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L'illustre Partonneau

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ET LE SOIR VINT…

ET LE SOIR VINT…

Sur le boulevard Saint-Michel, à peu près à la hauteur de l’École des Mines, ce sont deux bonshommes de bronze, dont l’un montre à l’autre on ne sait quoi, mais dont on veut que ce soit un tube de verre, contenant une médecine inédite et magique. Ceci, bien qu’important, est impossible à distinguer à l’œil nu, je vous dis ce qu’on m’a dit ; de même que, selon ce qui me fut affirmé, ces deux personnages sont des pharmaciens célèbres. J’ai toujours estimé ce monument assez laid et le geste de ces mandarins aussi risible que celui de l’évangéliste qui se met un doigt dans le nez pour montrer qu’il subodore l’approche de l’Esprit Saint. Mon opinion, que je crois raisonnable, et consacrée par de trop nombreux exemples, est que notre art contemporain, tel qu’il se manifeste sur les voies publiques, est ordinairement aussi malencontreux que celui des vieux galfâtres qui président au modelage des chefs-d’œuvre du quartier Saint-Sulpice.

Mais, au cours de la guerre, passant avec moi devant ce regrettable groupe, Camille Ribieyre lui fit ostensiblement un grand salut, une révérence, s’il vous plaît, et m’intima :

— Ote ton chapeau.

J’ôtai mon chapeau. Je ne voudrais pas que nul pût jamais soupçonner que je manque d’égards envers n’importe qui ou n’importe quoi. Je cultive, je collectionne, je thésaurise les rites. Ceux que m’enseignera ma petite amie Camille obtiendront ma faveur toute particulière. Elle a seize ans aujourd’hui. Quand je l’ai vue pour la première fois, il y a deux ans, au Laos, où son père exploite les bois de la forêt, elle était toute nue, et à cheval ! Revenant de prendre son bain dans la rivière, il semble qu’elle avait accoutumé de rentrer dans cet état d’innocence, n’y voyant rien d’extraordinaire. Pourquoi pas ? Est-ce que toutes les filles du pays, les Laotiennes, ses compagnes, n’en faisaient pas autant ? Je n’ai mémoire de rien de plus beau, de plus pur, que cette petite fille sans voiles, aux seins roses à peine formés, aux longues cuisses d’éphèbe, déjà fortes, sur ce beau poney tout frémissant, lui-même ruisselant d’eau.

Le vieux bonhomme que je suis en train de devenir ferait pour cette jeune sauvage des choses bien plus difficiles que d’offrir, sans savoir pourquoi, un public hommage à deux pharmacopoles, statufiés en zinc d’art. Cependant, je me permis de demander pourquoi il fallait saluer.

— Comment, tu ne sais pas ? répondit-elle sérieusement. C’est eux qui ont inventé la quinine. Alors ?… sans la quinine, est-ce qu’on vivrait ?

Voilà. Je découvrais que juger d’une effigie par son seul mérite esthétique est une erreur de civilisé, ou d’incroyant, ce qui, très probablement, est la même chose. Ce n’est pas sa beauté, c’est sa sainteté, sa capacité de faire du miracle que le chrétien vénère dans la statue du saint. Et Camille, cette Camille née sous d’autres cieux, subissant avec peine le nôtre, s’était formé une autre idée, mais analogue, de la sainteté et du miracle : la sainteté scientifique, le miracle scientifique. Du fond de sa brousse, avec la perspective de la brousse, elle avait discerné par le cœur, par les sens, par les nécessités de la vie quotidienne, ce que nous ne concevons encore que par l’esprit, et faiblement.

Vivante, saine, irrésistible petite Camille ! Que de belles choses j’ai imaginées sur ton compte !… La femme nouvelle, n’est-ce pas ? La femme que nous fabriquent ces terres où il y a quelque chose à faire pour les femmes comme pour les hommes, de même que nos aïeules avaient aussi quelque chose à faire, une mission de commandement, de direction, sur leurs biens, au milieu de leurs gens. Celles de notre civilisation occidentale, des poupées ? Mais, sauf quand elles ont des métiers d’hommes, et la même triste spécialisation, les mêmes tares professionnelles alors que des hommes, comment voulez-vous qu’elles soient autre chose, quelle besogne leur est réservée, quel rôle leur impose des devoirs ? Ah ! chère gosse, mauvaise gosse de Camille, impétueuse, primitive, gâtée, avec tes taches de rousseur et tes jambes trop longues, tes jambes de poulain qui suit sa mère au pâturage, que d’histoires je me suis contées sur toi ! Et comme la civilisation, cette civilisation que j’injuriais, s’est vengée sur moi-même, mes rêves, et ta propre personne, ce jour même où je te conduisais au cinq heures de madame Bohatier ! Car elle reprit son empire, alors, cette civilisation, contre toi ! Aux beaux souvenirs de ma vision du Laos se superpose maintenant celle que tu m’as donnée dans cette maison parisienne : une rustaude sans grâce, qui avait enlevé son chapeau. Oui, elle avait enlevé son chapeau, comprenez-vous ça, comme une paysanne ! Elle avait, par surcroît, ôté son manteau, elle le remettait, elle avait l’air de dire : « On étouffe, on s’ennuie, ici ! Comme je voudrais être là-bas, et nue ! »

Et c’était pourtant un salon « colonial » que celui de madame Bohatier !


Quand les coloniaux ne sont pas aux colonies, ils sont à Paris — tant que l’heure de la retraite n’a pas sonné, car, dans ce cas, la plupart, n’ayant pas fait fortune, vont vivre économiquement en province — et principalement au café. Mais je ne m’occuperai pas ici des cafés, qui sont trop connus. Tout au plus, signalerai-je que le principal lieu de réunion des broussards, quelques années avant la guerre, était le « Pousset » des boulevards. Il y a aussi le Café des Vosges et de François Coppée, près de la rue Oudinot. Mais celui-ci jouit plus particulièrement de la clientèle des employés du Ministère des Colonies et, pour cette cause, est méprisé des véritables coloniaux : ils n’y vont que pour se faire des relations utiles.


Toutefois, il y a aussi des salons coloniaux, et même un peu plus nombreux qu’on ne croirait. Ceci n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’il se rencontre des coloniaux mariés, dont les femmes ont des prétentions à la mondanité, d’autres — ceux seulement d’Indo-Chine — qui, ayant pris l’habitude de l’opium, n’y sauraient renoncer en France, et que sur la natte dure, autour de la petite lampe et du bambou divin, se réunissent fatalement des gens qui ne s’aiment pas toujours à la folie, mais que la même passion secrète, persécutée, cimente pourtant comme les pierres d’une mosaïque.

Je n’ai pas l’intention de parler non plus de ces fumeries parisiennes, les ayant peu fréquentées. Je respecte l’opium. Je lui ai dû, non pas de grandes joies, — les joies de l’opium font partie de la friperie du bazar romantique, — mais un grand calme, un bon équilibre d’esprit, un salutaire optimisme à des moments où ce n’étaient point des ingrédients vitaux faciles à se procurer. Mais l’expérience m’a prouvé que la drogue est incompatible avec les obligations de la vie occidentale. Celle-ci est trop active, trop pressante, et il y a toujours un tas d’imbéciles — ou de « fonctions » sociales, également détestables — qui vous accaparent à l’heure sacrée : le théâtre et les dîners en ville interdisent l’usage régulier du « bambou » en France ou, du moins, à Paris, beaucoup plus sûrement que les perquisitions de la police.

Mais il y a aussi les salons des fonctionnaires de haut grade, où les autres fonctionnaires de grade inférieur viennent faire leur cour. Il y a les demeures des quelques colons, assez rares encore, qui ont fait fortune, et viennent jouir de cette fortune à Paris. Tel était le cas de M. et madame Bohatier, d’Indo-Chine.

Camille m’avait dit :

— Est-ce que nous y verrons monsieur Partonneau ?

— C’est probable, et aussi madame Vaubelle.

— Ah ! avait fait Camille, sans excès de sympathie.

Cela m’avait amusé, de découvrir un sentiment de jalousie, un sentiment bien féminin, chez ma dryade du Laos.

— Tu n’aimes pas madame Vaubelle ? Elle fait pourtant des frais pour toi. Et elle est jolie !

Camille n’avait pas répondu.

— Et tu aimes bien monsieur Partonneau ?

— Il dit des choses que je ne sais pas sur ce que je sais… Et il est si simple, lui, monsieur Partonneau !

Les enfants et les illettrés éprouvent une reconnaissance pareille pour les gens illustres — et Partonneau, ignoré des Parisiens, est illustre dans le petit monde colonial — qui ne sont pas intimidants. Nous trouvâmes Partonneau chez les Bohatier, mais avec madame Vaubelle, en effet, ce qui fit visiblement moins de plaisir à Camille et fut peut-être pour quelque chose dans son air d’ennui et ses mauvaises manières. Si elle considéra cette personne avec méfiance et mauvaise humeur, elle écoutait Partonneau comme un gosse qu’on mène pour la première fois au théâtre. Madame Vaubelle, pour sa part, le couvait des yeux avec une sollicitude, une adoration inquiètes ; il ne la regardait guère. Il y avait là aussi le couple Blazeix, ménage de ressources modestes. Pourtant madame Blazeix est élégante, ou veut l’être. Elle n’est pas, elle, une coloniale. Elle n’a jamais quitté Paris et passe pour y avoir fait le bonheur, avant son mariage et même après, d’un assez grand nombre d’amis, ce qui ne saurait l’empêcher de conserver un air d’innocence attendrissant, étant de ces femmes favorisées de la nature à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession à la minute même qu’elles commettent le troisième péché capital. La naïve Camille lui témoignait une sympathie dont j’étais un peu embarrassé, et l’on avait l’impression que son mari la considérait comme un objet rare, sans prix, tout émerveillé encore qu’elle eût pu condescendre à devenir madame Blazeix. Nul, à part trois ou quatre techniciens dispersés dans le monde entier, ne sait que cet Ardéchois remarquablement laid, qui pousse la brachycéphalie de son crâne énorme, épais, crépu, jusqu’à l’excès le plus monstrueux, est l’ingénieur agronome, le botaniste, le spécialiste en cultures coloniales le plus éminent de France, depuis la mort de ce curieux, génial et désintéressé bohème qui s’est appelé Karpovitch, ce juif russe naturalisé français qui finit, il y a quelques années, par se suicider, à la russe, un soir qu’il s’ennuyait. Ce pauvre Blazeix lui ressemble moralement et par son extérieur misérable. Il était venu avec des souliers de chemineau ; bien pis : d’agent de police en civil. Son pantalon blanc, son veston d’alpaga noir, lustré, sur lequel le ruban de la Légion d’honneur fait une tache inattendue, étaient visiblement confectionnés. Seul, le désir de se reclasser, après tant d’aventures, pouvait expliquer la résolution prise par l’ambitieuse Juliette d’en faire son époux légitime. Mais, ce jour-là, il avait l’air radieux. Il annonçait, il criait aux inconnus même sa chance inespérée : il devenait l’ingénieur-conseil de la Banque du Pacifique, qui devait profiter de l’effondrement prévu de l’empire colonial allemand pour installer d’immenses exploitations aux Samoa, aux îles Bismarck, en Chine et en Indo-Chine : cinquante mille de traitement !

Cette nouvelle me surprit. Non pas seulement qu’il m’étonnât que les hauts seigneurs de cette puissante société eussent su découvrir le bon et grand Blazeix dans la cave administrative où le gouvernement français, toujours généreux et avisé, lui octroyait six mille francs par an ; il courait des bruits sur la situation de cette firme, on disait qu’elle traverserait sans doute, après la guerre, une passe difficile. Blazeix avait l’air si heureux que je n’osai jeter ouvertement de l’eau froide sur sa joie. Je pris madame Blazeix à part, dans un petit coin, pour lui communiquer mes craintes.

— Je crois pouvoir vous rassurer, me répondit-elle assez sèchement… Cher monsieur, mes renseignements sont puisés à meilleure source que les vôtres : le directeur de la Pacifique est de mes amis !

A ce mot, la « découverte » que cette société avait faite des mérites, certains, du reste, de l’humble et impratique Blazeix me parut moins inexplicable. Je n’avais plus rien à dire et me contentai de féliciter le ménage.

— Mais ma femme me suggère, me confia Blazeix, de faire prendre sur sa tête, par la société, en plus de mes appointements, une assurance sur la vie de quatre cent mille francs… Elle prétend que ma santé court des risques. Elle se les exagère : si j’avais dû claquer dans ces pays-là, il y a vingt ans que ce serait fait.

— C’est une excellente précaution…

— Vous pensez ?… Bah !

Brave Blazeix, qui se croyait éternel, qui ne songeait qu’à la besogne à faire ! Il l’avait accomplie si longtemps pour cinq cents francs par mois ! Je voyais bien que sa femme, dans ses conversations, qu’on pouvait croire assez intimes, avec le directeur de la Pacifique, n’avait pas perdu le nord. Peut-être même envisageait-elle que le casse-tête des Papous ou les miasmes des forêts de l’archipel Bismarck la débarrasseraient de son époux. Alors, l’assurance serait là pour lui permettre une agréable existence. Mais où était le mal ? De nouveau, je jurai à Blazeix :

— Si, si ! Je vous assure !


Au moment où j’allais partir, madame Vaubelle trouva moyen de se rapprocher de moi.

— Votre ami, me dit-elle, la gorge un peu frémissante, monsieur Partonneau… qu’est-ce qu’il pense ? qu’est-ce qu’il veut ?… Tâchez de le savoir, je vous en supplie. Vous m’avez déjà promis !…


C’est pendant la guerre que Partonneau avait commencé de sentir tomber sur ses épaules le mal atroce et sans remèdes, l’un des rares sous le ciel dont il n’eût pas l’expérience : la vieillesse et, avec elle, une mélancolie singulière. Il n’avait point encore atteint la cinquantaine. Mais on dit que certains chauffeurs ou mécaniciens de locomotives, quand tombe sur eux l’heure de la retraite, sont pris bientôt d’un mal exceptionnel et funeste. Trente années durant, leur corps, leur brave corps d’humain qui était au début pareil au vôtre, au mien, a subi la trépidation des formidables machines qui détraquent les entrailles et vous secouent la peau du ventre comme un tambour d’énormes baguettes. Il en est qui n’ont pu tenir le coup. Ceux-là sont morts tout de suite, ou bien sont allés ailleurs, faire autre chose, ils ont abandonné. Les autres s’adaptent. Ils s’adaptent à tel point que ces trépidations incessantes leur deviennent nécessaires. Quand ils cessent de les éprouver, leurs muscles, leurs tendons, leur chair, leur moelle épinière, les réclament, souffrent obscurément, crient : « Qu’y a-t-il, mais qu’y a-t-il donc ? On ne vit pas ! Nous ne sentons plus rien ! » L’organisme se fait atone, inerte. Le sang ne circule plus. L’homme est saisi d’un tremblement sénile, comme si la nature voulait lui rendre cette agitation, ces secousses musculaires et nerveuses dont l’accoutumance lui a fait un besoin. Mais ce n’est que la fin, rien que la sinistre fin : la paralysie qui est venue.

De corps et d’âme, Partonneau en était là. Tant qu’il n’avait fait que toucher barre en France pour repartir au bout de quelques mois, il n’avait pas ressenti le contre-coup des rigueurs, des misères de son métier, des maladies tropicales, des outrages du soleil, des poisons de la terre et des eaux. Chacun de ces brefs retours lui avait paru des convalescences. Il arrivait fourbu, il repartait fourbi de frais, net et solide, disait-il, comme un patin neuf. Mais la guerre, après l’avoir rappelé pour lui confier un poste d’officier de complément, avait duré, duré ! Partonneau se trouva stupéfait, humilié, lui qui avait affronté non seulement tant de périls, mais de fatigues, et surhumaines, et toujours étalé, de ne plus pouvoir étaler, à la fin ! On l’avait envoyé à l’arrière, comme un vieux ; on avait d’abord utilisé décemment ses « spécialités » dans un de ces camps du Midi où l’on dressait les noirs recrutés en Afrique ; puis dans un état-major, à Paris ! Ces besognes lui semblaient indignes de lui. Pourtant, il se jugeait. Son malheur est de ne jamais se faire d’illusions, ni sur les autres, ni sur lui. Il me disait : « Je ne suis plus bon qu’à ça. On a eu raison… »

J’ai déjà parlé ailleurs de ces hémiplégies passagères qui contractent par instants, lorsqu’un excès de fatigue intellectuelle ou physique épuise ses forces, la moitié gauche de son visage, crispant sa lèvre supérieure en grimace, remontant une de ses orbites vers les tempes : retour perfide des toxines que n’a jamais entièrement éliminées son sang de vieil impaludé. Ces crises devenaient maintenant plus fréquentes. Il en restait souvent défiguré de longues semaines. Toutefois, débarrassé de ces misères, il se retrouvait beau, en vérité, de cette beauté virile, ironique, héroïque, qui inspire à tous, même aux hommes, le besoin de voir en lui un maître, et de le suivre. Le poison paludique prêtait même à ses yeux, ses yeux clairs d’homme qui toujours a su tout regarder en face, et comprendre pour décider, cet éclat, cette intensité qui font palpiter les femmes. Il les abaissait sur elles avec une autorité non voulue, mais irrésistible. Je ne comprenais que trop, bien que j’en fusse jaloux, le sentiment de madame Vaubelle à son égard, et ce dévorant souci qu’elle m’avait montré chez les Bohatier. Ce n’était pas la première fois. Je lui répondais, moins brutalement qu’ici, mais c’était le sens de mes paroles : « Je crois qu’il ne vous a pas laissé de doutes. Vous devez le savoir mieux que moi. » Elle hochait la tête. Est-ce que c’est une preuve ça, avec n’importe quel homme, mais surtout un homme tel que Partonneau ?

— Tâchez de le savoir, implorait-elle. Il vous parlera peut-être, à vous, il vous dira la vérité. J’ai l’impression qu’il ne dit jamais la vérité aux femmes… Pourquoi souriez-vous ?

— Parce que je soupçonne qu’il ne la dit pas toujours, même aux hommes, en cette matière.

Je mentais. Ce qui m’avait inspiré ce sourire, c’était la réminiscence incongrue d’une phrase de Balzac dans la Dernière Incarnation de Vautrin : « Es-tu contente de ton milord ? » demande une amie à sa camarade, la Belle Normande, qui vient de faire la connaissance, au sens biblique du mot, du mouchard Peyrade, grimé en Anglais. « Ma chère, répond la lorette, quand il fait l’amour, c’est comme quand il vient de se raser. Il se regarde dans la glace, et l’on dirait qu’il pense : « Allons, aujourd’hui, je ne me suis pas coupé ! » Je songeais que, dans ses transports amoureux, Partonneau devait avoir, à peu de chose près, la même énigmatique attitude que le faux Anglais de Balzac. Pourtant, j’avais promis de poser la question, si délicate qu’elle me parût. Je me sentais plus que de la sympathie pour madame Vaubelle. Si c’eût été moi qu’elle avait eu la bonté de distinguer, j’en eusse été très sincèrement ému, j’eusse éprouvé cette sorte de reconnaissance qu’il est d’ailleurs presque toujours prudent de dissimuler, et qui vous jette à dire : « Mon Dieu ! Vous avez bien voulu !… Je ne le méritais pas ! »

Cette gentille madame Vaubelle avait gardé la plus louable fidélité à son époux, industriel du Nord, jusqu’au jour qu’infirmière bénévole dans un hôpital, elle y rencontra Partonneau, blessé assez gravement. Pour lui elle s’était désespérément compromise, avait fait les pires folies, celles qui se voient, abandonné son mari, son ménage, ses enfants, l’avait été rejoindre à l’autre bout de la France, puis à Paris. Elle l’aurait suivi au bout du monde, et en enfer. Est-ce qu’il pouvait y avoir un enfer là où était Partonneau ? Enfin, elle l’aimait comme seule, de nos jours, une septentrionale sait encore aimer un amant, avec abnégation, avec dévotion, sans le juger jamais, de toute son âme et de tout son corps : elle est d’une province où l’on retarde de cinquante ans sur Paris, où l’on persiste à prendre l’amour au sérieux, comme la religion — et la sienne, du reste, est restée fort vive. C’est ce que je me permis de suggérer à Partonneau, l’en félicitant, ajoutant qu’il avait lieu d’être fier de la passion qu’on lui témoignait.

— Elle est parfaite. Le jour où tu voudras, elle profitera du divorce que son mari demande contre elle pour abandon du domicile conjugal ; elle pourra même obtenir la nullité du mariage en cour de Rome, elle t’épousera. Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Elle en vaut du peine.

— Je ne sais pas !

— Tu ne sais pas ?

— Je crois que je pourrais l’aimer. Et j’en ai envie ! oh ! envie !

Il n’est rien de plus apparent que les sentiments forts chez Partonneau, justement parce qu’ils impriment à son visage une immobilité voulue, presque tragique. C’est, de sa part, dressage de volonté, acquis là-bas, dans des pays à coucher dehors — où l’on couche quelquefois dehors, en effet — et où il faut savoir dissimuler, parce que la vie même, la vie toute nue en dépend. Je vis qu’il était violemment, profondément ému.

— … Mais je ne veux pas m’attacher à elle, je ne veux pas l’épouser, surtout. Comprends-tu ? Nous ne sommes pas faits pour les Européennes, nous autres ! Ça finit toujours mal, nous nous trompons toujours !

— Tu as peur d’être trompé ?

Il haussa les épaules.

— J’ai l’habitude. Je ne connais pas un blanc, entends-tu, pas un blanc, dans les patelins où je suis allé, qui n’ait été fait cocu par son boy. C’est une loi inéluctable, une loi naturelle, de même que la pluie doit tomber tous les jours, entre midi et trois heures, dans la saison chaude, en pays tropical. Ici, je ne le serais peut-être pas par mon domestique, je le serais par… peut-être par toi. C’est plus honorable ! Seulement…

— Seulement ?…

— Quand ma congaïe, ou ma mousso, ou ma ramatou a manqué à ses devoirs de fidélité, je n’en suis pas moins son maître. Son maître à tel point qu’elle me doit l’argent qu’elle a reçu, si on l’a payée. Elle ne me quittera pas pour ça. C’est moi qui la chasserai, si je veux, qui la garderai, s’il me convient. Mais celles d’ici !… Elles se fourrent dans la tête des idées extraordinaires. Elles n’ont pas de maîtres, ou se figurent qu’elles n’en ont pas, qu’elles sont libres. Cette petite Vaubelle est charmante, oui, charmante, et comme il me plaît. On dirait qu’elle n’a pas de volonté, hormis la volonté de l’homme qu’elle aime. Eh bien, elle en a une ! Elle ne saurait s’empêcher d’en avoir une. Elle aurait une vie à côté de la mienne, une vie où je n’entrerais pas, où je n’aurais pas le droit d’entrer. Et elle a déjà quitté un homme, de son gré. Pourquoi n’en quitterait-elle pas un autre ?

— Parce que c’est elle, et parce que c’est toi.

Il secoua la tête.

— Belle raison ! Non, non ! On ne possède vraiment, on n’est maître que des femmes qu’on achète. Et dans ce pays-ci, on n’achète pas, on loue. On loue pour un temps. Ou bien on est acheté : c’est la dot. On n’a rien, rien de sûr, dans le premier cas. Dans le second, on est esclave. Et pourtant, pourtant !…

— Pourtant ?

— J’en ai une envie folle ! Être un Européen comme les autres, bon Dieu ! Un vrai, avec une maison, une femme, un piano, des enfants ! Et il y a tant de choses, au fond, qui sont pareilles, partout ! Je me souviens, une fois… C’était dans la Haute-Guinée. J’étais malade, malade à crever. J’aurais dû crever. Une bilieuse hématurique. C’est une drôle d’impression, que tu ne connais pas, quand on croit qu’on n’a pincé que l’accès de fièvre banal, ordinaire, et qu’on voit tout à coup le sable rester noir sous un jet de son urine : le sang, le sang qui s’est décomposé dans les reins, le sang empoisonné ! On se dit : « Demain, après-demain, je n’y serai plus ! » Inutile, d’ailleurs, de s’occuper de soi. On sait qu’on est foutu, qu’on aura le délire, et qu’on ne se rappellera rien : rien de rien, jusqu’à la fin. On se voit mort, on est déjà mort en esprit. C’est très reposant.

» Je m’en suis tiré. Un miracle. Tout seul. J’ai oublié entièrement ce qui s’est passé, ce qu’on a fait de moi, pendant deux ou trois jours. Je me vois seulement, je ne sais combien de temps après, couché dans mon tipoï, une espèce de hamac à deux porteurs, sur une piste qui traversait une de ces régions africaines dont on finit par avoir horreur, même en bonne santé, tant il y en a qui se ressemblent : de petits arbres qui restent toujours nains, malingres, malheureux, parce que les indigènes fichent le feu à la brousse chaque année et que les arbres ont eu trop de peine, en vérité, à survivre à l’incendie. Parfois, un fromager, un peu plus grand, qui pleure mélancoliquement, en automne, les larmes bleues de ses pétales. Et il n’a pas de feuilles : seulement ces fleurs qui veulent mourir. Ou bien un baobab ridicule, ventru, une espèce d’énorme betterave devenue folle, sur lequel des cynocéphales sont grimpés comme des gamins qui regardent passer un cortège. Et ils crient ! Ils crient ! Il me semblait les comprendre : « Le blanc va mourir ! Le blanc va mourir ! C’est bien fait ! Fallait pas qu’y aille ! » Et le sol est fait comme de scories de hauts fourneaux : une terre ferrugineuse, la latérite, tu sais, que le soleil transforme, jusqu’à des mètres de profondeur, en une matière sonore, pleine d’alvéoles, pareille à une énorme éponge métallique. Ça fait que les porteurs vont lentement. Leurs pieds nus leur font mal. Ils marchent comme sur des œufs, des œufs bouillants.

» Et voilà que, subitement, ils se sont arrêtés. Arrêtés tout à fait ! C’est le sentiment de cette immobilité qui m’a sorti de ma torpeur, je pense. Tout m’était devenu bien égal. Mais des porteurs sont faits pour aller ! Et je voulais rester un chef, un chef qui commande, pour qui on fait son devoir, tant qu’il est vivant. Je cherchais des mots pour un ordre. Je ne les trouvais pas dans ma cervelle brouillée. J’ouvrais les yeux sans voir. Mais, à la fin, je vis.

» … Deux têtes de négresses, penchées au-dessus de ma tête. Une vieille, sèche comme un de ces troncs rabougris, autour de moi, et une jeune aux seins déjà longs, pendants, parce qu’elle nourrissait son premier enfant, accroché derrière son dos. Elle passa doucement, oh ! doucement, ses mains sur mon front, mes cheveux, mes joues. Et puis elle murmura quelque chose à la vieille, qui lui tendit un canari, une grande jarre pleine de lait. Dans ce pays-là, les Coniaguis — c’étaient deux Coniaguies — ont des bœufs. Et ce sont des gens très sauvages, qui ne donnent jamais l’hospitalité, jamais la moindre chose à un étranger : au contraire de tous les autres noirs, qu’on ne saurait regarder prenant leur repas sans qu’ils ne se croient tenus de vous en offrir une part. Il n’y a même pas de case pour les étrangers, dans les villages coniaguis. Vous pouvez crever à leur porte sans qu’ils lèvent les yeux. C’est un point intéressant d’ethnographie. Je l’ai noté. Tu trouveras ça dans une de mes communications à l’Institut d’Anthropologie, avec d’autres choses assez drôles. Ce sont les plus libres des hommes, les plus braves et les plus durs.

» … Eh bien, je sentis tout à coup que cette négresse, la jeune, faisait signe à la vieille de me soulever la tête. Elle approcha le canari de mes lèvres et prononça un mot qui veut dire : « Bois ! » je suppose.

» Et je bus, je bus à longues lampées, le lait crémeux, ce lait qui était presque du beurre. Il me semblait boire non seulement la santé, non seulement la vie, mais la bonté, la charité, la maternité des femmes, de toutes les femmes ; il me semblait que j’étais redevenu petit enfant, que c’était ainsi, en tout petit enfant, que celle-là me voyait, me prenait, que je buvais le lait de ses mamelles. Quand ma tête retomba, quand j’eus l’air d’en avoir assez, elle sourit d’un air satisfait — et elle est partie. Je ne l’ai jamais revue, et je penserai à elle, toujours, plus qu’à aucune de celles qui ont cru m’accorder une faveur insigne en me prêtant l’accès, pour un instant, de ce petit muscle hospitalier dont elles ont fait, dont nous avons fait — qui dira pourquoi, en raison de quelle folie ? — le siège de leur vertu et de leur honneur… The woman that gave thee milk, comme dit la Mère Louve à Mowgli, dans Kipling. Ah ! oui, ça, ça !…

» Je ne l’ai jamais oublié. Mais ce regard de la Coniaguie qui m’a donné du lait, je l’ai retrouvé, il y a un an, dans les yeux de madame Vaubelle penchée sur moi, à l’hôpital. C’est ça qui m’a attaché à elle. C’est ça qui m’a fait espérer. J’ai cru comprendre qu’au fond de toutes les femmes, et de tous les hommes, demeurent des sentiments très primitifs, élémentaires, sur lesquels on pourrait s’entendre. Et alors, alors !… Ah ! mon vieux, ce serait le rêve. Devenir un homme comme tout le monde, au lieu d’une espèce de monstre, un solitaire qui, toute sa vie, a vécu, uniquement vécu, par son cerveau, ses muscles et sa volonté !


Le lendemain matin même, je courus rapporter ces confidences favorables à madame Vaubelle. Elle revenait de la messe.

— J’y vais tous les jours, me confia-t-elle. Au temps de mon mariage, je n’y allais que le dimanche. Mais quand « il » a failli mourir, à l’hôpital, j’ai pris l’habitude. J’ai fait vœu, même, si vous voulez savoir, de continuer toute ma vie, s’il guérissait.

Ainsi, dans le temps qu’elle commettait l’adultère en esprit, dans le temps même qu’ensuite elle l’avait commis dans sa chair, elle n’avait jamais conçu que c’était un péché, ce qu’elle demandait au Seigneur, et que sa prière, les intentions mêmes de sa prière au pied de l’autel, n’étaient qu’un sacrilège. Il ne pouvait y avoir de péché, puisqu’elle aimait ! Dieu et son désir ne pouvaient être que d’accord. Je me promis de faire savoir à Partonneau qu’en cela encore elle était près de l’humble Africaine à peine entrevue par lui, une des fois qu’il agonisait ! Ah ! certes, Suzanne Vaubelle était aussi simple, aussi primitive. Chez elle, l’instinct, le sentiment étaient tout : la raison, la civilisation, la morale, les dogmes, passaient sur elle comme l’eau sur de l’huile. De même, souhaitant peut-être la fin de l’époux qui la battait, l’Africaine allait en cet instant planter un clou dans le fétiche de son village pour lui dire : « Rappelle-toi de faire mourir cet homme ! »

… Il était onze heures. Et voilà que toutes les cloches, dans toutes les églises, commencèrent de sonner. Elles évoquèrent pour moi, une seconde, le premier jour de la guerre, le tocsin dans les campagnes, le terrible tocsin qui criait aux hommes : « Allez, on vous veut, c’est l’heure du massacre ! » Mais, cette fois, c’était l’anti-tocsin, c’était l’armistice. Il était signé. Quinze cent mille de ces hommes étaient morts, mais non pas en vain. Ils avaient vaincu. Leurs os avaient vaincu ! Voulant courir chez Partonneau, me réjouir avec lui, je me sentis lié, roulé dans une vague de foule. Tout le monde était dans la rue. Vous vous souvenez, n’est-ce pas, vous vous souvenez ! C’était un délire immense, une ivresse de joie, de cauchemar fini, qui faisaient couler les larmes. On s’embrassait. On embrassait n’importe qui. Dans un tourbillon humain, à une station du métro, une femme m’embrassa, une jeune femme du peuple, aux yeux égarés, dont les bras s’ouvraient, dont le corps s’offrait à moi, à tous. Et, baissant la tête pour recevoir le baiser que je lui rendais, comme la vieille amante dans le Bel-Ami de Maupassant, elle enroula quelques-uns de ses cheveux autour d’un bouton de mon pardessus, et tira, pour que cela lui fît un peu mal, pour avoir un peu mal dans une occasion telle : sublime conception de vouloir mêler la douleur physique à la joie du cœur, de les confondre, comme pour un enfantement ! Moi-même, j’avais les larmes aux yeux en arrivant chez Partonneau.

— L’armistice est signé ! La guerre est gagnée !

Il fumait sa pipe bien tranquillement. Il n’avait pas même ouvert sa fenêtre pour voir ce spectacle qu’on ne reverra plus jamais, cette fête spontanée du triomphe.

— Il paraît, fit-il, il paraît…

— Tu n’as pas l’air d’en être sûr ?

— Si, si !… On rédige aujourd’hui le bulletin de victoire. Je connais ça. Il faudrait savoir ce que c’est que la victoire. C’est tellement différent, selon l’idée qu’on s’en fait !

» … Une fois, j’accompagnais une colonne dans l’ouest sakalave, à Madagascar. Une belle colonne, tu sais, avec deux batteries de montagne, et tout ce qu’il faut pour la majesté des opérations. Vers midi, un jour, des coups de feu partent de la brousse. Ennemi invisible, naturellement, mais pas un homme atteint. Ça n’empêche pas de disposer les deux batteries dans l’ordre indiqué par le règlement d’artillerie le plus récent, de diriger deux ou trois volées d’obus sur un point également indiqué par le règlement, et d’envoyer ensuite une compagnie pour voir. Personne. L’ennemi avait pris la fuite. C’était donc une victoire, on rédigea le bulletin de victoire. Bon ! Le lendemain, à la même heure, nouveaux coups de fusil, mais, cette fois, une douzaine de tirailleurs amochés. On enlève les morts, et le toubib s’arrange comme il peut avec les blessés ! Sais-tu ce qu’il leur trouve dans la peau ? Les débris des obus qu’on avait tirés la veille. Les Sakhalaves avaient de la poudre pour nous faire la guerre à leur manière, mais pas de balles pour charger leurs pétoires. Et ils n’avaient fait la première attaque, vingt-quatre heures auparavant, tirant à blanc, que pour qu’on leur tire dessus, pas à blanc, et se procurer de la mitraille. Alors, ne crois-tu pas que ce jour-là, eux-mêmes n’avaient pas de leur côté rédigé leur bulletin de victoire ? Eux aussi, ils avaient réalisé leur but de guerre. Quand il y en a un qui joue aux échecs, l’autre aux dames, et l’un contre l’autre, ça peut arriver. Demande-toi, si tu es intelligent, si les Boches, à cette minute, ne rédigent pas leur bulletin de victoire. Si les buts sont différents !

— Mais quels buts ?

— Penses-tu qu’on fasse la guerre, à l’époque où nous sommes, pour des morceaux de terre ! Aux colonies seulement : dans les patelins où prendre la terre, c’est s’approprier l’homme qui est dessus, sa puissance de travail. Mais en Europe ! On se fait la guerre pour augmenter sa propre puissance de production, de richesse, de possibilités de richesses, et diminuer celle de l’adversaire. Les Boches ont détruit la nôtre, pour dix ans, vingt ans. Ils ont gardé la leur. Voilà…

— Mais ils paieront, ils doivent payer !

Partonneau siffla.

— As-tu jamais vu quelqu’un payer quand il ne veut pas ?… Non, vois-tu, nous avons gagné la guerre, mais les Boches ne l’ont pas perdue.

Je me suis rappelé cette conversation, plus tard !… A ce moment, je me contentai de plaindre Partonneau ; sans doute il était en cet instant le seul, de tous les Français, à ne pas demeurer convaincu que la victoire était la victoire, qu’on aurait du vaincu tout ce qu’on voudrait, qu’on lui dicterait sa volonté. Je pensais avec pitié : « Il est de ceux à qui la guerre a donné la tape. Alors, il se regarde, et juge la France d’après lui. » Lui aussi, au cours de son existence, il avait gagné ses guerres, toutes ses guerres. Maintenant, il était fatigué, il était… il était fini ! Il penchait donc à décider que sa patrie lui ressemblait ! J’en souffrais comme d’une humiliation personnelle ; je l’aimais, je l’admirais tant ! Durant de si longues années, les années d’avant-guerre, les années où l’on était « le vaincu », il avait si pleinement personnifié pour moi le Français qui ne désespérait pas, qui n’avait pas bavardé sur des ruines, et agissait, montrant que nous étions encore et toujours des mâles ! Il parut pénétrer ma pensée.

— Tu es en train de te dire que je ne suis plus qu’une vieille gloire, n’est-ce pas : la même chose qu’une vieille lune ? Possible. Tu verras si toi-même tu vieillis comme tu aurais vieilli, sans la guerre. Ceux qui profiteront d’elle, ce sont les générations trop jeunes pour l’avoir faite, rappelle-toi : parce que celles-là verront le monde nouveau comme il est, tandis que pour nous, les vieux, et pour tous ceux qui l’ont faite, nous resterons toujours empêtrés dans le souvenir de ce qui a été, et que ça nous gênera pour comprendre. Nous n’avons qu’à nous laisser manger.

— Manger ?

— A lâcher de bonne grâce la place qu’on nous enlèverait de force, si tu veux. Prendre sa retraite, enfin. Notre rôle est fini, mon vieux, bien fini… Voyons, raisonne ! Tu noircis du papier, toi. Eh bien : des écrivains qui s’étaient fait un nom avant 1815, quels sont ceux qui ont continué à exister, je veux dire à être lus, après Waterloo ? Les conditions de la société étaient nouvelles, ils n’ont pu s’y adapter. Nous ne nous adapterons pas davantage.

Je refusais d’accepter un seul mot de ce qu’il considérait comme des vérités attristantes, mais incontestables. Ce n’est que pour arriver à mon but, sur un autre terrain, que j’accordai :

— Soit, la retraite. La tienne sera belle : presque jeune encore, devenu un ancêtre, un des créateurs de la plus grande France, comme disent les faiseurs de phrases. Et, avec la gloire, l’amour, la fortune même.

— L’amour, la fortune ?…

— Madame Vaubelle. Un signe de toi et elle t’apportera tout cela.

Il ne répondit pas.

— Voyons, Partonneau, il faut te décider, il faut que ce soit oui ou non, et rapidement. Agir d’autre façon, à l’égard d’une telle femme, ce serait de la malhonnêteté. Tu n’es pas comme les autres, et c’est pour cela qu’elle t’aime, mais tu n’es pas un mufle.

Je retrouvai dans ses yeux cette étrange illumination qui m’avait frappé si souvent, du temps qu’il était lui, tout à fait lui : le si terriblement perspicace Partonneau.

— Attends encore quelque temps. Je te donnerai une « décision », comme tu dis, le jour où nous aurons une décision dans l’affaire Blazeix.

— L’affaire Blazeix ? Quelle affaire ? Et quel rapport ?

Il haussa les épaules.

— Tu verras. Attends, te dis-je.


Un mois plus tard, la Banque du Pacifique, sans suspendre entièrement ses paiements, avouait ses embarras, sollicitait le secours des autres établissements de crédit. Il se pouvait qu’elle l’obtînt ; il se pouvait aussi qu’elle sombrât. On ne savait rien. Une seule chose était sûre : c’est qu’elle devait réduire ses entreprises, pratiquer de larges économies sur son personnel. Il ne partirait jamais pour l’Extrême-Orient, il ne jouirait jamais de son magnifique salaire, le pauvre Blazeix ! Je le rencontrai le lendemain du jour où ces mauvaises nouvelles commençaient de se répandre. Il serait inexact d’écrire qu’il ne paraissait en éprouver nulle déception, mais il avait si bien su, toute sa vie, se passer d’argent, il avait si peu de besoins ! « J’avais fait un rêve, un joli rêve, me dit-il, voilà tout ! C’est un peu ennuyeux !… » Puis il me parla, sans transition, de ses essais sur la résistance des fibres d’un textile nouveau qui venait de lui parvenir de Madagascar. Brave Blazeix ! C’était un homme qui ne songeait qu’à travailler, pour le plaisir : « Il faudra que vous veniez voir ça, à mon laboratoire de Saint-Mandé, ajouta-t-il ingénument. Ça, et d’autres choses… Connaissez-vous ?… »

Il tira de sa poche deux ou trois graines desséchées qui ressemblaient aux cosses d’un très gros haricot, ou encore à celles que laissent tomber, vers la fin de l’automne, certains arbres acclimatés dans nos pays, tels que l’acacia ou le vernis du Japon.

— J’ai reçu ça, il y a cinq ou six semaines… Très intéressant : c’est le moukiga, le poison utilisé le plus fréquemment par les sorciers du Congo. On broie les graines dans l’eau de la boisson, tout simplement. Le philtre agit en quelques jours ou en deux, quatre, six mois, à la volonté de l’opérateur : ça dépend de la dose, et la mort est naturelle, tout à fait naturelle, produite par des perforations de l’intestin qui rappellent, à s’y méprendre, les effets d’une entérite aiguë… La cause véritable ? Un alcaloïde tout à fait spécial. Je l’ai obtenu, l’alcaloïde, à l’état pur, et essayé sur des cobayes : alors c’est foudroyant !

Il me montra un petit tube.

— Et vous emportez ça chez vous, Blazeix ? Bon Dieu, vous feriez mieux de laisser ces choses-là dans votre laboratoire !

— Bah ! J’ai aussi mon petit atelier chez moi. Le soir, je travaille encore.

— Dites-moi, il n’est pas du côté de la cuisine, votre atelier ?

Il se mit à rire comme un enfant.

— Non, non ! Ne craignez rien !


Le surlendemain, c’est Partonneau qui sonna chez moi. Il alla s’asseoir à sa place ordinaire, sur le canapé, en face de ma table de travail, bourra sa pipe et, durant cinq minutes, n’ouvrit pas la bouche. Je le voyais bien, il voulait imposer à ses traits cette immobilité impénétrable qui, je l’ai déjà noté ailleurs, n’est chez lui que la marque de sentiments ou d’émotions qu’il dissimule. Mais, cette fois, l’orage intérieur était si fort qu’il avait agi sur tout son organisme impaludé ; on voyait reparaître sur son visage cette espèce d’hémiplégie faciale qui le défigure aux instants d’épuisement physique ou de crise morale. Retirant sa pipe de ses lèvres convulsées :

— Je viens de chez Blazeix ; il est mort, tu sais !

Il avait si mal prononcé, malgré toute la puissance de son vouloir, que j’eus peine à comprendre. Et puis, la nouvelle était si surprenante !

— Tu dis ?

— Je dis que Blazeix est mort cette nuit…

— Mais de quoi ? C’est impossible, c’est… c’est effroyable !

— De quoi… Demande-le au médecin. Il a trouvé la mort toute naturelle, le médecin : péritonite foudroyante. Tu comprends, un homme qui avait eu deux fois la dysenterie, une fois le choléra, sans compter toutes les petites misères que nous rapportons… Sa femme a expliqué le cas de la façon la plus lucide. Tout est en règle. On l’enterre mardi. Voilà…

Je regardai Partonneau dans les yeux.

— Et tu crois, toi ?…

— Je ne crois rien du tout. Je crois ce que croit le médecin. Mon cher, il ne doit jamais y avoir qu’une vérité : la vérité officielle. Sans ça, où irions-nous ?

— Partonneau, murmurai-je d’une voix si basse que moi-même j’avais peine à m’entendre, alors, l’assurance ?…

— Eh bien, la compagnie la paiera, l’assurance. C’est une consolation pour madame Blazeix, n’est-ce pas ?

— Oui, oui !… Partonneau !… Avant-hier, je l’avais rencontré, Blazeix, et il m’a montré, en tube, je ne sais quel poison équatorial.

— Tu supposes qu’il s’est suicidé ? Suicidé gentiment, discrètement, en douceur ?

— Non… Il n’avait pas l’air d’y songer, ce n’était pas un homme à ça.

— Et Karpovitch ? Tu te souviens… Est-ce qu’il avait l’air d’un homme à se suicider ? Pourtant… Ou bien on l’a peut-être suicidé, Blazeix, on lui a fait comprendre… Mais alors, il a joliment bien joué le jeu ! Pendant vingt-quatre heures, il paraît qu’il a souffert comme un damné, et sa femme a fait venir un médecin, le même qui a signé le permis d’inhumer. Il ne lui a rien dit, au médecin, sinon que c’était une crise, qu’il connaissait ça, qu’il n’avait besoin de personne.

— Tu en conclus ?… Ah ! Tu ne veux pas dire ce que tu en conclus !

— Tu vois bien que je ne dis rien !

Un silence encore. Puis, il décida d’une voix bien égale cette fois :

— La petite madame Blazeix va jouir d’une existence confortable…

— Partonneau, quand je t’ai parlé de ce que tu sais pour madame Vaubelle, il y a six semaines, tu m’as répondu : « Nous en recauserons quand nous aurons vu la fin de l’affaire Blazeix. » C’est à ça que tu faisais allusion, c’est ça que tu prévoyais ?

— Pas précisément… Peut-être quelque chose dans ce genre-là. Et si Blazeix n’avait pas été un colonial, je veux dire un imbécile en tout ce qui concerne les femmes de ce pays-ci, il n’aurait jamais associé son existence à celle de cette femme !… Nous sommes tous pareils !

Il jeta ces derniers mots avec une rudesse qui parut le déchirer lui-même.

— Tiens, fit-il, allons nous promener. Blazeix est mort à Paris au lieu de claquer là-bas : un point, c’est tout. Qu’il n’en soit plus question, hein ? Pauvre bougre, tout de même ! Il aurait fait encore de si belle besogne. Pas usé encore tout à fait, lui !… Dix ans de moins que moi !…


C’était un de ces jours de lumière, comme il n’en est que sous le ciel de l’île de France, d’une telle limpidité qu’ils donnent l’impression de tout voir et de tout aimer, parce qu’on distingue tout, légèrement, sans efforts. Sans dire quoi que ce soit d’important, j’entends qui tînt aux deux sujets dont, seuls, nos esprits pouvaient s’occuper : cette fin brusque et angoissante de Blazeix et la résolution qu’il fallait enfin que prît Partonneau à l’égard de madame Vaubelle, presque silencieusement, à pied, nous gagnâmes le bois de Boulogne, puis cette rive de la Seine devant laquelle, au delà de l’eau grise ou diaprée des couleurs du prisme par les essences subtiles suintant de la coque des vieux bateaux charbonniers, assomptionne Saint-Cloud et son coteau. Il n’est guère que les gens qui sont allés très loin, qui sont allés partout, pour savoir apprécier, pour oser apprécier ce qui peut chaque jour s’offrir au regard. Je connaissais l’affection de Partonneau pour ce paysage ; il l’estime un des plus aimables du monde. Nulle part en France, ni ailleurs, la nature n’épouse plus harmonieusement l’œuvre des hommes. Pas de maison qui ne lève la tête à travers une touffe d’arbres comme un petit oiseau le bec au-dessus de son nid. Le clocher même de la petite ville, bien que tout neuf et trop maigre, fait « à l’économie », ne parvient pas à déparer cet ensemble, exquis à toutes les saisons de l’année — soit que les frondaisons portent leur audacieuse parure printanière ou les somptuosités plus lourdes et brûlantes de l’automne, soit que les branchages lointains, l’hiver, apparaissent lilas sur l’horizon, ou d’un blanc rose, très tendre, s’il a neigé. Par surcroît, ajoute Partonneau, on peut aller voir ça quand il vous plaît ; et les Japonais, qui sont des hommes sages, nous enseignent qu’il n’y a de vraiment belles que les belles choses qu’on a sous la main, qu’on fréquente à sa convenance ; des autres, on ne garde qu’une impression de rareté, on les a vues pour en parler, plus que pour en jouir.

Il faut traverser une petite pelouse et gagner le bord de la Seine, où personne jamais ne va. Alors, vous pouvez rester tout seul, avec cette jolie chose toute à vous, comme un millionnaire ; vous en êtes le maître. A cette époque, on trouvait là une espèce de ponton, abandonné depuis dix ans. Une crue plus tard l’a emporté ; du reste il tombait en ruines. Sur ce ponton demeurait un banc, mal sûr, à la vérité : la prudence commandait d’éviter le milieu pour ne s’asseoir que sur les extrémités au-dessus des piédroits. C’est ce que nous fîmes, Partonneau et moi. Ainsi, nous avions l’air de jouer à je ne sais quel jeu puéril, nous regardant, mais sans nous rapprocher.

… Et Partonneau prononça très doucement, comme on soupire :

— C’est ennuyeux de quitter ça aussi !

Jamais encore il ne m’avait parlé de rien de pareil.

— Comment, lui dis-je, tu repars ?

— Non, non, je m’en vais…

Vous ne comprenez pas la différence ; cela doit vous paraître un propos d’imbécile. « Partir » ou « s’en aller » ont toujours passé pour des synonymes. Mais j’avais tellement l’habitude de son esprit, et de l’entendre à demi mot ! « Partir », pour lui comme pour moi, cela signifiait l’aventure devenue naturelle, l’exercice du vieux métier, l’océan traversé, puis la « mission » quelque part, ou bien le poste n’importe où, la besogne administrative chez les noirs ou les jaunes, le proconsulat colonial, quoi ! avec sa monotonie, ses bâillements, mais aussi ses rudes plaisirs, que vous ignorerez toujours, vous les gens d’ici, vous les « éléphants ! » S’en aller, ce n’est pas la même chose, c’est même le contraire : c’est abandonner. Partonneau abandonnait, voilà ce qu’il voulait dire. Il quittait à la fois Paris et les colonies.

— Alors, où vas-tu ?

— Mon vieux, si c’était pour l’Angleterre et comme Anglais que j’aie fait ce que j’ai fait, je serais aujourd’hui baronnet, ou tout au moins knight, enfin j’aurais un manche à mon nom, comme ils disent, de quoi je me ficherais d’ailleurs comme de ma première paire de chaussettes. Mais, avec le titre, une dotation : les Anglais, qui ne sont bêtes qu’en apparence, ont compris que noblesse sans richesse, c’est de la blague, ils vous collent sagement les deux ensemble. Mais je suis Français, et c’est pour la France que j’ai travaillé ; on vient donc de me nommer commandeur de la Légion d’honneur en me fendant l’oreille, distinction impressionnante pour laquelle j’ai acquitté quatre-vingts francs de droits de chancellerie, et toucherai toujours la peau, n’étant qu’un pâle pékin. Ma retraite va être liquidée à huit mille francs, ce qui est, paraît-il, exceptionnel et magnifique. Je dois me féliciter que mes vieux, en mourant, m’en aient laissé à peu près autant, sinon ce serait la mendicité. Même ainsi, ce n’est pas assez pour Paris. Je ferai donc comme les autres, ce sera le trou, le petit trou aussi peu cher que possible, le plus loin possible, en Bretagne ou dans le Midi. Tu me diras que je pourrais aussi faire comme quelques autres, et que les conseils d’administration n’ont pas été inventés pour les chiens…

— Il n’y a pas que ce moyen, et tu le sais : Il y a elle. Et tu ferais, avec ton bonheur, le bonheur de celle-là.

— Il y a deux choses que je ne comprendrai jamais, cria-t-il, que nous ne comprendrons jamais, nous autres de là-bas : ce sont les affaires d’ici et les femmes d’ici. Et ça se mêle, ça se confond, ces femmes et ces affaires ! Tu le vois bien, maintenant !… Tout de suite, quand ce malheureux Blazeix m’a annoncé d’abord son mariage, puis « sa chance », j’ai eu le pressentiment de ce qui arriverait !

— Admettons. Il n’y a qu’une conséquence à en tirer : c’est qu’à toi ça ne serait pas arrivé. Tu aurais vu le coup, tu te serais défendu. Mais qu’ai-je même à faire cette supposition ? Elle est odieuse ! Madame Vaubelle est ce qu’il y a de mieux comme Française, tu entends, ce qu’il y a de mieux !

— Je le crois… Tiens, tu te rappelles, quand on donne un coup de marteau sur l’arbre de couche d’une machine pour savoir s’il n’y a pas de paille, et qu’on dit : « Ça sonne bien !… » Elle sonne bien, cette femme-là, c’est du bon métal.

— Alors ?… Et, tout à l’heure, en regardant cette eau, ces arbres, la colline, les maisons, ce n’est pas seulement à eux que tu pensais. Tu as dit : « Il va falloir quitter ça aussi. » Aussi ! Donc, il y a elle. Tu regrettes de la quitter.

Ce fut comme si on l’eût frappé sur une cicatrice.

— Eh bien, oui je la regrette ! Il est même probable que je la regretterai toute ma vie ! Je la regrette, mais je ne la connais pas. Je n’ai jamais eu le temps de connaître aucune femme blanche, des vraies. Je suis plus bête en ça qu’un curé ! Tu en as vu, n’est-ce pas, des curés qui lâchaient tout pour une femme ? Et laquelle, bon Dieu ! Pourtant, ils avaient eu le confessionnal, ça aurait dû les former. Moi pas !… J’aurais peur, bêtement, injustement peur, toute ma vie, à côté d’elle, comme un mauvais cavalier sur un cheval de sang. Je le lui montrerais, et je me montrerais comme je ne veux pas qu’elle me voie, méfiant quand il ne faut pas, jaloux par incompréhension. Voilà où nous en sommes, nous, les coloniaux : à ne pas savoir distinguer entre la pire et la meilleure, ne sachant en France que ce qui n’y sert à rien, et, de ce que savent les derniers des idiots, ignorant tout… Des blanches, des Françaises, oui, j’en ai eu, parbleu ! Et, peut-être, qui en auraient valu la peine si j’avais su. Mais rappelle-toi : est-il une seule de mes bonnes fortunes que j’aie osé élever au-dessus du niveau d’une aventure de potache ou d’étudiant ? J’ai blagué ce que, peut-être, je n’aurais pas dû blaguer : par peur d’être roulé. En amour, je suis noué, je resterai noué. Il est trop tard. Oui, c’est un grand malheur, mais il est trop tard !


Une quinzaine à peine est passée. Voici ma petite amie Camille qui tombe chez moi. En trombe, naturellement, et toute seule. Vous ne voudriez pas qu’à seize ans une fille comme elle, accoutumée à courir les forêts du Laos paternel en flanquant des coups de cravache sur le chapeau des coolies qui ne saluent pas assez vite, s’encombre à Paris d’un chaperon. Elle n’attend pas un quart de minute pour m’apprendre l’objet de sa visite : c’est l’orgueil des Européens transplantés en Extrême-Orient, pour se distinguer des jaunes, qui en abusent, de mépriser les circonlocutions, de sauter à pieds joints sur les possibles ou décentes entrées en matières. J’ajouterai que Camille n’avait pas même daigné me souhaiter le bonjour.

— Est-ce vrai, demanda-t-elle, tout de go, que M. Partonneau n’épouse pas madame Vaubelle ?

— En a-t-il jamais été question ?

Je crois avoir fait entendre qu’elle n’est point patiente. Et comme j’ai l’habitude, quand je suis embarrassé, de paraître considérer avec une attention profonde ce que je suis en train d’écrire, d’un coup de main, elle balaye les papiers qui couvraient ma table.

— Camille !

— Je n’aime pas qu’on mente mal ! C’est insupportable, et tu as l’air bête. Tout le monde sait que M. Partonneau était avec madame Vaubelle.

— Comment ? Qu’est-ce que c’est que ces mots-là ?…

— … Je me trompe. C’est madame Vaubelle qui était avec M. Partonneau. C’est elle qui voulait l’épouser, hein ? qui aurait tout fait pour se faire épouser — et aujourd’hui il ne la voit plus, jamais, jamais, ni devant le monde, ni toute seule… Pas la peine de faire celui qui tombe des nues ! En huit jours, elle a vieilli de vingt ans. Elle a… elle a son âge. On prétend qu’elle va se réconcilier avec son mari, le monsieur qui fait du fil, dans le Nord. Tout ça, on l’a raconté devant moi chez les Bohatier… et aussi que tu avais été l’un des premiers informés, que c’est toi qui as servi de commissionnaire à M. Partonneau.

J’évite de répondre directement.

— Admettons que c’est vrai, qu’est-ce que ça peut te faire ? Camille, occupe-toi de ce qui te regarde.

— Je m’occupe de ce qui me plaît.

— Tu t’occuperas de ce qui te plaît au Laos. Ici, tu n’es qu’une petite fille. Tâche de te conduire en petite fille convenable, et fiche-moi la paix.

Elle me ficha la paix sans insister, ce qui ne fut pas sans m’étonner un peu. Mais la suite de l’interrogatoire que j’avais dû subir fut à mon sens, ainsi que, je le présume, au jugement de toutes les personnes raisonnables, encore plus inattendue. Camille, au sortir de chez moi, avait couru chez Partonneau, pour lui tenir un discours qui peut se résumer ainsi :

« Puisque vous n’aimez plus madame Vaubelle, c’est moi qu’il faut aimer. Moi, c’est fait ! C’est fait depuis que je vous ai vu… A votre disposition. Nous retournerons là-bas ensemble. Papa ? Il fait tout ce que je lui demande. Et je voudrais bien savoir ce qu’il pourrait trouver à redire à monsieur Partonneau. Vous m’épouserez si vous le préférez. Ça, c’est votre affaire. Pour le reste, ce sera quand vous voudrez. Mais je préférerais que ce soit tout de suite, parce que j’ai un peu peur. »

Je répète d’après Partonneau, et dans tout ce qu’il dit apparaît presque toujours une nuance d’ironie qui vient des étranges raccourcis de sa parole. Il semblait visiblement décontenancé. Il était neuf heures du soir, je finissais de dîner.

— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Je l’ai fichue à la porte !

— Comme ça, brutalement ?

— Non… avec des mots gentils… Et je l’ai embrassée. Oui, je l’ai embrassée ! Il n’y avait pas moyen de ne pas l’embrasser, c’est drôle ! Elle se laissait embrasser tant que je voulais, et si j’avais voulu… Puisqu’elle venait pour ça !… Mais je l’ai fichue à la porte.

— Pour toujours ?

Pas de réponse directe :

— … Tiens, viens chez moi !

— Nous pouvons bien causer ici…

— Viens chez moi ! Je n’y vois plus clair.

Savez-vous ce que c’est que la jalousie des hommes qui vieillissent ? Un sentiment désolant, amer et résigné tout ensemble. Je l’éprouvais en cet instant. J’eusse volontiers aimé madame Vaubelle, je l’ai avoué. J’adore lâchement, en esclave, cette petite Camille. Elles ne m’ont jamais regardé. Et elles étaient tout entières, de corps et de volonté, à ce Partonneau, ce Partonneau que j’aimais aussi, que je ne pouvais m’empêcher d’aimer, et qui les faisait souffrir. Du moins, il avait fait souffrir madame Vaubelle, et il s’était résolu, bizarrement, absurdement, à la faire encore souffrir. Mais Camille ? J’en étais moins sûr. Alors, c’était moi qui souffrais…


Chez Partonneau. Un appartement de trois pièces, mais vastes, rue Lhomond, dans une vieille maison, ancien couvent désaffecté, je crois. Les fenêtres donnent sur des jardins et du silence. Pas un bibelot, pas un souvenir exotique, dans le logis de cet homme qui ne s’est pas contenté de courir la terre entière, mais y séjourna, s’y fit partout des demeures. C’est par là que je comprenais combien son imagination est forte : il n’a besoin de rien pour se rappeler. Des livres, seulement, des collections de cartes et de dossiers, et, parmi ces livres, au-dessus même, des romans policiers, la plupart anglais. Presque pas de meubles. Dans son cabinet, une large table en bois blanc, posée sur tréteaux, pour étudier les cartes ou en dessiner. Mais, dans un coin, un de ces matelas « cambodgiens » durement rembourrés, articulés, et qui se replient de façon à pouvoir s’emporter comme une valise. Partonneau ouvrit un placard, en retira la petite lampe dont je connais bien la forme et l’emploi, deux longues aiguilles, un pot à opium en corne de buffle, et une pipe au tuyau de bambou, de celles qui sont les plus communes, mais vieille et bien parfumée, très douce.

Je levai le couvercle du pot à opium. La drogue y avait séché. Dure comme du bois, elle avait maintenant l’apparence d’une plaque de vernis brun, couverte de poussière. Partonneau essuya cette poussière et mit une bouilloire sur un réchaud.

— Il va falloir faire fondre l’opium, dit-il. Voilà près de deux ans que je n’ai fumé, mais c’est ainsi que je comprends la drogue. Pas d’habitude !… D’abord, il faut s’arranger pour ne jamais tenir à rien… En user seulement quand on a besoin d’y voir clair — et pour être saoul après si c’est nécessaire. Dépasser la dose normale — ça vient vite, quand on n’a pas l’accoutumance — et dormir, dormir ! S’abrutir pour vingt-quatre heures. On se réveille dégoûté de soi, c’est ce qu’il faut.

« Y voir clair ! Y voir clair !… » Voici deux fois qu’il répétait cette phrase. Il me faisait peur.

— Veux-tu commencer ? proposa-t-il, faisant griller la première boulette.

— Non. Je préfère ne pas fumer.

— A ton aise… Moi, je te répète que j’en ai besoin.

Durant plus d’une heure, j’entendis le grésillement des boulettes. Je percevais vaguement, dans l’ombre de la chambre, sa main forte et toujours ferme qui maniait l’épingle longue. Longtemps, sans presque cesser de fumer, sinon pour boire un peu de fleur de thé, il demeura muet, concentré, les yeux fixés sur je ne sais quoi, que je ne voyais pas, qui n’existait pas. Par degrés, le rictus qu’infligeait à ses traits la contracture de ses muscles s’évanouit. Une fois encore, il fut le beau Partonneau, viril et rajeuni. J’admirai le courage de cet homme qui savait posséder toujours là, à portée de sa main, le remède périlleux, il est vrai, mais si sûr en apparence, et séduisant, à son affaissement, à sa souffrance, et qui refusait d’en user… Puis, il se mit à parler, à parler sans interruption, faisant les demandes et les réponses. Je connaissais cela : entre l’idéation logique d’un esprit solide, fonctionnant à l’état normal, et celle que procure l’opium au début de la fumerie, il y a toute la différence d’une mélodie, une vraie mélodie, à une tyrolienne. La tyrolienne, ce sont des roulades sur un thème élémentaire, non pas un air : mais c’est alors justement ces roulades qu’on trouve sublimes, où l’on se délecte… Enfin, le cerveau se fixe. Il ne distingue plus, ou ne croit distinguer qu’une chose, une seule, à la fois très proche et très lointaine, immobile et toutefois envahissante. Il la contemple avec un détachement surnaturel, une acceptation sympathique et souriante, quelle qu’elle soit, même atroce.

Oui… une heure, deux heures, j’ignore combien de temps, Partonneau fit passer devant mes yeux des visages, des paysages, des aventures. J’en reconnaissais quelques-unes, transfigurées. D’autres étaient peut-être des rêves, mais plutôt la transposition, sur un plan biais, spirituel, de réalités évanouies. Un métaphysicien ne voit pas, ne conçoit pas la nature, quand il la veut expliquer, telle qu’elle lui apparaît : il se promène à l’envers du monde sensible.

Et c’est, tout à coup, presque cette image qu’employa Partonneau. Son visage avait conquis une étrange béatitude.

— Je suis… je suis à l’envers de la tapisserie ! Et c’est moi qui l’ai faite. Je suis le tapissier. Tu sais comment il fait, le tapissier ? On n’y comprend rien quand on le regarde : ce ne sont que des taches de couleur et des brins de laine qui touffent. Mais lui sait : il est le maître, comme Dieu — c’est même la comparaison qui explique le mieux l’action divine, — et le dessin naît sous ses doigts. Moi aussi, maintenant, je suis derrière le canevas. Je vois d’avance, je sais d’avance. Je fabrique souverainement ce qui me reste de vie. En ce moment, par toute la terre, il n’y a pas dix hommes tels que moi : tous les autres sont à l’endroit de la tapisserie, ils se laissent tisser sur le canevas, ils ne le tissent pas !

» C’est à ça que ça sert ou que ça devrait servir, la drogue !… Je suis maintenant au-dessus de moi. Je me regarde comme du haut de l’éternité. Tout à l’heure, il n’en était pas ainsi. Tout à l’heure… oui, quand j’ai commencé à fumer, mon idée, si tu veux la savoir, c’était de prendre cette petite fille, puisqu’elle s’offre. Quoi ? Quoi ?… Moi, Partonneau, à mon âge !… A cause de mon âge, peut-être ? Devenir à la fois le père et l’amant. Avoir une enfant qui serait une maîtresse ! Etre à peu près roi, là-bas, loin de ce chien de pays ! Elle n’est pas comme l’autre, celle-là ! Elle n’est pas d’ici. Je la comprendrais, elle me comprendrait, elle saurait pourquoi je fais les choses. Ah ! que ce serait beau, quelle fin, quelle fin pour ma vie ! Tu sais, quand je me suis mis à fumer, et que je parlais sans m’arrêter, c’est à ça que je pensais en-dessous.

» Et puis, l’ivresse, la saine ivresse de mon cerveau a dissipé celle de mon cœur. J’ai vu clair, dans cet être humain qui est là, à côté de moi, qui est moi, et que je considère froidement, comme un étranger, telle une âme qui procéderait au jugement de sa vie, après la mort du corps ! Je vais te dire : dans six mois, Camille me donnerait des coups de cravache ! »

Je haussai les épaules. S’il eût décidé de prendre Camille, je l’aurais haï. Mais cette imagination ! Il divaguait…

— … Elle me donnerait des coups de cravache, elle mettrait le feu à la case, ou pire… Et elle aurait bien raison. Je vais te dire ce que je ne t’ai jamais dit, quand tu me parlais de madame Vaubelle. Ce sont des choses qu’on a peine à s’avouer même à soi, et que, du reste, on sait à peine, qui demeurent dans l’inconscient à moins qu’on ne soit illuminé comme je le suis, pour quelques heures… Ce n’est pas impunément qu’on a connu le goût de l’amour exotique… Non, je ne parle pas des boys : un moraliste se plairait à concéder que je suis à peu près normal. Il se tromperait. Je sais qu’il me faut un certain genre de femmes, et justement de ces femmes comme il y en a là-bas ! toutes jeunes, toutes jeunes, comme Camille, mais Camille mûrira.

» … Et presque des garçons, tu sais, minces, sans sexe, sauf leur sexe. Et soumises, obéissantes en tout, des esclaves. Camille est de sa race, d’autant plus de sa race qu’elle a vécu, qu’elle est née aux lieux où cette race peut imposer son besoin de domination. Elle ne sera jamais soumise… La vois-tu, devant mon harem ? Elle n’accepterait jamais, jamais ! Alors, ce serait l’enfer… Voyons, rappelle-toi ? Tu en as vu, de ces couples-là, où nous sommes allés ?

Il roula une dernière boulette plus grosse que les autres, en aspira la fumée, qu’il garda longtemps dans ses poumons.

— Un colonial, un vrai colonial doit mourir solitaire.

Il avait fermé les yeux. Je voyais bien qu’il ne dormait pas : mais il était parti pour ces régions inaccessibles et froides où tout devient indifférent. Ni moi, ni personne, ni rien du monde extérieur n’existait plus pour lui. Je le quittai, silencieusement.


Ce n’est pas cette année-là que j’ai retrouvé Partonneau. Jamais criminel ne prit plus de soin pour faire perdre sa trace. Il avait disparu, dès le lendemain de cette nuit décisive, sans envoyer un mot ni à moi, qui me considérais comme le meilleur, le plus fidèle de ses amis, ni à madame Vaubelle, ni à Camille. Il se fût fait moine, il fût entré dans une chartreuse, une trappe, qu’il n’aurait pu s’évanouir plus complètement. Je le savais vivant, étant allé demander de ses nouvelles au ministère. Les trimestres de sa pension lui étaient régulièrement payés, on lisait sa signature sur les feuilles d’émargement, mais son adresse me fut refusée : il avait formellement interdit de la communiquer. Je me rappelais le mot, le mot héroïque ou désespéré qu’il avait eu : « Un colonial, un vrai colonial, doit mourir solitaire ! » Mais aurais-je pu soupçonner qu’il l’avait pris dans une acception si farouche et radicale ? Il était toujours membre, semble-t-il, de diverses sociétés scientifiques, auxquelles continuaient de parvenir ses cotisations. Leurs bulletins, sur son ordre, lui étaient envoyés au ministère, qui les lui retournait. Par le même canal, on lui avait proposé de faire partie de l’Académie des Sciences Coloniales, qui venait de se fonder ; il n’avait même pas répondu. Comme il l’avait résolu — mais de quelle manière ! — « il s’en était allé », il avait abandonné, s’était séparé brusquement, brutalement du monde. Je me souviens d’avoir lu des journaux — des journaux spéciaux ! — qui, déjà, parlaient de lui comme d’un mort, un mort presque illustre, mais d’une illustration déjà périmée, d’une autre époque, abolie. Je songeais parfois : « S’il était encore l’ancien Partonneau, comme il en rirait ! Mais il ne l’est plus, sans doute. Dans cet état mêlé de détachement sublime et de dégoût sauvage où je l’ai vu, où, certes, il est encore, puisqu’il ne reparaît pas, que reste-t-il du Partonneau que j’ai connu ?… »

Une autre chose me faisait souffrir : la manière dont les jeunes, ceux qui lui avaient succédé, ou le souhaitaient, parlaient de lui comme d’une vieille gloire, d’une vieille lune… C’est ce qu’il avait prévu, prédit : non seulement la montée de générations nouvelles, ingénument pressées, féroces, mais l’avènement d’un monde qui, subitement, repoussait l’ancien, eût-on cru, à des siècles et des siècles en arrière… Moi-même, chose affreuse à dire, je commençais d’oublier Partonneau. La vie est la vie. Et puisque je voulais vivre, continuer de m’intéresser aux choses qui sont, ou qui vont naître, même si elles me déplaisent, même si je n’y trouve pas ma place…


… Vers le milieu du mois de novembre, les premiers froids de l’hiver étant venus assez prématurément, un ami m’emmena tirer le canard, à la hutte, sur un des grands étangs de Bourgogne. Il ne convient pas de préciser davantage la région. C’est un des genres de chasse que j’aime le mieux, avec une sorte de passion triste. Il fait presque nuit, les mains gèlent à travers les gros gants de laine sur le canon du fusil. Les feuilles jaunies, gelées, lourdes de grésil, tombent des arbres avec un bruit toujours le même, presque imperceptible, cependant importun, fatidique, qui fait penser, je ne sais pourquoi, à des cimetières. Les bûcherons, les charbonniers abattent des troncs ou les ébranchent. La sève de ces blessures exhale une odeur amère, voluptueuse encore, qui donne envie de pleurer sur tout ce qui vieillit, sur tout ce qui s’en va. Il n’est que l’eau, cette eau si froide, qui a l’air vivante. Il y a, dans l’aspect de l’eau, toujours, quelque chose d’éternel et de consolant. Le ciel, presque noir, verse des larmes lentes, l’air est noir, sauf pour un mince reflet de cuivre rouge au couchant. On entend chuchoter dans la hutte : « Les voilà ! » Et l’on aperçoit, vaguement d’abord, la grande bande ailée, triangulaire, qui crisse et tourne avant de se poser. Alors, je me demande : « D’où viennent-ils, d’où viennent-ils ? Ils voyageront toujours, eux, jusqu’à leur mort. Moi, j’ai fini… Je suis arrêté, et j’attends ici… » J’en oublie de tirer, je tire trop tard. Je fus maladroit…

Le village est un petit village, où l’auberge, bien que bourguignonne, est pauvre. Nous y fîmes un repas tardif, assez misérable. L’aubergiste nous confia que nous eussions trouvé meilleure chère un jour de foire. Les autres jours, dame !…

— Il ne doit y avoir personne ici, que des paysans, lui dis-je.

— Personne, en hiver. En été, il y a le monde des châteaux… Ah ! si, pourtant, il y a le Perdu !

— Le Perdu ?

— C’est comme ça qu’on dit, chez nous, pour les gens qui sont un peu marteau, expliqua l’aubergiste, qui possédait de surplus, par souvenir du régiment et de la guerre, un autre argot que celui des campagnards… Celui-là a fait arranger une vieille ferme, près de la rivière. Il a détourné l’eau pour aménager une espèce d’étang, au milieu de son pré.

— Pour la pêche, la chasse ?

— Non. Il n’a pas empoissonné, il n’a pas de hutte… Pour faire une carte de géographie… C’est un monsieur qui vient on ne sait d’où. Des îles, qu’on dit.

— Une carte de géographie ? Je ne comprends pas.

Il leva les sourcils en signe qu’il ne comprenait pas non plus, qu’il ne pouvait pas expliquer. Une carte, quoi ! comme sur les murs de l’école, mais par terre…

Nous étions seuls dans la salle, notre repas était terminé. Il éteignait les lampes et laissait s’assoupir le poêle de fonte.

— Ceux qui veulent veiller, en hiver, conseilla-t-il, ils vont chez le forgeron. Chez le forgeron, y a toujours du feu. Et le feu fait de la lumière et du chaud.

Comme nous nous levions sur cette suggestion candide, il ajouta :

— Vous le verrez peut-être, chez le forgeron, le Perdu. Il y va… Il cause guère, mais il y va…


C’est une chose émouvante, quand on y pense, que de nos jours mêmes, après de si grands bouleversements qui ont changé la face de la terre et l’âme des gens, il se trouve encore, dans notre France et sans doute dans tout le reste de l’Europe, des bourgades où, comme du temps d’Œdipe, le rude atelier du forgeron demeure le lieu de réunion des hommes et des femmes, l’abri du passant qui entre, vient se chauffer et prendre les nouvelles… Nous entrâmes, disant : « Salut, messieurs et dames », ainsi qu’il convient. Et cela aussi est beau : ces appellations primitivement réservées aux seigneurs et à leurs épouses, obligatoires aujourd’hui à l’égard de tout Français, de toute Française, signifient que tous les Français, quarante millions de Français, sont devenus des seigneurs. Nous ne nous en apercevons plus, mais les étrangers le remarquent… Le forgeron, maître en sa demeure, répondit : « Salut ! » sans se lever, et ceux qui étaient là, les hommes et les femmes, à leur tour, prononcèrent : « Salut ! » Mais, seuls, ceux qui étaient près du feu qui ne s’éteint jamais, le feu de braise sur lequel on jetait, de temps en temps, des brindilles de sapin pour faire de la clarté, ceux-là seuls se levèrent pour nous laisser approcher de l’âtre. Courtoisie due aux derniers arrivants, surtout inconnus.

Il paraît que, avant notre arrivée, quelqu’un lisait, à la lueur d’un unique luminaire, je ne sais quelle nouvelle puisée dans je ne sais quel almanach. L’almanach et le journal, dans les campagnes, ont remplacé les vieux contes de la Bibliothèque Bleue, que les colporteurs ont renoncé à vendre depuis quarante ans. C’est dommage. C’était bien beau, même dans la pâle adaptation de cette collection à quatre sous, la légende des quatre fils Aymon ! Mais il faut savoir se résigner. Si le monde ne changeait en rien, ce serait encore plus laid, plus triste et plus funeste que lorsqu’il change trop, à notre goût… La lecture s’interrompit. On nous demanda poliment si la chasse avait été bonne. Des trois cents habitants du village de C… pas un n’ignorait, depuis le matin, que nous étions là, et pourquoi. On fit des remarques sur le temps et la saison. Tout cela était lent, rituel. Les formules d’accueil et de politesse sont peut-être ce qui change le moins vite dans un peuple, même en voie d’évolution rapide. La surface y est moins troublée que le tréfonds.

Il y avait des vieilles et des vieux sur de rares chaises de paille, des gens sur des bancs, des blocs de bois, des tas de ferraille. Parfois, les branchettes de sapin s’éteignaient. Alors, on ne voyait plus que la face, éclairée par la chandelle, du jeune homme chargé de lire l’almanach. Parfois on en jetait sur le foyer un nouvel amas, les figures s’illustraient de rouille et de sang comme dans un tableau des frères Le Nain. Je ne les considérais pas une à une, je laissais errer partout mon regard incertain, attentif seulement à l’ensemble, d’autant plus que, pendant ce temps, j’essayais de trouver des choses à dire, ce qui n’est jamais facile dans un milieu qu’on ignore, dont on sait seulement qu’il est malin et susceptible. Il m’est impossible de me rappeler combien de minutes s’écoulèrent avant que mes yeux pussent distinguer un personnage familièrement mêlé aux autres, qui n’était ni au fond, contre la muraille, avec les jeunes, ni en avant, avec les vieilles, les vieux et les importants du village — et le seul, pourtant, vêtu comme un « monsieur ». C’était évidemment le Perdu, ce ne pouvait être que lui — et le Perdu était Partonneau !

Il ne paraissait pas notablement vieilli. Il avait engraissé seulement, et sa barbe que, comme un paysan, il ne rasait qu’une fois par semaine, croissait rêche et blanche sur ses joues et ses mâchoires plus rondes et plus molles. Plus de traces de contracture sur son visage, que je retrouvais détendu, apaisé, mais aussi effacé, dégradé : telles ces monnaies antiques dont l’usure effrusta l’effigie. Et il y a l’impondérable, l’indicible ! Dix années auparavant son regard, pesant derrière mon dos, m’eût fait tourner la tête et pressentir : « Il est là ! » Mais ou bien il ne s’était pas soucié de me regarder, m’ayant reconnu, ou bien il n’était plus Partonneau, mais un homme tel que tous les hommes, sans plus de volonté, ni d’empire.

Ce fut moi qui allai à lui :

— C’est toi, ici, Partonneau ?

J’entendis une voix qui était sa voix, et pourtant ne l’était plus : « Oui, c’est moi… » — Mais si forte est la puissance du souvenir et de l’amitié-amour, que, malgré cette froideur, s’il n’y avait pas eu tout ce monde, si enclin à se moquer, je l’eusse embrassé.

— C’est toi ! C’est toi !

— Tu vois bien…

L’intonation s’était faite un peu moins tiède, moins neutre ; à lui aussi semblait remonter quelque chose des temps abolis, une ombre d’émotion, de plaisir. Il sourit, d’un pauvre sourire.

— Tu es ici depuis… depuis que tu as quitté Paris, depuis deux ans ?

— Depuis deux ans…

— Et qu’est-ce que tu fais ?

— Mais rien ! fit-il, comme étonné… Je n’ai rien à faire…

— Tu chasses ?

Je m’arrêtais à ces questions oiseuses, comme on fait toujours, par pudeur, quand on n’ose poser les autres, — tant d’autres, qui m’angoissaient.

— Oui, un peu, quand on m’invite… On déjeune…

— Tu pêches ?

— Non. Ça m’ennuie…

— Je comprends… Tu te rappelles les pêches miraculeuses, sur le Fleuve Rouge ? Ici, c’est si peu de chose !…

— Ce n’est pas ça… Ça doit être plus intéressant, quand c’est difficile… Mais ça m’ennuie…

— Tu as des terres, un élevage ? Tu fais valoir ?

— Oh ! voyons… J’ai un pré. Je le loue…

— Mais à quoi passes-tu ton temps ? Tu écris ?

Une moue de dédain et d’impatience :

— Je ne passe pas mon temps. C’est le temps qui passe, tout seul… C’est bien, c’est très bien comme ça…

J’attendais une invitation : « Tu vas passer ici quelques jours ; en tout cas, tu loges chez moi cette nuit. » Rien. C’est moi qui imposai :

— J’irai te demander à déjeuner demain.

— Bon. Si tu veux… A demain…

Et je m’en fus coucher dans la triste auberge.


On nous avait dit, la veille, que Partonneau avait « aménagé » la ferme où il s’était si singulièrement venu cacher. A peine s’il était possible de s’en apercevoir. « Désaffecté » eût été un terme plus exact. Délibérément, il laissait tomber en ruines les communs, l’étable, le toit aux fourrages. Toutefois, il avait pris soin de faire tracer une allée pavée qui traversait la cour, de la porte charretière à l’entrée du bâtiment d’habitation. Trois pièces seulement. La première servant à la fois de cuisine et de salle à manger, la seconde étant sa chambre à coucher, la troisième son bureau, si l’on peut, d’après ce qu’on va voir, employer cette expression. Les livres et les cartons à dossiers étaient restés empilés le long des murs depuis l’arrivée de Partonneau, sans qu’il daignât les honorer d’un classement sur des rayons ou dans une bibliothèque. Sur la table — une de ces lourdes et longues tables, faites d’une seule bille de hêtre, comme on en trouve dans les fermes — je reconnus, entassés, tous les fascicules des bulletins des sociétés scientifiques dont Partonneau était resté membre. Seuls, les plus anciens avaient été coupés. Il s’avérait que leur destinataire n’avait pas même ouvert les autres. Il n’en était pas de même, ce qui me frappa, du Journal Officiel et des Tablettes des Deux Charentes, feuille locale qui publie régulièrement les affectations militaires, les départs des fonctionnaires coloniaux et des officiers de la marine de guerre, et qui semblaient avoir été compulsés quotidiennement.

Le mobilier de ce logis me parut encore plus succinct que celui de l’appartement que Partonneau avait occupé à Paris. Quelques armoires campagnardes, du type le plus courant, en poirier, des chaises de paille et un lit de camp, le même lit de camp qui avait suivi en tous lieux ce fier vagabond, drapé d’une couverture verte, d’un vert de drap de billard, la même aussi qui l’avait accompagné partout. La soulevant, je ne vis pas trace de draps ; sans doute cet ascète désabusé continuait de coucher à même la sangle, roulé dans ce rude lainage, comme il avait fait durant trente années sur toutes les pistes du monde. Le matelas cambodgien échappa longtemps à mes regards. Je le découvris, dans un coin du bureau, supportant des livres poussiéreux. Il était évident qu’on ne l’avait pas déplié depuis l’emménagement. D’ailleurs, l’odorat le plus subtil n’eût pu déceler nulle part la plus faible trace de cette odeur persistante de chocolat bouilli et de noix confite que laisse l’opium. Non, non, Partonneau ne s’était pas mis, ou remis, à la fumée noire. Ce n’était pas à elle qu’il demandait de peupler sa solitude, de le confirmer dans son renoncement. Ce n’était pas à elle qu’il devait cet air d’absence, de demi-sommeil, l’espèce de relâchement que je distinguais dans toute sa personne, la voussure de ses épaules, l’affaissement de ses muscles, autrefois toujours bandés.

Les mystiques ont décrit, avec une minutie scrupuleuse et déchirée, ce mal de l’âme qu’ils appellent l’acedia : un sentiment affreux de vide et de sécheresse quand ils ont perdu l’extase, quand leur Dieu ne vient plus à leur prière, à leur appel. C’était ce sentiment de vide que j’éprouvais à cette heure. Partonneau était là, et je ne le retrouvais pas. Il répondait à toutes mes questions avec une justesse automatique, non pas comme s’il eût été au-dessus du monde, le dominant et s’en séparant, mais de façon unie, médiocre, sans une seule de ces terribles formules où, jadis, il résumait un jugement décisif et inattendu. N’importe quel petit bourgeois de petite ville eût tenu la même conversation, dans les mêmes termes. Ce fut en vain que je tentai d’amener sur le tapis les souvenirs mêmes que nous avions en commun, et l’œuvre de sa vie. Il répondait, l’air fermé : « Oui, n’est-ce pas, oui… », ou bien « Vraiment ? Tu dis ? » Cependant, alors, il me semblait discerner dans son regard, venant de très loin, et refoulé, maîtrisé, chassé, le feu brûlant d’une ironie douloureuse, ensanglantée. Mais je ne puis dire qu’il parût triste, ou même mélancolique : le calme lisse, et pourtant gonflé, d’une mer qu’on a vaincue en filant de l’huile. Sa réplique la plus fréquente était : « Pour quoi faire ? » — « Tu fumes encore, quelquefois ? » — « Non. Pour quoi faire ? » — « Tu as lu les articles de Rollin sur le Maroc espagnol, dans le Bulletin de l’Afrique française ? » — « Non. Pour quoi faire ? Hein ? Tu dis que c’est intéressant ?… »

Le déjeuner qu’il m’offrit fut copieux et même délicat pour un repas campagnard, ce qui me surprit assez. Autrefois, c’était un reproche que je lui faisais de ne pas attacher une importance suffisante, même en Europe, aux plaisirs de la table. Il y avait là chez lui plus que sobriété : indifférence, ignorance, manque d’intérêt, sauf bizarrement pour des friandises goûtées aux jours de son enfance, telles que « la pompe », la tarte épaisse de son Auvergne natale. Maintenant, il buvait et mangeait beaucoup, semblait aimer s’attarder à table. A la fin du repas, il se versa plusieurs petits verres d’un marc qu’il me recommanda. Ses yeux se firent plus brillants — je dois écrire, chose injurieuse en parlant de lui, plus intelligents. Il parut même manifester quelque chose qui ressemblait à un besoin d’activité, ou à un désir honteux que ma présence l’empêchait de satisfaire. Il se décida :

— Veux-tu faire avec moi le reste du tour du propriétaire ?… Ça nous dégourdira les jambes.

… Avant de partir, il mit dans sa poche le Journal Officiel et les Tablettes des Deux Charentes.

Il n’avait pas songé, dans sa propriété, à « faire jardin » ou même « potager », ce qui est d’ordinaire la première préoccupation des coloniaux. Les arbres du verger, non taillés, ne donnaient plus de fruits. Des vaches paissaient dans son pré, mais je savais, depuis la veille, qu’elles ne lui appartenaient pas. Du reste, il ne regardait rien, ne me montrait rien. D’un pas plus vif, il me conduisit jusqu’à l’étang qu’il avait fait creuser.

Alors, je vis ! Je vis la fameuse « carte de géographie » dont m’avait parlé l’aubergiste… C’était, au milieu de l’étang, une île artificielle, en forme de planisphère, une image aplatie, déroulée du globe terrestre, où l’eau de cette mare figurait l’océan. Tout ce qui n’était pas les colonies françaises avait été négligé, demeurait nu, ou couvert d’herbes folles. Mais toutes nos possessions, toutes, Indo-Chine, Madagascar, Afrique du Nord, Afrique occidentale, Congo, et les îles, Guadeloupe, Martinique, Réunion, Tahiti, la Calédonie, les Touamotou, les Marquises, Saint-Pierre et Miquelon, jusqu’aux Kerguélen avaient été minutieusement modelées, reproduites dans leur forme et les variations de leur altitude, avec leurs fleuves, leurs ports, les villes de l’intérieur, les postes, la délimitation même des provinces et des cercles. Sur la rive, une sorte de monticule, également artificiel, portait un banc. Partonneau s’y assit, dépliant le Journal Officiel et les Tablettes.

— Tu permets ? fit-il d’une voix presque implorante, vergogneuse. C’est ma seule distraction quotidienne… Et elle me manque, quand je ne l’ai pas !

Il lisait :

« Mouvement dans la magistrature coloniale. »

«  — Ça, les magistrats, je m’en fous… Pourtant, il faut savoir…

« … M. Dumoulin, procureur général à Tananarive, est admis à faire valoir ses droits à la retraite… »

— Tu te le rappelles, ce vieux Dumoulin ? A la fin, il avait fini par y comprendre quelque chose. La preuve, c’est qu’il avait des ennemis, au lieu de passer pour un pur crétin, inoffensif… Maintenant, il s’en va. Il s’en va comme moi je m’en suis allé…

« … M. Le Prieur, juge de paix à compétence étendue à Lang-Son (Indo-Chine), est nommé juge d’instruction à Hanoï. »

— … L’avancement, le bel avancement !… Mais Lang-Son ! Lang-Son, pourtant ! Les jolies montagnes, tu sais, les montagnes aux coupes nettes, pathétiques, les champs de badiane qui sentent si bon — et les histoires de contrebande de l’opium avec les Chinois, qui étaient si drôles… Et la route de ravitaillement des postes-frontières, par That-Khé et Cao-Bang jusqu’au Fleuve Rouge, à travers des paysages de baie d’Along mise à sec, où la pluie mille fois millénaire taillade des pyramides qui portent elles-mêmes des milliers de petits pains de sucre, portraits en miniature de ces grands pitons pointus… Des grottes qui s’enfoncent au diable sous terre, des rivières qui coulent dans les cañons à pic, à six cents mètres en contre-bas… Calcaire liasique… Et, dans ce calcaire, j’ai trouvé des veines de mica, un paradoxe géologique. On m’a contesté ça : le mica ne devrait exister que dans les terrains cristallins…

« … Les territoires de la Haute-Volta seront organisés en gouvernement autonome, relevant du gouvernement général de l’Afrique occidentale. M. Hesling est désigné pour remplir les fonctions de lieutenant gouverneur. »

— … Tu te rappelles, le petit Hesling à Madagascar, il y a vingt-sept ans ? Il était arrivé avec sa mère, la veuve d’un général, je crois. Un gosse, un vrai gosse, un bon petit qui ne savait rien de rien. Moi, je me demandais si on en tirerait jamais quoi que ce soit. C’est Gallieni qui l’a dressé. Il avait de la bonne volonté, le gosse, et un cerveau frais. Il s’est formé, il aime l’ouvrage… Ah ! il s’y entendait, Gallieni, pour le dressage ! C’était amusant à voir, ça faisait vivre !… On dit que c’est lui qui a gagné la bataille de la Marne. Moi, je m’en fous… Je vais te dire : ce sont les Allemands qui l’ont perdue. Et ils l’ont perdue parce qu’ils se croyaient certains de la gagner, de même que nous perdrons la prochaine bataille dans soixante ans — ils sont idiots ceux qui croient à la guerre pour maintenant — parce que nous serons sûrs aussi de la gagner. C’est toujours comme ça, c’est une loi historique. Le vainqueur devient le vaincu, parce que, d’être vainqueur, ça vous donne une cervelle de crétin équestre et aristocrate… Non, non, le vrai Gallieni, c’est le Gallieni colonial : un proconsul ! Un bougre qui savait que les armes, c’est un outil, un outil indispensable, mais que, une fois qu’il a servi, il en faut d’autres. Avec ça, le sens de l’imperium : « Je veux la paix, d’abord parce que c’est plus joli à voir, mais aussi parce que c’est moi qui la fais, et que ça me permet de commander à tout le monde, au lieu de commander seulement à des militaires. »


Partonneau était redevenu l’ancien Partonneau. La mauvaise graisse était sortie je ne sais comment de ses joues. La voussure de son dos avait disparu. Ses fortes mandibules mâchaient et jetaient les phrases par saccades, avec des ellipses formidables, et toujours ce passage fantasque et lumineux, immédiat, des choses coloniales aux choses européennes, françaises, qui, toute son existence, avaient fait l’originalité de sa philosophie. Il s’interrompit :

— … Hein ? Hein ? Tu vois, je ne suis plus qu’un vieil imbécile !

… Au moment où je me réjouissais de le retrouver !

— Si ! Un vieil imbécile. Un retraité gâteux qui lit l’Annuaire… Je m’amuse à le regarder sur une carte en relief au lieu du machin à couverture bleue, voilà tout… Quand je suis arrivé ici, et que j’ai arrangé cette île comme tu la vois, je lisais encore des communications, des rapports envoyés par les types de là-bas — tiens, le bouquin de Gautier, sur le Sahara ! — et je suivais tout ça sur ce relief… Mais, maintenant, ajouta-t-il avec satisfaction, maintenant c’est fini. Je ne lis plus que les nominations, l’Annuaire

— C’est pour ça que, des publications que tu reçois, il n’y a que les plus anciennes qui soient coupées ?

— Pour ça !… Et je vais me désabonner. C’est encore un fil. Il faut le trancher.

— Mais pourquoi, pourquoi ?

— Pour tuer le vieil homme, dit-il, farouchement. Pour finir de le tuer… Ah ! je le croyais bien en train de mourir… Chaque jour, quand je vais à cette île, mes souvenirs deviennent plus impersonnels, plus dépouillés de tout ce qui était moi, mes déductions, mes ambitions, ma… ma philosophie, comme tu dis. Il a fallu que tu viennes : c’est une rechute !

— Une rechute ?

— Je veux mourir en paix, entends-tu ! Je veux mourir en esprit, d’abord, arriver à la mort sans regrets, sans désirs… C’est peut-être encore là une chose que m’a apprise l’Extrême-Orient : mais il faut que je ne sache même plus d’où ça me vient. Il n’y a qu’à cette condition que ça fera corps avec moi : non plus une doctrine, alors, un instinct.

— Et de la sorte tu t’imagines que tu mourras heureux ?

— Je suis sûr, fit-il, d’une voix redevenue toute neutre, de ne pas mourir malheureux. L’homme raisonnable n’en saurait souhaiter davantage… Allons, viens prendre un verre de bière, avant de nous quitter ! Tu te souviens, c’était aussi l’usage, là-bas…

Il me versa la bière, dans la cuisine-salle-à-manger. Nous demeurâmes longtemps muets.

— Partonneau, tu te suicides !

Il haussa les épaules. Puisque c’était ça qu’il voulait : anéantir progressivement les parties supérieures de son être, devenir une espèce d’animal, puis de végétal humain, puis rien…

— Et… cette promenade quotidienne à ton étang, c’est tout ce que tu fais ?

— Presque. Je dors beaucoup, je mange le plus que je peux. Le soir, en hiver, je vais chez le forgeron, comme tu as vu : ces paysans m’enseignent combien peu de pensées suffisent à un homme. C’est très salutaire.

— Et… les femmes ?

— Parfois, dit-il paisiblement, je vais à Dijon… De moins en moins.

Cruellement, je voulus porter le dernier coup :

— Camille est mariée, en Indo-Chine, à un planteur de caoutchouc, je crois.

— Ah !… Et ça va ?…

— Je ne crois pas.

— Le contraire m’aurait étonné… Elle aura besoin de plusieurs expériences… Et madame Vaubelle ? interrogea-t-il, de lui-même.

— Elle s’est réconciliée avec son mari. Même elle en a eu un nouvel enfant.

— Elle a bien fait… C’est une brave femme, celle-là… Ce qu’il y a de mieux.

— Veux-tu que je le lui dise, de ta part ?

— Tu ne le feras pas ! Pour elle, et pour moi.

— Partonneau, sois franc !… Tu ne les as jamais aimées, ce qui s’appelle aimer ?

— Comment veux-tu que je te dise ? C’est probable. C’est même certain, puisque j’ai pu renoncer à elles… Il me semble, du fond de ce sommeil que je veux imposer à tout ce qui fut moi, que sur certains points, j’y vois plus clair encore que même cette dernière nuit, tu sais, à Paris… Il se pourrait que, de cœur et d’esprit, je n’aie jamais su aimer les femmes : les hommes seulement.

— Partonneau !

— Oui… Je suis quelqu’un à qui son éducation première, ses lectures d’adolescence ont montré les femmes comme le seul objet de désir, mais qui, au fond, n’était pas fait pour elles, dédaignait leur âme, se méfiait de tous leurs actes, même les plus simples, les plus légitimes. Et la vie que j’ai menée, les femmes instinctives, primitives que j’ai possédées, m’ont confirmé dons cette méfiance et cette incompréhension… Mais qui, par contre, aimait l’intelligence et l’énergie viriles, qu’il connaissait bien, les aimait passionnément, jusqu’avec sa sensibilité… Mon vieux ! Si je t’avouais que, depuis deux ans, j’ai pensé plus souvent à toi qu’à elles !

— Je te remercie…

— On est des vieux, maintenant, et de braves gens, après tout. On peut tout se dire…


Je ne voulais pas m’attendrir. Il l’avait dit : on était des vieux, on n’avait plus le droit. Je demandai seulement :

— Je reviendrai… Tu veux bien ?…

Il secoua la tête.

— Quand je serai mort. Pas avant. Avant, ne fais pas ça… Mauvais pour moi, tu comprends… Cette journée-ci, cette journée avec toi, eh bien, elle m’a retardé DANS MON PROGRÈS…

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