L'imitation de Jésus-Christ: Traduction nouvelle avec des réflexions à la fin de chaque chapitre
[395] Ps. XXXIV, 10.
CHAPITRE XXXIX.
Qu'il faut éviter l'empressement dans les affaires.
1. J.-C. Mon fils, remettez-moi toujours vos intérêts; j'en disposerai selon ce qui sera le mieux, au temps convenable.
Attendez ce que j'ordonnerai, et vous y trouverez un grand avantage.
2. Le F. Seigneur, je vous remets tout avec beaucoup de joie: car j'avance bien peu quand je n'ai que mes propres lumières.
Oh! que ne puis-je, oubliant l'avenir, m'abandonner, dès ce moment, sans réserve à votre volonté souveraine!
3. J.-C. Mon fils, souvent l'homme poursuit avec ardeur une chose qu'il désire; l'a-t-il obtenue, il commence à s'en dégoûter, parce qu'il n'y a rien de durable dans ses affections, et qu'elles l'entraînent incessamment d'un objet à un autre.
Ce n'est donc pas peu de se renoncer soi-même dans les plus petites choses.
4. Le vrai progrès de l'homme est l'abnégation de soi-même; et l'homme qui ne tient plus à soi est libre et en assurance.
Cependant l'ancien ennemi, qui s'oppose à tout bien, ne cesse pas de le tenter; il lui dresse nuit et jour des embûches, et s'efforce de le surprendre pour le faire tomber dans ses piéges.
Veillez et priez, dit le Seigneur, afin que vous n'entriez point en tentation396.
RÉFLEXION.
Il y a dans les affaires un danger terrible pour l'âme, lorsqu'elle ne veille pas sur elle-même attentivement. Nous ne parlons point des tentations de l'intérêt, si vives pourtant, si multipliées, et qui finissent ordinairement par affaiblir au moins la conscience. Alors même qu'elles ne produisent pas ce triste effet, elles dessèchent le cœur, préoccupent l'esprit, le détournent de Dieu et de la grande pensée du salut. Il y a toujours quelque chose qui presse, qu'on ne peut laisser en retard; et sous ce prétexte, sans dessein formé, par le seul entraînement des occupations qu'on s'est faites, on abandonne peu à peu les exercices qui nourrissent la piété, les lectures saintes, la prière, les devoirs indispensables de la religion, et ainsi la vie s'écoule pleine de projets, de soucis, de travaux, dans l'oubli de la seule chose nécessaire397. Les maladies même ne réveillent pas; aucun avertissement n'est écouté. Enfin la mort vient, saisit cet homme, le présente au juge qui l'interroge: Qu'as-tu fait du temps que je t'ai accordé? L'infortuné voit d'un coup d'œil trente, quarante, soixante années consumées tout entières dans les soins de la terre, et il ne voit que cela. Son âme, il n'y a point songé. Il est tard en ce moment pour commencer à s'occuper d'elle, et son sort est fixé irrévocablement. Ah! pensez avant tout à ce qui ne doit jamais finir. Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît398. Éteindre en soi le désir de ce qui passe, se confier en la Providence, ne vouloir que ce qu'elle veut, comme elle le veut, et quand elle le veut, c'est la voie de la paix et le seul fondement solide d'espérance à la dernière heure.
[396] Matth., XXVI, 41.
[397] Luc., X, 42.
[398] Ibid., XII, 31.
CHAPITRE XL.
Que l'homme n'a rien de bon de lui-même, et ne peut
se glorifier de rien.
1. Le F. Seigneur, qu'est-ce que l'homme, pour que vous vous souveniez de lui? Et qu'est-ce que le fils de l'homme, pour que vous le visitiez399.
[399] Ps. VIII, 5.
Par où l'homme a-t-il pu mériter votre grâce?
De quoi, Seigneur, puis-je me plaindre si vous me délaissez? Et qu'ai-je à dire si vous ne faites pas ce que je demande?
Je ne puis, certes, penser et dire avec vérité que ceci: Seigneur, je ne suis rien, je ne peux rien, de moi-même je n'ai rien de bon, je sens ma faiblesse en tout, et tout m'incline vers le néant.
Si vous ne m'aidez et ne me fortifiez intérieurement, aussitôt je tombe dans la tiédeur et le relâchement.
2. Mais vous, Seigneur, vous êtes toujours le même400, et vous demeurez éternellement bon, juste et saint, faisant tout avec bonté, avec justice, avec sainteté, et disposant tout avec sagesse.
[400] Ps. CI, 27.
Pour moi, qui ai plus de penchant à m'éloigner du bien qu'à m'en approcher, je ne demeure pas longtemps dans un même état, et je change sept fois le jour.
Cependant je suis moins faible dès que vous le voulez, dès que vous me tendez une main secourable: car vous pouvez seul, sans l'aide de personne, me secourir et m'affermir de telle sorte, que je ne sois plus sujet à tous ces changements, et que mon cœur se tourne vers vous seul, et s'y repose à jamais.
3. Si donc je savais rejeter toute consolation humaine, soit pour acquérir la ferveur, soit à cause de la nécessité qui me presse de vous chercher, ne trouvant point d'homme qui me console; alors je pourrais tout espérer de votre grâce, et me réjouir de nouveau dans les consolations que je recevrais de vous.
4. Grâces vous soient rendues, à vous de qui découle tout ce qui m'arrive de bien.
Pour moi, je ne suis devant vous que vanité et néant, qu'un homme inconstant et fragile.
De quoi donc puis-je me glorifier? Comment puis-je désirer qu'on m'estime?
Serait-ce à cause de mon néant? mais quoi de plus insensé!
Certes, la vaine gloire est la plus grande des vanités, et un mal terrible, puisqu'elle nous éloigne de la véritable gloire, et nous dépouille de la grâce céleste.
Car, dès que l'homme se complaît en lui-même, il commence à vous déplaire; et lorsqu'il aspire aux louanges humaines, il perd la vraie vertu.
5. La vraie gloire et la joie sainte est de se glorifier en vous et non pas en soi; de se réjouir de votre grandeur et non de sa propre vertu; de ne trouver de plaisir en nulle créature qu'à cause de vous.
Que votre nom soit loué et non le mien; qu'on exalte vos œuvres et non les miennes; que votre saint nom soit béni, et qu'il ne me revienne rien des louanges des hommes.
Vous êtes ma gloire et la joie de mon cœur.
En vous je me glorifierai, je me réjouirai sans cesse en vous et non pas en moi, si ce n'est dans mes infirmités401.
6. Que les Juifs recherchent la gloire qu'on reçoit les uns des autres402: pour moi, je ne rechercherai que celle qui vient de Dieu seul403.
Car toute gloire humaine, tout honneur du temps, toute grandeur de ce monde, comparée à votre gloire éternelle, est folie et vanité.
Ô ma vérité, ma miséricorde, ô mon Dieu! Trinité bienheureuse! à vous seule louange, honneur, gloire, puissance dans les siècles des siècles.
RÉFLEXION.
Si je descends en moi-même et que je m'interroge sur ce que je suis, que trouvé-je, ô mon Dieu! Une raison incertaine toujours près de s'égarer, d'inconstantes affections, un mélange inexplicable d'espérances et de craintes vaines, des inclinations viciées, une foule innombrable de désirs qui sans cesse m'agitent et me tourmentent, quelquefois une joie fugitive, habituellement un profond ennui, je ne sais quel instinct du ciel et toutes les passions de la terre, une volonté infirme qui tout ensemble veut et ne veut pas, un grand orgueil dans une grande misère: voilà mon état tel que le péché l'a fait, et je sens de plus en moi l'impuissance de relever une nature si profondément déchue. Il a fallu que Dieu même vînt soulever ce poids immense de dégradation: sans un Rédempteur divin, l'éternité entière aurait passé sur les ruines de l'homme. Il a paru ce Rédempteur, il a dit: Me voici404! et son sang a satisfait à la suprême justice, et sa grâce a réparé le désordre de l'intelligence et le désordre du cœur: elle a rétabli l'image de Dieu dans sa créature tombée. Incompréhensible mystère d'amour! et comment répondre à un tel bienfait? Reconnaissons au moins notre faiblesse et notre indigence; ne nous attribuons aucun des biens qui nous sont donnés gratuitement; rendons la gloire à qui elle appartient, et entrons de toutes les puissances de notre être dans les sentiments du Prophète: Seigneur mon Dieu, je vous ai invoqué, et vous m'avez guéri. Vous avez retiré mon âme de l'enfer, et vous m'avez séparé de ceux qui descendent dans le lac. Chantez le Seigneur, vous qui êtes ses saints, et célébrez la mémoire de sa sainteté405!
[401] II. Cor., XII, 5.
[402] Joann., V, 44.
[403] Ibid.
[404] Ps. XXXIX, 8.
[405] Ps. XXIX, 3–5.
CHAPITRE XLI.
Du mépris de tous les honneurs du temps.
1. J.-C. Mon fils, n'enviez point les autres, si vous les voyez honorés et élevés, tandis qu'on vous méprise et qu'on vous humilie.
Élevez votre cœur au ciel vers moi, et vous ne vous affligerez point d'être méprisé des hommes sur la terre.
2. Le F. Seigneur, nous sommes aveugles, et la vanité nous séduit bien vite.
Si je me considère attentivement, je reconnais qu'aucune créature ne m'a jamais fait d'injustice, et qu'ainsi je n'ai nul sujet de me plaindre de vous.
Après vous avoir tant offensé, et si grièvement, il est juste que toute créature s'arme contre moi.
La honte et le mépris, voilà donc ce qui m'est dû; et à vous la louange, l'honneur et la gloire.
Et si je me dispose à souffrir avec joie, à désirer même d'être méprisé, abandonné de toutes les créatures et compté pour rien, je ne puis ni posséder au dedans de moi une paix solide, ni recevoir la lumière spirituelle, ni être uni parfaitement à vous.
RÉFLEXION.
Celui qui s'examine devant Dieu, à la lumière de la vérité, se méprise souverainement, parce qu'il ne trouve en soi, sans la grâce, qu'un fonds immense de corruption: et dès lors, loin de rechercher l'estime, les respects, les honneurs, il se réfugie dans son abjection comme dans le seul asile contre l'orgueil, la plus grande de ses misères. Si on l'abaisse, si on le dédaigne, il ne se plaint ni ne s'irrite; il reconnaît qu'on lui fait justice, et l'on ne saurait tant l'humilier, qu'il ne s'humilie encore davantage intérieurement; car, en tout, c'est Dieu qu'il regarde, et non pas les hommes. Il dit comme Job: Si je veux me justifier, ma bouche me condamnera; et si elle entreprend de montrer mon innocence, elle ne prouvera que mon crime406. Puis, dans l'amertume de son cœur, appelant la miséricorde, il invoque le Père céleste qui a pitié de sa pauvre créature. J'ai péché: que ferai-je, ô Sauveur des hommes? Pourquoi avez-vous mis la guerre entre vous et moi, et suis-je devenu à charge à moi-même? Pourquoi n'ôtez-vous pas mon péché, et n'effacez-vous pas mon iniquité? Voilà que je dormirai dans la poussière, et quand vous me chercherez le matin je ne serai plus407. Heureux celui qui s'accuse, car il obtiendra le pardon! heureux celui qui choisit la dernière place, car on lui dira: Montez plus haut408!
[406] Job, XI, 20.
[407] Job, VII, 20, 21.
[408] Luc., XIV, 10.
CHAPITRE XLII.
Qu'il ne faut pas que notre paix dépende des hommes.
1. J.-C. Si vous faites dépendre votre paix de quelque personne, à cause de l'habitude de vivre avec elle et de la conformité de vos sentiments, vous serez dans l'inquiétude et le trouble.
Mais si vous cherchez votre appui dans la vérité immuable et toujours vivante, vous ne serez point accablé de tristesse quand un ami s'éloigne ou meurt.
Toute amitié doit être fondée sur moi; et c'est pour moi que vous devez aimer tous ceux qui vous paraissent aimables et qui vous sont les plus chers en cette vie.
Sans moi l'amitié est stérile et dure peu; et toute affection, dont je ne suis pas le lien, n'est ni véritable ni pure.
Vous devez être mort à ces affections humaines, jusqu'à souhaiter de n'avoir, s'il se pouvait, aucun commerce avec les hommes.
Plus l'homme s'éloigne des consolations de la terre, plus il s'approche de Dieu.
Et il s'élève d'autant plus vers Dieu qu'il descend plus profondément en lui-même, et qu'il est plus vil à ses propres yeux.
2. Celui qui s'attribue quelque bien, empêche que la grâce de Dieu descende en lui, parce que la grâce de l'Esprit saint cherche toujours les cœurs humbles.
Si vous saviez vous anéantir parfaitement, et bannir de votre cœur tout amour de la créature, alors venant à vous, je vous inonderais de ma grâce.
Quand vous regardez la créature, vous perdez de vue le Créateur.
Apprenez à vous vaincre en tout à cause de lui, et vous pourrez alors parvenir à le connaître.
Le plus petit objet désiré, aimé avec excès, souille l'âme et la sépare du souverain bien.
RÉFLEXION.
La religion sanctifie tout, et ne détruit rien, hors le péché; elle n'interdit pas les affections naturelles; au contraire, il y en a qu'elle commande expressément, et le précepte de l'amour mutuel est un de ceux que l'Évangile inculque avec le plus de soin. Aimons-nous les uns les autres409, répète sans cesse l'apôtre saint Jean. Celui qui n'aime point demeure dans la mort410; il ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour411. Et, dans la nuit de la Cène, ne voyons-nous pas reposer sur le cœur de Jésus le disciple qu'il aimait412? Mais nos affections, pour être pures, doivent avoir leur principe en Dieu, et leur règle dans sa volonté. Alors ce ne sont plus des sentiments de la terre, qui, en passant, agitent et troublent l'âme: c'est quelque chose de l'éternité, comme elle invariable et calme comme elle. Défiez-vous des attachements qui altèrent la paix du cœur. Nulle créature ne doit être aimée qu'avec une soumission parfaite aux ordres de la Providence. Toujours nous devons être prêts à supporter sans plainte ce qui afflige le plus la nature, l'absence, la séparation, la mort même, nous souvenant de ce que dit l'Apôtre: Nous ne voulons pas, mes frères, que vous soyez dans l'ignorance touchant ceux qui dorment, afin que vous ne vous attristiez pas comme les autres hommes, qui n'ont point d'espérance. Car si nous croyons que Jésus est mort et ressuscité, ainsi Dieu amènera avec Jésus ceux qui se seront endormis en lui. Nous vous disons ceci d'après la parole du Seigneur: nous qui vivons, qui sommes réservés pour son avénement, nous ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil. Car, au commandement de l'Archange, à sa voix, au son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel, et les morts qui reposent dans le Christ se lèveront les premiers. Ensuite, nous qui vivons et qui serons demeurés jusqu'alors, nous serons enlevés avec eux dans les nuées, au devant du Christ, au milieu des airs; et ainsi nous serons à jamais avec le Seigneur. Consolez-vous les uns les autres dans ces paroles413.
[409] Joann., IV, 7.
[410] Ibid., III, 14.
[411] Ibid., IV, 8.
[412] Ibid., XIII. 23.
[413] I. Thessal., IV, 12–17.
CHAPITRE XLIII.
Contre la vaine science du siècle.
1. J.-C. Mon fils, ne vous laissez pas émouvoir au charme et à la beauté des discours des hommes: car le royaume de Dieu ne consiste pas dans les discours, mais dans les œuvres414.
[414] I. Cor., IV, 20.
Soyez attentif à mes paroles, qui enflamment le cœur, éclairent, attendrissent l'âme, et la remplissent de consolation.
Ne lisez jamais pour paraître plus savant ou plus sage.
Étudiez-vous à mortifier vos vices; cela vous servira plus que la connaissance des questions les plus difficiles.
2. Après avoir beaucoup lu et beaucoup appris, il en faut toujours revenir à l'unique principe de toutes choses.
C'est moi qui donne à l'homme la science, et qui éclaire l'intelligence des petits enfants, plus que l'homme ne le pourrait par aucun enseignement.
Celui à qui je parle est bientôt instruit, et fait de grands progrès dans la vie de l'esprit.
Malheur à ceux qui interrogent les hommes sur toutes sortes de questions curieuses, et qui s'inquiètent peu d'apprendre à me servir!
Viendra le jour où Jésus-Christ, le Maître des maîtres, le Seigneur des anges, apparaîtra, pour demander compte à chacun de ce qu'il sait, c'est-à-dire pour examiner les consciences.
Et alors, la lampe à la main, il scrutera Jérusalem415: les secrets des ténèbres seront dévoilés416, et toute langue se taira.
[415] Soph., 1, 12.
[416] Cor., IV, 5.
3. C'est moi qui, en un moment, élève l'âme humble, et la fais pénétrer plus avant dans la vérité éternelle, que ne le pourrait celui qui aurait étudié dix années dans les écoles.
J'enseigne sans bruit de paroles, sans embarras d'opinions, sans faste, sans arguments, sans disputes.
J'apprends à mépriser les biens de la terre, à dédaigner ce qui passe, à rechercher et à goûter ce qui est éternel, à fuir les honneurs, à souffrir les scandales, à mettre en moi toute son espérance, à ne désirer rien hors de moi, et à m'aimer ardemment et par-dessus tout.
4. Quelques-uns, en m'aimant ainsi, ont appris des choses toutes divines, dont ils parlaient d'une manière admirable.
Ils ont fait plus de progrès en quittant tout, que par une profonde étude.
Mais je dis aux uns des choses plus générales; aux autres, de plus particulières. J'apparais à quelques-uns doucement voilé sous des ombres et des figures; je révèle à d'autres mes mystères au milieu d'une vive splendeur.
Les livres parlent à tous le même langage; mais il ne produit pas sur tous les mêmes impressions, parce que moi seul j'enseigne la vérité au dedans, je scrute les cœurs, je pénètre les pensées, j'excite à agir, et je distribue mes dons à chacun, selon qu'il me plaît.
RÉFLEXION.
Plusieurs se fatiguent et se tourmentent pour acquérir la science, et j'ai vu, dit le Sage, que cela aussi était vanité, travail et affliction d'esprit417. À quoi vous servira de connaître les choses de ce monde, quand ce monde même aura passé? Au dernier jour, on ne vous demandera pas ce que vous avez su, mais ce que vous avez fait; et il n'y a plus de science dans les enfers, vers lesquels vous vous hâtez418. Cessez un vain labeur. Qui que vous soyez, vous n'avez que trop cultivé l'arbre dont les fruits donnent la mort. Laissez la science qui nourrit l'orgueil, la science qui enfle, pour vous occuper uniquement d'acquérir celle qui fait les humbles et les saints, la charité qui édifie419. Apprenez à vous humilier, à connaître votre néant et votre corruption. Alors Dieu viendra vers vous; il vous éclairera de sa lumière, il vous enseignera, dans le secret du cœur, cette science merveilleuse dont Jésus a dit: Je vous bénis, mon Père, Seigneur du ciel et de le terre, parce que vont avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélées aux petits420.
[417] Eccl., I, 17.
[418] Ibid., IX, 10.
[419] I. Cor., VIII, 1.
[420] Luc., X, 21.
CHAPITRE XLIV.
Qu'il ne faut point s'embarrasser dans les choses
extérieures.
1. J.-C. Mon fils, il faut que vous vous teniez dans l'ignorance de beaucoup de choses; que vous soyez comme mort au monde, et que le monde soit mort pour vous421.
[421] Col., III, 3. Gal., VI, 14.
Il faut aussi fermer l'oreille à bien des discours, et penser plutôt à vous conserver en paix.
Il vaut mieux détourner les yeux de ce qui déplaît, et laisser chacun dans son sentiment, que de s'arrêter à contester.
Si vous prenez soin d'avoir Dieu pour vous, et que son jugement vous soit toujours présent, vous supporterez sans peine d'être vaincu.
2. Le F. Hélas! Seigneur, où en sommes-nous venus? On pleure une perte temporelle, on court, on se fatigue pour le moindre gain; et l'on oublie les pertes de l'âme, ou l'on ne s'en souvient qu'à peine et bien tard.
On est attentif à ce qui ne sert peu ou point du tout, et l'on passe avec négligence sur ce qui est souverainement nécessaire; parce que l'homme se répand tout entier au dehors, et que, s'il ne rentre promptement en lui-même, il demeure avec joie enseveli dans les choses extérieures.
RÉFLEXION.
Si vous saviez mourir demain, que vous importeraient les choses de la terre, ce qui se fait, ce qui se dit autour de vous? Eh bien! vous mourrez demain; car la vie est à peine d'un jour. Soyez donc dès ce moment tel que vous voudrez avoir été, quand l'éternité s'ouvrira devant vous. Ni la science, ni la richesse, ni rien de ce qui est du monde ne vous servira au jugement de Dieu: vous n'y porterez que vos œuvres. Il y avait un homme riche dont les terres avaient produit une moisson extraordinaire; et il pensait en lui-même, disant: Que ferai-je? car je n'ai point de lieu où recueillir tous ces fruits. Et il dit: Voici ce que je ferai: j'abattrai mes greniers, et j'en bâtirai de plus grands, et j'y amasserai toute ma récolte, et tous mes biens; et je dirai à mon âme: Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années: repose-toi, mange, bois, fais bonne chère. Mais Dieu lui dit: Insensé, cette nuit même on te redemandera ton âme; et pour qui sera ce que tu as amassé? Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, et qui n'est pas riche devant Dieu422.
[422] Luc., XII, 16–21.
CHAPITRE XLV.
Qu'il ne faut pas croire tout le monde, et qu'il est
difficile de garder une sage mesure dans ses paroles.
1. Le F. Secourez-moi, Seigneur, dans la tribulation: car le salut ne vient pas de l'homme423.
[423] Ps. LIX, 11.
Combien de fois ai-je en vain cherché la fidélité où je croyais la trouver? combien de fois l'ai-je trouvée où je l'attendais le moins?
Vanité donc d'espérer dans les hommes; mais vous êtes, mon Dieu, le salut des justes.
Soyez béni, Seigneur, en tout ce qui nous arrive.
2. Nous sommes faibles et changeants; un rien nous séduit et nous ébranle.
Quel est l'homme si vigilant et si réservé qu'il ne tombe jamais dans aucune surprise, ni dans aucune perplexité?
Mais celui, mon Dieu, qui se confie en nous, et qui vous cherche dans la simplicité de son cœur, ne chancelle pas si aisément.
Et s'il éprouve quelque affliction, s'il est engagé en quelque embarras, vous l'en tirez bientôt, ou vous le consolez: car vous n'abandonnez pas pour toujours celui qui espère en vous.
Quoi de plus rare qu'un ami fidèle, qui ne s'éloigne point quand l'infortune accable son ami?
Seigneur, vous êtes seul constamment fidèle; et nul ami n'est comparable à vous.
3. Oh! que de sagesse dans ce que disait cette sainte âme: Mon cœur est affermi et fondé en Jésus-Christ424!
[424] Sainte Agathe.
S'il en était ainsi de moi, je serais moins troublé par la crainte des hommes, et moins ému de leurs paroles malignes.
Qui peut prévoir, qui peut détourner tous les maux à venir? Si ceux qu'on a prévus, souvent blessent encore, que sera-ce donc de ceux qui nous frappent inopinément?
Pourquoi, malheureux que je suis, n'ai-je pas pris de plus sûres précautions pour moi-même? Pourquoi aussi ai-je eu tant de crédulité pour les autres?
Mais nous sommes des hommes, et rien autre chose que des hommes fragiles, quoique plusieurs nous croient et nous appellent des anges.
À qui croirai-je, Seigneur! à qui, si ce n'est à vous? Vous êtes la vérité qui ne trompe point, et qu'on ne peut tromper.
Au contraire, tout homme est menteur425, faible, inconstant, fragile, surtout dans ses paroles; de sorte qu'on doit à peine croire d'abord ce qui paraît le plus vrai dans ce qu'il dit.
[425] Ps. LXI, 9.
4. Que vous nous avez sagement avertis de nous défier des hommes; que l'homme a pour ennemis ceux de sa propre maison426; et que si quelqu'un dit: Le Christ est ici, ou il est là427, il ne faut pas le croire!
[426] Mich., VII, 2.
[427] Matth., XXIV, 23.
Une dure expérience m'a éclairé: heureux si elle sert à me rendre moins insensé et plus vigilant!
Soyez discret, me dit quelqu'un, soyez discret; ce que je vous dis n'est que pour vous. Et pendant que je me tais et que je crois la chose secrète, il ne peut lui-même garder le silence qu'il m'a demandé; mais, dans l'instant, il me trahit, se trahit lui-même et s'en va.
Éloignez de moi, Seigneur, ces confidences trompeuses; ne permettez pas que je tombe entre les mains de ces hommes indiscrets, ou que je leur ressemble.
Mettez dans ma bouche des paroles invariables et vraies; et que ma langue soit étrangère à tout artifice.
Ce que je ne peux souffrir en autrui, je dois m'en préserver avec soin.
5. Oh! qu'il est bon, qu'il est nécessaire pour la paix, de se taire sur les autres, de ne pas tout croire indifféremment, ni tout redire sans réflexion, de se découvrir à peu de personnes, de vous chercher toujours pour témoin de son cœur, de ne pas se laisser emporter à tout vent de paroles; mais de désirer que tout en nous et hors de nous s'accomplisse selon qu'il plaît à votre volonté!
Que c'est encore un sûr moyen pour conserver la grâce céleste, de fuir ce qui a de l'éclat aux yeux des hommes, de ne point rechercher ce qui semble attirer leur admiration; mais de travailler ardemment à acquérir ce qui produit la ferveur et corrige la vie!
À combien d'hommes a été funeste une vertu connue et louée trop tôt!
Que de fruits, au contraire, d'autres ont tirés d'une grâce conservée en silence durant cette vie fragile, qui n'est qu'une tentation et une guerre continuelle!
RÉFLEXION.
Ne vous appuyez pas sur les hommes, car ils vous manqueront tôt ou tard. L'homme est faible, indiscret, inconstant, léger, enclin à tout rapporter à soi. Le moindre caprice l'éloigne, le moindre intérêt suffit pour le transformer en ennemi. Alors il se montre tel qu'il est. Il vous aimait, mais pour lui-même, pour tirer parti de vous au besoin. Fuyez, fuyez ces faux amis du monde. Celui-ci vous trahit, cet autre vous délaisse. Arrive-t-il des circonstances qui vous forcent de recourir à eux, tous commencent à s'excuser. Le premier dit: J'ai acheté une terre; il faut nécessairement que je l'aille voir: je vous supplie de m'excuser. Un autre dit: J'ai acheté cinq paires de bœufs, et je vais les éprouver: je vous supplie de m'excuser. Un autre dit: J'ai épousé une femme, et c'est pourquoi je ne puis aller428. Voilà les amitiés humaines. Vous seul, mon Dieu, vous seul n'abandonnez point ceux qui vous aiment, ceux qui espèrent en vous: toujours vous êtes près d'eux pour les soutenir et les consoler. Jamais vous ne vous lassez d'entendre leurs gémissements, d'écouter leurs plaintes, de recueillir leurs larmes. Rien n'est au-dessous de votre tendresse: cet homme abject aux yeux des hommes, ce pauvre rebuté de toutes parts, vous l'assistez, mon Dieu, sur le lit de sa douleur, et votre main retourne son lit pour y reposer ses infirmités429: puis, quand sa tâche est accomplie, à la fin du jour, vous le recevez dans l'éternelle paix.
[428] Luc., XIV, 18, 20.
[429] Ps. XL, 4.
CHAPITRE XLVI.
Qu'il faut mettre sa confiance en Dieu, lorsqu'on est
assailli de paroles injurieuses.
1. J.-C. Mon fils, demeurez ferme, et espérez en moi. Qu'est-ce, après tout, que des paroles? un vain bruit. Elles frappent l'air, mais ne brisent point la pierre.
Si vous êtes coupable, songez que votre désir doit être de vous corriger. Si votre conscience ne vous reproche rien, pensez que vous devez souffrir avec joie cette légère peine pour Dieu.
C'est bien ce qu'il y a de moindre, que, de temps en temps, vous supportiez quelques paroles, vous qui ne pouvez encore soutenir de plus rudes épreuves.
Et pourquoi de si petites choses vont-elles jusqu'à votre cœur, si ce n'est que vous êtes encore charnel, et trop occupé des jugements des hommes?
Vous craignez le mépris, et à cause de cela vous ne voulez pas être repris de vos fautes, et vous cherchez des excuses pour les couvrir.
2. Scrutez mieux votre cœur, et vous reconnaîtrez que le monde vit encore en vous, et le vain désir de plaire aux hommes.
Car votre répugnance à être abaissé, confondu par vos faiblesses, prouve que vous n'avez pas une humilité sincère, que vous n'êtes pas véritablement mort au monde, et que le monde n'est pas crucifié pour vous430.
[430] Galat., VI, 14.
Écoutez ma parole, et vous vous inquiéterez peu de toutes les paroles des hommes.
Quand on dirait contre vous tout ce que peut inventer la plus noire malice, en quoi cela vous nuirait-il, si vous le laissez passer comme la paille que le vent emporte? En perdriez-vous un seul cheveu?
3. Celui dont le cœur n'est pas renfermé en lui-même, et qui n'a pas Dieu toujours présent, s'émeut aisément d'une parole de blâme.
Mais celui qui se confie en moi et qui ne s'appuie pas sur son propre jugement, ne craindra rien des hommes.
Car c'est moi qui connais et qui juge ce qui est secret; je sais la vérité de toute chose, qui a fait l'injure et qui la souffre.
Cette parole, elle est venue de moi; cet événement, je l'ai permis, afin que ce qu'il y a de caché dans beaucoup de cœurs fût révélé431.
[431] Luc., II, 35.
Je jugerai l'innocent et le coupable; mais, par un secret jugement, j'ai voulu auparavant éprouver l'un et l'autre.
4. Le témoignage des hommes trompe souvent; mais mon jugement est vrai: il subsistera et ne sera point ébranlé.
Le plus souvent il est caché, et peu de personnes le découvrent en chaque chose: cependant il n'erre jamais, et ne peut errer, quoiqu'il ne paraisse pas toujours juste aux yeux des insensés.
C'est donc à moi qu'il faut remettre le jugement de tout, sans jamais s'en rapporter à son propre sens.
Le juste ne sera point troublé, quoi qu'il lui arrive par l'ordre de Dieu432. Il lui importera peu qu'on l'accuse injustement.
[432] Prov., X, 21.
Et si d'autres le défendent et réussissent à le justifier, il n'en concevra pas non plus une vaine joie.
Car il se souvient que c'est moi qui sonde les cœurs et les reins433; et que je ne juge point sur les dehors et les apparences humaines.
[433] Ps. VII, 10.
Ce qui paraît louable au jugement des hommes, souvent est criminel à mes yeux.
5. Le F. Seigneur mon Dieu, juge infiniment juste, fort et patient, qui connaissez la fragilité de l'homme et son penchant au mal, soyez ma force et toute ma confiance: car ma conscience ne me suffit pas.
Vous connaissez ce que je ne connais point; ainsi j'ai dû m'abaisser sous tous les reproches et les supporter avec douceur.
Pardonnez-moi dans votre bonté, toutes les fois que je n'ai pas agi de la sorte, et donnez-moi plus abondamment la grâce qui apprend à souffrir.
Car je dois compter bien plus sur votre grande miséricorde pour obtenir le pardon, que sur ma vertu apparente pour justifier ce que ma conscience recèle.
Quoique je ne me reproche rien, je ne suis cependant pas justifié pour cela434; parce que, sans votre miséricorde, nul homme vivant ne sera juste devant vous435.
[434] Cor., IV, 4.
[435] Ps. CXLII, 2.
RÉFLEXION.
Vous serez heureux quand on vous maudira, et qu'on vous persécutera, et qu'on dira faussement toute sorte de mal contre vous: réjouissez-vous alors, et soyez ravis de joie, parce que votre récompense est grande dans les cieux436. Combien cependant, malgré cette parole, ne nous troublons-nous pas des discours des hommes et de leurs jugements? Nous ne pouvons supporter qu'on nous abaisse; nous voulons à tout prix être loués, estimés. Séduits par un vain fantôme de réputation, nous oublions Dieu et ses enseignements, et les biens qu'il promet aux humbles. Étrange effet de l'orgueil toujours vivant au fond de notre misérable cœur! Que vous importe l'outrage, l'injure, la calomnie? D'où vient qu'elle excite en vous une peine si amère, un si vif ressentiment? Craignez-vous donc d'avoir trop de moyens d'expiation, trop d'espérances de miséricorde? Mais on vous accuse à tort. Aimeriez-vous mieux que ce fût avec justice? Si vous n'avez pas commis la faute qu'on vous reproche, que d'autres vous avez commises qu'on ne vous reproche point! Descendez dans votre conscience, vous y entendrez une voix plus sévère que celles qui s'élèvent contre vous. Celles-ci se tairont, mais l'autre parlera devant le Juge en présence duquel tout à l'heure vous comparaîtrez, loin des bruits de la terre, dans le silence de l'éternité. Pensez à ce moment formidable, et vous vous inquiéterez peu de ce que les hommes disent de vous.
[436] Matth., V, 11, 12.
CHAPITRE XLVII.
Qu'il faut être prêt à souffrir pour la vie éternelle tout
ce qu'il y a de plus pénible.
1. J.-C. Mon fils, que les travaux que vous avez entrepris pour moi ne brisent pas votre courage, et que les afflictions ne vous abattent pas entièrement; mais qu'en tout ce qui arrive, ma promesse vous console et vous fortifie.
Je suis assez puissant pour vous récompenser au-delà de toutes bornes et de toute mesure.
Vous ne serez pas longtemps ici dans le travail, ni toujours chargé de douleurs.
Attendez un peu, et vous verrez promptement la fin de vos maux.
Une heure viendra où le travail et le trouble cesseront.
Tout ce qui passe avec le temps est peu de chose et ne dure guère.
2. Faites ce que vous avez à faire; travaillez fidèlement à ma vigne, et je serai moi-même votre récompense.
Écrivez, lisez, chantez mes louanges, gémissez, gardez le silence, priez, souffrez courageusement l'adversité: la vie éternelle est digne de tous ces combats, et de plus grands encore.
Il y a un jour connu du Seigneur, où la paix viendra; et il n'y aura plus de jour ni de nuit437 comme sur cette terre, mais une lumière perpétuelle, une splendeur infinie, une paix inaltérable, un repos assuré.
[437] Zachar., XIV, 7.
Vous ne direz plus alors: Qui me délivrera de ce corps de mort438? Vous ne vous écrierez plus: Malheur à moi, parce que mon exil a été prolongé439! car la mort sera détruite440, et le salut sera éternel; plus d'angoisses, une joie ravissante, une société de gloire et de bonheur.
[438] Rom., VII, 24.
[439] Ps. CXIX, 5.
[440] Is., XXV, 8.
3. Oh! si vous aviez vu, dans le ciel, les couronnes immortelles des Saints, de quel glorieux éclat resplendissent ces hommes que le monde méprisait et regardait comme indignes de vivre: aussitôt, certes, vous vous prosterneriez jusque dans la poussière, et vous aimeriez mieux être au-dessous de tous qu'au-dessus d'un seul!
Vous ne désireriez point les jours heureux de cette vie; mais plutôt vous vous réjouiriez de souffrir pour Dieu, et vous regarderiez comme le plus grand gain d'être compté pour rien parmi les hommes.
Oh! si vous goûtiez ces vérités, si elles pénétraient jusqu'au fond de votre cœur, comment oseriez-vous vous plaindre, même une seule fois?
Est-il rien de pénible qu'on ne doive supporter pour la vie éternelle?
Ce n'est pas peu que de gagner ou de perdre le royaume de Dieu.
Levez donc les yeux au ciel. Me voilà, et avec moi tous mes Saints: ils ont soutenu dans ce monde un grand combat: et maintenant ils se réjouissent, maintenant ils sont consolés et à l'abri de toute crainte, maintenant ils se reposent, et ils demeureront à jamais avec moi dans le royaume de mon Père.
RÉFLEXION.
Quand la vie nous paraît pesante, quand nous sommes près de succomber à la tristesse de l'exil, levons les yeux et contemplons l'aurore de notre délivrance; car cette enveloppe mortelle s'en va se détruisant, mais l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour441. Attendons, souffrons en paix; l'heure du repos approche. Les légères tribulations de cette vie d'un moment, nous élevant sans mesure, produisent en nous un poids éternel de gloire442. Qu'importe un peu de fatigue, un peu de travail sur la terre? Nous passons, et n'avons point ici de cité permanente443. Jésus est allé devant pour nous préparer une demeure en la maison de son Père; et puis il viendra, et il nous prendra avec lui, afin que là où il est, nous y soyons aussi444. Ô Jésus, ô mon Sauveur! mon âme languit après vous, elle vous désire comme le cerf altéré désire l'eau des fontaines445. Venez, ne tardez pas: loin de vous, nous sommes assis dans l'ombre de la mort446. Hâtez-vous, Seigneur; faites luire sur nous la lumière de votre face, et qu'elle nous guide à la céleste Jérusalem, au pied du trône de l'Agneau. Là, dans le ravissement de l'amour, dans l'immortelle extase de la joie, les chœurs des Bienheureux mêlés aux chœurs des Anges, célèbrent le Dieu trois fois saint. Et moi, Seigneur, sur le bord des fleuves de Babylone, j'ai pleuré en me ressouvenant de Sion447. Console-toi, mon âme, prête l'oreille; n'entends-tu pas dans le lointain comme le premier murmure qui annonce l'arrivée de l'Époux? Encore un moment et tu le verras448: encore un moment, et rien jamais ne pourra te séparer de lui!
[441] II. Cor., IV, 16.
[442] Ibid., 17.
[443] Hebr., XIII, 14.
[444] Joann., XIV, 2, 3.
[445] Ps. XLI, 2.
[446] Luc., I, 79.
[447] Ps. CXXXVI, 1.
[448] Joann., XVI, 19.
CHAPITRE XLVIII.
De l'éternité bienheureuse, et des misères de cette vie.
1. Le F. Ô bienheureuse demeure de la cité céleste! jour éclatant de l'éternité, que la nuit n'obscurcit jamais, et que la vérité souveraine éclaire perpétuellement de ses rayons; jour immuable de joie et de repos, que nulle vicissitude ne trouble!
Oh! que ce jour n'a-t-il lui déjà sur les ruines du temps, et de tout ce qui passe avec le temps!
Il luit pour les Saints dans son éternelle splendeur: mais nous, voyageurs sur la terre, nous ne le voyons que de loin, comme à travers un voile.
2. Les citoyens du ciel en connaissent les délices: mais les fils d'Ève, encore exilés, gémissent sur l'amertume et l'ennui de la vie présente.
Les jours d'ici-bas sont courts et mauvais449, pleins de douleurs et d'angoisses.
[449] Genes., XLVII, 9.
L'homme y est souillé de beaucoup de péchés, engagé dans beaucoup de passions, agité par mille craintes, embarrassé de mille soins, emporté çà et là par la curiosité, séduit par une foule de chimères, environné d'erreurs, brisé de travaux, accablé de tentations, énervé de délices, tourmenté par la pauvreté.
3. Oh! quand viendra la fin de ces maux? quand serai-je délivré de la misérable servitude des vices? quand me souviendrai-je, Seigneur, de vous seul? quand goûterai-je en vous une pleine joie?
Quand, dégagé de toute entrave, jouirai-je d'une vraie liberté, désormais exempt de toute peine et du corps et de l'esprit?
Quand posséderai-je une paix solide, assurée, inaltérable, paix au dedans et au dehors, paix affermie de toutes parts?
Ô bon Jésus! quand me sera-t-il donné de vous voir, de contempler la gloire de votre règne? quand me serez-vous tout en toute chose?
Quand serai-je avec vous dans le royaume que vous avez préparé de toute éternité à vos élus450?
[450] Matth., XXV, 34.
J'ai été délaissé, pauvre, exilé, en une terre ennemie, où il y a guerre continuelle et de grandes infortunes.
4. Consolez mon exil, adoucissez l'angoisse de mon cœur: car il soupire après vous de toute l'ardeur de ses désirs.
Tout ce que le monde m'offre ici-bas pour me consoler, me pèse.
Je voudrais m'unir intimement à vous, et je ne puis atteindre à cette ineffable union.
Je voudrais m'attacher aux choses du ciel, et mes passions immortifiées me replongent dans celles de la terre.
Mon âme aspire à s'élever au-dessus de tout, et la chair me rabaisse au-dessous, malgré mes efforts.
Ainsi, homme misérable, j'ai sans cesse la guerre au dedans de moi, et je me suis à charge à moi-même451, l'esprit voulant s'élever toujours, et la chair toujours descendre.
[451] Job, VII, 10.
5. Oh! combien je souffre en moi lorsque, méditant les choses du ciel, celles de la terre viennent en foule se présenter à ma pensée durant la prière! Mon Dieu, ne vous éloignez pas de moi, et n'abandonnez point votre serviteur dans votre colère452.
[452] Ps. LXX, 13; XXVI, 14.
Faites briller votre foudre, et dissipez ces visions de la chair: lancez vos flèches453, et mettez en fuite ces fantômes de l'ennemi.
[453] Ps. CXLIII, 6.
Rappelez à vous tous mes sens; faites que j'oublie toutes les choses du monde, et que je rejette promptement, avec mépris, ces criminelles images.
Éternelle vérité, prêtez-moi votre secours, afin que nulle chose vaine ne me touche.
Venez en moi, céleste douceur, et que tout ce qui n'est pas pur s'évanouisse devant vous.
Pardonnez-moi aussi, et usez de miséricorde, toutes les fois que, dans la prière, je m'occupe d'autre chose que de vous.
Car je confesse sincèrement que la distraction m'est habituelle.
Dans le mouvement ou dans le repos, bien souvent je ne suis point où est mon corps, mais plutôt où mon esprit m'emporte.
Je suis là où est ma pensée, et ma pensée est d'ordinaire où est ce que j'aime.
Ce qui me plaît naturellement ou par habitude, voilà ce qui d'abord se présente à elle.
6. Et c'est pour cela, ô Vérité, que vous avez dit expressément: Où est votre trésor, là est aussi votre cœur454.
[454] Matth., VI, 21.
Si j'aime le ciel, je pense volontiers aux choses du ciel.
Si j'aime le monde, je me réjouis des prospérités du monde, et je m'attriste de ses adversités.
Si j'aime la chair, je me représente souvent ce qui est de la chair.
Si j'aime l'esprit, ma joie est de penser aux choses spirituelles.
Car il m'est doux de parler et d'entendre parler de tout ce que j'aime, et j'en emporte avec moi le souvenir dans ma retraite.
Mais heureux l'homme, ô mon Dieu, qui, à cause de vous, bannit de son cœur toutes les créatures; qui fait violence à la nature, et crucifie, par la ferveur de l'esprit, les convoitises de la chair, afin de vous offrir, du fond d'une conscience où règne la paix, une prière pure; et que, dégagé au dedans et au dehors de tout ce qui est terrestre, il puisse se mêler aux chœurs des Anges!
RÉFLEXION.
Les maladies, les peines, les souffrances, les tentations, l'invincible désir d'une félicité que rien ne nous offre ici-bas, tout nous rappelle sans cesse à cette grande éternité où la foi nous promet, dans la possession de Dieu même, le repos, la paix, le bien parfait, infini, auquel nous aspirons de toutes les puissances de notre âme. Et voilà pourquoi les saints gémissent si amèrement sous le poids des liens qui les retiennent encore sur la terre; voilà pourquoi l'Apôtre s'écriait: Je désire que mon corps se dissolve, afin d'être avec Jésus-Christ455. Alors plus de crainte, plus de larmes, plus de combat, mais un éternel triomphe et une joie éternelle. Si un faible reflet456 de la vérité souveraine ravit déjà notre intelligence, que sera-ce quand nous la contemplerons dans son plein éclat! et si, dès à présent, il est si doux d'aimer, que sera-ce quand nous nous abreuverons à la source même de l'amour! Oh! oui, Seigneur, je désire la dissolution de mon corps, afin d'être avec vous! Cette espérance seule me console; elle est toute ma vie. Qu'est-ce pour moi que le monde, et que peut-il me donner? J'ai séjourné parmi les habitants de Cédar, et mon âme a été étrangère au milieu d'eux457. Votre royaume, mon Dieu, votre royaume, je n'ai point d'autre patrie. Daignez y rappeler ce pauvre exilé, et il célébrera éternellement vos miséricordes458.
[455] Philipp., I, 23.
[456] I. Cor., XIII, 12.
[457] Ps. CXIX, 5.
[458] Ps. LXXXVIII, 2.
CHAPITRE XLIX.
Du désir de la vie éternelle, et des grands biens promis
à ceux qui combattent courageusement.
1. J.-C. Mon fils, lorsque le désir de l'éternelle béatitude vous est donné d'en haut, et que vous aspirez à sortir de la prison du corps pour contempler ma lumière sans ombre et sans vicissitude, dilatez votre cœur, et recevez avec amour cette sainte inspiration.
Rendez grâce de toute votre âme à la bonté céleste, qui vous prodigue ainsi ses faveurs, qui vous visite avec tendresse, vous excite, vous presse et vous soulève puissamment, de peur que votre poids ne vous incline vers la terre.
Car rien de cela n'est le fruit de vos pensées ou de vos efforts, mais une grâce de Dieu qui a daigné jeter sur vous un regard, afin que, croissant dans la vertu et dans l'humilité, vous vous prépariez à de nouveaux combats, et que tout votre cœur s'attache à moi avec la volonté ferme de me servir.
2. Quelque ardent que soit le feu, la flamme cependant ne monte point sans fumée.
Ainsi quelques-uns, quoique embrasés du désir des choses célestes, ne sont point néanmoins entièrement dégagés des affections et des tentations de la chair.
Et c'est pourquoi ils n'ont pas en vue la seule gloire de Dieu, dans ce qu'ils demandent avec tant d'instance.
Tel est souvent votre désir, que vous croyez si vif et si pur.
Car rien n'est pur ni parfait, de ce qui est mêlé d'intérêt propre.
3. Demandez, non ce qui vous est doux, non ce qui vous offre quelque avantage, mais ce qui m'honore et me plaît: car, si vous jugez selon la justice, vous devez, docile à mes ordres, les préférer à vos désirs et à tout ce qu'on peut désirer.
Je connais votre désir; j'ai entendu vos gémissements.
Vous voudriez jouir déjà de la liberté glorieuse des enfants de Dieu; déjà la demeure éternelle, la céleste patrie où la joie ne tarit jamais, ravit votre pensée. Mais l'heure n'est pas encore venue, vous êtes encore dans un autre temps, temps de guerre, temps de travail et d'épreuves.
Vous désirez être rassasié du souverain bien; mais cela ne se peut maintenant.
C'est moi qui suis le bien suprême: attendez-moi, dit le Seigneur, jusqu'à ce que vienne le royaume de Dieu459.
[459] Luc., XXII, 18.
4. Il faut que vous soyez encore éprouvé sur la terre, et exercé de bien des manières.
De temps en temps, vous recevrez des consolations, mais jamais assez abondantes pour rassasier vos désirs.
Ranimez donc votre force et votre courage460, pour accomplir et pour souffrir ce qui répugne à la nature.
[460] Josué, I, 6.
Il faut que vous vous revêtiez de l'homme nouveau461, que vous vous changiez en un autre homme.
[461] Eph., IV, 24. I. Reg., X. 6, 9.
Il faut que souvent vous fassiez ce que vous ne voulez pas, et que vous renonciez à ce que vous voulez.
Ce que les autres souhaitent, réussira: mille obstacles s'opposeront à ce que vous souhaitez.
On écoutera ce que disent les autres: ce que vous direz sera compté pour rien.
Ils demanderont, et ils obtiendront: vous demanderez, et on vous refusera.
5. On parlera d'eux, on les exaltera; et personne ne parlera de vous.
On leur confiera tel ou tel emploi; et l'on ne vous jugera propre à rien.
Quelquefois la nature s'en affligera; et ce sera beaucoup si vous le supportez en silence.
C'est dans ces épreuves et une infinité d'autres semblables, que, d'ordinaire, on reconnaît combien un vrai serviteur de Dieu sait se renoncer et se briser à tout.
Il n'est presque rien qui vous fasse sentir autant le besoin de mourir à vous-même, que de voir et de souffrir ce qui répugne à votre volonté; surtout lorsqu'on vous commande des choses inutiles ou déraisonnables.
Et, parce qu'assujetti à un supérieur vous n'osez résister à son autorité, il vous semble dur d'être en tout conduit par un autre, et de n'agir jamais selon votre propre sens.
6. Mais pensez, mon fils, au fruit de ces travaux, à leur prompte fin, à leur récompense trop grande462; et loin de les porter avec douleur, vous y trouverez une puissante consolation.
[462] Genes., XV, 1.
Car, pour avoir renoncé maintenant à quelques vaines convoitises, vous ferez éternellement votre volonté dans le ciel.
Là, tous vos vœux seront accomplis, tous vos désirs satisfaits.
Là, tous les biens s'offriront à vous, sans que vous ayez à craindre de les perdre.
Là, votre volonté ne cessant jamais d'être unie à la mienne, vous ne souhaiterez rien hors de moi, rien qui vous soit propre.
Là, personne ne vous résistera, personne ne se plaindra de vous, personne ne vous suscitera de contrariétés ni d'obstacles; mais tout ce qui peut être désiré étant présent à la fois, votre âme, rassasiée pleinement, n'embrassera qu'à peine cette immense félicité.
Là, je donnerai la gloire pour les opprobres soufferts, la joie pour les larmes, pour la dernière place un trône dans mon royaume éternel.
Là, éclateront les fruits de l'obéissance; la pénitence se réjouira de ses travaux, et l'humble dépendance sera glorieusement couronnée.
7. Maintenant donc, inclinez-vous humblement sous la main de tous, et ne regardez point qui a dit ou ordonné cela.
Mais si quelqu'un demande ou souhaite quelque chose de vous, qui que ce soit, ou votre supérieur, ou votre inférieur, ou votre égal, loin d'en être blessé, ayez soin de l'accomplir avec une affection sincère.
Que l'un recherche ceci, un autre cela; que celui-là se glorifie d'une chose, celui-ci d'une autre, et qu'il en reçoive mille louanges; pour vous, ne mettez votre joie que dans le mépris de vous-même, dans ma volonté et ma gloire.
Vous ne devez rien désirer, sinon que, soit par la vie, soit par la mort, Dieu soit toujours glorifié en vous463.
[463] Philipp., I, 20.
RÉFLEXION.
On ne saurait trop le redire, le premier et le dernier précepte, celui qui les comprend tous, est l'entier renoncement de soi-même et la conformité parfaite de notre volonté à celle de Dieu. Ainsi, bien qu'il nous soit permis et même commandé d'aspirer à la béatitude céleste, et de gémir sur la longueur de notre exil464, néanmoins nous devons le supporter avec une grande patience, et nous complaire dans les épreuves que la Providence nous envoie, parce qu'elles sont tout ensemble utiles à notre salut, et l'un des moyens que Dieu a choisis pour satisfaire sa justice, et pour manifester en nous sa miséricorde et sa gloire. Pécheurs, nous devons participer aux souffrances de celui qui nous a rachetés; disciples de Jésus, nous devons marcher à la suite de notre maître et de notre modèle en portant la Croix, et, comme lui, épuiser le calice d'amertume. Nul n'est couronné, s'il n'a combattu465. Heureux donc l'homme qui endure la tentation, parce qu'après avoir été éprouvé, il recevra la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui l'aiment466. Attendons le moment qu'il a marqué, et poursuivons en paix notre pèlerinage. Tout ce qui finit est court, et rien n'est pénible à celui qui espère. Que cette pensée ranime notre langueur, quand nous nous sentons abattus. «Au milieu de ce grand naufrage du monde, dit saint Chrysostome, une main propice nous jette d'en haut le câble de l'espérance, qui peu à peu retire des flots des misères humaines et soulève jusqu'au Ciel ceux qui s'y attachent fortement467.»
[464] Ps. CXIX, 5.
[465] I. Cor., IX, 25.
[466] Jacob., I, 12.
[467] Ad Theod. Laps. oper., t. I, p. 3.
CHAPITRE L.
Comment un homme dans l'affliction doit s'abandonner
entre les mains de Dieu.
1. Le F. Seigneur mon Dieu, Père saint, soyez béni maintenant et dans toute l'éternité; parce qu'il a été fait comme vous l'avez voulu, et ce que vous faites est bon.
Que votre serviteur se réjouisse, non en lui-même ni en nul autre, mais en vous seul, parce que vous seul êtes la véritable joie; vous êtes, Seigneur, mon espérance, ma couronne, ma joie, ma gloire.
Qu'y a-t-il en votre serviteur qu'il n'ait reçu de vous468, et sans l'avoir mérité?
[468] I. Cor., IV, 7.
Tout est à vous; vous avez tout fait, tout donné.
Je suis pauvre dans les travaux, dès mon enfance469. Quelquefois mon âme est triste jusqu'aux larmes; et quelquefois elle se trouble en elle-même, à cause des passions qui la pressent.
[469] Ps. LXXXVII, 16.
2. Je désire la joie de la paix, j'aspire à la paix de vos enfants, que vous nourrissez dans votre lumière et vos consolations.
Si vous me donnez la paix, si vous versez en moi votre joie sainte, l'âme de votre serviteur sera comme remplie d'une douce mélodie; et ravi d'amour, il chantera vos louanges.
Mais si vous vous retirez, comme vous le faites souvent, il ne pourra courir dans la voie de vos commandements470; alors il ne lui reste qu'à tomber à genoux et se frapper la poitrine, parce qu'il n'en est plus pour lui comme auparavant, lorsque votre lumière resplendissait sur sa tête471, et qu'à l'ombre de vos ailes, il trouvait un abri contre les tentations472.
[470] Ps. CXVIII, 32.
[471] Job, XXIX, 3.
[472] Ps. XVI, 10.
3. Père juste et toujours digne de louange, l'heure est venue où votre serviteur doit être éprouvé.
Père aimable, il est juste que votre serviteur souffre maintenant quelque chose pour vous.
Père à jamais adorable, l'heure que vous avez prévue de toute éternité est venue, où il faut que votre serviteur succombe pour un peu de temps au dehors, sans cesser de vivre toujours intérieurement en vous.
Il faut que, pour un peu de temps, il soit abaissé, humilié, anéanti devant les hommes, brisé de souffrances, accablé de langueurs, afin de se relever avec vous à l'aurore d'un jour nouveau, et d'être environné de splendeur dans le ciel.
Père saint, vous l'avez ainsi ordonné, ainsi voulu; et ce que vous avez commandé s'est accompli.
4. Car c'est la grâce que vous faites à ceux que vous aimez, de souffrir en ce monde pour votre amour, et d'être affligé autant de fois et par qui que ce soit que vous le permettiez.
Rien ne se fait sur la terre sans raison, sans dessein, et sans l'ordre de votre Providence.
Ce m'est un bien, Seigneur, que vous m'ayez humilié, afin que je m'instruise de votre justice473, et que je bannisse de mon cœur tout orgueil et toute présomption.
[473] Ps. CXVIII, 71.
Il m'est utile d'avoir été couvert de confusion474, afin que je cherche à me consoler plutôt en vous que dans les hommes.
[474] Ps. LXVIII, 11.
Par là, j'ai appris encore à redouter vos jugements impénétrables, selon lesquels vous affligez et le juste et l'impie, mais toujours avec équité et avec justice.
5. Je vous rends grâces de ce que vous ne m'avez point épargné les maux, et de ce qu'au contraire vous m'avez sévèrement frappé, me chargeant de douleurs, et m'accablant d'angoisses au dedans et au dehors.
De tout ce qui est sous le ciel, il n'est rien qui me console; je n'espère qu'en vous, ô mon Dieu, céleste médecin des âmes, qui blessez et qui guérissez, qui conduisez jusqu'aux enfers, et qui en ramenez475.
[475] I. Reg., II, 6; Tob., XIII, 2.
Vous me guidez par vos enseignements, et votre verge même m'instruira476.
[476] Ps. XVII, 36.
6. Père uniquement aimé, voilà que je suis entre vos mains, je m'incline sous la verge qui me corrige.
Frappez, frappez encore, afin que je réforme, selon votre gré, tout ce qu'il y a d'imparfait en moi.
Faites de moi, comme vous le savez si bien faire, un disciple humble et pieux, toujours prêt à vous obéir au moindre signe.
Je m'abandonne, moi et tout ce qui est à moi, à votre correction. Il vaut mieux être châtié en ce monde qu'en l'autre.
Vous savez tout, vous pénétrez tout, et rien ne vous est caché dans la conscience de l'homme.
Vous connaissez les choses futures avant qu'elles arrivent, et il n'est pas besoin que personne vous instruise ou vous avertisse de ce qui se passe sur la terre.
Vous savez ce qui est utile à mon avancement, et combien la tribulation sert à consumer la rouille des vices.
Disposez de moi selon votre bon plaisir, et ne me délaissez point à cause de ma vie toute de péché, que personne ne connaît mieux que vous.
7. Faites, Seigneur, que je sache ce que je dois savoir, que j'aime ce que je dois aimer, que je loue ce qui vous est agréable, que j'estime ce qui est précieux devant vous, et que je méprise ce qui est vil à vos regards.
Ne permettez pas que je juge d'après ce que l'œil aperçoit au dehors, ni que je forme mes sentiments sur les discours insensés des hommes477; mais faites que je porte un jugement vrai des choses sensibles et des spirituelles, et surtout que je cherche à connaître votre volonté.
[477] Is., XI, 3.
8. Souvent les hommes se trompent en ne jugeant que sur le témoignage des sens. Les amateurs du siècle se trompent aussi en n'aimant que les choses visibles.
Un homme en vaut-il mieux parce qu'un autre homme l'estime grand?
Quand un homme en exalte un autre, c'est un menteur qui trompe un menteur, un superbe qui trompe un superbe, un aveugle qui trompe un aveugle, un malade qui trompe un malade; et les vaines louanges sont une véritable confusion pour qui les reçoit.
Car, ce qu'un homme est à vos yeux, Seigneur, voilà ce qu'il est réellement, et rien de plus, dit l'humble saint François.
RÉFLEXION.
Dieu permet que notre âme soit quelquefois comme abandonnée. Nulle consolation, nulle lumière; mais de toutes parts des épreuves, des tentations, des angoisses: elle se croit près d'y succomber, parce qu'elle n'aperçoit plus le bras qui la soutient. Que faire alors? dire comme Jésus: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé478? Et cependant demeurer en paix dans la souffrance et dans les ténèbres, jusqu'à ce que les ombres déclinent, et que nous découvrions l'aurore d'un nouveau jour479. Cet état est le plus grand exercice de la foi; c'est pour l'âme une image de la mort: froide, sans mouvement, insensible en apparence, elle est comme enfermée dans le tombeau, et ne tient plus, ce semble, à Dieu, que par une volonté languissante, dont elle n'est pas même assurée. Oh! que de grâces sont le fruit de cette agonie supportée avec une humble patience! Oh! que de péchés rachètent cette passion! C'est alors que s'achève en nous le mystère du salut, et que nous devenons véritablement conformes à Jésus, pourvu qu'avec une foi sincère, inébranlable, nous ne cessions de répéter cette parole de résignation: Oui, mon Père, j'accepte ce calice: je veux l'épuiser jusqu'à la lie; oui, mon Père, parce qu'il vous a plu ainsi480.
[478] Matth., XXVI, 46.
[479] Cant., II, 17.
[480] Matth., XI, 26.
CHAPITRE LI.
Qu'il faut s'occuper d'œuvres extérieures, quand l'âme
est fatiguée des exercices spirituels.
1. J.-C. Mon fils, vous ne sauriez sentir toujours une égale ardeur pour la vertu, ni vous maintenir sans relâche dans un haut degré de contemplation; mais il est nécessaire, à cause du vice de votre origine, que vous descendiez quelquefois à des choses plus basses, et que vous portiez, malgré vous, et avec ennui, le poids de cette vie corruptible.
Tant que vous traînerez ce corps mortel, vous éprouverez un grand dégoût et l'angoisse du cœur.
Il vous faut donc, pendant que vous vivez dans la chair, gémir souvent du poids de la chair, et de ne pouvoir continuellement vous appliquer aux exercices spirituels et à la contemplation divine.
2. Cherchez alors un refuge dans d'humbles occupations extérieures, et dans les bonnes œuvres une distraction qui vous ranime: attendez avec une ferme confiance mon retour et la grâce d'en haut: souffrez patiemment votre exil et la sécheresse du cœur, jusqu'à ce que je vous visite de nouveau, et que je vous délivre de toutes vos peines.
Car je reviendrai, et je vous ferai oublier vos travaux et jouir du repos intérieur.
J'ouvrirai devant vous le champ des Écritures, afin que votre cœur, dilaté d'amour, vous presse de courir dans la voie de mes commandements481.
[481] Ps. CXVIII, 32.
Et vous direz: Les souffrances du temps n'ont point de proportion avec la gloire future qui sera manifestée en nous482.
[482] Rom., VIII, 18.
RÉFLEXION.
Contempler Dieu et l'aimer, le contempler et l'aimer encore, voilà le Ciel. L'âme, ici-bas, en reçoit quelquefois un avant-goût. Alors, élevée au-dessus d'elle-même, elle se sent pleine d'ardeur, et enivrée de joie, elle dit: Il nous est bon d'être ici483. Mais bientôt arrive le temps de l'épreuve: il faut descendre du Thabor, et marcher dans le chemin de la Croix. Heureuse l'âme qui, dans le dénûment, l'aridité, les souffrances, demeure en paix, sans se laisser abattre et sans murmurer; qui, fidèle à Jésus mourant, le suit avec courage sur le Calvaire; et après avoir partagé le banquet de l'époux, prête à partager son sacrifice, s'écrie comme un des Apôtres: Et nous aussi, allons et mourons avec lui484!
[483] Matth., XVII, 4.
[484] Joann., XI, 16.
CHAPITRE LII.
Que l'homme ne doit pas se juger digne des consolations
de Dieu, mais plutôt de châtiment.
1. Le F. Seigneur, je ne mérite point que vous me consoliez et que vous me visitiez: ainsi vous en usez avec moi justement, lorsque vous me laissez pauvre et désolé.
Quand je répandrais des larmes aussi abondantes que les eaux de la mer, je ne serais pas encore digne de vos consolations.
Rien ne m'est dû que la verge et le châtiment: car je vous ai souvent et grièvement offensé, et mes péchés sont sans nombre.
Après donc un strict examen, je me reconnais indigne de la moindre consolation.
Mais vous, ô Dieu tendre et clément, qui ne voulez pas que vos ouvrages périssent, pour faire éclater les richesses de votre bonté en des vases de miséricorde485, vous daignez consoler votre serviteur au delà de ce qu'il mérite, et d'une manière toute divine.
[485] Rom., IX, 23.
Car vos consolations ne sont point comme les vaines paroles des hommes.
2. Qu'ai-je fait, Seigneur, pour que vous me donniez quelque part aux consolations du ciel?
Je n'ai point de souvenir d'avoir fait aucun bien; toujours, au contraire, je fus enclin au vice, et lent à me corriger.
Il est vrai, et je ne puis le nier. Si je parlais autrement, vous vous élèveriez contre moi, et personne ne me défendrait.
Qu'ai-je mérité pour mes péchés, sinon l'enfer et le feu éternel?
Je le confesse avec sincérité: je ne suis digne que d'opprobre et de mépris; je ne mérite point d'être compté parmi ceux qui sont à vous. Et bien qu'il me soit douloureux de l'entendre, je rendrai cependant contre moi témoignage à la vérité, je m'accuserai de mes péchés, afin d'obtenir de vous plus aisément miséricorde.
3. Que dirai-je, couvert, comme je le suis, de crimes et de confusion?
Je n'ai à dire que ce seul mot: J'ai péché, Seigneur, j'ai péché; ayez pitié de moi, pardonnez-moi.
Laissez-moi un peu de temps pour exhaler ma douleur, avant que je m'en aille dans la terre de ténèbres, que recouvre l'ombre de la mort486.
[486] Job, X, 20, 22.
Que demandez-vous d'un coupable, d'un misérable pécheur, sinon que, brisé de regrets, il s'humilie de ses péchés.
La véritable contrition et l'humiliation du cœur produisent l'espérance du pardon, calment la conscience troublée, réparent la grâce perdue, protègent l'homme contre la colère à venir; et c'est alors que se rapprochent et se réconcilient dans un saint baiser Dieu et l'âme pénitente.
4. Cette humble douleur des péchés vous est, Seigneur, un sacrifice agréable, et d'une odeur plus douce que celle de l'encens.
C'est le délicieux parfum que vous permîtes de répandre sur vos pieds sacrés: car vous ne méprisez jamais un cœur contrit et humilié487.
[487] Ps. L, 18.
Là est le refuge contre la fureur de l'ennemi: là, le pécheur se réforme, et se purifie de toutes les souillures qu'il a contractées au dehors.
RÉFLEXION.
Quelques-uns recherchent avec un désir trop vif les consolations célestes, et tombent dans l'abattement dès qu'elles leur sont retirées. Mais ces grâces que Dieu accorde ou comme récompense aux âmes embrasées d'une ferveur extraordinaire, ou comme encouragement aux âmes faibles encore, pour les aider à supporter le travail de la pénitence, ne nous sont dues en nulle manière; et toujours faut-il porter en nous la mortification de Jésus, afin que la vie de Jésus soit manifestée en nous488. Où serait l'expiation, où serait le mérite, si nous n'avions rien à souffrir, ou si nos souffrances étaient constamment accompagnées de l'onction divine qui les tempère, et quelquefois les rend plus douces qu'aucune joie du monde? De nous-mêmes, pécheurs misérables, nous n'avons droit qu'au supplice, et nous voudrions jouir ici-bas de la félicité du ciel! Bénissons plutôt la miséricorde qui, aux peines de l'éternité, substitue les épreuves du temps: bénissons le Dieu qui ne se souvient, durant notre passage sur la terre, de ce que nous devons à sa justice que pour l'oublier ensuite à jamais; et disons-lui du fond de notre cœur brisé489, mais plein de reconnaissance et d'amour: Lavez-moi de plus en plus de mon iniquité, Seigneur, et purifiez-moi de mon péché; car je connais mon iniquité, et mon péché est devant moi toujours490.
[488] II. Cor., IV, 11.
[489] Ps. L, 29.
[490] Ibid., 4, 5.
CHAPITRE LIII.
Que la grâce ne fructifie point en ceux qui ont le goût
des choses de la terre.
1. J.-C. Mon fils, ma grâce est d'un grand prix, et ne souffre point le mélange des choses étrangères, ni des consolations terrestres.
Il faut donc écarter tout ce qui l'arrête, si vous désirez qu'elle se répande en vous.
Retirez-vous dans un lieu secret, aimez à demeurer seul avec vous-même, ne recherchez l'entretien de personne; mais que votre âme s'épanche devant Dieu en de ferventes prières, afin de conserver la componction et une conscience pure.
Comptez pour rien le monde entier, et occupez-vous de Dieu plutôt que des œuvres extérieures.
Car votre cœur ne peut être à moi, et se plaire en même temps à ce qui passe.
Il vous faut séparer de vos connaissances et de vos amis, et sevrer votre âme de toute consolation terrestre.
C'est ainsi que le bienheureux apôtre Pierre conjure les fidèles serviteurs de Jésus-Christ de se regarder ici-bas comme des étrangers et des voyageurs491.
[491] I. Pet., II, 11.
2. Oh! qu'il aura de confiance à l'heure de la mort, celui que nul attachement ne retient en ce monde!
Mais un esprit encore malade ne comprend pas que le cœur soit ainsi détaché de tout; et l'homme charnel ne connaît point la liberté de l'homme intérieur.
Cependant, pour devenir vraiment spirituel, il faut renoncer à ses proches comme aux étrangers, et ne se garder de personne plus que de soi-même.
Si vous parvenez à vous vaincre parfaitement, vous vaincrez aisément tout le reste.
La parfaite victoire est de triompher de soi-même.
Celui qui se tient tellement assujetti, que les sens obéissent à la raison, et que la raison m'obéisse en tout, est véritablement vainqueur de lui-même et maître du monde.
3. Si vous aspirez à cette haute perfection, il faut commencer avec courage et mettre la cognée à la racine de l'arbre, pour arracher et détruire jusqu'aux restes les plus cachés de l'amour déréglé de vous-même, et des biens sensibles et particuliers.
De cet amour désordonné que l'homme a pour lui-même, naissent presque tous les vices qu'il doit vaincre et déraciner; et dès qu'il l'aura subjugué pleinement, il jouira d'un calme et d'une paix profonde.
Mais parce qu'il en est peu qui travaillent à mourir parfaitement à eux-mêmes, et à sortir d'eux-mêmes entièrement, ils demeurent comme ensevelis dans la chair, et ne peuvent s'élever au-dessus des sens.
Celui qui veut me suivre librement, il faut qu'il mortifie toutes ses inclinations déréglées, et qu'il ne s'attache à nulle créature par un amour de convoitise ou particulier.
RÉFLEXION.
Personne ne peut servir deux maîtres; car, ou il aimera l'un et nuira l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre492. Nous ne pouvons servir à la fois Dieu et le monde; et la vie chrétienne consiste à s'affranchir de l'esclavage du monde, pour acquérir la liberté des enfants de Dieu493. Or la grâce combat en nous pour Dieu, contre la nature corrompue qui nous entraîne vers le monde; combat terrible dont on ne sort vainqueur qu'en mourant à soi-même, à ses pensées, à ses goûts, à ses inclinations; et la mort corporelle, qui termine à jamais la lutte entre la nature et la grâce, est la dernière victoire du chrétien; ce qui faisait dire à l'apôtre saint Paul: Qui me délivrera de ce corps de mort494? Exerçons-nous donc à mourir: détachons-nous entièrement de la terre et de toutes les choses de la terre; détachons-nous de nous-mêmes, et ne vivons plus qu'en Dieu, de Dieu et pour Dieu. Que cherchons-nous hors de lui? Ne renferme-t-il pas tous les biens? Oh! quand nous sera-t-il donné de le voir tel qu'il est, face à face495; de nous rassasier de son être, de sa gloire496 infinie! Hâtons de nos vœux ce moment qui fixera notre éternité; et dans l'ardeur de nos désirs, écrions-nous avec le Prophète: Malheur à moi, parce que mon exil a été prolongé! J'ai habité avec les peuples de Cédar, et mon âme a été étrangère au milieu d'eux497.
[492] Matth., VI, 24.
[493] Rom., VIII, 21.
[494] Rom., VII, 24.
[495] I. Joann., III, 2.
[496] Ps. XVI, 15.
[497] Ps. CXIX, 5.
CHAPITRE LIV.
Des divers mouvements de la nature et de la grâce.
1. J.-C. Mon fils, observez avec soin les mouvements de la nature et de la grâce: car, quoique très-opposées, la différence en est quelquefois si imperceptible, qu'à peine un homme éclairé dans la vie spirituelle en peut faire le discernement.
Tous les hommes ont le désir du bien et tendent à quelque bien dans leurs paroles et dans leurs actions; c'est pourquoi plusieurs sont trompés dans cette apparence de bien.
2. La nature est pleine d'artifice: elle attire, elle surprend, elle séduit, et n'a jamais d'autre fin qu'elle-même.
La grâce, au contraire, agit avec simplicité, et fuit jusqu'à la moindre apparence du mal: elle ne tend point de piéges, et fait tout pour Dieu seul, en qui elle se repose comme en sa fin.
3. La nature répugne à mourir; elle ne veut point être contrainte, ni vaincue, ni assujettie, ni se soumettre volontairement.
Mais la grâce porte à se mortifier soi-même, résiste à la sensualité, recherche l'assujettissement, aspire à être vaincue, et ne veut pas jouir de sa liberté; elle aime la dépendance, ne désire dominer personne, mais vivre, demeurer, être toujours sous la main de Dieu; et à cause de Dieu, elle est prête à s'abaisser humblement au-dessous de toute créature498.
[498] Pet., II, 13.
4. La nature travaille pour son intérêt propre, et calcule le gain qu'elle peut retirer des autres.
La grâce ne considère point ce qui lui est avantageux, mais ce qui peut être utile à plusieurs.
5. La nature aime à recevoir les respects et les honneurs.
La grâce renvoie fidèlement à Dieu tout honneur et toute gloire.
6. La nature craint la confusion et le mépris.
La grâce se réjouit de souffrir des outrages pour le nom de Jésus499.
[499] Act., V, 41.
7. La nature aime l'oisiveté et le repos du corps.
La grâce ne peut être oisive, et se fait une joie du travail.
8. La nature recherche les choses curieuses et belles, et repousse avec horreur ce qui est vil et grossier.
La grâce se complaît dans les choses simples et humbles; elle ne dédaigne point ce qu'il y a de plus rude, et ne refuse point de se vêtir de haillons.
9. La nature convoite les biens du temps, elle se réjouit d'un gain terrestre, s'afflige d'une perte, et s'irrite d'une légère injure.
La grâce n'aspire qu'aux biens éternels, et ne s'attache point à ceux du temps; elle ne se trouble d'aucune perte, et ne s'offense point des paroles les plus dures, parce qu'elle a mis son trésor et sa joie dans le Ciel, où rien ne périt.
10. La nature est avide, et reçoit plus volontiers qu'elle ne donne; elle aime ce qui lui est propre et particulier.
La grâce est généreuse et ne se réserve rien; elle évite la singularité, se contente de peu, et croit qu'il est plus heureux de donner que de recevoir500.
[500] Ibid., XX, 35.
11. La nature se porte vers les créatures, la chair, les vanités; elle est bien aise de se produire.
La grâce élève à Dieu, excite à la vertu, renonce aux créatures, fuit le monde, hait les désirs de la chair, ne se répand point au dehors, et rougit de paraître devant les hommes.
12. La nature se réjouit d'avoir quelque consolation extérieure qui flatte le penchant des sens.
La grâce ne cherche de consolation qu'en Dieu seul; et s'élevant au-dessus des choses visibles, elle met toutes ses délices dans le souverain bien.
13. La nature agit en tout pour le gain et pour son avantage propre; elle ne sait rien faire gratuitement; mais, en obligeant, elle espère obtenir quelque chose d'égal ou de meilleur, des faveurs ou des louanges; et elle veut qu'on tienne pour beaucoup tout ce qu'elle fait et tout ce qu'elle donne.
La grâce ne veut rien de temporel; elle ne demande d'autre récompense que Dieu seul, et ne désire des choses du temps, même les plus nécessaires, que ce qui peut lui servir pour acquérir les biens éternels.
14. La nature se complaît dans le grand nombre des amis et des parents; elle se glorifie d'un rang élevé, d'une naissance illustre; elle sourit aux puissants, flatte les riches, et applaudit à ceux qui lui ressemblent.
La grâce aime ses ennemis même, et ne s'enorgueillit point du nombre de ses amis; elle ne compte pour rien la noblesse et les ancêtres, à moins qu'ils ne se soient distingués par la vertu; elle favorise plutôt le pauvre que le riche, compatit plus à l'innocent qu'au puissant, recherche l'homme vrai, fuit le menteur, et ne cesse d'exhorter les bons à s'efforcer de devenir meilleurs501, afin de se rendre semblables au Fils de Dieu par leurs vertus.
[501] I. Cor., XII, 31.
15. La nature est prompte à se plaindre de ce qui lui manque et de ce qui la blesse.
La grâce supporte avec constance la pauvreté.
16. La nature rapporte tout à elle-même, combat, discute pour ses intérêts.
La grâce ramène tout à Dieu, de qui tout émane originairement; elle ne s'attribue aucun bien, ne présume point d'elle-même avec arrogance, ne conteste point, ne préfère point son opinion à celle des autres; mais elle soumet toutes ses pensées et tous ses sentiments à l'éternelle sagesse et au jugement de Dieu.
17. La nature est curieuse de secrets et de nouvelles; elle veut se montrer et voir, et examiner par elle-même; elle désire d'être connue, et de s'attirer la louange et l'admiration.
La grâce ne s'occupe point de nouvelles, ni de ce qui nourrit la curiosité; car tout cela n'est que la renaissance d'une vieille corruption, puisqu'il n'y a rien de nouveau ni de stable sur la terre.
Elle enseigne à réprimer les sens, à fuir la vaine complaisance et l'ostentation, à cacher humblement ce qui mérite l'éloge et l'estime, et à ne chercher en ce qu'on sait, et en toute chose, que ce qui peut être utile, en l'honneur et la gloire de Dieu.
Elle ne veut point qu'on loue ni elle, ni ses œuvres; mais elle désire que Dieu soit béni dans les dons qu'il répand par pur amour.
18. Cette grâce est une lumière surnaturelle, un don spécial de Dieu; c'est proprement le sceau des élus, et le gage du salut éternel. De la terre où son cœur gisait, elle élève l'homme jusqu'à l'amour des biens célestes, et le rend spirituel, de charnel qu'il était.
Plus donc la nature est affaiblie et vaincue, plus la grâce se répand avec abondance; et chaque jour, par de nouvelles effusions, elle rétablit, au dedans de l'homme, l'image de Dieu.
RÉFLEXION.
Selon la doctrine du grand Apôtre, nous avons en nous deux lois opposées: la loi de la chair, qui nous asservit au péché, et la loi de l'esprit qui nous retient dans l'ordre par le secours de la grâce que Jésus-Christ nous a mérité502. Partagés entre ces deux lois, entre la chair et l'esprit qui se combattent sans cesse503, nous sommes ici-bas comme flottant entre le bien et le mal, entre Dieu et le monde, poussés vers l'un par la nature, attirés vers l'autre par la grâce, qui n'abandonne jamais entièrement les plus grands pécheurs, de même que la concupiscence ne cesse jamais de solliciter les plus justes. Que deviendra notre pauvre âme en proie à cette guerre terrible? Combien doit-elle trembler sur les suites d'un tel combat? Et c'est pourquoi, dit saint Paul, toute créature gémit, et est comme dans le travail de l'enfantement: et nous aussi qui avons reçu les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous-même, attendant l'adoption des enfants de Dieu, et la délivrance de notre corps504. Heureux jour! et quand viendra-t-il? Quand goûterons-nous la délicieuse paix d'un amour immuable? J'ai désiré la dissolution de ma chair, afin d'être avec Jésus-Christ505. Mon âme a soif du Dieu fort, du Dieu vivant. Quand viendrai-je et paraîtrai-je devant la face de mon Dieu506?
[502] Rom., VII, 23.
[503] Galat., V, 17.
[504] Rom., VIII, 22, 23.
[505] Philipp., I, 23.
[506] Ps. XLI, 3.
CHAPITRE LV.
De la corruption de la nature, et de l'efficace de la
grâce divine.
1. Le F. Seigneur, mon Dieu, qui m'avez créé à votre image et à votre ressemblance, accordez-moi cette grâce dont vous m'avez montré l'excellence et la nécessité pour le salut, afin que je puisse vaincre ma nature corrompue, qui m'entraîne au péché et dans la perdition.
Car je sens en ma chair la loi du péché qui contredit la loi de l'esprit507, et m'asservit aux sens pour que je leur obéisse en esclave; et je ne puis résister aux passions qu'ils soulèvent en moi, si vous ne me secourez, en ranimant mon cœur par l'effusion de votre sainte grâce.
[507] Rom., VII, 23.
2. Votre grâce, et une grâce très-grande, est nécessaire pour vaincre la nature inclinée au mal dès l'enfance508.
[508] Gen., VIII, 21.
Car, déchue en Adam, notre premier père, et dépravée par le péché, cette tache passe dans tous les hommes, et ils en portent la peine: de sorte que cette nature même, que vous avez créée dans la justice et dans la droiture, ne rappelle plus que la faiblesse et le déréglement d'une nature corrompue, parce que, laissée à elle-même, son propre mouvement ne la porte qu'au mal, et vers les choses de la terre.
Le peu de force qui lui est resté est comme une étincelle cachée sous la cendre.
C'est cette raison naturelle, environnée de profondes ténèbres, sachant encore discerner le bien du mal, le vrai du faux, mais impuissante à accomplir ce qu'elle approuve, parce qu'elle ne possède pas la pleine lumière de la vérité, et que toutes ses affections sont malades.
3. De là vient, mon Dieu, que je me réjouis en votre loi, selon l'homme intérieur509, reconnaissant que vos commandements sont bons, justes et saints510, qui condamnent tout mal, et détournent du péché.
[509] Rom., VII, 22.
[510] Ibid., 12.
Mais, dans ma chair je suis asservi à la loi du péché511, obéissant plutôt aux sens qu'à la raison, voulant le bien, et n'ayant pas la force de l'accomplir512.
[511] Ibid., 25.
[512] Ibid., 18.
C'est pourquoi souvent je forme de bonnes résolutions; mais la grâce, qui aide ma faiblesse, venant à manquer, au moindre obstacle je cède et je tombe.
Je découvre la voie de la perfection, et je vois clairement ce que je dois faire;
Mais, accablé du poids de ma corruption, je ne m'élève à rien de parfait.
4. Ô que votre grâce, Seigneur, m'est nécessaire, pour commencer le bien, le continuer et l'achever!
Car sans elle je ne puis rien faire; mais je puis tout en vous, quand votre grâce me fortifie513.
[513] Philipp., IV, 13.
Ô grâce vraiment céleste, sans laquelle nos mérites et les dons de la nature ne sont rien!
Les arts, les richesses, la beauté, la force, le génie, l'éloquence, n'ont aucun prix, Seigneur, à vos yeux, sans la grâce.
Car les dons de la nature sont communs aux bons et aux méchants; mais la grâce ou la charité est le don propre des élus; elle est le signe auquel on reconnaît ceux qui sont dignes de la vie éternelle.
Telle est l'excellence de cette grâce, que ni le don de prophétie, ni le pouvoir d'opérer des miracles, ni la plus haute contemplation, ne doivent être comptés pour quelque chose sans elle.
Ni la foi même, ni l'espérance, ni les autres vertus, ne vous sont agréables sans la grâce et la charité.
5. Ô bienheureuse grâce, qui rendez riche en vertus le pauvre d'esprit, et celui qui possède de grands biens humble de cœur!
Venez, descendez en moi, remplissez-moi dès le matin de votre consolation, de peur que mon âme épuisée, aride, ne vienne à défaillir de lassitude.
J'implore votre grâce, ô mon Dieu, je ne veux qu'elle: car votre grâce me suffit514, quand je n'obtiendrais rien de ce que la nature désire.
[514] II. Cor., XII, 9.
Si je suis éprouvé, tourmenté par beaucoup de tribulations, je ne craindrai aucuns maux, tandis que votre grâce sera avec moi.
Elle est ma force, mon conseil, mon appui.
Elle est plus puissante que tous les ennemis, et plus sage que tous les sages.
6. Elle enseigne la vérité, et règle la conduite; elle est la lumière du cœur, et sa consolation dans l'angoisse; elle chasse la tristesse, dissipe la crainte, nourrit la piété, produit les larmes.
Que suis-je sans elle qu'un bois sec, un rameau stérile qui n'est bon qu'à jeter?
Que votre grâce, Seigneur, me prévienne donc et m'accompagne toujours; qu'elle me rende sans cesse attentif à la pratique des bonnes œuvres: je vous en conjure par Jésus-Christ, votre Fils. Ainsi soit-il515.
[515] Orais. du 16e Dim. apr. la Pent.
RÉFLEXION.
La religion fait deux choses: elle nous montre notre misère et nous en indique le remède; elle nous enseigne que, de nous-mêmes, nous ne pouvons rien pour le salut, mais que nous pouvons tout en celui qui nous fortifie516. Et de là ce mot de saint Paul, mot aussi profond de vérité qu'étonnant pour l'orgueil humain: Je me glorifierai dans mes infirmités, afin que la vertu de Jésus-Christ habite en moi517. Oui, continue-t-il, je me complais dans mes infirmités: car lorsque je me sens infirme, c'est alors que je suis fort518. Entrons dans la pensée de l'Apôtre, et apprenons à nous humilier, à sentir notre faiblesse, à jouir, pour ainsi parler, de notre néant. Lorsque nous aurons rejeté toute vaine opinion de nous-mêmes, et creusé, en quelque sorte, un lit profond dans notre âme, des flots de grâce s'y précipiteront. La paix nous sera donnée sur la terre: car qui peut troubler la paix de celui qui, s'oubliant et se méprisant soi-même, ne s'appuie que sur Dieu et ne tient plus qu'à Dieu? Paix aux hommes de bonne volonté519, aux humbles de cœur, paix ici-bas: et dans le Ciel le rassasiement de la gloire520.
[516] Philipp., IV, 13.
[517] Cor., XII, 9.
[518] Ibid., 10.