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L'infâme

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V

Il était deux heures après-midi quand M. Gautripon força la porte du jeune marquis. Lorsqu'il mit le point final au bout de sa justification, l'horloge de la salle à manger marquait deux heures trois quarts. Il n'est pas surprenant que le détail d'une vie si agitée tienne à l'aise dans un récit de quarante-cinq minutes. Je connais bien des gens, et vous aussi, qui n'en auraient pas pour un quart d'heure à conter ce qu'ils ont fait, souffert et appris en soixante ans. A part quelques exceptions, la vie humaine est surtout pleine de vide ; c'est un roman où l'éditeur met peu de texte et force papier blanc.

M. de la Ferrade écouta d'abord avec dédain, puis avec condescendance, puis avec une émotion visible la défense de son ennemi. Si la scène s'était jouée au Théâtre-Français entre un bel étourdi du grand monde, comme Delaunay par exemple, et un de ces humbles héros bourgeois que Régnier représente si dignement, le public aurait vu le fauteuil du jeune homme s'avancer par saccades jusqu'à la sellette où parlait le malheureux Gautripon ; mais le monde réel se prête mal aux effets de théâtre : il y avait une table à moitié desservie entre l'orateur et l'auditeur. Lysis était presque caché, dès le début, par une théière d'argent et une boîte de cigares ; il fumait d'un petit air impertinent et se dérobait à plaisir dans un épais nuage. Cependant son premier cigare s'éteignit entre ses doigts, il jeta le second et oublia d'en allumer un troisième. Gautripon l'avait vu d'abord nonchalamment plongé dans son fauteuil ; il remarqua que le créole se réveillait peu à peu, se redressait, tendait l'oreille, ouvrait les yeux, et se levait enfin, poussé par les ressorts d'une irrésistible sympathie.

Le jeune homme s'arrêta tout confus et comme étonné de lui-même, ne sachant plus que faire de sa main droite tendue à Gautripon, qui la regardait froidement sans la prendre.

« Monsieur, dit-il, vous me gardez rancune, et vous avez raison. Je suis un étourdi, un enfant gâté du destin, qui ne m'a jeté que des bonbons lorsqu'il vous faisait pleuvoir des pavés sur la tête, mais croyez bien que je comprends, que j'apprécie… et, pour tout dire en un mot, que je ne me pardonne pas d'avoir fait de la peine à un aussi brave homme que vous.

— Ah!… répondit Gautripon avec un soupir de soulagement. Vous me tenez pour honnête homme?

— Mieux que ça, monsieur ; je n'ai pas dit assez. Faites la part des circonstances, et songez que je n'ai ni l'habitude de tourner des compliments aux personnes de mon sexe ni l'autorité nécessaire pour décerner des prix de vertu ; mais je voudrais que tout Paris fût rassemblé autour de nous pour m'entendre, et je vous dirais, moi qui ne suis pas banal : Vous méritez l'estime, le respect, et… ma foi, oui! quelque chose de plus.

— Je n'en demande pas tant. Mes témoins sont à la porte : allons nous battre! »

Le créole recula de deux bons pas, quoiqu'il fût brave.

« Parlez-vous sérieusement? dit-il.

— Il me semble que l'affaire a pris tout le sérieux désirable depuis que vous m'honorez d'une nouvelle opinion.

— Il me semblait, à moi… je vous supplie d'excuser cette hallucination d'un cœur trop jeune… ; il me semblait tout à l'heure, quand vous entriez de plain-pied dans mon admiration, que la haine et la vengeance s'effaçaient pour ainsi dire entre nous. Je ne suis peut-être pas très-logique en ce moment, parce que l'homme ne s'émeut pas à fond sans que ses idées se troublent ; mais je sens qu'il me serait impossible de vous vouloir aucun mal, et que, s'il faut deux inimitiés pour faire deux ennemis, il en manque une.

— Et même deux, car je ne vous hais pas. La haine est chose vile. Si j'étais homme à la laisser entrer chez moi, mon récit doit vous faire comprendre que je n'aurais pas attendu jusqu'aujourd'hui. Malheureusement vous avez créé une nécessité dont nous sommes, vous et moi, les esclaves. Obéissons, et, croyez-moi, le plus tôt sera le mieux.

— Eh! que diable! on a toujours le temps de faire une sottise. Expliquons-nous d'abord, et cherchons en bonne foi s'il n'y a pas moyen de terminer l'affaire autrement. J'ai commis dans votre maison un scandale que je déplore. Tous mes amis, sans exception, m'en ont blâmé. Quant à moi, maintenant surtout, je m'en veux, je me déteste au point de me souffleter moi-même. Le passé ne nous appartient plus, je le sais : Dieu lui-même ne peut faire qu'une chose accomplie n'ait pas été, mais enfin, lorsqu'un homme de cœur est disposé à tout pour réparer une action stupide, lorsqu'il se repent, qu'il s'excuse, qu'il demande l'occasion d'effacer publiquement les dernières traces de sa sottise, y a-t-il une justice assez implacable pour lui répondre : Il est trop tard?

— Non, monsieur, et je vous jure que si vous m'aviez tenu ce langage le 24 janvier à minuit, devant les cinq ou six témoins de votre triste plaisanterie, je n'aurais pas poussé les choses plus loin. Si même le lendemain, quand Rastoul est venu ici pour la première fois, vous m'aviez accordé la réparation qui m'était due, je me serais contenté de peu, de presque rien, d'une égratignure d'épée, du sifflement anodin de deux balles, d'un mot d'excuse sur le terrain ; car enfin quel était mon but? De me venger? Fi donc! mais de protéger ma famille légale contre tous les affronts dont vous aviez donné l'exemple. Je devais à la femme et aux enfants qui portent mon nom cette garantie personnelle : une maison n'est respectable aux yeux du monde que gardée par un homme qui n'a pas peur. Vous avez déplacé la question, monsieur : en m'obligeant à vous conter ma vie, vous m'avez fait une nécessité de disputer la vôtre. Pourquoi m'avez-vous mis le pied sur la gorge? pourquoi m'avez-vous arraché par inquisition un secret qui ne doit appartenir qu'à moi? Comment n'avez-vous pas compris qu'après cette confidence extorquée, l'un de nous deux serait de trop sur la terre? Rappelez-vous l'ancien régime et ces mystères d'État, dont le moindre coûtait la vie à l'imprudent qui l'avait surpris. Vous tenez un secret aussi terrible en son genre : c'est lui qui vous condamne à mourir ou à me tuer aujourd'hui.

— Je vous en prie, monsieur, ne tournons pas au mélodrame un rôle qui jusqu'à présent est tout à votre honneur. Nous irons aujourd'hui sur le terrain, si bon vous semble ; mais le terrain n'est pas une place de Grève, et vous n'êtes pas plus mon bourreau que je ne suis votre condamné. Les armes seront égales entre nous, et je les manierai probablement avec une habitude et une dextérité qui vous manquent. Je suis assez sûr de moi, grâce à Dieu, pour limiter le mal que nous pourrons nous faire, et je vous garantis, dès à présent, que nous n'avons de testament à rédiger ni l'un ni l'autre ; mais, si légère que soit la blessure qui vous attend, je ne me consolerais pas d'avoir versé une seule goutte d'un sang si généreux. C'est pourquoi je vous offre la réparation la plus complète et la plus solennelle qu'on puisse imaginer. Voulez-vous que je rassemble ici les jeunes gens qui m'accompagnaient dans cette déplorable escapade? que j'invite à la réunion vos deux témoins et tous ceux de mes amis qui ont été, même indirectement, mêlés à l'affaire, et que je proclame devant eux mon estime, mon respect et mon regret en termes aussi nets que je le fais à l'instant? Quant au secret de cette confession que j'ai forcée, je suis capable de le garder éternellement, et vous pouvez vous en fier à moi. Je ne suis pas une femme et je ne suis plus un enfant ; vous auriez tort de me juger sur un quart d'heure de folie. Suis-je moins galant homme, à votre avis, qu'un vicaire de paroisse? On lui confie des mystères plus terribles que le vôtre, et il meurt sans en avoir lâché le premier mot. Je comprends qu'il vous fâche d'avoir un confident de votre vie héroïque ; mais vous en avez déjà deux, Mme Gautripon et M. Léon Bréchot. Vous en avez eu un troisième, M. Bréchot père, et peut-être un quatrième, à votre insu, dans la personne de M. Pigat. Rien ne prouve que ces deux vieillards, en leur vivant, ne se soient ouverts à personne ; Mme Gautripon a peut-être une amie qui sait tout, et ce serait miracle qu'un viveur débraillé comme Léon Bréchot fût le tombeau des secrets.

— Vous vous trompez, monsieur. Je sais que ni mon beau-père ni le vieux Bréchot n'ont rien dit. Quant à ma femme et à Léon, leur intérêt me répond de leur silence ; d'ailleurs ils ne me connaissent pas eux-mêmes comme je me suis fait voir à vous. Je suis entré ici avec le ferme propos de mettre mon cœur à nu et de me battre ensuite. Rappelez-vous la promesse que je vous ai demandée et que vous m'avez faite avant le premier mot de mon récit.

— Aussi, monsieur, suis-je à vos ordres ; mais si vous m'estimez assez pour croire que je ne dirai rien à mes témoins avant l'affaire, (car vous ne comptez point me garder à vue jusque-là, n'est-il pas vrai?) pourquoi supposez-vous que je bavarderais plus tard? Vous me faites jurer le secret, et vous voulez me tuer aujourd'hui même! N'est-ce pas un grand luxe de précautions? Mon silence et ma mort ne font-ils pas double emploi?

— Non, monsieur, je vous tiens pour un parfait galant homme ; mais vous êtes jeune, bien portant, et peut-être auriez-vous un demi-siècle à vivre. Pour garder un secret pendant un demi-siècle, il faut s'observer cinquante ans sans interruption ; pour le perdre, il ne faut qu'une minute d'oubli. Aujourd'hui je suis sûr de vous, car un homme de votre loyauté n'oublie pas sa promesse en deux heures, et dans deux heures un de nous sera mort.

— Vous l'avez déjà dit, mon cher monsieur, mais où diable voyez-vous ça?

— J'ai tout examiné, mes informations sont prises. Vous êtes orphelin et célibataire, n'est-il pas vrai?

— Parfaitement.

— C'est-à-dire inutile à votre famille. Vous êtes ce qu'on appelle un oisif?

— Et sans la moindre vocation pour la charrue ou la boutique.

— C'est-à-dire inutile à tout le genre humain. Votre existence est donc un mal sans compensation, et…

— Ah! pardon! mon existence est non-seulement très-utile, mais encore très-agréable à moi-même.

— Si vous y teniez tant, il fallait avoir soin qu'elle ne devînt pas menaçante pour la sécurité d'autrui.

— Mais, jour de Dieu! monsieur, qu'est-ce qui vous fait croire que je sois si malade?

— Le besoin absolu que j'ai de vous détruire.

— C'est donc de la superstition? Il faut le dire.

— Mieux que cela, monsieur : c'est de la volonté. Permettez-moi de vous faire observer qu'il est trois heures et que nous sommes en hiver.

— Oh! nous avons le temps. Voilà mon coupé dans la cour. Je pensais faire un tour au bois de Boulogne ; c'est à Vincennes qu'on ira. Mon oncle est à deux pas d'ici ; le colonel Chabot nous attend à Saint-Mandé. J'ai consigné mes troupes, comme vous voyez, en prévision des événements. A propos! vous avez des armes?

— Mon Dieu! oui ; mais, comme je n'y connais rien, je vous prie d'emporter les vôtres à tout hasard. L'armurier du passage Choiseul m'a offert ce qu'il avait de mieux ; vous en direz votre avis. Moi, je n'ai pas de préférence, et pour cause. Je crois que le ballot contient des épées, et des pistolets ; vous choisirez.

— C'est à vous de choisir, ou plutôt à vos témoins ; mais nous pataugeons si drôlement à travers tous les usages!

— Qu'est-ce que ça nous fait, si nous arrivons au but? »

Tout en causant, le marquis décrochait d'une panoplie deux amours d'épées à coquille et deux beaux pistolets de combat. Il sonna son noir, fit serrer les pistolets dans leur boîte et les épées dans son portemanteau. Gautripon le suivait et le regardait faire ; son visage exprimait une curiosité calme. Ces deux hommes descendirent l'escalier côte à côte comme deux bons amis.

« Ainsi, demanda Gautripon, c'est à moi de choisir les armes? Eh bien! je vais dire à Rastoul de demander les vôtres ; elles sont d'un travail plus soigné et naturellement meilleures que les miennes ; mais prendrons-nous l'épée ou le pistolet?

— Comme il vous plaira.

— Votre avis?

— Si j'avais l'honneur d'être votre témoin, je vous conseillerais l'épée.

— Pourquoi?

— Parce que c'est une arme intelligente.

— C'est selon l'ouvrier qui la tient… »

Ils arrivèrent ainsi jusqu'à la porte cochère. Lysis donna l'adresse du colonel à Gautripon qui la prit en note, tandis que le valet de chambre en livrée cachait les armes dans la voiture et montait sur le siége auprès du cocher. Gautripon poussa un cri de surprise en voyant son carrosse de louage abandonné sur la voie publique ; mais il ne tarda pas à retrouver ses témoins. MM. Rastoul et Monpain s'étaient lassés d'attendre ; ils prenaient quelques doses de patience chez le marchand de vin le plus proche avec le cocher de grande remise, un vieux brave, aussi fier que les bourgeois, et qui payait noblement sa tournée.

« En route! cria Gautripon. Il s'agit d'arriver les premiers. »

Les trois verres étaient pleins jusqu'aux bords ; en un tour de main, ils furent vides, et le cocher répondit :

« Présent! » avec un salut militaire.

— Ainsi, ça tient? demanda Rastoul.

— Ferme comme fer, mon brave ami. M. de la Ferrade est aussi pressé que moi d'en découdre.

— Alors, qu'est-ce qu'ils chantaient donc, ces farceurs-là?

— Il y avait un malentendu. Ces messieurs ne me connaissaient pas…

— J'en étais sûr! Ils vous ont pris pour un autre!

— Et nous allons?… dit le cocher.

— Avenue Saint-Mandé, la dernière maison à droite.

— Un joli ruban de queue à défiler ; mais, n'ayez pas peur, nous y serons avant eusse.

— C'est qu'ils y vont dans leur voiture, mon garçon, et…

— Après? Des chevaux de maître? Encore une belle marchandise que ces carcans-là! Je les brûle, moi, les chevaux de maître, et vous allez voir. Hue! les bichettes! »

Et l'attelage partit d'un train furieux. Plus d'un passant effaré crut sans doute que c'étaient les chevaux qui avaient bu.

M. Rastoul, entre deux cahots, présenta son ami Monpain, que Gautripon ne connaissait pas encore.

« Voilà le camarade qui demandait son congé avant-hier ; mais il s'est ravisé, Dieu merci!

— Je vas vous dire, monsieur Jean-Pierre : c'était rapport à mes chefs, on n'est pas son maître : mais j'ai parlé à l'aide-major, et il m'a répondu que j'étais un… enfin qu'un infirmier n'est jamais déplacé où l'on se bat, civils ou militaires indifféremment. Il n'y aurait que si M. le colonel Chabot parlait encore de faire partie carrée : là, je n'ai plus le droit, parce que ma vie appartient au pays… vous comprenez la délicatesse?

— Très-bien, dit Gautripon ; mais il n'est plus question de cela. Tout se passe entre M. de la Ferrade et moi, vous n'avez qu'à nous regarder faire.

— Pour lors, c'est tout à fait dans mes possibilités, et vous pouvez compter sur moi comme sur vous-même.

— Moi, dit Rastoul, je ne sais pas si je n'aurais pas mieux aimé le grand jeu.

— Vous auriez du plaisir à vous battre avec le colonel Chabot?

— Avec lui, non, je le respecte et je l'honore ; mais ce blanc-bec de marquis, ce mirliflore en veston de satin qui m'a fait fumer ses cigares et boire son satané vin d'Amérique, tandis qu'il complotait de vous faire passer pour une canaille ; je lui en veux, monsieur Jean-Pierre! Les honnêtes gens comme vous sont trop rares ; il ne faut pas qu'on vienne les mécaniser sans raison! Si le remplacement était admis en duel comme en guerre, sacrebleu! c'est moi qui ferais votre partie avec ce petit pointu-là!

— Merci, mon bon Rastoul ; mais il n'y perdra rien, je l'espère. Vous avez eu beaucoup d'affaires au régiment?

— Comme ça, dans les sept ou huit, entre jeunes soldats c'est moins grave que chez vous autres. Le duel est une punition qu'on inflige aux conscrits quand ils ont eu la main trop leste. On les pousse sur le terrain au nom de l'honneur et dans l'intérêt de la discipline ; mais le maître d'armes est toujours là pour arrêter les mauvais coups. Il ne s'agit pas d'abîmer un homme ; l'État n'en a pas trop, et il les paye assez cher. Eh bien! quoiqu'il n'y ait pas grand risque de vie, j'y allais comme un chat qu'on fouette dans les premiers temps. Je ne veux pas vous flatter, mais franchement j'étais moins crâne que vous. Quel dommage que vous n'ayez rien appris! avec le sang-froid que vous avez, vous seriez fort à tout comme pas un.

— Bah! le trop de science embarrasse.

— Si du moins vous aviez profité de ces trois jours pour prendre quelques leçons de combat! On dit que M. Pons en donne d'étonnantes.

— Vous savez bien, Rastoul, que j'avais affaire au magasin. D'ailleurs je crois qu'un homme résolu peut toujours prendre la vie d'un autre, et il n'y a pas de talent qui tienne contre une bonne épée emmanchée au bout d'un vrai bras. Je ne connais l'escrime que par ce que j'en ai lu dans les livres. C'est un art, paraît-il, qui consiste surtout à défendre sa peau, et subsidiairement à trouer celle d'autrui ; mais si je fais mon deuil des accidents qui peuvent m'atteindre, si je suis décidé d'avance à ne parer aucun coup, si j'applique tout mon vouloir et toute ma force à frapper devant moi, advienne que pourra, il me semble, mon bon ami, que je simplifie la question et que j'écarte les trois quarts de la difficulté. Qu'en dites-vous?

— Je dis… je dis, morbleu! que vous en parlez à votre aise, et qu'un coup droit dans l'estomac vous cloue sur place avant toute riposte. »

Monpain trouva que les discours du camarade étaient d'un style à décourager le sujet. Monpain voyait la vie en rose, comme on la voit presque toujours à travers un litre de rouge. Monpain crut donc bien faire en disant à Gautripon :

« Mon cher monsieur Jean-Pierre, si vous n'avez jamais tiré la botte, il y a pas mal à parier que vous ne rentrerez pas sans un atout ; mais ça n'est pas une raison pour se tourner le sang, et si j'étais de vous, j'aimerais mieux en courir la chance que d'y aller du pistolet. Il faut avoir vu comme moi le ravage des armes à feu pour comprendre à quel point la balle est traître et toute la gangrène qui s'ensuit. J'ai retiré des os en poussière et d'autres en bouillie ; on n'imagine pas ça dans le civil, tandis que l'arme blanche, à part la botte à fond qui traverse les organes majors et le coup de cochon qui coupe la carotide, ne fait que des boutonnières sans conséquence, que mon simple caporal vous recoudrait les yeux fermés. Par ainsi je vous exhorte de vous effacer foncièrement, si c'est possible, de porter la poitrine en errière, de rompre à force en tendant le bras et de crier : touche! à la première fraîcheur que vous sentirez du fer ennemi ; moyennant quoi, vous aurez encore bien des soupes à manger dans ce bas monde. Voilà ce que je dirais à mon propre frère, si je l'accompagnais sur le terrain. »

Gautripon répondit qu'il s'en tiendrait décidément à l'épée, et que, les armes du marquis lui paraissant meilleures que les siennes, il priait ces messieurs de les choisir.

Tout justement la voiture arrivait à la porte du colonel Chabot, et les chevaux fumants soufflaient au nez du factionnaire.

Le marquis de la Ferrade et son oncle s'arrêtèrent au même instant, perdant la course d'un tour de roue, parce qu'ils l'avaient bien voulu. Après son entrevue avec Gautripon, Lysis s'était fait conduire à l'hôtel d'Entrelacs. Il trouva le baron endormi sur un roman à la mode et plongé jusqu'à mi-jambe dans une litière de petits journaux.

M. d'Entrelacs ouvrit les yeux au bruit de la porte, et dit :

« Eh bien?

— Eh bien! mon cher oncle, bataille!

— Pas possible! Et quand ça?

— Tout de suite ; on n'attend plus que vous.

— Mais Chabot?

— Nous le prendrons en route.

— Le sait-il? voudra-t-il?

— Je suis sûr de lui maintenant, comme de vous-même.

— Il y a donc du nouveau? Est-ce que par hasard l'infâme ne serait plus infâme?

— Nous nous expliquerons en voiture. Voici votre chapeau et votre pardessus. »

Cinq minutes après, l'oncle et le neveu faisaient bonne route vers Saint-Mandé, et M. d'Entrelacs, parfaitement réveillé, disait au jeune marquis :

« Enfin, quel est donc ce mystère?

— Cher oncle, répondit Lysis, me croyez-vous capable de mentir?

— Tu ne serais pas le fils de ma sœur!

— Bien, merci. Maintenant me tenez-vous pour un de ces niais qui prennent des vessies pour des lanternes et se laissent berner par le premier venu?

— Non-dà, mais où veux-tu en venir?

— A vous dire que M. Gautripon est le plus honnête homme du monde, qu'il a les mains aussi nettes que vous et moi, que je ne lui fais pas la moindre faveur en croisant le fer avec lui, car il me vaut de reste, que mon estime est fondée non pas sur ses affirmations, mais sur des preuves visibles et tangibles qui ont passé sous mes yeux et par mes mains aujourd'hui même : mais j'ai pris l'engagement de garder son secret pour moi seul. Trouvez-vous l'homme assez justifié par mon témoignage implicite? Acceptez-vous ma parole quand je vous réponds de lui corps pour corps? Ou faudra-t-il que je viole une promesse sacrée pour vous entraîner sur le terrain?

— Tu ne violeras rien du tout, et je te suivrai aveuglément jusqu'au bout du monde. Est-ce que je n'ai pas toujours été du même avis? C'est Puchinete et Chabot qui ont alambiqué l'affaire en soulevant des questions de haute morale. J'ai dit dès le commencement : Tu dois rendre raison à l'homme que tu as insulté, quel qu'il soit. S'il ne mérite pas de croiser le fer avec nous, tant pis pour nous ; il fallait prendre nos renseignements avant de lui chanter pouilles. Mais par quel gueux de hasard as-tu trouvé le mot d'une énigme qui tient tout Paris le bec dans l'eau? »

Lysis raconta comment son adversaire était venu s'expliquer avec lui.

« Oh! oh! dit le baron. C'est d'un homme terriblement neuf en matière de point d'honneur, mais ça ne manque pas d'une certaine carrure ; j'aime assez les gens qui vont droit à leur but. Et les explications qu'il t'a données sont vraiment bonnes?

— Si bonnes, qu'après avoir tout écouté, mon premier geste a été de lui tendre la main.

— Peste! mais c'est du magnétisme, de la fascination! Le malin t'avait jeté un sort, mon garçon!

— Ce n'était qu'une admiration éclairée. Que feriez-vous, mon oncle, si vous vous trouviez en présence d'un martyr?

— Je lui demanderais sa bénédiction, mon cher ; mais tu pousses peut-être le fétichisme un peu loin.

— En quoi donc?

— En menant ton martyr à Vincennes pour en couper un morceau et faire provision de reliques.

— C'est lui qui l'exige. S'il avait bien voulu s'accommoder de mes excuses, je n'en aurais pas trouvé d'assez humbles pour lui.

— Et il refuse? Tudieu! j'ai connu des martyrs plus chrétiens que lui dans l'histoire.

— Je ne vous l'ai pas donné pour chrétien, mais pour honnête homme.

— Mais, s'il vaut tout ce que tu dis, pourquoi se cache-t-il de sa vertu comme d'un vice? J'ai lu quelques procès où l'on voit les fripons faire jurer le secret à leurs dupes.

— Oh! mon oncle…

— J'ai blasphémé? pardon! mais enfin, s'il a tant fait que de te révéler ses bonnes œuvres, d'où vient cette peur effroyable de les laisser connaître au public? Que risque-t-il à se montrer tel qu'il est? Le prix Montyon?

— Il risquerait d'anéantir le fruit de tous ses sacrifices. Le secret de M. Gautripon n'appartient pas à lui seul.

— Ah! tu m'en diras tant!

— Je ne vous en dirai pas davantage.

— Et je t'approuve ; mais que vas-tu en faire, de ce gars-là? Tu ne le vénères pas assez, je suppose, pour lui offrir ta vie sur un plat d'argent? Tu es le dernier des la Ferrade, mon cher!

— N'ayez pas peur que je laisse endommager le neveu d'un si charmant oncle. Nous nous battrons à l'épée, c'est convenu…

— Entre qui?

— Entre M. Gautripon et moi. Cela n'est pas régulier pour un liard ; mais dans l'intimité où nous étions ce matin il m'a spontanément offert le choix, et…

— Vous avez mitonné la chose en famille ; c'est étourdissant! Va toujours.

— Le malheureux n'a de sa vie touché une arme. A l'épée, je suis maître de le ménager tout à mon aise. S'il est bien sage, une égratignure. S'il s'anime trop fort, une bonne piqûre au bras droit. Son épée tombe, et alors… ma foi tant pis! je l'embrasse et je lui demande pardon!

— Rien que ça? Quel dommage qu'il n'ait pas une fille à marier!

— Je regrette sincèrement de ne pouvoir mieux réparer mes torts envers lui. Songez donc que je l'ai couvert d'ignominie sans le connaître, et que le plus noble cœur du monde est depuis quatre jours, par ma faute, traîné dans la boue de Paris.

— Tu parles comme un échappé de l'Évangile, mais tu es un gentil garçon, et je t'aime mieux dans ce rôle-là qu'à cheval sur la raison du plus fort… Voici un berlingot qui m'a tout l'air de charrier Gautripon et sa fortune. On ne dira pas que ton homme a peur de la mort, car il va se battre au galop et dans une voiture de noces. Les dépassons-nous?

— Non, cher oncle. A quoi bon humilier ces pauvres bêtes et ces pauvres gens?

— Il faut pourtant que nous voyions le colonel avant eux… Jean! suivez ce gros fiacre et arrêtez-vous avec lui, mais derrière. »

Tout le monde descendit en même temps à la porte du pavillon. M. d'Entrelacs salua Gautripon et ses témoins avec beaucoup de courtoisie ; il prit Rastoul à part et lui dit :

« Nous ne vous demandons que cinq minutes ; le temps d'aller chercher le colonel, qui doit être prêt.

— A vos commandements, monsieur le baron et la c… » Mais Rastoul s'arrêta court et lança un regard furibond à la compagnie du baron, c'est-à-dire au jeune marquis.

Les deux gentilshommes entrèrent, tandis que les trois plébéiens se promenaient sur la chaussée en soufflant dans leurs doigts. Le vent du nord était vif, il balayait les nuages et préparait une belle gelée pour la nuit.

Dans l'escalier du colonel, M. d'Entrelacs dit à Lysis :

« Il ne nous reste qu'une heure de jour, nous n'avons pas le temps de discuter avec Chabot ; mais je sais comment le prendre : laisse-moi faire. »

Le planton les introduisit dans un cabinet encombré de paperasses ; le colonel venait de donner quatre signatures à propos d'un étui d'habit et quatre autres pour un pompon de trente-cinq centimes. Il jeta la plume avec joie en voyant entrer ces messieurs.

« Mon cher ami, dit M. d'Entrelacs, nous venons vous remercier de tous vos bons offices et vous relever de faction. L'affaire est terminée en ce qui vous concerne, et nous ne voulons pas abuser de vous plus longtemps.

— Mais qu'est-ce qui s'est passé? Voilà deux jours que je n'ai vu personne.

— Il y a deux heures, mon cher, nous n'étions pas plus avancés que vous. Voici qu'à l'improviste une révélation confidentielle vient nous éclairer, nous confondre et nous montrer notre adversaire sous le jour le plus avantageux.

— Gautripon?

— M. Gautripon. Les preuves qu'on a produites à la décharge de son honneur sont d'une telle évidence qu'il y aurait non-seulement de l'injustice, mais de la cruauté à le marchander plus longtemps. Nous nous sommes donc mis à ses ordres, il nous attend en bas, et tout sera réglé avant le coucher du soleil. On comprend fort bien le scrupule qui vous tient à l'écart d'une affaire où l'un des deux acteurs vous est suspect ; nous n'avons pas le droit de communiquer nos renseignements à âme qui vive, et je n'ai pas assez d'éloquence pour faire passer en vous la conviction dont je suis plein. Il y a urgence, l'heure nous talonne ; vous ne refuserez pas de nous indiquer un bon endroit et de nous prêter un de vos soldats, si M. Gautripon ne vous paraît pas suffisamment réhabilité par l'estime de Lysis et la mienne.

— Un moment, cher ami! Comme vous y allez! Je ne suis pas au conseil de guerre, et je n'ai que faire de vos preuves. Me garantissez-vous l'honorabilité de M. Gautripon?

— Oui.

— Je serais un grand sot et le dernier des malappris, si j'allais réclamer un autre témoignage. Notre adversaire rentre dans mon estime, tambours battant, enseignes déployées, et je vais lui demander pardon des jugements téméraires que j'ai formulés sur lui.

— Colonel, dit Lysis, vous pouvez hardiment lui rendre cette justice : je vous jure que vous ne vous fourvoyez point.

— Eh bien! mes chers, qu'attendons-nous? Marchons, je suis votre homme! »

Comme il était en habit bourgeois, il n'eut pas de toilette à faire. Rastoul et Monpain l'accueillirent avec respect, mais cette fois sans timidité ridicule : ils se sentaient plus forts.

« Messieurs, dit-il, en dirigeant son coup de chapeau vers Gautripon, j'ai des excuses à vous faire. C'est par ma faute qu'une rencontre, inévitable depuis mercredi soir, a été retardée jusqu'à ce jour. Les apparences m'avaient poussé à méconnaître le caractère d'un galant homme : je le prie de considérer ma présence ici comme une réparation et un hommage. Je suis connu ; on sait que je choisis avec un égal scrupule mes adversaires et mes amis. »

Gautripon répondit à ce petit discours par un salut très-simple et très-digne, et les deux partis entrèrent dans le bois, sous la conduite du colonel. Les voitures suivaient au pas avec les armes.

On marchait depuis quelques minutes lorsque M. Chabot aperçut deux épaulettes de laine jaune dans un sentier. Il cria de sa voix la plus commandante :

« Voltigeur! »

Le soldat qui bayait aux corneilles, selon l'usage, en fouettant son mollet droit d'une baguette de coudrier, reconnut la voix de son chef et accourut.

« Mon colonel!

— Ah! c'est vous, Lerambert? Y a-t-il d'autres hommes du régiment par ici?

— Des hommes? non, mon colonel ; mais j'ai rencontré trois caporaux qui s'en allaient vers la Porte-Jaune.

— Tâchez de les rejoindre et de les amener. Tant mieux, s'ils étaient quatre! »

Le voltigeur partit comme un trait et ramena sept uniformes. Nos soldats sont désœuvrés par force, mais ils ne sont ni sots ni engourdis. Ils rejoignirent leur colonel auprès d'une pelouse neuve, limitée sur trois faces par la futaie et sur l'autre par un chemin carrossable, mais parfaitement inconnu des cochers.

« Mes enfants, dit M. Chabot, ces messieurs ont un petit compte à régler ensemble. Éclairez la position et faites que nous soyons tranquilles. Vous savez ce que parler veut dire : à vos postes, ventredieu! »

En un clin d'œil, le terrain se trouva gardé comme un polygone. Le valet de chambre de Lysis, sur un signe de son jeune maître, apporta les pistolets et les épées. Monpain se mit à déballer le bagage de Gautripon, mais Rastoul le pria de rester tranquille. Les témoins s'accordèrent sans débat, on dégaîna les épées de M. de la Ferrade, qui étaient à la fois des œuvres d'art et des instruments de précision. Jean-Pierre et le marquis jetèrent leurs habits bas, et on ne les vit trembler ni l'un ni l'autre ; il faisait pourtant assez froid.

Ce fut le colonel qui délivra les armes aux combattants. Rastoul et Monpain échangèrent des regards lamentables lorsqu'ils virent Gautripon l'épée à la main. Le malheureux, en trois secondes, tint son outil comme un cierge, comme un fouet, comme une ligne à pêcher, comme une bêche et comme une écumoire. Tandis que le jeune marquis tombait correctement en garde, l'ancien maître d'étude se carrait devant son adversaire, un bras levé, l'autre pendant, et découvert de la tête aux pieds. Vous n'auriez jamais dit un combattant, mais une cible offerte à tous les coups. MM. Chabot et d'Entrelacs, M. de la Ferrade lui-même fut sur le point de lui dire :

« Effacez-vous, que diable! quelque précaution qu'on y mette, on vous tuera malgré soi! »

Le jour baissait sensiblement, pas assez toutefois pour qu'on ne pût reconnaître un fil blanc d'un fil noir. M. Chabot mit les deux ennemis face à face, réunit leurs épées par la pointe, se rangea, se découvrit et leur dit :

« Allez, messieurs! »

A ce signal, Gautripon se jeta en arrière, recula de trois pas (car ce n'était pas rompre), et fondit en aveugle, la main basse, sur le marquis. Son élan furieux aurait peut-être déconcerté un tireur moins habile. M. de la Ferrade attendit de sang-froid cette attaque enfantine, il vit accourir le bras droit et le larda d'un coup bien ajusté qui devait l'arrêter tout net ; mais il avait compté sans l'élan formidable et le stoïcisme inouï de l'infâme. Gautripon passa pour ainsi dire à travers la lame qui lui perforait le bras droit ; il l'absorba tout entière et vint coller son biceps contre la coquille, tandis qu'il traversait la poitrine de l'adversaire et incrustait la garde de son épée sur les côtes du pauvre marquis.

L'action fut soudaine au point que les spectateurs se demandèrent un instant lequel des deux combattants était mort ; mais tout le monde comprit qu'il y avait un homme de moins, et pendant une demi-seconde plus longue qu'un siècle, on attendit si ce groupe effroyable allait tomber pile ou face. M. de la Ferrade tomba cloué en terre, et Gautripon croula sur lui.

Le même soir, vers sept heures, Émilie Gautripon s'ennuyait toute seulette dans sa chambre de satin rose. Un grand feu de poirier flambait royalement dans la cheminée, et la belle accroupie se sentait frissonner par instants entre les bras moelleux de son petit fauteuil. Deux lampes voilées de dentelle baignaient son doux visage d'une lumière plus blanche que le lait, et pourtant un observateur attentif aurait vu passer quelques ombres sur ce front pur. Elle tuait le temps par tous les procédés en usage ; elle grignotait des bonbons, s'admirait dans les grands miroirs, plaquait un accord fantastique sur son célèbre piano, le seul qu'Eugène Lami ait illustré de ses peintures ; elle feuilletait avec indolence le catalogue des diamants mis en vente par Mlle Aurélia, puis elle revenait se pelotonner au coin du feu.

Tout à coup l'aimable personne bondit vers la porte de la galerie ; elle appliqua ses petites mains sur les épaules d'un homme qui entrait sans frapper, le chapeau sur la tête…

« Qu'as-tu? s'écria-t-elle.

— Mais rien absolument.

— Tu es pâle!

— C'est qu'il gèle dehors.

— Jure-moi qu'il ne t'est rien arrivé.

— Je te le jure, là ; mais laisse-moi m'asseoir et dégourdir à ton feu les nouvelles que j'apporte.

— Ah! mes pressentiments ne m'avaient pas trompée. Il y a donc quelque chose?

— Oui, mais ne t'émeus pas. Ni toi ni moi n'avons la corde au cou. C'est lui qui s'est pris de querelle ici, mercredi soir, avec un joli garçon que je connais, une fine lame ; il vient à la salle. Ils ont pris rendez-vous ; mais ce pataud-là, au lieu de s'ouvrir à moi, est allé chercher, Dieu sait où, une paire de témoins impossibles, deux calicots selon les uns, deux caporaux selon les autres ; on m'a dit même un garçon apothicaire. C'est au cercle que j'ai eu les détails. Mon entrée avait soulevé un brouhaha ; tout le monde s'est mis à chuchoter dans les coins ; un de mes vrais amis, Geoffrin, tu sais, n'a pas voulu me laisser dans ce ridicule ; il est venu à moi et m'a dit ce qu'on racontait. Je suis furieux contre lui, qui s'embarque dans une affaire où il n'entend rien, et choisit justement un tireur de première force et un gentleman de première volée. Il se fera larder, ce qui n'est rien ; mais il sera roulé, ce qui est pire. Il paraît que ses témoins ont été trop comiques. Le fait est que depuis quatre jours on les berne de cent façons. Vois-tu d'ici notre benêt qui a pris son billet pour un drame et qui patauge en plein vaudeville? Il était temps que je fusse averti. Je vais prendre l'affaire en main, et M. de la Ferrade aura de nos nouvelles.

— Léon! tu m'as promis de ne plus exposer ta vie!

— Ma chère enfant, il est bien clair que, si tu es en cause, je n'ai pas qualité pour intervenir ; mais, comme ami de Gautripon, je peux, je dois changer le cours de cette absurde affaire. Son honneur est celui de nos enfants, que diable! nous ne souffrirons pas qu'on en fasse un plastron.

— Mais il y a du danger dans tout cela!

— Fort peu. Cependant, comme il est homme à s'enferrer, nous trouverons peut-être une dérivation qui changera la donnée et les acteurs de la pièce. Voyons, sois sage. Tu me connais, tu sais combien de fois je suis allé sur le terrain, et tu as vu si j'en ai rapporté autre chose que des égratignures. Entre deux hommes d'égale force, et je suis l'égal des plus forts, le duel n'est qu'un jeu innocent.

— Non, non, j'ai ta parole! Tu ne recommenceras pas cette vie d'aventure qui m'a presque rendue folle!

— Mais pour me protéger contre un risque imaginaire, tu exposes sa vie, à lui!

— Eh! c'est bien différent!

— Merci! » dit une voix grave qui n'était plus celle de Bréchot.

Gautripon n'avait pas écouté à la porte ; il arrivait d'un pas pénible, la manche fendue, le bras en écharpe, la main gauche appuyée sur la canne de Rastoul. Il ouvrit avec difficulté et marcha droit à sa femme et à son ami ; mais la préoccupation les empêcha de le voir, et le tapis les empêcha de l'entendre.

Émilie poussa un petit cri de commande en découvrant qu'il était blessé, et Léon dit :

« Allons, bon! voilà mon maladroit qui a encore fait des siennes! J'espère que tu n'es pas fortement égratigné, beau preux?

— Ma blessure est peu de chose. Je serai plus tôt guéri que consolé, car je viens de tuer un loyal et noble jeune homme pour assurer le repos de deux êtres qui ne le valent pas. »

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