L'imitation de Jésus-Christ: Traduction nouvelle avec des réflexions à la fin de chaque chapitre
[265] Galat., VI, 2.
[266] Job, IX, 4.
[267] Ps. CXLIV. 8.
[268] I. Thess., V, 14.
[269] Prov., XVI, 32.
[270] Ps. XXXVIII, 10.
[271] Is., LIII, 7.
[272] Matth., VI, 12.
CHAPITRE XX.
De l'aveu de son infirmité et des misères de cette vie.
1. Le F. Je confesserai contre moi mon injustice273: Je vous confesserai, Seigneur, mon infirmité.
[273] Ps. XXXI, 5.
Souvent un rien m'abat et me jette dans la tristesse.
Je me propose d'agir avec force; mais, à la moindre tentation qui survient, je tombe dans une grande angoisse.
Souvent c'est la plus petite chose et la plus méprisable qui me cause une violente tentation.
Et quand je ne sens rien en moi-même, et que je me crois un peu en sûreté, je me trouve quelquefois presque abattu par un léger souffle.
2. Voyez donc, Seigneur, mon impuissance et ma fragilité, que tout manifeste à vos yeux.
Ayez pitié de moi, et retirez-moi de la boue, de crainte que je n'y demeure à jamais enfoncé274.
[274] Ps. LXVIII, 15.
Ce qui souvent fait ma peine et ma confusion devant vous, c'est de tomber si aisément, et d'être si faible contre mes passions.
Bien qu'elles ne parviennent pas à m'arracher un plein consentement, leurs sollicitations me fatiguent et me pèsent, et ce m'est un grand ennui de vivre ainsi toujours en guerre.
Je connais surtout en ceci mon infirmité, que les plus horribles imaginations s'emparent de mon esprit, bien plus facilement qu'elles n'en sortent.
3. Puissant Dieu d'Israël, défenseur des âmes fidèles, daignez jeter un regard sur votre serviteur affligé et dans le travail, et soyez près de lui pour l'aider en tout ce qu'il entreprendra.
Remplissez-moi d'une force toute céleste, de peur que le vieil homme, et cette chair de péché qui n'est pas encore entièrement soumise à l'esprit, ne prévale et ne domine; elle, contre qui nous devons combattre jusqu'au dernier soupir, dans cette vie chargée de tant de misères.
Hélas! qu'est-ce que cette vie, assiégée de toutes parts de tribulations et de peines, environnée de piéges et d'ennemis?
Est-on délivré d'une affliction ou d'une tentation, une autre lui succède; et l'on combat même encore la première, que d'autres surviennent inopinément.
4. Comment peut-on aimer une vie remplie de tant d'amertumes, sujette à tant de maux et de calamités?
Comment peut-on même appeler vie ce qui engendre tant de douleurs et tant de morts?
Et cependant on l'aime, et plusieurs y cherchent leur félicité.
On reproche souvent au monde d'être trompeur et vain; et toutefois on le quitte difficilement, parce qu'on est encore dominé par les convoitises de la chair.
Certaines choses nous inclinent à aimer le monde, d'autres à le mépriser.
Le désir de la chair, le désir des yeux, et l'orgueil de la vie275, inspirent l'amour du monde; mais les peines et les misères qui les suivent justement produisent la haine et le dégoût du monde.
[275] I. Joann., II, 16.
5. Mais, hélas! le plaisir mauvais triomphe de l'âme livrée au monde: elle se repose avec délices dans l'esclavage des sens, parce qu'elle ne connaît pas et n'a point goûté les suavités célestes, ni le charme intérieur de la vertu.
Mais ceux qui, méprisant le monde parfaitement, s'efforcent de vivre pour Dieu sous une sainte discipline, n'ignorent point les divines douceurs promises au vrai renoncement, et voient avec clarté combien le monde, abusé par des illusions diverses, s'égare dangereusement.
RÉFLEXION.
Que sont les épreuves qui nous viennent du dehors, comparées à celles que nous trouvons au dedans de nous-mêmes? On résiste aux premières avec toutes ses forces; elles sont divisées dans les secondes, et les puissances de l'âme se combattent mutuellement: combat terrible que saint Paul a peint en quelques traits. «Je ne fais pas le bien que je veux, et le mal que je ne veux pas, je le fais. Je me réjouis dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur, et je vois dans mes membres une autre loi, qui répugne à la loi de mon esprit et me captive sous la loi du péché, qui est dans mes membres276.» Voilà ce qui désole les âmes fidèles, humiliées de cette guerre honteuse; et sans cesse tremblant de succomber; voilà ce qui faisait dire à l'Apôtre: Qui me délivrera du corps de cette mort? et aussitôt il ajoute: La grâce de Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur277. Jetons-nous donc entre ses bras divins, qu'avec un amour inexprimable il étend pour nous recevoir; approchons-nous de son cœur sacré, d'où émane perpétuellement une vertu redoutable aux puissances du mal; ne comptons que sur lui, n'espérons qu'en lui; écrions-nous du fond de nos entrailles: Délivrez-moi, Seigneur; placez-moi près de vous, et qu'ensuite la main de qui que ce soit se lève contre moi278. Le Seigneur est mon appui, mon refuge, mon libérateur; il est mon Dieu et mon aide, et j'espérerai en lui; il est mon protecteur, il est la force qui fait mon salut. Je l'invoquerai dans mes louanges, et je serai délivré de mes ennemis279.
[276] Rom., VII, 19, 22, 23.
[277] Rom., VII, 24, 25.
[278] Job, XVII, 2.
[279] Ps. VII, 3, 4.
CHAPITRE XXI.
Qu'il faut établir son repos en Dieu, plutôt que dans
tous les autres biens.
1. Le F. En tout, et par-dessus tout, repose-toi en Dieu, ô mon âme, parce qu'il est le repos éternel des Saints.
Aimable et doux Jésus, donnez-moi de me reposer en vous plus qu'en toutes les créatures; plus que dans la santé, la beauté, les honneurs et la gloire; plus que dans toute puissance et dans toute dignité; plus que dans la science, l'esprit, les richesses, les arts; plus que dans les plaisirs et la joie, la renommée et la louange, les consolations et les douceurs, l'espérance et les promesses; plus qu'en tout mérite et en tout désir; plus même que dans vos dons et toutes les récompenses que vous pouvez nous prodiguer; plus que dans l'allégresse et tous les transports que l'âme peut concevoir et sentir; plus enfin que dans les Anges et dans les Archanges, et dans toute l'armée des cieux; plus qu'en toutes les choses visibles et invisibles, plus qu'en tout ce qui n'est pas vous, ô mon Dieu!
2. Car vous êtes seul infiniment bon, seul très-haut, très-puissant; vous suffisez seul, parce que seul vous possédez et vous donnez tout; vous seul nous consolez par vos douceurs inexprimables; seul vous êtes toute beauté, tout amour; votre gloire s'élève au-dessus de toute gloire, votre grandeur au-dessus de toute grandeur; la perfection de tous les biens ensemble est en vous, Seigneur mon Dieu, y a toujours été, y sera toujours.
Ainsi, tout ce que vous me donnez hors de vous, tout ce que vous me découvrez de vous-même, tout ce que vous m'en promettez, est trop peu et ne me suffit pas, si je ne vous vois, si je ne vous possède pleinement.
Car mon cœur ne peut avoir de vrai repos, ni être entièrement rassasié, jusqu'à ce que, s'élevant au-dessus de tous vos dons et de toute créature, il se repose uniquement en vous.
3. Tendre époux de mon âme, pur objet de son amour, ô mon Jésus, Roi de toutes les créatures! qui me délivrera de mes liens, qui me donnera des ailes280 pour voler vers vous et me reposer en vous!
[280] Ps. LIV, 7.
Ô quand serai-je assez dégagé de la terre pour voir, Seigneur mon Dieu, et pour goûter combien vous êtes doux281!
[281] Ps. XXXIII, 9.
Quand serai-je tellement absorbé en vous, tellement pénétré de votre amour, que je ne me sente plus moi-même, et que je ne vive plus que de vous, dans cette union ineffable et au-dessus des sens, que tous ne connaissent pas!
Maintenant je ne sais que gémir, et je porte avec douleur ma misère.
Car, en cette vallée de larmes, il se rencontre bien des maux qui me troublent, m'affligent, et couvrent mon âme comme d'un nuage. Souvent ils me fatiguent et me retardent: ils s'emparent de moi; ils m'arrêtent, et m'ôtant près de vous un libre accès, ils me privent de ces délicieux embrassements dont jouissent toujours et sans obstacle les célestes esprits.
Soyez touché de mes soupirs et de ma désolation sur la terre!
4. Ô Jésus! splendeur de l'éternelle gloire282, consolateur de l'âme exilée! ma bouche est muette devant vous, et mon silence vous parle.
[282] Heb., I, 3.
Jusqu'à quand mon Seigneur tardera-t-il de venir?
Qu'il vienne à ce pauvre qui est à lui, et qu'il lui rende la joie. Qu'il étende la main pour relever un malheureux plongé dans l'angoisse.
Venez, venez: car, sans vous, tous les jours, toutes les heures s'écoulent dans la tristesse, parce que vous êtes seul ma joie, et que vous pouvez seul remplir le vide de mon cœur.
Je suis oppressé de misère, et comme un prisonnier chargé de fers, jusqu'à ce que, me ranimant par la lumière de votre présence, vous me rendiez la liberté, et jetiez sur moi un regard d'amour,
5. Que d'autres cherchent, au lieu de vous, tout ce qu'ils voudront; pour moi, rien ne me plaît, ni ne me plaira jamais, que vous, ô mon Dieu, mon espérance, mon salut éternel!
Je ne me tairai point, je ne cesserai point de prier jusqu'à ce que votre grâce revienne, et que vous me parliez intérieurement.
6. J.-C. Me voici: je viens à vous, parce que vous m'avez invoqué. Vos larmes et le désir de votre âme, le brisement de votre cœur humilié, m'ont fléchi et ramené à vous.
7. Le F. Et j'ai dit: Seigneur, je vous ai appelé, et j'ai désiré jouir de vous, prêt à rejeter pour vous tout le reste.
Et c'est vous qui m'avez excité le premier à vous chercher.
Soyez donc béni, Seigneur, d'avoir usé de cette bonté envers votre serviteur, selon votre infinie miséricorde.
Que peut-il vous dire encore? et que lui reste-t-il qu'à s'humilier profondément en votre présence, plein du souvenir de son néant et de son iniquité.
Car il n'est rien de semblable à vous dans tout ce que le ciel et la terre renferment de plus merveilleux.
Vos œuvres sont parfaites, vos jugements véritables, et l'univers est régi par votre providence283.
[283] Ps. XVIII, 10. Sap., XIV, 3.
Louange donc et gloire à vous, ô Sagesse du Père! Que mon âme, que ma bouche, que toutes les créatures ensemble vous louent et vous bénissent à jamais!
RÉFLEXION.
À mesure que l'âme fidèle se dégage de la terre et d'elle-même, toutes ses pensées, tous ses désirs s'élèvent et viennent se confondre en celui qu'elle aime uniquement. Alors elle gémit des liens qui l'appesantissent et la retiennent encore ici-bas. Pressée d'un amour qui croît sans cesse, elle voudrait briser son enveloppe mortelle, et s'élancer dans le sein de l'Être infini auquel elle aspire, et s'y plonger, et s'y perdre éternellement. Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et je me reposerai284! Nul repos en effet pour elle, jusqu'à ce qu'elle soit pleinement unie à l'objet de ses ardeurs, jusqu'à ce qu'elle puisse dire dans les transports, dans l'ivresse divine de sa joie, dans la jouissance, la possession à jamais immuable du céleste époux: Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui285. Oh! quand luira cet heureux jour, jour de la délivrance et de l'allégresse sans fin? Quand cessera le temps de l'exil, le temps de l'espérance et des larmes? Quand verrons-nous décliner les ombres qui dérobent à nos regards le bien-aimé? Comme le cerf altéré désire l'eau des fontaines, ainsi mon âme vous désire, ô mon Dieu! Mon âme a eu soif du Dieu fort, du Dieu vivant: oh! quand viendrai-je et paraîtrai-je en présence de mon Dieu286?
[284] Ps. LIV, 7.
[285] Cantic., II, 16.
[286] Ps. XLI, 2, 3.
CHAPITRE XXII.
Du souvenir des bienfaits de Dieu.
1. Le F. Seigneur, ouvrez mon cœur à votre loi; et enseignez-moi à marcher dans la voie de vos commandements287.
[287] II. Mach., I, 4.
Faites que je connaisse votre volonté, et que je rappelle dans mon souvenir, avec un grand respect et une sérieuse attention, tous vos bienfaits, afin de vous en rendre de dignes actions de grâces.
Je sais cependant, et je confesse que je ne puis reconnaître dignement la moindre de vos faveurs.
Je suis au-dessous de tous les biens que vous m'avez accordés; et quand je considère votre élévation infinie, mon esprit s'abîme dans votre grandeur.
2. Tout ce que nous avons en nous, dans notre corps, dans notre âme, tout ce que nous possédons et au dedans et au dehors, dans l'ordre de la grâce ou de la nature, c'est vous qui nous l'avez donné; et vos bienfaits nous rappellent sans cesse votre bonté, votre tendresse, l'immense libéralité dont vous usez envers nous, vous de qui nous viennent tous les biens.
Car tout vient de vous, quoique l'un reçoive plus, l'autre moins; et sans vous nous serions à jamais privés de tout bien.
Celui qui a reçu davantage ne peut se glorifier de son mérite, ni s'élever au-dessus des autres, ni insulter à celui qui a moins reçu; car celui-là est le meilleur et le plus grand, qui s'attribue le moins, et qui rend grâces avec le plus de ferveur et d'humilité.
Et celui qui se croit le plus vil et le plus indigne de tous, est le plus propre à recevoir de grands dons.
3. Celui qui a moins reçu, ne doit ni s'affliger, ni se plaindre, ni concevoir de l'envie contre ceux qui ont reçu davantage; mais plutôt ne regarder que vous, et louer de toute son âme votre bonté toujours prête à répandre ses dons si abondamment, si gratuitement, sans acception de personne.
Tout vient de vous, et ainsi vous devez être loué de tout.
Vous savez ce qu'il convient de donner à chacun, pourquoi celui-ci reçoit plus, cet autre moins; ce c'est pas à nous qu'appartient ce discernement, mais à vous, qui pesez tous les mérites.
4. C'est pourquoi, Seigneur mon Dieu, je regarde comme une grâce singulière que vous m'ayez accordé peu de ces dons qui paraissent au dehors, et qui attirent les louanges et l'admiration des hommes. Et certes, en considérant son indigence et son abjection, loin d'en être abattu, loin d'en concevoir aucune peine, aucune tristesse, on doit plutôt sentir une douce consolation, une grande joie; car vous avez choisi, mon Dieu, pour vos amis et vos serviteurs, les pauvres, les humbles, ceux que le monde méprise.
Tels étaient vos apôtres mêmes, que vous avez établis princes sur toute la terre288.
[288] Ps. XLIV, 17.
Ils ont passé dans ce monde sans se plaindre, purs de tout artifice et de la pensée même du mal, si simples et si humbles, qu'ils se réjouissaient de souffrir les outrages pour votre nom289, et qu'ils embrassaient avec amour tout ce que le monde abhorre.
[289] Act., V, 41.
Rien ne doit causer tant de joie à celui qui vous aime et qui connaît le prix de vos bienfaits, que l'accomplissement de votre volonté et de vos desseins éternels sur lui.
Il doit y trouver un contentement, une consolation telle, qu'il consente aussi volontiers d'être le plus petit, que d'autres désirent avec ardeur être le plus grand; qu'il soit aussi tranquille, aussi satisfait dans la dernière place que dans la première; et que toujours prêt à souffrir le mépris, les rebuts, il s'estime aussi heureux d'être sans nom, sans réputation, que les autres de jouir des honneurs et des grandeurs du monde.
Car votre volonté et le zèle de votre gloire doivent être pour lui au-dessus de tout, et lui plaire et le consoler plus que tous les dons que vous lui avez faits, et que vous pouvez lui faire encore.
RÉFLEXION.
Profitons de la grâce qui nous est donnée, sans rechercher si les autres en ont reçu une mesure plus grande. Dieu se communique comme il lui plaît, il est le maître de ses dons, et que sommes-nous pour lui en demander compte? Bénissons-le de ceux qu'il nous accorde dans sa bonté toute gratuite, et bénissons-le encore de ceux qu'il nous refuse, nous reconnaissant indignes du moindre de ses bienfaits. Si vous êtes humble, vous n'aspirerez point à des faveurs extraordinaires; et si vous manquez d'humilité, ces faveurs, loin de vous être utiles, ne serviraient peut-être qu'à vous perdre, en nourrissant en vous la vaine complaisance et l'orgueil. Une vive gratitude envers le Seigneur, une soumission parfaite à ses volontés, la fidélité dans la voie où il vous conduit, voilà ce que vous devez désirer. Avec cela vous reposerez en paix, parce que vous reposerez en Dieu, et qu'en lui vous trouverez le secours contre les tentations, la paix dans les souffrances, la consolation dans les misères et les peines de la vie, et enfin l'amour qui rend tout léger. Oh! que nous penserions peu à souhaiter un état plus élevé, ou plus doux, si nous aimions véritablement! Mais nous ne savons point aimer. Gémissons au moins de notre tiédeur et supplions le divin Maître d'échauffer, d'embraser notre cœur languissant, afin que nous puissions dire avec l'Apôtre: Qui me séparera de l'amour du Christ? la tribulation? l'angoisse? la faim? la nudité? le péril? la persécution? le glaive? Mais nous triomphons de toutes ces choses à cause de celui qui nous a aimés. Car je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni les Anges, ni les principautés, ni les vertus, ni le présent, ni l'avenir, ni la force, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre créature ne pourra me séparer de la charité de Dieu, laquelle est dans le Christ Jésus notre Seigneur290.
[290] Rom., VIII, 35, 37–39.
CHAPITRE XXIII.
De quatre choses importantes pour conserver la paix.
1. J.-C. Mon fils, je vous enseignerai maintenant la voie de la paix et de la vraie liberté.
2. Le F. Faites, Seigneur, ce que vous dites: car il m'est doux de vous entendre.
3. Appliquez-vous, mon fils, à faire plutôt la volonté d'autrui que la vôtre.
Choisissez toujours plutôt d'avoir moins que plus.
Cherchez toujours la dernière place, et à être au-dessous de tous.
Désirez toujours et priez que la volonté de Dieu s'accomplisse parfaitement en vous.
Celui qui agit ainsi est dans la voie de la paix et du repos.
4. Le F. Seigneur, ces courts préceptes renferment une grande perfection.
Ils contiennent peu de paroles; mais elles sont pleines de sens, et abondantes en fruits.
Si j'étais fidèle à les observer, je ne tomberais pas si aisément dans le trouble.
Car toutes les fois qu'il m'arrive de perdre le calme et la paix, je reconnais que je me suis écarté de ces maximes.
Mais vous qui pouvez tout, et qui désirez toujours le progrès des âmes, augmentez en moi votre grâce, afin qu'en obéissant à ce que vous commandez, je puisse accomplir mon salut.
PRIÈRE
POUR OBTENIR D'ÊTRE DÉLIVRÉ DES MAUVAISES
PENSÉES.
5. Seigneur, mon Dieu, ne vous éloignez pas de moi. Mon Dieu, hâtez-vous de me secourir291: car une foule de pensées diverses m'ont assailli, et de grandes terreurs agitent mon âme.
[291] Ps. LXX, 12.
Comment traverserai-je tant d'ennemis, sans recevoir de blessures? comment les renverserai-je?
Je marcherai devant vous, dit le Seigneur, et j'abattrai les puissants de la terre292. J'ouvrirai les portes de la prison, et je vous montrerai les issues les plus secrètes.
[292] Is., XLV, 2.
Faites, Seigneur, selon votre parole; et que toutes les pensées mauvaises fuient devant vous.
Mon unique espérance, ma seule consolation dans les maux qui me pressent, est de me réfugier vers vous, de me confier en vous, de vous invoquer du fond de mon cœur et d'attendre avec patience votre secours.
PRIÈRE
POUR DEMANDER À DIEU LA LUMIÈRE.
6. Éclairez-moi intérieurement, ô bon Jésus! Faites luire votre lumière dans mon cœur, et dissipez toutes ses ténèbres.
Arrêtez mon esprit qui s'égare, et brisez la violence des tentations qui me pressent.
Déployez pour moi votre bras, et domptez ces bêtes furieuses, ces convoitises dévorantes afin que je trouve la paix dans votre force293, et que sans cesse vos louanges retentissent dans votre sanctuaire, dans une conscience pure.
[293] Ps. CXXI, 7.
Commandez aux vents et aux tempêtes; dites à la mer: Apaise-toi; à l'aquilon: Ne souffle point: et il se fera un grand calme294.
[294] Marc., IV, 39.
7. Envoyez votre lumière et votre vérité295, pour qu'elles luisent sur la terre: car je ne suis qu'une terre stérile et ténébreuse, jusqu'à ce que vous m'éclairiez.
[295] Ps. XLII, 3.
Répandez votre grâce d'en haut; versez sur mon cœur la rosée céleste; épanchez sur cette terre aride les eaux fécondes de la piété, afin qu'elle produise des fruits bons et salutaires.
Relevez mon âme abattue sous le poids de ses péchés; transportez tous mes désirs au Ciel, afin qu'ayant trempé mes lèvres à la source des biens éternels, je ne puisse plus sans dégoût penser aux choses de la terre.
8. Enlevez-moi, détachez-moi de toutes les fugitives consolations des créatures, car nul objet créé ne peut satisfaire ni rassasier pleinement mon cœur.
Unissez-moi à vous par l'indissoluble lien de l'amour: car vous suffisez seul à celui qui vous aime, et tout le reste sans vous n'est rien.
RÉFLEXION.
Des prophètes se sont levés en Israël, qui prophétisent à Jérusalem des visions de paix; et il n'y a point de paix, dit le Seigneur Dieu296. Et le monde aussi prophétise des visions de paix à ses sectateurs; mais cette paix qu'il met dans les plaisirs, dans le contentement de l'orgueil et de toutes les passions, ne se montre de loin que pour tromper ceux qui la poursuivent, et quand ils se croient près de la saisir, tout à coup elle s'évanouit comme le songe d'un homme qui s'éveille297. La paix véritable n'est, au contraire, que le calme d'une conscience pure: elle consiste à retrancher les désirs, et non pas à les satisfaire. Est-il un lieu caché, un emploi obscur, une place, un rang méprisable aux yeux du monde, elle est là surtout. Plus le cœur s'humilie, plus elle est douce et profonde. Qu'est-ce, en effet, qui pourrait troubler celui qui ne souhaite rien, et ne s'attribue rien? Il n'a guère à craindre qu'on lui envie l'abaissement où il se complaît. Mais que de grandeur dans cet abaissement cherché, voulu de toute l'âme! Les anges le contemplent avec respect, et Dieu le bénit du sein de sa gloire. Seigneur, venez à mon aide; terrassez en moi l'orgueil, et j'aurai la paix; faites que, pénétré des sentiments qui animaient le roi-prophète, il me soit donné de dire comme lui: J'ai choisi d'être abject dans la maison de mon Dieu, plutôt que d'habiter tous les tentes des pécheurs: elegi abjectus esse298!
[296] Ezech., XIII, 16.
[297] Ps. LXXII, 20.
[298] Ps. LXXXIII, 11.
CHAPITRE XXIV.
Qu'il ne faut point s'enquérir curieusement de la
conduite des autres.
1. J.-C. Mon fils, réprimez en vous la curiosité, et ne vous troublez point de vaines sollicitudes.
Que vous importe ceci ou cela? suivez-moi299.
[299] Joan., XXI, 22.
Que vous fait ce qu'est celui-ci, comment parle ou agit celui-là?
Vous n'avez point à répondre des autres; mais vous répondrez pour vous-même: de quoi donc vous inquiétez-vous?
Voilà que je connais tous les hommes; je vois tout ce qui se passe sous le soleil; je sais ce qu'il en est de chacun, ce qu'il pense, ce qu'il veut, et où tendent ses vues.
C'est donc à moi qu'on doit tout abandonner. Pour vous, demeurez en paix, et laissez ceux qui s'agitent, s'agiter tant qu'ils voudront.
Tout ce qu'ils feront, tout ce qu'ils diront, viendra sur eux; car ils ne peuvent me tromper.
2. Ne poursuivez pas cette ombre qu'on appelle un grand nom; ne désirez ni de nombreuses liaisons, ni l'amitié particulière d'aucun homme.
Car tout cela dissipe l'esprit, et obscurcit étrangement le cœur.
Je me plairais à vous faire entendre ma parole, et à vous révéler mes secrets, si vous étiez, quand je viens à vous, toujours attentif et prêt à m'ouvrir la porte de votre cœur.
Songez à l'avenir, veillez, priez sans cesse, et humiliez-vous en toutes choses.
RÉFLEXION.
Pourquoi ouvrez-vous un œil envieux sur les actions de vos frères? Qui vous a chargé de scruter leur conscience et leurs œuvres? Laissez, laissez à Dieu un soin qu'il se réserve, et songez à répondre pour vous. On se trompe presque toujours en jugeant les autres, et l'on se prépare à soi-même un jugement plus sévère, en usurpant un droit qu'on n'a pas, et en blessant, par des soupçons malins et téméraires, l'amour dû au prochain. La charité est indulgente, elle ne pense point le mal300. Présumez d'autrui tout ce qui est bon, pardonnez pour qu'on vous pardonne, et ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugé301.
[300] I. Cor., XIII, 4, 5.
[301] Matth., VII, 1.
CHAPITRE XXV.
En quoi consiste la vraie paix et le véritable progrès
de l'âme.
1. J.-C. Mon fils, j'ai dit: Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix, non comme le monde la donne302.
[302] Joann., XIV, 27.
Tous désirent la paix; mais tous ne cherchent pas ce qui procure une paix véritable.
Ma paix est avec ceux qui sont doux et humbles de cœur.
Votre paix sera dans une grande patience.
Si vous m'écoutez, et si vous obéissez à ma parole, vous jouirez d'une profonde paix.
2. Le F. Seigneur, que ferai-je donc?
3. J.-C. En toutes choses, veillez à ce que vous faites et à ce que vous dites. N'ayez d'autre intention que celle de plaire à moi seul. Ne désirez, ne recherchez rien hors de moi.
Ne jugez point témérairement des paroles ou des actions des autres: ne vous ingérez point de ce qui n'est point commis à votre charge; alors vous serez peu ou rarement troublé.
Mais ne sentir jamais aucun trouble, n'éprouver aucune peine du cœur, aucune souffrance du corps, cela n'est pas de la vie présente; c'est l'état de l'éternel repos.
Ne croyez donc pas avoir trouvé la véritable paix, lorsqu'il ne vous arrive aucune contrariété; ni que tout soit bien, quand vous n'essuyez d'opposition de personne; ni que votre bonheur soit parfait, lorsque tout réussit selon vos désirs.
Gardez-vous aussi de concevoir une haute idée de vous-même, et d'imaginer que Dieu vous chérit particulièrement, si vous sentez votre cœur rempli d'une piété tendre et douce: car ce n'est pas en cela qu'on reconnaît celui qui aime vraiment la vertu, ni en cela que consiste le progrès de l'homme et sa perfection.
4. Le F. En quoi donc, Seigneur?
5. J.-C. À vous offrir de tout votre cœur à la volonté divine; à ne vous rechercher en aucune chose, ni petite, ni grande, ni dans le temps, ni dans l'éternité: de sorte que, regardant du même œil et pesant dans la même balance les biens et les maux, vous m'en rendiez également grâces.
Et ce n'est pas tout; il faut encore que vous soyez si ferme, si constant dans l'espérance, que, privé intérieurement de toute consolation, vous prépariez votre cœur à de plus dures épreuves, sans jamais vous justifier vous-même, comme si vous ne méritiez pas de tant souffrir; mais reconnaissant, au contraire, ma justice, et louant ma sainteté dans tout ce que j'ordonne. Alors vous marcherez dans la voie droite, dans la véritable voie de la paix; et vous pourrez avec assurance espérer de revoir mon visage dans l'allégresse303.
[303] Job, XXXIII, 26.
Que si vous parvenez à un parfait mépris de vous-même, je vous le dis, vous jouirez d'une paix aussi profonde qu'il est possible en cette vie d'exil.
RÉFLEXION.
On ne saurait trop répéter à l'homme que sa grandeur, sa sécurité, sa paix consiste à se renoncer, à se mépriser lui-même, à s'anéantir devant Dieu, à ne vouloir en toutes choses et à ne désirer que l'accomplissement de sa volonté sainte, sans aucun retour d'intérêt propre, dans un abandon sans réserve à ce qu'il lui plaît d'ordonner de nous. Il faut se détacher même de ses dons, pour s'unir à lui d'une manière plus intime et plus pure. La ferveur sensible, les consolations, les ravissantes douceurs de l'amour, nous sont données et nous sont retirées selon des desseins que nous ignorons; elles passent, et tout ce qui passe produit le trouble, si l'on s'y attache. Dieu seul donc: n'aimons que Dieu seul, ne souhaitons que Dieu seul; aimons-le pour lui-même, dans la tristesse comme dans la joie, dans l'amertume comme dans la jouissance. Oui, je vous aimerai, Seigneur304, je vous bénirai en tout temps305: vous êtes vous-même notre paix306, et dans cette paix, je dormirai et je me reposerai307.
[304] Ps. XVII, 2.
[305] Ps. XXXIII, 2.
[306] Ephes., II, 14.
[307] Ps. IV, 9.
CHAPITRE XXVI.
De la liberté du cœur, qui s'acquiert plutôt par la
prière que par la lecture.
1. Le F. Seigneur, c'est une haute perfection de ne jamais détourner des choses du ciel les regards de son cœur, de passer au milieu des soins du monde, sans se préoccuper d'aucun soin, non par indolence, mais par le privilége d'une âme libre, qu'aucune affection déréglée n'attache à la créature.
2. Je vous en conjure, ô Dieu de bonté! délivrez-moi des soins de cette vie, de peur qu'ils ne retardent ma course; des nécessités du corps, de peur que la volupté ne me séduise; de tout ce qui arrête et trouble l'âme, de peur que l'affliction ne me brise et ne m'abatte.
Je ne parle point des choses que la vanité humaine recherche avec tant d'ardeur; mais de ces misères qui, par une suite de la malédiction commune à tous les enfants d'Adam, tourmentent et appesantissent l'âme de votre serviteur, et l'empêchent de jouir, autant qu'il voudrait, de la liberté de l'esprit.
3. Ô mon Dieu, douceur ineffable! changez pour moi en amertume toute consolation de la chair, qui me détourne de l'amour des biens éternels, et m'attire, et me fascine par le charme funeste du plaisir présent.
Que je ne sois pas, mon Dieu, vaincu par la chair et le sang, trompé par le monde et sa gloire qui passe, que je ne succombe point aux ruses du démon.
Donnez-moi la force pour résister, la patience pour souffrir, la constance pour persévérer.
Donnez-moi, au lieu de toutes les consolations du monde, la délicieuse onction de votre esprit; et au lieu de l'amour terrestre, pénétrez-moi de l'amour de votre nom.
4. Le boire, le manger, le vêtement, et les autres choses nécessaires pour soutenir le corps, sont à charge à une âme fervente.
Faites que j'use de ces soulagements avec modération, et que je ne les recherche point avec trop de désir.
Les rejeter tous, cela n'est pas permis, parce qu'il faut soutenir la nature: mais votre loi sainte défend de rechercher tout ce qui est au-delà du besoin et ne sert qu'à flatter les sens; autrement la chair se révolterait contre l'esprit.
Que votre main, Seigneur, me conduise entre ces deux extrêmes, afin qu'instruit par vous, je me préserve de tout excès.
RÉFLEXION.
En voyant combien les hommes sont enfoncés dans la vie présente, l'importance qu'ils attachent à tout ce qui s'y rapporte, le désir qui les consume d'amasser des biens et de s'en assurer la perpétuelle jouissance, croirait-on jamais qu'ils soient persuadés que cette vie doive finir, et finir si tôt? Dans leurs longues prévoyances, ils n'oublient rien que l'éternité: elle seule ne les touche en aucune manière, ou les touche si faiblement qu'à peine y songent-ils de loin en loin et avec ennui, dans les courts intervalles des plaisirs ou des affaires. Profonde pitié! et que l'exemple qu'ils ont reçu du Sauveur est différent! Il a passé sur la terre comme un homme errant, comme un voyageur qui se détourne pour reposer un peu308. Voilà notre modèle. L'homme qui se met en voyage n'emporte que ce qui lui est nécessaire pour la route; ainsi, dans notre voyage vers le ciel, nous devons n'user des choses ici-bas que pour la simple nécessité, et ne voir dans ce qui est au-delà qu'un fardeau souvent dangereux, et au moins toujours inutile. Que faut-il à celui qui passe? Le voyageur altéré approche ses lèvres de la fontaine, et étanche sa soif de l'eau la plus proche; il s'assied contre le premier arbre309 qu'il rencontre sur le bord du chemin; et puis ayant repris ses forces, il recommence à marcher. Une seule pensée l'occupe, celle d'achever promptement sa course. Ira-t-il attacher son âme aux objets divers qui frappent ses regards à mesure qu'il avance, et se tourmenter de mille soins pour se former un établissement stable dans le pays qu'il traverse, et qu'il ne reverra jamais? Or nous sommes tous ce voyageur. Que m'importe la terre, ô mon Dieu! Que m'importe ce lieu étranger d'où je sortirai dans un moment! Je vais à la maison de mon Père: le reste ne m'est rien. Le travail, la fatigue, qu'est-ce que cela, pourvu que j'arrive au terme où aspirent tous mes vœux? Mon âme a défailli de désir, mon cœur et ma chair ont tressailli de joie dans l'attente du Dieu vivant. Vos autels, Dieu des vertus, mon Roi et mon Dieu! vos autels!… Heureux ceux qui habitent dans la maison du Seigneur310!
[308] Jerem., XIV, 15.
[309] Ecclesiast., XXVI, 15.
[310] Ps. LXXXIII, 2, 5.
CHAPITRE XXVII.
Que l'amour de soi est le plus grand obstacle qui empêche
l'homme de parvenir au souverain bien.
1. J.-C. Il faut, mon fils, que vous vous donniez tout entier pour posséder tout, et que rien en vous ne soit à vous-même.
Sachez que l'amour de vous-même vous nuit plus qu'aucune chose du monde.
On tient à chaque chose plus ou moins, selon la nature de l'affection et de l'amour qu'on a pour elle.
Si votre amour est pur, simple et bien réglé, vous ne serez esclave d'aucune chose.
Ne désirez point ce qu'il ne vous est pas permis d'avoir, renoncez à ce qui occupe trop votre âme et la prive de sa liberté.
Il est étrange que vous ne vous abandonniez pas à moi du fond du cœur, avec tout ce que vous pouvez désirer ou posséder.
2. Pourquoi vous consumer d'une vaine tristesse? Pourquoi vous fatiguer de soins superflus?
Demeurez soumis à ma volonté, et rien ne pourra vous nuire.
Si vous cherchez ceci ou cela, si vous voulez être ici ou là, sans autre objet que de vous satisfaire, et de vivre plus selon votre gré, vous n'aurez jamais de repos, et jamais vous ne serez libre d'inquiétude, parce qu'en tout vous trouverez quelque chose qui vous blesse, et partout quelqu'un qui vous contrarie.
3. À quoi sert donc de posséder et d'accumuler beaucoup de choses au dehors? Ce qui sert, c'est de les mépriser, et de les déraciner de son cœur.
Et n'entendez pas ceci uniquement de l'argent et des richesses, mais encore de la poursuite des honneurs, et du désir des vaines louanges, toutes choses qui passent avec le monde.
Nul lieu n'est un sûr refuge, si l'on manque de l'esprit de ferveur; et cette paix qu'on cherche au dehors ne durera guère, si le cœur est privé de son véritable appui, c'est-à-dire si vous ne vous appuyez pas sur moi. Vous changerez, et ne serez pas mieux.
Car, entraîné par l'occasion qui naîtra, vous trouverez ce que vous aurez fui, et pis encore.
PRIÈRE
POUR OBTENIR LA PURETÉ DU CŒUR ET LA SAGESSE
CÉLESTE.
4. Le F. Soutenez-moi, Seigneur, par la grâce de l'Esprit-Saint.
Fortifiez-moi intérieurement de votre vertu, afin que je bannisse de mon cœur toutes les sollicitudes vaines qui le tourmentent, et que je ne sois emporté par le désir d'aucune chose ou précieuse ou méprisable; mais plutôt qu'appréciant toutes choses ce qu'elles sont, je voie qu'elles passent, et que je passerai aussi avec elles.
Car il n'y a rien de stable sous le soleil; et tout est vanité et affliction d'esprit311. Oh! qu'il est sage, celui qui juge ainsi!
[311] Eccl., I, 17.
5. Donnez-moi, Seigneur, la sagesse céleste, afin que j'apprenne à vous chercher et à vous trouver, à vous goûter et à vous aimer par-dessus tout, et à ne compter tout le reste que pour ce qu'il est, selon l'ordre de votre sagesse.
Donnez-moi la prudence pour m'éloigner de ceux qui me flattent, et la patience pour supporter ceux qui s'élèvent contre moi.
Car c'est une grande sagesse de ne se point laisser agiter à tout vent de paroles, et de ne point prêter l'oreille aux perfides discours des flatteurs. C'est ainsi qu'on avance sûrement dans la voie où l'on est entré.
RÉFLEXION.
Si peu que l'homme se recherche lui-même, il s'éloigne de Dieu: mais à l'instant le trouble naît en lui; car ou il n'atteint pas l'objet de ses désirs, ou il s'en dégoûte aussitôt, toujours tourmenté, soit par ses convoitises, soit par le remords et l'ennui. Il a voulu être riche, puissant, posséder des titres, des honneurs, toutes choses qui ne s'obtiennent guère que par de durs travaux, et qui rarement se rencontrent avec une conscience pure: n'importe, le voilà élevé au faîte des prospérités humaines, rien ne lui manque de ce qu'il enviait; demandez-lui s'il est satisfait: il ne sortira que des plaintes, des cris d'angoisse et de douleur, de la bouche de cet heureux du monde. Et maintenant, selon la forte expression de l'Apôtre, et maintenant, ô riches, pleurez et poussez des hurlements dans les misères qui fondront sur vous. Vous avez vécu sur la terre dans les délices et les voluptés, vous vous êtes engraissés pour le jour du sacrifice312. Ainsi d'un côté, les biens d'ici-bas, ces biens convoités si ardemment, fatiguent l'âme sans la rassasier; et de l'autre, à moins d'une grâce peu commune, comme Jésus-Christ lui-même nous l'apprend313, ils la précipitent dans la perte. Au contraire, celui qui s'est renoncé complétement, celui pour qui Dieu seul est tout, jouit d'une paix inaltérable. La souffrance même lui est douce, parce qu'elle accroît son espérance, purifie son amour, et que l'affliction d'un moment enfantera une joie éternelle. Persévérez donc dans la patience jusqu'à l'avénement du Seigneur. Dans l'espoir de recueillir le fruit précieux de la terre, le laboureur attend patiemment les pluies de la première et de l'arrière-saison. Et vous aussi soyez donc patients, car l'avénement du Seigneur approche314.
[312] Jacob., V, 1, 5.
[313] Matth., XIX, 23, 24.
[314] Jacob., V, 7, 8.
CHAPITRE XXVIII.
Qu'il faut mépriser les jugements humains.
1. J.-C. Mon fils, ne vous offensez point si quelques-uns pensent mal de vous, et en disent des choses qu'il vous soit pénible d'entendre.
Vous devez penser encore plus mal de vous-même, et croire que personne n'est plus imparfait que vous.
Si vous êtes retiré en vous-même, que vous importeront des paroles qui se dissipent en l'air?
Ce n'est pas une prudence médiocre que de savoir se taire au temps mauvais, et de se tourner vers moi intérieurement, sans se troubler des jugements humains.
2. Que votre paix ne dépende point des discours des hommes; car, qu'ils jugent de vous bien ou mal, vous n'en demeurez pas moins ce que vous êtes. Où est la véritable paix et la gloire véritable? n'est-ce pas en moi?
Celui qui ne désire point de plaire aux hommes, et qui ne craint point de leur déplaire, jouira d'une grande paix.
De l'amour déréglé et des vaines craintes naissent l'inquiétude du cœur et la dissipation des sens.
RÉFLEXION.
Quelques-uns s'inquiètent plus des jugements des hommes, que de celui de Dieu. Étrange folie! Quand nous paraîtrons au tribunal suprême, que nous importera le blâme ou l'estime des créatures? Nous ne serons ni condamnés ni absous sur leurs vaines pensées. C'est la vérité qui nous jugera, et sa sentence sera éternelle. Tel qui, pendant sa vie, fut enivré de louanges, s'en ira expier ses crimes cachés là où sont les pleurs et les grincements de dents, et le ver qui ne meurt point315. Tel autre qui vécut accablé de mépris et d'outrages, entendra cette parole: Venez, vous qui êtes le béni de mon Père; possédez le royaume qui vous est préparé dès le commencement du monde316; car les jugements de Dieu ne sont point comme nos jugements, ni sa justice comme notre justice: Il sonde l'abîme et le cœur de l'homme317. N'ayez donc que lui seul en vue, et soyez indifférent à tout le reste. À quoi sert ce que nous laissons à l'entrée du tombeau? les éloges recherchés souillent la conscience et tuent le mérite du bien qu'on a fait pour les obtenir. Prenez garde à ne pas faire vos bonnes œuvres devant les hommes, pour être vu d'eux: autrement vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux. Quand donc vous faites l'aumône, ne sonnez point de la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les carrefours, afin d'être honorés des hommes. En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Pour vous, quand vous faites l'aumône, que votre main gauche ne sache pas ce que fait la droite, afin que votre aumône soit dans le secret; et votre Père, qui voit dans le secret, vous la rendra. Et quand vous priez, ne soyez point comme les hypocrites, qui aiment à prier debout dans les synagogues et dans les angles des places publiques, afin d'être vus des hommes; en vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Pour vous, lorsque vous prierez, entrez dans le lieu de la maison le plus reculé, et après avoir fermé la porte, priez votre Père dans le secret; et votre Père, qui voit dans le secret, vous le rendra318.
[315] Matth., XXV, 30. Marc, IX, 43.
[316] Matth., XXV. 34.
[317] Ecclesiast., XLII, 18.
[318] Matth., VI, 1–6.
CHAPITRE XXIX.
Comment il faut invoquer et bénir Dieu dans
l'affliction.
1. Le F. Que votre nom soit béni à jamais, Seigneur, qui avez voulu m'éprouver par cette peine et cette tentation.
Puisque je ne saurais l'éviter, qu'ai-je à faire que de me réfugier vers vous, pour que vous me secouriez, et qu'elle me devienne utile?
Seigneur, voilà que je suis dans la tribulation, mon cœur malade est tourmenté par la passion qui le presse.
Et maintenant que dirai-je319? Ô Père plein de tendresse! Les angoisses m'ont environné: Délivrez-moi de cette heure320.
[319] Joan., XII, 27.
[320] Ibid.
Mais cette heure est venue pour que vous fassiez éclater votre gloire, en me délivrant après m'avoir humilié profondément.
Daignez, Seigneur, me secourir: car, pauvre créature que je suis, que puis-je faire, et où irai-je sans vous?
Seigneur, donnez-moi la patience encore cette fois. Soutenez-moi, mon Dieu, et je ne craindrai point, quelque pesante que soit cette épreuve.
2. Et maintenant que dirai-je encore? Seigneur, que votre volonté se fasse321. J'ai bien mérité de sentir le poids de la tribulation.
[321] Matth., V, 10.
Il faut donc que je le supporte: faites, mon Dieu, que ce soit avec patience, jusqu'à ce que la tempête passe, et que le calme revienne.
Votre main toute-puissante peut éloigner de moi cette tentation, et en modérer la violence, afin que je ne succombe pas entièrement, comme vous l'avez déjà tant de fois fait pour moi, ô mon Dieu, ma miséricorde!
Et autant ce changement m'est difficile, autant il vous l'est peu: c'est l'œuvre de la droite du Très-Haut322.
[322] Ps., LXXVI, 10.
RÉFLEXION.
Le premier mouvement de l'âme éprouvée par la tentation doit être de s'humilier, de reconnaître son impuissance; et aussitôt de recourir avec une vive foi à celui qui seul est sa force: Seigneur, sauvez-moi, car je vais périr323: et Dieu se hâtera de venir au secours de cette pauvre âme; il étendra pour la secourir sa main toute-puissante; il commandera aux vents et à la mer, et il se fera un grand calme324. Ainsi encore, lorsque le cœur est brisé d'affliction, oppressé d'angoisse, que fera-t-il? Il se jettera dans le sein de Dieu le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, Père de miséricorde et Dieu de toute consolation, qui nous console dans nos épreuves: car de même que les souffrances de Jésus-Christ abondent en nous, ainsi abonde par Jésus-Christ notre consolation325. Alors, si notre âme, comme celle de Jésus, est triste jusqu'à la mort326, si nous disons comme lui: Mon Père, que ce calice s'éloigne de moi! comme lui aussi nous ajouterons Non pas ce que je veux, mais ce que vous voulez327!
[323] Matth., VIII, 25.
[324] Matth., VIII, 26.
[325] II. Cor., I, 3, 4, 5.
[326] Matth., XXVI, 38.
[327] Ibid., 39.
CHAPITRE XXX.
Qu'il faut implorer le secours de Dieu, et attendre avec
confiance le retour de sa grâce.
1. J.-C. Mon fils, je suis le Seigneur; c'est moi qui fortifie au jour de la tribulation328.
[328] Nah., I, 7.
Venez à moi quand vous souffrirez.
Ce qui surtout éloigne de vous les consolations célestes, c'est que vous recourez trop tard à la prière.
Car, avant de me prier avec instance, vous cherchez au dehors du soulagement et une multitude de consolations.
Mais tout cela vous sert peu, et il vous faut enfin reconnaître que c'est moi seul qui délivre ceux qui espèrent en moi329; et que hors de moi il n'est point de secours efficace, point de conseil utile, point de remède durable.
[329] Ps. XVI, 7.
Mais à présent que vous commencez à respirer après la tempête, ranimez-vous à la lumière de mes miséricordes: car je suis près de vous, dit le Seigneur, pour vous rendre tout ce que vous avez perdu, et beaucoup plus encore.
2. Y a-t-il rien qui me soit difficile330? ou serais-je semblable à ceux qui disent et ne font pas?
[330] Jér., XXXII, 27.
Où est votre foi? Demeurez ferme et persévérez.
Ne vous lassez point, prenez courage; la consolation viendra en son temps.
Attendez-moi, attendez: je viendrai et je vous guérirai331.
[331] Matth., VIII, 7.
Ce qui vous agite est une tentation, et ce qui vous effraie une crainte vaine.
Que vous revient-il de ces soucis d'un avenir incertain, sinon tristesse sur tristesse? À chaque jour suffit son mal332.
[332] Ibid., VI, 34.
Quoi de plus insensé, de plus vain, que de se réjouir ou de s'affliger de choses futures qui n'arriveront peut-être jamais?
3. C'est une suite de la misère humaine d'être le jouet de ces imaginations, et la marque d'une âme encore faible de céder si aisément aux suggestions de l'ennemi.
Car peu lui importe de nous séduire et de nous tromper par des objets réels ou par de fausses images; et de nous vaincre par l'amour des biens présents ou par la crainte des maux à venir.
Que votre cœur donc ne se trouble point et ne craigne point.
Croyez en moi, et confiez-vous en ma miséricorde333.
[333] Joann., XIV, 1, 27.
Quand vous croyez être loin de moi, souvent c'est alors que je suis le plus près de vous.
Lorsque vous croyez tout perdu, ce n'est souvent que l'occasion d'un plus grand mérite.
Tout n'est pas perdu, quand le succès ne répond pas à vos désirs.
Vous ne devez pas juger selon le sentiment présent, ni vous abandonner à aucune affliction, quelle qu'en soit la cause, et vous y enfoncer, comme s'il ne vous restait nulle espérance d'en sortir.
4. Ne pensez pas que je vous aie tout à fait délaissé, lorsque je vous afflige pour un temps, ou que je vous retire mes consolations: car c'est ainsi qu'on parvient au royaume des cieux.
Et certes il vaut mieux pour vous et pour tous mes serviteurs être exercé par des traverses, que de n'éprouver jamais aucune contrariété.
Je connais le secret de votre cœur, et je sais qu'il est utile pour votre salut que vous soyez quelquefois dans la sécheresse, de crainte qu'une ferveur continue ne vous porte à la présomption, et que, par une vaine complaisance en vous-même, vous ne vous imaginiez être ce que vous n'êtes pas.
Ce que j'ai donné, je puis l'ôter et le rendre quand il me plaît.
5. Ce que je donne est toujours à moi; ce que je reprends n'est point à vous: car c'est de moi que découle tout bien et tout don parfait.
Si je vous envoie quelque peine ou quelque contradiction, n'en murmurez pas, et que votre cœur ne se laisse point abattre: car je puis, en un moment, vous délivrer de ce fardeau, et changer votre tristesse en joie.
Et lorsque j'en use ainsi avec vous, je suis juste et digne de toute louange.
Si vous jugez selon la sagesse et la vérité, vous ne devez jamais vous affliger avec tant d'excès dans l'adversité, mais plutôt vous en réjouir et m'en rendre grâces.
Et même ce doit être votre unique joie que je vous frappe sans vous épargner334.
[334] Job., VI, 10.
Comme mon Père m'a aimé, et moi aussi je vous aime335, ai-je dit à mes disciples en les envoyant, non pour goûter les joies du monde, mais pour soutenir de grands combats; non pour posséder les honneurs, mais pour souffrir les mépris; non pour vivre dans l'oisiveté, mais dans le travail; non pour se reposer, mais pour porter beaucoup de fruits par la patience336. Souvenez-vous, mon fils, de ces paroles.
[335] Joann., XV, 9.
[336] Luc., XVIII, 15. Joann., XV, 16.
RÉFLEXION.
Bien que les hommes sachent que la vie présente n'est qu'un état de passage, néanmoins il y a en eux un penchant extraordinaire à se concentrer dans cette vie si courte, et à ne juger des choses que par leur rapport avec elle. Ils veulent invinciblement être heureux; mais ils veulent l'être dès ici-bas; ils cherchent sur la terre un bonheur qui n'y est point, qui n'y peut pas être, et en cela ils se trompent misérablement. Les uns le placent dans les plaisirs et les biens du monde, et après s'être fatigués à leur poursuite, ils voient que tout est vanité et affliction d'esprit337, et que l'homme n'a rien de plus de tous les travaux dont il se consume sous le soleil338. Les autres, convaincus du néant de ces liens, se tournent vers Dieu; mais ils veulent aussi que le désir de félicité qui les tourmente soit satisfait dès à présent, toujours prêts à s'inquiéter et à se plaindre, quand Dieu leur retire les grâces sensibles, ou qu'il les éprouve par les souffrances et la tentation. Ils ne comprennent pas que la nature humaine est malade, et incapable en cet état de tout bonheur réel; que les épreuves dont ils se plaignent sont les remèdes nécessaires que le céleste médecin des âmes emploie, dans sa bonté, pour les guérir, et que toute notre espérance sur la terre, toute notre paix consiste à nous abandonner entièrement à lui avec une confiance pleine d'amour. Et voilà pourquoi le roi-prophète revient si souvent a cette prière: Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis malade; guérissez-moi, car le mal a pénétré jusqu'à mes os339; guérissez mon âme340, vous qui guérissez toutes nos infirmités341. Donc, pendant cette vie, la résignation, la patience, une tranquille soumission de la volonté, au milieu des ténèbres de l'esprit et de l'amertume du cœur: et après, et bientôt, dans la véritable vie, le repos imperturbable, la joie immortelle, et la félicité de Dieu même, qu'il vous sera donné de voir tel qu'il est face à face342.
[337] Eccles., I, 14.
[338] Ibid., 3.
[339] Ps. VI, 3.
[340] Ps. XL, 5.
[341] Ps. CII, 3.
[342] I. Cor., XIII, 12.
CHAPITRE XXXI.
Qu'il faut oublier toutes les créatures pour trouver le
Créateur.
1. Le F. Seigneur, j'ai besoin d'une grâce plus grande, s'il me faut parvenir à cet état où nulle créature ne sera un lien pour moi.
Car, tant que quelque chose m'arrête, je ne puis voler librement vers vous,
Il aspirait à cette liberté, celui qui disait: Qui me donnera des ailes comme à la colombe? et je volerai, et je me reposerai343.
[343] Ps. LIV, 7.
Quel repos plus profond que le repos de l'homme qui n'a que vous en vue? et quoi de plus libre que celui qui ne désire rien sur la terre?
Il faut donc s'élever au-dessus de toutes les créatures, se détacher parfaitement de soi-même, sortir de son esprit, monter plus haut, et là, reconnaître que c'est vous qui avez tout fait, et que rien n'est semblable à vous.
Tandis qu'on tient encore à quelque créature, on ne saurait s'occuper librement des choses de Dieu.
Et c'est pourquoi l'on trouve peu de contemplatifs, parce que peu savent se séparer entièrement des créatures et des choses périssables.
2. Il faut pour cela une grâce puissante qui soulève l'âme et la ravisse au-dessus d'elle-même.
Et tant que l'homme n'est pas élevé ainsi en esprit, détaché de toute créature, et parfaitement uni à Dieu, tout ce qu'il sait et tout ce qu'il a, est de bien peu de prix.
Il sera longtemps faible et incliné vers la terre, celui qui estime quelque chose hors de l'unique, de l'immense, de l'éternel bien.
Tout ce qui n'est pas Dieu n'est rien, et ne doit être compté pour rien.
Il y a une grande différence entre la sagesse d'un homme que la piété éclaire, et la science qu'un docteur acquiert par l'étude.
La science qui vient d'en haut et que Dieu lui-même répand dans l'âme, est bien supérieure à celle où l'homme parvient laborieusement par les efforts de son esprit.
3. Plusieurs désirent s'élever à la contemplation; mais ce qu'il faut pour cela, ils ne le veulent point faire.
Le grand obstacle est qu'on s'arrête à ce qu'il y a d'extérieur et de sensible, et que l'on s'occupe peu de se mortifier véritablement.
Je ne sais ce que c'est, ni quel esprit nous conduit, ni ce que nous prétendons, nous qu'on regarde comme des hommes tout spirituels, de poursuivre avec tant de travail et de souci des choses viles et passagères, lorsque si rarement nous nous recueillons pour penser, sans aucune distraction, à notre état intérieur.
4. Hélas! à peine sommes-nous rentrés en nous-mêmes, que nous nous hâtons d'en sortir, sans jamais sérieusement examiner nos œuvres.
Nous ne considérons point jusqu'où descendent nos affections, et nous ne gémissons point de ce que tout en nous est impur.
Toute chair avait corrompu sa voie344; et c'est pourquoi le déluge suivit.
[344] Gen., VI, 12.
Quand donc nos affections intérieures sont corrompues, elles corrompent nécessairement nos actions, et dévoilent ainsi toute la faiblesse de notre âme.
Les fruits d'une bonne vie ne croissent que dans un cœur pur.
5. On demande d'un homme, qu'a-t-il fait? Mais s'il l'a fait par vertu, c'est à quoi l'on regarde bien moins.
On veut savoir s'il a du courage, des richesses, de la beauté, de la science, s'il écrit ou s'il chante bien, s'il est habile dans sa profession; mais on ne s'informe guère s'il est humble, doux, patient, pieux, intérieur;
La nature ne considère que le dehors de l'homme; la grâce pénètre au dedans.
Celle-là se trompe souvent; celle-ci espère en Dieu pour n'être pas trompée.
RÉFLEXION.
Jusqu'à ce que notre vie soit, comme parle l'Apôtre, cachée en Dieu avec Jésus-Christ345, nous ne lui appartenons qu'imparfaitement, nous ne sommes pas un avec le Fils et avec le Père346, nous ne sommes pas consommés dans l'unité347; il y a quelque chose entre nous et Dieu: et c'est que nous tenons encore à nous-mêmes et aux créatures: notre amour est divisé; tantôt il s'élance vers le ciel, et tantôt il rampe sur la terre. Pour vivre de la vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu, il faut rompre les derniers liens qui nous attachent au monde. Alors séparée de tout ce qui passe, enveloppée, pour ainsi dire, de l'être divin, plongée dans sa lumière, l'âme ne voit que lui, ne se sent qu'en lui, ne vit que de sa vérité et de son amour, qu'il lui communique par des voies inexpliquables et merveilleuses. Unie intimement au Fils, et par le Fils au Père, Jésus-Christ, son modèle et son époux, la rend de plus en plus conforme à lui-même. Ce qu'il a éprouvé, il veut qu'elle l'éprouve aussi, qu'elle le reproduise, en quelque sorte, dans ses divers états, avec le même esprit d obéissance parfaite qui le dirigeait dans l'accomplissement de sa divine mission. Quelquefois il la conduit sur le Thabor, comme pour lui montrer les biens promis à sa fidélité; plus souvent il la guide au Jardin des Oliviers, au prétoire, sur le Golgotha, où doit se consommer le sacrifice: et soit qu'il l'éclaire et la console, soit qu'il paraisse la délaisser, tout coopère à sa perfection, parce qu'elle aime, et que jamais elle ne se lasse d'aimer, dans l'amertume comme dans la joie, le Dieu qui l'appelle à la sainteté348. Elle se repose, pleine de calme, dans la volonté de ce grand Dieu. Mais l'âme qui ne s'est pas encore complétement dégagée des choses de la terre est toujours agitée, inquiète; elle marche dans l'obscurité, et mille soins la tourmentent. Hâtons-nous donc de briser nos chaînes, ne cherchons que Jésus, ne désirons que lui: à qui irions-nous? Il a les paroles de la vie éternelle349. Quittons tout pour le suivre, et laissons les morts ensevelir leurs morts350.
[345] Coloss., III, 3.
[346] Joann., XVII, 21.
[347] Ibid., 23.
[348] Rom., VIII, 28.
[349] Joann., XXXV, 69.
[350] Luc., IX, 60.
CHAPITRE XXXII.
De l'abnégation de soi-même.
1. J.-C. Mon fils, vous ne pouvez jouir d'une liberté parfaite, si vous ne vous renoncez entièrement.
Ils vivent en servitude tous ceux qui s'aiment, et qui veulent être à eux-mêmes. On les voit, avides, curieux, inquiets, cherchant toujours ce qui flatte leurs sens, et non ce qui me plaît, se repaître d'illusions, et former mille projets qui se dissipent.
Car tout ce qui ne vient pas de Dieu périra.
Retenez bien cette courte et profonde parole: Quittez tout, et vous trouverez tout. Renoncez à vos désirs, et vous goûterez le repos.
Méditez ce précepte; et quand vous l'aurez accompli, vous saurez tout.
2. Le F. Seigneur, ce n'est pas l'œuvre d'un jour, ni un jeu d'enfants: cette courte maxime renferme toute la perfection religieuse.
3. J.-C. Mon fils, vous ne devez point vous rebuter ni perdre courage, lorsqu'on vous montre la voie des parfaits; mais plutôt vous efforcer de parvenir à cet état sublime, ou au moins y aspirer de tous vos désirs.
Ah! s'il en était ainsi de vous! si vous en étiez venu jusqu'à ne plus vous aimer vous-même, soumis à moi sans réserve, et au supérieur que je vous ai donné! Alors j'arrêterais sur vous mes regards avec complaisance, et tous vos jours passeraient dans la paix et dans la joie.
Il vous reste encore bien des choses à quitter; et à moins que vous n'y renonciez entièrement pour moi, vous n'obtiendrez point ce que vous demandez.
Écoutez mes conseils, et pour acquérir de vraies richesses, achetez de moi de l'or éprouvé par le feu351, c'est-à-dire la sagesse céleste, qui foule aux pieds toutes les choses d'ici-bas.
[351] Apoc., III, 18.
Qu'elle vous soit plus chère que la sagesse du siècle et que tout ce qui plaît aux hommes, ou nous plaît en nous-mêmes.
4. Je vous le dis, échangez ce qu'il y a de grand et de précieux dans les choses humaines, contre une chose vile.
Car on regarde comme petite et vile, et l'on oublie presque entièrement cette sagesse du ciel, la seule vraie, qui ne s'élève point en elle-même, et qui ne cherche point à être admirée sur la terre. Plusieurs ont ses louanges à la bouche, mais ils s'éloignent d'elle par leur vie. C'est cependant cette perle précieuse352 qui est cachée au plus grand nombre.
[352] Matth., XIII. 46.
RÉFLEXION.
Qu'est-ce que l'homme livré à lui-même, à son esprit dépourvu de règle, à ses désirs, à ses penchants? Esclave des erreurs diverses qui le séduisent tour à tour, esclave de ses convoitises et des objets de ses convoitises, est-il une servitude plus profonde que la sienne? Et voilà, ô mon Dieu, l'état de toute créature qui refuse de se soumettre entièrement à vous. Pour être libre, il faut obéir. La parfaite liberté n'est que l'accomplissement parfait des préceptes et des conseils évangéliques, et tous les préceptes et tous les conseils se réduisent au renoncement de soi-même: car, en renonçant à sa raison propre, on possède, dans sa plénitude et sans aucun mélange, la vérité de Dieu; en renonçant à l'amour de soi corrompu en Adam, l'amour de Dieu et du prochain à cause de Dieu, lequel est le sommaire de la loi353, demeure seul au fond du cœur; en renonçant à sa volonté, l'on n'agit plus que d'après la volonté de Dieu, qui est l'ordre par excellence. Et l'homme alors est libre comme Dieu même, dont il devient la fidèle image; il est libre, car cette abnégation absolue de lui-même l'affranchit du double esclavage de l'erreur et des passions. Nous avons été, dit saint Paul, délivrés par Jésus-Christ, et appelés par lui à la liberté354; c'est-à-dire, à la connaissance de la loi évangélique, loi parfaite de liberté355, qui, après avoir délivré ceux qui s'y attachent fidèlement de la servitude de la corruption, les conduit enfin à la liberté de la gloire promise aux enfants de Dieu356.
[353] Ibid., XXII, 40.
[354] Galat., IV, 31; v, 13.
[355] Jacob., I, 25.
[356] Rom., VIII, 21.
CHAPITRE XXXIII.
De l'inconstance du cœur, et que nous devons tout
rapporter à Dieu comme à notre dernière fin.
1. J.-C. Mon fils, ne vous reposez point sur ce que vous sentez en vous: maintenant vous êtes affecté d'une certaine manière, vous le serez d'une autre le moment d'après.
Tant que vous vivrez, vous serez sujet au changement, même malgré vous: tour à tour triste et gai, tranquille et inquiet, fervent et tiède; tantôt actif, tantôt paresseux, tantôt grave, tantôt léger.
Mais l'homme sage et instruit dans les voies spirituelles s'élève au-dessus de ces vicissitudes. Il ne considère point ce qu'il éprouve en soi, ni de quel côté l'incline le vent de l'inconstance; mais il arrête toute son attention sur la fin bienheureuse à laquelle il doit tendre.
C'est ainsi qu'au milieu de tant de mouvements divers, fixant sur moi seul ses regards, il demeure inébranlable et toujours le même.
Plus l'œil de l'âme est pur et son intention droite, moins on est agité par les tempêtes.
Mais cet œil s'obscurcit en plusieurs, parce qu'il se tourne vers chaque objet agréable qui se présente.
Car il est rare de trouver quelqu'un tout à fait exempt de la honteuse recherche de soi-même.
Ainsi autrefois les Juifs vinrent à Béthanie chez Marthe et Marie, non pour Jésus seul, mais pour voir Lazare357.
[357] Joann., XII, 9.
Il faut donc purifier l'intention, afin que, simple et droite, elle se dirige constamment vers moi, sans s'arrêter jamais aux objets inférieurs.
RÉFLEXION.
L'esprit de l'homme va et vient sans se reposer jamais, et le cœur est emporté par la même inconstance. Or ces changements qui surviennent en nous, quelquefois malgré nous, sont ou des tentations que l'on doit combattre, ou des misères qu'il faut supporter, ou des épreuves auxquelles on doit se soumettre humblement. Et c'est pourquoi il est nécessaire de travailler sans relâche à purifier notre volonté, qui seule dépend de nous; autrement nous tomberons bien vite ou dans le péché, ou dans le trouble, ou dans les deux à la fois. Celui qui veut sincèrement être à Dieu et n'être qu'à lui, ne craint pas les attaques de l'enfer, parce qu'il sait qu'il est invincible en celui qui le fortifie. Il ne s'irrite point contre lui-même, il voit en paix ses infirmités, il s'en glorifie comme l'Apôtre358, parce qu'elles perfectionnent la vertu359, et ajoutent au prix de la victoire. Que si Dieu l'éprouve, il s'humilie, il se reconnaît indigne de ses consolations, et il embrasse avec amour la croix qui lui est présentée. Tranquille sur cette croix, dans la tristesse, dans la souffrance et l'abandonnement, il n'a que cette parole, et elle lui suffit: J'ai espéré en vous, Seigneur, et je ne serai point confondu éternellement360.
[358] II. Corinth., XI, 30.
[359] Ibid., XII, 9.
[360] Ps. LXX, 1.
CHAPITRE XXXIV.
Qu'on ne saurait goûter que Dieu seul, et qu'on le
goûte en toutes choses, quand on l'aime véritablement.
1. Le F. Voilà mon Dieu et mon tout! Que voudrais-je de plus? et quelle plus grande félicité puis-je désirer?
Ô ravissante parole! mais pour celui qui aime Jésus, et non pas le monde, ni rien de ce qui est du monde.
Mon Dieu et mon tout, c'est assez dire à qui l'entend, et le redire sans cesse est doux à celui qui aime.
Vous présent, tout est délectable: en votre absence, tout devient amer.
Vous donnez au cœur le repos, et une profonde paix, et une joie inénarrable.
Vous faites que, content de tout, on vous bénit de tout. Au contraire, rien sans vous ne peut plaire longtemps, et rien n'a d'attrait ni de douceur sans l'impression de votre grâce et l'onction de votre sagesse.
2. Que ne goûtera point celui qui vous goûte? et que trouvera d'agréable celui qui ne vous goûte point?
Les sages du monde, qui n'ont de goût que pour les voluptés de la chair, s'évanouissent dans leur sagesse: car on ne trouve là qu'un vide immense, que la mort.
Mais ceux qui, pour vous suivre, méprisent le monde et mortifient la chair, se montrent vraiment sages: car ils quittent le mensonge pour la vérité, et la chair pour l'esprit.
Ceux-là savent goûter Dieu; et tout ce qu'ils trouvent de bon dans les créatures, ils le rapportent à la louange du Créateur.
Rien pourtant ne se ressemble moins que le goût du Créateur et celui de la créature, du temps et de l'éternité, de la lumière incréée et de celle qui n'en est qu'un faible reflet.
3. Ô lumière éternelle, infiniment élevée au-dessus de toute lumière créée, qu'un de vos rayons, tel que la foudre, parte d'en haut et pénètre jusqu'au fond le plus intime de mon cœur!
Purifiez, dilatez, éclairez, vivifiez mon âme et toutes ses puissances, pour qu'elle s'unisse à vous dans des transports de joie.
Oh! quand viendra cette heure heureuse, cette heure désirable où vous me rassasierez de votre présence, où vous me serez tout en toutes choses!
Jusque là je n'aurai point de joie parfaite.
Hélas! le vieil homme vit encore en moi; il n'est pas tout crucifié, il n'est pas mort entièrement.
Ses convoitises combattent encore fortement contre l'esprit; il excite en moi des guerres intestines, et ne souffre point que l'âme règne en paix.
Mais vous qui commandez à la mer et qui calmez le mouvement des flots, levez-vous, secourez-moi361.
[361] Ps. LXXXVIII, 10; XLIII, 26.
Dissipez les nations qui veulent la guerre362, et brisez-les dans votre puissance.
[362] Ps. LXVII, 32.
Faites, je vous conjure, éclater vos merveilles, et signalez la gloire de votre bras363: car je n'ai point d'autre espérance ni d'autre refuge que vous, ô mon Dieu!
[363] Judith, IX, 11; Eccl., XXXVI, 7.
RÉFLEXION.
Il est étrange que, connaissant Dieu, toute notre âme ne soit pas absorbée dans son amour; qu'elle s'arrête encore aux créatures, au lieu de se plonger et de se perdre dans la source de tout bien. Qu'est-ce que le bonheur, sinon l'amour? et qu'est-ce que le bonheur infini, sinon un amour sans bornes? Il faut donc à notre cœur un objet infini, il faut Dieu: rien de créé ne saurait le satisfaire jamais. Que me veut le monde? Qu'ai-je besoin de lui? Que peut-il me donner? Mon cœur est plus grand que tous ses biens, et Dieu seul est plus grand que mon cœur364. Dieu seul donc, Dieu seul, maintenant et toujours: éternellement Dieu seul!
[364] Joann., III, 20.
CHAPITRE XXXV.
Qu'on est toujours, durant cette vie, exposé à la
tentation.
1. J.-C. Mon fils, vous n'aurez jamais de sécurité dans cette vie; mais, tant que vous vivrez, les armes spirituelles vous seront toujours nécessaires.
Vous êtes environné d'ennemis; ils vous attaquent à droite et à gauche.
Si vous ne vous couvrez donc de tous côtés du bouclier de la patience, vous ne serez pas longtemps sans blessure.
Si, de plus, votre cœur ne se fixe pas irrévocablement en moi, avec la ferme volonté de tout souffrir pour mon amour, vous ne soutiendrez jamais la violence de ce combat et vous n'obtiendrez point la palme des bienheureux.
Il faut donc passer courageusement à travers tous les obstacles, et lever un bras puissant contre tout ce qui s'oppose à vous.
Car la manne est donnée aux victorieux365, et une grande misère est le partage du lâche.
[365] Apoc., II, 17.
2. Si vous cherchez le repos en cette vie, comment parviendrez-vous au repos éternel!
Ne vous préparez pas à beaucoup de repos, mais à beaucoup de patience.
Cherchez la véritable paix, non sur la terre, mais dans le ciel; non dans les hommes ni dans aucune créature, mais en Dieu seul.
Vous devez supporter tout avec joie pour l'amour de Dieu, les travaux, les douleurs, les tentations, les persécutions, les angoisses, les besoins, les infirmités, les injures, les médisances, les reproches, les humiliations, les affronts, les corrections, les mépris.
C'est là ce qui exerce à la vertu, ce qui éprouve le nouveau soldat de Jésus-Christ, ce qui forme la couronne céleste.
Pour un court travail je donnerai une récompense éternelle, et une gloire infinie pour une humiliation passagère.
3. Pensez-vous que vous aurez toujours, selon votre désir, les consolations spirituelles?
Mes Saints n'en ont pas joui constamment; mais ils ont eu beaucoup de peines, des tentations diverses, de grandes désolations.
Et se confiant plus en Dieu qu'en eux-mêmes, ils se sont soutenus par la patience au milieu de toutes ces épreuves, sachant que les souffrances du temps n'ont nulle proportion avec la gloire future qui doit en être le prix366.
[366] Rom., VIII, 18.
Voulez-vous avoir, dès le premier moment, ce que tant d'autres ont à peine obtenu après beaucoup de larmes et d'immenses travaux!
Attendez le Seigneur, combattez avec courage367, soyez ferme, ne craignez point, ne reculez point, mais exposez généreusement votre vie pour la gloire de Dieu.
[367] Ps. XXVI, 14.
Je vous récompenserai pleinement, et je serai avec vous dans toutes vos tribulations368.
[368] Ps. XC, 15.
RÉFLEXION.
Gardez-vous d'attendre ici-bas un repos qui n'y est point; on ne peut gagner le Ciel qu'avec beaucoup de travail, et pendant que vous serez sur la terre, vous aurez toujours à combattre. Ne vous lassez donc point; renouvelez en vous l'esprit intérieur369; recourez à Dieu qui seul vous soutient; humiliez-vous en sa présence; veillez et priez, afin que vous n'entriez point en tentation370, je vous le répète, veillez et priez continuellement371; demeurez ferme dans la foi, agissez avec courage et soyez forts372. Il y en a qui, après avoir lutté généreusement, fléchissent tout à coup, tombent dans l'abattement, et abandonnent lâchement la victoire: et c'est qu'ayant compté sur eux-mêmes, Dieu les délaisse en punition de leur orgueil. Il ne suffit pas de résister un jour, deux jours; il faut combattre sans relâche jusqu'au bout. Qui persévèrera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé373. Et ne dites point: Cette guerre est bien longue! Rien n'est long de ce qui finit: vous touchez au terme; car le temps est court, et la figure de ce monde passe374. Encore un moment, dit le Sauveur, et le monde ne me verra plus; mais vous me verrez parce que je vis, et que vous vivez en moi375. Et l'esprit et l'époux disent: Venez. Et que celui qui entend dise: Venez. Voilà que je viens. Ainsi soit-il! Venez, Seigneur Jésus376.
[369] Ephes., IV, 23.
[370] Matth., XIV, 38.
[371] Luc., XXI. 36.
[372] I. Cor., XVI, 13.
[373] Matth., XXIV, 13.
[374] I. Cor., VII, 29–31.
[375] Joan., XIV, 19.
[376] Apoc., XXII. 17, 20.
CHAPITRE XXXVI.
Contre les vains jugements des hommes.
1. J.-C. Mon fils, ne cherchez qu'en Dieu le repos de votre cœur, et ne craignez point les jugements des hommes, quand votre conscience vous rend témoignage de votre innocence et de votre piété.
Il est bon, il est heureux de souffrir ainsi; et ce ne sera point une chose pénible pour le cœur humble qui se confie en Dieu plus qu'en lui-même.
On parle tant, qu'on doit ajouter peu de foi à ce qui se dit.
Comment, d'ailleurs, contenter tout le monde? cela ne se peut.
Bien que Paul s'efforçât de plaire à tous dans le Seigneur, et qu'il se fît tout à tous377, il ne laissait pas d'être fort indifférent aux jugements des hommes378.
[377] I. Cor., IX. 22.
[378] Ibid., IV, 3.
2. Il a fait tout ce qui était en lui pour l'édification et le salut des autres; mais il n'a pas pu empêcher qu'ils ne l'aient quelquefois condamné ou méprisé.
C'est pourquoi il a remis tout à Dieu, qui connaît tout; et il n'a opposé que l'humilité et la patience aux reproches injustes, aux faux soupçons et aux mensonges de ceux qui se livraient, dans leurs discours, à tout ce que leur suggérait la passion.
Il s'est cependant justifié quelquefois, de peur que son silence ne causât du scandale aux faibles.
3. Qu'avez-vous à craindre d'un homme mortel379? Il est aujourd'hui, et demain il aura disparu.
[379] Is., LI. 12.
Craignez Dieu, et vous ne redouterez rien des hommes.
Que peut contre vous un homme par des paroles ou des outrages? Il se nuit plus qu'à vous, et, quel qu'il soit, il n'évitera pas le jugement de Dieu.
Ayez Dieu toujours présent, et laissez là les contestations et les plaintes.
Que si vous paraissez succomber maintenant, et souffrir une confusion que vous ne méritez pas, n'en murmurez point, et ne diminuez pas votre couronne par votre impatience.
Levez plutôt vos regards au ciel, vers moi, qui suis assez puissant pour vous délivrer de l'opprobre et de l'injure, et pour rendre à chacun selon ses œuvres380.
[380] Rom., II, 6.
RÉFLEXION.
Pourquoi vous inquiéter des jugements des hommes, et que vous font leurs vaines pensées? Ils ne voient tout au plus que les dehors: leur œil ne pénètre point au fond de l'âme, là où sont cachés le bien et le mal. Ne vous affligez donc point s'ils vous condamnent, et ne vous élevez point s'ils vous louent. Mais prosternez-vous devant Dieu, et dites-lui: Si vous scrutez, Seigneur, nos iniquités, qui soutiendra votre regard381? Quelques-uns s'exagèrent l'importance de ce qu'ils appellent leur réputation, et dans l'excessive chaleur avec laquelle ils la défendent, il y a souvent plus d'amour-propre que de zèle véritable. Jésus-Christ chargé d'outrages nous a donné un autre exemple: il s'est tu et n'a point ouvert la bouche382. Tous les saints ont été comme lui persécutés et calomniés. Quand on a fait ce qui dépendait de soi pour ne pas scandaliser ses frères, la conscience doit être tranquille: il ne reste plus qu'à demeurer en paix dans l'humiliation. Dieu sait tout, et cela suffit. J'estime, écrivait saint Paul aux Corinthiens, j'estime que ce m'est peu de chose d'être jugé par vous, ou par aucun tribunal humain; je ne me juge pas moi-même; celui qui me juge, c'est le Seigneur. Ne jugez donc point avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne: il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, il manifestera les conseils des cœurs, et alors chacun recevra de Dieu la louange qu'il mérite383.
[381] Ps. CXXIX, 3.
[382] Ps. XXXVIII, 10.
[383] Cor., IV, 3–5.
CHAPITRE XXXVII.
Qu'il faut renoncer entièrement à soi-même pour
obtenir la liberté du cœur.
1. J.-C. Mon fils, quittez-vous, et vous me trouverez.
N'ayez rien à vous, pas même votre volonté, vous y gagnerez constamment.
Car vous recevrez une grâce plus abondante dès que vous aurez renoncé à vous-même sans retour.
2. Le F. Seigneur, en quoi dois-je me renoncer, et combien de fois?
3. J.-C. Toujours et à toute heure, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. Je n'excepte rien, et j'exige de vous un dépouillement sans réserve.
Comment pourrez-vous être à moi, et comment pourrai-je être à vous, si vous n'êtes libre au dedans et au dehors de toute volonté propre?
Plus vous vous hâterez d'accomplir ce renoncement, plus vous aurez de paix; et plus il sera parfait et sincère, plus vous me serez agréable, et plus vous obtiendrez de moi.
4. Il y en a qui renoncent à eux-mêmes, mais avec quelque réserve; et parce qu'ils n'ont pas en Dieu une pleine confiance, ils veulent encore s'occuper de ce qui les touche.
Quelques-uns offrent tout d'abord, mais la tentation survenant, ils reprennent ce qu'ils avaient donné, et c'est pourquoi ils ne font presque aucun progrès dans la vertu.
Ni les uns ni les autres ne parviendront jamais à la vraie liberté d'un cœur pur, jamais ils ne seront admis à ma douce familiarité, qu'après un entier abandon et un continuel sacrifice d'eux-mêmes, sans lequel on ne peut ni jouir de moi ni s'unir à moi.
5. Je vous l'ai dit bien des fois, et je vous le redis encore: Quittez-vous, renoncez à vous, et vous jouirez d'une grande paix intérieure.
Donnez tout pour trouver tout, ne recherchez, ne redemandez rien: demeurez fermement attaché à moi seul, et vous me posséderez.
Votre cœur sera libre, et dégagé des ténèbres qui l'obscurcissent.
Que vos efforts, vos prières, vos désirs n'aient qu'un seul objet: d'être dépouillé de tout intérêt propre, de suivre nu Jésus-Christ, de mourir à vous-même, afin de vivre pour moi éternellement.
Alors s'évanouiront toutes les pensées vaines, les pénibles inquiétudes, les soins superflus.
RÉFLEXION.
Vous l'avez dit, ô mon Jésus: Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il porte sa croix, et qu'il me suive384; et encore: Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède, ne peut être mon disciple385. Il n'y a donc point à hésiter; il faut choisir entre le monde et vous: on ne saurait servir deux maîtres386, et vous ne voulez point de partage. Se rechercher, c'est s'éloigner de vous. Là où il reste encore quelque attache aux choses de la terre, quelque volonté propre, quelque secrète complaisance dans les dons soit de la nature, soit de la grâce, vous ne régnez pas pleinement, Seigneur, et votre amour est en souffrance. Hélas! comment peut-on, après avoir goûté la joie de votre union, refuser de s'unir plus intimement à vous? Ô faiblesse et folie incompréhensible du cœur humain! Est-il donc, ô mon Dieu, si difficile de reconnaître le néant de tout ce qui n'est pas vous, l'inconstance de notre volonté, l'incertitude de nos projets, la vanité de nos désirs, et délaisser là je ne sais quels biens stériles et misérables, une heure avant que la mort nous en dépouille sans retour? Quelles seront nos pensées à ce moment où toutes les illusions s'évanouissent? Que nous feront les choses du temps, lorsque le temps finira pour nous? C'en est fait, Seigneur, je suis résolu à consommer le sacrifice que vous exigez de ceux qui veulent vous appartenir. Qu'on ne me parle plus du monde ni de moi-même: j'ai rompu mes derniers liens; je suis mort, je ne vis désormais que de la vie de Jésus-Christ en moi: ce corps est comme le suaire qui m'enveloppe; me voilà étendu dans le tombeau, enseveli avec Jésus-Christ en Dieu387. Amen, qu'il soit ainsi!
[384] Matth., XVI, 24.
[385] Luc., XIV, 33.
[386] Matth., VI, 24.
[387] Rom., VI, 4.
CHAPITRE XXXIII.
Comment il faut se conduire dans les choses extérieures,
et recourir à Dieu dans les périls.
1. J.-C. Mon fils, en tous lieux, dans tout ce que vous faites, en tout ce qui vous occupe au dehors, vous devez vous efforcer de demeurer libre intérieurement, et maître de vous-même, de sorte que tout vous soit assujetti, et que vous ne le soyez à rien.
Ayez sur vos actions un empire absolu; soyez-en le maître, et non pas l'esclave.
Tel qu'un vrai Israélite, affranchi de toute servitude, entrez dans le partage et dans la liberté des enfants de Dieu, qui, élevés au-dessus des choses présentes, contemplent celles de l'éternité; qui donnent à peine un regard à ce qui passe, et ne détachent jamais leurs yeux de ce qui durera toujours; qui, supérieurs aux biens du temps, ne cèdent point à leur attrait, mais plutôt les forcent de servir au bien, selon l'ordre établi par Dieu, le régulateur suprême, qui n'a rien laissé de désordonné dans ses œuvres.
2. Si, dans tous les événements, vous ne vous arrêtez point aux apparences, et n'en croyez point les yeux de la chair sur ce que vous voyez et entendez; si vous entrez d'abord, comme Moïse, dans le tabernacle pour consulter le Seigneur, vous recevrez quelquefois sa divine réponse, et vous reviendrez instruit de beaucoup de choses sur le présent et l'avenir.
Car c'était toujours dans le tabernacle que Moïse allait chercher l'éclaircissement de ses difficultés et de ses doutes; et la prière était son unique recours contre la malice et les piéges des hommes.
Ainsi, vous devez vous réfugier dans le secret de votre cœur, pour implorer le secours de Dieu avec plus d'instance.
Nous lisons que Josué et les enfants d'Israël furent trompés par les Gabaonites, parce qu'ils n'avaient point auparavant consulté le Seigneur388, et que, trop crédules à leurs flatteuses paroles, ils se laissèrent séduire par une fausse pitié.
RÉFLEXION.
La plupart des hommes, dominés par les premières impressions, agissent sans consulter Dieu, et passent leur vie à se repentir le soir de ce qu'ils ont fait le matin. On doit travailler continuellement à vaincre une faiblesse si déplorable, en s'efforçant de résister aux mouvements soudains qui s'élèvent en nous. Celui qui n'est pas maître de soi court un grand péril; il est à chaque instant près de tomber. Il faut s'exercer à vouloir, à dompter l'imagination qui emporte l'âme, à soumettre le cœur et ses désirs à une règle inflexible. Mais que ferons-nous, pauvres infirmes, si nous ne sommes aidés, secourus? De nous-mêmes nous ne pouvons rien. Le Seigneur est notre seule force389: implorons-le donc avec confiance, implorons-le sans cesse: la prière de l'humble pénètre le Ciel390. Levons les yeux sur la montagne d'où nous viendra le secours391. Seigneur, Dieu de mon salut, j'ai crié devant vous le jour et la nuit392: ce pauvre a crié, et le Seigneur l'a exaucé, et il l'a sauvé de toutes ses tribulations393. Béni soit le Seigneur parce qu'il a entendu la voix de ma prière! le Seigneur est mon aide et mon protecteur; mon cœur a espéré en lui, et il m'a secouru, et ma chair a refleuri, et du fond de ma volonté je le louerai394. Tous mes os diront: Seigneur, qui est semblable à vous395?
[388] Josué, IX, 14.
[389] Ps. XVII, 2.
[390] Eccl., XXXV, 21.
[391] Ps. CXX, 1.
[392] Ps. LXXX, 7, 2.
[393] Ps. XXXIII, 7.
[394] Ps. XXVII, 6–7.