L'infâme
VIII
Pas plus tard qu'hier matin, par un beau petit soleil de novembre, un couple assez mal assorti suivait en chaise de poste la route d'Acquanera à Castelmonte. Les voyageurs étaient deux époux de rencontre, un horrible petit monsieur qui crachait le sang par la portière et une vieille demoiselle plâtrée qui achevait le petit monsieur.
L'homme (passez-moi le mot) avait trouvé quelques millions dans le cabas d'une cuisinière épousée in extremis par un célèbre coquin de la bourse. Cet argent le condamnait à faire ce qu'on appelle assez improprement la vie ; le sang ladre, vicié et vicieux de ses auteurs le condamnait à mourir jeune, et les médecins à la mode, pour se débarrasser de lui, l'envoyaient tousser son âme au fin fond de l'Italie méridionale. Il trouva du dernier galant de choisir sa garde-malade parmi les créatures dont le temps se paye le plus cher. Une demoiselle Aurélia, surnommée l'Ogre parce qu'elle avait dévoré cent cinquante petits jeunes gens, accepta la corvée moyennant une reconnaissance d'un demi-million souscrite par devant notaire.
L'Ogre était citée à bon droit comme un des êtres les plus spirituels de son espèce. Elle savait chanter après boire la poésie alliacée des Alcazars et des Eldorados, son répertoire de calembours approximatifs et de plaisanteries à trois sous la ligne étonnait les garçons de nuit dans les restaurants à la mode. Mais un tête-à-tête de deux mois épuisa toutes les ressources de son esprit, et pour trouver un sujet inépuisable elle se mit à rédiger verbalement les mémoires de son alcôve. L'affreux petit phtisique écoutait volontiers cette chronique des anciens jours, comme un roi prend plaisir à feuilleter l'histoire fabuleuse de ses ancêtres.
En sortant d'Acquanera, la donzelle avait entamé le récit de ses aventures avec le beau, le riche et le galant Lysis de la Ferrade. Elle amplifiait les folies que ce prince de la jeunesse avait faites pour ses yeux enluminés ; les fêtes, les bijoux, les terrains au parc des Princes et les autres splendeurs dont il l'avait payée ; elle contait enfin qu'elle était sur le point de vendre ses diamants, parce qu'il lui en avait promis d'autres, quand le pauvre garçon mourut assassiné par un vil spadassin. Comme elle achevait la légende du scélérat introuvable et impuni, la chaise s'arrêta devant un petit cimetière, le courrier descendit du siége et dit : Si monsieur et madame ont la curiosité de voir le tombeau d'un Français? Il est tout neuf, en marbre blanc, avec deux figures sculptées par le célèbre Pignatelli ; il a coûté deux mille ducats de Naples.
Le voyageur fit la grimace et répondit en imitant un comique du Palais-Royal :
« Si tu n'as qu'un tombeau à nous offrir, tu peux le garder pour toi, mon bonhomme.
— Viens-y, poltron, dit l'Ogre ; on ne te retiendra pas malgré toi. »
Ils descendirent, et le domestique de place entendit cet aimable dialogue :
« Ah! par exemple! elle est trop forte, celle-là! Juste au moment où nous en parlions!… On mettrait ça dans une pièce, personne ne voudrait croire que c'est arrivé.
— Dis donc, mais ce n'est peut-être pas le tien?
— Comme s'il y en avait jamais eu deux! C'est bien ça ; le nom, les prénoms, l'âge et tout. Gredin, va!
— Après? puisqu'il est mort!
— C'est égal ; je ne m'en irai pas sans dire une parole. As-tu un crayon?
— Voilà! »
L'Ogre prit le crayon, et entre les mots ci-gît et le nom du mort elle écrivit en lettres de deux pouces de haut sur un de large :
L'Infame.
A cinq cents pas du cimetière, la chaise de poste rencontra un jeune homme, une jeune fille et un enfant, tous en deuil, qui descendaient gravement la route avec des couronnes dans la main.
FIN
Coulommiers. — Typ. A. MOUSSIN