← Retour

L'infâme

16px
100%

IV

La porte qui nous séparait n'était qu'une feuille de bois blanc décorée de quelques moulures. A l'examiner de près, j'y aurais découvert sans doute un ou deux trous de vrille percés, selon l'usage, par un commis voyageur en goguette ; mais le métier d'espion me répugnait, et je n'étais pas homme à faire la police de mon honneur. J'allais et venais à grands pas entre le lit et la fenêtre, faisant craquer mes brodequins, sifflotant tous les airs qui me passaient dans la mémoire, et satisfait en somme de ne rien voir et de ne rien entendre. Je savais que les jugements les plus sensés et les résolutions les mieux assises ne tiennent pas contre certains affronts. Quelque chose m'avertissait que tout l'échafaudage de mes raisons pouvait crouler comme un château de cartes au bruit d'un seul baiser ; qu'un simple mot venant me souffleter à travers ces voliges mal jointes me jetterait hors des gonds et me précipiterait Dieu sait où.

Dans les moments de calme, je me disais :

« Puisqu'elle n'est plus ma femme, je serais un grand sot de m'émouvoir. Le monde ne peut pas me confondre avec les épouseurs de drôlesses et les endosseurs d'enfants qui souillent le pavé de Paris ; on saura dès demain que j'étais tombé dans un piége et que j'en suis sorti du premier bond. Ayant répudié Mlle Pigat, ai-je encore le droit de la surveiller? non, sans doute ; de la punir? moins encore. Si nous avions divorcé comme des Anglais, des Belges ou des Russes, je pourrais la rencontrer dans le monde au bras d'un autre mari. Il est vrai que le divorce est interdit chez nous ; mais on y supplée comme on peut dans toutes les occasions où il serait juste et nécessaire. Les bigots effarés de 1816 ont fait un vide dans nos lois ; je le comble à ma façon lorsque j'envoie ma femme à tous les diables. Elle retourne à son amant ; pourquoi pas? Il faut bien qu'elle retourne à quelqu'un, la malheureuse! »

Cependant je ne pouvais oublier que cette étrange nuit de noces m'avait été destinée par Bréchot. C'était un pur hasard qui nous rapprochait en ce moment dans une auberge de dernier ordre ; mais avant l'accident d'Émilie, les aveux de Léon et ma vigoureuse colère, notre gîte avait été commandé quelque part. Mon vieil ami était arrivé à Fontainebleau avant nous, pour nous attendre ; il s'était installé dans quelque grand hôtel de la ville, aux environs du château ; il avait retenu un bel appartement, avec une chambre pour moi, bien commode et bien située, assez loin d'eux pour qu'ils fussent libres, assez près pour imposer silence aux commentaires! Et l'on avait pu croire que je me prêterais à cette ignoble comédie! Pour quel homme ces gens-là me prennent-ils? Insulter si froidement et de propos délibéré un garçon de vingt-cinq ans, qui a du sang dans les veines! Ils ne savent donc pas, les fous! que les nuits d'octobre sont longues, et qu'à se promener depuis le soir jusqu'au matin le plus patient peut se lasser!

Je ruminais ainsi depuis tantôt deux heures quand je sentis ma tête s'appesantir et mes jambes vaciller. Mes idées, parfaitement limpides au début, sortaient troubles et limoneuses comme le fond d'un tonneau. Je m'étendis tout habillé sur mon lit, et l'oppression morale se compliqua d'une angoisse évidemment maladive. Je fermai les yeux, et certain éblouissement qui m'obsédait redoubla. Il me fallut un véritable effort pour gagner la fenêtre et l'ouvrir. Mes oreilles tintaient ; j'entendais mille bruits étranges, et entre autres des gémissements étouffés. Le grand air me rétablit bientôt. Accoudé sur l'appui de la fenêtre, je sentis mon corps se ranimer et mon esprit s'affermir. De ma vie je n'avais respiré si pleinement et d'un tel appétit. Le voisinage de la noble forêt m'expliqua cette sensation exquise ; en moins d'une demi-heure, je fus non-seulement remis, mais comme régénéré. J'étais si bien qu'il me parut tout naturel d'oublier les iniquités du monde et de me mettre au lit.

Mais à peine avais-je regagné le milieu de la chambre qu'une odeur âcre me prit à la gorge, tandis qu'une force invisible me comprimait les tempes. Je reconnus la vapeur du charbon, et je compris que le malaise auquel je venais d'échapper était un commencement d'asphyxie. Je m'empressai de rappeler le grand air à mon secours, et je me mis à chercher la cuisine de l'hôtel pour arrêter, s'il se pouvait, le danger à sa source ; mais, à mesure que je descendais vers la cuisine, l'air devenait plus respirable : assurément le mal ne venait pas de là. En trois minutes, je fus fixé. C'était mon ex-ami et Mme Gautripon qui s'occupaient de me rendre la liberté. Ils n'avaient pas épargné le combustible, et tout me faisait croire qu'avant une heure je serais veuf.

Ce double suicide arrangeait tout ; il remettait ma vie en l'état où Bréchot l'avait prise pour la corrompre et la désoler. Je n'avais pas d'excuses à produire, pas d'explications à donner, pas de compte à régler avec M. Bréchot, avec M. Pigat, avec le monde. C'était la plus belle conclusion que je pusse rêver et la plus simple. Il ne m'en coûtait rien, tout se faisait spontanément, sans mon aide ; je n'avais pas même à remuer le bout du doigt, il suffisait de laisser aller les choses. Deux coupables se faisaient justice : en bonne conscience, était-ce à moi de les sauver?

Voilà, monsieur, les premières pensées qui me vinrent à l'esprit : vous conviendrez qu'elles étaient logiques. Je me félicitai même un instant de n'être pas plus chrétien qu'on ne l'est après dix ans de collége ; car, si j'avais appris le pardon des injures, il s'en serait suivi un tiraillement entre la justice et la charité qui m'eût conduit à faire un monologue assez long dans la manière de Corneille. Comme j'étais de mon temps, je me bornai à dire :

« C'est bien fait : je vais passer une nuit blanche et prendre un rhume de cerveau ; mais cette légère incommodité m'épargne toute une vie de honte et de douleur : j'y gagne! »

Dans cette agréable pensée, j'ouvris ma valise, j'endossai un vêtement chaud, j'échangeai mes bottines contre des pantoufles, je nouai un mouchoir autour de ma tête, et je me trouvai fort à l'aise. Le courant d'air qui circulait entre la porte et la fenêtre assainissait ma chambre ; une promenade un peu vive me permettait de supporter la fraîcheur de la nuit. J'avais formellement résolu de partir par le train de 2 heures 23 minutes et d'attendre chez moi, rue de Ponthieu, le dénoûment de ce petit drame.

Hélas! l'homme n'est point parfait. Tous les philosophes l'ont dit, je l'ai prouvé, monsieur, dans cette nuit à jamais regrettable. Tant que ma femme et mon ami moururent en silence, j'envisageai la question au point de vue abstrait, mathématique : leur fin me paraissait la conséquence naturelle de leur crime, mon attitude expectante et digne semblait être le vrai rôle d'un honnête homme outragé ; mais au premier gémissement qui vint déchirer mes oreilles, cette lâche et misérable humanité qui jusque-là m'avait laissé tranquille m'empoigna des pieds à la tête, me tordit les entrailles et secoua mon cœur comme un grelot. Cela ne dura pas une seconde, mais dans ce court espace de temps je vis des choses que Dante n'a pas même aperçues dans son interminable rêve. J'embrassai d'un coup d'œil toute l'espèce humaine, les morts et les vivants et ceux qui sont encore à naître. Tout cela se tenait ensemble et ne faisait qu'un seul corps ; le même sang circulait partout, et les douleurs individuelles se répercutaient dans la masse par une secousse électrique. Il y avait de moi dans tous les autres hommes, et je les sentais tous vivre en moi, tous sans exception, y compris Léon et sa maîtresse! Cette hallucination fut plus rapide et plus fugitive que l'éclair, mais l'éclair a le temps de renverser un chêne, et moi j'avais eu le temps d'enfoncer une porte.

Deux minutes après, si le monde avait pu sonder les murailles de notre auberge, le monde eût éclaté de rire. Il aurait vu dans l'attitude la plus comique un de ces maris dissyllabes que Molière appelle si lestement par leur nom. Je ramassais sur le plancher l'amant heureux de ma femme ; je l'asseyais, je l'adossais, je le déshabillais, je l'inondais d'eau fraîche, et je pressais doucement sa poitrine pour y rappeler l'air et la vie. Je prodiguais les mêmes soins à la blonde et frêle créature qui m'avait si impudemment trahi ; je me partageais entre eux, je courais de l'un à l'autre, je me multipliais, je répondais par un cri de joie au premier signe de vie donné par Léon, je m'escrimais d'autant plus fort à ranimer sa complice, et dans l'ardeur de ce beau zèle j'insufflais l'air à pleine bouche entre les lèvres de Mme Gautripon. Je vous ai dit que je ne l'avais jamais embrassée : j'oubliais ce baiser-là ; mais vous me croirez sur parole si je jure que l'amour n'y était pour rien.

Je les ai sauvés tous les deux, lui d'abord, elle ensuite. Les hommes ont la vie plus dure ; mais la femme est bien forte aussi. Celle-là, qui paraît fragile comme un verre mousseline, est revenue de l'autre monde avec tout son bagage : la mère et l'enfant se portaient bien.

Ne me supposez pas meilleur que je ne suis. Vous pourriez croire par exemple que j'eus pitié de ce fœtus innocent qui mourait par-dessus le marché, ou que le souvenir du tombeau de mon père me décida peut-être à arrêter Léon sur le chemin du cimetière. Non, monsieur, l'instinct seul fut coupable de cette bonne action. Je la commis sans y songer, comme les chiens de Terre-Neuve se lancent à l'eau pour sauver un juif ou un évêque indifféremment.

Mes deux ressuscités le comprirent fort bien, car au lieu de se jeter dans mes bras, ce qui m'eût peut-être embarrassé, leur premier mouvement fut de me reprocher ma maladresse et ma sottise. Mme Gautripon s'indigna de se voir déshabillée et de se sentir inondée d'eau froide ; Léon fit sa rentrée dans la vie comme un matamore de la vieille comédie française, en disant : Qui est-ce qui s'est permis de m'empêcher de mourir?

Lorsqu'il fut avéré que j'étais l'auteur de tant de maux, on s'humanisa quelque peu ; madame me remercia d'un air dolent, Bréchot rendit justice à mes intentions, mais ils me prouvèrent en duo que je m'étais conduit comme une bête. Mon eau froide et mes insufflations grotesques n'avaient pas modifié la situation. Émilie et Léon restaient dans une impasse d'où ils ne pouvaient sortir que par la mort. M. Pigat était-il devenu moins militaire et moins Breton? avait-on lieu d'espérer qu'il pardonnât à sa fille? Moins que jamais maintenant que le déshonneur d'Émilie éclatait, par mon fait, aux yeux du public. Je n'avais ranimé cette femme sans mari et cet enfant sans père que pour les exposer à un danger certain, et Léon, ne pouvant les sauver, ne pouvait pas leur survivre. C'était donc un suicide à recommencer, deux agonies à souffrir au lieu d'une, et j'aurais bien mieux fait de prendre le dernier train.

Je confessai mes torts. Quant à les réparer, c'était une autre affaire. Oter à ces infortunés la vie que je leur avais imprudemment rendue! Mme Gautripon m'en priait, son amant me l'ordonnait presque ; mais vous pensez que cet office n'était ni dans mes moyens ni dans mes goûts.

Cependant je ne pouvais leur dire :

« Excusez-moi de vous avoir dérangés ; mettons que je n'ai rien fait et achevez-vous à votre aise, sous les auspices de l'amitié. »

Impossible, monsieur ; je suis sûr qu'en cela mon sentiment s'accorde avec le vôtre. Lorsqu'on féconde un germe humain, on s'oblige par cela seul à protéger son existence ; lorsqu'on ressuscite par force un homme qui avait d'excellentes raisons pour mourir, on s'engage tacitement à lui rendre la vie supportable ; c'est une vérité de sens commun. Notre imprévoyance est si grande néanmoins qu'on fabrique les enfants sans savoir si l'on pourra les nourrir, et qu'on repêche les suicidés de la Seine sans savoir si l'on a quelque espérance à leur rendre.

Moi, j'avais le moyen de réconcilier deux personnes avec la vie, mais à quel prix! Si j'acceptais les faits accomplis, si la logique de ma bonne action m'entraînait à garder la femme et l'enfant d'un autre, nul ne pouvait dire où s'arrêteraient mes misères, mes humiliations, les mensonges obligatoires d'une existence où tout était faux. Il ne s'agissait de rien moins que de jouer, vingt-quatre heures par jour et pendant plusieurs années, un personnage à peu près impossible. J'envisageai froidement le rôle : il me parut au-dessus de mes forces, et pourtant je le pris, comptant sur un miracle ou sur une grâce d'état. Si les gens n'essayaient que ce qu'ils sont assurés de bien faire, l'humanité se traînerait jusqu'à la fin des siècles dans les premiers sentiers qu'elle a battus.

Quand mon parti fut arrêté, je dis à ma femme et à mon ami :

« Calmez-vous, écoutez-moi froidement, et suspendez vos lamentations, qui me rompent la tête. Je me suis mis dans la nécessité de vous sauver : tant pis pour moi, j'irai jusqu'au bout ; mais voici les conditions que j'impose. Méditez-les avant de me baiser les mains, et arrêtez l'élan de votre reconnaissance qui va réveiller toute l'auberge. Mademoiselle Pigat, vous devinez ce que je pense de vous ; je peux donc m'épargner l'ennui de vous le dire. Cependant, comme il ne me plaît pas d'être la cause même innocente, de votre mort, j'aime mieux demeurer votre mari devant les hommes que de vous envoyer à la boucherie. Vous porterez mon nom, puisqu'il le faut, et votre enfant s'appellera Gautripon ; c'est entendu. Le logement que nous avons loué ensemble sera, aux yeux de tous, notre domicile conjugal ; seulement, comme il est trop étroit pour un ménage aussi régence que le nôtre, j'irai passer les nuits dans ma chambre de garçon. Mes occupations me permettent de déjeuner dehors sans scandale ; je dînerai tous les soirs à la maison, selon l'habitude des employés, et je supporterai la moitié des frais du ménage. Nos intérêts sont séparés par contrat, Dieu merci! Toutefois, comme il peut vous advenir telle aubaine dont je ne saurais profiter même indirectement sans déshonneur, j'exige que vous borniez vos dépenses de table, d'ameublement, voire de toilette, aux modestes revenus que nous avons mis en commun. Pas un sou n'entrera chez nous, sauf les intérêts de votre dot et mes appointements du ministère ou d'ailleurs, car je suis résolu à quitter bientôt le ministère. La moindre infraction à ce dernier article du traité serait suivie d'une séparation immédiate à vos risques et périls. »

La pauvre fille se mit à protester de son obéissance, de son respect et de son dévouement. J'eus toutes les peines du monde à défendre mes genoux contre ses embrassades et ses larmes. Si j'avais conservé quelque restant d'amour pour elle, sa bassesse en présence du danger m'eût joliment guéri. Du reste, elle n'était rien moins que belle avec sa robe déchirée, son linge plaqué sur la peau et ses cheveux en désordre. Les blondes sont journalières, chacun le dit ; mais c'est surtout les jours d'asphyxie qu'elles perdent de leurs avantages.

« Maintenant à nous deux! repris-je en me tournant vers Bréchot. Tu as entendu mon ultimatum ; tâche d'en profiter en ce qui te concerne. Pour le moment, tu n'es pas riche, et le train que tu mènes absorbe au moins ta pension. Continue, et, quoi qu'il arrive, fais en sorte que ton sale argent ne pénètre jamais chez nous : je le jetterais par la fenêtre avec les choses et les personnes qui me tomberaient sous la main.

— Mais… fit-il.

— Oui ; tu vas dire que je n'ai pas le droit de condamner ton fils à la misère. Sois tranquille ; l'enfant ne manquera de rien tant que je serai là. Par exemple, je ne me charge pas de lui laisser une fortune. Libre à toi de placer quelque chose sur sa tête. S'il faut absolument un prétexte à tes munificences, tu seras le parrain, j'y consens ; mais l'enfant, pas plus que la femme, ne recevra rien de toi dans ma maison. Je veux rester net, comprends-tu? »

Il répondit qu'il m'admirait et cent autres platitudes. Le rêve de sa vie était de me suivre en tous lieux pour me servir à quatre pattes.

« Halte-là, mon garçon! J'entends n'être servi que par moi-même et par ma femme de ménage. As-tu cru, par hasard, que je me chargeais de madame pour la tenir à ta disposition? Tu comptais prendre tes habitudes chez moi, pauvre ami? Essaie! J'ai pu avaler un passé de digestion difficile, mais ma tolérance n'ira pas plus loin. Ton sauveur, soit, puisqu'il le faut ; ton complaisant, jamais! »

Il s'excusa d'un air humble, pour ne pas dire hébété, et jura tout ce que je voulus. Mme Gautripon fit chorus avec lui ; ces deux êtres, avilis par la peur, me promirent de s'éviter, de se fuir, de s'oublier l'un l'autre, de respecter mon nom comme un fétiche et ma maison comme un temple.

Le sacrifice leur paraissait aisé dans le moment : ils n'avaient pas l'esprit tourné aux bagatelles ; mais la tentation ne pouvait manquer de les reprendre un jour, lorsqu'ils seraient un peu plus tentants l'un et l'autre. Alors ils me regarderaient comme un obstacle odieux et ridicule, un gardien de harem, un chien du jardinier, et ils se rejoindraient sans scrupule et sans gêne, grâce à la régularité de mes occupations. Voilà ce qu'il importait de prévenir ; il ne me plaisait pas d'être montré au doigt dans les rues. Je leur dis mes raisons et le remède que j'avais trouvé contre un mal presque inévitable.

« A votre première incartade ou même à mon premier soupçon, je me retire sous ma tente, et je laisse à madame le soin de s'expliquer avec M. Pigat. Tant qu'il sera de ce monde, vous aurez peur de lui, et je vivrai tranquille, ou peu s'en faut. S'il meurt, je n'aurai plus d'allié contre vous, plus de croquemitaine à appeler si vous n'êtes pas sages ; mais, d'un autre côté, vous n'aurez plus besoin de moi. Je reprendrai toute ma liberté en vous rendant toute la vôtre. »

Ainsi fut dit et convenu dans cette nuit mémorable, entre quatre et cinq heures du matin. Je vous réponds que personne ne songeait à faire résistance. Léon lui-même, ce gaillard que vous voyez si crâne au bois de Boulogne, était bien petit garçon devant moi. Par mon ordre, il s'apprêta tout de suite à filer sur Paris avant le lever du soleil. Tout son bagage se trouvait à notre auberge ; il l'était allé prendre à l'hôtel d'Angleterre. C'est même à la faveur de ce petit déménagement qu'il avait apporté deux boisseaux de charbon dans une malle et un réchaud en fer dans un carton à chapeau. J'éveillai le garçon, qui dormait tout vêtu sur le billard du rez-de-chaussée, je chargeai son crochet, je l'envoyai en avant et je revins abréger les adieux larmoyants de mon ami et de ma femme. Léon s'accrochait à moi sur la place ; il retourna dix fois la tête vers l'auberge, où nos fenêtres brillaient seules à travers la nuit. A deux pas de la gare, il s'arrêta et me dit du ton le plus lamentable :

« Tu me jures de respecter Émilie? »

Ma foi! la question était trop saugrenue ; elle me jeta hors des gonds. J'y répondis par un grand coup de pied qui rapprocha Léon de son but et par une épithète qui serait déplacée dans mon récit, mais qui ne l'était pas dans la circonstance. Il empocha le tout et partit. Que l'homme est peu de chose par moments!

En rentrant à l'auberge, j'allai droit chez ma femme, qui tomba presque à mes pieds et me dit :

« Monsieur! faites de moi tout ce qu'il vous plaira!

— Mais, madame, répondis-je, il me plaît que vous preniez quelques heures de repos. Vous dormiriez mal ici, la chambre est en désordre. Prenez la mienne et couchez-vous. Quant à moi, je trouverai peut-être un matelas moins mouillé que les autres et une couverture à peu près sèche ; c'est tout ce qu'il me faut. Bonne nuit! »

Je lui fermai ses volets, et je pris soin de la barricader moi-même, car la pauvre créature me connaissait assez peu pour craindre encore je ne sais quoi.

Elle dormit passablement, moi fort mal, ce qui me permit de voir lever l'aurore : mais un brouillard épais vint gâter ce spectacle si cher aux hommes vertueux. Le vent avait tourné ; dans l'espace de quelques heures, le paysage s'estompa si bien qu'il finit par s'effacer. En rôdant à travers la chambre où j'étais confiné par le temps, je découvris sur le coin du secrétaire une lettre à mon adresse. C'était l'adieu suprême de Léon, écrit la veille au soir, tandis que le charbon s'allumait. J'ai conservé cette pièce pour la montrer à son auteur, s'il devenait ingrat ; je ne me doutais pas qu'il faudrait la produire à la décharge de mon honneur. Écoutez.

« Mon ami (permets-moi de te donner ce nom à la dernière heure de ma vie)! je meurs avec celle qui est ma femme devant Dieu. Ne t'accuse de rien : ce n'est point ton refus ni les rudes vérités que tu m'as fait entendre qui nous poussent à cet acte de désespoir. Le seul coupable, encore n'ai-je pas la force de le maudire, c'est mon père. Pourquoi m'a-t-il si mal aimé? Pourquoi me défend-il de réparer ma faute et d'être heureux? Détestable vanité de l'argent! qu'en fera-t-il, de ces millions orgueilleux et stupides qui lui coûtent la vie de son fils? Pardonne-lui, Jean-Pierre, et ne lui refuse pas tes consolations, quoiqu'il t'ait donné le droit de l'accabler. Il ne sait pas, vois-tu? C'est un homme qui ne doute de rien parce qu'on lui a toujours cédé ; il ne peut croire aux consciences inflexibles comme la tienne. Tout le mal qu'il t'a fait va être réparé. Quand tu liras ces tristes mots, tu seras libre. Sois heureux, mon vieux camarade! Si les vœux des mourants ont un peu de crédit n'importe où, tu verras des jours meilleurs, tu trouveras une femme digne de toi, tu seras père! Et dire que je l'aurais été dans six mois! Enfin! Tout ce que je demande, c'est que tu te souviennes quelquefois sans trop d'amertume de ton pauvre ami

« Léon Bréchot. »

Voici l'original de cette lettre. En voilà plus de vingt autres de la même écriture et signées du même nom ; le contrôle est facile, à moins pourtant que j'aie fabriqué toute une liasse de faux pour le besoin de ma cause!

Je vous confesse, monsieur, que cet adieu me toucha. J'y retrouvais les bons sentiments et la générosité naturelle du malheureux garçon qui m'avait fait tant de mal. Léon est un peu fou, mais il n'est ni méchant ni perfide. Il a terriblement abusé de moi, mais par étourderie, sans cesser un moment de m'aimer. C'est pourquoi je lui conserve, en dépit de tout, le titre d'ami.

Quant à Mlle Pigat, elle ne m'avait pas fait l'honneur de m'écrire. Si l'on jugeait toutes les femmes sur l'unique échantillon que j'ai connu, on dirait qu'elles n'ont en elles aucune notion du bien, et que toute leur morale se résume en deux mots, l'amour et la haine.

Cette gracieuse personne s'éveilla vers midi, me renvoya poliment de sa chambre et fit deux heures de toilette, pendant que je l'attendais en bas pour déjeuner. Il pleuvait à torrents : le temps s'était gâté, à ma grande satisfaction. Il fallait en finir avec le tête-à-tête et retourner au plus vite à Paris ; c'était un vrai prétexte qui nous tombait du ciel.

La jeune dame entra docilement dans mes vues ; elle écouta avec la plus gracieuse attention la règle de conduite que je lui traçai chemin faisant. Il s'agissait avant tout de tromper la clairvoyance d'un père et de jouer la comédie de l'amour heureux sous les yeux de M. Pigat. Le capitaine était un homme d'autrefois ; il avait fait bon ménage avec sa femme ; la moindre froideur entre nous l'aurait scandalisé ; nous étions de petits bourgeois et non des gens du monde ; il fallait nous résoudre à nous tutoyer devant lui.

Pauvre homme! avec quelle effusion il vint se jeter dans nos bras! Il avait reconnu le coup de sonnette d'Émilie. Il ne s'étonna pas un instant de ce retour prématuré.

« Je t'attendais, dit-il à sa fille. Tu devais avoir besoin d'embrasser ton vieux père ; moi je suis comme un corps sans âme depuis vingt-quatre heures. Merci de revenir, et vous, mon gendre, merci de m'avoir rapporté ce petit trésor-là. N'est-ce pas que vous êtes heureux? Ai-je menti en vous la donnant pour un ange! »

Je répondis comme vous auriez répondu vous-même, monsieur, si la fatalité vous eût mis à ma place. Auriez-vous eu la force de briser ce pauvre vieux cœur d'honnête homme? Je mentis de mon mieux, et pour plus de vraisemblance je joignis le geste à la parole en serrant Émilie dans mes bras. Elle fuyait, se dérobait et m'échappait enfin par un jeu de pudeur étudiée que nous avions répété ensemble le jour même. Et le capitaine riait aux larmes, et sa fille lui disait avec un doux reproche : Ah! papa, quel terrible embrasseur tu m'as donné pour mari!

Tous mes efforts pour abréger cette visite ne servirent qu'à le cramponner à nous. Il voulut absolument nous avoir à dîner le soir même, et il nous conduisit chez le père Lathuille pour nous montrer ensemble aux gens de son quartier.

« Marchez devant, disait-il, que je voie le bel attelage. C'est à croire qu'ils ont été faits l'un pour l'autre, ma parole d'honneur! »

Il nous suivait sur nos talons, nous frappait sur l'épaule et s'écriait à propos de rien :

« Eh! madame ma fille! eh! mon gendre! »

Au restaurant :

« Garçon, mon gendre vous a demandé du pain. »

Rien n'était assez bon pour nous ; il semblait que la nature eût donné des ailes aux perdrix pour la fille et le gendre du capitaine Pigat, et des cuisses pour le capitaine. Au dessert, il parlait de nous mener à l'Opéra-Comique, quand Émilie feignit de s'endormir sur sa chaise et nous sauva ; mais le pauvre bonhomme nous escorta jusque chez nous à pied et ne nous laissa qu'à la porte. Chemin faisant, il s'appuyait sur mon bras et me conseillait à l'oreille.

« Menez-la doucement, mon gendre : je l'ai domptée, je l'ai assouplie ; cela marche au doigt et à l'œil. Si vous lui découvrez quelque petit défaut, ce dont je doute, prenez-la par les sentiments. Elle a du cœur et de l'honneur : c'est mon sang. Ne soyez pas jaloux, et si vous l'êtes par malheur, évitez qu'elle le sache. Plus vous lui montrerez de confiance, plus elle s'observera. Une femme n'est bien gardée que par elle-même. Je ne l'ai ni enfermée ni suivie, et vous êtes témoin que la méthode a réussi. Ah! dame! elle n'ignorait pas qu'à la première incartade je l'aurais tuée net, et moi après. Main de fer et gant de velours! Retenez ma devise, elle est bonne. »

Je lui promis ce qu'il voulut, et je m'en fus avec sa fille. Autre histoire! Mme Gautripon m'avoua qu'elle était peureuse et qu'elle se mourait à l'idée de rester seule dans un appartement. Je répondis sans m'émouvoir que je n'étais ni assez riche pour lui donner une suivante, ni assez dévoué pour coucher sur son paillasson, ni assez tolérant pour lui permettre une autre compagnie. Ce n'était pas à moi mais à elle de s'accommoder aux défauts de la situation qu'elle avait faite. Sur cet ultimatum, je lui donnai le bonsoir, et je gagnai mon cher taudis.

J'étais fermement décidé, vous devinez pourquoi, à sortir du ministère ; mais, avant de quitter l'emploi que les Bréchot m'avaient donné, il fallait en trouver un autre. Je me mis aussitôt en campagne, et j'usai sur le pavé de Paris mon congé de lune de miel. Mes démarches n'aboutirent qu'à des rebuffades sans nombre, et j'allais désespérer, quand un mot de mon voisin le surnuméraire Fusti m'ouvrit des horizons nouveaux.

« Le diable soit du bureau! disait-il ; j'aurais mieux fait d'entrer aux Villes-de-Saxe. Pas de surnumérariat, douze cents francs d'emblée et l'avancement au mérite. Boutique pour boutique, je préfère celle de mon oncle, où personne ne trime gratis. »

Je le fis causer, et j'appris qu'un de ses oncles était commanditaire d'un magasin de blanc, rue Saint-Jacques ; que les Villes-de-Saxe avaient la clientèle des plus riches couvents du faubourg, qu'elles payaient honorablement leurs commis, que l'oncle avait voulu placer son neveu dans l'affaire, mais qu'une ambition trop commune en tout temps l'avait jeté dans nos bureaux. Après un an de stage, il méritait un emploi rétribué que j'obtins.

Ses doléances m'offraient un joint ; je le saisis. Je pouvais du même coup réparer une injustice et secouer une obligation pesante.

« Mon cher, lui dis-je amicalement, vous pouvez émarger dans un mois. Ma personne est le seul obstacle qui vous barre le chemin ; je m'efface. Le ministère m'ennuie : on y gagne trop peu, et l'on n'y travaille pas assez. Placez-moi n'importe où, dans la maison de votre oncle, chez un de ses amis, faites-moi nommer professeur dans quelque bon couvent : je m'en moque, pourvu que j'aie cinq cents francs de plus en faisant triple besogne. Mes besoins sont augmentés, et je ne crains pas la fatigue. »

Il prit la balle au bond, me remercia fort, et fit si largement les choses que je restai son débiteur de beaucoup. Ma besogne aux Villes-de-Saxe ne fut jamais qu'un travail de bureau, la correspondance d'abord, puis la tenue des livres quand j'eus appris ce métier, qui est un jeu. Les couvents qui fréquentaient la maison m'acceptèrent de confiance, quoique universitaire et bachelier : j'étais recommandé par des personnes bien pensantes. Mon salaire fut de prime abord ce qu'il est encore aujourd'hui : je n'ai pas demandé d'avancement, puisque j'avais le nécessaire. En abordant cette vie honorable et modeste, j'ai cru devoir cacher mon nom, qui n'appartient plus à moi seul, et pouvait être compromis par d'autres. Voilà pourquoi Rastoul, après quatre ans de connaissance, m'appelle encore M. Jean-Pierre.

Ma femme a su que je sortais du ministère, et pourquoi. Mes scrupules lui ont semblé puérils, mais elle a fort apprécié l'augmentation de revenu, car nos premiers temps de ménage ont été difficiles. Le pauvre capitaine n'avait plus d'économies à dépenser ; Mme Gautripon ne faisait plus de tapisserie, sa layette l'occupait un jour sur deux, et l'autre jour elle était lasse ou malade. Je n'oserais jurer de rien, mais je suis moralement sûr que Léon n'entra pas chez nous dans ces six mois, et qu'il n'y fit pas entrer un centime.

Un accident de force majeure avait tari ses prodigalités dans leur source. Si vous aviez le temps de lire tous les papiers que voilà, vous sauriez les détails de l'aventure. Il m'en instruisait jour par jour ; je ne lui avais pas permis de correspondre directement avec ma femme. Voici les faits en abrégé. M. Bréchot triomphait de ma résignation et s'en attribuait toute la gloire. Émilie mariée, l'enfant mis à la charge d'un éditeur responsable, il ne restait plus, pensait-il, qu'à trouver un parti pour Léon. Il avait déniché, vers Toulouse, un fonds de parchemins en bon état, provenant de la succession de haut et puissant seigneur Théobald Lelong, marquis de la Roche-Tonnerre, comte de Tres Castels, prince du Saint-Empire, etc. Le tout appartenait légitimement et sans conteste à Mlle Léocadie, fille majeure, qui, n'ayant d'autres biens que le nom de ses pères et un pigeonnier sans pigeons, ne pouvait guère épouser que Dieu ou qu'un Bréchot ; mais elle préférait une mésalliance terrestre à la plus haute alliance du ciel. La famille était composée de trois ou quatre collatéraux, trop pauvres pour réclamer en justice l'héritage de quelques titres tout secs ; ils avaient fait leur prix pour se tenir tranquilles. Tout le problème se réduisait à faire passer un nom sans maître sur la tête d'un homme sans nom : l'entrepreneur se faisait fort de légaliser l'escamotage. Il tenait dans sa main presque tous ces métis de la politique et de la finance, mendiants de faveur, marchands de patronage, entremetteurs de concessions, brocanteurs de monopoles, qui tripotent les affaires publiques au profit de l'intérêt privé, et qui mettraient le feu aux quatre coins de l'univers pour ramasser un million dans les cendres. L'affaire était donc faite et parfaite sauf le consentement de Léon, qui refusa.

M. Bréchot avait dompté plusieurs torrents et nivelé quelques montagnes. Par état, il surmontait ou renversait tous les obstacles que l'homme rencontre sur son chemin. Vous vous représentez la stupeur d'un tel homme lorsqu'il se vit pour la première fois devant une chose inébranlable qui était la volonté de son fils. Il crut d'abord qu'il se trompait, qu'il s'était mal expliqué ou qu'il avait mal entendu la réponse. Lorsqu'il comprit que la désobéissance était formelle, il se plut à espérer qu'elle n'était pas réfléchie ; il essaya du raisonnement, il descendit aux prières. Léon se cantonna dans le devoir et dans la conscience, et maintint qu'il était engagé pour la vie envers la mère de son enfant. Alors M. Bréchot sortit des gonds, il se répandit en injures, éclata en mille menaces ; peut-être même est-il allé plus loin : on me l'a laissé entendre, on ne me l'a pas dit. Léon montra dans ce moment critique plus de solidité que ni son père, ni moi, ni personne n'en attendait de lui. Lorsqu'il n'avait qu'à étendre la main pour prendre cinq cent mille francs de rente, un nom, un titre et une grande fille plutôt belle que laide, il se laissa disgracier et affamer. Non-seulement son père lui coupa les vivres, mais il lâcha sur lui toute une meute de créanciers. Un jeune homme qui reçoit vingt-cinq mille francs par an pour ses menus plaisirs s'endette malgré lui. Le crédit, si farouche aux pauvres diables, se précipite au-devant du riche. Les fournisseurs lui jettent leurs marchandises à la tête et s'enfuient à la vue de son argent, car ils savent par expérience qu'on achète bientôt sans compter dès qu'on n'achète plus au comptant.

Cette facilité se tourna trop vite en exigence et en persécution pour qu'il n'y eût pas un mot d'ordre. Dès que les loups se mettent à chasser par principe au lieu de chercher leur proie à l'aventure, le paysan superstitieux dit qu'ils sont menés par un homme. Cette bande de créanciers dévorants était appuyée par un chasseur invisible qui devait être M. Bréchot : les marchands de Paris ne sont pas assez fous pour traquer un héritier de cinquante millions quand il a tout au plus cinquante mille francs de dettes. Léon n'hésita pas à reconnaître la main de son père, mais cette perspicacité ne le sauva point de Clichy.

M. Bréchot l'attendait là. Les poursuites avaient pris quatre mois environ ; Mme Gautripon touchait presque à son terme, et l'entrepreneur le savait bien.

« Mon garçon, dit-il à son fils, te voici où je te voulais. La loi ne me permettait pas de t'enfermer comme rebelle, mais je te tiens comme débiteur. Te rends-tu?

— Jamais! dit Léon.

— Il faut donc que l'amour soit un oiseau rudement bête! Pourquoi refuses-tu de te marier comme il me plaît? Parce que tu tiens à cette fille et à ce mioche. Tu te prives de les voir et de les assister ; tu les laisses sans feu, et tu crois leur prouver que tu les aimes! Marie-toi donc, nigaud! Tu sors d'ici, tu es riche, tu vas les voir tant que tu veux, et tu leur donnes tout ce qu'il leur faut.

— Gautripon ne les laissera manquer de rien.

— Savoir!

— Émilie est assez brave pour supporter les privations ; elle n'est pas assez forte, en ce moment surtout, pour apprendre ma trahison sans mourir.

— Essaie!

— Je ne veux pas jouer la vie de ceux que j'aime. Songes-tu bien, papa, que cet enfant qui va naître sera mon fils?

— Il sera bien mon petit-fils, à moi, et je m'en moque!

— Oh! c'est que tu es un homme de famille! Je suis ici pour le dire.

— Ma famille, c'est ce qui porte mon nom.

— Et tu veux que j'en prenne un autre?

— Je veux qu'on m'obéisse.

— Moi, je veux qu'on m'estime et qu'on m'appelle Bréchot.

— A ton aise! Reste Bréchot ; mais c'est tout ce que tu auras de moi, mon garçon.

— Bah! tu n'as pas le droit de me déshériter de tout, et la moitié de tes millions me suffira pour vivre.

— Je dénaturerai ma fortune!

— Je t'en défie ; ça serait un travail de bénédictin.

— Et je te maudirai, chien d'entêté que tu es!

— Alors c'est toi qui seras dénaturé, parce je t'aime bien malgré tout, mon gros père.

— Je te défends de m'aimer, si tu ne me respectes pas.

— Mais je te respecte énormément, sans que tu t'en doutes. Qui est-ce qui m'empêchait de t'emprunter cinquante mille francs, à ton insu, pendant que tes limiers me sautaient aux jambes? J'avais les clefs, papa.

— Eh pardieu! je sais bien qu'on n'est pas un voleur quand on s'appelle…

— Bréchot, là! Je t'y prends. Laisse-moi donc garder toute ma vie un nom que tu as honoré, illustré, et qui est devenu, grâce à toi, le synonyme de travail et de probité!

— Eh bien, soit! dit le bonhomme ; mais au moins marie-toi, sacrebleu! pour que j'aie des petits-enfants à fouetter.

— Papa, je ne peux plus : tu m'as mis dans l'impossibilité d'épouser Émilie. »

M. Bréchot s'enfuit exaspéré en jurant plus de jurons que Clichy n'en avait entendu depuis dix ans, et Léon m'expédia le compte-rendu de la querelle que je viens de vous répéter à peu près mot par mot.

Tandis qu'il se rongeait les poings dans sa prison, nous n'étions pas sur un lit de roses. Bien que M. Pigat nous eût dit dès le premier moment : Mes enfants, hâtez-vous de me rendre grand-père, il n'était pas homme à souffrir que ce bonheur lui vînt trop tôt. Nous avions à peine attendu la fin du premier mois pour lui faire part de nos espérances ; on lui disait chaque jour : tout va bien. Il suivait avec un doux orgueil certains progrès malheureusement très-visibles ; mais nous n'avions pas le pouvoir de retarder la marche de la nature ou de hâter celle du temps. Il aurait fallu, pour bien faire, qu'un incendie anéantît tous les calendriers. Si du moins notre mariage avait eu lieu vingt-cinq ou trente jours plus tôt! nous aurions bénéficié du terme de sept mois, qui a rendu tant de services à la partie folâtre du genre humain ; mais un enfant né viable à six mois, c'est ce qu'on n'a jamais vu, et c'était ce qu'on allait voir. Comment M. Pigat prendrait-il le miracle? Je n'osais pas me le demander et Mme Gautripon n'y pensait jamais sans s'évanouir peu ou prou.

Les petites excursions qu'elle faisait à tout propos dans l'autre monde nous permirent de la donner pour malade et de tromper un pauvre médecin du quartier. J'obtins une ordonnance en vertu de laquelle on sut que nous partions pour l'Italie. Le capitaine nous fit les plus tendres adieux ; notre concierge et les voisins nous virent monter en fiacre et diriger la course vers le chemin de Lyon. Certes, je me serais donné le luxe d'un voyage, si nos moyens l'avaient permis. Peut-être même, en ce besoin pressant, eussé-je emprunté mille francs à Bréchot ; mais vous savez que ses finances étaient plus embarrassées que les nôtres. La vérité, puisqu'il faut tout vous dire, est que je conduisis Mme Gautripon chez une sage-femme de Montmartre, et que je retournai le même jour au travail qui nous faisait vivre.

Nous avions traité à forfait, comme tous les malheureux de notre catégorie. L'enseigne n'a ni bougé, ni changé ; on y lit encore en lettres peintes : « 40 francs pour les neuf jours. » Mes occupations ne me permettaient pas d'être bien assidu auprès de la frêle poupée qui allait m'élever au rang de père putatif ; mais je la visitais tous les soirs après ma besogne, et je revenais chaque matin lui dire : « Bon courage! » Jugez-moi comme il vous plaira : j'avoue, monsieur, que durant cette période mes ressentiments légitimes avaient fait place à une sympathie tout animale, à ce vague instinct de solidarité qui pousse les pauvres gens à s'aider les uns les autres contre les douleurs et les dangers de la vie.

Le matin du sixième jour, la servante de l'établissement me salua d'un « bonjour, papa! » qui me mit le cœur en capilotade. Je me sentis rougir jusqu'aux oreilles, et mes jambes furent de coton pendant une seconde. Je balbutiai comme un vrai père :

« Est-ce un garçon?

— Oui, monsieur, répondit la créature, un vrai garçon qui a tout ce qu'il lui faut. Venez voir votre portrait. »

Elle m'introduisit dans la cellule plus que monastique où Mme Gautripon sommeillait. Un oreiller posé sur un fauteuil de paille servait de couchette à l'héritier de mon nom.

« Voilà l'objet, monsieur, dit la fille ; on m'appelle à côté, je vous laisse. »

Je demeurai tout stupide entre une femme anéantie et un enfant qui paraissait vivre à peine. On ne met pas un pied devant l'autre ici-bas sans idées préconçues. Je m'étais toujours figuré qu'un nouveau-né doit être rouge ou violet par surabondance de vie. Celui-là était de cire ; ses yeux ouverts semblaient s'éteindre ; il entrebâillait deux petites lèvres molles sans avoir la force de crier. Je le pris tout emmaillotté dans mes bras, et je le trouvai singulièrement inerte. En deux temps, avec une audace qui m'épouvante encore quand j'y pense, je le dépouille et je le vois baigné dans son sang. La sage-femme accourt à mes cris et me dit sans s'émouvoir :

« Ma foi, monsieur, vous avez bien fait d'y regarder. Joséphine n'avait pas bien serré le fil, et le pauvre petit homme aurait pu s'en aller sans dire ouf! Passez-moi le moucheron, que je le raccommode. Voilà qui est fait. Maintenant je vous le garantis pour quatre-vingt-dix-neuf ans, sauf la casse. »

Ce langage fataliste et cynique était lettre close pour moi ; je compris seulement que le fils de Léon Bréchot me devait une seconde fois la vie, et je me sentis tout près d'aimer ce petit être qui ne m'était rien. Je repensai à lui tout le jour, en alignant mes chiffres aux Villes-de-Saxe et en corrigeant un devoir de style intitulé : Description du Printemps, lettre d'une jeune châtelaine à son amie sœur Dosithée.

Aussitôt que je pus me ravoir, je repris le chemin de Montmartre. Émilie était éveillée ; elle me demanda si j'avais averti Léon, si je m'étais enquis d'une nourrice et si je pensais à déclarer la naissance de l'enfant.

« Mon pauvre monsieur Gautripon, voilà bien des corvées pour un homme occupé comme vous ; pardonnez-moi tout l'embarras que je vous donne! »

Elle craignait sincèrement d'abuser de mes jambes, de surmener son commissionnaire, mais ses scrupules n'allaient point au delà. Elle ne se doutait pas qu'un honnête homme éprouvât la moindre chose au moment de mentir à la loi ; elle avait décidé que son enfant serait nourri chez elle par une grosse Bourguignonne, mais elle s'inquiétait peu de savoir si je pouvais payer un tel luxe ; elle trouvait tout naturel de m'envoyer chez son amant lui dire qu'il était père et que ma femme l'embrassait. Je fis toutes ces commissions ; j'embrassai le prisonnier pour elle, et je pleurai même avec lui ; je déclarai l'enfant à la mairie sous les auspices du charbonnier d'en face et du savetier d'en bas ; je ramenai du bureau voisin une superbe paysanne qui s'enfuit avec mon argent, quand elle sut que nous étions du petit monde. Après mille tribulations que j'abrége, je me vis installé au domicile conjugal entre une femme à peine convalescente et un enfant de vingt jours, faible et chétif, que je nourrissais au biberon. De sacrifice en sacrifice, j'étais descendu jusqu'au métier de garde-malade et de père nourricier : vous jugez si mes nuits étaient laborieuses ; cependant mon travail n'en souffrit pas.

Un soir, entre neuf et dix heures, tandis que j'endormais le petit garçon dans mes bras, un violent coup de sonnette me fit sauter au plafond. — Émilie s'écria :

« Malheur à nous! c'est mon père. »

En effet, c'était le capitaine. Le désœuvrement et l'ennui l'avaient conduit dans cette rue ; par habitude il leva les yeux vers nos fenêtres, aperçut une lumière et monta. Sa fille était plus morte que vive ; je rassemblais les forces de mon cœur pour un drame terrible. M. Pigat trompa toutes mes craintes ; il ne laissa percer ni colère, ni mépris, ni soupçon. D'un seul coup d'œil il embrassa le groupe que nous formions à nous trois. Émilie couchée, moi appuyé contre son lit, et le poupon étendu sur mes mains.

« Bonsoir, enfants, fit-il ; vous êtes donc revenus? »

Cela dit, il se laissa tomber sur une chaise et écouta patiemment, sans objections, le roman qu'Émilie improvisait à son usage. Elle lui dit que nous étions allés en Italie, qu'aux environs de Gênes la voiture avait versé, que les douleurs l'avaient prise dans un village, que nous avions tenu l'enfant pour mort, mais qu'un bon médecin du pays prétendait qu'à force de soins on pouvait le rattacher à la vie. Je me répandis à mon tour en explications embrouillées ; je contai que les soins intelligents nous manquaient dans ces montagnes demi-sauvages, que je m'étais empressé de ramener ma femme à Paris dès qu'elle avait paru transportable, que si le cher beau-père n'avait pas été informé plus tôt de notre retour, il ne devait s'en prendre qu'à notre attachement respectueux. On espérait lui cacher tout jusqu'à ce que la science eût tout réparé ; mais en somme il était le bienvenu, puisqu'il trouvait sa fille hors de danger et son petit-fils grand et fort pour un enfant né à sept mois.

Nos raisons ne valaient pas cher, et le brave homme aurait eu beau jeu, s'il eût daigné nous confondre. Il dit amen à tout, demanda son petit-fils, l'examina de près jusqu'au bout des ongles, et le baisa au front avant de me le rendre. Il embrassa également sa fille et lui recommanda les plus grandes précautions. Sa visite fut courte et son adieu peut-être moins cordial qu'à l'ordinaire, mais il n'oublia pas de se mettre à notre service avec le peu qui lui restait, si nous avions besoin de quelqu'un ou de quelque chose. Je l'éclairai jusqu'au milieu de l'escalier, il me serra la main et s'éloigna d'un pas lourd en disant : A demain.

Ce dénoûment anodin nous soulageait d'un grand poids, et pourtant il nous en resta un véritable malaise. A mesure que nous revenions de nos terreurs, la pitié nous gagnait ; pour un rien, nous aurions pleuré sur ce pauvre homme foudroyé dans son honneur. Les plus grandes colères nous semblaient moins effrayantes que cet accablement hébété. J'eus des remords toute la nuit ; c'est une chose ridicule à dire, car enfin ma conscience ne me reprochait rien ; mais, de même qu'on achève les mots pour un bègue, on a quelquefois des remords pour les voisins qui n'en ont pas.

M. Pigat nous tint parole ; il revint le lendemain et tous les jours suivants à la même heure jusqu'au rétablissement d'Émilie. Lorsqu'il la vit sur pied et assez forte pour sortir, il nous dit : « Mes enfants, le moment est venu de me rendre mes visites. Votre escalier m'essouffle, je ne peux plus le monter qu'en trois ou quatre étapes ; le cœur me bat trop fort. Par-dessus le marché, j'ai de l'enflure aux jambes. Tout ça ne sera rien, mais il m'est plus commode de vous attendre chez moi que de grimper chez vous. Choisissez votre heure et tâchez quelquefois de m'apporter le petit. »

Il prit le lit au bout de deux jours, et le médecin ne nous laissa pas ignorer la gravité de son état. Le cœur était malade.

« Surtout, dit le docteur, épargnez-lui les émotions pénibles. A-t-il eu de grands chagrins?

— Mais non, répondit Émilie : pas que je sache, depuis la mort de maman, et c'est bien loin.

— Vous m'étonnez. Sa maladie est de celles qui marchent à pas lents, et je la vois courir. »

Personne n'a jamais su ce qui s'était passé dans l'esprit du capitaine. Il douta de sa fille et de moi, il s'accusa lui-même ; il dut se demander si j'étais dupe ou complice. De ses anxiétés, de ses combats intérieurs, de ses malédictions données et reprises, de tout son désespoir et de toute sa honte je ne puis rien vous dire, sinon qu'il en mourut. Ce fut comme une de ces tourmentes sous-marines qui dévastent le fond mystérieux des océans et qui nous sont racontées quelquefois par un débris roulé vers nos plages.

Un soir que nous étions réunis autour de son lit, il rompit brusquement la conversation et s'entretint avec lui-même à demi-voix, en langue gaélique. Ni sa fille ni moi ne connaissions cet idiome et nous nous regardions d'un air effaré. Tout à coup il se retourna vers Émilie et lui demanda en français :

« Quelle date avons-nous aujourd'hui? »

Elle lui répondit ; il médita une minute et reprit :

« Alors il y a juste neuf mois que j'ai marié mon enfant. »

Ce fut sa dernière parole. Vous avez peut-être ouï dire qu'il s'était suicidé. Il est mort naturellement, d'un anévrisme rompu. Que les chagrins aient abrégé sa vie, c'est ce que je ne conteste pas ; mais on le calomnie en disant qu'il a porté la main sur lui.

Sa mort me déliait. C'était le terme que j'avais fixé moi-même à tous mes sacrifices. Mes conditions étaient faites et acceptées depuis longtemps, personne n'aurait eu le droit de me jeter la pierre, si j'avais pris mon chapeau ce soir-là et laissé la blonde Émilie entre un cadavre et un maillot. Le pouvais-je en conscience cependant? L'eussiez-vous fait, monsieur, si le destin vous eût jeté à ma place? Cette femme, estimable ou non, commandait la pitié : j'eus pitié d'elle. Si Léon n'avait pas été à Clichy, si elle m'était apparue ce jour-là brillante, épanouie, encadrée dans ce luxe qui la donne en spectacle aux Parisiens, je ne me serais fait aucun scrupule de lui tourner le dos ; mais elle pleurait, elle n'était ni belle ni fringante, elle avait douze cents francs de rente et un loyer de six cents ; le seul homme qui l'aimait ne pouvait rien faire pour elle : était-ce agir honnêtement que de l'abandonner dans un tel embarras?

Je restai ; je conduisis le deuil de mon beau-père, j'essuyai les larmes de sa fille, je travaillai comme un forçat pour qu'elle ne manquât de rien, je pris sur mon sommeil pour bercer le petit enfant. Si le monde me blâme d'avoir été si lâche, tant pis pour lui! Moi, j'étais soutenu par l'idée que je faisais bien, et que parmi les hommes les plus riches, les plus nobles et les plus distingués, il n'y en avait peut-être pas un qui se dévouât si pleinement et avec aussi peu de profit.

Je fus pourtant récompensé au bout de quelques mois par la santé, la croissance et la gentillesse de mon bambin. Il s'arrondit et se colora pour ainsi dire à vue d'œil, et à mesure qu'il devenait plus beau, il semblait m'en remercier par un redoublement de caresses. Entre sa mère et moi, il n'hésitait jamais ; ses yeux me cherchaient dans la chambre, ses petits bras m'appelaient ; le premier mot qu'il dit fut papa ; je crois pourtant que personne ne le lui avait appris. Les vrais pères doivent être bien heureux, si j'en juge par toute la joie que ce petit être m'a donnée. Mme Gautripon croyait devoir me calmer de temps à autre.

« Vous avez peut-être tort, me disait-elle, de vous tant attacher à un enfant qui vous sera repris tôt ou tard. Quant à lui, le mal n'est pas grand ; on oublie si vite à son âge! »

A l'idée que mon cher nourrisson pouvait m'être enlevé par son vrai père et devenir un étranger pour moi, je me sentais défaillir ; je me surpris à souhaiter que cette fausse position, intolérable à tant d'égards, durât aussi longtemps que ma vie.

Elle finit avec la captivité de mon ami, quand le père Bréchot s'en fut dans l'autre monde. L'entrepreneur s'occupait sérieusement de déshériter son fils ; il mourut de colère et d'apoplexie, à la suite d'un gros déjeuner, entre les bras de l'homme d'affaires qui cuisinait la ruine de Léon.

Je n'ai point à vous conter les extravagances trop publiques dont l'héritier égaya son deuil. Paris ne s'en souvient que trop, et ce carnaval scandaleux a fondé la réputation du jeune Bréchot. Le monde l'a noté comme le modèle des mauvais fils, ce qui est dur, car il ne fut mauvais fils qu'après la mort de son père. J'avais prévu cette explosion d'une jeunesse imprudemment comprimée, et je n'étais pas assez enfant pour croire qu'en m'asseyant sur la poudrière je l'empêcherais de sauter. Mon parti fut donc bientôt pris : je quittai pour toujours Mme Gautripon, j'embrassai le petit garçon, qui poussait des cris désespérés à la vue de mes larmes ; j'écrivis à Léon une lettre d'adieu, et je retournai, le cœur brisé, à ma fidèle mansarde.

Ma femme, qui tenait à moi comme à son meuble le plus utile, s'était mise en frais d'éloquence pour me retenir au logis. Elle m'avait offert spontanément des sacrifices dont elle était et se savait incapable, comme de conserver l'humble train de sa vie et d'acclimater Léon Bréchot au régime de l'amitié fraternelle. Je répondis qu'elle se moquait de moi, et je fis bien, car elle était en marché pour son hôtel des Champs-Élysées, et elle portait déjà sa petite fille, datée de je ne sais quelle visite à Clichy.

Me voilà seul, cloîtré, meurtri, saignant au fond, mais inébranlable, sans autre espoir que d'oublier tout le monde et de me cristalliser peu à peu dans la monotonie du travail ; mais le passé atroce et doux avec lequel j'avais cru rompre venait parfois me relancer dans ma retraite. L'habitude crée des besoins factices qui deviennent aussi impérieux que les vrais. Or il y avait seize mois pleins que j'embrassais tous les soirs un enfant endormi. Ce plaisir venant à me manquer, j'en ressentis un tel vide que je me demandai si la nature ne m'avait pas donné par dérision un cœur de père. Je m'éveillais cent fois dans ma mansarde aux cris de ce pauvre petit absent que je ne pensais plus revoir. Le matin, au moment d'aller à mes affaires, je m'arrêtais comme un homme qui a oublié quelque chose. Ce n'était ni ma bourse ni mon mouchoir, c'était le baiser sonore et franc de ces petites lèvres toujours fraîches.

Le vrai père, qui n'était pas aussi père que moi, m'imposait quelquefois sa visite. J'avais eu beau lui défendre ma porte et lui dire que les convenances morales élevaient une montagne entre nous, j'avais beau le brutaliser quand il forçait mon domicile ; il revenait obstinément avec le front d'un être qui se sait aimé, quoique indigne. Il me conta lui-même, en riant, ses efforts inutiles pour mériter les bonnes grâces de son fils, l'effroi du cher enfant au contact de la barbe paternelle, son obstination à réclamer l'autre papa, le seul aimé, qu'on disait toujours en voyage. Chaque soir, il fallait le bercer à outrance jusqu'à ce qu'il fermât les yeux ; il les rouvrait tout pleins de larmes, et les sanglots secouaient pendant près d'une heure son petit corps endormi.

« Mais, ajoutait Bréchot, ce n'est qu'un moment à passer. Viens le voir dans un mois, il ne te reconnaîtra plus. »

Aller le voir! je n'étais pas si fou. Et le moyen de revenir ensuite?

Mais nos résolutions les plus énergiques sont moins fortes que le destin. J'avais quitté ma femme depuis sept mois, et le pauvre petit bonhomme achevait sa seconde année lorsque Bréchot me fit tenir une consultation de MM. Bretonneau (de Tours), Blanche et Trousseau. Je l'ai conservée, la voici ; permettez-moi de vous lire le résumé qui la termine :

« L'enfant présente tous les symptômes d'une nostalgie dans sa deuxième période : teint livide, rougeur des yeux, pleurs involontaires, appétit presque nul, digestion pénible, transpiration rare, sécrétions troubles, respiration courte, peau sèche, pouls faible, céphalalgie fréquente, faiblesse, amaigrissement, sommeil agité, accidents fébriles tous les soirs. L'état du petit malade est assez grave pour réclamer des soins urgents, mais l'art médical ne peut rien contre une affection toute morale : c'est un traitement moral qu'il faudrait. Hâter le retour de son père, qu'il appelle jour et nuit. »

Que fallait-il faire, monsieur? Mettre les pieds à l'hôtel Gautripon, c'était amnistier le luxe et les plaisirs de deux coupables. Rester chez moi drapé dans ma vertu, c'était condamner un innocent à la mort. Je pris mes jambes à mon cou.

Je m'attendais à trouver son père et sa mère agenouillés devant son lit. Pas du tout : Léon trottait au bois de Boulogne pour se faire honneur d'un cheval neuf ; Mme Gautripon tenait conseil avec le tailleur de ces dames. L'enfant dormait seul dans sa chambre ; la bonne anglaise, que j'ai fait changer le lendemain, prenait le thé avec le maître d'hôtel son compère, à l'autre bout de la maison. Je passai plus d'une heure en tête-à-tête avec l'enfant de mes veilles, sa petite main dans la mienne. Il avait bien grandi, mais qu'il me parut changé! Vous ne croirez jamais qu'on puisse vieillir à cet âge ; je vous jure pourtant qu'il était flétri, cassé et caduc. On ne s'en douterait plus maintenant, Dieu merci! J'en ai fait un gaillard aussi vif, aussi frais, aussi robuste qu'il est intelligent et bon ; mais cela n'a pas été le travail d'une semaine. Dans ces huit premiers jours, je le ramenai à la vie, rien de plus.

Il me reconnut avant même d'ouvrir les yeux, et je vous prie de croire qu'il ne fit pas de façons pour m'embrasser à bouche que veux-tu. Quand sa mère et Bréchot eurent le temps et qu'ils vinrent chercher de ses nouvelles, ils le trouvèrent déjà mieux. Le médecin me dit : « La réaction commence, votre fils est sauvé, grâce à vous ; mais vous avez bien fait d'arriver. Tout l'honneur de la cure sera pour vous ; je vous demanderai seulement la permission d'en rendre compte à l'Académie. Le cas est doublement intéressant, d'abord parce que la nostalgie est un mal très-rare à cet âge, ensuite parce que le baby avait madame sa mère auprès de lui, et que la mère est tout pour un enfant de deux ans. »

Ce que le docteur ne voyait pas, et ce que je peux vous dire au point où nous en sommes, c'est que Mme Gautripon est trop femme pour être mère. A Dieu ne plaise que j'immole tout un sexe à mes ressentiments privés! Je voulais dire en bref que cette gracieuse créature est soumise au besoin de plaire et de paraître, mais d'autant plus indépendante des devoirs et des sentiments naturels. C'est une plante d'ornement née pour fleurir toute la vie, et qui ne sait pas elle-même par quel hasard ou quel miracle elle a porté quelques fruits. J'en ai rencontré d'autres en qui les grâces de la jeunesse n'étaient que la préface d'une longue, sérieuse et sainte maternité : celles-là sont plus mères que femmes, et si le sort m'en avait offert une en temps utile, je crois que nous aurions fondé une famille comme on n'en fait plus guère à Paris. Enfin!… Léon Bréchot est la vraie doublure d'Émilie. Il aime ses enfants parce qu'ils sont superbes et qu'il a toujours eu le goût des belles choses ; mais il ne leur appartient pas, au contraire. Il graverait son nom sur leur collier, si la mode le permettait ; il les inscrirait volontiers à la suite de ses tableaux sur le catalogue. Il les encadrerait richement par vanité de propriétaire, il ne perdrait pas un quart d'heure à leur apprendre à lire, il ne leur sacrifierait pas une nuit de lansquenet, si l'un d'eux tombait malade. Tandis que j'épie leurs mouvements, que j'analyse leurs instincts, que je note leurs moindres paroles, que je sarcle avec soin les premières idées qui lèvent dans ces jeunes cerveaux, il se joue de leur ignorance, leur apprend des mots saugrenus, et leur sait plus de gré d'une bêtise qui l'amuse que d'un instinct généreux ou d'un raisonnement droit. Je m'étudie, je me travaille, je me contrains lorsqu'il le faut pour le mieux de leur éducation ; je m'applique à graver dans leur esprit le modèle d'une sérénité constante et d'un homme toujours égal à lui-même : Léon les crosse ou les caresse au gré de son humeur quinteuse, selon qu'il a gagné ou perdu dans sa nuit. Ces innocentes créatures l'aiment par ordre et le respectent par devoir, sans chercher le fin mot de l'autorité qu'on lui prête ; mais ses tendresses et ses colères les étonnent également et les jettent tout effarés dans mes bras. Je ne sais quelle voix secrète les avertit qu'ils ont en moi une petite providence bourgeoise, et que l'homme le plus humble et le plus infortuné de Paris est peut-être appelé à les rendre heureux et libres.

Il vous paraît sans doute impertinent que, dans ce siècle où l'or peut tout, un gueux de Gautripon s'intéresse au malheur de trois petits millionnaires? Leur patrimoine irait, je pense, à seize ou dix-sept millions par tête, s'ils avaient hérité d'un père comme les autres ; mais Léon Bréchot est un homme que l'immensité de son capital a dégoûté du revenu. Depuis cinq ans et demi qu'il est riche, il n'a rien exploité, rien administré, rien placé ; il puise à pleines mains dans un trésor qu'il croit inépuisable. A sa place, un fou raisonnable, comme on en trouve à Charenton, se serait d'abord assuré deux millions de rente. C'est à peu près ce qu'on dépense à la maison ; il pouvait donc aller longtemps du même train. Malheureusement il n'a pas daigné mettre ordre à ses affaires ; il ne s'est occupé que d'attirer à lui tout l'argent comptant qu'il a pu. L'insouciance, la paresse, le dégoût des procès, lui ont fait perdre un tiers de son fabuleux héritage ; le jeu lui coûte un second tiers, j'en suis presque certain : la colonie grecque de Paris, qui compte des citoyens de tous pays, outre la Grèce, vit tout entière à ses dépens, et le cite avec admiration comme l'homme le plus volable du monde. Le turf, cet autre tapis vert où l'on triche aussi quelquefois, lui a pris quatre ou cinq millions à mon su. Les mendiants de tous étages exploitent à qui mieux mieux sa manie de paraître. Somme toute, je ne sais pas ce qui peut lui rester aujourd'hui ; mais je suis sûr qu'avant dix ans il ne possédera que des dettes.

J'ai quelque autorité sur lui par moments. Pourquoi n'ai-je rien fait pour le convertir à l'épargne? N'était-il pas en moi de l'amener par la douceur à quelque honnête placement qui sauvât cent mille francs de rente à chacun de ses enfants? Peut-être bien ; mais s'il ne me plaît pas de ménager cette ressource aux innocents qui portent mon nom? si je veux que leurs mains, comme les miennes, restent pures de l'or Bréchot? Si j'attends sans effroi le jour où toute la famille, Bréchot compris, mangera le pain de mon travail? Si je guette cette occasion d'édifier les puritains de Paris, que j'ai scandalisés malgré moi? J'ai beaucoup étudié, monsieur, depuis six ans. On connaît ma figure, à défaut de mon nom, dans les bibliothèques de la rive gauche. Les heures de loisir éparses dans ma vie ont été mises à profit ; j'ai comblé les lacunes effroyables que l'enseignement du collége avait laissées dans ma tête. Je sais les langues, les sciences, les arts pratiques ; je me suis rendu propre au commerce, à l'industrie, à la culture, aux professions les plus utiles, et partant les plus dignes de l'homme. Je regrette aujourd'hui d'avoir négligé un bel art. Vous devinez lequel? L'art de détruire mon semblable par principes ; mais j'aime à croire que vous ne me refuserez pas une première leçon, si mon récit véridique et les preuves dont je l'appuie m'ont réhabilité à vos yeux. »

Chargement de la publicité...