L'illustre Partonneau
PREMIÈRES RENCONTRES
PREMIÈRES RENCONTRES
— Ne devrais-je pas confesser mon infirmité ? Il se peut que je sache conter à peu près une histoire : j’ignore l’art d’écrire l’histoire. Mes souvenirs, des profondeurs cérébrales où ils sommeillent, reviennent sans ordre, se classent sans méthode, sans nul respect de la chronologie, ainsi que, communément, chez les enfants et les femmes. Jamais, un jour d’hiver, un jour de gel ou de pluie froide, je n’arriverais à me rappeler un matin de printemps, fût-il de l’année dernière. Jamais un soir d’allégresse, un de ces soirs où l’on se sent l’ami de tout le genre humain, je ne saurais évoquer l’amertume d’une déception ancienne, un événement dont j’ai pu souffrir, une crise spirituelle qui me fut douloureuse, ou bien humiliante : ma mémoire actuelle est toujours de la couleur du temps et de celle de mon âme…
Voilà que je m’aperçois, un peu tard, que j’ai pris le récit des souvenirs que j’ai gardés de cet homme exceptionnel, sinon par la fin, du moins au hasard, et en désordre. J’ai omis de dire comment je fis la connaissance de Partonneau, comment, dès l’abord, sa personnalité singulière m’imposa, avec un étonnement un peu craintif, l’admiration du disciple pour le maître.
Ce fut, il y a bien longtemps, dans une ville d’eaux où je faisais une cure. Il était assis, au casino, devant une table de trente-et-quarante, et je me tenais debout derrière lui, risquant de temps à autre un timide jeton de cent sous, tandis qu’il jetait, avec une malchance persistante, d’assez grosses sommes sur le tapis. Il se leva enfin, sans témoigner la moindre impatience, même avec un sourire indéfinissable, où il y avait comme de la volupté, m’offrit courtoisement sa place. Je préférai le suivre sur la terrasse où, sans autres façons, ni même me demander mon nom, il commença de me parler de tout, à propos de rien, comme nul autre que lui ne saurait parler. Depuis, j’ai joui bien souvent de cette sorte de conversation qui lui est propre, incisive à en être déchirante, toujours neuve ; joui, bien exactement, comme d’un vice.
Il ne me connaissait pas, mais on me l’avait montré, on me l’avait nommé. Je le savais célèbre par une exploration dangereuse en Mongolie, puis une autre à Madagascar. Il y a près de trente ans de tout cela, et, à cette époque, Madagascar, qui n’était pas encore français, demeurait, malgré les beaux et longs voyages de Grandidier, à peu près terra incognita pour un ignorant et un Français de la petite France tel que je l’étais alors. Ce grand diable long et brun, aux traits vigoureusement sculptés, ironiques — imaginez une espèce de Barrès qui aurait des muscles — m’inspirait la qualité d’admiration un peu puérile qu’on éprouve pour les gens dont on ne sait pas « comment ils ont fait ». … Voici qu’il venait de m’apparaître sous les traits d’un joueur, sinon professionnel, du moins d’habitude : un homme qui avait traversé toute l’Asie centrale, et Madagascar en diagonale, administré l’Afrique, spécialiste en géologie exotique, et qui avait reçu pour ça la croix d’officier de la Légion d’honneur et la grande médaille d’or de la Société de Géographie ! Ce n’était pas les mœurs que mon ingénuité attribuait à un savant, même explorateur : je n’y comprenais plus rien.
A cette époque reculée, l’automobile n’était pas inventée ; on se trouvait encore aux beaux jours de la bicyclette. Tout le monde « en faisait », c’était plus qu’une mode : une rage, une folie. Partonneau m’invita à une promenade à bicyclette en montagne « pour s’entraîner aux côtes ». J’acceptai bien volontiers.
Nous partîmes de bon matin. Je n’osais faire allusion à cette assiduité de mon compagnon, qui m’étonnait, aux tables de jeu du casino. Mais comme on ralentissait à cause de la route dont la pente monte assez rudement, je le félicitai poliment de sa grande médaille d’or. Il haussa les épaules, et répondit :
— Les sociétés de géographie, les sociétés de géographie !…
Il soufflait assez péniblement. Enfin, il m’envoya d’un trait, dans la figure :
— Les sociétés de géographie sont composées de sédentaires qui se réunissent pour encourager les instincts migrateurs de leurs compatriotes !
Je vous cite cette phrase afin de vous donner quelque idée des formules définitives, mais scandaleuses, qui caractérisent la conversation de Partonneau… Mais quand nous parvînmes au sommet de la côte, me retournant vers lui, qui était resté un peu en arrière, je faillis crier d’angoisse, d’horreur, de terreur : ce n’était plus là le Partonneau que je connaissais, mais un autre — ou plutôt il y avait deux Partonneau, de même que Janus a deux faces. Le profil de droite était resté tel que ma mémoire l’avait enregistré ; le profil de gauche apparaissait hideux et formidable ; la bouche et l’œil, contractés, crispés, remontant vers les tempes dans un rictus effrayant — d’autant plus effrayant qu’il était immobile, comme sculpté, pour l’éternité, dans une pierre inerte !
— Bon Dieu ! criai-je, que vous est-il arrivé !
Il me répondit, avec la partie de ses lèvres qui vivait encore, et d’un ton tout uni :
— Paralysie faciale… Vous inquiétez pas… Résultat du paludisme : un peu forcé l’allure, alors fabriqué des toxines, et toxines amené paralysie… Ordinaire, très ordinaire !… Parlez pas de ça : idiot ! Passera après déjeuner.
Et je ne lui parlai plus « de ça », puisqu’il le défendait. Vers le soir, au retour, il me proposa de nous baigner dans l’Allier. Il se déshabilla. Je vis, dans sa nudité magnifique, son corps d’athlète, maigre et musculeux. Mais dès qu’il me tourna les épaules pour descendre dans l’eau tumultueuse du torrent, voici qu’un nouveau cri de stupeur et presque d’épouvante m’échappa : rouge, presque sanguinolente encore, toute gonflée par l’effort de réparation des tissus, une cicatrice affreuse partait du milieu de sa cuisse gauche, puis se séparait en deux branches, l’une allant rejoindre son sexe, l’autre filant, filant, autour de la cuisse…
— Tiens, fit-il, je n’y pensais plus… C’est le bœuf sauvage…
— Le bœuf sauvage ?…
— Oui. Dans l’ouest de Madagascar. Les Sakalaves sont venus me dire qu’il y avait un bœuf sauvage qui venait rendre visite un peu trop souvent à leurs vaches domestiques, et que ça les embêtait, parce que les vaches faisaient ensuite des veaux un peu trop sauvages. Alors j’ai pris mon fusil, je suis allé voir. J’ai rencontré la brute près d’un champ de cannes à sucre. Je lui ai envoyé une balle, à cent mètres, et j’ai cru l’avoir ratée ; elle est entrée dans le champ de cannes, comme si de rien n’était, je l’ai suivie, comme un imbécile : mais je ne voyais rien, dans ces grandes tiges. L’animal a foncé sur moi. Voilà…
— C’est tout ?
— Oui, tout… Ah ! non… Le bœuf est allé crever à dix mètres. Je l’avais eu tout de même, vous savez… Il a été versé à l’ordinaire de mes miliciens : il pesait bien dans les sept cents. Ça faisait de la viande !
— Mais vous, vous ?
— Ah ! moi aussi, je faisais de la viande, comme vous voyez. L’hôpital le plus proche était à Mévatanane, à 170 kilomètres de l’endroit où ça s’est passé. On m’a mis sur une civière, on m’y a porté. Mais les mouches ont pondu dans cette viande, elle s’est mise à grouiller de vers, figurez-vous ! Très curieux à regarder, mais gênant pour l’odeur… A l’hôpital de Mévatanane il n’y avait qu’un médecin, sans nez.
— Sans nez ?
— Sans nez. Conséquence d’un ancien coup de pied de Vénus, je suppose. Il n’aime pas montrer sa figure aux gens, et c’est pour ça qu’il avait choisi Mévatanane pour exercer son art : il n’y avait jamais personne, à cette époque. Il a regardé ma cuisse, et il a dit :
« C’est dégoûtant ! on ne m’amène jamais que les cas désespérés ! »
— Alors ?
— Alors, il voulait me couper la jambe. J’ai refusé, et je lui ai demandé :
— Avez-vous des livres ?
Il avait, je ne sais comment, quelques vieux numéros du Correspondant. Le Correspondant est une vieille revue catholique libérale, assez bien faite. Je me suis guéri en lisant le Correspondant…
— Guéri ? En combien de temps ?
— Me rappelle plus… Deux mois, je pense… Mais pendant ces soixante jours — et pour la première fois je vis ses yeux briller d’une sorte de plaisir et de désir furieux — comme je croyais que j’allais mourir et que je voulais vivre, je ne me suis pas embêté une minute !
… Alors, je compris pourquoi Partonneau, revenu en France, ne quittait plus les tables de trente-et-quarante ou de roulette. Ses nerfs sont aussi durs, aussi calleux que son corps énergique est insensible. Et pour les réveiller, il lui fallait l’excitation de ce qui, pour tout autre, eût été la peur, ou la douleur physique, ou l’angoisse morale, ou le risque amer du jeu.
Quelques jours après qu’il m’eut montré, sur les bords d’un gave pyrénéen, les épouvantables marques laissées sur sa chair, en un endroit assez délicat, par son combat contre un bœuf sauvage, nous revînmes ensemble à Paris. Il me semblait que je ne pourrais plus jamais quitter cet homme admirable et déconcertant ; je l’écoutais avec religion, j’enregistrais ses paroles, je ne souhaitais rien, sinon devenir humblement l’Eckermann de cette espèce de Gœthe colonial, je me sentais pour lui l’âme d’un disciple modeste, enthousiaste, fidèle : et il est bien vrai que je lui dois beaucoup. Il n’était mon aîné que d’un lustre à peine ; mais je me trouvais à l’âge ductile où l’on cherche sans orgueil sa personnalité à travers des personnalités plus fortes, ardent à s’offrir tout entier pour recevoir leur empreinte. En un mot, je l’aimais. J’ignore, même aujourd’hui, s’il daigna, de longtemps, m’en savoir gré. Cela ne vint que plus tard. Je me trouvais là, je le comprenais ou essayais de le comprendre ; il pensait devant moi, paisiblement il m’annexait, comme il eût fait, au cours d’une exploration, d’un indigène paraissant raisonnablement honnête et bien disposé pour le blanc. Bientôt il me tutoya. Je lui eus, de cette familiarité, une reconnaissance infinie ; il me fallut quelque temps pour oser la lui rendre.
Il semblait d’une égalité d’humeur, d’une patience comme ascétiques. Cela, de sa part, était raisonné, volontaire. Il m’avoua certain jour nourrir un profond dédain pour les explorateurs qui se font tuer :
« Cela prouve seulement, me dit-il, qu’ils ne connaissent pas la philosophie du métier, qui n’est rien autre que celle du ver de terre. Le ver de terre est aveugle. Quand, dans ses reptations souterraines, il rencontre une racine, un caillou, n’importe quoi qui l’empêche d’aller tout droit, il ne s’obstine pas. Il pousse sa pauvre tête pointue à droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un terrain qui cède à ses sollicitations. C’est comme ça qu’il faut faire. Si, sur son chemin, on rencontre un personnage mal luné qui vous dit : « On ne passe pas ! » il faut attendre quelques jours. Et s’il ne change pas d’avis, passer ailleurs… S’il faut savoir frapper, quelquefois ? Évidemment ! Mais alors, dur ! Et par conséquent, si l’on est certain, absolument certain, d’être le plus fort. La morale, la vraie morale, consiste à ne jamais faire la guerre qu’à plus faible que soi : de même qu’il est sage de ne donner de gifles qu’aux enfants. C’est une morale immorale, mais c’est la bonne. »
Ce fut un incident fort banal, et ridicule, qui me montra que cette égalité d’humeur, cette patience étaient simulées, et ce qu’elles cachaient de violence… Il pleuvait. Partonneau qui ne portait d’ordinaire rien dans les mains, pas même une canne, entra dans un magasin et fit l’emplette d’un parapluie. Telle était son habitude : l’averse passée, il oubliait le parapluie n’importe où.
Nous suivions les quais. Il s’agissait de retourner sur la rive gauche. Un peu avant le Pont-Neuf nous aperçûmes, assez loin encore, l’omnibus de Ménilmontant. A cette époque, perdue à cette heure dans le recul de la légende, il n’y avait pas encore d’autobus : rien que de grandes caisses roulantes, avec une impériale, et traînées par trois chevaux. Il faut faire maintenant un effort de mémoire pour se rappeler combien la physionomie de Paris a pu changer en moins de quinze ans… Partonneau prit sa course pour rattraper cet omnibus, en refermant son parapluie. Je le suivis, avec plus de lenteur.
… Au moment où il allait atteindre la voiture, un autre piéton le rejoignit. C’était, selon l’apparence, un bourgeois assez cossu, un monsieur qui, certes, se fût offert un fiacre, s’il en eût passé sur ce quai assez déshérité, pour éviter l’averse. Partonneau allongeait déjà la main pour saisir le garde-fou, la jambe pour s’établir sur le marchepied… le monsieur cossu le bouscula, et prit sa place.
Alors, je vis, spectacle inattendu et scandaleux, Partonneau l’empoigner vigoureusement au collet, le tirer en arrière, et lui envoyer à travers la figure un magnifique revers de son riflard. Le coup porta si bien que le chapeau tomba et que le monsieur fit un écart en arrière.
Comme j’arrivais, tout essoufflé, me remémorant, au pas de charge, ces vers d’un illustre poète, à peine modifiés, il s’avéra que le monsieur cossu était aussi un monsieur combatif. Lui-même avait un parapluie : je tombais en pleine séance d’escrime.
Pendant ce temps l’omnibus s’était éloigné, mais ralentissait pour gravir le dos d’âne du Pont-Neuf. Je criai à Partonneau :
— Qu’est-ce qui te prend ? tu es fou ?
Partonneau avait retrouvé son sang-froid. Il s’amusait de tout son cœur en parant les attaques du monsieur cossu qui, je dois bien le reconnaître, n’avait pas davantage été l’agresseur que la France ne le fut plus tard à l’égard de l’Allemagne.
— Monsieur, dit Partonneau un peu haletant, je prendrai l’omnibus, et vous ne l’aurez pas !
Sur quoi, ayant l’air de suivre la consigne militaire en cas d’alerte, qui est de s’esquiver rapidement, il mit ses jambes à son cou, gagna l’omnibus, et s’y assit. Je l’avais suivi. Les voyageurs de l’omnibus riaient comme des enfants, moi aussi.
Mais le monsieur cossu, dans un état d’exaspération concevable, transforma ses bras en un poste de télégraphie optique d’un rayon d’action tel que le conducteur de l’omnibus, tirant sa sonnette, fit arrêter la voiture. Et le monsieur entra !
Ce fut tragique. Le monsieur alla s’asseoir en face de Partonneau. Il était écarlate, il était bleu, il était vert d’indignation, en même temps que le feu de la bataille et de la course lui coupaient le souffle.
— Monsieur, dit-il à Partonneau, ça ne se passera pas comme ça !… Votre carte.
— Ma foi, répondit paisiblement Partonneau, je n’en ai pas !
Ce n’était point, de sa part, un mensonge. Depuis longtemps il avait renoncé à l’usage des cartes de visite, par la raison, expliquait-il, que, dans les pays qu’il habite généralement, personne ne les peut lire.
— Les voilà bien, dit pour tous les voyageurs le monsieur cossu, ces goujats qui donnent des coups de parapluie. Ça n’a seulement pas de carte !… Écrivez-moi votre nom, votre adresse !
Partonneau, avec une prétendue confusion, déclara qu’il n’avait ni papier ni crayon, ni plume. Un voyageur perfide prêta les objets nécessaires.
Alors, Partonneau, froidement, inscrivit, sur la feuille qu’on lui avait tendue, mon nom ! Je n’eus le temps de voir que cela, et j’allais protester. La fermeté de son regard cloua cette protestation sur mes lèvres. Il demanda, bien doux, tenant toujours la feuille de papier entre ses doigts.
— Et vous, monsieur, puis-je savoir ?…
— Oui, monsieur, moi, des cartes, j’en ai toujours !
Partonneau lut à haute voix, pour l’assistance :
M. Aristide Lebeau, 10, impasse Lebeau, entrepreneur de menuiseries et cercueils.
— Monsieur, fit Partonneau avec une gravité terrible, vous pouvez préparer le vôtre !
Les yeux durs, la lèvre hautaine, il lui présentait les lignes qu’il venait d’écrire, ces lignes dont la première portait mon nom, mon pauvre nom, bien inconnu de tous à ce moment. Le monsieur cossu, de rouge et de bleu devint blanc comme un linge. Il murmura ces mots, pour moi incompréhensibles :
— C’est toujours comme ça ! Toujours comme ça !
Son derrière, son important derrière, commença de ramper vers la sortie, sans quitter la banquette ; au premier arrêt, il s’évanouit, silencieux.
Vainqueurs, nous ne descendîmes qu’à la place de Rennes. Seul enfin avec Partonneau j’osai lui reprocher d’avoir ainsi, sans courage, substitué ma personne à la sienne.
— Mon cher ami, répondit-il sans honte, c’est que je me suis jugé trop parfaitement idiot… J’ai préféré que ce fût toi… Quand cet imbécile m’a bousculé, je n’ai plus songé que je me trouvais à Paris. J’ai réagi comme en présence d’un noir ou d’un jaune qui ose attenter à la majesté du blanc, ce qui exige le coup de cravache. Je n’avais pas de cravache, j’ai pris mon parapluie. C’est stupide ! stupide ! Bon Dieu ! il faut que je m’en aille, ou bien que je m’adapte. Toutes réflexions faites, je crois que j’aime mieux m’en aller… Mais ne crains rien : tu n’entendras plus jamais parler du bonhomme.
— Je le pense, répliquai-je : il est parti bien vite… Mais pourquoi, je ne m’explique pas pourquoi ? Il ne me connaît pas ; d’ailleurs, je me sers d’une épée comme d’une fourchette, et à dix mètres, je ne mettrais pas une balle de pistolet dans une porte cochère.
— Mon cher, me révéla Partonneau, c’est bien simple. Au-dessous de ton nom et de ton adresse, j’avais écrit seulement ceci : maître d’armes.
Du reste, humilié, déconcerté dans mon admiration, il m’arrivait de le trouver radicalement absurde. Il ne s’intéressait à rien absolument, à Paris et en France. Il professait sur toutes choses — j’entends les choses qui, à ce moment, affolaient la plupart des Parisiens — que les jugements les plus courts et les plus médiocres. On aurait juré qu’il le faisait exprès : il ne le faisait pas exprès ! Parmi ces jugements, quelques-uns approchaient de l’humour. Il ne s’en doutait pas : il les exprimait tout à fait sérieusement. C’est ainsi qu’une fois, alors qu’on était tout près d’une période d’élections générales, et qu’il était à craindre que les décisions du peuple, réuni dans ses comices, ne fussent hostiles au régime que nous possédons, il demanda, étonné : « pourquoi les ministres ne faisaient-ils pas « amarrer » quelques notables ? » Il estimait légitime, quand le gouvernement est obligé de procéder à une élection, que celui-ci commence par jeter dans la canha-fa, entendez sur la paille humide des cachots, un certain nombre de citoyens, afin d’inspirer aux autres des réflexions salutaires sur l’irrésistible pouvoir de l’Autorité. « Amarrer » les notables lui paraissait donc la première mesure à prendre, toutes les fois que se présente un événement désagréable. Si c’est une grève, les présidents et les secrétaires du syndicat de la corporation en grève ; mais si c’est un accident de chemin de fer, le président, les administrateurs et les ingénieurs de la Compagnie : les têtes, enfin, toujours les têtes !
« J’ai remarqué, expliquait-il, qu’ici, vous ne fichez jamais dedans que les nhaquoués, autrement dit les pédezouilles. L’expérience nous a enseigné, aux colonies, qu’il ne sert de rien d’amarrer les pédezouilles : ils sont, en quelque sorte, payés pour ça par ceux qui les mènent, et encore « payés » est une exagération. En réalité, ils sont tenus d’acquitter les bêtises que font leurs maîtres, soit sous forme d’amendes, soit en allant au violon. Ils en ont l’habitude, et cela n’empêche rien. La vérité est qu’on n’obtient le bon ordre, et une saine administration, qu’en tapant sur le mandarin, quitte à lui accorder, entre temps, les plus grands honneurs, afin de lui assurer le respect du peuple. »
Tout cela était tellement extraordinaire et à proprement parler, hors de raison, qu’il n’y avait rien à lui répondre, sinon que « ça ne pouvait pas se faire comme ça », et à changer de conversation. Lui-même s’en rendait compte, car il était dans ses principes de commencer par étudier « l’indigène » : et il constatait, sans songer à s’en froisser, que pour le moment, il ne comprenait pas l’indigène parisien, et que celui-ci le lui rendait ; mais il ne l’accusait pas d’avoir tort.
« Il a fallu, m’expliqua-t-il un jour, que je prisse mes dispositions pour vivre dans des pays où, à première vue, il n’y a pas moyen de vivre, et ne pas m’y embêter alors qu’on n’y distingue que des motifs de s’embêter jusqu’à la mort : car, moi aussi, il fut une époque où je fus Français, et même Parisien. La plupart des coloniaux ne parviennent à cet état indispensable d’abrutissement et d’heureuse ataraxie qu’inconsciemment, sous l’influence du climat, du milieu et des circonstances. C’est ce qu’ils appellent « avoir pris la couche ». Et ils savent, par expérience, que tant qu’ils n’ont pas pris la couche, ils souffrent de ce mal horrible qui s’appelle la nostalgie, ils trouvent que tout va de travers, ils sont mécontents de tout ; ils ne sont bons qu’à se laisser claquer ou rembarquer. Moi, j’ai pris la couche volontairement. J’ai étudié les moyens de l’étendre sur moi, d’en pénétrer mes pores, de m’en faire une cuirasse. Mais c’est une cuirasse qui tient à la chair : on ne s’en débarrasse pas comme on veut ; il y faut même plusieurs années. »
La curiosité me vint d’analyser de quels éléments cette « couche » se composait. Je constatai assez aisément que le premier était, de la part de mon ami, et sans doute de tous ceux qui ont partagé son genre d’existence, une insouciance profonde et sincère à l’égard de toutes les classes de la société qui n’étaient pas « sa classe ». En d’autres termes, l’esprit de corps. Nous le connaissons, chez nous, par les militaires et aussi par les magistrats, qui en sont profondément imbus, mais encore nos militaires et nos magistrats de France sont-ils obligés de fréquenter des personnes qui ne sont ni militaires ni magistrats : les nécessités de la vie contemporaine les y contraignent. Partonneau, bien au contraire, vivait depuis plus de vingt ans dans des pays exceptionnels où il n’avait rencontré que trois catégories d’humains, pratiquement réduites à deux : l’indigène, matière de sa profession, et qu’il ne considérait que professionnellement, un peu comme le médecin les malades, ou plutôt, comme le prêtre les laïcs ; et puis les Européens, les blancs ; et ces blancs répartis en deux subdivisions : les administrateurs coloniaux, la seule importante, et les autres.
De là chez lui, d’ailleurs, un magnifique, un émouvant mépris de l’argent. Chez nous, depuis plus d’un siècle, c’est l’argent qui donne le rang ; si nous avons encore une aristocratie, ce n’est plus qu’une ploutocratie. Pour Partonneau, l’argent était une chose due à son grade, à sa fonction, et qui n’avait en soi qu’une importance tout à fait secondaire, d’autant plus que, « à la colonie », maison, train de maison, automobile, enfin presque toutes les nécessités ou les agréments de l’existence, lui arrivaient en surcroît de son traitement. Ainsi l’argent, pour lui, n’était pour ainsi dire que le superflu ; quelque chose comme la « semaine » qu’on donne aux collégiens ; il le dilapidait comme un aristocrate des temps passés, peut-être même avec plus d’affectation. Quand, à Paris même, il avait touché son traitement, en billets de banque, il ne daignait pas plier ces billets dans un portefeuille. Il les froissait négligemment, en forme de boule, qu’il jetait dans la poche de son pantalon, et, pour payer quoi que ce soit, se contentait d’effeuiller la boule.
Je m’aperçus bientôt que rien, décidément, rien n’avait d’importance à ses yeux que sa colonie, les gens de sa colonie, que la France et sa capitale même, avec son luxe, ses magnificences, les hiérarchies mondaines qu’on s’efforce d’y recréer artificiellement, n’existaient pas. Je le conduisis un jour, espérant l’émouvoir, à la répétition générale d’une pièce à laquelle le « Tout-Paris » des premières et des salons à la mode s’était fait un devoir d’assister ; ce qu’on appelle un événement de la saison. Il y avait là des hommes politiques fort connus ; tous les lions de la littérature et du journalisme ; la belle madame Levreau, qui mènerait toutes les élections à l’Académie si sa rivale Madame de Perdrix-Marais ne lui faisait concurrence ; et jusqu’à Mgr Lapie, évêque in partibus d’Antioche, celui qui, vous savez bien, a converti à son lit de mort M. Pavillon, cet illustre philologue, athée de goût, de tempérament et de raison.
… Partonneau tira sa lorgnette, scruta l’assemblée avec une grande conscience, et me dit tout naturellement :
« Il y a Perronneau, le résident supérieur d’Annam, dans une avant-scène ; Julliard, de Hai-Binh, avec sa petite amie, dans une baignoire. La Maloire, le directeur de la Société d’Électricité de Saïgon, avec sa femme, et madame Pouyade, tu sais, l’épicière du boulevard Paul-Bert, à Hanoï, aux fauteuils : la chambrée n’est pas mauvaise !
Alors, je compris vraiment ce que c’est que la couche !