L'imitation de Jésus-Christ: Traduction nouvelle avec des réflexions à la fin de chaque chapitre
DE
JÉSUS-CHRIST.
LIVRE TROISIÈME.
DE LA VIE INTÉRIEURE.
CHAPITRE PREMIER.
Des entretiens intérieurs de Jésus-Christ avec l'âme
fidèle.
1. J'écouterai ce que le Seigneur Dieu dit en moi153.
[153] Ps. LXXXIV, 8.
Heureuse l'âme qui entend le Seigneur lui parler intérieurement, et qui reçoit de sa bouche la parole de consolation!
Heureuses les oreilles toujours attentives à recueillir ce souffle divin, et sourdes aux bruits du monde!
Heureuses encore une fois les oreilles qui écoutent, non la voix qui retentit au dehors, mais la vérité qui enseigne au dedans!
Heureux les yeux qui, fermés aux choses extérieures, ne contemplent que les intérieures!
Heureux ceux qui pénètrent les mystères que le cœur recèle, et qui, par des exercices de chaque jour, tâchent de se préparer de plus en plus à comprendre les secrets du Ciel!
Heureux ceux dont la joie est de s'occuper de Dieu, et qui se dégagent de tous les embarras du siècle!
Considère ces choses, ô mon âme! et ferme la porte de tes sens, afin que tu puisses entendre ce que le Seigneur ton Dieu dit en toi.
2. Voici ce que dit ton bien-aimé: Je suis votre salut, votre paix et votre vie.
Demeurez près de moi, et vous trouverez la paix. Laissez là tout ce qui passe; ne cherchez que ce qui est éternel.
Que sont toutes les choses du temps, que des séductions vaines? et de quoi vous serviront toutes les créatures, si vous êtes abandonné du Créateur?
Renoncez donc à tout, et occupez-vous de plaire à votre Créateur, et de lui être fidèle, afin de parvenir à la vraie béatitude.
RÉFLEXION.
Écoutons la sagesse incréée: Mes délices, dit-elle, sont d'être avec les enfants des hommes154. Mais la plupart des hommes ne comprenant pas son langage, ou craignant de l'entendre, s'éloignent d'elle pour s'entretenir avec les créatures. Elle est venue dans le monde, et le monde ne l'a point connue155. C'est pourquoi l'Apôtre nous défend d'aimer le monde, ni rien de ce qui est dans le monde156, parce qu'il appartient tout entier à l'esprit de malice157. Si donc nous voulons attirer en nous l'esprit de Dieu, cet esprit dont l'onction enseigne toutes choses158, séparons-nous du monde; renonçons à ses maximes, à ses plaisirs, à ses sociétés tumultueuses. Jésus ne se trouve qu'au désert; sa voix ne retentit pas dans les lieux publics159, au milieu des assemblées du siècle; mais lorsqu'il a résolu de répandre ses faveurs sur l'âme fidèle, il la conduit dans la solitude, et là il parle à son cœur160. Comment peindre les délices de ce céleste entretien? Qui les a goûtées une fois ne peut plus supporter les entretiens des hommes. Ô Jésus! parlez à mon cœur, je veux désormais n'écouter que votre voix, dans le silence de toutes les créatures.
[154] Prov., VIII, 31.
[155] Joan., I, 10.
[156] I. Joan., II, 15.
[157] Ibid., V. 19.
[158] Ibid., II, 27.
[159] Matth., XII, 19.
[160] Osée, II, 14.
CHAPITRE II.
La vérité parle au dedans de nous sans aucun bruit
de paroles.
1. Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.
Je suis votre serviteur: donnez-moi l'intelligence, afin que je sache vos témoignages161.
[161] I. Reg., III, 9; Ps. CXVIII, 125.
Inclinez mon cœur aux paroles de votre bouche; qu'elles tombent sur lui comme une douce rosée162.
[162] Ps. CXVIII, 36. Deuter., XXXII, 2.
Les enfants d'Israël disaient autrefois à Moïse: Parlez-nous, et nous vous écouterons: mais que le Seigneur ne nous parle point, de peur que nous ne mourions163.
[163] Exod., XX, 19.
Ce n'est pas là, Seigneur, ce n'est pas là ma prière; mais au contraire, je vous implore, comme le prophète Samuel, avec un humble désir, disant: Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute164.
[164] I Reg., III, 9.
Que Moïse ne me parle point, ni aucun des prophètes; mais vous plutôt, parlez, Seigneur mon Dieu, vous, la lumière de tous les prophètes, et l'esprit qui les inspirait. Sans eux, vous pouvez seul pénétrer toute mon âme de votre vérité; et sans vous, ils ne pourraient rien.
2. Ils peuvent prononcer des paroles, mais non les rendre efficaces.
Leur langage est sublime; mais si vous vous taisez, il n'échauffe point le cœur.
Ils exposent la lettre; mais vous en découvrez le sens.
Ils proposent les mystères; mais vous rompez le sceau qui en dérobait l'intelligence.
Ils publient vos commandements; mais vous aidez à les accomplir.
Ils montrent la voie; mais vous donnez des forces pour marcher.
Ils n'agissent qu'au dehors; mais vous éclairez et instruisez les cœurs.
Ils arrosent extérieurement; mais vous donnez la fécondité.
Leurs paroles frappent l'oreille; mais vous ouvrez l'intelligence.
3. Que Moïse donc ne me parle point; mais vous, Seigneur mon Dieu, éternelle vérité! parlez-moi, de peur que je ne meure, et que je n'écoute sans fruit, si, averti seulement au dehors, je ne suis point intérieurement embrasé; de peur que je ne trouve ma condamnation dans votre parole, entendue sans être accomplie, connue sans être aimée, crue sans être observée.
Parlez-moi donc, Seigneur, parce que votre serviteur écoute: vous avez les paroles de la vie éternelle165.
[165] I Reg., III, 9; Joann., VI, 69.
Parlez-moi pour consoler un peu mon âme, pour m'apprendre à réformer ma vie; parlez-moi pour la louange, la gloire, l'honneur éternel de votre nom.
RÉFLEXION.
Il y a une voix qui nous parle intérieurement et comme dans le fond de l'âme, lorsque fermant l'oreille au bruit des créatures, nous ne voulons plus écouter que Dieu seul, et que nous l'appelons en nous de toute l'ardeur de nos désirs. C'est cette voix qui, loin des hommes, ravissait au désert les Paul, les Antoine, les Pacôme, et leur révélait sans obscurité les secrets de la science divine. C'est cette voix qui instruit les saints, les enflamme, les console et les enivre, pour ainsi dire, de sa céleste douceur. Moïse et les prophètes étaient voilés pour les disciples d'Emmaüs: Jésus vient, et, à sa voix, les ombres qui offusquaient leur intelligence se dissipent; quelque chose d'inconnu se remue en eux, de sorte qu'ils se disaient l'un à l'antre: Notre cœur n'était-il pas tout brûlant au dedans de nous, lorsqu'il nous parlait dans le chemin, et nous ouvrait les Écritures166? Et nous, pauvres infortunés que le tumulte du monde distrait encore, que ferons-nous? Ne voulons-nous point aussi entendre Jésus? Comme les deux disciples, nous sommes en voyage; nous nous en allons vers l'éternité. Jésus, dans son amour, s'approche de nous; il se fait, en quelque sorte, le compagnon de notre route167: mais, nous trouvant si peu attentifs, il se retire, et nous marchons seuls. Effrayante solitude! Ah! prenons garde que la nuit ne nous surprenne près du terme! Hâtons-nous de rappeler le divin guide et disons-lui de toute notre âme: Seigneur demeurez avec nous, car le soir se fait et déjà le jour baisse168.
[166] Luc., XXIV, 32.
[167] Ibid., 15.
[168] Ibid., 29.
CHAPITRE III.
Qu'il faut écouter la parole de Dieu avec humilité, et
que plusieurs ne la reçoivent pas comme ils le devraient.
1. J.-C. Mon fils, écoutez mes paroles, paroles pleines de douceur, et qui surpassent toute la science des philosophes et des sages du monde.
Mes paroles sont esprit et vie169, et l'on n'en doit pas juger par le sens humain.
[169] Joann., VI, 64.
Il ne faut pas en tirer une vaine complaisance, mais les écouter en silence, et les recevoir avec une humilité profonde et un ardent amour.
2. Le F. Et j'ai dit: Heureux celui que vous instruisez, Seigneur, et à qui vous enseignez votre loi, afin de lui adoucir les jours mauvais, et de ne pas le laisser sans consolation sur la terre170.
[170] Ps. XCIII, 12, 13.
3. J.-C. C'est moi qui ai, dès le commencement, instruit les prophètes, dit le Seigneur; et jusqu'à présent même, je ne cesse point de parler à tous; mais plusieurs sont endurcis et sourds à ma voix.
Le plus grand nombre écoute le monde de préférence à Dieu: ils aiment mieux suivre les désirs de la chair que d'obéir à la volonté divine.
Le monde promet peu de chose, et des choses qui passent, et on le sert avec une grande ardeur: je promets des biens immenses, éternels, et le cœur des hommes reste froid.
Qui me sert et m'obéit en toutes choses, avec autant de soin qu'on sert le monde et les maîtres du monde?
Rougis, Sidon, dit la mer171; et si tu en demandes la cause, écoute, voici pourquoi:
[171] Is., XXIII, 4.
Pour un petit avantage, on entreprend une longue route; et, pour la vie éternelle, à peine en trouve-t-on qui veuillent faire un pas.
On recherche le plus vil gain: on plaide honteusement quelquefois pour une pièce de monnaie; sur une légère promesse et pour une chose de rien, on ne craint pas de se fatiguer le jour et la nuit.
Mais, ô honte! pour un bien immuable, pour une récompense infinie, pour un honneur suprême et une gloire sans fin, on ne saurait se résoudre à la moindre fatigue.
4. Serviteur paresseux et toujours murmurant, rougis donc de ce qu'il y ait des hommes plus ardents à leur perte que tu ne l'es à te sauver, et pour qui la vanité a plus d'attrait que n'en a pour toi la vérité.
Et cependant ils sont souvent abusés par leurs espérances; tandis que ma promesse ne trompe point, et que jamais je ne me refuse à celui qui se confie en moi.
Ce que j'ai promis, je le donnerai: ce que j'ai dit, je l'accomplirai, si toutefois l'on demeure avec fidélité dans mon amour jusqu'à la fin.
C'est moi qui récompense les bons, et qui éprouve fortement les justes.
5. Gravez mes paroles dans votre cœur, et méditez-les profondément: car, à l'heure de la tentation, elles vous seront très-nécessaires.
Ce que vous n'entendez pas en le lisant, vous le comprendrez au jour de ma visite.
J'ai coutume de visiter mes élus de deux manières: par la tentation et par la consolation.
Et tous les jours, je leur donne deux leçons; l'une en les reprenant de leurs défauts, l'autre en les exhortant à avancer dans la vertu.
Celui qui reçoit ma parole, et qui la méprise, sera jugé par elle au dernier jour172.
[172] Joann., XII, 48.
PRIÈRE
POUR DEMANDER LA GRÂCE DE LA DÉVOTION.
6. Le F. Seigneur, mon Dieu, vous êtes tout mon bien: et qui suis-je pour oser vous parler?
Je suis le plus pauvre de vos serviteurs, et un abject ver de terre, beaucoup plus pauvre et plus méprisable que je ne sais et que je n'ose dire.
Souvenez-vous cependant, Seigneur, que je ne suis rien, que je n'ai rien, que je ne puis rien.
Vous êtes seul bon, juste et saint; vous pouvez tout, vous donnez tout, vous remplissez tout, hors le pécheur que vous laissez vide.
Souvenez-vous de vos miséricordes173, et remplissez mon cœur de votre grâce, vous qui ne voulez point qu'aucun de vos ouvrages demeure vide.
[173] Ps. XXIV, 6.
7. Comment puis-je, en cette misérable vie, porter le poids de moi-même, si votre miséricorde et votre grâce ne me fortifient?
Ne détournez pas de moi votre visage; ne différez pas à me visiter; ne me retirez point votre consolation, de peur que, privée de vous, mon âme ne devienne comme une terre sans eau174.
[174] Ps. CXLII, 6.
Seigneur, apprenez-moi à faire votre volonté175; apprenez-moi à vivre d'une vie humble et digne de vous.
[175] Ibid., 10.
Car vous êtes ma sagesse, vous me connaissez dans la vérité, et vous m'avez connu avant que je fusse au monde, et avant même que le monde fût.
RÉFLEXION.
Rien de plus rare qu'un désir sincère du salut; et c'est ce qui doit nous faire trembler, car notre sort à chacun sera ce que nous l'aurons fait: Dieu nous aide, il vient par sa grâce au secours du libre arbitre, mais il ne le contraint pas. Or que voyons-nous? Quel spectacle nous offre le monde? Nous ne parlons point ici de l'impie résolu à se perdre, et déjà marqué du sceau de la réprobation: nous parlons de ceux qui se disent, qui se croient les disciples de Jésus-Christ. Dans la spéculation, ces chrétiens veulent se sauver; mais ils veulent en même temps, ils veulent surtout posséder les biens et goûter les jouissances de la terre. Ils donneront à Dieu, en passant, quelques prières obligées; ils s'informeront de sa loi pour connaître ce qu'elle commande strictement: puis, tranquilles de ce côté, ils se jetteront à la poursuite des honneurs, des richesses, des plaisirs qu'ils nomment légitimes, ou ils s'endormiront dans une vie de mollesse permise à leurs yeux, parce qu'elle ne viole en apparence aucun précepte formel. Mais dans tout cela, où est la foi qui doit régler toutes nos actions sur la vue de l'éternité? Où est l'amour perpétuellement occupé de son objet, l'amour avide de sacrifices? Où est la pénitence? Où est la Croix? Ô Dieu! et c'est là désirer le salut! N'est-il donc pas écrit que celui qui cherche son âme la perdra176? Que chacun se juge sur cette parole avant le jour terrible où le Seigneur lui-même le jugera.
[176] Luc., XVII, 33.
CHAPITRE IV.
Qu'il faut marcher en présence de Dieu dans la vérité
et l'humilité.
1. J.-C. Mon fils, marchez devant moi dans la vérité, et cherchez-moi toujours dans la simplicité de votre cœur.
Celui qui marche devant moi dans la vérité ne craindra nulle attaque; la vérité le délivrera des calomnies et des séductions des méchants.
Si la vérité vous délivre, vous serez vraiment libre, et peu vous importeront les vains discours des hommes.
2. Le F. Seigneur, il est vrai: qu'il me soit fait, de grâce, selon votre parole. Que votre vérité m'instruise, qu'elle me défende, qu'elle me conserve jusqu'à la fin dans la voie du salut.
Qu'elle me délivre de tout désir mauvais, de toute affection déréglée; et je marcherai devant vous dans une grande liberté de cœur.
3. J.-C. La vérité, c'est moi: je vous enseignerai ce qui est bon, ce qui m'est agréable.
Rappelez-vous vos péchés avec une grande douleur et un profond regret; et ne pensez jamais être quelque chose, à cause du bien que vous faites.
Car, dans la vérité, vous n'êtes qu'un pécheur, sujet à beaucoup de passions et engagé dans leurs liens.
De vous-même, vous tendez toujours au néant; un rien vous ébranle, un rien vous abat, un rien vous trouble et vous décourage.
Qu'avez-vous dont vous puissiez vous glorifier? et que de motifs, au contraire, pour vous mépriser vous-même! car vous êtes beaucoup plus infirme que vous ne sauriez le comprendre.
4. Que rien de ce que vous faites ne vous paraisse donc quelque chose de grand.
Mais plutôt qu'à vos yeux rien ne soit grand, précieux, admirable, élevé, digne d'être estimé, loué, recherché, que ce qui est éternel.
Aimez, par-dessus toutes choses, l'éternelle vérité, et n'ayez jamais que du mépris pour votre extrême bassesse.
N'appréhendez rien tant, ne blâmez et ne fuyez rien tant que vos péchés et vos vices: ils doivent vous affliger plus que toutes les pertes du monde.
Il y en a qui ne marchent pas devant moi avec un cœur sincère; mais, guidés par une certaine curiosité présomptueuse, ils veulent découvrir mes secrets et pénétrer les profondeurs de Dieu, tandis qu'ils négligent de s'occuper d'eux-mêmes et de leur salut.
Ceux-là tombent souvent, à cause de leur orgueil et de leur curiosité, en de grandes tentations et de grandes fautes, parce que je me sépare d'eux.
5. Craignez les jugements de Dieu: redoutez la colère du Tout-Puissant; ne scrutez point les œuvres du Très-Haut; mais sondez vos iniquités, le mal que tant de fois vous avez commis, le bien que vous avez négligé.
Plusieurs mettent toute leur dévotion en des livres, d'autres en des images, d'autres en des signes et des marques extérieures.
Quelques-uns m'ont souvent dans la bouche, mais peu dans le cœur.
Il en est d'autres qui, éclairés et purifiés intérieurement, ne cessent d'aspirer aux biens éternels, ont à dégoût les entretiens de la terre, et ne s'assujettissent qu'à regret aux nécessités de la nature. Ceux-là entendent ce que l'Esprit de vérité dit en eux.
Car il leur apprend à mépriser ce qui passe, à aimer ce qui dure éternellement, à oublier le monde, et à désirer le Ciel, le jour et la nuit.
RÉFLEXION.
Je suis le Dieu tout-puissant: marchez en ma présence, et soyez parfait177. Ainsi parlait le Seigneur au Père des croyants, et ce commandement s'adresse avec encore plus de force aux chrétiens, qui ont contemplé, dans le Fils de l'Homme, le modèle de toute perfection. Aussi leur est-il dit: Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait178. Étonnant précepte qui, relevant notre incompréhensible bassesse, nous apprend ce qu'est l'homme racheté, ce qu'est le chrétien aux yeux de Dieu. Mais comment, faibles créatures, courbées sous le poids de la chair, approcherons-nous de cette perfection souveraine, à laquelle il nous est ordonné de tendre sans cesse? Écoutez Jésus-Christ: Je suis la voie, la vérité et la vie179. Il est la voie qui conduit à Dieu, la vérité qui est Dieu même; il est la vie promise à ceux qui marchent dans la vérité180, qui font la vérité181, selon le mot profond de l'Apôtre. Donc, tout en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Unies aux siennes, nos pensées, nos affections, nos œuvres se divinisent: et comme la perfection du Fils est la perfection même du Père, par notre union avec le Fils, qui commence sur la terre et se consommera dans le ciel, nous devenons parfaits comme le Père est parfait. Ainsi s'accomplit la prière du Christ: Père saint, conservez en votre nom ceux que vous m'avez donnés, afin qu'ils soient un comme nous sommes un! Sanctifiez-les dans la vérité; je me sanctifie pour eux moi-même, afin qu'ils soient sanctifiés dans la vérité182. Mais cette grande union, qui nous élève jusqu'à participer aux mérites infinis du Rédempteur, ne s'effectue, ne l'oublions pas, qu'en proportion du sacrifice que nous faisons de nous-mêmes. Notre humilité en est la mesure: elle est le fruit du renoncement propre, du détachement, de l'abaissement qui nous anéantit devant Dieu. Là où l'amour corrompu de soi, là où la nature vit encore, l'union avec Jésus-Christ n'est pas complète. Il faut mourir à soi-même, à ses désirs, à ses goûts, à sa volonté, à sa raison aveugle, pour être un avec le Fils, comme il est un avec son Père. Pour être sanctifié dans la vérité183. Heureuse mort, qui nous met en possession de la véritable vie, de Dieu même et de sa sainteté, de sa vérité éternelle!
[177] Gen., XVII, 1.
[178] Matth., V, 48.
[179] Joann., XIV, 6.
[180] III. Joann., 4.
[181] Ephes., IV, 15.
[182] Joann., XVII, 11, 17, 19.
[183] II. Cor., I, 3.
CHAPITRE V.
Des merveilleux effets de l'amour divin.
1. Le F. Je vous bénis, Père céleste, Père de Jésus-Christ, mon Seigneur, parce que vous avez daigné vous souvenir de moi, pauvre créature.
Ô Père des miséricordes, et Dieu de toute consolation184, je vous rends grâces de ce que, tout indigne que j'en suis, vous voulez bien cependant quelquefois me consoler!
[184] Ibid.
Je vous bénis à jamais, et je vous glorifie avec votre Fils unique et Esprit consolateur, dans les siècles des siècles.
Ô Seigneur, mon Dieu, saint objet de mon amour! quand vous descendrez dans mon cœur, toutes mes entrailles tressailliront de joie.
Vous êtes ma gloire et la joie de mon cœur.
Vous êtes mon espérance et mon refuge au jour de la tribulation.
2. Mais, parce que mon amour est encore faible et ma vertu chancelante, j'ai besoin d'être fortifié et consolé par vous: visitez-moi donc souvent, et dirigez-moi par vos divines instructions.
Délivrez-moi des passions mauvaises, et retranchez de mon cœur toutes ses affections déréglées, afin que, guéri et purifié intérieurement, je devienne propre à vous aimer, fort pour souffrir, ferme pour persévérer.
3. C'est quelque chose de grand que l'amour, et un bien au-dessus de tous les biens. Seul, il rend léger ce qui est pesant, et fait qu'on supporte avec une âme égale toutes les vicissitudes de la vie.
Il porte son fardeau sans en sentir le poids, et rend doux ce qu'il y a de plus amer.
L'amour de Jésus est généreux; il fait entreprendre de grandes choses, et il excite toujours à ce qu'il y a de plus parfait.
L'amour aspire à s'élever, et ne se laisse arrêter par rien de terrestre.
L'amour veut être libre et dégagé de toute affection du monde, afin que ses regards pénètrent jusqu'à Dieu sans obstacle, afin qu'il ne soit ni retardé par les biens, ni abattu par les maux du temps.
Rien n'est plus doux que l'amour, rien n'est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux; il n'est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l'amour est né de Dieu, et qu'il ne peut se reposer qu'en Dieu, au-dessus de toutes les créatures.
4. Celui qui aime, court, vole; il est dans la joie, il est libre, et rien ne l'arrête.
Il donne tout pour posséder tout; et il possède tout en toutes choses, parce qu'au-dessus de toutes choses il se repose dans le seul Être souverain, de qui tout bien procède et découle.
Il ne regarde pas aux dons, mais il s'élève au-dessus de tous les biens, jusqu'à celui qui donne.
L'amour souvent ne connaît point de mesure; mais, comme l'eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts.
Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte; il tente plus qu'il ne peut; jamais il ne prétexte l'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible et tout permis.
Et à cause de cela il peut tout, et il accomplit beaucoup de choses qui fatiguent et qui épuisent vainement celui qui n'aime point.
5. L'amour veille sans cesse; dans le sommeil même il ne dort point.
Aucune fatigue ne le lasse, aucuns liens ne l'appesantissent, aucunes frayeurs ne le troublent; mais, tel qu'une flamme vive et pénétrante, il s'élance vers le Ciel, et s'ouvre un sûr passage à travers tous les obstacles.
Si quelqu'un aime, il entend ce que dit cette voix.
L'ardeur même d'une âme embrasée s'élève jusqu'à Dieu comme un grand cri: Mon Dieu! mon amour! vous êtes tout à moi, et je suis tout à vous.
6. Dilatez-moi dans l'amour, afin que j'apprenne à goûter au fond de mon cœur combien il est doux d'aimer et de se fondre et de se perdre dans l'amour.
Que l'amour me ravisse et m'élève au-dessus de moi-même, par la vivacité de ses transports.
Que je chante le cantique de l'amour, que je vous suive, ô mon bien-aimé, jusque dans les hauteurs de votre gloire; que toutes les forces de mon âme s'épuisent à vous louer, et qu'elle défaille de joie et d'amour.
Que je vous aime plus que moi, que je ne m'aime moi-même que pour vous, et que j'aime en vous tous ceux qui vous aiment véritablement, ainsi que l'ordonne la loi de l'amour, que nous découvrons dans votre lumière.
7. L'amour est prompt, sincère, pieux, doux, prudent, fort, patient, fidèle, constant, magnanime, et il ne se recherche jamais: car dès qu'on commence à se rechercher soi-même, à l'instant on cesse d'aimer.
L'amour est circonspect, humble et droit, sans mollesse, sans légèreté; il ne s'occupe point de choses vaines; il est sobre, chaste, ferme, tranquille, et toujours attentif à veiller sur les sens.
L'amour est obéissant et soumis aux supérieurs; il est vil et méprisable à ses yeux. Dévoué à Dieu sans réserve, et toujours plein de reconnaissance, il ne cesse point de se confier en lui, d'espérer en lui, lors même qu'il semble en être délaissé, parce qu'on ne vit point sans douleur dans l'amour.
8. Qui n'est pas prêt à tout souffrir et à s'abandonner entièrement à la volonté de son bien-aimé, ne sait pas ce que c'est que d'aimer.
Il faut que celui qui aime embrasse avec joie tout ce qu'il y a de plus dur et de plus amer, pour son bien-aimé, et qu'aucune traverse ne le détache de lui.
RÉFLEXION.
Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu en lui185. Mais l'amour a ses temps d'épreuve, comme ses temps de jouissance; et cette vie tout entière ne doit être qu'un continuel exercice d'amour, ou la consommation d'un grand sacrifice, dont une vie éternelle ou un amour immuable sera le prix. Tous les caractères de la charité, détaillés par saint Paul186, nous rappellent l'idée de sacrifice; et l'amour infini lui-même n'a pu se manifester pleinement à nous que par un sacrifice infini. Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son fils unique187; et notre amour pour Dieu ne peut non plus se manifester que par un sacrifice, non pas égal, il est impossible, mais semblable, par le don de tout notre être ou une parfaite obéissance de notre esprit, de notre cœur et de nos sens, à la volonté de celui qui nous a tant aimés. C'est alors que s'accomplit cette union ineffable que Jésus-Christ, à sa dernière heure, conjurait son père d'opérer entre lui et la créature rachetée188. Pendant que la nature vit encore en nous, quelque chose nous sépare de Dieu et de Jésus; et l'amour de Jésus nous presse189 d'achever le sacrifice, et de prononcer cette parole dernière, que le monde ne comprend pas, mais qui réjouit le Ciel: Tout est consommé190.
[185] I. Joann., IV, 16.
[186] I. Cor., XIII.
[187] Joan., III, 16.
[188] Ibid., XVII, 21, 23.
[189] II. Cor., V, 14.
[190] Joann., XIX, 30.
CHAPITRE VI.
De l'épreuve du véritable amour.
1. J.-C. Mon fils, votre amour n'est encore ni assez fort ni assez éclairé.
Le F. Pourquoi, Seigneur?
J.-C. Parce qu'à la moindre contrariété vous laissez là l'œuvre commencée, et que vous recherchez trop avidement les consolations.
Celui qui aime fortement demeure ferme dans la tentation, et ne cède point aux suggestions artificieuses de l'ennemi. Dans le mauvais comme dans le bon succès, son cœur est également à moi.
2. Celui dont l'amour est éclairé, considère moins le don de celui qui aime, que l'amour de celui qui donne.
L'affection le touche plus que le bienfait, et il préfère son bien-aimé à tout ce qu'il reçoit de lui.
Celui qui m'aime d'un amour généreux ne se repose pas dans mes dons, mais en moi par-dessus tous mes dons.
Ne croyez pas tout perdu cependant, s'il vous arrive de sentir, pour moi ou pour mes Saints, moins d'amour que vous ne voudriez.
Cet amour tendre et doux que vous éprouvez quelquefois, est l'effet de la présence de la grâce, et une sorte d'avant-goût de la patrie céleste; il n'y faut pas chercher trop d'appui, parce qu'il passe comme il est venu.
Mais combattre les mouvements déréglés de l'âme, et mépriser les sollicitations du démon, c'est un grand sujet de mérite, et la marque d'une solide vertu.
3. Ne vous troublez donc point des fantômes, quels qu'ils soient, qui obsèdent votre imagination.
Conservez une résolution ferme, et une intention droite devant Dieu.
Ce n'est point une illusion, si quelquefois vous êtes soudain ravi en extase, et qu'aussitôt vous retombiez dans les pensées misérables qui occupent d'ordinaire votre cœur.
Car vous souffrez alors plus que vous n'agissez; et tant qu'elles vous déplaisent et que vous y résistez, c'est un mérite et non pas une chute.
4. Sachez que l'antique ennemi s'efforce d'étouffer vos bons désirs, et de vous éloigner de tout pieux exercice; du culte des Saints, de la méditation de mes douleurs et de ma mort, du souvenir si utile de vos péchés, de l'attention à veiller sur votre cœur, et du ferme propos d'avancer dans la vertu.
Il vous suggère mille pensées mauvaises, pour vous causer du trouble et de l'ennui, pour vous détourner de la prière et des lectures saintes.
Une humble confession lui déplaît, et s'il pouvait, il vous éloignerait tout à fait de la communion.
Ne le croyez point, et n'ayez de lui aucune appréhension, quoiqu'il vous tende souvent des piéges pour vous surprendre.
Rejetez sur lui seul les pensées criminelles et honteuses qu'il vous inspire. Dites-lui:
Va, esprit immonde; rougis, malheureux; il faut que tu sois étrangement pervers pour me tenir un pareil langage.
Retire-toi de moi, détestable séducteur, tu n'auras jamais en moi aucune part: mais Jésus sera près de moi comme un guerrier formidable, et tu demeureras confondu.
J'aime mieux mourir et souffrir tous les tourments, que de consentir à ce que tu me proposes.
Tais-toi donc, ne me parle plus191; je ne t'écouterai pas davantage, quoi que tu fasses pour m'inquiéter. Le Seigneur est ma lumière et mon salut: qui craindrai-je192?
[191] Marc., IV, 39.
[192] Ps. XXVI, 1.
Quand une armée se rangerait en bataille contre moi, mon cœur ne craindrait pas193. Le Seigneur est mon aide et mon Rédempteur194.
[193] Ibid., 3.
[194] Ps. XVIII, 15.
5. Combattez comme un généreux soldat; et si quelquefois vous succombez par fragilité, reprenez un courage plus grand, dans l'espérance d'être soutenu par une grâce plus forte; et gardez-vous surtout de la vaine complaisance et de l'orgueil.
C'est ainsi que plusieurs s'égarent, et tombent dans un aveuglement presque incurable.
Que la chute de ces superbes qui présumaient follement d'eux-mêmes, vous soit une leçon continuelle de vigilance et d'humilité.
RÉFLEXION.
Tous ceux qui disent, Seigneur, Seigneur, n'entreront pas dans le royaume des cieux; mais celui qui fait la volonté de mon père qui est au ciel, celui-là entrera dans le royaume des cieux195: c'est par les œuvres que se connaît le véritable amour. Toujours prompt à obéir, jamais il ne se relâche, il ne se décourage jamais. Dans l'amertume et dans la joie, dans la consolation et dans la souffrance, il loue, il bénit également celui qui frappe et qui guérit196, selon ses divins conseils, impénétrables à la créature. La tentation vient-elle l'éprouver, il combat, il résiste avec paix, parce qu'il ne compte point sur ses propres forces, et n'attend la victoire que du secours d'en haut. S'il succombe quelquefois, il se relève aussitôt sans trouble, humilié, mais non abattu. Son repentir, quoique profond, est calme, parce qu'il est exempt de l'irritation de l'orgueil. Ses fautes l'affligent, et ne l'étonnent point. Il connaît sa fragilité, et il en gémit, plein de confiance en la grâce qui le soutiendra, s'il lui est fidèle. Détaché de la terre et de ses vanités qu'on appelle des biens, que veut-il? ce que Dieu veut: il n'a point d'autre volonté, ni d'autre désir. Quand le bien-aimé se retire et se dérobe à ses transports, loin de murmurer, et loin de se plaindre, il s'avoue indigne de le posséder, et la privation, qui le purifie, enflamme encore son ardeur. Ô Jésus, qu'elles sont merveilleuses les voies par où vous conduisez les âmes qui vous aiment, qui ont soif de vous197! Tantôt vous les inondez de votre joie, tantôt vous les délaissez dans les larmes: maintenant vous les prévenez, et puis elles semblent vous appeler en vain, comme l'épouse du divin cantique. Épreuves de tendresse et de miséricordes! Ainsi épurées, ces âmes élues peu à peu se dégagent de leurs liens; elles s'élancent vers vous, et un dernier effort d'amour les porte au pied du trône où vous vous montrez sans voile. Alors la jouissance, alors l'allégresse et l'éternel rassasiement: Satiabor cùm apparuerit198!
[195] Matth., VII, 21.
[196] Deuter., XXXII, 39.
[197] Ps. XLI, 3.
[198] Ibid., XVI, 15.
CHAPITRE VII.
Qu'il faut cacher humblement les grâces que Dieu
nous fait.
1. J.-C. Mon fils, lorsque la grâce vous inspire des mouvements de piété, il est meilleur pour vous et plus sûr de tenir cette grâce cachée, de ne vous en point élever, d'en parler peu, et de ne pas vous exagérer sa grandeur; mais plutôt de vous mépriser vous-même, et de craindre une faveur dont vous étiez indigne.
Il ne faut pas s'attacher trop à un sentiment qui bientôt peut se changer en on sentiment contraire.
Quand la grâce vous est donnée, songez combien vous êtes pauvre et misérable sans la grâce.
Le progrès de la vie spirituelle ne consiste pas seulement à jouir des consolations de la grâce, mais à en supporter la privation, avec humilité, avec abnégation, avec patience; de sorte qu'alors on ne se relâche point dans l'exercice de la prière, et qu'on n'abandonne aucune de ses pratiques accoutumées.
Faites au contraire tout ce qui est en vous le mieux que vous pourrez, selon vos lumières; et ne vous négligez pas entièrement vous-même, à cause de la sécheresse et de l'angoisse que vous sentez en votre âme.
2. Car il y en a beaucoup qui, au temps de l'épreuve, tombent aussitôt dans l'impatience ou le découragement.
Cependant la voie de l'homme n'est pas toujours en son pouvoir199. C'est à Dieu de consoler, et de donner quand il veut, autant qu'il veut, et à qui il veut, comme il lui plaît, et non davantage.
[199] Jer., X, 23.
Des indiscrets se sont perdus par la grâce même de la dévotion, parce qu'ils ont voulu faire plus qu'ils ne pouvaient, ne mesurant point leur faiblesse, mais suivant plutôt l'impétuosité de leur cœur que le jugement de la raison.
Et parce qu'ils ont aspiré, dans leur présomption, à un état plus élevé que celui où Dieu les voulait, ils ont promptement perdu la grâce.
Ils avaient placé leur demeure dans le Ciel, et tout à coup on les a vus pauvres et délaissés dans leur misère, afin que par l'humiliation et le dénûment ils apprissent à ne plus tenter de s'élever sur leurs propres ailes, mais à se réfugier sous les miennes.
Ceux qui sont encore nouveaux et sans expérience dans les voies de Dieu peuvent aisément s'égarer et se briser sur les écueils, s'ils ne se laissent conduire par des personnes prudentes.
3. Que s'ils veulent suivre leur sentiment plutôt que de croire à l'expérience des autres, le résultat leur en sera funeste, si toutefois ils s'obstinent dans leur propre sens.
Rarement ceux qui sont sages à leurs yeux se laissent humblement conduire par les autres.
Il vaut mieux être humble avec un esprit et des lumières bornées, que de posséder des trésors de science, et de se complaire en soi-même.
Il vaut mieux pour vous avoir peu, que beaucoup dont vous pourriez vous enorgueillir.
Celui-là manque de prudence, qui se livre tout entier à la joie, oubliant son indigence passée, et cette chaste crainte du Seigneur, qui appréhende de perdre la grâce reçue.
C'est aussi manquer de vertu que de se laisser aller à un découragement excessif, au temps de l'adversité et de l'épreuve, et d'avoir des pensées et des sentiments indignes de la confiance qu'on me doit.
4. Celui qui, durant la paix, a trop de sécurité, se trouve souvent, pendant la guerre, le plus timide et le plus lâche.
Si, ne présumant jamais de vous-même, vous saviez demeurer toujours humble, modérer et régler les mouvements de votre esprit, vous ne tomberiez pas si vite dans le péril et dans le péché.
C'est une pratique sage que de penser, durant la ferveur, à ce qu'on sera dans la privation de la lumière.
Et quand vous en êtes en effet privé, songez qu'elle peut revenir, et que je ne vous l'ai retirée pour un temps qu'en vue de ma gloire, et pour exciter votre vigilance.
Souvent une telle épreuve vous est plus utile, que si tout vous succédait constamment selon vos désirs.
Car, pour juger du mérite, on ne doit pas regarder si quelqu'un a beaucoup de visions ou de consolations, ou s'il est habile dans l'Écriture sainte, on s'il occupe un rang élevé;
Mais s'il est affermi dans la véritable humilité, et rempli de la charité divine; s'il cherche en tout et toujours uniquement la gloire de Dieu; s'il est bien convaincu de son néant; s'il a pour lui-même un mépris sincère, et s'il se réjouit plus d'être méprisé des autres et humilié par eux, que d'en être honoré.
RÉFLEXION.
Reconnaître sa misère et ne la jamais perdre de vue; s'abandonner sans réserve entre les mains de Dieu, avec une foi vive et un obéissant amour: voilà toute la vie spirituelle, dont l'humilité est le premier fondement. Celui qui se dit au fond de son âme: je ne suis rien que la faiblesse et l'indigence même, ne cherche pas d'appui en soi, et met en Jésus sa seule espérance. Il suit avec simplicité les mouvements de la grâce, ne s'élève point dans la ferveur, ne s'abat point dans la sécheresse; toujours satisfait, pourvu que la volonté divine s'accomplisse en lui. L'orgueil, qui souvent se cache sous le voile de ce qu'il y a de plus saint, ne les séduit pas par le vain désir d'un état eu apparence plus parfait, auquel il n'est point appelé. Fidèle et tranquille dans sa voie, il dit à Dieu: Donnez-moi la sagesse qui assiste près de votre trône, et ne me rejetez pas du nombre de vos enfants; car je suis votre serviteur et le fils de votre servante, un homme infirme, de peu de durée, et qui n'a point l'intelligence de votre jugement et de vos lois200. Qu'il aille en paix celui dont le cœur prie ainsi, désire ainsi: Dieu le regarde avec complaisance, et sa bénédiction reposera sur lui.
[200] Sapient., IX, 4, 5.
CHAPITRE VIII.
Qu'il faut s'anéantir soi-même devant Dieu.
1. Le F. Je parlerai au Seigneur mon Dieu, bien que je ne sois que cendre et poussière201. Si je me crois quelque chose de plus, voilà que vous vous élevez contre moi; et mes iniquités rendent un témoignage vrai, et que je ne puis contredire.
[201] Gen., XVIII, 27.
Mais si je m'abaisse, si je m'anéantis, si je me dépouille de toute estime pour moi-même, et que je rentre dans la poussière dont j'ai été formé, votre grâce s'approchera de moi, et votre lumière sera près de mon cœur; alors tout sentiment d'estime, même le plus léger, que je pourrais concevoir de moi, disparaîtra pour jamais dans l'abîme de mon néant.
Là, vous me montrez à moi-même, vous me faites voir ce que je suis, ce que j'ai été, jusqu'où je suis descendu: car je ne suis rien, et je ne le savais pas202.
[202] Ps. LXXII, 22.
Si vous me laissez à moi-même, que suis-je? rien qu'infirmité; mais, dès que vous jetez un regard sur moi, à l'instant je deviens fort, et je suis rempli d'une joie nouvelle.
Et certes, cela me confond d'étonnement que vous me releviez ainsi tout d'un coup, et me preniez avec tant de bonté entre vos bras, moi toujours entraîné par mon propre poids vers la terre.
2. C'est votre amour qui opère cette merveille, qui me prévient gratuitement, qui ne se lasse point de me secourir dans mes nécessités, qui me préserve des plus grands périls, et, à vrai dire, me délivre de maux innombrables.
Car je me suis perdu en m'aimant d'un amour déréglé; mais en ne cherchant que vous, en n'aimant que vous, je vous ai trouvé, et je me suis retrouvé moi-même, et l'amour m'a fait rentrer plus avant dans mon néant.
Ô Dieu plein de tendresse! vous faites pour moi beaucoup plus que je ne mérite, et plus que je n'oserais espérer ou demander.
3. Soyez béni, mon Dieu, de ce que, tout indigne que je suis de recevoir de vous aucune grâce, cependant votre bonté généreuse et infinie ne cesse de faire du bien même aux ingrats, et à ceux qui se sont le plus éloignés de vous.
Ramenez-nous à vous, afin que nous soyons reconnaissants, humbles, fervents, parce que vous êtes notre salut, notre vertu et notre force.
RÉFLEXION.
Dieu se montre, dans l'Écriture, plein d'une immense compassion pour les fautes, si on peut le dire, purement humaines; mais il est sans pitié pour l'orgueil, principe de tout mal203, pour l'orgueil, qui est le crime propre de l'Ange rebelle, et qui s'attaque directement au souverain Être. Il a dit: Je suis Jéhova, c'est mon nom; je ne donnerai point ma gloire à un autre204. Or tout orgueil tend, par essence, à s'égaler à Dieu, à se faire Dieu: désordre tel que non-seulement on n'en conçoit pas de plus grand, mais qu'on hésiterait à le croire possible, s'il n'était sans cesse présent sous nos yeux, et si l'on n'en sentait pas le germe en soi-même. Aussi voyez comme Dieu le foudroie: et d'abord cette ironie qui glace l'âme d'un effroi surnaturel: Voilà qu'Adam est devenu comme l'un de nous205; Adam jeté nu avec son péché, sur une terre maudite! Adam qui venait d'entendre cette parole: Tu mourras de mort206! Ses enfants imitent son crime, leur orgueil s'élève sans mesure. Alors l'esprit divin; Comment es-tu tombé, toi qui te levais comme l'astre du matin, qui disais en ton cœur: Je monterai dans les cieux, je poserai mon trône au-dessus des étoiles et je serai semblable au Très-Haut. Voilà que tu seras traîné aux enfers, dans la profondeur du lac: on se baissera pour te voir207. Lisez, dans l'Évangile, les effroyables malédictions prononcées contre les Pharisiens superbes, tandis que celui qui s'abaisse est à l'instant justifié. Une femme pleure aux pieds de Jésus: elle s'humilie de ses fautes, elle n'ose presque en solliciter le pardon, son silence seul supplie. Le Sauveur ému la console: Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé208. Mais l'orgueil n'aime point; c'est encore là un de ses caractères, et comme le type infernal. Il est le père de la haine, de l'envie, de la violence, de la fausse sécurité et de l'endurcissement. Sorti de l'abîme, il s'y replonge: le reste est le mystère de l'éternelle justice. Ô Dieu, ayez pitié de votre pauvre créature! Le front dans la poussière, je m'anéantis devant vous. Je sens, je confesse ma misère, ma corruption profonde, ma désolante impuissance et tout ce qui à jamais me séparerait de vous, si votre grande miséricorde ne venait à mon secours par le don gratuit de la grâce. Daignez, daignez la répandre en mon âme. Ne m'abandonnez pas, Seigneur; sauvez-moi, ou je vais périr209. Ô Dieu, ayez pitié de votre pauvre créature!
[203] Eccli., X, 15.
[204] Is., XLII, 8.
[205] Genes., III, 22.
[206] Ibid., II, 17.
[207] Is., XIV. 12–16.
[208] Luc., VII, 47.
[209] Matth., VIII, 25.
CHAPITRE IX.
Qu'il faut rapporter tout à Dieu comme à notre
dernière fin.
1. Mon fils, je dois être votre fin suprême et dernière, si véritablement vous désirez être heureux.
Cette vue purifiera vos affections, qui s'abaissent trop souvent jusqu'à vous et aux créatures.
Car, si vous vous recherchez en quelque chose, aussitôt vous tombez dans la langueur et la sécheresse.
Rapportez donc principalement tout à moi, parce que c'est moi qui vous ai tout donné.
Considérez chaque bien comme découlant du souverain bien; et songez que, dès lors, ils doivent tous remonter à moi comme à leur origine.
2. En moi, comme dans une source intarissable, le petit et le grand, le pauvre et le riche, puisent l'eau vive, et ceux qui me servent volontairement et de cœur recevront grâce sur grâce.
Mais celui qui cherchera sa gloire hors de moi, ou sa jouissance dans un autre bien que moi, sa joie ne sera ni vraie ni solide, et son cœur toujours à la gêne, toujours à l'étroit, ne trouvera que des angoisses.
Ne vous attribuez donc aucun bien, et n'attribuez à nul homme sa vertu; mais rendez tout à Dieu, sans qui l'homme n'a rien.
C'est moi qui vous ai tout donné, et je veux que vous vous donniez à moi tout entier: j'exige avec une extrême rigueur les actions de grâces qui me sont dues.
3. Ceci est la vérité qui dissipe la vanité de la gloire.
Là où pénètre la grâce céleste et la vraie charité, il n'y a plus de place pour l'amour-propre, ni pour l'envie qui torture le cœur.
Car l'amour divin subjugue tout et agrandit toutes les forces de l'âme.
Si vous écoutez la sagesse, vous ne vous réjouirez qu'en moi, vous n'espérerez qu'en moi, parce que nul n'est bon que Dieu seul, à qui, en tout et par-dessus tout, est due à jamais la louange et la bénédiction.
RÉFLEXION.
Tout bien découle de Dieu, qui est le bien suprême, et tout ce qu'il fait est bon210, parce qu'il le tire de lui. Il n'y a dans le monde d'autre mal que le péché; car la peine du péché n'est pas un mal, puisque, supportée patiemment, elle l'expie, et que toujours elle rétablit l'ordre que le péché avait troublé. Ainsi nous tenons de Dieu la vie, l'intelligence, l'amour, qui doit remonter perpétuellement vers sa source, et de nous-mêmes nous ne pouvons rien, pas même dire: Mon Père211! car nous ne savons pas prier, et c'est l'esprit qui demande en nous avec des gémissements ineffables212. L'unique chose qui nous appartienne, c'est le péché; il est le fruit de notre volonté libre, et son salaire est la mort213. Élevons-nous tant que nous voudrons dans notre pensée, voilà ce que nous sommes; nous n'avons rien de plus que ce que Dieu nous donne dans sa bonté et sa miséricorde toute gratuite. Donc à nous le mépris, la confusion, la honte, en nous trouvant si misérables; et à Dieu la bénédiction, l'honneur, la gloire, la puissance214, comme les saints le chantent dans le Ciel, au pied du trône de l'Agneau.
[210] Genes., I, 4 et seq.
[211] Rom., VIII, 15.
[212] Ibid., 26.
[213] Rom., VI, 23.
[214] Apoc., V, 13.
CHAPITRE X.
Qu'il est doux de servir Dieu et de mépriser le monde.
1. Le F. Je vous parlerai encore, Seigneur, et je ne me tairai point. Je dirai à mon Dieu, mon Seigneur et mon roi, assis dans les hauteurs des cieux:
Ô quelle abondance de douceurs vous avez réservée pour ceux qui vous craignent215! Et qu'est-ce donc pour ceux qui vous aiment, pour ceux qui vous servent de tout leur cœur?
[215] Ps. XXX, 20.
Elles sont vraiment ineffables, les délices dont vous inondez ceux qui vous aiment, quand leur âme vous contemple.
Vous m'avez montré principalement en ceci toute la tendresse de votre amour: je n'étais pas, et vous m'avez créé; j'errais loin de vous, vous m'avez ramené pour vous servir, et vous m'avez commandé de vous aimer.
2. Ô source d'amour éternel, que dirai-je de vous?
Comment pourrai-je vous oublier, vous qui avez daigné vous souvenir de moi, lorsque déjà épuisé, consumé, je penchais vers la mort?
Votre miséricorde envers votre serviteur a passé toute espérance; et vous avez répandu sur lui votre grâce et votre amour, bien au-delà de tout ce qu'il pouvait mériter.
Que vous rendrai-je pour une telle faveur? car il n'est pas donné à tous de tout quitter, de renoncer au siècle pour embrasser la vie religieuse.
Est-ce faire beaucoup que de vous servir, vous que doivent servir toutes les créatures?
Cela doit me sembler peu de chose: mais ce qui me paraît grand et merveilleux, c'est que vous daigniez agréer le service d'une créature si pauvre et si misérable, et l'admettre parmi les serviteurs que vous aimez.
3. Tout ce que j'ai, tout ce que je puis consacrer à votre service, est à vous.
Et néanmoins prenant pour ainsi dire ma place, vous me servez plus que moi-même je ne vous sers.
Voilà que le ciel et la terre, que vous avez créés pour le service de l'homme, sont devant vous, et chaque jour ils exécutent tout ce que vous leur avez commandé.
C'est peu encore: vous avez préparé pour l'homme le ministère même des Anges.
Mais ce qui surpasse tout, vous avez daigné le servir vous-même, et vous avez promis de vous donner à lui.
4. Que vous rendrai-je pour tant de biens? Ah! si je pouvais vous servir tous les jours de ma vie! si je pouvais même un seul jour vous servir dignement!
Il est bien vrai que vous êtes digne d'être servi universellement, digne de tout honneur et d'une louange éternelle.
Vous êtes vraiment mon Seigneur, et je suis votre pauvre serviteur, qui dois vous servir de toutes mes forces, et ne me lasser jamais de vous louer.
Je le veux ainsi, je le désire ainsi: daignez suppléer vous-même à tout ce qui me manque.
5. C'est un grand honneur, une grande gloire de vous servir et de mépriser tout à cause de vous.
Car ils recevront des grâces abondantes, ceux qui se courbent volontairement sous votre joug très-saint.
Ils seront abreuvés de la délectable consolation de l'Esprit saint, ceux qui, pour votre amour, auront rejeté tous les plaisirs des sens.
Ils jouiront d'une grande liberté d'esprit, ceux qui, pour la gloire de votre nom, seront entrés dans la voie étroite, et auront renoncé à toutes les sollicitudes du monde.
6. Ô aimable et douce servitude de Dieu, dans laquelle l'homme retrouve la vraie liberté et la sainteté!
Ô saint assujettissement de la vie religieuse, qui rend l'homme agréable à Dieu, égal aux Anges, terrible aux démons, respectable à tous les fidèles!
Ô esclavage digne à jamais d'être désiré, embrassé, puisqu'il nous mérite le souverain bien, et nous assure une joie éternelle!
RÉFLEXION.
Le monde est tellement fasciné par les passions, qu'il ne peut rien comprendre à la félicité des enfants de Dieu. Quelquefois il les plaint, comme le monde sait plaindre, en jetant sur eux un regard de mépris; quelquefois il les contemple avec une sorte d'étonnement stupide. Il n'a nulle idée de ce qui se passe dans l'âme unie à son Créateur, nulle idée des consolations et du calme délicieux dont elle jouit. Saint Paul s'écriant: Je surabonde de joie au milieu de mes tribulations216, lui est un mystère inexpliquable; jamais il ne concevra cette joie pure, qui est justice et paix dans le Saint-Esprit217. Quel est donc le partage du serviteur du monde? un immense ennui parsemé de quelques rares plaisirs; et quand Dieu ne l'abandonne pas entièrement, le remords. Creusez dans son cœur, vous n'y trouverez que cela. Le remords est sa justice et l'ennui sa paix. Âmes chrétiennes, âmes détachées, qui avez renoncé au monde et à tout ce qui est du monde, plaignez à votre tour les infortunés chargés encore de ses pesantes chaînes; mais plaignez-les en vous humiliant aux pieds de celui qui vous a délivrés, et dont la grâce, qui ne vous était pas due, vous met en possession des seuls biens véritables. Gardez avec soin ce bon trésor que vous a confié le Père des lumières, de qui découle tout don parfait218, et demandez-lui avec amour qu'après avoir commencé votre joie sur la terre, il la consomme un jour dans les cieux.
[216] II. Cor., VII, 4.
[217] Rom., XIV, 17.
[218] Jacob., I, 17.
CHAPITRE XI.
Qu'il faut examiner et modérer les désirs du cœur.
1. J.-C. Mon fils, il faut que vous appreniez beaucoup de choses que vous ne savez pas encore assez.
2. Le F. Eh quoi, Seigneur?
3. J.-C. Vous devez soumettre entièrement vos désirs à ma volonté, ne point vous aimer vous-même, et ne rechercher en tout que ce qui me plaît.
Souvent vos désirs s'enflamment, et vous emportent impétueusement: mais considérez si cette ardeur a ma gloire pour motif, ou votre intérêt propre.
Si c'est moi que vous avez en vue, vous serez content, quoi que j'ordonne; mais si quelque secrète recherche de vous-même se cache au fond de votre cœur, voilà ce qui vous abat et vous trouble.
4. Prenez donc garde à ne vous pas trop attacher à des désirs sur lesquels vous ne m'avez point consulté, de peur qu'ensuite vous ne veniez à vous repentir, ou que vous éprouviez du dégoût pour ce qui vous avait plu d'abord, et que vous aviez cru le meilleur.
Car tout mouvement qui paraît bon ne doit pas être aussitôt suivi; de même qu'on ne doit pas non plus céder sur-le-champ à ses répugnances.
Quelquefois il est à propos de modérer le zèle le plus saint et les meilleurs désirs, de peur qu'ils ne préoccupent et ne distraient votre esprit; ou qu'en les suivant indiscrètement, vous ne causiez du scandale aux autres; ou qu'enfin l'opposition que vous y trouverez ne vous jette vous-même dans le trouble et dans l'abattement.
5. Il faut aussi quelquefois user de violence, et résister aux convoitises des sens, avec une grande force, sans prendre garde à ce que veut la chair, et à ce qu'elle ne veut pas, et travailler surtout à la soumettre à l'esprit malgré elle.
Il faut la châtier et l'asservir, jusqu'à ce que, prête à tout, elle ait appris à se contenter de peu, à aimer les choses les plus simples, et à ne jamais se plaindre de rien.
RÉFLEXION.
Nous avons un grand combat à soutenir: contre notre esprit, qui nous égare, séduit par de fausses lueurs et par une funeste curiosité; contre nos désirs, qui nous troublent; contre nos sens, dont les convoitises souillent l'âme et la courbent vers la terre. Lamentable condition de l'homme déchu! Mais Dieu ne l'a point abandonné: il peut vaincre s'il veut. La foi réprime l'inquiétude maladive de l'esprit, et le fixe dans la vérité. Une entière soumission à la volonté divine produit la paix du cœur, en étouffant les vains désirs et ceux même qui trompent la piété par une apparence de bien. Enfin nous triomphons des sens par la prière, l'humilité, la pénitence, en châtiant le corps rebelle, et le réduisant en servitude219. C'est dans cette guerre de chaque moment que le chrétien se perfectionne, et c'est en combattant avec fidélité qu'il peut dire comme l'Apôtre: Je ne pense point être encore arrivé où j'aspire; mais oubliant ce qui est en arrière, et m'étendant à ce qui est devant, je cours au terme de la carrière pour saisir le prix que Dieu nous a destiné, la félicité céleste à laquelle il nous a appelés par Jésus-Christ220.
[219] I. Cor., IX, 27.
[220] Philipp., III, 13, 14.
CHAPITRE XII.
Qu'il faut s'exercer à la patience, et lutter contre ses
passions.
1. Le F. Seigneur, mon Dieu, je vois combien la patience m'est nécessaire; car cette vie est pleine de contradictions.
Elle ne peut jamais être exempte de douleur et de guerre, quoi que je fasse pour avoir la paix.
2. J.-C. Il en est ainsi, mon fils; mais je ne veux pas que vous cherchiez une paix telle que vous n'ayez ni tentations à vaincre ni contrariétés à souffrir.
Croyez, au contraire, avoir trouvé la paix, lorsque vous serez exercé par beaucoup de tribulations, et éprouvé par beaucoup de traverses.
Si vous dites que vous ne pouvez supporter tant de souffrances, comment supporterez-vous le feu du purgatoire?
Afin donc d'éviter des supplices éternels, efforcez-vous d'endurer pour Dieu, avec patience, les maux présents.
Pensez-vous que les hommes du siècle n'aient rien ou que peu de choses à souffrir? C'est ce que vous ne trouverez pas, même en ceux qui semblent environnés de plus de délices.
3. Mais ils ont, dites-vous, des plaisirs en abondance; ils suivent toutes leurs volontés; et ainsi ils sentent peu le poids de leurs maux.
Soit, je veux qu'ils aient tout ce qu'ils désirent: combien cela durera-t-il?
Voilà que les riches du siècle s'évanouiront comme la fumée, et il ne restera pas même un souvenir de leurs joies passées.
Et, durant leur vie même, ils ne s'y reposent pas sans amertume, sans ennui et sans crainte.
Car souvent, là même où ils se promettaient la joie, ils rencontrent le châtiment et la douleur, et avec justice, puisqu'il est juste que l'amertume et l'ignominie accompagnent les plaisirs qu'ils cherchent dans le désordre.
4. Ô que tous ces plaisirs sont courts, qu'ils sont faux, criminels, honteux!
Et cependant ces malheureux, enivrés et aveuglés, ne le comprennent point; mais, semblables à des animaux sans raison, ils exposent leur âme à la mort, pour quelques jouissances misérables dans une vie qui va finir.
Pour vous, mon fils, ne suivez pas vos convoitises, et détachez-vous de votre volonté. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre cœur demande221.
[221] Eccli., XVIII, 30; Ps. XXXVI, 4.
Si vous voulez goûter une véritable joie, et des consolations abondantes, méprisez toutes les choses du monde, repoussez toutes les joies terrestres; et je vous bénirai, je verserai sur vous mes inépuisables consolations.
Plus vous renoncerez à celles que donnent les créatures, plus les miennes seront douces et puissantes.
Mais vous ne les goûterez point sans avoir auparavant ressenti quelque tristesse, sans avoir travaillé, combattu.
Une mauvaise habitude vous arrêtera; mais vous la vaincrez par une meilleure.
La chair murmurera; mais elle sera contenue par la ferveur de l'esprit.
L'antique serpent vous sollicitera, vous exercera; mais vous le mettrez en fuite par la prière; et en vous occupant surtout d'un travail utile, vous lui fermerez l'entrée de votre âme.
RÉFLEXION.
Toute chair a péché, toute chair doit souffrir: c'est la loi présente de l'humanité; loi de justice, car Dieu ne serait pas Dieu si le désordre restait impuni; loi d'amour, car la souffrance, acceptée et unie aux souffrances du Sauveur, guérit l'âme et la rétablit dans l'état primitif d'innocence. De quoi donc vous plaignez-vous quand cette loi divine s'accomplit à votre égard? Est-ce de ce que la miséricorde prend soin de vous regénérer? Est-ce d'être semblable à Jésus-Christ, qui a voulu, qui a dû, selon les paroles de l'Évangéliste, souffrir pour vous racheter: Et il commença à leur enseigner comment il fallait que le Fils de l'homme souffrît beaucoup de douleurs, qu'il fût réprouvé par les anciens, les souverains pontifes et les scribes, et mis à mort222? Voilà la grande expiation; mais, pour qu'elle nous soit appliquée, il est nécessaire que nous nous la rendions propre, en y joignant la nôtre. Le mystère du salut se consomme en chacun de nous sur la Croix; et la Croix est l'unique félicité de la terre, car il n'y en a point d'autre que la parfaite soumission à l'ordre, d'où naît le calme de la conscience et la paix du cœur. Le monde vous éblouit par ses joies apparentes, mais pensez-vous donc que ses sectateurs, même les plus favorisés, n'aient rien à souffrir? Tourmentés de leurs convoitises, qui s'accroissent avec la jouissance, en vîtes-vous jamais un seul content? De nouveaux désirs les dévorent sans cesse. Et n'ont-ils pas, d'ailleurs, autant que les autres, et plus que les autres, à supporter les maux de la vie, les soucis, les peines, les inquiétudes, et la foule innombrable des maladies, filles des vices et des troubles secrets de l'âme? Après arrive la fin; la justice inexorable exige sa dette; ce riche de la terre est jeté nu dans la prison: en vérité, je vous le dis, il n'en sortira pas qu'il n'ait payé jusqu'à la dernière obole223. Réjouissez-vous donc, vous que le Seigneur purifie, délivre dès ici-bas: accomplissez avec amour le sacrifice de justice. Plusieurs disent: Qui nous montrera les biens? Seigneur, la lumière de votre face a été marquée sur nous: vous avez donné la paix à mon cœur. C'est pourquoi je m'endormirai dans la paix, et je reposerai, parce que vous m'avez, ô mon Dieu, affermi dans l'espérance224.
[222] Marc., VIII, 31.
[223] Matth., V, 25, 26.
[224] Ps. IV, 6, 7, 9, 10.
CHAPITRE XIII.
Qu'il faut obéir humblement à l'exemple de Jésus-Christ.
1. J.-C. Mon fils, celui qui cherche à se soustraire à l'obéissance, se soustrait à la grâce; et celui qui veut posséder seul quelque chose, perd ce qui est à tous.
Quand on ne se soumet pas volontairement et de bon cœur à son supérieur, c'est une marque que la chair n'est pas encore pleinement assujettie, mais que souvent elle murmure et se révolte.
Apprenez donc à obéir avec promptitude à vos supérieurs, si vous désirez dompter votre chair.
Car l'ennemi du dehors est bien plus vite vaincu, quand l'homme n'a pas la guerre au dedans de soi.
L'ennemi le plus terrible et le plus dangereux pour votre âme, c'est vous, lorsque vous êtes divisé en vous-même.
Il faut que vous appreniez à vous mépriser sincèrement, si vous voulez triompher de la chair et du sang.
L'amour désordonné que vous avez encore pour vous-même, voilà ce qui vous fait craindre de vous abandonner sans réserve à la volonté des autres.
2. Est-ce donc cependant un si grand effort, que toi, poussière et néant, tu te soumettes à l'homme à cause de Dieu; lorsque moi, le Tout-Puissant, moi, le Très-Haut, qui ai tout fait de rien, je me suis soumis humblement à l'homme à cause de toi.
Je me suis fait le plus humble et le dernier de tous, afin que mon humilité t'apprît à vaincre ton orgueil.
Poussière, apprends à obéir: apprends à t'humilier, terre et limon, à t'abaisser sous les pieds de tout le monde.
Apprends à briser ta volonté, et à ne refuser aucune dépendance.
3. Enflamme-toi de zèle contre toi-même, et ne souffre pas que le moindre orgueil vive en toi; mais fais-toi si petit, et mets-toi si bas, que tout le monde puisse marcher sur toi et te fouler aux pieds comme la boue des places publiques.
Fils du néant, qu'as-tu à te plaindre? Pécheur couvert d'ignominie, qu'as-tu à répondre, quelque reproche qu'on t'adresse, toi qui as tant de fois offensé Dieu, tant de fois mérité l'enfer?
Mais ma bonté t'a épargné, parce que ton âme a été précieuse devant moi: je ne t'ai point délaissé, afin que tu connusses mon amour, et que mes bienfaits ne cessassent jamais d'être présents à ton cœur; afin que tu fusses toujours prêt à te soumettre, à t'humilier, et à souffrir les mépris avec patience.
RÉFLEXION.
Il n'existe qu'une volonté qui ait le droit essentiel et absolu d'être obéie, la volonté de l'Être éternel qui a tout créé et qui conserve tout; et de là l'admirable prière du prophète-roi: Enseignez-moi, Seigneur, à faire votre volonté, parce que vous êtes mon Dieu225. Cette volonté souveraine a des ministres pour rappeler ses ordonnances et en maintenir l'exécution dans la famille, dans l'État, dans l'Église; et l'obéissance leur est due, parce qu'ils représentent Dieu chacun dans son ordre, selon les degrés d'une sublime hiérarchie, qui remonte du père au roi, du roi au pontife, du pontife à Jésus-Christ, de Jésus-Christ à celui qui l'a envoyé, et de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom226, c'est-à-dire son autorité. Ainsi le devoir n'est autre chose que le commandement divin, et la vertu n'est que l'obéissance à ce commandement. Tout péché, au contraire, n'est, comme le premier, qu'une désobéissance, une révolte; et l'homme est conçu dans la révolte, puisqu'il est conçu dans le péché227; d'où cette belle et profonde expression du Psalmiste: Le pécheur est rebelle dès le sein de sa mère, et livré au mal dans ses entrailles228. Aussi le sacrifice qui a expié le péché et réparé la nature humaine, consista-t-il essentiellement, suivant la doctrine du grand Apôtre, dans une obéissance infinie. Le Christ s'est rendu obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix229. Et nous, misérables créatures, rachetées par cette prodigieuse obéissance, nous refuserions d'obéir! Nous opposerions notre volonté à la volonté du Tout-Puissant, par cet épouvantable orgueil qui a créé l'enfer, où, dans les ténèbres, dans le supplice, dans la rage et le désespoir, dans l'ignominie de l'esclavage le plus abject et le plus hideux, l'ange prévaricateur et ses complices répéteront éternellement: Je n'obéirai point, non serviam230! Ô Dieu, préservez-moi d'un orgueil aussi insensé, aussi criminel! Que votre grâce m'apprenne à me soumettre et à vous, et à tous ceux que vous avez préposés sur moi! Je suis étranger sur la terre; ne me cachez point vos commandements. Mon âme, à toute heure, en rappelle le désir231. Enseignez-moi, Seigneur, à faire votre volonté, parce que vous êtes mon Dieu!
[225] Ps. CXLII, 10.
[226] Ephes., III, 15.
[227] Ps. L, 7.
[228] Ibid.
[229] Philipp., II, 8.
[230] Jerem., II, 20.
[231] Ps. CXVIII, 19, 20.
CHAPITRE XIV.
Qu'il faut considérer les secrets jugements de Dieu
pour ne pas s'enorgueillir du bien qu'on fait.
1. Le F. Vous faites tonner sur moi vos jugements, Seigneur, et tous mes os ont tremblé d'épouvante, et mon âme est dans une profonde terreur.
Interdit, effrayé, je considère que les cieux ne sont pas purs à vos yeux232.
[232] Job, XV, 15.
Si vous avez trouvé le mal dans vos Anges233, et si vous ne les avez pas épargnés, que sera-ce de moi?
[233] Ibid., IV, 18.
Les étoiles sont tombées du ciel234: moi, poussière, que dois-je donc attendre?
[234] Apoc., VI, 13.
Des hommes dont les œuvres paraissaient louables, sont tombés aussi bas qu'on puisse tomber, et j'ai vu ceux qui se nourrissaient du pain des Anges faire leurs délices de la pâture des pourceaux.
2. Il n'est donc point de sainteté, Seigneur, si vous retirez votre main.
Point de sagesse qui soit utile, si vous ne la dirigez plus.
Point de force qui soit de secours, si vous cessez de la soutenir.
Point de chasteté assurée, si vous n'en prenez la défense.
Point de vigilance qui nous serve, si vous ne veillez vous-même pour nous.
Laissés à nous-mêmes, nous enfonçons dans les flots et nous périssons: venez-vous à nous, nous nous relevons et nous vivons.
Car nous sommes chancelants, mais vous nous affermissez; nous sommes tièdes, mais vous nous enflammez.
3. Ô que je dois avoir d'humbles et basses pensées de moi-même! que je dois estimer peu ce qui paraît de bien en moi!
Ô que je dois m'abaisser profondément, Seigneur, devant vos jugements impénétrables, où je me perds comme dans un abîme, et vois que je ne suis rien que néant et un pur néant!
Ô poids immense! ô mer sans rivages, où je ne retrouve rien de moi, où je disparais comme le rien au milieu du tout!
Où donc l'orgueil se cachera-t-il? où la confiance dans sa propre vertu?
Toute vanité s'éteint dans la profondeur de vos jugements sur moi.
4. Qu'est-ce que toute chair devant vous?
L'argile s'élèvera-t-elle contre celui qui l'a formée235?
[235] Is., XXIX, 16.
Comment celui dont le cœur est vraiment soumis à Dieu pourrait-il s'enfler d'une louange vaine?
Le monde entier ne saurait inspirer d'orgueil à celui que la vérité a soumis à son empire; et jamais il ne sera ému des applaudissements des hommes, celui dont toute l'espérance est affermie en Dieu.
Car ceux qui parlent ne sont rien: ils s'évanouiront avec le bruit de leurs paroles: mais la vérité du Seigneur demeure éternellement236.
[236] Ps. CXVI, 2.
RÉFLEXION.
Une des plus dangereuses tentations et des plus déliées, est celle de l'orgueil dans le bien. Pour peu qu'elle se relâche de sa vigilance, l'âme que la grâce avait élevée au-dessus de la nature et de sa corruption, glisse imperceptiblement et retombe en elle-même. On s'est garanti de certaines fautes, on a pratiqué certaines vertus; l'amour-propre s'arrête à cette pensée, et s'y repose avec complaisance. On se regarde, on est content de soi, on se préfère peut-être à tel ou tel autre; et l'on en vient jusqu'à s'attribuer secrètement les dons de Dieu, un des crimes qui offense le plus ce Dieu jaloux et vengeur237, et qui ne donnera sa gloire à nul autre238, et qui résiste aux superbes239. Que fait-il cependant? Il se retire, il délaisse cet insensé qui comptait sur ses forces, il l'abandonne à son orgueil. Alors arrivent ces chutes terribles qui étonnent et consternent; ces chutes inattendues, effrayants exemples des jugements divins. Malheur à qui s'appuie sur sa propre justice! la ruine l'attend. Je ne sens, disait l'Apôtre, rien en moi qui m'accuse; mais je ne suis pas pour cela justifié, car celui qui me juge, c'est le Seigneur240. Et le prophète-roi: Purifiez-moi de mes fautes cachées241, oubliez celles que j'ignore242, et pardonnez-moi celles d'autrui243: prière admirable qui rappelle à l'homme cette funeste communication du mal, en vertu de laquelle il est, hélas! si peu de péchés purement personnels. Donc nul refuge, nulle assurance que dans l'humilité, dans l'aveu sincère, dans la conviction et le sentiment toujours présent de notre profonde misère, joint à la confiance en Dieu seul. Prosternés à ses pieds, disons-lui avec le Psalmiste: Ma honte est sans cesse devant moi, et la confusion a couvert mon visage244: Seigneur, vous ne mépriserez point un cœur contrit et humilié245!
[237] Nahum., I, 2.
[238] Is., XLII, 8.
[239] I. Petr., V, 5.
[240] I. Cor., IV, 4.
[241] Ps. XVIII, 13.
[242] Ps. XXIV, 7.
[243] Ps. XVIII, 14.
[244] Ps. XLIII, 16.
[245] Ps. L, 19.
CHAPITRE XV.
De ce que nous devons dire et faire quand il s'élève
quelque désir en nous.
1. J.-C. Mon fils, dites en toutes choses: Seigneur, qu'il soit ainsi, si c'est votre volonté. Seigneur, que cela se fasse en votre nom, si vous devez en être honoré.
Si vous voyez que cela me soit bon, si vous jugez que cela me soit utile, alors donnez-le-moi, afin que j'en use pour votre gloire.
Mais si vous savez que cela me nuira, ou ne servira point au salut de mon âme, éloignez de moi ce désir.
Car tout désir n'est pas de l'Esprit saint, même lorsqu'il paraît bon et juste à l'homme.
Il est difficile de discerner avec certitude si c'est l'esprit bon ou mauvais qui vous porte à désirer ceci ou cela, ou même votre esprit propre.
Il s'est trouvé à la fin que plusieurs étaient dans l'illusion, qui semblaient d'abord être conduits par le bon esprit.
2. Ainsi tout ce qui se présente de désirable à votre esprit, vous devez le désirer toujours et le demander avec une grande humilité de cœur, et surtout avec une pleine résignation, vous abandonnant à moi sans réserve, et disant:
Seigneur, vous savez ce qui est le mieux; que ceci ou cela se fasse comme vous le voudrez.
Donnez ce que vous voulez, autant que vous le voulez et quand vous le voulez.
Faites de moi ce qui vous plaira, selon ce que vous savez être bon, et pour votre plus grande gloire.
Placez-moi où vous voudrez, et disposez absolument de moi en toutes choses.
Je suis dans votre main, tournez-moi et retournez-moi en tout sens, à votre gré.
Voilà que je suis prêt à vous servir en tout: car je ne désire point vivre pour moi, mais pour vous seul: heureux si je le pouvais dignement et parfaitement!
PRIÈRE
POUR DEMANDER À DIEU LA GRÂCE D'ACCOMPLIR
SA VOLONTÉ.
1. Le F. Accordez-moi, ô bon Jésus, votre grâce; qu'elle soit en moi, qu'elle agisse avec moi246, et qu'elle demeure avec moi jusqu'à la fin.
[246] Sap., IX, 10.
Faites que je désire et veuille toujours ce qui vous est le plus agréable, et ce que vous aimez le plus.
Que votre volonté soit la mienne; et que ma volonté suive toujours la vôtre, et jamais ne s'en écarte en rien.
Qu'uni à vous, je ne veuille ni ne puisse vouloir que ce que vous voulez; et qu'il en soit ainsi de ce que vous ne voulez pas.
Donnez-moi de mourir à tout ce qui est du monde, et d'aimer à être oublié et méprisé du siècle à cause de vous.
Faites que je me repose en vous par-dessus tout ce qu'on peut désirer, et que mon cœur ne cherche sa paix qu'en vous.
Vous êtes la véritable paix du cœur, son unique repos: hors de vous, tout pèse et inquiète. Dans cette paix, c'est-à-dire en vous seul, éternel et souverain Dieu, je dormirai et je me reposerai247. Ainsi soit-il.
[247] Ps. IV, 10.
RÉFLEXION.
Jamais satisfait pleinement de ce qu'il est et de ce qu'il possède, fatigué du vide de son cœur, toujours inquiet, toujours aspirant à je ne sais quel bien qui le fuit toujours, l'homme n'a pas un moment de vrai repos, et sa vie s'écoule dans les désirs. Ce n'est pas seulement une grande misère, mais encore un grand danger; car la racine de tous les maux est la convoitise, et plusieurs, en s'y livrant, ont perdu la foi, et se sont engagés dans une multitude de douleurs248. L'imagination, qui, en cet état, se porte avec force vers tout ce qui l'attire, obscurcit la raison, ébranle et entraîne la volonté même: et ainsi l'on doit s'attacher soigneusement à la réprimer, lors même que les objets qui l'occupent paraîtraient exempts de toute espèce de mal, et qu'on croirait ne chercher dans ses rêves qu'un soulagement permis et une distraction innocente. La piété elle-même s'égare aisément, si elle n'est en garde contre les désirs en apparence les plus saints. Nous ne savons ni ce qui nous est bon, ni ce qui nous est nuisible. Tantôt nous souhaiterons d'être délivrés d'une croix nécessaire peut-être à notre salut, tantôt, dans un mouvement indiscret de ferveur, nous en souhaiterons une autre sous laquelle nos forces succomberaient, si elle nous était imposée. Que faire donc? Demander à Dieu que sa volonté se fasse249 en nous et hors de nous, y conformer la nôtre entièrement, et renfermer en elle tous nos désirs. Nous ne trouverons de paix et de sécurité que dans ce parfait abandon entre les mains de notre Père. Mon Père, non pas ce que je veux, mais ce que vous voulez250.
[248] I. Timoth., VI. 10.
[249] Matth., VI, 10.
[250] Ibid., XXVI, 39.
CHAPITRE XVI.
Qu'on ne doit chercher qu'en Dieu la vraie consolation.
1. Le F. Tout ce que je puis désirer ou imaginer pour ma consolation, je ne l'attends point ici, mais dans l'avenir.
Quand je posséderais seul tous les biens du monde, quand je jouirais seul de toutes ses délices, il est certain que tout cela ne durerait pas longtemps.
Ainsi, mon âme, tu ne peux trouver de soulagement véritable et de joie sans mélange qu'en Dieu, qui console les pauvres et relève les humbles.
Attends un peu, mon âme, attends la divine promesse, et tu posséderas dans le ciel tous les biens en abondance.
Si tu recherches trop avidement les biens présents, tu perdras les biens éternels et célestes.
Use des uns et désire les autres.
Aucun bien temporel ne saurait te rassasier, parce que tu n'as point été créée pour en jouir.
2. Quand tu posséderais tous les biens créés, ils ne pourraient te rendre ni heureuse ni contente: en Dieu, qui a tout créé, en lui seul est ta félicité et tout ton bonheur;
Bonheur non pas tel que se le figurent et que le souhaitent les amis insensés du monde, mais tel que l'attendent les vrais serviteurs de Jésus-Christ, et tel que le goûtent quelquefois par avance les âmes pieuses et les cœurs purs, dont l'entretien est dans le ciel251.
[251] Philipp., III, 20.
Toute consolation humaine est vide et dure peu.
La vraie, la douce consolation est celle que la vérité fait sentir intérieurement.
L'homme pieux porte avec lui partout Jésus, son consolateur, et lui dit: Seigneur Jésus, soyez près de moi en tout temps et en tout lieu.
Que ma consolation soit d'être volontiers privé de toute consolation humaine.
Et si la vôtre me manque aussi, que votre volonté et cette juste épreuve me soient une consolation au-dessus de toutes les autres.
Car vous ne serez pas toujours irrité, et vos menaces ne seront point éternelles252.
[252] Ps. CII, 9.
RÉFLEXION.
Toute créature gémit, dit l'Apôtre253; et, de siècle en siècle, le monde entier le redit après lui. Que cherchez-vous donc dans les créatures? que leur demandez-vous, et que peuvent-elles vous donner? Toujours agitées, pleines de troubles, ainsi que vous elles souhaitent le repos, et ne le trouvent point. Comment la paix vous viendrait-elle du sein même de l'angoisse et des orages perpétuellement soulevés par les passions? Cessez de vous abuser, cessez de dire aux tempêtes, calmez-moi. Le calme est en Dieu; et n'est que là: en lui seul est le repos, la paix, la joie, la consolation. Tournez-vous donc vers le Seigneur votre Dieu254, et renoncez à tout le reste: alors, seulement alors, vous commencerez à jouir de la vraie félicité. «Rien, non, rien n'est comparable au bonheur de celui qui, méprisant les sens, détaché de la chair et du monde, ne tient plus aux choses humaines que par les seuls liens de la nécessité, converse uniquement avec Dieu et avec lui-même, et, s'élevant au-dessus des objets sensibles, ne vit que des divines clartés qu'il conserve en soi toujours pures, toujours brillantes, sans aucun mélange des ombres de la terre et des vains fantômes errants ici-bas autour de nous; qui, réfléchissant comme un miroir céleste, Dieu et ses éblouissantes perfections, sans cesse ajoute à la lumière une lumière plus vive, jusqu'au moment où la vérité dissipant tous les nuages, il arrive à la source même de toute lumière, à l'éternelle fontaine de splendeur, fin bienheureuse de son être et son immortel ravissement255.»
[253] Rom., VIII, 22.
[254] Osee, XIV, 2.
[255] S. Greg. Nazianz., Orat. XXIX, in Princ.
CHAPITRE XVII.
Qu'il faut remettre à Dieu le soin de ce qui nous
regarde.
1. J.-C. Mon fils, laissez-moi agir avec vous comme il me plaît, car je sais ce qui vous est bon.
Vos pensées sont celles de l'homme, et vos sentiments sont, en beaucoup de choses, conformes aux penchants de son cœur.
2. Le F. Il est vrai, Seigneur: vous prenez de moi beaucoup plus de soin que je n'en puis prendre moi-même.
Il est menacé d'une prompte chute, celui qui ne s'appuie pas uniquement sur vous.
Pourvu, Seigneur, que ma volonté demeure droite et qu'elle soit affermie en vous, faites de moi tout ce qu'il vous plaira: car tout ce que vous ferez de moi ne peut être que bon.
Si vous voulez que je sois dans les ténèbres, soyez béni: et si vous voulez que je sois dans la lumière, soyez encore béni.
Si vous daignez me consoler, soyez béni: et si vous voulez que j'éprouve des tribulations, soyez également toujours béni.
3. J.-C. Mon fils, c'est ainsi que vous devez être, si vous voulez ne pas vous séparer de moi.
Il faut que vous soyez préparé à la souffrance autant qu'à la joie, au dénûment et à la pauvreté, autant qu'aux richesses et à l'abondance.
4. Le F. Seigneur, je souffrirai volontiers pour vous tout ce que vous voudrez qui vienne sur moi.
Je veux recevoir indifféremment, de votre main, le bien et le mal, les douceurs et les amertumes, la joie et la tristesse, et vous rendre grâces de tout ce qui m'arrivera.
Préservez-moi à jamais de tout péché, et je ne craindrai ni la mort ni l'enfer.
Pourvu que vous ne me rejetiez pas, et que vous ne m'effaciez pas du livre de vie, aucune tribulation ne peut me nuire.
RÉFLEXION.
On ne saurait trop le répéter, la vie chrétienne consiste uniquement à vouloir ce que Dieu veut, et à ne vouloir que ce qu'il veut. Presque toujours nos désirs nous trompent, par une suite de notre ignorance et de notre corruption. Mais Dieu sait tout ce qui nous est caché; il connaît les secrètes dispositions de notre cœur, la mesure de sa faiblesse, les épreuves auxquelles il est bon que nous soyons soumis, les secours nécessaires pour les supporter, car il ne permettra pas que nous soyons tentés au-delà de nos forces256: sa sagesse est infinie, et il nous a aimés jusqu'à donner pour nous son Fils unique257. Quelle confiance, quelle paix ne devons-nous pas trouver dans cette pensée! Quoi de plus doux que de s'abandonner sans réserve à celui qui a tout fait pour sa pauvre créature, que de se perdre en lui par l'union intime de notre volonté à la sienne, ne nous réservant rien que l'action de grâces et l'amour; de sorte que notre âme, notre être entier s'exhale, en quelque sorte, dans cette parole qui comprend tout: mon Seigneur et mon Dieu258!
[256] I. Cor., X, 13.
[257] Joann., III, 16.
[258] Ibid., XX.
CHAPITRE XVIII.
Qu'il faut souffrir avec constance les misères de cette
vie, à l'exemple de Jésus-Christ.
1. J.-C. Mon fils, je suis descendu du ciel pour votre salut; je me suis chargé de vos misères, afin de vous former, par mon exemple, à la patience, et de vous apprendre à supporter les maux de cette vie sans murmurer.
Car, depuis l'heure de ma naissance jusqu'à ma mort sur la croix, je n'ai jamais été sans douleur.
J'ai vécu dans une extrême indigence des choses de ce monde; j'ai entendu souvent bien des plaintes de moi; j'ai souffert avec douceur les affronts et les outrages: je n'ai recueilli sur la terre, pour mes bienfaits, que de l'ingratitude; pour mes miracles, que des blasphèmes; pour ma doctrine, que des censures.
2. Le F. Puisque vous avez montré, Seigneur, tant de patience durant votre vie, accomplissant par là, d'une manière parfaite, ce que votre Père demandait de vous, il est bien juste que moi, pauvre pécheur, je souffre patiemment ma misère pour votre volonté, et que je porte selon mon salut, aussi longtemps que vous le voudrez, le poids de cette vie corruptible.
Car, bien que la vie présente soit pleine de douleurs, elle devient cependant, par votre grâce, une source abondante de mérites, et votre exemple, suivi par vos Saints, la rend supportable et précieuse, même aux faibles.
Elle est aussi beaucoup plus remplie de consolation que dans l'ancienne loi, quand les portes du ciel étaient encore fermées, que la voie du ciel semblait plus obscure, et que si peu s'occupaient de chercher le royaume de Dieu.
Les justes même à qui le salut était réservé, ne pouvaient entrer dans le royaume céleste qu'après la consommation de vos souffrances et le tribut sacré de votre mort.
3. Ô quelles grâces ne dois-je pas vous rendre, de ce que vous avez daigné me montrer, et à tous les fidèles, la voie droite et sûre qui conduit à votre royaume éternel.
Car votre vie est notre voie; et par une sainte patience, nous marchons vers vous, qui êtes notre couronne.
Si vous ne nous aviez précédés et instruits, qui songerait à vous suivre?
Hélas! combien resteraient en arrière, et bien loin, s'ils n'avaient sous les yeux vos sacrés exemples!
Après tant de miracles et d'instructions, nous sommes encore tièdes! que serait-ce si tant de lumière ne nous guidait sur vos traces?
RÉFLEXION.
La vie de l'homme sur la terre est pleine de douleur, de misère, de souffrances; qui ne le sait? Nous sommes visiblement punis, et comme la justice qui nous châtie est toute-puissante, nul moyen d'échapper au châtiment. Or, en cet état, la sagesse humaine n'a vu que le choix entre deux partis: ou de se raidir contre la nature et de nier le supplice, ou d'y chercher une distraction dans la volupté. Elle a demandé le bonheur à l'orgueil et aux sens, et, trompée dans ses espérances, elle s'est voilée la tête, en disant: Il n'y a point de remède. Le monde en était là, quand tout à coup une voix s'élève: Heureux ceux qui pleurent259! Les peuples écoutent et s'étonnent; quelque chose de nouveau se remue en eux; ils comprennent, ils goûtent la joie des larmes, et du haut de la croix où l'homme de douleurs260 est attaché, un fleuve inépuisable de consolations inconnues coule sur le genre humain. La vie a perdu sa tristesse, depuis que, baigné d'une sueur de sang, et dans les transes de l'agonie, Jésus s'est écrié: Mon âme est triste jusqu'à sa mort261. Elle n'a plus assez de souffrances pour le repentir qui les cherche, pour l'amour qui les désire et qui s'y complaît. Qu'est-ce donc que cette merveille? Ô Fils du Dieu vivant, c'est que votre lumière a éclairé le monde, et que votre grâce l'a touché; c'est que l'homme, sorti de sa voie, l'a retrouvée en vous qui êtes la voie, la vérité et la vie262; c'est qu'il a conçu qu'après le péché, le seul bien qui reste est l'expiation, et il a dit en regardant la croix: Ou souffrir, ou mourir! Victime sainte, Agneau de Dieu qui ôtez le péché du monde263, donnez-moi de souffrir avec vous, et de mourir en unissant mes dernières souffrances à celles qui nous ont rouvert le ciel que le péché nous avait fermé!
[259] Matth., V. 5.
[260] Is., LIII, 3.
[261] Marc., XIV, 34.
[262] Joann., XIV, 6.
[263] Ibid., I, 29.
CHAPITRE XIX.
De la souffrance des injures et de la véritable patience.
1. J.-C. Pourquoi ces paroles, mon fils? cessez de vous plaindre, en considérant mes souffrances et celles des Saints.
Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang264.
[264] Heb., XII, 4.
Ce que vous souffrez est peu en comparaison de ce qu'ont souffert tant d'autres, qui ont été éprouvés et exercés par de si fortes tentations, par des tribulations si pesantes.
Rappelez donc à votre esprit les peines extrêmes des autres, afin d'en supporter paisiblement de plus légères.
Que si elles ne vous paraissent pas légères, prenez garde que cela ne vienne de votre impatience.
Cependant, grandes ou petites, efforcez-vous de les souffrir patiemment.
2. Plus vous vous disposez à souffrir, plus vous montrez de sagesse et acquérez de mérites. La ferme résolution et l'habitude de souffrir vous rendront même la souffrance moins dure.
Ne dites pas: Je ne puis supporter cela d'un tel homme: ce sont des offenses qu'on n'endure point. Il m'a fait un très-grand tort, et il me reproche des choses auxquelles je n'ai jamais pensé: mais d'un autre je le souffrirai avec moins de peine, et comme je croirai devoir le souffrir.
Ce discours est insensé: car, au lieu de considérer la vertu de patience, et ce qui doit la couronner, c'est regarder seulement à l'injure et à la personne de qui on l'a reçue.
3. Celui-là n'a pas la vraie patience, qui ne veut souffrir qu'autant qu'il lui plaît, et de qui il lui plaît.
L'homme vraiment patient n'examine point qui l'éprouve, si c'est son supérieur, son égal ou son inférieur, un homme de bien ou un méchant.
Mais, indifférent sur les créatures, il reçoit de la main de Dieu, avec reconnaissance, et aussi souvent qu'il le veut, tout ce qui lui arrive de contraire, et l'estime un grand gain.
Car Dieu ne laissera sans récompense aucune peine, même la plus légère, qu'on aura soufferte pour lui.
4. Soyez donc prêt au combat, si vous voulez remporter la victoire.
On ne peut obtenir sans combat la couronne de la patience; et refuser de combattre, c'est refuser d'être couronné.
Si vous désirez la couronne, combattez courageusement, souffrez avec patience.
On ne parvient pas au repos sans travail, ni sans combat à la victoire.
5. Le F. Seigneur, que ce qui paraît impossible à la nature me devienne possible par votre grâce!
J'ai, vous le savez, peu de force pour souffrir; la moindre adversité m'abat aussitôt.
Faites que j'aime, que je désire d'être exercé, affligé pour votre nom: car subir l'injure et souffrir pour vous est très-salutaire à mon âme.
RÉFLEXION.
Si nous avons souvent à souffrir du prochain, il n'a pas moins à souffrir de nous; et c'est pourquoi l'Apôtre dit: Portez le fardeau les uns des autres, et ainsi vous accomplirez la loi de Jésus-Christ265. Mais je vous entends, il y a des choses qu'il est dur, dites-vous, et difficile de supporter. Eh bien! votre mérite en sera plus grand. La grâce ne nous est donnée que pour cela, pour que vous fassiez avec elle ce qui serait impossible à la nature seule. D'ailleurs que vous arrive-t-il que Dieu n'ait prévu, que Dieu n'ait voulu? La patience n'est donc qu'une soumission douce et calme à ce qu'il ordonne, et sans elle nous vivons dans un trouble perpétuel; car qui a résisté à Dieu, et a eu la paix266? Et combien ne faut-il pas qu'il soit lui-même patient avec vous? Descendez dans votre conscience, et répondez. N'a-t-il rien à supporter de vous, rien à vous pardonner? Oui, le Seigneur est patient et rempli de miséricorde267. Soyons donc aussi patients envers tous268. L'homme patient vaut mieux que l'homme fort, et celui qui domine son âme, mieux que celui qui réduit des villes269. Je me suis tu, disait David en prophétisant les souffrances du Christ, je me suis tu, et je n'ai point ouvert la bouche270; et un autre prophète: Il s'est tu comme l'agneau devant celui qui le tond271. Qui oserait après cela murmurer, s'irriter, rendre offense pour offense? Ô Jésus! soyez notre modèle. Vous nous avez appris à dire à Dieu: Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent272. Voilà ce que nous demandons chaque jour, ce que chaque jour nous promettons; et malheur à celui dont la prière sera trouvée menteuse!