L'illustre Partonneau
UNE LEÇON
« … Si singuliers, inattendus, embarrassants que fussent les événements, me confia Partonneau, j’ai toujours trouvé moyen de me tirer d’affaire avec mes sujets — car ce sont des sujets, dans les colonies où ils ne sont pas électeurs. Les populations de notre empire d’outre-mer — je parle même des cannibales du Congo ou des îles polynésiennes — sont simples, impressionnables, obéissantes, respectueuses du chef, parce qu’elles ont toujours un chef, et mourraient tout simplement de faim, d’ennui, de pure incapacité à décider les choses les plus élémentaires, si elles n’en avaient point. A plus forte raison se laissent-elles diriger, manier, quand ce chef est un blanc, un homme d’une race supérieure, sorti de la mer par un incompréhensible et formidable miracle. Je ne fais même pas exception pour les Annamites, qui ne sont pas pourtant des sauvages, mais de braves laboureurs fort civilisés à leur manière, et à leur manière aussi, d’une touchante, patriarcale moralité. Ils considèrent le chef, d’où qu’il vienne, comme leur « père et mère » ; on en tire tout ce qu’on veut, si l’on sait les prendre. Cela me fut enseigné, il y a bien longtemps déjà, au début de ma carrière, par un collègue plein d’expérience qui me disait : « Ce pays-ci est si facile à conduire ! On devrait y envoyer de chez nous les apprentis sous-préfets : les bêtises n’ont pas d’importance ! »
» Une seule fois dans ma vie, je crois, j’ai été roulé — pas moi personnellement, mais un de mes subordonnés dont j’étais responsable — par mes administrés. Il est vrai que c’étaient des Européens, des blancs, ou plutôt des blanches, comme tu verras. Il n’y a rien à faire avec des blancs, surtout des Français : ce sont des individus, d’indécrottables individus, non pas un troupeau. Ou alors c’est un troupeau qui n’a d’autre souci que d’embêter le berger. Songe alors, quand les femmes s’en mêlent !
» Je venais de Madagascar, et l’on m’avait envoyé à l’île du Saint-Esprit. C’était de l’avancement, puisque j’étais gouverneur, et non plus administrateur en chef, et c’est pourquoi j’avais accepté le poste. Mais à part ce motif de carrière, ce changement ne m’amusait pas. Madagascar est une colonie agréable ; les femmes y sont aimables, les hommes disciplinés, pas bêtes, et, à cette époque, il n’y avait pas trop de colons : tu dois savoir qu’on a plus d’embêtements avec un seul colon qu’avec cent mille indigènes. Le climat, surtout dans les hauts, est délicieux : les plateaux sont autant de stations pour poitrinaires. Mais l’île du Saint-Esprit — j’en change le nom, tu la reconnaîtras aisément, pour peu que ça t’amuse — est située dans une des régions les plus déshéritées du globe, au milieu du brouillard et des glaces. Il y a là quelque six mille habitants, pas beaucoup plus, et tous des blancs, comme je viens de te le dire, descendus de quelques pêcheurs et marins bretons, normands ou basques, qui vinrent s’y établir il y a quatre siècles. Est-ce le climat, si rude et si triste, qui n’a pas été favorable à la race, ou bien l’effet des mariages consanguins ? La plupart de ces gens sont devenus tout petits de taille, surtout les femmes ; ils ne se développent guère, semblent rester des enfants. Un jour, un de mes employés m’annonça qu’il allait épouser une fille du pays, qu’il me nomma :
» — Tu es fou ! lui dis-je, elle n’a pas douze ans…
» Il m’apporta l’extrait de son acte de naissance : elle en avait dix-huit ! Ce petit peuple — petit, comme tu vois, dans plusieurs sens du mot : du reste, as-tu remarqué qu’on ne voit jamais de grands animaux dans les petites îles ? Il y a peut-être là une question de proportions voulues par la nature — garde toutefois des qualités solides. Il est sobre, honnête, travailleur ; ses idées, sa moralité, sa religion sont restées exactement ce qu’elles étaient au dix-septième siècle, il s’est conservé intact dans ses glaces, il n’a pas bougé. Durant la saison des pêches, qui sont à peu près leur seule occupation — la terre et la température sont si ingrates que l’agriculture même n’y existe pour ainsi dire point — ces gens besognent durement, sans lever leurs pauvres têtes. Aussitôt l’hiver arrivé, ils n’ont plus grand’chose à faire. Alors ils font de la politique, une espèce de politique locale, à propos de rien, de queues de poires, sur des sujets infimes qu’on a la plus grande peine du monde à concevoir. C’est leur seule distraction. Ils ne reçoivent pas de journaux, n’ont que très peu de livres, bien qu’ils sachent tous lire, et soient aussi intelligents sans doute que vous et moi, d’une intelligence trépidante, acérée, pareille à la vivacité des fox-terriers : le cerveau ne diminue pas en même temps que la taille, ni l’activité du système nerveux. Et ils sont fiers, vertueux, ombrageux, susceptibles.
» Un matin que je venais d’arriver à mon bureau, mon expéditionnaire, Manga-Maso, que j’avais emmené avec moi de Tamatave, m’avertit :
» — Y en a ici délégation notables. Vouloir parler toi : Kabary (discours, palabres).
» — Dis-moi, lui demandai-je, s’ils ont des gants blancs ou des gants noirs ?
» — Y en a gants noirs, répondit-il.
» Je connaissais les coutumes de l’île : la délégation portait des gants noirs ; alors ses intentions étaient hostiles ; ça allait chauffer.
» Ça chauffa ! Je lus sur les visages tous les signes d’une indignation non dissimulée. On m’annonça qu’un de mes subordonnés, un des juges au tribunal de Saint-Esprit, parti depuis trois mois pour la France, en congé régulier, venait de commettre à l’égard de la population féminine de l’île un outrage abominable, impardonnable ! Je pensai en moi-même que ce crime ne devait pas être bien grave, puisque son auteur, absent, n’avait pu le commettre en personne. On me détrompa. Les gants noirs du président de la délégation jetèrent en frémissant sur ma table une petite brochure, rédigée par le magistrat incriminé, à l’occasion de je ne sais plus quelle exposition qui avait lieu en cet instant à Paris. C’était un essai, qui me parut fort innocent, sur l’île du Saint-Esprit, ses ressources, son aspect géographique, les mœurs de ses habitants.
» — Eh bien ? fis-je.
» — Là, monsieur, là ! indiquèrent les gants noirs, frémissants d’émotion.
» Je lus : « … Les femmes de l’île du Saint-Esprit sont bavardes et coquettes. »
» J’eus la plus grande peine à m’empêcher de rire. C’était ça, non, c’était ça, l’irréparable outrage ?… Si ce brave homme de président avait pu lire ce qu’on imprime quotidiennement, en France, sur les femmes de France, il aurait senti que le péché était véniel. C’est ce que je tentai, bien doucement, de lui faire entendre. Il ne comprit pas du tout. Comme je te l’ai dit, ces gens n’ont que peu d’occasions de lire : et tout ce qu’ils peuvent lire, surtout ce qui vient de la métropole, cette France qu’ils n’ont jamais vue et ne verront jamais, prend à leurs yeux une importance démesurée.
» — Nous sommes venus demander le déplacement de ce magistrat, conclut le président, froissé de mon indifférence. Il ne faut pas qu’il revienne jamais à Saint-Esprit.
» — Cela vous regarde, répondis-je. Adressez-moi un vœu en ce sens. Je le transmettrai à l’administration centrale, mais sans l’appuyer, je dois vous en avertir. L’offense est insignifiante, et ce juge est un excellent magistrat, sérieux, bon juriste, fort attaché aux devoirs de sa charge. Avez-vous un autre reproche à lui faire ?
» — Celui-là suffit ! répliqua la délégation d’un air sombre.
» Elle tourna les talons. Je reçus quelques heures plus tard la plainte qu’elle formulait contre ce juge « au nom de toute la population de l’île et de l’honneur des femmes ». Je l’envoyai telle quelle, sans commentaires, à l’administration de la rue Oudinot — et l’administration s’assit dessus, comme tu peux le penser. Je suppose même que les jeunes rédacteurs du ministère des colonies s’en firent une pinte de bon sang, peut-être même le ministre, si cette réclamation est tombée sous ses yeux, ce qui n’est pas probable.
» Une des rares distractions, à Saint-Esprit, est d’aller lire les télégrammes de navigation, qui sont affichés, sur papier jaune, devant les bureaux du capitaine de port. C’est ainsi que les habitants de la toute petite ville apprirent que le Gaurisankar — à propos pourquoi est-ce que nous donnons des noms de montagnes aux bateaux ? C’est idiot ! — arriverait bientôt, débarquant un certain nombre de passagers, parmi lesquels l’infortuné magistrat, cause involontaire d’un si grand scandale.
» La population de Saint-Esprit tint des conciliabules nombreux, mais si secrets que ma police, du reste fort restreinte et médiocrement adroite, ne me put donner aucun renseignement sur les décisions prises :
» — Ils veulent se venger, me dit-on seulement. Une vengeance épouvantable, inoubliable !
» Voulaient-ils donc tuer ce pauvre juge ? Je ne les en croyais pas capables. Ce sont de bonnes gens ; ils sont très doux. Le seul crime dont on se souvienne a été commis, dans l’île, il y a cinquante ans, et encore par un marin étranger. Cependant, je crus devoir prendre toutes les précautions possibles. Je groupai mes forces de police au grand complet — une douzaine d’hommes — sur l’appontement, dès que le Gaurisankar fut en vue. Et je m’établis là en personne, pour voir, et imposer mon autorité.
» Je n’eus rien à faire, absolument rien. On ne voyait pas, si loin que les yeux pussent chercher, un seul habitant mâle de l’île du Saint-Esprit. Où s’étaient-ils cachés, dans quelles gorges de la montagne, quelles cavernes ? Mais toutes les femmes étaient là, deux mille femmes environ, les vieilles et les jeunes, rangées en haie depuis l’appontement jusqu’au tribunal. Toutes habillées de noir, sans un bijou, sans une fleur, et silencieuses, dramatiquement, invraisemblablement silencieuses. On n’entendait que le piaillement des mouettes. Ces femmes étaient là, voilà tout : un double mur noir.
» … Le pauvre juge grimpa l’échelle de l’appontement et parut. Tout d’abord, il ne distingua quoi que ce fût qui le pût choquer : rien que ces deux sombres murailles, qui couraient à l’infini, et des yeux étincelants sous des coiffes noires, à la bretonne. Il mit le pied sur le quai… Les deux premières femmes, à droite et à gauche, crachèrent. Oh ! pas sur lui ! A ses pieds, seulement ; deux larges crachats, préparés, délibérés. C’est à peine pourtant s’il y fit attention. Mais les autres, l’une après l’autre, les deux mille femmes de Saint-Esprit ! Les crachats tombaient, deux par deux ; on entendait leur petite pluie sur la route — et pas un autre bruit. Ah ! il avait dit que les femmes de Saint-Esprit étaient coquettes et bavardes ! Il pouvait les regarder, toutes vêtues comme des veuves. Et de leurs lèvres, devant lui, tant qu’il resterait dans l’île, ne sortirait jamais un mot. Seulement ce petit bruit de crachats, quand il passerait. Pas autre chose…
» Alors, le juge comprit, et blêmit. Il marcha plus vite, et s’enfonça sous la porte du tribunal. Il ne quitta cet abri qu’à la nuit pour gagner sa maison. Mais le lendemain, du tribunal à cette maison, c’était la même chose… Il tint bon six semaines, puis sollicita son rappel. Il était vaincu. Vaincu par ce silence, ce noir, ce dédain spumeux. »
Voilà comme les gens de l’île du Saint-Esprit ont tenu tête à l’administration française. Et je songe parfois que c’est une idée qui venait de très loin, du fond des siècles, de l’époque où les peuples n’avaient pas d’autres moyens de manifester la mésestime, à la fois soumise et orgueilleuse, où ils tenaient leurs maîtres.