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L'illustre Partonneau

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LE MUSÉE DU FOU

Comme nous venions de dépasser la Celle, Partonneau arrêta l’auto et consulta la carte.

— Plus qu’une vingtaine de kilomètres pour gagner Mairols, fit-il. Et le détour en vaut la peine : nous déjeunerons au Musée du Fou. C’est au moins aussi intéressant que toutes les églises romanes qui jouissent de ton admiration.

— Le Musée du Fou ?…

— C’est comme ça qu’on l’appelle dans le pays… Le Fou, c’est un frère-la-côte de ma connaissance. Rencontré au Chari, en pleine Afrique Centrale, il y a une quinzaine d’années. A fait fortune là-bas, drôlement. Prétend que j’y suis pour quelque chose ; tient une auberge dans un endroit où il ne passe pas quatre clients par an : nous recevra bien. Un peu piqué.

— Mais son Musée ?…

— Tu verras ! répondit Partonneau brièvement.

Me passant le volant, il s’occupa d’allumer sa pipe avec une allumette-tison. Puis il reprit la direction de la voiture. Je la lui cédai sans enthousiasme. Partonneau a gardé de ses randonnées exotiques l’opinion qu’une auto doit passer partout. Il avait engagé celle-là dans un chemin que seules les charrettes à bœufs des indigènes de France ont jamais fréquenté, comme cela se peut voir à la profondeur des ornières. Du reste, il ne prêtait nulle attention au paysage : les beaux châtaigniers qui enfoncent de grosses racines apparentes dans le granit et le gneiss décomposés ; les vues sublimes ouvertes d’un coup brusque, aux tournants, sur les eaux blanches et bleues d’un torrent qui coule si bas, au-dessous de vous, qu’on n’entend pas la bataille qu’il livre aux vieux rochers de son lit ; les plateaux déserts, ondulés, robés de bruyères violettes. Il expliquait laconiquement, dans son style télégraphique :

— Ici, un des centres du recrutement pour les colonies. Trois centres, sans compter Paris et Marseille, où l’on trouve de tout : l’Ardèche, l’Aveyron, l’Ariège : des pays pauvres d’où les gens émigrent. L’Ardèche, c’est pour les missions catholiques : de braves gens, peu difficiles sur la nourriture, sobres, durs au travail. Ça fait de bons frères convers, et de bons novices. L’Aveyron, ça donne des employés de factorerie : des types à la tête ronde comme une boule, économes, âpres au gain, et solides. C’est de là qu’est le Fou : il est retourné dans son pays, comme tu vois. L’Ariège fait des administrateurs : des gaillards à la coule, qui savent se débrouiller pour l’avancement et reviennent, assez souvent, manger leur retraite au patelin. J’oubliais les Corses : mais ça, c’est une autre affaire… Mon vieux, ce que c’est déconcertant au premier abord, quand on ignore ça, de trouver une tête de tigre naturalisée, ou bien le squelette d’un poisson-scie, au centre de la France, dans un village de la montagne !…

— Mais le Musée !

— Je te dis que tu verras !… D’ailleurs nous y sommes. Bonjour, monsieur Boniface !

C’est ainsi que j’appris que le Fou répondait aussi à un nom un peu plus chrétien et moins extraordinaire. Un tout petit homme, mince comme un fil, pas plus haut qu’un enfant de seize ans. Des pieds et des mains d’une exiguïté singulière, comme c’est le cas chez certaines races sauvages, et des yeux étonnants, troublants, à l’iris dilaté, agrandi, aux sclérotiques jaunes de bile : non pas ceux d’un alcoolique, cela se voyait à la précision de tous ses mouvements, à ses doigts qui ne tremblaient pas, mais d’un vieil impaludé, d’un fiévreux chronique dont le foie, par surcroît, est atteint.

— Vous avez eu la bilieuse hématurique ? suggérai-je.

— Deux fois… Vous avez vu ça ? Comment ?… Il en est donc ? fit M. Boniface, se tournant vers Partonneau.

— Oui, fit Partonneau, il en est ! Il en a été, du moins. Comme vous. J’espère que ça nous vaudra un bon déjeuner.

— Même s’il n’y avait eu que vous ! Ah ! monsieur Partonneau, monsieur Partonneau ! Quel plaisir de vous revoir ! Tout ce qu’il y a ici est à votre service, vous le savez bien !

Partonneau détourna la conversation.

— En attendant l’omelette, dit-il, nous pourrions visiter votre collection… A quel numéro en êtes-vous ?

— Soixante-huit mille, monsieur Partonneau, soixante-huit mille et quelques !… Vous savez, depuis que l’Amérique est devenue sèche, comme ils disent, ça m’a fait des numéros de plus !

— J’aurais plutôt cru le contraire…

— Non, non !… Je vous expliquerai… Attendez que j’allume une bonne lampe à réflecteur. Un rat de cave ne suffit pas, pour tout ce qu’il y a à voir…

Il nous fit passer par la cuisine, la buanderie, et, tirant une grosse clef de sa poche, ouvrit une lourde porte qui découvrit un escalier descendant par deux étages dans les entrailles de la terre.


Le Musée du Fou était dans une cave. Sa collection était une collection de soixante-huit mille bouteilles !

— Il y a là tous les crus, cria le Fou, et sa voix retentissait sur le granit des voûtes, tous les crus ! Non pas seulement ceux de France, ceux du monde entier ! Tenez, voilà les vins, tous les vins de la Grèce, ceux qu’on fait à la française, pour l’exportation, et les autres, résinés, dans des outres. Ceux de Perse, ceux de l’Inde — on fait du vin, dans l’Inde ! — Ceux de Californie, d’Australie et du Cap ! Ceux d’Espagne, ceux de Hongrie, d’Autriche, de Roumanie, de Bulgarie, de Serbie, d’Alsace, du Rhin, d’Italie, de Bessarabie… Ce petit vin blanc de Chaâba, en Bessarabie, est curieux. Il vient de vignes transplantées du pays de Vaud, en Suisse… J’ai aussi tous les vins de Suisse, naturellement ! Et toutes les eaux-de-vie, toutes les liqueurs de la terre, toutes les marques de toutes les caves, de tous les vins, de toutes les liqueurs. Même toutes les marques d’absinthe, qui est interdite maintenant. Au complet ! Au complet !… Et voilà mes dernières acquisitions : à côté des genièvres et des gins des Flandres, de Belgique, de Hollande, d’Angleterre, et des whiskys d’Angleterre encore, d’Écosse, d’Irlande, du Canada, d’Amérique, tous les nouveaux whiskys, tous les alcools fabriqués en contrebande aux États-Unis — les moonshined, comme il paraît qu’on les appelle — depuis la loi de sécheresse. J’ai tout, tout, tout ! Des fois, ça n’est qu’une pinte, une demi-pinte, un tout petit échantillon. Plus souvent, ça va par caisses de douze bouteilles. Et pour la France, autant que possible, la pièce entière de la meilleure année : soixante-huit mille bouteilles des vins, des eaux-de-vie, des liqueurs, des apéritifs de France ! Venez voir : j’ai encore trois caves comme celle-ci. Je passe sous la route, par un tunnel !

— Et vous boirez tout cela ? demandai-je.

— Je n’en bois jamais un verre, fit-il âprement. Je garde tout ! J’augmente, je ne diminue jamais la collection.

Il me regardait d’un air fier et défiant. Un avare jaloux de son trésor, un poète qui s’abreuvait idéalement de cette fortune, de ce trésor liquide, de cette âme du vin, destinée par lui à l’immortalité, à l’éternité : fallait-il le mépriser ou l’admirer ?

Le déjeuner comportait quatorze plats, sans compter les entremets et le dessert : des écrevisses, des truites, des perdreaux, un cuissot de sanglier, mariné. En s’asseyant, Partonneau avait dit :

— Monsieur Boniface, nous buvons du vin, nous ! Allons, tapez dans votre Musée : deux bouteilles de montrachet et deux de langon !

— Je n’ai rien à vous refuser, monsieur Partonneau, répondit le Fou, avec une gratitude humble.

Il alla chercher les bouteilles. En présence du cuissot de sanglier, Partonneau déboucha le langon :

— Mais, monsieur Boniface, il est passé, ce vin-là !

Le Fou baissa la tête, en rougissant :

— Comment voulez-vous que je le sache ? Il y en a trop, dans ma cave, trop ! Et puisque je n’en bois jamais !

Soupirant, il s’en fut quérir une autre bouteille.

Je voulus remplir son verre de ce vénérable langon, parfumé, vigoureux.

— Non, fit-il, non… Pour vous, monsieur Partonneau, tout ce que vous voudrez ! Mais moi, ça me ferait trop de peine ! Et puis, mon foie : il faut que je fasse attention à mon foie. Mais j’en jouis, allez, de ma collection, j’en jouis !

Alors, je compris pourquoi on appelle M. Boniface le Fou : il possède soixante-huit mille bouteilles de vin, et n’en boit une goutte : chose incroyable pour des Français. Mais j’admirai l’imagination de ce thésauriseur passionné, qui s’inventait à lui-même le goût, qui se grisait follement en pensée de cet océan de vin et d’alcool, qu’il avait là, sous les lèvres, sans jamais en approcher sa bouche. Et je calculai rapidement que ces soixante-huit mille bouteilles, au prix moyen de six ou sept francs chacune, ne devaient pas lui avoir coûté moins d’un demi-million. Et il y avait les eaux-de-vie, les liqueurs, dont le prix d’achat avait dû être notablement plus élevé : le total certes, dépassait de beaucoup cette somme. Il était donc bien riche, ce petit aubergiste, cet ancien « frère-la-côte », comme l’appelait Partonneau, qui nous avait accueillis en pantoufles, sans faux col à sa chemise peu fraîche, son vieux pantalon mal retenu par une ceinture de flanelle rouge sur ses reins maigres, retombant en tire-bouchon sur ses pieds ? Je posai la question. Je ne la posai point comme je l’écris ici, je l’enveloppai, la drapai, m’efforçai de la poser avec élégance, insouciance apparente, et par allusion. Mais enfin, rien au monde n’aurait pu m’empêcher de la poser.

— J’ai eu ce qu’il faut pour acheter tout ça, répondit M. Boniface, et encore bien davantage. Je ne le dirais pas à d’autres, mais M. Partonneau sait tout. Alors ? Il vous raconterait la chose dès que j’aurais le dos tourné. Autant que ça soit moi.

« Vingt ans de ma vie, j’ai passé dans l’Oubanghi-Chari, vingt ans ! J’y étais parti comme télégraphiste militaire, j’y suis devenu sergent télégraphiste. J’en ai posé, des poteaux et des fils !… En même temps, je chassais pour nourrir mes hommes et pour faire plaisir aux Bouniouls, aux nègres, vous savez, quand un lion ou une panthère venait les embêter : un paradis terrestre l’Oubanghi-Chari, pour la chasse à la grosse bête… Et j’aimais ça !… ah ! j’aimais ça !… On dirait que ça vous étonne, parce que je n’ai pas l’air costaud : un crevard, j’ai toujours été un crevard, pas plus gros qu’aujourd’hui, pas plus fort. Mais ça n’est pas la force qui fait le bon chasseur : c’est d’avoir bon pied, bon œil, et du sang-froid. Je n’ai jamais eu peur de rien, pas même des buffles, qui sont les animaux les plus embêtants. Bien plus que les lions : le lion n’est pas malin, et il est bien moins brutal. Moins imprévu aussi : on sait toujours à peu près ce qu’il va faire : le buffle !…

» Ça me plaisait tellement, cette vie-là, que j’ai rempilé après mon premier congé. Et après… après, comme je n’avais pas assez d’instruction pour passer officier dans l’arme, qui est une arme savante, je suis encore resté, je me suis mis à chasser l’éléphant. C’est un métier chanceux ; à la fin des fins beaucoup y restent… Le plus épatant des chasseurs d’éléphants, le grand homme, l’illustre — Coquelin, il s’appelait — en avait tué cent cinquante ; mais au cent cinquante et unième, c’est l’éléphant qui l’a eu. Moi, je ne voulais pas y laisser ma peau. Je me disais : « Que j’attrape seulement une tonne d’ivoire, à quarante francs le kilo — qui était le prix à l’époque — ça me fera quarante mille francs. Je n’ai ni femme ni enfants ni parents ; je placerai ça à fonds perdu, et j’irai prendre ma retraite en France… » Je ne voyais pas plus loin… Quand j’y pense, bon Dieu !… »

Il s’arrêta un instant, ébloui de lui-même et de sa merveilleuse aventure.

« Pourtant, mes mille kilos, je ne les eus pas si vite que ça. D’abord, quand j’avais abattu un éléphant, il me fallait porter l’ivoire jusqu’à la plus proche factorerie. Ce portage, ça faisait trop de frais pour moi. Je m’engageai donc, pour commencer, dans une maison de commerce, à tant par mois, avec un intérêt sur l’ivoire que je procurerais. Comme ça, j’avais mes porteurs à l’œil, et pas de frais.

» Je cherchais autant que possible à débusquer des éléphants solitaires. D’abord, en général, ce sont de vieux mâles, dont les défenses sont plus lourdes. Et puis, tirer dans une troupe de ces animaux-là, c’est plus risqué : pour un qu’on met par terre, vingt qui vous chargent. Surtout les mères, quand elles ont des éléphanteaux. Enfin, les solitaires marchent et paissent surtout la nuit. Le jour, ils cherchent un boqueteau bien sombre, ils y dorment appuyés contre un arbre. On les suit à la trace de leurs gros pieds, et on les tire… Ça n’est pas héroïque, mais c’est commercial, et c’est de cette façon-là que chassent les indigènes… Et comme l’éléphant, pendant son sommeil, se réveille pour faire ses besoins, et bouse au pied de l’arbre, ça fait une odeur de fumier, quand on entre dans ces boqueteaux !…

» Mais, un jour, je tombai sur une bande, une grosse bande. C’était sur un terrain où je n’étais jamais allé encore, ni, je crois bien, aucun Européen. Un immense marais desséché, quelque chose comme un Tchad qui ne serait pas porté sur les cartes : des roseaux tout brûlés par le soleil, une terre gercée, et, quand on fouillait cette terre, qui a la consistance de la brique, de ces drôles de petits poissons, vous savez, qui se creusent un lit dans la fange, quand elle est encore molle, s’y font une espèce de nid comme un cocon de ver à soie, et puis s’endorment pour ne se réveiller qu’à la saison des pluies et des inondations, et recommencer à nager.

» Je n’avais avec moi que mon porteur de fusil, Taraoré. Et je regardais cette bande d’animaux énormes qui ne me voyaient pas, ne me sentaient pas, parce que j’étais sous le vent, et bien caché dans ces roseaux. Je ne savais quoi décider. Tirer dans le tas ? Je vous ai dit que c’était dangereux ; d’ailleurs ils n’étaient pas encore à portée. Et puis il y avait dans leur conduite quelque chose qui m’étonnait, quelque chose de pas ordinaire, d’incompréhensible, d’impressionnant… Ils ne paissaient pas, ils n’avaient pas l’air d’accomplir non plus une de ces grandes randonnées qu’ils font parfois, à fond de train, pour passer d’un endroit à un autre, très éloigné… Ils marchaient comme en procession, gravement, tristement. Oui, tristement, je vous assure ! Un cortège pour un enterrement : ce fut la comparaison bizarre qui me vint à l’idée. Et je vis, oui, je vis à la tête de ce cortège deux vieux mâles, des bêtes tout à fait antiques, monstrueuses, aux défenses énormes, qui vacillaient, titubaient, comme saoules. Et chacun de ces vieux mâles était comme enlacé par les trompes de deux femelles qui les tiraient, les entraînaient, pendant qu’ils semblaient dire : « Non, non, pas maintenant ! Encore un instant, je vous en supplie ! »

» Les femelles les conduisirent jusqu’à l’endroit où le marécage commençait, car il y avait encore un point où le marécage subsistait — et, les lâchant, se mirent derrière eux, les poussant doucement, comme avec pitié, de leur énorme front. Il y en eut un qui trébucha, tomba, ne se releva point ; l’autre le suivit bientôt dans sa chute… Et le reste de la bande, avec les quatre femelles, s’était rangé devant eux, en terre ferme. Ils étaient bien là une trentaine, des vieux, des jeunes, des éléphants gigantesques, dans toute la puissance de leur âge et de leur force. Et tous poussèrent ensemble un grand cri, comme l’appel, sur une seule note, de trente immenses clairons.

» La trompe des deux enlisés s’éleva au-dessus de la boue, un instant, et répondit, désespérée… Ce fut tout. La bande s’éloigna, de son même pas lent, grave, de son pas de deuil…

» Je ne comprenais toujours pas. Taraoré me dit les yeux brillants :

»  — Leur cimetière ! C’est un de leurs cimetières, ici ! On ne le connaissait pas. Ils y ont conduit ces deux vieux, qui allaient mourir… Maintenant ils s’en vont…

» J’avais entendu parler de ces cimetières d’éléphants, où ils conduisent, les laissant exprès s’enliser, leurs malades et leurs vieux, quand ils ne peuvent plus suivre la bande. Mais j’avais cru jusque-là que c’était une blague ! J’allai voir ; dans la boue desséchée, je vis des crânes, des défenses, parfois les formidables ossements d’un pied qui pointait, l’animal ayant chaviré, la tête en bas. Depuis des siècles il servait de cimetière, ce marais-là ! Il contenait des milliers et des milliers de squelettes d’éléphants. C’était une mine d’ivoire, autant dire une mine d’or.

» Je m’en allai, songeant : « Si tu en parles, on te la volera, ta mine ! Mais toi tout seul, comment l’exploiter ? » A la fin j’en parlai à M. Partonneau. On peut compter sur lui : c’est un drôle de type, il se f… de l’argent. Et c’est lui qui m’a donné le bon tuyau, le vrai conseil : « Ne dis rien aux blancs. Va trouver sultan Ahmed, et dis-lui : « Je sais où il y a un cimetière d’éléphants, et toi tu ne sais pas. Prends la moitié de l’ivoire, donne-moi le reste. »

» Je suppose qu’il a dû me carotter, sultan Ahmed, mais tout de même, de l’ivoire qu’il m’a donné, j’ai tiré, en trois campagnes, seize cent mille francs… »


— Tu y crois, toi à cette histoire de cimetières d’éléphants ? demandai-je à Partonneau quand nous fûmes remontés en automobile.

Il haussa les épaules.

— Est-ce qu’on peut savoir ?… Le père Boniface a trouvé un gisement d’ivoire, et il est venu me demander conseil, comme il le dit. Voilà ce qu’il y a de sûr… Et pourquoi pas, après tout, pourquoi pas ? Ici, en Europe, nous ne voyons guère que des animaux domestiqués, apprivoisés, — privés, comme le dit un involontaire calembour de la langue, — privés par notre intelligence patiente de leur intelligence, incapables de se subvenir à eux-mêmes, abrutis. Sur ces terres encore primitives, au contraire, l’homme est encore si peu de chose, il tient si peu de place, et une place si médiocrement honorable ! Entre lui et la bête, la distance s’amoindrit. Parfois, oui, parfois, ce n’est pas l’homme qui a l’avantage. Au bout du compte, on a quelques raisons de supposer que nous ne sommes pas la tentative initiale qu’ait faite la nature pour jeter dans le monde les premières lueurs de la raison, du libre arbitre, de l’industrie, de quelque chose comme la moralité. C’est une hypothèse qui peut se soutenir, et qu’on a soutenue, qu’aux premiers jours du monde, avant que l’homme apparût sur la terre, les insectes, les grands insectes dont on retrouve les empreintes dans les entrailles de nos houillères n’ont pas été alors ce qu’ils sont aujourd’hui : des automates qui font, sans savoir pourquoi, sans nul enseignement des générations précédentes, qu’ils n’ont pas connues, les mêmes gestes d’une incompréhensible prévoyance — mais qu’ils tâtonnèrent d’abord, innovèrent, ne parvinrent à la perfection que par degrés, et se fixèrent dans cette perfection de leur race, qui devint instinctive. Quand la race des hommes sera devenue aussi vieille que celle des fourmis, qui sait si tous ses gestes, à elle aussi, ne deviendront pas automatiques ?

» Cela te paraît absurde, à première vue, mais rappelle-toi comme, dans la grande savane africaine, on éprouve fortement l’impression que la terre est encore aux termites. Elle est si maladroite, et si pauvre, et si rare, l’œuvre des hommes dans ces régions : quelques mauvaises cahutes de paille, et d’imperceptibles champs. Tout cela irrégulier, difforme, sans géométrie : et nous avons depuis si longtemps la conception que l’humanité prête, à tout ce qui vient d’elle, des mesures et des proportions méditées ! Or, voici que partout, jusqu’aux confins de l’horizon, apparaissent les demeures des termites : forteresses avec des tourelles d’angle, un toit en surplomb pour l’écoulement des eaux de pluie, avec des magasins, des chambres, de vastes salles : villes sans nombre, qui abritent toute une organisation sociale, des reproducteurs, des soldats, des travailleurs ingénieux.

» Qu’est-ce donc qu’un village nègre à côté des édifices harmonieux et gigantesques élevés par ces sales et presque invisibles poux blancs ? Oui, je sais bien : ils n’ont pas de conscience individuelle, ils travaillent sans savoir comment, sans pouvoir faire autrement, sans se rendre compte. Mais, jadis, ils ont dû comprendre, ou alors on n’y comprendrait plus rien !…

» Et les grands animaux sauvages, aussi. Écoute !

» Je me trouvais un jour sur une rivière qui s’appelle la M’Bomou. J’ai beau chercher dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas de lieu plus sauvage : le pays n’est pas aux hommes, mais aux grandes créatures qui existaient avant les hommes. Aux éléphants surtout. A mesure qu’avançait ma pirogue, leurs traces devenaient plus nombreuses sur les berges. On les apercevait par moments dans les abreuvoirs que leurs pieds massifs finissent par creuser dans le talus de la rivière quand ils se dirigent vers l’eau : ils fendaient un rideau de feuilles lourdes, couleur de bronze, et c’était tout.

» Enfin, à un détour du courant je surpris, en train de boire, deux éléphants qui n’avaient pas vu venir la pirogue. L’eau coulait dans un chenal creusé entre deux rives abruptes, que même leurs jambes de géants eussent eu peine à escalader. J’épaulai mon fusil, je tirai… Un éléphant, blessé, se cabra, voulut fuir, et l’autre le suivit. Mais je persistai à décharger mon arme sur le même, sachant que ces bêtes monstrueuses ont la vie dure. Il était littéralement couvert de sang, tout rouge ; par une artère coupée, ce sang giclait comme le vin d’une barrique en perce. A la fin il chancela. Alors l’autre lui posa sa trompe sur le cou. Ils avaient en vérité l’air de se dire quelque chose, et je crus comprendre : « Vengeons-nous ! » Tout de suite, à travers l’eau creuse qu’ils faisaient jaillir par grandes gerbes, ils me chargèrent.

» Ils arrivaient la tête haute, farouches, menaçants ; leurs oreilles immenses, de chaque côté de leurs nuques, claquaient comme des drapeaux. Je continuais de tirer, mais sans doute n’avais-je plus mon sang-froid : ils semblaient ne rien sentir, ils approchaient toujours. Les noirs qui me passaient des cartouches prirent peur, et sautèrent à l’eau. Moi-même, une seconde, je vis la mort. A ce moment, une branche qui doucement s’abaissait de la rive arrêta la pirogue. Je saisis cette branche et gagnai la terre ferme. J’étais sauvé. Les éléphants ne pouvaient faire comme moi : ils étaient pour ainsi dire prisonniers dans le lit de la rivière.

» Mais ils tentèrent de briser, de leurs pieds et de leurs défenses, cette embarcation qu’ils considéraient sans doute comme un être malfaisant, l’un de ceux qui leur avaient envoyé les coups dont ils souffraient. Je me souviens aussi qu’ils prirent, dans la coque, mon pliant, mes ustensiles de cuisine, ma cuvette en fer émaillé ; puis, après les avoir méthodiquement élevés à la hauteur de leurs yeux, les jetèrent à l’eau. J’avais recommencé à leur envoyer des coups de fusil, autant que possible visant toujours l’animal que j’avais déjà blessé.

» Il vint un moment où je crus bien que celui-ci allait mourir. Il tomba sur les genoux, jetant une sorte de plainte que je n’oublierai jamais, qui retentit au loin sur l’eau, une plainte à la fois formidable et douloureuse. Je l’avais ! il allait se coucher là pour agoniser.

» Alors je vis une chose étonnante, sublime. Son camarade — je crois que c’était une femelle, — lui jeta de l’eau sur le corps comme pour le rafraîchir, le ranimer, et l’autre, le blessé, remua doucement la tête. Il avait l’air de dire : « Merci ! laisse-moi ! » Puis l’éléphant valide lui noua sa trompe autour du cou — je ne saurais trouver d’autres mots — et fit un bond gigantesque ; malgré le poids incalculable qu’il avait à porter, il escalada la berge — je ne les retrouvai jamais.

» Mais au moment où j’ai vu ça, mon vieux, cet animal que je considérais comme une énorme brute, enlaçant le corps de son ami pour le sauver, j’eus l’idée que je venais de commettre un assassinat, et que ces bêtes avaient raisonné, agi, souffert comme des hommes !

» Ailleurs, j’ai vu des marsouins, des légionnaires, des Sénégalais, emporter du champ de bataille leur officier blessé. On considérait ça comme héroïque, et c’était héroïque, en effet, ils étaient cités pour ça. Mais alors ?… »

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