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L'infâme

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II

Vers midi, Lysis de la Ferrade fut éveillé par son nègre, qui portait deux cartes sur un plateau. Deux cartes, je devrais dire deux carrés longs de papier doré sur tranche où l'on avait écrit à la main : « Rastoul, aux Villes-de-Saxe, rue Saint-Jacques, 254. » — « Monpain, au Val-de-Grâce. De la part de M. Jean-Pierre. »

Le jeune homme se frotta les yeux et se demanda un instant s'il n'achevait pas quelque rêve.

« Que diable est-ce que ces gens-là?

— Deux messieurs décorés.

— Ah!… prie-les de m'attendre un instant et offre-leur des journaux, des cigares, des biscuits, du vin de Xérès. »

Le nègre sortit, et le maître sauta dans un pantalon en murmurant :

« Jean-Pierre? De la part de M. Jean-Pierre? Il me semble en effet que Bréchot et les autres le désignent quelquefois sous ce nom-là. Nous verrons bien ; mais ces cartes dorées sur tranche? Où diable a-t-il pêché ses témoins et quelle espèce de chrétiens m'a-t-il envoyés? Comment l'ami de la maison n'est-il pas de la partie? Dieu sait comment ça finira, mais ça commence drôlement. »

Tout en faisant ces réflexions, il endossait une jaquette de taffetas gris-perle, ouatée et piquée comme la robe de chambre d'une petite-maîtresse. Lorsqu'il fut présentable, il passa dans son boudoir, où deux robustes gaillards boutonnés jusqu'au menton l'attendaient debout, devant le guéridon servi et intact. A leur moustache, au nœud tout fait de leur cravate, à leurs gants noirs, à la solidité de leur chaussure, à la largeur du ruban neuf qui décorait leur redingote, le marquis devina deux sous-officiers en retraite. C'étaient d'ailleurs deux beaux hommes et deux honnêtes figures.

« Mille pardons! messieurs, dit le marquis.

— Il n'y a pas d'offense, répondit l'un.

— Parfaitement, ajouta l'autre.

— Veuillez donc vous asseoir, je vous en prie.

— Nous ne sommes pas fatigués, dit le premier ambassadeur.

— Parfaitement, dit le deuxième. »

Toutefois le jeune homme insista si poliment que l'orateur de cette étrange députation finit par prendre place au bord d'un siége et que l'autre en fit autant, « ne voulant pas désobliger monsieur le marquis. »

Mais quand le maître du logis fit le geste de leur offrir des cigares, ils reculèrent avec une sorte d'effroi. Ce fut bien pis lorsqu'il les pria d'accepter une larme de son vieux vin de Xérès. Le premier témoin, M. Rastoul, rougit comme si cette politesse eût été une injure personnelle.

« Faites excuse! dit-il ; ce n'est pas pour trinquer que nous sommes ici, c'est pour vous proposer la botte. »

L'infirmier-major ouvrait la bouche pour approuver ; il l'ouvrit bien plus grande en voyant que le jeune homme lui coupait la parole et lui prenait son mot :

« Parfaitement, messieurs, dit le créole, avec une grâce exquise. Je suis tout à vos ordres, et j'accepte d'avance les propositions que vous me faites l'honneur de m'apporter ; mais l'usage n'interdit pas les rapports de courtoisie entre gens qui vont se couper la gorge, et vous pouvez accepter le vin que je vous offre sans faillir au mandat que vous remplissez si dignement. »

S'il y avait une pointe d'ironie sous la leçon, elle n'effleura pas l'épiderme des deux honnêtes sous-officiers. M. Rastoul se relâcha un peu de sa raideur, et répondit en tournant ses pouces :

« Si ça se fait…?

— Je vous assure que ça se fait.

— Eh bien! ce sera donc en vous remerciant de votre politesse. »

M. de la Ferrade emplit deux verres jusqu'aux bords, et laissa tomber quelques gouttes dans le sien. Les deux sous-officiers trinquèrent ensemble et avec l'ennemi. Chacun d'eux vida son verre d'un trait, après quoi M. Monpain prit un mouchoir à carreaux bleus dans le fond de son chapeau et s'essuya la bouche, tandis que M. Rastoul épongeait ses deux moustaches en les tirant par un geste tout guerrier.

Ils acceptèrent ensuite les cigares et le feu que M. de la Ferrade leur offrit de ses mains blanches.

« Et maintenant, messieurs, dit le jeune homme, je vous écoute.

— Monsieur le marquis, dit Rastoul, parlons peu, mais parlons bien. M. Jean-Pierre est un digne homme.

— M. Gautripon, voulez-vous dire?

— M. Gautripon si vous voulez. Chez nous, on ne l'appelle que M. Jean-Pierre. Il paraît que vous lui avez fait… je suis trop poli pour dire une crasserie, mais enfin… une chose qui ne se fait pas. Il nous a dit, à moi et à mon camarade, qu'il voulait aller sur le terrain, et du moment que M. le marquis paraît être consentant de s'aligner, l'affaire peut marcher rondement, d'autant plus, je vous l'avouerai, que nous n'avons pas trop de temps, moi et mon camarade, attendu les permissions, qui ne s'obtiennent pas comme on veut.

— Effectivement, dit le camarade. Tant qu'aux armes, je sais où l'on pourrait se procurer des lattes, des fleurets, des pistolets de cavalerie, enfin tout.

— Ne vous donnez pas tant de peine, messieurs. J'ai des armes, et si vous les récusiez par hasard, les armuriers sont là. A ce que je comprends, vous êtes militaires?

— J'ai ma pension réglée, dit Rastoul. Maintenant je suis aux Villes-de-Saxe, ouvreur.

— Plaît-il?

— C'est moi qui me tiens à l'entrée du magasin et qui ouvre la porte aux dames. Il n'y a pas de sot métier, et on recherche les légionnaires pour ça, vu que ça pose une maison.

— J'entends, monsieur. Encore une larme de ce vin de Xérès, je vous prie. Vous m'excuserez d'ailleurs si je cherche à deviner par quel concours de circonstances M. Gautripon, que vous appelez Jean-Pierre, a été conduit à mettre ses intérêts entre vos mains : non qu'il pût s'adresser à des personnes plus dignes, mais le rang qu'il tient dans le monde, la fortune…

— Pardon, monsieur le marquis, les explications nous sont interdites. Si je vous ai mis au courant de mes affaires, ça n'est pas une raison pour que je vous conte les siennes, dont au reste j'ignore foncièrement. Je sais qu'il est un digne homme et qu'il nous a donné la commission de vous mener sur le pré. Si vous n'en voulez pas, dites-le ; M. Jean-Pierre saura ce qui lui reste à faire.

— C'est bien ça, dit l'infirmier. Des explications après coup, il n'en faut plus. Bon, si on s'expliquait avant : on aurait peut-être la main moins leste.

— Plaît-il?

— On ne taperait pas, quoi!

— Vous croyez donc qu'il y a eu des voies de fait échangées entre nous? »

M. Rastoul devina que la seule phrase prononcée par son camarade avait été une sottise, et se hâta de tout réparer.

« Monpain vous dit, monsieur le marquis, que ceux qui parlent trop vite tapent souvent en paroles, sur le tiers et le quart. »

Le créole sourit dans sa moustache et reprit :

« Allons, messieurs, avouez franchement, en loyaux militaires, que vous ne savez pas le premier mot de la querelle?

— Eh bien! oui, je l'avoue, répondit Rastoul. Après? S'il ne nous a pas plu de savoir pourquoi M. Jean-Pierre y allait? Je sais que je l'estime, que vous lui avez manqué, et qu'il est pressé d'en découdre. Ça me suffit, à moi, et à mon camarade.

— Parfaitement, dit l'infirmier.

— Alors, messieurs, je m'abandonne au cours des événements sans plus chercher le mot d'une énigme qui commençait à m'intriguer. Mes témoins seront chez vous dans une heure. Vous plaît-il de les attendre aux Villes-de-Saxe, rue Saint-Jacques?

— Ah! mais non! s'écria M. Rastoul, c'est cela qui ferait un grabuge à tout casser!

— Alors au Val-de-Grâce, chez M. Monpain?

— Eh! diantre non! dit Monpain. Si vous croyez que le Val-de-Grâce est fait pour des esclandres pareils!… Il faudrait prendre rendez-vous chez quelqu'un… Où? chez Fignot par exemple…

— Non! dit Rastoul. Des messieurs comme ces messieurs ne seraient point à leur place dans un cabinet de marchand de vin. Tenez! monsieur le marquis, si ça vous était égal, nous irions chez messieurs vos témoins nous-mêmes, et de cette façon-là tout serait décidé en deux temps.

— A votre aise, messieurs. J'aurai l'honneur de vous mettre en relation avec le vicomte d'Entrelacs, mon parent, et le général Puchinete, un étranger de distinction. Il est une heure, ces messieurs doivent déjeuner ensemble à l'hôtel d'Entrelacs, rue de la Ville-l'Évêque, à deux pas d'ici. Permettez que j'écrive l'adresse, et agréez mes excuses pour vous avoir retenus si longtemps. »

Les deux légionnaires étaient déjà dans l'escalier quand le nègre descendit quatre à quatre et les pria de rentrer un moment chez son maître.

« Messieurs, dit le créole, un contre-temps dont je suis pour le moins aussi désolé que vous-mêmes! Veuillez lire le billet qu'on vient de m'apporter. »

La lettre était de M. d'Entrelacs, et voici ce qu'elle disait :

« Mon cher Lysis, le diable s'en mêle. J'ai vu le général hier soir ; il m'a refusé net pour des raisons assez délicates, que je comprends sans les adopter. Comme le temps pressait un peu, je me suis rabattu sur le premier gars un peu solide que j'ai trouvé à ma main : c'était Gérand. Autre histoire! Il m'oppose une fin de non-recevoir qui, bien que curieuse et digne d'être méditée, ne supporte pas la discussion. Je me retourne immédiatement et je tâte en moins d'une heure Violin, Patry, Sinalis, Randot, Morhange, Lespinois ; tous, mon cher, sans en excepter un, m'envoient au diable, et jurent que rien au monde ne les décidera à figurer dans une affaire Gautripon. Morhange s'est prononcé si carrément, et j'étais moi-même monté à un tel diapason, que nous avons failli déplacer le problème. Somme toute, je suis rentré bredouille, et ce matin encore, après avoir couru tout Paris, réveillé une demi-douzaine d'honnêtes gens et rompu un fagot de lances, je demeure le seul témoin sur qui je puisse compter, mais je ne me tiens pas pour battu : le temps de manger un morceau, et je reprends la campagne. Cherche de ton côté, et si tu reçois la visite, fais en sorte d'ajourner l'entrevue à six heures du soir ou à demain midi. A tout événement, viens dîner avec ton vieil oncle et ton solide ami,

César d'Entrelacs. »

M. Rastoul lut attentivement la lettre et la rendit en disant : « C'est drôle que des personnes comme il faut se fassent tant prier quand elles ne risquent rien. Moi et Monpain, nous avons dit oui tout de suite, et pourtant si ça se savait, je perdrais peut-être ma place, et il irait pour sûr au bloc. Enfin! chacun son idée. Nous allons rentrer chacun chez nous, et nous reviendrons demain à midi avec votre permission. Si les messieurs pouvaient s'y trouver par complaisance, nous monterions le coup pour dimanche, et de cette façon l'ouvrage ne souffrirait pas. »

Sur cette réflexion, il se retira poliment comme il était entré, et poussa son camarade devant lui.

Eux partis, le jeune homme resta un peu troublé et médiocrement satisfait de lui-même : non qu'il se reprochât d'avoir prolongé l'entrevue au delà des limites normales et fait jaser deux braves gens ; sa curiosité lui semblait légitime. Est-ce que tout n'est pas permis pour pénétrer de tels mystères d'infamie? En présence des coquins triomphants qui éclaboussent la foule honnête, l'homme de bien se sent investi d'un pouvoir discrétionnaire, sa conscience l'institue juge d'instruction ; mais il eût fallu, pour bien faire, que l'enquête n'arrêtât pas l'action. Le marquis s'était trouvé beau, tandis qu'il dirigeait le débat d'un air dominateur, s'intéressant aux détails les plus singuliers de l'affaire et reléguant au second plan le duel, cette vétille et cette banalité. La lettre de M. d'Entrelacs altérait quelque peu la physionomie du rôle : en ajournant la rencontre, elle prêtait à ce petit interrogatoire si leste et si fier une couleur de temporisation. M. de La Ferrade se demanda avec une sorte d'angoisse quelle opinion les deux légionnaires emportaient de lui. Un homme de cœur n'est jamais insensible à l'estime des honnêtes gens, quelque supériorité qu'il s'arroge sur eux en lui-même. Celui-ci aurait mieux aimé recevoir cent coups d'épée à la fois que d'entendre ces simples mots prononcés par un garçon de boutique : « Le jeune homme cause bien, mais il n'est pas pressé d'en découdre. » La seule idée que deux hommes pourraient le mal juger pendant vingt-quatre heures lui fit bouillir le sang ; il allait et venait, relisant la lettre et se creusant la tête pour savoir où trouver M. d'Entrelacs. Il songea un moment à se passer de son oncle et de tous les gens raisonnables que le vicomte avait dans son intimité. Faire seller un cheval, courir au bois de Boulogne et arrêter deux fous de son âge, par exemple, deux compagnons de son équipée nocturne, c'était l'affaire d'un instant ; mais il avait cent raisons de ménager cet oncle, qui était presque toute sa famille : d'ailleurs rien ne prouvait que M. d'Entrelacs n'eût pas trouvé depuis midi l'homme qu'il cherchait. Cependant, par quel complot de hasards ce recrutement du deuxième témoin était-il devenu si difficile? « Mon oncle a vingt amis qui sont les miens, et pas un dans le nombre ne consent à marcher avec nous! Est-ce parce que j'ai tort? Parbleu! je le sais bien. J'ai fait une gaminerie, soit ; mais dès que je m'offre à la réparer comme un homme, l'amitié les oblige tous à me prêter les mains. Non! s'ils se font prier, c'est parce qu'il leur répugne d'avoir affaire à Gautripon. Mais les mille ou quinze cents personnes qui se gobergeaient chez lui, pas plus tard qu'hier au soir, n'ont certes pas la même excuse. Et que le diable m'emporte si ce vieux muscadin de Puchinete n'y était pas! Ah! tant pis! j'en aurai le cœur net, puisque le iénéral ne sort jamais avant trois heures!

Il s'habilla et se fit mener rue Balzac, chez le vénérable ami de son oncle. Le général Puchinete, qui vit encore, est un riche émigré péruvien. N'était son accent, on le prendrait pour un Français de 1781. Les écrivains du dix-huitième siècle, qu'une importation presque récente a popularisés dans l'Amérique du Sud, ont été ses maîtres favoris. Sa mémoire est farcie de petits vers badins que personne en France ne sait plus ; il les roucoule galamment à l'oreille des dames, et cette poésie aux couleurs effacées a pour plus d'une le charme rétrospectif des éventails pâlis. Dans les réunions d'hommes, il débite volontiers des tirades éloquentes sur les libertés imprescriptibles de ceux-ci et les iniquités incorrigibles de ceux-là. Belles façons, le geste harmonieux, le menton ras, la tabatière en main, la bonbonnière en poche, jabot souple et manchettes coquettement fripées, il poudrerait sa tête, si le temps ne s'était chargé de la besogne ; au demeurant, le plus galant homme du monde, et vous allez en juger.

« Mon garçon, dit-il au marquis, je t'attendais. Oui, je t'aurais consigné dès demain à la porte de mon cœur, si tu n'étais pas venu de prime saut me chercher querelle. Te voilà furieux, c'est parfait. Noble courroux! laves brûlantes de la jeunesse! Goûte-moi ces violettes pralinées, et dis-moi si mon confiseur n'a pas cristallisé le printemps en personne.

— Général, tout à l'heure deux braves gens sont venus chez moi. Je leur ai offert du vin de Xérès comme vous m'offrez des bonbons, et ils m'ont répondu : « Nous ne sommes pas ici pour goûter votre vin, mais pour savoir si vous avez du sang dans les veines. » Je leur ai dit : « A vos ordres! » et je leur ai donné l'adresse de deux hommes en qui je croyais comme en Dieu. Mais devinez un peu la honte qui m'était réservée?

— Enfant! Ce n'était pas une honte, c'était une leçon.

— Vous me permettrez de vous dire qu'il n'est plus d'écoliers à mon âge.

— Tarare! Écoute-moi. Je suis d'avis que tu dois une réparation par les armes, et je me fais non-seulement un devoir, mais une fête de t'accompagner sur le terrain…

— Alors!…

— Patience! Et si j'ai un regret, c'est que la mode ne soit plus d'intéresser les témoins dans la partie ; mais, cher ami, l'affaire est si malencontreusement engagée que l'honneur nous commande de l'asseoir sur une autre base. Je l'ai dit hier soir à ton oncle, et il n'a pas trouvé un mot à répondre. Tu es un gentilhomme, et le sieur Gautripon est un vilain…

— Très-vilain ; mais qu'importe?

— Il importe que vous restiez chacun dans votre rôle. Or si demain l'on disait à Paris que deux messieurs se sont rencontrés à propos d'une femme, que le sieur Gautripon se battait pour elle et le marquis de La Ferrade contre elle, c'est le marquis, mon cher, qui serait un vilain, et le vilain qui deviendrait un gentilhomme. Comprends-tu?

— Il s'agit pardieu bien de Mme Gautripon! C'est le mari que j'ai insulté, c'est lui qui me provoque, c'est contre lui que vous refusez de me conduire sur le terrain!

— Cher ami, les jeunes gens n'ont pas le coup d'œil juste, et la preuve, c'est que tu as cru n'encourir qu'un coup d'épée en touchant au lit d'une femme. Tu as commis un crime de lèse-faiblesse et mérité un blâme autrement redoutable que toutes les vengeances des maris. La femme doit passer avant tout, et dès que tu l'as effleurée, le mari recule au second plan.

— Alors, quoi? Qu'ai-je à faire pour réparer mes torts envers cette poupée?

— Rien que de mettre sa personne hors de cause et d'arranger une autre querelle avec son mari. C'est ce que j'ai dit à ton oncle, et s'il avait voulu m'écouter, nous aurions déjà fait les trois quarts du chemin. Gautripon ne manquerait pas de se prêter à la chose…

— Il est si complaisant!

— Laisse sa complaisance en paix, et cherchons un prétexte avouable. Il n'en manque pas, Dieu merci! Le jeu, les paris de course, le ballon d'une danseuse, la politique, une théorie littéraire, la couleur d'une cravate ou la coupe d'un gilet, tout est matière à querelle pour deux hommes qui veulent et qui doivent se rencontrer.

— Vous croyez cela, vous? mais Gautripon n'est d'aucun cercle, il ne fréquente aucun théâtre, il ne joue pas, ne parie pas, ne discute pas, ne parle pas, et l'on ne sait par où le prendre, excepté par sa femme, que l'on prend comme on veut! Que fait-il? où va-t-il? où se tient-il, ce personnage ténébreux qui traverse la vie comme l'égout collecteur traverse les dessous de Paris? Lui savez-vous une habitude? lui connaissez-vous un ami? Devinez quels témoins ce monsieur m'a envoyés tout à l'heure? Un garçon de magasin et un infirmier du Val-de-Grâce, un matassin d'hôpital! »

Le général ouvrit de grands yeux, et s'apprêtait à demander les détails de l'entrevue, quand M. d'Entrelacs fit son entrée avec le colonel Chabot.

« C'est encore moi, dit-il au général Puchinete en lui tendant la main. Tiens! Lysis avec vous! A merveille! nous ferons d'une pierre deux coups. Ton affaire se corse, mon enfant. Voici Chabot qui soutient une thèse nouvelle, et nous défend de dégaîner sous aucun prétexte. Entendez-vous, général, sous aucun prétexte!

— Pour le coup, dit le Péruvien, c'est moi qui vais être étonné.

— Et moi donc! s'écria M. de La Ferrade. En vérité, messieurs, j'admire que vous preniez si grand soin de ma peau. Suis-je un fils de famille élevé dans le coton? Oubliez-vous que j'ai mené à bonne fin une demi-douzaine d'affaires? »

Le colonel Chabot coupa la tirade par un geste d'une autorité irrésistible.

« Monsieur, dit-il, c'est justement votre courage, votre habitude des armes et vos preuves trop souvent faites qui autorisent le débat. Si vous étiez un jouvenceau tout neuf et sujet à caution, nous ferions peut-être la sottise de vous conduire sur… Eh bien, non! pas même alors! Le duel est une affaire d'honneur, sacrebleu! Il faut donc des gens d'honneur pour jouer la partie. Avant de se mesurer avec un homme, on doit prévoir deux choses : la première, c'est qu'on peut être obligé de faire prendre de ses nouvelles ; la seconde, c'est qu'on peut être conduit à lui serrer la main. Serrer la main d'un Gautripon! envoyer chez un Gautripon!

— Mais, colonel, j'y suis allé moi-même, et M. Puchinete aussi.

— Pour vous amuser, soit ; cela n'engage à rien. Est-ce que mes soldats ne vont pas se distraire où bon leur semble? Est-ce qu'ils ne se querellent jamais après boire avec les Gautripons de Vincennes? Est-ce qu'on leur permettrait de dégaîner sur le terrain contre ces débitants d'honnête hospitalité?

— Le cas est différent : ils payent.

— Moins cher que vous, monsieur, car ils ne donnent que leur argent, et vous prêtez l'éclat de votre nom et le prestige de votre personne aux soirées de ce faquin-là! Confiez-moi le soin de votre honneur : vous ne craignez pas, je suppose, qu'il périclite entre mes mains?

— Non, colonel ; mais encore est-il bon que je sache où vous voulez en venir.

— Je veux savoir d'abord si cet homme est ou n'est pas le marchand de sa femme. Et ce n'est pas moi seul qui suis pris de cette curiosité ; le grelot que vous avez attaché hier soir a fait du bruit dans le monde. Avez-vous vu comme tous vos amis et ceux de M. d'Entrelacs se sont récusés unanimement? Vingt-quatre heures plus tôt, vous auriez eu des témoins à choisir par douzaines. C'est que le problème n'était pas posé. Il l'est maintenant, grâce à vous, et chacun sent qu'il faut attendre et se tenir en garde jusqu'à ce qu'il soit résolu. Il y a un fond de pudeur sous la légèreté parisienne, mon cher. On tolère longtemps le luxe inexpliqué d'une maison amusante, on se jette les yeux fermés dans un courant de plaisirs sans demander si la source en est pure ; mais qu'une seule voix se mette à crier gare, c'est un sauve-qui-peut général. Le signal est donné ; Paris veut avoir le cœur net de cette mystérieuse opulence ; il faut que ce monsieur nous dise où sont les capitaux dont il étale impudemment le revenu. C'est à nous de l'interroger ; sa provocation nous donne un droit illimité d'enquête. Comment! un homme n'est pas admis au club sans justifier de ses moyens d'existence, on veut savoir où sont ses terres ou ses actions avant de jouer le whist avec lui, et l'on irait jouer la grosse partie au jeu de l'épée avec un gueux qui a peut-être toutes ses fermes dans l'alcôve de la Gautripon! »

M. d'Entrelacs prit la parole.

« Mais, colonel, dit-il, est-ce qu'il n'est pas trop tard pour demander des comptes? N'êtes-vous pas d'avis que Lysis, en insultant cet homme, a renoncé au droit de le discuter? Je pense comme vous que les honnêtes gens doivent choisir leurs adversaires, et qu'il ne faut pas se commettre, même sur le terrain ; je doute cependant qu'on puisse repousser un cartel par la question préalable, lorsqu'on a dit et fait la veille ce que nous avons fait et dit hier soir.

— Eh! cher ami, le procureur impérial en dit bien d'autres aux vauriens qu'il traîne en justice! Et si messieurs les scélérats prétendaient se réhabiliter en provoquant le magistrat qui les accuse, le genre humain tout entier se lèverait dans un immense éclat de rire.

— Nous ne sommes pas au Palais.

— Non, mais les vilenies que le Code a oublié de punir sont toutes du ressort de l'opinion publique.

— J'entends, mais que voulez-vous faire? car il est impossible que nous en restions là.

— Je veux mettre Gautripon en demeure de se débarbouiller publiquement, et, s'il ne trouve pas assez d'eau dans la Seine, nous jouerons le jeu de Florence! »

MM. d'Entrelacs, Puchinete et la Ferrade se regardèrent en ouvrant de grands yeux. Évidemment, le jeu de Florence était pour eux lettre close. Le colonel comprit leur silence et s'expliqua.

« Un Français, galant homme s'il en fut, est insulté publiquement aux cascine de Florence par un compatriote qui, à tort ou à raison, passait pour un faussaire et un escroc. L'insulté, qui avait fait ses preuves, et plutôt dix fois qu'une, se détourne froidement vers un grand seigneur russe qui accompagnait son agresseur, et lui dit :

« Monsieur, on ne peut chercher querelle à un homme qui n'est pas net ; mais, puisque vous garantissez celui-ci en l'honorant de votre compagnie, je compte que vous allez vous couper la gorge avec moi. » Voilà la marche à suivre. Nous nous trouvons demain au rendez-vous, nous soumettons le cas aux témoins de Gautripon : ils prennent fait et cause pour leur commettant ; M. de la Ferrade en choisit un, et, pour donner plus de corps à l'affaire, je me charge de l'autre. »

Le jeune homme allégua l'humble condition des témoins, qui rendait, selon lui, cet arrangement difficile.

« Pourquoi donc? dit le colonel. Mon jeune ami, depuis 89, il n'y a plus que deux classes dans la société : les honnêtes gens et les coquins. Ceux dont vous me parlez ne sont assurément pas à la solde de leurs femmes ; il n'y a pas raison pour qu'on dédaigne de s'aligner avec eux. Deux sous-officiers légionnaires! Peste! vous êtes bien dégoûté! J'en prends un de confiance : le garçon de magasin, mon grade ne me permettant pas d'avoir affaire à l'autre. Dame! j'aimerais mieux croiser le fer avec des hommes de notre monde…

— Et moi donc! riposta vivement le créole. Comprend-on par exemple que Bréchot reste à la cantonnade lorsque Gautripon est en scène?

— Bien parlé! dit le Péruvien, d'autant plus que Bréchot est une fine lame, tandis que Gautripon n'a jamais mis le pied dans une salle de Paris ; mais tu oublies que Bréchot n'a pas pouvoir pour défendre la femme d'un autre :

Un insolent parlait mal de ma belle ;
Je la vengeai. Qui périt? Ce fut elle.

Si tu tiens à régler ce compte avec Bréchot, il ne boudera pas ; mais il faut en revenir à ma première idée, prendre un prétexte et mettre la femme en dehors à tout prix. »

La discussion se prolongea jusqu'au dîner et même après, car ces messieurs dînèrent ensemble. En fin de compte, le plan du colonel Chabot prévalut, moins par son mérite intrinsèque que par l'autorité de l'inventeur.

Le colonel Chabot n'était autre que cet ancien capitaine qui survécut à toute sa compagnie et monta positivement seul à l'assaut du fort de Boghar. La colonne d'attaque, qui le suivait à cinq grandes minutes d'intervalle, le trouva adossé contre un vieux mur et piquant dans un tas d'Arabes avec le sang-froid d'un cuisinier qui larde ses perdrix. Par miracle, il n'avait que des blessures légères, et le père Bugeaud l'envoya porter à Paris les clefs de la place. Décoré de la propre main du roi, il avait fait son chemin par une série de coups d'éclat, et toute l'armée disait qu'il serait arrivé plus haut sans ses duels, la tournure paradoxale de son esprit et l'inflexible roideur de son caractère.

Ce qu'il avait perdu comme avancement, il l'avait regagné en popularité. C'est pourquoi le lendemain à midi les malheureux témoins de Gautripon tressaillirent jusque dans leur moelle aux deux syllabes de son nom.

Ils s'étaient présentés plus crânement que la veille, soit que la réflexion leur eût monté la tête, soit que Jean-Pierre leur eût mis le feu sous le ventre. Le simple coup de sonnette qui annonça leur arrivée indiquait nettement la résolution d'en finir.

« Messieurs, leur dit le jeune créole, j'ai l'honneur de vous présenter le colonel Chabot et le vicomte d'Entrelacs, qui ont mes pleins pouvoirs pour débattre l'affaire avec vous. Prenez place ; je me retire. »

De ce petit discours, les deux légionnaires n'entendirent qu'un mot. Rastoul laissa tomber son chapeau et ne songea pas même à le reprendre. Monpain jeta le sien sur un divan ; l'un et l'autre avancèrent à l'ordre machinalement, comme deux statues ambulantes ; leurs petits doigts cherchaient sous les plis de la redingote la couture de leur pantalon.

L'habitude est plus forte que tous les raisonnements du monde. Le colonel lui-même oublia qu'en vertu de la circonstance ces braves gens devenaient ses égaux.

« Rastoul! dit-il d'une voix brusque.

— Présent! mon colonel.

— Dans quel régiment avez-vous servi?

— Au 3e léger, 78e de ligne. Engagé volontaire du 10 septembre 1826, réengagé le…

— C'est bon. Où avez-vous gagné ce ruban-là?

— A l'Isly, mon colonel, en prenant un drapeau.

— Tudieu! ce n'est pas de la petite bière! Pourquoi n'avez-vous pas avancé?

— Faute d'instruction, mon colonel.

— Combien de fois avez-vous été cassé?

— Pas une, mon colonel.

— Comment avez-vous pu vous décider à monter la garde devant une boutique?

— Il faut vivre, mon colonel.

— La pension et la croix ne vous nourrissaient donc pas?

— J'ai une femme et deux enfants.

— Et vous, Monpain, vous êtes encore au service?

— Parfaitement, mon colonel ; mon temps finit dans dix-huit mois.

— Ce n'est pas à l'hôpital que vous avez attrapé la croix?

— Non, mon colonel ; c'est à l'Alma.

— Dans les ambulances?

— Oui et non, mon colonel ; je suis allé au feu chercher le commandant Trochard, et je l'ai rapporté sur mon dos.

— Allons! vous êtes encore un brave homme, vous! Il y a de fières gens dans notre armée. Et dire, mon cher d'Entrelacs, que, sans nous, ces deux gaillards s'éclaboussaient jusqu'à l'échine dans le bourbier d'un Gautripon! »

Il remplit deux verres au ras du bord et dit aux sous-officiers d'un ton de commandement :

« Attention! buvez-moi ça! »

Ils ne se firent prier ni l'un ni l'autre.

« A votre santé, mon colonel! dit Rastoul.

— Et la compagnie, » ajouta Monpain.

M. d'Entrelacs salua de la tête ; mais il avait du mal à garder son sérieux ; car c'était bien la première fois qu'il voyait une affaire d'honneur menée ainsi tambour battant.

Le colonel se mit à cheval sur une chaise, aspira deux bouffées de cigare, et lorgnant à travers la fumée les deux légionnaires debout :

« Ah çà! dit-il, mes enfants, qu'est-ce que vous venez faire ici? »

Monpain se retrancha timidement derrière le camarade.

« Moi, je ne sais rien, dit-il ; je ne connais pas même M. Jean-Pierre. C'est Rastoul qui est venu me chercher, et j'ai dit oui par obligeance. Vous savez bien, mon colonel, qu'un militaire ne peut pas refuser ce petit service-là.

— C'est selon les personnes qui le demandent. Et vous, Rastoul, connaissez-vous M. Gautripon?

— Oui, mon colonel, et je mettrais ma main au feu…

— Pas si vite! on se brûle. Nous ne sommes pas ici pour jeter notre estime en l'air. Il y a quarante-huit heures, pas vrai, que vous fréquentez ce cadet-là?

— Moi, mon colonel? Il y a plus de quatre ans.

— Et vous l'avez bien rencontré six fois en quatre années, hein?

— Mais je l'ai vu presque tous les jours, mon colonel, comme j'ai l'honneur de vous voir en ce moment ici.

— Ne pas confondre!… Moi je vous dis, Rastoul, que vous avez pu le rencontrer souvent, mais que vous ne l'avez jamais connu.

— Il en sera ce que vous voudrez, mon colonel. Nonobstant…

— Quoi?

— J'aurais les yeux bandés en face de douze canons de fusil, et je dirais que M. Jean-Pierre est un brave homme.

— Mais, tête de clou que vous êtes! il y a vingt-quatre heures, vous ne saviez pas seulement son vrai nom!

— Mon colonel, on peut connaître les gens sans savoir les sobriquets qu'ils ont par ailleurs. Son vrai nom chez nous, c'est Jean-Pierre, et tous les gens du quartier vous diront comme moi.

— Ah! ah! les gens du quartier! Et qu'est-ce qu'on dit de sa femme dans votre quartier, monsieur Rastoul?

— Nous ne lui en connaissons aucune, mon colonel.

— Il est pourtant marié, et rudement, j'ose le dire.

— On dit tant de choses, mon colonel!

— On n'en dira jamais autant qu'il y en a, sergent! Lui connaissez-vous un métier, à votre homme?

— Oui, mon colonel.

— Il en a un propre en effet!

— Dame! tout le monde ne peut pas être sénateur. M. Jean-Pierre est employé.

— Aux menus plaisirs de la France!

— Je n'y suis plus, mon colonel.

— Lui savez-vous un domicile?

— Oui, mon colonel, rue de Ponthieu, dans une petite maison bien tranquille.

— Non, Rastoul, aux Champs-Élysées, dans un hôtel de trois millions!

— Mais, mon colonel, j'y suis allé, c'est au cinquième!

— Et moi j'ai passé cent fois devant la porte cochère, c'est un palais! Avez-vous une idée de ce qu'il gagne par an, votre Jean-Pierre?

— Mon colonel, ça va dans les trois mille ; il me l'a dit.

— Trois mille francs? C'est à peu près ce qu'il mange tous les jours.

— Tous les ans?

— Tous les jours! Sa dépense annuelle est d'un million selon les uns, de quinze cent mille francs selon les autres, mettons douze cent mille, et n'en parlons plus.

— Mais où prendrait-il ça, mon colonel?

— Voilà précisément ce que nous sommes curieux de savoir, mon brave, et c'est pourquoi nous avons tiré l'affaire en longueur. Vous ne supposez pas que nous ayons peur de Jean-Pierre?

— Oh! mon colonel!

— Mais nous craignons d'attraper des puces en nous frottant à un chien.

— M. Jean-Pierre! un chien!

— Moins encore, s'il est ce qu'on dit… Et non-seulement je défendrais à mon ami de le toucher avec l'épée, mais le bâton serait encore une arme trop noble pour sa peau.

— Mon colonel! mon colonel! vous me faites dresser les cheveux sur la tête. Qu'est-ce qu'on a donc pu dire qu'il était, le malheureux garçon?

— On ne suppose pas, on sait qu'il est le complaisant d'une jolie femme, un mari qui spécule sur sa honte, un volontaire du déshonneur! Comprenez-vous, Rastoul? Voyez-vous quelle campagne vous alliez faire, si je ne vous avais barré le chemin?

— Je comprends trop, mon colonel, et je vous demanderai la permission de m'asseoir devant vous, attendu que les jambes me manquent. C'est pourtant un bien honnête homme que M. Jean-Pierre, et l'empereur lui-même ne m'ôterait pas ça de l'esprit!

— Mais puisque vous ne savez pas le premier mot de ses affaires! Informez-vous, au moins!

— Auprès de qui, mon colonel?

— Eh! posez-lui la question à lui-même! Demandez-lui pourquoi il étale aux Champs-Élysées une fortune dont il se cache ailleurs comme d'un crime? Répétez-lui tout ce que vous venez d'entendre sur son compte, et selon la réponse on agira. Vous faut-il quarante-huit heures? Prenez-les. Si vous nous apportez une explication satisfaisante, non-seulement nous conduirons M. de la Ferrade sur le terrain, mais je ferai moi-même amende honorable avant l'affaire et devant vous. Si par hasard les raisons de cet individu vous semblent bonnes, mais qu'il ne vous soit pas permis de nous les communiquer, alors je vous autorise à répondre de votre ami corps pour corps, et moi, mon brave, je fais votre partie, tandis que le marquis s'aligne avec Monpain. Est-ce carré, cela? Dites que nous ne faisons pas galamment les choses? »

Trop galamment sans doute au gré du pauvre infirmier-major, car il se récria sur-le-champ et arbora plus haut que jamais le pavillon des neutres. Rastoul lui-même parut moins sensible à l'honneur de croiser le fer avec un colonel qu'au désagrément d'affronter la plus illustre épée de Paris. Toutefois il garda bonne contenance et répondit en homme qui croit avoir assez fait pour sa gloire, mais que la peur ne trouble pas :

« Mon colonel, merci de votre honnêteté ; mais l'affaire ne peut guère tourner comme ça, si on raisonne. Ou bien M. Jean-Pierre nous prouvera qu'il est mal jugé, et alors nous aurons tout profit à vous communiquer la chose ; ou il nous avouera qu'il est une canaille, et alors c'est à lui que je m'en prendrai, et pas à vous. »

L'entrevue se termina par des poignées de main à désosser un bœuf, et l'on convint de se retrouver chez le colonel, dès que Rastoul aurait une réponse à donner. Chacun resta chez soi le lendemain samedi. Rastoul ne parut nulle part, et n'écrivit à personne. Le dimanche matin au petit jour, vers huit heures, tandis que la belle Émilie dormait du plus gracieux sommeil, l'infâme Gautripon se glissa dans la nursery sur la pointe du pied, comme un voleur. Il rencontra une bonne anglaise et s'informa si les enfants étaient éveillés.

« Pas encore, monsieur, répondit-elle ; mais M. Édouard ne tardera guère : il s'agite. J'allais demander l'eau de son bain. »

Le volontaire du déshonneur (pour emprunter la périphrase du colonel Chabot) parut charmé de cette nouvelle. Il gagna lestement la chambre du petit garçon, s'agenouilla devant le lit, écarta les rideaux, et guetta le premier sourire du baby. Presque aussitôt le tout petit ouvrit les yeux et tendit ses gros bras nus en criant :

« Ah! papa! ah! papa, papa! »

Et les baisers de pleuvoir sur deux joues inégalement colorées, dont l'une était rose, et l'autre rouge, car l'oreiller rougit la joue des enfants comme l'espalier celle des pêches. Aux cris joyeux du petit Édouard, une autre voix répondit de la chambre voisine. C'était Mlle Émilie qui à son tour criait papa!

« Attends! répondit Gautripon ; tu vas avoir deux visites pour une! »

Il emporta l'enfant dans ses bras et vint le jeter en boule sur le lit de la jeune sœur.

« Bonjour donc, mes amours! dit Émilie en les attirant tous deux par le cou. »

Elle se mit à les embrasser l'un après l'autre avec une telle volubilité que sa petite tête allait de droite à gauche comme un battant de cloche. Le filet qui retenait ses cheveux s'en alla, et tout à coup le père et le frère disparurent comme noyés dans un flot de soie blonde. Et de rire!

Mais Léon, qui était l'aîné, ne pouvait pas dormir longtemps au milieu d'un tel vacarme. On l'entendit bientôt crier :

« Et moi? et moi? papa! Viens, ou j'y vais!

— Dans un moment! » répondait le père.

Mais cet âge est l'impatience même, quoiqu'il ait du temps devant lui. Maître Léon apparut sur le seuil de sa chambre, nu-pieds, pareil à un lévite dans sa longue tunique, et coiffé de mille petites boucles indépendantes qui frisaient en tous sens.

« Ah! gamin! cria le père.

— Le gamin t'adore, vieux ingrat, et si tu ne le prends pas tout de suite sur tes genoux, il va te sauter sur les épaules.

— Essaie!

— Hop! Voilà. Bonjour, les petits anges! Émilie, range tes cheveux, que j'aperçoive le bout de ton nez! »

En même temps il passa par-dessus la tête de Gautripon et tomba sur le lit pour compléter le groupe.

« Prends donc garde! criait Émilie, tu as manqué d'écraser mon baby.

— N'aie pas peur ; ça me connaît. Je t'ai tenue sur mes genoux quand tu n'étais pas plus grosse que le poing, et je ne t'ai jamais cassée. Pas vrai, père? »

La bonne anglaise, exacte à son devoir, vint prendre le plus jeune pour le baigner. Il se laissa couler à bas du lit et fit trotter ses petons roses vers la porte, en retournant la tête d'un air fier. Le frère et la sœur acceptaient son défi et commençaient à lui donner la chasse, mais les gens attachés à leurs petites personnes les réclamèrent à leur tour. Léon croisa les bras devant son valet de chambre et lui dit avec une gravité comique :

« Fais de moi ce que tu voudras! Mon corps est à toi, mon âme à Dieu, mon cœur à papa.

— Et à maman! ajouta M. Gautripon.

— Et à notre ami! » poursuivit la petite fille.

L'ami c'était Bréchot. Que pouvait-il faire à cette heure? Il avait achevé la nuit au jeu selon son habitude, et il cuvait sa perte ou son gain chez lui ; car il avait un appartement quelque part, à cent mètres de la maison, pour la forme. Madame était probablement éveillée, mais elle se pelotonnait dans ce demi-sommeil des natures paresseuses qui ont l'art de se bercer elles-mêmes. Celui qui aurait vu M. Gautripon en extase devant la baignoire où s'ébattait le petit garçon, eût pensé que Jean-Pierre n'avait pas pris le mauvais lot. A chaque instant la jeune Émilie ou ce diablotin de Léon s'échappaient des mains de leurs gens et venaient se pendre au cou de papa. Et l'infâme s'épanouissait visiblement sous les baisers de ces lèvres fraîches, sous le regard de ces yeux purs.

Pour le père et pour les enfants, le dimanche était vraiment une fête. C'était le seul jour que M. Gautripon dérobât à ses mystérieux travaux. Depuis l'aube jusqu'à midi, les enfants lui appartenaient, et réciproquement. Il leur administrait leur premier déjeuner dès qu'on avait achevé la toilette. Il versait le chocolat des deux aînés, il découpait lui-même et trempait les mouillettes dans l'œuf du petit Édouard. Et jamais le chocolat n'avait paru si bon, jamais l'œuf à la coque n'avait été vidé de si bel appétit. Le précepteur et la gouvernante avaient congé ; toutes les questions qui s'éveillaient dans ces jeunes têtes étaient résolues par la douce et patiente érudition du papa. On regardait avec lui les beaux livres d'images que Bréchot envoyait à la maison le jour où ils étaient mis en vente. Le papa racontait des histoires, toujours les mêmes, car les enfants n'écoutent avec plaisir que celles qu'ils ont entendues vingt fois. Il épiait ces premiers traits de caractère qui décèlent les instincts bons ou mauvais de chacun ; il redressait le jugement de celui-ci, faisait appel au cœur de celui-là, et constatait avec orgueil que son nom serait porté dans le monde par de braves petites créatures.

Au milieu de ces occupations, le premier coup du déjeuner de famille sonnait toujours trop tôt. « Déjà! » s'écriait-on d'une voix unanime, et le maître de la maison s'enfuyait vers la chambre vaste et superbe où l'on faisait son lit tous les matins. Il ôtait sa jaquette de molleton et ses pantoufles en imitation de tapisserie, et descendait rejoindre les enfants dans la salle à manger. Les enfants, non plus que lui, n'y déjeunaient que le dimanche. Mme Gautripon paraissait généralement à midi et demi, et Bréchot, qui avait son couvert en permanence, arrivait quelquefois.

Ce jour-là, Madame ne se mit en retard que de vingt-cinq minutes, et Bréchot fit son entrée au dessert. Le seul incident à noter fut une querelle entre l'aîné des marmots et M. Gautripon. Ce bambin prétendait le contraindre à manger des crevettes, et le père affirmait comme toujours qu'il ne pouvait pas les souffrir.

« Si tu ne m'obéis pas, s'écria M. Léon à bout de patience, je dirai ce que tu es.

— Dis-le donc tout de suite!

— Tu m'en défies?

— Oui!

— Eh bien! tu es un pélican. Voilà!

— Et en quoi suis-je un pélican, mon bonhomme.

— En ce que tu ne manges jamais rien de bon. Tu as peur qu'il n'en reste pas assez pour nous. C'est pourquoi je te compare à l'oiseau qui s'ouvre le ventre pour nourrir ses petits enfants.

— Léon! dit Mme Gautripon, vous êtes ridicule.

— Moi aussi, maman, dit la petite Émilie avec une adorable candeur. Quand Léon a parlé du pélican, j'ai pensé tout de suite : Oh! c'est bien papa! »

Jean-Pierre grignotait son pain comme à l'ordinaire ; mais, si quelqu'un l'avait surveillé d'un peu près, on eût probablement remarqué que du revers de la main il s'essuyait le coin de l'œil.

Bréchot, lorsqu'il entra, portait comme un nuage autour du front. Il serra la main de son ami, s'inclina poliment devant madame et se laissa embrasser par les enfants. Le maître d'hôtel s'empressa de le servir, mais personne ne demanda ce qui le rendait maussade. Ce joyeux compagnon avait la matinée souvent mélancolique. Mme Gautripon lui adaptait à ce propos un vieux dicton bien connu :

« Bréchot du soir, espoir, disait-elle ; Bréchot du matin, chagrin. »

Il arrive souvent que les hommes trop aimables dans le monde sont moroses à la maison. Toutes leurs grâces se dépensent au dehors, et il n'en reste plus pour l'intérieur.

Mais cette fois ce n'était pas une perte de quelques milliers de louis qui voilait cette physionomie sereine. La veille, au cercle, M. Bréchot avait été lardé de plaisanteries fines dont le sens lui échappait. En feuilletant les petits journaux scandaleux qui s'abattent sur la vie privée parce qu'on leur défend de parler politique, il avait cru rencontrer des allusions indirectes à sa vie, à ses amours, à certain hôtel des Champs-Élysées. On parlait à mots couverts d'un scandale récent qui devait se dénouer sur le terrain d'après les uns, qui allait être étouffé sous le mépris d'après les autres. Aucun nom n'avait été écrit ou prononcé ; rien ne prouvait que la famille Gautripon fût en cause. Cependant Léon Bréchot se sentait envahi par cette inquiétude sourde et cette trépidation intérieure qui annonce aux animaux eux-mêmes l'explosion d'un orage.

« Est-ce que les enfants ne vont pas aller jouer? demanda-t-il. Je ne veux pas que leur récréation soit retardée par mon inexactitude. »

Le petit Léon répondit :

« Nous ne sommes pas pressés ; nous attendrons papa.

— Allez toujours, dit la mère, puisque votre ami vous le permet.

— Du reste, ajouta Jean-Pierre en déposant sa serviette, j'ai fini. »

M. Bréchot l'arrêta sur sa chaise par un coup d'œil significatif. Madame poussa du pied le bouton d'une sonnerie électrique, on vint prendre les enfants et leur père demeura. Les gens devinèrent qu'on n'avait plus besoin d'eux, et sortirent.

Il se fit un silence de quelques minutes. Gautripon se tourna vers Bréchot et lui dit :

« Tu avais quelque chose à nous conter?

— Non, rien. Et toi?

— Vivant comme je vis, quelles nouvelles pourrais-je apprendre?

— C'est vrai… Madame, avez-vous eu beaucoup de monde hier après-midi?

— Personne absolument, pour la première fois de la vie.

— Étrange! Vous n'avez aucune idée de ce qui a pu retenir tous vos amis chez eux, tandis que vous les attendiez chez vous?

— C'est un hasard auquel il faut s'attendre lorsqu'on choisit un jour. Tantôt on a la foule et tantôt pas un chat, selon le vent.

— Vous n'avez pas entendu dire qu'il fût rien arrivé ici?

— Quand?

— Mercredi soir.

— Mais non, rien que je sache.

— Et toi, Jean-Pierre, tu n'as rien entendu dire?

— Absolument. Que crains-tu?

— Eh! parbleu! je crains tout! Est-ce que l'on n'est pas à la merci du premier venu, dans les situations comme la nôtre? Il n'y aura ni repos ni sécurité possible tant que je n'aurai pas tué un de ces insolents bavards.

— Léon! s'écria Émilie. Vous voulez donc me faire mourir?

— Bah! dit Jean-Pierre. Laissez-le dire. Il ne tuera personne ; c'est moi qui vous le promets. »

Sur cette assurance, on sortit de table.

Une demi-heure après, le beau Lysis de la Ferrade, laissa tomber sa tasse de thé en apprenant la nouvelle la plus invraisemblable du monde. On venait lui annoncer que M. Gautripon en personne était debout dans l'antichambre et sollicitait un entretien.

Le créole se recueillit un instant, prit sa résolution et dit au valet de chambre :

« Faites entrer. »

M. Gautripon se présenta le front haut, l'œil brillant, les lèvres pâles et imperceptiblement crispées ; toutefois son attitude n'avait rien de provoquant. Il s'arrêta sur le seuil, le chapeau à la main, en homme qui demande une deuxième permission avant d'entrer.

M. de la Ferrade l'interpella d'une voix vibrante :

« Monsieur, lui dit-il, si vous êtes venu ici pour me contraindre à faire ce que mes amis désapprouvent, je vous préviens qu'au premier geste je vous tue comme un chien. C'est à vous de savoir si vous voulez sortir vivant d'ici.

— Monsieur, répondit Gautripon, vous vous méprenez sur le but de ma visite. On m'a dit que vous refusiez de me rendre raison parce que vous ne saviez pas le secret de ma vie. Quoique la prétention soit bizarre en elle-même et très-douloureuse pour moi, je m'y soumets, et je viens faire entre vos mains une sorte de confession générale ; mais lorsque vous m'aurez rendu l'estime que je mérite, je compte que vous m'offrirez spontanément l'occasion de mourir ou de vous tuer comme un homme.

— Asseyez-vous et parlez, dit Lysis. »

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