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L'illustre Partonneau

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L’AVEUGLE

— J’ai connu, en Afrique, à Madagascar, en Asie, des missionnaires de toutes sortes, des blancs, des noirs, des jaunes, des catholiques, des protestants, et même un Mormon, au Congo ! Je ne sais pas pourquoi il était venu, celui-là : rien de plus inutile que de prêcher la polygamie aux Bangalas, ils sont convertis d’avance. Mais il m’a dit : « Ça n’est pas tout que de posséder plusieurs femmes devant le Seigneur : il faut aussi savoir les faire travailler ! » C’est comme ça que j’ai compris la haute portée économique du mormonisme : il permet à un vaillant et pieux époux de se constituer un lucratif atelier familial et de se moquer, toutes portes fermées, des lois sur la limitation des heures de travail.

» Tu te rappelles aussi les missionnaires portugais d’Indo-Chine et leur excellent évêque à qui un gouverneur disait : « C’est étonnant comme les enfants dans votre chrétienté ont un type plus civilisé, plus… comment donc m’expliquer ?… plus « Européen » — et qui répondait bonnement, écartant les bras d’un geste d’excuse : « Que voulez-vous ? Nous avons des pères qui ne sont pas raisonnables ! »

» Tu te rappelles le pauvre missionnaire à qui nous avons fait croire que la maison de ce brave Barbieux, l’agent des douanes mort d’une bilieuse hématurique, avait servi aux tenues d’une loge maçonnique, que le diable y revenait, et qui est allé l’exorciser en grande pompe ? Tu te rappelles, le père Mottu, le lazariste du Gabon, sa soutane toujours salie de sciure, de copeaux de bois, de poussière de grès, parce que dès qu’il avait un instant, il taillait, dans des blocs de pierre ou des billes d’okoumé, des statues de bonnes vierges, d’anges, de bons dieux, d’une naïveté divine, ce qui ne l’aurait pas empêché de traverser l’Afrique jusqu’aux Falls pour sauver une âme. On l’aimait bien, celui-là, n’est-ce pas ? Et Prosper, tu sais, le grand évêque, un rude type, une manière d’empereur en bas violets. Pas seulement un missionnaire, celui-là : un chef. Partout, il aurait été un chef !

» Mais il y en a un à qui je ne pense jamais sans éprouver un petit frisson d’émotion, d’étonnement, comme à un homme enfin qui ne serait pas fait de la même matière que les autres, c’est un pasteur norvégien. Amundsen. Celui-là tu ne l’as pas connu. Il évangélisait, il y a quinze ans, sur la côte des Mahafales, à Madagascar. Il vivait là, depuis des années et des années, tout seul : pas un blanc à quarante lieues autour de lui.

» Un pays de chien, cette région des Mahafales ! Il y pleut toutes les années bissextiles. Autant dire jamais. Pourtant il y pousse des choses. Ce n’est pas l’aridité d’un Sahara, ça ressemblerait plutôt, autant que j’en puis juger, à certains plateaux de l’Amérique du Sud que je n’ai pas vus de mes yeux, mais dont j’ai lu la description. Les plantes s’arrangent, pour vivre, non pas dans le sol, sec comme un plafond de briques, mais dans l’air. Ce sont les feuilles qui fournissent ainsi de l’eau, de la sève aux racines : le monde renversé, quoi ! Ça ne leur donne pas une physionomie séduisante : de gros bulbes rugueux, avec des pointes qui leur sortent de partout, comme à des casse-têtes du moyen âge, des espèces de cactus nains, aux épines imperceptibles, microscopiques… Tout ça finit par se dessécher, et le vent promène ces épines qui vous entrent partout, dans la chair, dans les yeux…

» Les Mahafales se protègent la vue, comme ils peuvent, avec un voile de fibres tressées, quand ils n’ont pas besoin d’y voir absolument clair, c’est-à-dire de voler. Car telle est leur principale industrie : le vol des bestiaux, qu’ils vont razzier chez leurs voisins plus favorisés. Ils en ont une autre, assez curieuse : le long des rivières il croît quelques arbres, et sur ces arbres il y a des singes, ou plutôt des maques, des miniatures de maques, pas plus grosses que le poing. Ils les piègent, les chaponnent, et les remettent en liberté. La maque chaponnée devient très grasse, très tendre. Sur quoi ils la rattrapent, et la mangent…

» C’est un sale peuple. Sa conviction, quand un étranger a l’idée, d’ailleurs déraisonnable, je le reconnais, de venir chez eux, c’est qu’il ne peut être qu’un espion, chargé de leur reprendre les bœufs qu’ils ont chipés. Et puis je suppose qu’ils ne se sont pas installés dans cet horrible pays pour leur plaisir, qu’ils s’y sont réfugiés pour échapper à d’autres races plus fortes qui leur faisaient des misères, et qu’ils se disent : « Est-ce que celui-là va recommencer ? Tuons-le ! »

» De sorte qu’ils tuent l’étranger. Toujours. C’est la règle, c’est la loi.

» J’avais mes dix-huit miliciens d’escorte, bien armés, ils ne me faisaient pas peur. Mais je me demandais comment, depuis vingt ans qu’il était là, cet Amundsen arrivé sans rien que sa bible, son couteau de poche et sa fourchette, avait bien pu échapper à la petite cérémonie d’usage : le ventre ouvert en croix, et ce qui s’ensuit, que tu sais ? Ça me paraissait incompréhensible.

» Bon. Voilà qu’à deux kilomètres de sa chapelle — il avait fait bâtir une paillotte qu’il appelait sa chapelle — je vois arriver à tout petits pas un grand vieux habillé de blanc, tout blanc de barbe, conduit par une jeune fille tout en blanc, et blonde, blonde comme un nuage à l’orient du ciel, le matin. Elle tenait un de ses bras, de l’autre il tâtonnait avec une canne.

»  — Mais il est aveugle le pauvre bougre !

» Voilà ce que vis, du premier coup d’œil, et je vis aussi que la jeune fille avait un voile de gaze, maintenu par un bandeau, sur la figure. Elle n’enlevait jamais ce voile, même dans sa maison, comme je m’en aperçus plus tard. Et c’était sa fille. Il avait été marié, cet homme-là, comme tous les missionnaires protestants. Luthérien, calviniste ? Ma foi, je ne sais pas. J’ai oublié de demander, ces choses-là m’intéressent très peu. Mais il avait eu cette enfant-là, elle vivait avec lui, dans cet enfer de sable, d’épines de cactus perfides, de Mahafales méchants comme des ânes rouges et plus dangereux que les épines. Et c’était elle, le missionnaire, maintenant, ça devait être elle qui faisait le plus gros de la besogne, puisque lui, le père, il était aveugle !

» Je n’oublierai jamais la soirée que j’ai passée dans leur case. Tout était extraordinaire, même la langue dont nous nous servions. Amundsen et sa fille ne parlaient que le norvégien et le malgache. Alors c’était le malgache qui servait de truchement. On était comme des sauvages.

»  — Il y a combien de temps que vous avez eu cet… accident ? lui demandai-je, contemplant ses yeux sanglants et vagues.

»  — Douze ans… Je n’ai pas pris assez de précautions… il faut beaucoup de précautions, dit-il presque sévèrement, se tournant du côté où il savait qu’était sa fille… Je pensais à autre chose…

»  — Et… vous êtes content ?

»  — Oui… Ils commencent à entendre la parole. Douze ou quinze…

» Un converti par année de cécité. Et il ne se plaignait pas, il était heureux !

»  — Vous ne devriez plus être vivant ! criai-je, avec un accent où je tremble qu’il y ait eu de la colère. Ni vous ni votre fille. C’est la première fois que les Mahafales respectent la vie d’un étranger !

»  — Je suis arrivé ici avec ma femme et ma fille, dit-il d’une voix très douce. Ma pauvre femme est morte, depuis, aveugle aussi. Les Mahafales nous ont dit : « On va vous faire mourir, c’est la règle ! » J’ai répondu : « Vous le pouvez… Nos âmes resteront avec vous ! » Et après, ils ont tenu un grand conseil, et nous ont laissés en paix.

» Sa fille aux cheveux d’aurore, qui s’était tue jusque-là, interrompit :

»  — En malgache, vous le savez, c’est le même mot qui veut dire « âme », « ombre » et « fantôme ». Les Mahafales ont eu peur de nos fantômes. Mon père, sans le savoir, leur avait fait la seule menace qui les pût épouvanter !

» Tu vois, le sorcier !… le sorcier qu’il avait été, sans le savoir !


» Un peu plus tard, je trouvai moyen de tirer le vieil Amundsen tout seul dans un coin.

»  — Si votre fille reste ici, lui dis-je, elle deviendra aveugle comme vous !

»  — Oui, fit-il d’un air réfléchi, oui… C’est probable… Mais tel est le champ que nous a donné le Seigneur. On ne déserte pas le champ du Seigneur !

» Quand je songe à ces paroles-là, j’en ai encore froid dans le dos. Je ne sais pas si c’est d’horreur ou d’admiration. »

— Pauvre fille, demandai-je, qu’est-elle devenue ?

— Est-ce que je sais ?…

— Mais les missionnaires catholiques ?

— Mon ami, le prêtre catholique est doué de la formidable puissance de faire descendre Dieu sur terre, dans l’Eucharistie — par incantation. C’est du moins l’idée que se font de lui les primitifs, et, si tu veux bien y réfléchir, elle est, de leur part, assez naturelle. Donc, il n’est pas, aux yeux de ces primitifs, un homme comme les autres. Il a des pouvoirs surnaturels, il ouvre, et par conséquent peut fermer les portes du Paradis, damner ou sauver pour l’éternité. C’est formidable !… Cela se complique, pour le missionnaire catholique, d’une hiérarchie solide, organisée, qui accroît sa force de commandement. Tout, dans son esprit, est à sa place, il connaît la sienne, il sait mettre les gens à la leur. Avec ça, célibataire : on peut dire qu’il a épousé l’Église. Rien pour lui, tout pour elle. Dévouement, sacrifice, économie, domination.

… Au Congo Belge, les indigènes ne connaissent qu’un Dieu, qui est celui des catholiques. C’est un des plus précieux résultats de la campagne faite, il y a quinze ans, contre Sa Majesté Léopold II, avec le concours des missionnaires protestants : on a balancé Léopold II, mais on n’a pas balancé les missionnaires catholiques, qui ont balancé en un tournemain les protestants suédois, anglais, norvégiens et américains : ç’a été du travail bien fait, quand on y pense, quoique ce ne soit peut-être pas tout à fait celui qu’on avait dans l’idée.

» Mais, au Congo français, les indigènes connaissent trois Dieux…

— … Le Père, le Fils et le Saint-Esprit !

Partonneau haussa les épaules :

— … Ils ne s’inquiètent pas de théologie !… Je te dis qu’ils connaissent trois dieux, ou zombis dans leur langue, qui sont zombi français, qui est catholique, zombi suédois, qui est protestant, et zombi Ponsot, qui est franc-maçon. Car cet excellent Ponsot, colon influent, est aussi un libre penseur convaincu, un maçon de je ne sais plus quel degré, mais considérable, et il a fait construire, à Brazzaville, un temple maçonnique juste en face de la cathédrale de l’archevêque, exprès pour l’embêter.

» Tu as connu Monseigneur ? Il est mort, aujourd’hui, mais tu l’as connu ?… En effet, ça l’embêtait ; il avait Ponsot dans le nez, bien que, franc-maçon ou pas franc-maçon, Ponsot soit un brave homme. Monseigneur Prosper Ganthouard, que tout le monde en Afrique équatoriale appelait Prosper tout simplement, depuis quarante ans, aimait bien la plaisanterie quand elle venait de lui, beaucoup moins quand il en était victime. Cela suffit à expliquer, je suppose, qu’à la fin de sa vie il n’avait plus guère que deux soucis, hors les devoirs de son œuvre évangélique : se payer, avant de mourir, la tête de Ponsot, et administrer ses missions sans sortir un sou de sa poche. Tu comprends, Prosper c’était un fils de paysans, comme bien des missionnaires. Il avait conservé les habitudes de nos campagnes, au bénéfice de l’Église, rien qu’au bénéfice de l’Église, car, de succession personnelle, on sait maintenant qu’il n’a pas laissé lourd. Ses diocèses étaient administrés comme il eût administré une ferme : lui et son clergé devaient vivre sur le pays, de rentes en nature, pour ainsi dire ; quant à l’argent, il est fait pour arrondir le bien spirituel ou temporel, et il y a toujours trop d’occasions de le dépenser ; ça fait gros cœur.

» Eh bien, Prosper, avant d’aller au paradis, où j’aime à croire qu’il trône maintenant à la droite du bon Dieu, en raison de ses vertus et de son grade, a joui des suprêmes satisfactions que désirait son âme ; il a réalisé une notable économie, et il a eu le père Ponsot ; il l’a eu, comme tu vas voir, dans les grandes largeurs : c’est bien vrai que l’Église est éternelle, il ne lui faut qu’attendre l’occasion.

» Il y avait bien trente ans que Prosper n’était retourné en Europe : les missionnaires n’ont pas des congés réguliers comme nous autres ; même le principe, c’est qu’ils reviennent le plus rarement possible : ils meurent ou ils s’habituent, ils apprennent à vivre à la mode indigène, et les langues et les coutumes. S’ils meurent, on les remplace ; s’ils vivent, on n’a pas à leur payer leurs frais de voyage, tous les trois ans, aller et retour. Tu vois que Prosper avait été bien dressé en matière d’économie. Mais enfin, voilà que sur le tard il obtient l’autorisation de ses supérieurs d’aller soigner son foie à Vichy, accompagné d’un autre père, un socius, bien entendu, puisqu’il appartenait à une congrégation. Il prend le vapeur de la mission — un beau vapeur, pas un sabot comme ceux du gouvernement, et acheté par lui, car pour les dépenses qui rapportent, malgré qu’il fût serré pour tout le reste, comme je l’ai dit, Prosper n’y regardait pas — et il arrive à Léopoldville, chez les Belges, pour prendre le chemin de fer de Matadi, d’où il s’embarquerait. Le voici donc à la gare, devant le guichet.

»  — Deux billets pour Matadi, s’il vous plaît.

»  — Deux billets de première ? fait l’employé, considérant qu’ils étaient des blancs, et que Prosper était habillé en monseigneur… C’est mille francs !

»  — Mille francs pour trois cents kilomètres ! se récrie Prosper.

»  — Oui… cinq cents francs par place : vous n’êtes pas ici en Europe.

»  — Mille francs, proteste l’évêque tout doucement, mille francs ! Vous n’y pensez pas ! Avec mille francs, je me charge de nourrir dix petits nègres, dont je ferai des chrétiens, de bons chrétiens, pendant un an ! Donnez-moi des secondes.

»  — Voilà : c’est six cents francs.

»  — C’est encore beaucoup trop cher ! gémit l’archevêque.

» Pendant ce temps-là, le chef de gare lui-même était survenu, à la nouvelle qu’il y avait au guichet des clients difficultueux. Prosper continue à marchander avec lui.

»  — Enfin, dit-il, donnez-moi ce que vous avez de meilleur marché ?

»  — Nous avons, fait le chef de gare, des quatrièmes à 28 fr. 50… Seulement, c’est pour les nègres.

»  — Monsieur, lui répond Prosper avec une grande onction, voilà trente ans que je vis pour rien avec les nègres ; je passerai bien vingt-quatre heures avec eux pour économiser 943 francs !… En voilà 57, donnez-moi deux quatrièmes… Quand part le train ?

»  — Dans deux heures. Et il n’y en a qu’un tous les quatre jours. Vous ferez bien d’aller vous installer tout de suite si vous voulez trouver de la place.

»  — J’y vais ! déclare Prosper, de la meilleure grâce.

» Le voilà qui s’installe dans une des caisses sans toit ni cloisons des quatrièmes, avec ses bas violets, son socius, ses malles et ses couffins de provisions — en grande partie de la chicouangue, qui est de la farine de banane verte — au milieu d’une centaine de négros et de négresses, auxquels il commence à raconter des histoires en patois bakongo.

» Pendant ce temps-là, le chef de gare avait réfléchi.

»  — Monseigneur, dit-il, ça ferait décidément trop mauvais effet de faire voyager deux blancs, dont un archevêque, avec des bouniouls ; rendez-moi vos billets de quatrième, je vais inscrire dessus que vous êtes autorisés à monter en première.

»  — C’est parfait, répond Prosper, je vous félicite de votre généreuse initiative : le Seigneur ne l’oubliera pas ; recevez en attendant ma bénédiction apostolique.

» Mais quand le chef de gare eut reçu la bénédiction, il songea tout de même : « J’ai peut-être un peu outrepassé mes pouvoirs. Il faut que j’avertisse la direction à Matadi. »

» Il téléphone à Matadi, et le directeur lui répond : « Comment ! vous ne donnez que des premières à monseigneur l’archevêque ! Veuillez lui dire que la compagnie se fait un devoir de lui offrir un train spécial ! »

» Le chef de gare arrête le train, qui s’ébranlait, jette sur le quai les malles de Prosper, sa chicouangue et son socius, et lui crie :

»  — Monseigneur ! Monseigneur ! On vous prie d’accepter un train spécial.

»  — C’est parfait, répond Prosper en descendant, vous remercierez bien la compagnie… Mais alors, mon ami, alors…

»  — Quoi ? fait le chef de gare.

»  — … Alors, vous me devez 57 francs ! Deux quatrièmes Léopoldville-Matadi, que je n’utilise pas… Voilà les billets, reprenez-les !

»  — Par exemple ! s’écrie le chef de gare : la recette est acquise, je la garde. Vous n’imaginez pas que je vais bouleverser toute ma comptabilité pour vous ; et les frais du train spécial !

»  — Mon ami, lui dit doucement Prosper, je réclamerai ces 57 francs jusqu’au siège social, à Bruxelles, s’il est nécessaire…


» Au moment que cette discussion allait prendre un ton fâcheux, un blanc se précipite, s’épongeant sous son casque : Ponsot, le père Ponsot lui-même, le vénérable de la Loge, le fondateur du temple maçonnique.

»  — Le train ! dit-il ; le train ?…

»  — Il est parti, le train, répond le chef de gare. Il est loin, même à sa vitesse commerciale, en palier, de quinze à l’heure… Vous prendrez le prochain : nous sommes jeudi : lundi prochain.

» Ponsot commence à jurer de façon à remplir d’allégresse tous les diables du Congo. Prosper et son socius, à l’autre bout du quai, lisaient leur bréviaire, les yeux baissés.

»  — Écoutez, dit le chef de gare à Ponsot, il y a peut-être un moyen : la compagnie vient d’accorder un train spécial, qui va partir, à Mgr Ganthouard ; vous le voyez bien, monseigneur ? C’est celui qui est là, avec ses bas violets… Arrangez-vous avec lui : moi, ça ne me regarde pas, le train est à lui, il en est le maître.

»  — Diable ! fait Ponsot.

» Mais nécessité n’a pas de loi. Il avait besoin d’être à Matadi à temps pour prendre le bateau d’Anvers, lui aussi ; il pensa, comme Henri IV, qu’Anvers vaut bien une messe, et le voilà, lui, le vénérable et le constructeur du temple maçonnique, abordant bien gentiment monseigneur, lui disant qu’entre Européens, n’est-il pas vrai, il faut s’entr’aider, que lui-même, en pareil cas…

» Si tu avais pu voir Prosper ! Il fut magnifique ! Courtois, la voix miséricordieuse, égale — et si ferme dans son dessein ! « Avec quel plaisir, dit-il, il obligerait n’importe lequel de ses compatriotes, en particulier M. Ponsot, dont l’excellente réputation est venue jusqu’à lui… Mais le train spécial ne comporte qu’un wagon, et ce wagon est encombré, entièrement encombré ; obligés, par la pauvreté de la mission, de se nourrir à l’indigène, les aliments qu’il emporte, pour lui et le père, tiennent toute la place…

»  — N’est-ce que cela, monseigneur, s’empressa de proposer Ponsot : laissez votre chicouangue sur le quai, et accordez-moi l’honneur et le plaisir d’être votre amphitryon jusqu’à Matadi !

»  — Voilà, concluait monseigneur, quand il contait cette histoire, ce que j’appelle une solution satisfaisante : nous avons voyagé, le père et moi, en train spécial, et M. Ponsot, vénérable de la loge maçonnique de Brazzaville, nous a traités agréablement… fort agréablement, je me plais à lui rendre cette justice, sans qu’il nous en coûtât un centime. Ce fut une bonne affaire, une affaire comme je les veux… Pourtant, elle aurait pu être meilleure. Figurez-vous que la compagnie ne m’a pas rendu mes 57 francs ! Je ne le pardonnerai jamais au chef de gare.


Mais il y avait aussi « la force morale » de l’administration. Quelle était, contre les sorciers, la sorcellerie de l’administration ? Partonneau ne me le dit pas ce jour-là. Mais un jour, à l’Exposition coloniale de Marseille, nous rencontrâmes le vieux Malgache.

Il était assis, non pas confortablement en tailleur sur son derrière et sur ses cuisses, comme font les Turcs, mais dans une position bizarre, accroupi, la pointe, si l’on peut dire, de ses fesses touchant seulement le sol ; et tressait, devant le public, des chapeaux en paille de riz. On en fait, à Madagascar, de fort jolis, qui valent bien ceux qu’on fabrique à Florence ; mais ils ne sont pas encore à la mode chez nous, ce qui tient, je pense, à la bêtise de nos importateurs ; ou bien qu’ils les vendent comme chapeaux de paille de Florence, ce qui prouverait celle de tous les Français.

Ce Malgache était un très vieux Malgache, assurément : il ne regardait pas les femmes. Tous les Malgaches, à moins qu’ils n’aient atteint un âge très avancé, font l’amour en toute innocence, avec ardeur, sincérité, persistance, et ne manquent jamais d’exprimer à la personne élue, du mieux qu’ils peuvent, l’énergie de leurs sentiments. Mais celui-là ne faisait que tresser sa paille, sans lever les yeux. Il était maigre, à la façon des vieux hommes quand la graisse ne les envahit pas ; austère comme un prêtre, toutefois souriant.

— C’est toi, Ramanantsalame, lui dit Partonneau dans sa langue… Tu n’es donc plus sorcier ?…

Le vieux dressa la tête. Tout à coup, prosterné, il embrassait les pieds de Partonneau, à la mode de son pays, quand on veut rendre hommage à un supérieur ou à un bienfaiteur. En même temps, il suppliait :

— Ne dis pas ça ici, toumpou-ko — monseigneur ! — Il ne faut pas dire ça ici !…

Mais aussi, fouillant dans son salako assez crasseux — son pagne, que les colons appellent aussi assez drôlement « le trousse c… » — il en retirait un billet de cent sous, qu’il offrit respectueusement à ce « seigneur ». Ce n’était point, je le savais, une tentative d’achat, de corruption : simplement l’hommage que tout Malgache, fidèle aux antiques coutumes, doit présenter à un grand de la terre, en le saluant.

— Non, fit Partonneau, employant presque ses propres paroles, ça ne se fait pas ici, ça… Mais je ne dirai rien, sois tranquille. Rentre andranou.

Le vieux réintégra la case où il ouvrait ses chapeaux, humblement obéissant. Partonneau s’éloigna de quelques pas. Je n’avais rien compris.

— … Ce n’est pas seulement un sorcier, c’est un assassin. Et mon premier, mon unique client… Qui sait ? J’aurais peut-être réussi comme avocat, si j’avais continué : ç’avait été un brillant début !

» … Je vais t’expliquer. Il y a vingt-six ans, quand nos troupes eurent pris Tananarive — ou plutôt ce qui restait de nos troupes : il n’y eut jamais d’expédition coloniale plus mal conçue, plus mal menée — et que nous y eûmes institué le protectorat, il y eut d’abord un fâcheux flottement dans ce qu’on est convenu d’appeler les méthodes administratives. Les militaires commencèrent par ordonner aux habitants des villages de leur apporter toutes les armes qu’ils possédaient. C’était une bêtise, parce que ces armes appartenaient à des sortes de gardes nationales. Les bons, les pacifiques, qui ne tenaient nullement à se battre contre n’importe qui, obéirent ; les méchants gardèrent leurs pétoires — des fusils snyders, vendus par les Anglais — de sorte que, en un clin d’œil, le pays fut couvert de bandes pillardes, qui ne furent pas d’abord des insurgés patriotes, mais de simples brigands. Là-dessus, les sorciers s’en mêlèrent : les sorciers indigènes n’aiment jamais les Européens, parce que les Européens amènent avec eux des médecins, et protègent les missionnaires, deux catégories de personnes qui ôtent le pain de la bouche aux sorciers, des gâte-métier.

» Un de ces sorciers, devenu chef de bande, était Ramanantsalame. Il ne se contenta pas de voler des bœufs et de chiper du riz, ce qui eût été une distraction presque innocente, il attaqua trois colons, chercheurs d’or, qui avaient eu la naïveté de croire, sur les assurances du gouvernement, que le pays était « pacifié », et les massacra hideusement. Je te fais grâce des détails de ce crime ; ils sont atroces. Les trois malheureux s’étaient réfugiés dans une case au toit de paille, à laquelle Ramanantsalame fit mettre le feu. Suffoqués par la fumée, ils tentèrent une sortie. Les hommes de Ramanantsalame les tuèrent, leur ouvrirent le ventre en croix, les mutilèrent salement… Tu comprends ce que je veux dire.

» Comme je connaissais le pays depuis longtemps, le gouvernement civil — les militaires ne voulaient plus rien savoir — me mit à la tête d’une vingtaine de miliciens, avec ordre de m’emparer du bonhomme, vivant, si possible. Par hasard, j’y réussis. Je le pris au vol au moment où il sautait par la fenêtre d’une maison dans le village où il s’était réfugié. Je croyais que ma besogne était finie… Mon vieux, tu ne tiens pas compte des beautés de la civilisation ! Qui dit civilisation dit tribunaux. Il y avait à Tananarive une Cour d’assises, mais une Cour d’assises sans jurés ; rien qu’un président, deux juges en robe rouge et deux assesseurs, choisis parmi les colons. Seulement, on ne trouva point d’avocats : la graine n’en avait pas encore germé dans l’île. Je vois donc arriver chez moi le procureur général.

»  — Il paraît que vous êtes licencié en droit ? me dit cet important magistrat.

»  — Comme tout le monde… Quand on est jeune, on ne sait pas ce qu’on fait !

»  — Non, pas comme tout le monde, répond le procureur général. Nous avons eu beau chercher, il n’y a pas d’autre licencié en droit à Tananarive. Vous êtes le seul. Alors il faut que vous soyez le défenseur, devant la cour, de Ramanantsalame.

»  — Mais c’est idiot ! C’est moi qui l’ai arrêté, voyons !

»  — Ça n’a aucune importance : vous serez son défenseur.

» Un des principes que j’ai acquis au cours de ma carrière d’explorateur, est que, plus les requêtes ou les injonctions qui vous sont présentées vous semblent stupides, plus il est inutile, ou même dangereux, de n’y point obtempérer. Je comparus donc aux assises en qualité de défenseur de cette canaille de Ramanantsalame, et prononçai, en substance, la plaidoirie que voilà :

« Jugés par des magistrats civils français, en vertu des lois criminelles françaises, nous nous bornerons à invoquer l’article 12 du Code pénal : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée. » Et nous ferons appel non seulement à la lettre, mais à l’esprit de cet article, ainsi qu’à l’usage plus que séculaire : vous n’avez pas le droit de nous décoller autrement qu’à l’aide de cet appareil qui déjà fit tomber, aux jours révolutionnaires, la tête de tant d’innocentes victimes. J’ai nommé la guillotine ! Eh bien, amenez vos bois de justice ! Nous les attendons : à Saint-Pierre-et-Miquelon, colonie où les transports sont bien moins dispendieux qu’ici, il en coûta 72.000 francs à l’administration pour faire exécuter un condamné à mort. A Tananarive, la facture, messieurs, s’élèverait, suivant le barème que je soumets à votre désintéressé et judicieux examen, à 150.000 francs. Vous trouverez sans doute que c’est bien cher pour se payer la tête d’un pauvre diable, aveuglé d’un obscur fanatisme, qui… qui… qui… Et caetera. »

» Après quoi je m’assis, au milieu de l’ahurissement général. La cour se retira pour délibérer. Le président, brave homme, et pas bête, qui avait fait toute sa carrière de magistrat aux colonies, souffla un peu, et avisa :

»  — Il y a tout de même quelque chose dans l’argumentation du défenseur : si nous condamnons cet homme à mort, il le faudra guillotiner. Et nous n’avons pas de guillotine…

» Mais l’un des assesseurs civils était architecte. En cette qualité, il aurait aussi bien construit un bateau à vapeur qu’un moulin à vent ou une niche à chien. Cet animal proposa tout de suite :

»  — Mais je vous en ferai une, moi, de guillotine ! Il n’y a rien de plus simple !

» Et il se mit à tracer l’épure de la guillotine sur son buvard.

»  — Je ne suis pas de cet avis, répliqua par bonheur le prudent président. Quand j’étais juge à Saint-Louis-du-Sénégal, on a construit comme ça une guillotine de fortune. On l’a essayée sur une botte de paille, elle marchait admirablement. Sur un tronc de palmier, sur un veau : elle marchait toujours. Mais sur le cou d’un condamné, elle n’a plus rien voulu savoir. Non, non ! je repousse la solution de la guillotine indigène. C’est un outil qui doit venir de la métropole !… Qu’on l’acquitte, ce pauvre bougre, puisqu’il serait ruineux de le décapiter !

» Voilà comment cette crapule de Ramanantsalame, grâce à mon éloquence, est encore en vie. »

Nous repassâmes devant le vieux Malgache. Il tressait toujours ses chapeaux. Partonneau renouvela sa question :

— Alors, tu n’es plus sorcier, ni assassin ?

Le vieux répondit, en levant des mains déprécatrices :

— Pas la peine… ça ne paie plus !…

Et dans cette réplique m’apparut, en vérité, le succès de ce qu’on nomme, par un trop grand mot qui prête à sourire, et qui est vrai pourtant, « le succès de notre œuvre civilisatrice… »


— Mais, Partonneau, lui demandai-je, quand les missionnaires, ou, si tu veux, le christianisme, entrent en conflit avec les religions locales, que faut-il faire ?

— Je n’ai pas d’opinion sur ce que pouvait et devait être la politique religieuse de l’Empire Romain au IIIe siècle, mais je tiens qu’aujourd’hui, du point de vue colonial, le seul qui soit de mon ressort, le gouverneur Félix devrait être considéré comme un excellent fonctionnaire : il était plein de bon sens. Polyeucte, au contraire… j’aurais de la méfiance à l’égard de Polyeucte, son zèle m’inquiéterait.

« Je l’ai rencontré au début de ma carrière, il y a bien des années, ressuscité, dans un petit poste qui s’appelle Messira, sur le Saloum.

» J’ignore si tu te souviens exactement de ce que c’est que le Saloum. C’est une rivière qui donne son nom à une province, laquelle dépend du gouvernement du Sénégal. Vers le sud, le territoire touche à la Gambie qui est anglaise. Et la Gambie elle-même n’est qu’une espèce de large couloir, large de quarante kilomètres à peu près, au fond duquel coule une rivière qui porte le même nom, profonde et large comme un fjord de Norvège. En somme, la Gambie, pour les Anglais, c’est une colonie avortée, une colonie sans espoir de développement, qui ne leur sert à rien du tout. Mais ils la gardent dans l’espoir de l’échanger un jour contre l’Algérie.

— Tu dis, Partonneau ?

— C’est pourtant facile à comprendre. La Gambie est le type de ces colonies inutiles que leur propriétaire ne conserve que pour servir de monnaie d’échange contre une autre, mieux à sa convenance. Or, comme en matière d’échange l’Angleterre tient à gagner, selon sa nature, j’en conclus qu’elle n’abandonnerait la Gambie que contre l’Algérie ou l’Indochine, ou les deux, si possible.

— Ah ! bon !… Tu as des manières de parler !…

— Je parle pour me faire entendre, et en paraboles, comme les prophètes… En attendant, pour bien nous montrer l’avantage que nous aurions à lui acheter sa Gambie, dont nous nous fichons par ailleurs comme une tortue d’une corde à nœuds, l’Angleterre y pratique la seule industrie à laquelle ce couloir du reste peut servir, celle de la contrebande du gin, de la cotonnade et de la poudre dans nos possessions du Sénégal, de la Guinée française et du Haut-Sénégal-Niger. Et cela nous oblige, de notre côté, à entretenir un ou plusieurs douaniers, dans les plus petits patelins, tout le long du couloir.

» Le père Chambédisse était préposé des douanes à Messira, qui est un lieu peu enchanteur, à l’embouchure du Saloum, comme je t’ai dit ; mais presque en face il y a l’embouchure de la Gambie et la capitale de la Gambie anglaise, Bathurst : à surveiller.

» A Messira, il y a des Ouolofs musulmans et chrétiens, et aussi des Sérères fétichistes. Tout ce pays, auparavant, était aux Sérères. Mais ils reculent progressivement devant les Ouolofs, parce que, étant fétichistes, leurs bons dieux ne leur défendent pas de se saouler avec du gin, avec de la bière de mil, avec du vin de palmes, avec tous les breuvages qui ont un peu plus de goût que l’eau pure ; et ça ne paraît pas avoir été salutaire à leur tempérament. Pourtant, il y a une trentaine d’années, il en restait encore pas mal, braves gens au fond, bien qu’à peu près complètement abrutis, et ils avaient à Messira une belle case-fétiche, toute remplie de ces bonshommes en bois que les collectionneurs paient maintenant les yeux de la tête, un collège de sorciers et un grand-sorcier, comme qui dirait une espèce d’archevêque des Sérères, lequel se livrait dans la case-fétiche à un tas d’opérations extraordinaires. Ce grand-sorcier était un vieux noir, sérieux comme un âne qui boit, très convaincu de ses mérites, mais assez facile à vivre et avec lequel, personnellement, j’entretenais les meilleures relations.

» A l’autre bout de Messira, il y avait la chapelle de la mission lazariste, pour les Ouolofs catholiques, et une espèce de presbytère où vivait le missionnaire, le père Mottu. Lui aussi un très brave homme, dans son genre, plus près du mien ; mais je ne le lui montrais pas : le principe de non-intervention, tu conçois. Si tout le monde avait bien voulu en faire autant !…

» Tout le monde, et en particulier Chambédisse, le douanier, par malheur, ne voulait pas en faire autant. Chambédisse, avec passion, avec convictions, avec fureur, se déclarait nettement anticlérical. C’est ce qui l’a lié avec le père Mottu.

— Partonneau, voyons !…

— Je te dis les choses comme elles sont, et si tu voulais bien y réfléchir un seul instant, tu découvrirais que ce rapprochement était inévitable. A quoi bon avoir une opinion si l’on ne peut l’exprimer ? Chambédisse ne pouvait me l’exprimer, ni à mon unique commis des Affaires indigènes, à cause du principe de non-intervention, que je respectais scrupuleusement, et que j’imposais à mon personnel de respecter ; alors il est allé droit à l’ennemi, je veux dire au père Mottu. Le père Mottu se devait de tenir le coup. Il l’a tenu.

» Ça fait que, peu à peu, ils sont devenus inséparables, justement parce qu’ils n’étaient pas du même avis. Si tu crois qu’à Messira les sujets de conversation sont nombreux ! Au fond l’un et l’autre étaient heureux d’être tombés sur celui-là, qui est inépuisable. La partie n’était pas tout à fait égale, parce que Chambédisse puisait principalement ses arguments dans Léo Taxil, et le père Mottu dans la Somme de Saint Thomas, un meilleur auteur. Mais jamais Chambédisse ne s’avouait vaincu, et, quand il avait battu en retraite, ce n’était que pour un moment. Une fois seul, il pensait : « Voilà un nouveau raisonnement qui va lui en boucher un coin. » Ces nouveaux raisonnements lui apparaissaient surtout à l’heure de l’apéritif. Une absinthe le rendait lucide, plusieurs lui inspiraient une véritable éloquence, devant laquelle le père Mottu cédait apparemment.

» Mais alors, le lendemain, c’était le missionnaire qui revenait ! Il avait trouvé la réponse, il écrasait son adversaire. Mais ce n’était pas pour longtemps.

» Et un jour, un jour — ah ! laisse-moi le qualifier de fatal ! — Saint Thomas eut le dessus, définitivement. Je crois que, ce jour-là, Chambédisse avait un peu dépassé son habituelle dose apéritive. Son cœur se fondit, la lumière brilla pour lui. Il vit, il crut, il fut désabusé. Ce n’était plus Chambédisse, c’était Polyeucte, dans toute l’ardeur et le délire d’une foi nouvelle, Polyeucte acharné contre les faux dieux.

»  — Mon père, dit-il au missionnaire, je suis converti. Vous m’avez converti ! »

Le père Mottu répondit, comme il convient, qu’il en louait le Seigneur.

»  — Mais ce n’est pas tout ça, poursuivit Chambédisse ; il faut faire quelque chose qui soit digne de ce grand jour. Allons de ce pas brûler les idoles des Sérères !

» Le père Mottu allégua que cette démarche était à ses yeux légèrement inconsidérée.

» Malheureusement, comme le père Mottu fumait la pipe, Chambédisse s’empara de ses allumettes, qui étaient sur la table. Il y ajouta un tome des œuvres de Léo Taxil, et partit en courant.

«  — Chambédisse, rendez-moi mes allumettes ! criait le père Mottu, essayant de le rattraper.

» Ce fut en vain, son récent fanatisme donnait des ailes à Chambédisse, et la grande case-fétiche était une paillotte comme toutes les cases des Sérères. Elle brûla très bien. Le père Mottu était fort embarrassé du zèle de son prosélyte. Il s’efforça même de sauver un de ces faux dieux des Sérères, mais le bonhomme lui fut arraché des mains par les fidèles du Grand-Sorcier, insuffisamment informés de ses intentions, et qui faillirent lui faire un mauvais parti.

» Le lendemain, je reçus la visite du Grand-Sorcier. Ce respectable animiste m’intima gravement qu’il aurait cru pouvoir attacher plus de confiance dans la protection du gouvernement de la République, ou des paroles à cet effet. Il en ajouta d’autres qui signifiaient à peu près :

»  — Ça va faire du vilain : mes dieux se vengeront !

» Je fus obligé de lui répliquer que ses dieux pouvaient faire tout ce qu’ils pourraient, mais que je conseillais à leurs prêtres de se tenir tranquilles. Il sourit comme si cette suggestion ne le regardait pas, et s’en alla d’un air de commisération.

» Il s’en était si bien allé, que je ne le revis jamais. Le lendemain, il avait gagné par mer la Guinée Portugaise, avec tout son collège de sorciers, et la moitié ou les trois quarts des Sérères fétichistes, ce qui diminua de façon regrettable le rendement de l’impôt de capitulation.

» … Et n’empêcha pas la chapelle du père Mottu de brûler à son tour dans la quinzaine. Je demandai le déplacement de Chambédisse : d’abord comme sanction à son enthousiasme indiscret, mais surtout dans son propre intérêt. Mais l’administration compétente prit son temps, comme toujours, et quand la décision arriva, Chambédisse était déjà mort : de maladie, évidemment. Personne n’a jamais pu prouver que ce ne fut pas de maladie. »

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