencieusement de sa tâche. Il lui arrivait bien, parfois, de s'égayer aux dépens de ses petits pensionnaires et de leur tirer la queue, mais c'était malice et non méchanceté, car ces petites queues tortillées l'amusaient comme un jouet, et son instinct était celui d'un enfant. Un jour de ce mois de mars, Pencroff, causant avec l'ingénieur, rappela à Cyrus Smith une promesse que celui-ci n'avait pas encore eu le temps de remplir.
«Vous aviez parlé d'un appareil qui supprimerait les longues échelles de Granite-House, Monsieur Cyrus, lui dit-il. Est-ce que vous ne l'établirez pas quelque jour?
— Vous voulez parler d'une sorte d'ascenseur! répondit Cyrus Smith.
— Appelons cela un ascenseur, si vous voulez, répondit le marin. Le nom n'y fait rien, pourvu que cela nous monte sans fatigue jusqu'à notre demeure.
— Rien ne sera plus facile, Pencroff, mais est-ce bien utile?
— Certes, Monsieur Cyrus. Après nous être donné le nécessaire, pensons un peu au confortable. Pour les personnes, ce sera du luxe, si vous voulez; mais pour les choses, c'est indispensable! Ce n'est pas déjà si commode de grimper à une longue échelle, quand on est lourdement chargé!
— Eh bien, Pencroff, nous allons essayer de vous contenter, répondit Cyrus Smith.
— Mais vous n'avez pas de machine à votre disposition.
— Nous en ferons.
— Une machine à vapeur?
— Non, une machine à eau.»
Et, en effet, pour manœuvrer son appareil, une force naturelle était là à la disposition de l'ingénieur, et que celui-ci pouvait utiliser sans grande difficulté.
Pour cela, il suffisait d'augmenter le débit de la petite dérivation faite au lac qui fournissait l'eau à l'intérieur de Granite-House. L'orifice ménagé entre les pierres et les herbes, à l'extrémité supérieure du déversoir, fut donc accru, ce qui produisit au fond du couloir une forte chute, dont le trop-plein se déversa par le puits intérieur. Au-dessous de cette chute, l'ingénieur installa un cylindre à palettes qui se raccordait à l'extérieur avec une roue enroulée d'un fort câble supportant une banne. De cette façon, au moyen d'une longue corde qui tombait jusqu'au sol et qui permettait d'embrayer ou de désembrayer le moteur hydraulique, on pouvait s'élever dans la banne jusqu'à la porte de Granite-House.
Ce fut le 17 mars que l'ascenseur fonctionna pour la première fois, et à la satisfaction commune.
Dorénavant, tous les fardeaux, bois, charbons, provisions et colons eux-mêmes furent hissés par ce système si simple, qui remplaça l'échelle primitive, que personne ne songea à regretter. Top se montra particulièrement enchanté de cette amélioration, car il n'avait pas et ne pouvait avoir l'adresse de maître Jup pour gravir des échelons, et bien des fois c'était sur le dos de Nab, ou même sur celui de l'orang, qu'il avait dû faire l'ascension de Granite-House.
Vers cette époque aussi, Cyrus Smith essaya de fabriquer du verre, et il dut d'abord approprier l'ancien four à poteries à cette nouvelle destination.
Cela présentait d'assez grandes difficultés; mais après plusieurs essais infructueux, il finit par réussir à monter un atelier de verrerie, que Gédéon Spilett et Harbert, les aides naturels de l'ingénieur, ne quittèrent pas pendant quelques jours.
Quant aux substances qui entrent dans la composition du verre, ce sont uniquement du sable, de la craie et de la soude (carbonate ou sulfate). Or, le rivage fournissait le sable, la chaux fournissait la craie, les plantes marines fournissaient la soude, les pyrites fournissaient l'acide sulfurique, et le sol fournissait la houille pour chauffer le four à la température voulue. Cyrus Smith se trouvait donc dans les conditions nécessaires pour opérer.
L'outil dont la fabrication offrit le plus de difficulté fut la «canne» du verrier, tube de fer, long de cinq à six pieds, qui sert à recueillir par un de ses bouts la matière que l'on maintient à l'état de fusion. Mais au moyen d'une bande de fer, longue et mince, qui fut roulée comme un canon de fusil, Pencroff réussit à fabriquer cette canne, et elle fut bientôt en état de fonctionner.
Le 28 mars, le four fut chauffé vivement. Cent parties de sable, trente-cinq de craie, quarante de sulfate de soude, mêlées à deux ou trois parties de charbon en poudre, composèrent la substance, qui fut déposée dans les creusets en terre réfractaire. Lorsque la température élevée du four l'eut réduite à l'état liquide ou plutôt à l'état pâteux, Cyrus Smith «cueillit» avec la canne une certaine quantité de cette pâte; il la tourna et la retourna sur une plaque de métal préalablement disposée, de manière à lui donner la forme convenable pour le soufflage; puis il passa la canne à Harbert en lui disant de souffler par l'autre extrémité.
«Comme pour faire des bulles de savon? demanda le jeune garçon.
— Exactement», répondit l'ingénieur.
Et Harbert, gonflant ses joues, souffla tant et si bien dans la canne, en ayant soin de la tourner sans cesse, que son souffle dilata la masse vitreuse.
D'autres quantités de substance en fusion furent ajoutées à la première, et il en résulta bientôt une bulle qui mesurait un pied de diamètre. Alors Cyrus Smith reprit la canne des mains d'Harbert, et, lui imprimant un mouvement de pendule, il finit par allonger la bulle malléable, de manière à lui donner une forme cylindro-conique.
L'opération du soufflage avait donc donné un cylindre de verre terminé par deux calottes hémisphériques, qui furent facilement détachées au moyen d'un fer tranchant mouillé d'eau froide; puis, par le même procédé, ce cylindre fut fendu dans sa longueur, et, après avoir été rendu malléable par une seconde chauffe, il fut étendu sur une plaque et plané au moyen d'un rouleau de bois.
La première vitre était donc fabriquée, et il suffisait de recommencer cinquante fois l'opération pour avoir cinquante vitres. Aussi les fenêtres de Granite-House furent-elles bientôt garnies de plaques diaphanes, pas très blanches peut-être, mais suffisamment transparentes.
Quant à la gobeleterie, verres et bouteilles, ce ne fut qu'un jeu. On les acceptait, d'ailleurs, tels qu'ils venaient au bout de la canne. Pencroff avait demandé la faveur de «souffler» à son tour, et c'était un plaisir pour lui, mais il soufflait si fort que ses produits affectaient les formes les plus réjouissantes, qui faisaient son admiration.
Pendant une des excursions qui furent faites à cette époque, un nouvel arbre fut découvert, dont les produits vinrent encore accroître les ressources alimentaires de la colonie.
Cyrus Smith et Harbert, tout en chassant, s'étaient aventurés un jour dans la forêt du Far-West, sur la gauche de la Mercy, et, comme toujours, le jeune garçon faisait mille questions à l'ingénieur, auxquelles celui-ci répondait de grand cœur. Mais il en est de la chasse comme de toute occupation ici-bas, et quand on n'y met pas le zèle voulu, il y a bien des raisons pour ne point réussir.
Or, comme Cyrus Smith n'était pas chasseur et que, d'un autre côté, Harbert parlait chimie et physique, ce jour-là, bien des kangourous, des cabiais ou des agoutis passèrent à bonne portée, qui échappèrent pourtant au fusil du jeune garçon. Il s'ensuivit donc que, la journée étant déjà avancée, les deux chasseurs risquaient fort d'avoir fait une excursion inutile, quand Harbert, s'arrêtant et poussant un cri de joie, s'écria:
«Ah! Monsieur Cyrus, voyez-vous cet arbre?»
Et il montrait un arbuste plutôt qu'un arbre, car il ne se composait que d'une tige simple, revêtue d'une écorce squammeuse, qui portait des feuilles zébrées de petites veines parallèles.
«Et quel est cet arbre qui ressemble à un petit palmier? demanda Cyrus Smith.
— C'est un «cycas revoluta», dont j'ai le portrait dans notre dictionnaire d'histoire naturelle!
— Mais je ne vois point de fruit à cet arbuste?
— Non, Monsieur Cyrus, répondit Harbert, mais son tronc contient une farine que la nature nous fournit toute moulue.
— C'est donc l'arbre à pain?
— Oui! L'arbre à pain.
— Eh bien, mon enfant, répondit l'ingénieur, voilà une précieuse découverte, en attendant notre récolte de froment. À l'ouvrage, et fasse le ciel que tu ne te sois pas trompé!»
Harbert ne s'était pas trompé. Il brisa la tige d'un cycas, qui était composée d'un tissu glandulaire et renfermait une certaine quantité de moelle farineuse, traversée de faisceaux ligneux, séparés par des anneaux de même substance disposés concentriquement. À cette fécule se mêlait un suc mucilagineux d'une saveur désagréable, mais qu'il serait facile de chasser par la pression. Cette substance cellulaire formait une véritable farine de qualité supérieure, extrêmement nourrissante, et dont, autrefois, les lois japonaises défendaient l'exportation.
Cyrus Smith et Harbert, après avoir bien étudié la portion du Far-West où poussaient ces cycas, prirent des points de repère et revinrent à Granite-House, où ils firent connaître leur découverte.
Le lendemain, les colons allaient à la récolte, et Pencroff, de plus en plus enthousiaste de son île, disait à l'ingénieur:
«Monsieur Cyrus, croyez-vous qu'il y ait des îles à naufragés?
— Qu'entendez-vous par là, Pencroff?
— Eh bien, j'entends des îles créées spécialement pour qu'on y fasse convenablement naufrage, et sur lesquelles de pauvres diables puissent toujours se tirer d'affaire!
— Cela est possible, répondit en souriant l'ingénieur.
— Cela est certain, monsieur, répondit Pencroff, et il est non moins certain que l'île Lincoln en est une!»
On revint à Granite-House avec une ample moisson de tiges de cycas. L'ingénieur établit une presse afin d'extraire le suc mucilagineux mêlé à la fécule, et il obtint une notable quantité de farine qui, sous la main de Nab, se transforma en gâteaux et en puddings. Ce n'était pas encore le vrai pain de froment, mais on y touchait presque.
À cette époque aussi, l'onagga, les chèvres et les brebis du corral fournirent quotidiennement le lait nécessaire à la colonie. Aussi le chariot, ou plutôt une sorte de carriole légère qui l'avait remplacé, faisait-elle de fréquents voyages au corral, et quand c'était à Pencroff de faire sa tournée, il emmenait Jup et le faisait conduire, ce dont Jup, faisant claquer son fouet, s'acquittait avec son intelligence habituelle.
Tout prospérait donc, aussi bien au corral qu'à Granite-House, et véritablement les colons, si ce n'est qu'ils étaient loin de leur patrie, n'avaient point à se plaindre. Ils étaient si bien faits à cette vie, d'ailleurs, si accoutumés à cette île, qu'ils n'eussent pas quitté sans regret son sol hospitalier!
Et cependant, tant l'amour du pays tient au cœur de l'homme, si quelque bâtiment se fût inopinément présenté en vue de l'île, les colons lui auraient fait des signaux, ils l'auraient attiré, et ils seraient partis!... En attendant, ils vivaient de cette existence heureuse, et ils avaient la crainte plutôt que le désir qu'un événement quelconque vînt l'interrompre.
Mais qui pourrait se flatter d'avoir jamais fixé la fortune et d'être à l'abri de ses revers!
Quoi qu'il en soit, cette île Lincoln, que les colons habitaient déjà depuis plus d'un an, était souvent le sujet de leur conversation, et, un jour, une observation fut faite qui devait amener plus tard de graves conséquences.
C'était le 1er avril, un dimanche, le jour de pâques, que Cyrus Smith et ses compagnons avaient sanctifié par le repos et la prière. La journée avait été belle, telle que pourrait l'être une journée d'octobre dans l'hémisphère boréal.
Tous, vers le soir, après dîner, étaient réunis sous la véranda, à la lisière du plateau de Grande-vue, et ils regardaient monter la nuit sur l'horizon. Quelques tasses de cette infusion de graines de sureau, qui remplaçaient le café, avaient été servies par Nab. On causait de l'île et de sa situation isolée dans le Pacifique, quand Gédéon Spilett fut amené à dire:
«Mon cher Cyrus, est-ce que, depuis que vous possédez ce sextant trouvé dans la caisse, vous avez relevé de nouveau la position de notre île?
— Non, répondit l'ingénieur.
— Mais il serait peut-être à propos de le faire, avec cet instrument qui est plus parfait que celui que vous avez employé.
— À quoi bon? dit Pencroff. L'île est bien où elle est!
— Sans doute, reprit Gédéon Spilett, mais il a pu arriver que l'imperfection des appareils ait nui à la justesse des observations, et puisqu'il est facile d'en vérifier l'exactitude...
— Vous avez raison, mon cher Spilett, répondit l'ingénieur, et j'aurais dû faire cette vérification plus tôt, bien que, si j'ai commis quelque erreur, elle ne doive pas dépasser cinq degrés en longitude ou en latitude.
— Eh! Qui sait? Reprit le reporter, qui sait si nous ne sommes pas beaucoup plus près d'une terre habitée que nous ne le croyons?
— Nous le saurons demain, répondit Cyrus Smith, et sans tant d'occupations qui ne m'ont laissé aucun loisir, nous le saurions déjà.
— Bon! dit Pencroff, M Cyrus est un trop bon observateur pour s'être trompé, et si elle n'a pas bougé de place, l'île est bien où il l'a mise!
— Nous verrons.»
Il s'ensuivit donc que le lendemain, au moyen du sextant, l'ingénieur fit les observations nécessaires pour vérifier les coordonnées qu'il avait déjà obtenues, et voici quel fut le résultat de son opération: sa première observation lui avait donné pour la situation de l'île Lincoln: en longitude ouest: de 150 degrés à 155 degrés; en latitude sud: de 30 degrés à 35 degrés.
La seconde donna exactement: en longitude ouest: 150 degrés 30 minutes; en latitude sud: 34 degrés 57 minutes.
Ainsi donc, malgré l'imperfection de ses appareils, Cyrus Smith avait opéré avec tant d'habileté, que son erreur n'avait pas dépassé cinq degrés.
«Maintenant, dit Gédéon Spilett, puisque, en même temps qu'un sextant, nous possédons un atlas, voyons, mon cher Cyrus, la position que l'île Lincoln occupe exactement dans le Pacifique.»
Harbert alla chercher l'atlas, qui, on le sait, avait été édité en France, et dont, par conséquent, la nomenclature était en langue française.
La carte du Pacifique fut développée, et l'ingénieur, son compas à la main, s'apprêta à en déterminer la situation.
Soudain, le compas s'arrêta dans sa main, et il dit:
«Mais il existe déjà une île dans cette partie du Pacifique!
— Une île? s'écria Pencroff.
— La nôtre, sans doute? répondit Gédéon Spilett.
— Non, reprit Cyrus Smith. Cette île est située par 153 degrés de longitude et 37 degrés 11 minutes de latitude, c'est-à-dire à deux degrés et demi plus à l'ouest et deux degrés plus au sud que l'île Lincoln.
— Et quelle est cette île? demanda Harbert.
— L'île Tabor.
— Une île importante?
— Non, un îlot perdu dans le Pacifique, et qui n'a jamais été visité peut-être!
— Eh bien, nous le visiterons, dit Pencroff.
— Nous?
— Oui, Monsieur Cyrus. Nous construirons une barque pontée, et je me charge de la conduire. — À quelle distance sommes-nous de cette île Tabor?
— À cent cinquante milles environ dans le nord-est, répondit Cyrus Smith.
— Cent cinquante milles! Et qu'est cela? répondit Pencroff. En quarante-huit heures et avec un bon vent, ce sera enlevé!
— Mais à quoi bon? demanda le reporter.
— On ne sait pas. Faut voir!»
Et sur cette réponse, il fut décidé qu'une embarcation serait construite, de manière à pouvoir prendre la mer vers le mois d'octobre prochain, au retour de la belle saison.
CHAPITRE X
Lorsque Pencroff s'était mis un projet en tête, il n'avait et ne laissait pas de cesse qu'il n'eût été exécuté. Or, il voulait visiter l'île Tabor, et, comme une embarcation d'une certaine grandeur était nécessaire à cette traversée, il fallait construire ladite embarcation.
Voici le plan qui fut arrêté par l'ingénieur, d'accord avec le marin.
Le bateau mesurerait trente-cinq pieds de quille et neuf pieds de bau, — ce qui en ferait un marcheur, si ses fonds et ses lignes d'eau étaient réussis, — et ne devrait pas tirer plus de six pieds, calant d'eau suffisant pour le maintenir contre la dérive. Il serait ponté dans toute sa longueur, percé de deux écoutilles qui donneraient accès dans deux chambres séparées par une cloison, et gréé en sloop, avec brigantine, trinquette, fortune, flèche, foc, voilure très maniable, amenant bien en cas de grains, et très favorable pour tenir le plus près. Enfin, sa coque serait construite à francs bords, c'est-à-dire que les bordages affleureraient au lieu de se superposer, et quant à sa membrure, on l'appliquerait à chaud après l'ajustement des bordages qui seraient montés sur faux-couples. Quel bois serait employé à la construction de ce bateau? L'orme ou le sapin, qui abondaient dans l'île? On se décida pour le sapin, bois un peu «fendif», suivant l'expression des charpentiers, mais facile à travailler, et qui supporte aussi bien que l'orme l'immersion dans l'eau.
Ces détails arrêtés, il fut convenu que, puisque le retour de la belle saison ne s'effectuerait pas avant six mois, Cyrus Smith et Pencroff travailleraient seuls au bateau. Gédéon Spilett et Harbert devaient continuer de chasser, et ni Nab, ni maître Jup, son aide, n'abandonneraient les travaux domestiques qui leur étaient dévolus. Aussitôt les arbres choisis, on les abattit, on les débita, on les scia en planches, comme eussent pu faire des scieurs de long. Huit jours après, dans le renfoncement qui existait entre les Cheminées et la muraille, un chantier était préparé, et une quille, longue de trente-cinq pieds, munie d'un étambot à l'arrière et d'une étrave à l'avant, s'allongeait sur le sable.
Cyrus Smith n'avait point marché en aveugle dans cette nouvelle besogne. Il se connaissait en construction maritime comme en presque toutes choses, et c'était sur le papier qu'il avait d'abord cherché le gabarit de son embarcation. D'ailleurs, il était bien servi par Pencroff, qui, ayant travaillé quelques années dans un chantier de Brooklyn, connaissait la pratique du métier. Ce ne fut donc qu'après calculs sévères et mûres réflexions que les faux-couples furent emmanchés sur la quille.
Pencroff, on le croira volontiers, était tout feu pour mener à bien sa nouvelle entreprise, et il n'eût pas voulu l'abandonner un instant. Une seule opération eut le privilège de l'arracher, mais pour un jour seulement, à son chantier de construction. Ce fut la deuxième récolte de blé, qui se fit le 15 avril. Elle avait réussi comme la première, et donna la proportion de grains annoncée d'avance.
«Cinq boisseaux! Monsieur Cyrus, dit Pencroff, après avoir scrupuleusement mesuré ses richesses.
— Cinq boisseaux, répondit l'ingénieur, et, à cent trente mille grains par boisseau, cela fait six cent cinquante mille grains.
— Eh bien! Nous sèmerons tout cette fois, dit le marin, moins une petite réserve cependant!
— Oui, Pencroff, et, si la prochaine récolte donne un rendement proportionnel, nous aurons quatre mille boisseaux.
— Et on mangera du pain?
— On mangera du pain.
— Mais il faudra faire un moulin?
— On fera un moulin.»
Le troisième champ de blé fut donc incomparablement plus étendu que les deux premiers, et la terre, préparée avec un soin extrême, reçut la précieuse semence. Cela fait, Pencroff revint à ses travaux.
Pendant ce temps, Gédéon Spilett et Harbert chassaient dans les environs, et ils s'aventurèrent assez profondément dans les parties encore inconnues du Far-West, leurs fusils chargés à balle, prêts à toute mauvaise rencontre. C'était un inextricable fouillis d'arbres magnifiques et pressés les uns contre les autres comme si l'espace leur eût manqué. L'exploration de ces masses boisées était extrêmement difficile, et le reporter ne s'y hasardait jamais sans emporter la boussole de poche, car le soleil perçait à peine les épaisses ramures, et il eût été difficile de retrouver son chemin. Il arrivait naturellement que le gibier était plus rare en ces endroits, où il n'aurait pas eu une assez grande liberté d'allures. Cependant, trois gros herbivores furent tués pendant cette dernière quinzaine d'avril. C'étaient des koulas, dont les colons avaient déjà vu un échantillon au nord du lac, qui se laissèrent tuer stupidement entre les grosses branches des arbres sur lesquels ils avaient cherché refuge. Leurs peaux furent rapportées à Granite-House, et, l'acide sulfurique aidant, elles furent soumises à une sorte de tannage qui les rendit utilisables. Une découverte, précieuse à un autre point de vue, fut faite aussi pendant une de ces excursions, et celle-là, on la dut à Gédéon Spilett.
C'était le 30 avril. Les deux chasseurs s'étaient enfoncés dans le sud-ouest du Far-West, quand le reporter, précédant Harbert d'une cinquantaine de pas, arriva dans une sorte de clairière, sur laquelle les arbres, plus espacés, laissaient pénétrer quelques rayons.
Gédéon Spilett fut tout d'abord surpris de l'odeur qu'exhalaient certains végétaux à tiges droites, cylindriques et rameuses, qui produisaient des fleurs disposées en grappes et de très petites graines. Le reporter arracha une ou deux de ces tiges et revint vers le jeune garçon, auquel il dit:
«Vois donc ce que c'est que cela, Harbert?
— Et où avez-vous trouvé cette plante, Monsieur Spilett?
— Là, dans une clairière, où elle pousse très abondamment.
— Eh bien! Monsieur Spilett, dit Harbert, voilà une trouvaille qui vous assure tous les droits à la reconnaissance de Pencroff!
— C'est donc du tabac?
— Oui, et, s'il n'est pas de première qualité, ce n'en est pas moins du tabac!
— Ah! Ce brave Pencroff! Va-t-il être content! Mais il ne fumera pas tout, que diable! Et il nous en laissera bien notre part!
— Ah! Une idée, Monsieur Spilett, répondit Harbert. Ne disons rien à Pencroff, prenons le temps de préparer ces feuilles, et, un beau jour, on lui présentera une pipe toute bourrée!
— Entendu, Harbert, et ce jour-là notre digne compagnon n'aura plus rien à désirer en ce monde!»
Le reporter et le jeune garçon firent une bonne provision de la précieuse plante, et ils revinrent à Granite-House, où ils l'introduisirent «en fraude», et avec autant de précaution que si Pencroff eût été le plus sévère des douaniers.
Cyrus Smith et Nab furent mis dans la confidence, et le marin ne se douta de rien, pendant tout le temps, assez long, qui fut nécessaire pour sécher les feuilles minces, les hacher, les soumettre à une certaine torréfaction sur des pierres chaudes. Cela demanda deux mois; mais toutes ces manipulations purent être faites à l'insu de Pencroff, car, occupé de la construction du bateau, il ne remontait à Granite-House qu'à l'heure du repos.
Une fois encore, cependant, et quoi qu'il en eût, sa besogne favorite fut interrompue le 1er mai, par une aventure de pêche, à laquelle tous les colons durent prendre part. Depuis quelques jours, on avait pu observer en mer, à deux ou trois milles au large, un énorme animal qui nageait dans les eaux de l'île Lincoln. C'était une baleine de la plus grande taille, qui, vraisemblablement, devait appartenir à l'espèce australe, dite «baleine du Cap.»
«Quelle bonne fortune ce serait de nous en emparer! s'écria le marin. Ah! Si nous avions une embarcation convenable et un harpon en bon état, comme je dirais: «Courons à la bête, car elle vaut la peine qu'on la prenne!»
— Eh! Pencroff, dit Gédéon Spilett, j'aurais aimé à vous voir manœuvrer le harpon. Cela doit être curieux!
— Très curieux et non sans danger, dit l'ingénieur; mais, puisque nous n'avons pas les moyens d'attaquer cet animal, il est inutile de s'occuper de lui.
— Je m'étonne, dit le reporter, de voir une baleine sous cette latitude relativement élevée.
— Pourquoi donc, Monsieur Spilett? répondit Harbert. Nous sommes précisément sur cette partie du Pacifique que les pêcheurs anglais et américains appellent le «whale-field», et c'est ici, entre la Nouvelle-Zélande et l'Amérique du Sud, que les baleines de l'hémisphère austral se rencontrent en plus grand nombre.
— Rien n'est plus vrai, répondit Pencroff, et ce qui me surprend, moi, c'est que nous n'en ayons pas vu davantage. Après tout, puisque nous ne pouvons les approcher, peu importe!»
Et Pencroff retourna à son ouvrage, non sans pousser un soupir de regret, car, dans tout marin, il y a un pêcheur, et si le plaisir de la pêche est en raison directe de la grosseur de l'animal, on peut juger de ce qu'un baleinier éprouve en présence d'une baleine!
Et si ce n'avait été que le plaisir! Mais on ne pouvait se dissimuler qu'une telle proie eût été bien profitable à la colonie, car l'huile, la graisse, les fanons pouvaient être employés à bien des usages!
Or, il arriva ceci, c'est que la baleine signalée sembla ne point vouloir abandonner les eaux de l'île.
Donc, soit des fenêtres de Granite-House, soit du plateau de Grande-vue, Harbert et Gédéon Spilett, quand ils n'étaient pas à la chasse, Nab, tout en surveillant ses fourneaux, ne quittaient pas la lunette et observaient tous les mouvements de l'animal. Le cétacé, profondément engagé dans la vaste baie de l'Union, la sillonnait rapidement depuis le cap Mandibule jusqu'au cap Griffe, poussé par sa nageoire caudale prodigieusement puissante, sur laquelle il s'appuyait et se mouvait par soubresauts avec une vitesse qui allait quelquefois jusqu'à douze milles à l'heure. Quelquefois aussi, il s'approchait si près de l'îlot, qu'on pouvait le distinguer complètement.
C'était bien la baleine australe, qui est entièrement noire, et dont la tête est plus déprimée que celle des baleines du nord.
On la voyait aussi rejeter par ses évents, et à une grande hauteur, un nuage de vapeur... ou d'eau, car — si bizarre que le fait paraisse — les naturalistes et les baleiniers ne sont pas encore d'accord à ce sujet.
Est-ce de l'air, est-ce de l'eau qui est ainsi chassé? On admet généralement que c'est de la vapeur, qui, se condensant soudain au contact de l'air froid, retombe en pluie.
Cependant la présence de ce mammifère marin préoccupait les colons. Cela agaçait surtout Pencroff et lui donnait des distractions pendant son travail.
Il finissait par en avoir envie, de cette baleine, comme un enfant d'un objet qu'on lui interdit. La nuit, il en rêvait à voix haute, et certainement, s'il avait eu des moyens de l'attaquer, si la chaloupe eût été en état de tenir la mer, il n'aurait pas hésité à se mettre à sa poursuite.
Mais ce que les colons ne pouvaient faire, le hasard le fit pour eux, et le 3 mai, des cris de Nab, posté à la fenêtre de sa cuisine, annoncèrent que la baleine était échouée sur le rivage de l'île.
Harbert et Gédéon Spilett, qui allaient partir pour la chasse, abandonnèrent leur fusil, Pencroff jeta sa hache, Cyrus Smith et Nab rejoignirent leurs compagnons, et tous se dirigèrent rapidement vers le lieu d'échouage.
Cet échouement s'était produit sur la grève de la pointe de l'épave, à trois milles de Granite-House et à mer haute. Il était donc probable que le cétacé ne pourrait pas se dégager facilement. En tout cas, il fallait se hâter, afin de lui couper la retraite au besoin. On courut avec pics et épieux ferrés, on passa le pont de la Mercy, on redescendit la rive droite de la rivière, on prit par la grève, et, en moins de vingt minutes, les colons étaient auprès de l'énorme animal, au-dessus duquel fourmillait déjà un monde d'oiseaux.
«Quel monstre!» s'écria Nab.
Et l'expression était juste, car c'était une baleine australe, longue de quatre-vingts pieds, un géant de l'espèce, qui ne devait pas peser moins de cent cinquante mille livres!
Cependant le monstre, ainsi échoué, ne remuait pas et ne cherchait pas, en se débattant, à se remettre à flot pendant que la mer était haute encore.
Les colons eurent bientôt l'explication de son immobilité, quand, à marée basse, ils eurent fait le tour de l'animal.
Il était mort, et un harpon sortait de son flanc gauche.
«Il y a donc des baleiniers sur nos parages? dit aussitôt Gédéon Spilett.
— Pourquoi cela? demanda le marin.
— Puisque ce harpon est encore là...
— Eh! Monsieur Spilett, cela ne prouve rien, répondit Pencroff. On a vu des baleines faire des milliers de milles avec un harpon au flanc, et celle-ci aurait été frappée au nord de l'Atlantique et serait venue mourir au sud du Pacifique, qu'il ne faudrait pas s'en étonner!
— Cependant... dit Gédéon Spilett, que l'affirmation de Pencroff ne satisfaisait pas.
— Cela est parfaitement possible, répondit Cyrus Smith; mais examinons ce harpon. Peut-être, suivant un usage assez répandu, les baleiniers ont-ils gravé sur celui-ci le nom de leur navire?»
En effet, Pencroff, ayant arraché le harpon que l'animal avait au flanc, y lut cette inscription: Maria-Stella Vineyard.
«Un navire du Vineyard! Un navire de mon pays! s'écria-t-il. La Maria-Stella! un beau baleinier, ma foi! Et que je connais bien! Ah! Mes amis, un bâtiment du Vineyard, un baleinier du Vineyard!»
Et le marin, brandissant le harpon, répétait non sans émotion ce nom qui lui tenait au cœur, ce nom de son pays natal!
Mais, comme on ne pouvait attendre que la Maria-Stella vînt réclamer l'animal harponné par elle, on résolut de procéder au dépeçage avant que la décomposition se fît. Les oiseaux de proie, qui épiaient depuis quelques jours cette riche proie, voulaient, sans plus tarder, faire acte de possesseurs, et il fallut les écarter à coups de fusil.
Cette baleine était une femelle dont les mamelles fournirent une grande quantité d'un lait qui, conformément à l'opinion du naturaliste Dieffenbach, pouvait passer pour du lait de vache, et, en effet, il n'en diffère ni par le goût, ni par la coloration, ni par la densité.
Pencroff avait autrefois servi sur un navire baleinier, et il put diriger méthodiquement l'opération du dépeçage, — opération assez désagréable, qui dura trois jours, mais devant laquelle aucun des colons ne se rebuta, pas même Gédéon Spilett, qui, au dire du marin, finirait par faire «un très bon naufragé.»
Le lard, coupé en tranches parallèles de deux pieds et demi d'épaisseur, puis divisé en morceaux qui pouvaient peser mille livres chacun, fut fondu dans de grands vases de terre, apportés sur le lieu même du dépeçage, — car on ne voulait pas empester les abords du plateau de Grande-vue, — et dans cette fusion il perdit environ un tiers de son poids. Mais il y en avait à profusion: la langue seule donna six mille livres d'huile, et la lèvre inférieure quatre mille. Puis, avec cette graisse, qui devait assurer pour longtemps la provision de stéarine et de glycérine, il y avait encore les fanons, qui trouveraient, sans doute, leur emploi, bien qu'on ne portât ni parapluies ni corsets à Granite-House. La partie supérieure de la bouche du cétacé était, en effet, pourvue, sur les deux côtés, de huit cents lames cornées, très élastiques, de contexture fibreuse, et effilées à leurs bords comme deux grands peignes, dont les dents, longues de six pieds, servent à retenir les milliers d'animalcules, de petits poissons et de mollusques dont se nourrit la baleine.
L'opération terminée, à la grande satisfaction des opérateurs, les restes de l'animal furent abandonnés aux oiseaux, qui devraient en faire disparaître jusqu'aux derniers vestiges, et les travaux quotidiens furent repris à Granite-House.
Toutefois, avant de rentrer au chantier de construction, Cyrus Smith eut l'idée de fabriquer certains engins qui excitèrent vivement la curiosité de ses compagnons. Il prit une douzaine de fanons de baleine qu'il coupa en six parties égales et qu'il aiguisa à leur extrémité.
«Et cela, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, quand l'opération fut terminée, cela servira?...
— À tuer des loups, des renards, et même des jaguars, répondit l'ingénieur.
— Maintenant?
— Non, cet hiver, quand nous aurons de la glace à notre disposition.
— Je ne comprends pas... répondit Harbert.
— Tu vas comprendre, mon enfant, répondit l'ingénieur. Cet engin n'est pas de mon invention, et il est fréquemment employé par les chasseurs aléoutiens dans l'Amérique russe. Ces fanons que vous voyez, mes amis, eh bien! Lorsqu'il gèlera, je les recourberai, je les arroserai d'eau jusqu'à ce qu'ils soient entièrement enduits d'une couche de glace qui maintiendra leur courbure, et je les sèmerai sur la neige, après les avoir préalablement dissimulés sous une couche de graisse. Or, qu'arrivera-t-il si un animal affamé avale un de ces appâts? C'est que la chaleur de son estomac fera fondre la glace, et que le fanon, se détendant, le percera de ses bouts aiguisés.
— Voilà qui est ingénieux! dit Pencroff.
— Et qui épargnera la poudre et les balles, répondit Cyrus Smith.
— Cela vaut mieux que les trappes! ajouta Nab.
— Attendons donc l'hiver!
— Attendons l'hiver.»
Cependant la construction du bateau avançait, et, vers la fin du mois, il était à demi bordé. On pouvait déjà reconnaître que ses formes seraient excellentes pour qu'il tînt bien la mer.
Pencroff travaillait avec une ardeur sans pareille, et il fallait sa robuste nature pour résister à ces fatigues; mais ses compagnons lui préparaient en secret une récompense pour tant de peines, et, le 31 mai, il devait éprouver une des plus grandes joies de sa vie.
Ce jour-là, à la fin du dîner, au moment où il allait quitter la table, Pencroff sentit une main s'appuyer sur son épaule.
C'était la main de Gédéon Spilett, lequel lui dit:
«Un instant, maître Pencroff, on ne s'en va pas ainsi! Et le dessert que vous oubliez?
— Merci, Monsieur Spilett, répondit le marin, je retourne au travail.
— Eh bien, une tasse de café, mon ami?
— Pas davantage.
— Une pipe, alors?»
Pencroff s'était levé soudain, et sa bonne grosse figure pâlit, quand il vit le reporter qui lui présentait une pipe toute bourrée, et Harbert, une braise ardente.
Le marin voulut articuler une parole sans pouvoir y parvenir; mais, saisissant la pipe, il la porta à ses lèvres; puis, y appliquant la braise, il aspira coup sur coup cinq ou six gorgées. Un nuage bleuâtre et parfumé se développa, et, des profondeurs de ce nuage, on entendit une voix délirante qui répétait:
«Du tabac! Du vrai tabac!
— Oui, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et même de l'excellent tabac!
— Oh! Divine providence! Auteur sacré de toutes choses! s'écria le marin. Il ne manque donc plus rien à notre île!»