L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I
The Project Gutenberg eBook of L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I
Title: L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I
Author: Miguel de Cervantes Saavedra
Translator: Louis Viardot
Release date: June 14, 2005 [eBook #16066]
Most recently updated: December 11, 2020
Language: French
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Miguel de Cervantès Saavedra
L'ingénieux hidalgo DON QUICHOTTE de la Manche
Tome I
Première publication en 1605
Traduction et notes de Louis Viardot
Table des matières
Prologue
LIVRE PREMIER
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
LIVRE DEUXIÈME
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
LIVRE TROISIÈME
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
LIVRE QUATRIÈME
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XL
Chapitre XLI
Chapitre XLII
Chapitre XLIII
Chapitre XLIV
Chapitre XLV
Chapitre XLVI
Chapitre XLVII
Chapitre XLVIII
Chapitre XLIX
Chapitre L
Chapitre LI
Chapitre LII
Prologue
Lecteur inoccupé, tu me croiras bien, sans exiger de serment, si je te dis que je voudrais que ce livre, comme enfant de mon intelligence[1], fût le plus beau, le plus élégant et le plus spirituel qui se pût imaginer; mais, hélas! je n'ai pu contrevenir aux lois de la nature, qui veut que chaque être engendre son semblable. Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien, sinon l'histoire d'un fils sec, maigre, rabougri, fantasque, plein de pensées étranges et que nul autre n'avait conçues, tel enfin qu'il pouvait s'engendrer dans une prison, où toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure? Le loisir et le repos, la paix du séjour, l'aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des fontaines, le calme de l'esprit, toutes ces choses concourent à ce que les muses les plus stériles se montrent fécondes, et offrent au monde ravi des fruits merveilleux qui le comblent de satisfaction. Arrive-t-il qu'un père ait un fils laid et sans aucune grâce, l'amour qu'il porte à cet enfant lui met un bandeau sur les yeux pour qu'il ne voie pas ses défauts; au contraire, il les prend pour des saillies, des gentillesses, et les conte à ses amis pour des traits charmants d'esprit et de malice. Mais moi, qui ne suis, quoique j'en paraisse le père véritable, que le père putatif[2] de don Quichotte, je ne veux pas suivre le courant de l'usage, ni te supplier, presque les larmes aux yeux, comme d'autres font, très-cher lecteur, de pardonner ou d'excuser les défauts que tu verras en cet enfant, que je te présente pour le mien. Puisque tu n'es ni son parent ni son ami; puisque tu as ton âme dans ton corps avec son libre arbitre, autant que le plus huppé; puisque tu habites ta maison, dont tu es seigneur autant que le roi de ses tributs, et que tu sais bien le commun proverbe: «Sous mon manteau je tue le roi,» toutes choses qui t'exemptent à mon égard d'obligation et de respect, tu peux dire de l'histoire tout ce qui te semblera bon, sans crainte qu'on te punisse pour le mal, sans espoir qu'on te récompense pour le bien qu'il te plaira d'en dire.
Seulement, j'aurais voulu te la donner toute nue, sans l'ornement du prologue, sans l'accompagnement ordinaire de cet innombrable catalogue de sonnets, d'épigrammes, d'éloges, qu'on a l'habitude d'imprimer en tête des livres[3].
Car je dois te dire que, bien que cette histoire m'ait coûté quelque travail à la composer, aucun ne m'a semblé plus grand que celui de faire cette préface que tu es à lire. Bien souvent j'ai pris la plume pour l'écrire, et je l'ai toujours posée, ne sachant ce que j'écrirais. Mais un jour que j'étais indécis, le papier devant moi, la plume sur l'oreille, le coude sur la table et la main sur la joue, pensant à ce que j'allais dire, voilà que tout à coup entre un de mes amis, homme d'intelligence et d'enjouement, lequel, me voyant si sombre et si rêveur, m'en demanda la cause. Comme je ne voulais pas la lui cacher, je lui répondis que je pensais au prologue qu'il fallait écrire pour l'histoire de don Quichotte, et que j'étais si découragé que j'avais résolu de ne pas le faire, et dès lors de ne pas mettre au jour les exploits d'un si noble chevalier.
«Car enfin, lui dis-je, comment voudriez-vous que je ne fusse pas en souci de ce que va dire cet antique législateur qu'on appelle le public, quand il verra qu'au bout de tant d'années où je dormais dans l'oubli, je viens aujourd'hui me montrer au grand jour portant toute la charge de mon âge[4], avec une légende sèche comme du jonc, pauvre d'invention et de style, dépourvue de jeux d'esprit et de toute érudition, sans annotations en marge et sans commentaires à la fin du livre; tandis que je vois d'autres ouvrages, même fabuleux et profanes, si remplis de sentences d'Aristote, de Platon et de toute la troupe des philosophes, qu'ils font l'admiration des lecteurs, lesquels en tiennent les auteurs pour hommes de grande lecture, érudits et éloquents? Et qu'est-ce, bon Dieu! quand ils citent la sainte Écriture? ne dirait-on pas que ce sont autant de saints Thomas et de docteurs de l'Église, gardant en cela une si ingénieuse bienséance, qu'après avoir dépeint, dans une ligne, un amoureux dépravé, ils font, dans la ligne suivante, un petit sermon chrétien, si joli que c'est une joie de le lire ou de l'entendre? De tout cela mon livre va manquer: car je n'ai rien à annoter en marge, rien à commenter à la fin, et je ne sais pas davantage quels auteurs j'y ai suivis, afin de citer leurs noms en tête du livre, comme font tous les autres, par les lettres de l'A B C, en commençant par Aristote et en finissant par Xénophon, ou par Zoïle ou Zeuxis, bien que l'un soit un critique envieux et le second un peintre. Mon livre va manquer encore de sonnets en guise d'introduction, au moins de sonnets dont les auteurs soient des ducs, des comtes, des marquis, des évêques, de grandes dames ou de célèbres poëtes; bien que, si j'en demandais quelques-uns à deux ou trois amis, gens du métier, je sais qu'ils me les donneraient, et tels que ne les égaleraient point ceux des plus renommés en notre Espagne. Enfin, mon ami et seigneur, poursuivis-je, j'ai résolu que le seigneur don Quichotte restât enseveli dans ses archives de la Manche, jusqu'à ce que le ciel lui envoie quelqu'un qui l'orne de tant de choses dont il est dépourvu; car je me sens incapable de les lui fournir, à cause de mon insuffisance et de ma chétive érudition, et parce que je suis naturellement paresseux d'aller à la quête d'auteurs qui disent pour moi ce que je sais bien dire sans eux. C'est de là que viennent l'indécision et la rêverie où vous me trouvâtes, cause bien suffisante, comme vous venez de l'entendre, pour m'y tenir plongé.»
Quand mon ami eut écouté cette harangue, il se frappa le front du creux de la main, et, partant d'un grand éclat de rire:
«Par Dieu, frère, s'écria-t-il, vous venez de me tirer d'une erreur où j'étais resté depuis le longtemps que je vous connais. Je vous avais toujours tenu pour un homme d'esprit sensé, et sage dans toutes vos actions; mais je vois à présent que vous êtes aussi loin de cet homme que la terre l'est du ciel. Comment est-il possible que de semblables bagatelles, et de si facile rencontre, aient la force d'interdire et d'absorber un esprit aussi mûr que le vôtre, aussi accoutumé à aborder et à vaincre des difficultés bien autrement grandes? En vérité, cela ne vient pas d'un manque de talent, mais d'un excès de paresse et d'une absence de réflexion. Voulez-vous éprouver si ce que je dis est vrai? Eh bien! soyez attentif, et vous allez voir comment, en un clin d'oeil, je dissipe toutes ces difficultés et remédie à tous ces défauts qui vous embarrassent, dites-vous, et vous effrayent au point de vous faire renoncer à mettre au jour l'histoire de votre fameux don Quichotte, miroir et lumière de toute la chevalerie errante.
— Voyons, répliquai-je à son offre; de quelle manière pensez-vous remplir le vide qui fait mon effroi, et tirer à clair le chaos de ma confusion?»
Il me répondit:
«À la première chose qui vous chagrine, c'est-à-dire le manque de sonnets, épigrammes et éloges à mettre en tête du livre, voici le remède que je propose: prenez la peine de les faire vous-même; ensuite vous les pourrez baptiser et nommer comme il vous plaira, leur donnant pour parrains le Preste-Jean des Indes[5] ou l'empereur de Trébizonde, desquels je sais que le bruit a couru qu'ils étaient d'excellents poëtes; mais quand même ils ne l'eussent pas été, et que des pédants de bacheliers s'aviseraient de mordre sur vous par derrière à propos de cette assertion, n'en faites pas cas pour deux maravédis; car, le mensonge fût-il avéré, on ne vous coupera pas la main qui l'aura écrit.
«Quant à citer en marge les livres et les auteurs où vous auriez pris les sentences et les maximes que vous placerez dans votre histoire[6], vous n'avez qu'à vous arranger de façon qu'il y vienne à propos quelque dicton latin, de ceux que vous saurez par coeur, ou qui ne vous coûteront pas grande peine à trouver. Par exemple, en parlant de liberté et d'esclavage, vous pourriez mettre:
Non bene pro toto libertas venditur aura,
et citer en marge Horace, ou celui qui l'a dit[7]. S'il est question du pouvoir de la mort, vous recourrez aussitôt au distique:
Pallida mors aequo pulsat pede pauperum tabernas Regumque turres.
S'il s'agit de l'affection et de l'amour que Dieu commande d'avoir pour son ennemi, entrez aussitôt dans la divine Écriture, ce que vous pouvez faire avec tant soit peu d'attention, et citez pour le moins les paroles de Dieu même: «Ego autem dico vobis: Diligite inimicos vestros.» Si vous traitez des mauvaises pensées, invoquez l'Évangile: «De corde exeunt cogitationes malae;» si de l'instabilité des amis, voilà Caton[8] qui vous prêtera son distique:
Donec eris felix, multos numerabis amicos; Tempora si fuerint nubila, solus eris.
Avec ces bouts de latin, et quelques autres de même étoffe, on vous tiendra du moins pour grammairien, ce qui, à l'heure qu'il est, n'est pas d'un petit honneur ni d'un mince profit.
«Pour ce qui est de mettre des notes et commentaires à la fin du livre, vous pouvez en toute sûreté le faire de cette façon: si vous avez à nommer quelque géant dans votre livre, faites en sorte que ce soit le géant Goliath, et vous avez, sans qu'il vous en coûte rien, une longue annotation toute prête; car vous pourrez dire: «Le géant Golias, ou Goliath, fut un Philistin que le berger David tua d'un grand coup de fronde dans la vallée de Térébinthe, ainsi qu'il est conté dans le _livre des Rois, _au chapitre où vous en trouverez l'histoire.» Après cela, pour vous montrer homme érudit, versé dans les lettres humaines et la cosmographie, arrangez-vous de manière que le fleuve du Tage soit mentionné en quelque passage de votre livre, et vous voilà en possession d'un autre magnifique commentaire. Vous n'avez qu'à mettre: «Le fleuve du Tage fut ainsi appelé du nom d'un ancien roi des Espagnes; il a sa source en tel endroit, et son embouchure dans l'Océan, où il se jette, après avoir baigné les murs de la fameuse cité de Lisbonne. Il passe pour rouler des sables d'or, etc.» Si vous avez à parler de larrons, je vous fournirai l'histoire de Cacus, que je sais par coeur; si de femmes perdues, voilà l'évêque de Mondoñedo[9] qui vous prêtera Lamia, Layda et Flora, et la matière d'une note de grand crédit; si de cruelles, Ovide vous fournira Médée; si d'enchanteresses, Homère a Calypso, et Virgile, Circé; si de vaillants capitaines, Jules César se prêtera lui-même dans ses _Commentaires, _et Plutarque vous donnera mille Alexandres. Avez- vous à parler d'amours? pour peu que vous sachiez quatre mots de la langue italienne, vous trouverez dans Leone Hebreo[10] de quoi remplir la mesure toute comble; et s'il vous déplaît d'aller à la quête en pays étrangers, vous avez chez vous Fonseca et son _Amour de Dieu, _qui renferme tout ce que vous et le plus ingénieux puissiez désirer en semblable matière. En un mot, vous n'avez qu'à faire en sorte de citer les noms que je viens de dire, ou de mentionner ces histoires dans la vôtre, et laissez-moi le soin d'ajouter des notes marginales et finales: je m'engage, parbleu, à vous remplir les marges du livre et quatre feuilles à la fin.
«Venons, maintenant, à la citation d'auteurs qu'ont les autres livres et dont le vôtre est dépourvu. Le remède est vraiment très- facile, car vous n'avez autre chose à faire que de chercher un ouvrage qui les ait tous cités depuis l'_a _jusqu'au _z__[11]_, comme vous dites fort bien; et ce même abécédaire, vous le mettrez tout fait dans votre livre. Vît-on clairement le mensonge, à cause du peu d'utilité que ces auteurs pouvaient vous offrir, que vous importe? il se trouvera peut-être encore quelque homme assez simple pour croire que vous les avez tous mis à contribution dans votre histoire ingénue et tout unie. Et, ne fût-il bon qu'à cela, ce long catalogue doit tout d'abord donner au livre quelque autorité. D'ailleurs, qui s'avisera, n'ayant à cela nul intérêt, de vérifier si vous y avez ou non suivi ces auteurs? Mais il y a plus, et, si je ne me trompe, votre livre n'a pas le moindre besoin d'aucune de ces choses que vous dites lui manquer; car enfin, il n'est tout au long qu'une invective contre les livres de chevalerie, dont Aristote n'entendit jamais parler, dont Cicéron n'eut pas la moindre idée, et dont saint Basile n'a pas dit un mot. Et, d'ailleurs, ses fabuleuses et extravagantes inventions ont-elles à démêler quelque chose avec les ponctuelles exigences de la vérité, ou les observations de l'astronomie? Que lui importent les mesures géométriques ou l'observance des règles et arguments de la rhétorique? A-t-il, enfin, à prêcher quelqu'un, en mêlant les choses humaines et divines, ce qui est une sorte de mélange que doit réprouver tout entendement chrétien? L'imitation doit seulement lui servir pour le style, et plus celle-là sera parfaite, plus celui-ci s'approchera de la perfection. Ainsi donc, puisque votre ouvrage n'a d'autre but que de fermer l'accès et de détruire l'autorité qu'ont dans le monde et parmi le vulgaire les livres de chevalerie, qu'est-il besoin que vous alliez mendiant des sentences de philosophes, des conseils de la sainte Écriture, des fictions de poëtes, des oraisons de rhétoriciens et des miracles de bienheureux? Mais tâchez que, tout uniment, et avec des paroles claires, honnêtes, bien disposées, votre période soit sonore et votre récit amusant, que vous peigniez tout ce que votre imagination conçoit, et que vous fassiez comprendre vos pensées sans les obscurcir et les embrouiller. Tâchez aussi qu'en lisant votre histoire, le mélancolique s'excite à rire, que le rieur augmente sa gaieté, que le simple ne se fâche pas, que l'habile admire l'invention, que le grave ne la méprise point, et que le sage se croie tenu de la louer. Surtout, visez continuellement à renverser de fond en comble cette machine mal assurée des livres de chevalerie, réprouvés de tant de gens, et vantés d'un bien plus grand nombre. Si vous en venez à bout, vous n'aurez pas fait une mince besogne.»
J'avais écouté dans un grand silence tout ce que me disait mon ami, et ses propos se gravèrent si bien dans mon esprit, que, sans vouloir leur opposer la moindre dispute, je les tins pour sensés, leur donnai mon approbation, et voulus même en composer ce prologue, dans lequel tu verras, lecteur bénévole, la prudence et l'habileté de mon ami, le bonheur que j'eus de rencontrer en temps si opportun un tel conseiller, enfin le soulagement que tu goûteras toi-même en trouvant dans toute son ingénuité, sans mélange et sans détours, l'histoire du fameux don Quichotte de la Manche, duquel tous les habitants du district de la plaine de Montiel ont l'opinion qu'il fut le plus chaste amoureux et le plus vaillant chevalier que, de longues années, on ait vu dans ces parages. Je ne veux pas trop te vanter le service que je te rends en te faisant connaître un si digne et si notable chevalier; mais je veux que tu me saches gré pourtant de la connaissance que je te ferai faire avec le célèbre Sancho Panza, son écuyer, dans lequel, à mon avis, je te donne rassemblées toutes les grâces du métier qui sont éparses à travers la foule innombrable et vaine des livres de chevalerie. Après cela, que Dieu te donne bonne santé, et qu'il ne m'oublie pas non plus. Vale.
LIVRE PREMIER
Chapitre I
Qui traite de la qualité et des occupations du fameux hidalgo don Quichotte de la Manche.
Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n'y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de boeuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail[12] le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l'ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n'atteignait pas les vingt, et de plus un garçon de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu'il maniait la serpette. L'âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu'il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu'il s'appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s'écarte pas d'un atome de la vérité.
Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c'est-à-dire à peu près toute l'année, s'adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu'il en oublia presque entièrement l'exercice de la chasse et même l'administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu'il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu'il put s'en procurer. Mais, de tous ces livres, nul ne lui paraissait aussi parfait que ceux composés par le fameux Feliciano de Silva[13]. En effet, l'extrême clarté de sa prose le ravissait, et ses propos si bien entortillés lui semblaient d'or; surtout quand il venait à lire ces lettres de galanterie et de défi, où il trouvait écrit en plus d'un endroit: «La raison de la déraison qu'à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison, qu'avec raison je me plains de votre beauté;» et de même quand il lisait: «Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite votre grandeur.»
Avec ces propos et d'autres semblables, le pauvre gentilhomme perdait le jugement. Il passait les nuits et se donnait la torture pour les comprendre, pour les approfondir, pour leur tirer le sens des entrailles, ce qu'Aristote lui-même n'aurait pu faire, s'il fût ressuscité tout exprès pour cela. Il ne s'accommodait pas autant des blessures que don Bélianis donnait ou recevait, se figurant que, par quelques excellents docteurs qu'il fût pansé, il ne pouvait manquer d'avoir le corps couvert de cicatrices, et le visage de balafres. Mais, néanmoins, il louait dans l'auteur cette façon galante de terminer son livre par la promesse de cette interminable aventure; souvent même il lui vint envie de prendre la plume, et de le finir au pied de la lettre, comme il y est annoncé[14]. Sans doute il l'aurait fait, et s'en serait même tiré à son honneur, si d'autres pensées, plus continuelles et plus grandes, ne l'en eussent détourné. Maintes fois il avait discuté avec le curé du pays, homme docte et gradué à Sigüenza[15], sur la question de savoir lequel avait été meilleur chevalier, de Palmérin d'Angleterre ou d'Amadis de Gaule. Pour maître Nicolas, barbier du même village, il assurait que nul n'approchait du chevalier de Phébus, et que si quelqu'un pouvait lui être comparé, c'était le seul don Galaor, frère d'Amadis de Gaule; car celui-là était propre à tout, sans minauderie, sans grimaces, non point un pleurnicheur comme son frère, et pour le courage, ne lui cédant pas d'un pouce.
Enfin, notre hidalgo s'acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu'à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu'il vint à perdre l'esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu'il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d'inventions rêvées était la vérité pure, qu'il n'y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il disait que le Cid Ruy Diaz avait sans doute été bon chevalier, mais qu'il n'approchait pas du chevalier de l'Ardente-Épée, lequel, d'un seul revers, avait coupé par la moitié deux farouches et démesurés géants. Il faisait plus de cas de Bernard del Carpio, parce que, dans la gorge de Roncevaux, il avait mis à mort Roland l'enchanté, s'aidant de l'adresse d'Hercule quand il étouffa Antée, le fils de la Terre, entre ses bras. Il disait grand bien du géant Morgant, qui, bien qu'issu de cette race géante, où tous sont arrogants et discourtois, était lui seul affable et bien élevé. Mais celui qu'il préférait à tous les autres, c'était Renaud de Montauban, surtout quand il le voyait sortir de son château, et détrousser autant de gens qu'il en rencontrait, ou voler, par delà le détroit, cette idole de Mahomet, qui était toute d'or, à ce que dit son histoire[16]_. _Quant au traître Ganelon[17], pour lui administrer une volée de coups de pied dans les côtes, il aurait volontiers donné sa gouvernante et même sa nièce pardessus le marché.
Finalement, ayant perdu l'esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l'éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s'en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu'il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s'exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu'il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée. Il s'imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l'empire de Trébizonde. Ainsi emporté par de si douces pensées et par l'ineffable attrait qu'il y trouvait, il se hâta de mettre son désir en pratique. La première chose qu'il fit fut de nettoyer les pièces d'une armure qui avait appartenu à ses bisaïeux, et qui, moisie et rongée de rouille, gisait depuis des siècles oubliée dans un coin. Il les lava, les frotta, les raccommoda du mieux qu'il put. Mais il s'aperçut qu'il manquait à cette armure une chose importante, et qu'au lieu d'un heaume complet elle n'avait qu'un simple morion. Alors son industrie suppléa à ce défaut: avec du carton, il fit une manière de demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, formait une apparence de salade entière. Il est vrai que, pour essayer si elle était forte et à l'épreuve d'estoc et de taille, il tira son épée, et lui porta deux coups du tranchant, dont le premier détruisit en un instant l'ouvrage d'une semaine. Cette facilité de la mettre en pièces ne laissa pas de lui déplaire, et, pour s'assurer contre un tel péril il se mit à refaire son armet, le garnissant en dedans de légères bandes de fer, de façon qu'il demeurât satisfait de sa solidité; et, sans vouloir faire sur lui de nouvelles expériences, il le tint pour un casque à visière de la plus fine trempe.
Cela fait, il alla visiter sa monture; et quoique l'animal eût plus de tares que de membres, et plus triste apparence que le cheval de Gonéla, qui _tantum pellis et ossa fuit__[18]_, il lui sembla que ni le Bucéphale d'Alexandre, ni le Babiéca du Cid, ne lui étaient comparables. Quatre jours se passèrent à ruminer dans sa tête quel nom il lui donnerait: «Car, se disait-il, il n'est pas juste que cheval d'aussi fameux chevalier, et si bon par lui- même, reste sans nom connu.» Aussi essayait-il de lui en accommoder un qui désignât ce qu'il avait été avant d'entrer dans la chevalerie errante, et ce qu'il était alors. La raison voulait d'ailleurs que son maître changeant d'état, il changeât aussi de nom, et qu'il en prît un pompeux et éclatant, tel que l'exigeaient le nouvel ordre et la nouvelle profession qu'il embrassait. Ainsi, après une quantité de noms qu'il composa, effaça, rogna, augmenta, défit et refit dans sa mémoire et son imagination, à la fin il vint à l'appeler _Rossinante__[19]__, _nom, à son idée, majestueux et sonore, qui signifiait ce qu'il avait été et ce qu'il était devenu, la première de toutes les rosses du monde.
Ayant donné à son cheval un nom, et si à sa fantaisie, il voulut s'en donner un à lui-même; et cette pensée lui prit huit autres jours, au bout desquels il décida de s'appeler _don Quichotte. _C'est de là, comme on l'a dit, que les auteurs de cette véridique histoire prirent occasion d'affirmer qu'il devait se nommer Quixada, et non Quesada[20] comme d'autres ont voulu le faire accroire. Se rappelant alors que le valeureux Amadis ne s'était pas contenté de s'appeler Amadis tout court, mais qu'il avait ajouté à son nom celui de sa patrie, pour la rendre fameuse, et s'était appelé Amadis de Gaule, il voulut aussi, en bon chevalier, ajouter au sien le nom de la sienne, et s'appeler _don Quichotte de la Manche, _s'imaginant qu'il désignait clairement par là sa race et sa patrie, et qu'il honorait celle-ci en prenant d'elle son surnom.
Ayant donc nettoyé ses armes, fait du morion une salade, donné un nom à son bidet et à lui-même la confirmation[21], il se persuada qu'il ne lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui tomber amoureux, car, pour lui, le chevalier errant sans amour était un arbre sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme. Il se disait: «Si, pour la punition de mes péchés, ou plutôt par faveur de ma bonne étoile, je rencontre par là quelque géant, comme il arrive d'ordinaire aux chevaliers errants, que je le renverse du premier choc ou que je le fende par le milieu du corps, qu'enfin je le vainque et le réduise à merci, ne serait-il pas bon d'avoir à qui l'envoyer en présent, pour qu'il entre et se mette à genoux devant ma douce maîtresse, et lui dise d'une voix humble et soumise: «Je suis, madame, le géant Caraculiambro, seigneur de l'île Malindrania, qu'a vaincu en combat singulier le jamais dignement loué chevalier don Quichotte de la Manche, lequel m'a ordonné de me présenter devant Votre Grâce, pour que Votre Grandeur dispose de moi tout à son aise?» Oh! combien se réjouit notre bon chevalier quand il eut fait ce discours, et surtout quand il eut trouvé à qui donner le nom de sa dame! Ce fut, à ce que l'on croit, une jeune paysanne de bonne mine, qui demeurait dans un village voisin du sien, et dont il avait été quelque temps amoureux, bien que la belle n'en eût jamais rien su, et ne s'en fût pas souciée davantage. Elle s'appelait Aldonza Lorenzo, et ce fut à elle qu'il lui sembla bon d'accorder le titre de dame suzeraine de ses pensées. Lui cherchant alors un nom qui ne s'écartât pas trop du sien, qui sentît et représentât la grande dame et la princesse, il vint à l'appeler _Dulcinée du Toboso, _parce qu'elle était native de ce village: nom harmonieux à son avis, rare et distingué, et non moins expressif que tous ceux qu'il avait donnés à son équipage et à lui-même.
Chapitre II
Qui traite de la première sortie que fit de son pays l'ingénieux don Quichotte.
Ayant donc achevé ses préparatifs, il ne voulut pas attendre davantage pour mettre à exécution son projet. Ce qui le pressait de la sorte, c'était la privation qu'il croyait faire au monde par son retard, tant il espérait venger d'offenses, redresser de torts, réparer d'injustices, corriger d'abus, acquitter de dettes. Ainsi, sans mettre âme qui vive dans la confidence de son intention, et sans que personne le vît, un beau matin, avant le jour, qui était un des plus brûlants du mois de juillet, il s'arma de toutes pièces, monta sur Rossinante, coiffa son espèce de salade, embrassa son écu, saisit sa lance, et, par la fausse porte d'une basse-cour, sortit dans la campagne, ne se sentant pas d'aise de voir avec quelle facilité il avait donné carrière à son noble désir. Mais à peine se vit-il en chemin qu'une pensée terrible l'assaillit, et telle, que peu s'en fallut qu'elle ne lui fît abandonner l'entreprise commencée. Il lui vint à la mémoire qu'il n'était pas armé chevalier; qu'ainsi, d'après les lois de la chevalerie, il ne pouvait ni ne devait entrer en lice avec aucun chevalier; et que, même le fût-il, il devait porter des armes blanches, comme chevalier novice, sans devise sur l'écu, jusqu'à ce qu'il l'eût gagnée par sa valeur. Ces pensées le firent hésiter dans son propos; mais, sa folie l'emportant sur toute raison, il résolut de se faire armer chevalier par le premier qu'il rencontrerait, à l'imitation de beaucoup d'autres qui en agirent ainsi, comme il l'avait lu dans les livres qui l'avaient mis en cet état. Quant aux armes blanches, il pensait frotter si bien les siennes, à la première occasion, qu'elles devinssent plus blanches qu'une hermine. De cette manière, il se tranquillisa l'esprit, et continua son chemin, qui n'était autre que celui que voulait son cheval, car il croyait qu'en cela consistait l'essence des aventures.
En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui- même, et disait:
«Qui peut douter que dans les temps à venir, quand se publiera la véridique histoire de mes exploits, le sage qui les écrira, venant à conter cette première sortie que je fais si matin, ne s'exprime de la sorte: «À peine le blond Phébus avait-il étendu sur la spacieuse face de la terre immense les tresses dorées de sa belle chevelure; à peine les petits oiseaux nuancés de mille couleurs avaient-ils salué des harpes de leurs langues, dans une douce et mielleuse harmonie, la venue de l'aurore au teint de rose, qui, laissant la molle couche de son jaloux mari, se montre aux mortels du haut des balcons de l'horizon castillan, que le fameux chevalier don Quichotte de la Manche, abandonnant le duvet oisif, monta sur son fameux cheval Rossinante, et prit sa route à travers l'antique et célèbre plaine de Montiel.»
En effet, c'était là qu'il cheminait; puis il ajouta:
«Heureux âge et siècle heureux, celui où paraîtront à la clarté du jour mes fameuses prouesses dignes d'être gravées dans le bronze, sculptées en marbre, et peintes sur bois, pour vivre éternellement dans la mémoire des âges futurs! Ô toi, qui que tu sois, sage enchanteur, destiné à devenir le chroniqueur de cette merveilleuse histoire, je t'en prie, n'oublie pas mon bon Rossinante, éternel compagnon de toutes mes courses et de tous mes voyages.»
Puis, se reprenant, il disait, comme s'il eût été réellement amoureux:
«Ô princesse Dulcinée, dame de ce coeur captif! une grande injure vous m'avez faite en me donnant congé, en m'imposant, par votre ordre, la rigoureuse contrainte de ne plus paraître en présence de votre beauté. Daignez, ô ma dame, avoir souvenance de ce coeur, votre sujet, qui souffre tant d'angoisses pour l'amour de vous.[22]«
À ces sottises, il en ajoutait cent autres, toutes à la manière de celles que ses livres lui avaient apprises, imitant de son mieux leur langage. Et cependant, il cheminait avec tant de lenteur, et le soleil, qui s'élevait, dardait des rayons si brûlants, que la chaleur aurait suffi pour lui fondre la cervelle s'il en eût conservé quelque peu.
Il marcha presque tout le jour sans qu'il lui arrivât rien qui fût digne d'être conté; et il s'en désespérait, car il aurait voulu rencontrer tout aussitôt quelqu'un avec qui faire l'expérience de la valeur de son robuste bras.
Des auteurs disent que la première aventure qui lui arriva fut celle du Port-Lapice[23]; d'autres, celle des moulins à vent. Mais ce que j'ai pu vérifier à ce sujet, et ce que j'ai trouvé consigné dans les annales de la Manche, c'est qu'il alla devant lui toute cette journée, et qu'au coucher du soleil, son bidet et lui se trouvèrent harassés et morts de faim.
Alors regardant de toutes parts pour voir s'il ne découvrirait pas quelque château, quelque hutte de bergers, où il pût chercher un gîte et un remède à son extrême besoin, il aperçut non loin du chemin où il marchait une hôtellerie[24], ce fut comme s'il eût vu l'étoile qui le guidait aux portiques, si ce n'est au palais de sa rédemption. Il pressa le pas, si bien qu'il y arriva à la tombée de la nuit. Par hasard, il y avait sur la porte deux jeunes filles, de celles-là qu'on appelle _de joie, _lesquelles s'en allaient à Séville avec quelques muletiers qui s'étaient décidés à faire halte cette nuit dans l'hôtellerie. Et comme tout ce qui arrivait à notre aventurier, tout ce qu'il voyait ou pensait, lui semblait se faire ou venir à la manière de ce qu'il avait lu, dès qu'il vit l'hôtellerie, il s'imagina que c'était un château, avec ses quatre tourelles et ses chapiteaux d'argent bruni, auquel ne manquaient ni le pont-levis, ni les fossés, ni aucun des accessoires que de semblables châteaux ont toujours dans les descriptions. Il s'approcha de l'hôtellerie, qu'il prenait pour un château, et, à quelque distance, il retint la bride à Rossinante, attendant qu'un nain parût entre les créneaux pour donner avec son cor le signal qu'un chevalier arrivait au château. Mais voyant qu'on tardait, et que Rossinante avait hâte d'arriver à l'écurie, il s'approcha de la porte, et vit les deux filles perdues qui s'y trouvaient, lesquelles lui parurent deux belles damoiselles ou deux gracieuses dames qui, devant la porte du château, folâtraient et prenaient leurs ébats.
En ce moment il arriva, par hasard, qu'un porcher, qui rassemblait dans des chaumes un troupeau de cochons (sans pardon ils s'appellent ainsi), souffla dans une corne au son de laquelle ces animaux se réunissent. Aussitôt don Quichotte s'imagina, comme il le désirait, qu'un nain donnait le signal de sa venue. Ainsi donc, transporté de joie, il s'approcha de l'hôtellerie et des dames, lesquelles voyant venir un homme armé de la sorte, avec lance et bouclier, allaient, pleines d'effroi, rentrer dans la maison. Mais don Quichotte comprit à leur fuite la peur qu'elles avaient. Il leva sa visière de carton, et, découvrant son sec et poudreux visage, d'un air aimable et d'une voix posée, il leur dit:
«Que Vos Grâces ne prennent point la fuite, et ne craignent nulle discourtoise offense; car, dans l'ordre de chevalerie que je professe, il n'appartient ni ne convient d'en faire à personne, et surtout à des damoiselles d'aussi haut parage que le démontrent vos présences.»
Les filles le regardaient et cherchaient de tous leurs yeux son visage sous la mauvaise visière qui le couvrait. Mais quand elles s'entendirent appeler demoiselles, chose tellement hors de leur profession, elles ne purent s'empêcher d'éclater de rire, et ce fut de telle sorte que don Quichotte vint à se fâcher. Il leur dit gravement:
«La politesse sied à la beauté, et le rire qui procède d'une cause légère est une inconvenance; mais je ne vous dis point cela pour vous causer de la peine, ni troubler votre belle humeur, la mienne n'étant autre que de vous servir.»
Ce langage, que ne comprenaient point les dames, et la mauvaise mine de notre chevalier augmentaient en elles le rire, et en lui le courroux, tellement que la chose eût mal tourné, si, dans ce moment même, n'eût paru l'hôtelier, gros homme que son embonpoint rendait pacifique; lequel, voyant cette bizarre figure, accoutrée d'armes si dépareillées, comme étaient la bride, la lance, la rondache et le corselet, fut tout près d'accompagner les demoiselles dans l'effusion de leur joie. Mais cependant, effrayé de ce fantôme armé en guerre, il se ravisa et résolut de lui parler poliment:
«Si Votre Grâce, seigneur chevalier, lui dit-il, vient chercher un gîte, sauf le lit, car il n'y en a pas un seul dans cette hôtellerie, tout le reste s'y trouvera en grande abondance.»
Don Quichotte voyant l'humilité du commandant de la forteresse, puisque tels lui paraissaient l'hôte et l'hôtellerie, lui répondit:
«Pour moi, seigneur châtelain, quoi que ce soit me suffit. _Mes parures, ce sont les armes; mon repos, c'est le combat, _etc.[25]«
L'hôte pensa que l'étranger l'avait appelé châtelain parce qu'il lui semblait un échappé de Castille[26], quoiqu'il fût Andalous, et de la plage de San-Lucar, aussi voleur que Cacus, aussi goguenard qu'un étudiant ou un page. Il lui répondit donc:
«À ce train-là, _les lits de Votre Grâce sont des rochers durs, et son sommeil est toujours veiller__[27]__. _S'il en est ainsi, vous pouvez mettre pied à terre, bien assuré de trouver dans cette masure l'occasion et les occasions de ne pas dormir, non de la nuit, mais de l'année entière.»
En disant cela, il fut tenir l'étrier à don Quichotte, lequel descendit de cheval avec beaucoup de peine et d'efforts, comme un homme qui n'avait pas rompu le jeûne de toute la journée.
Il dit aussitôt à l'hôtelier d'avoir grand soin de son cheval, parce que c'était la meilleure bête qui portât selle au monde. L'autre la regarda, et ne la trouva pas si bonne que disait don Quichotte, pas même de moitié. Il l'arrangea pourtant dans l'écurie, et revint voir ce que voulait son hôte, que les demoiselles s'occupaient à désarmer, s'étant déjà réconciliées avec lui. Elles lui avaient bien ôté la cuirasse de poitrine et celle d'épaules; mais jamais elles ne purent venir à bout de lui déboîter le hausse-col, ni de lui ôter l'informe salade que tenaient attachée des rubans verts. Il fallait couper ces rubans, dont on ne pouvait défaire les noeuds; mais don Quichotte ne voulut y consentir en aucune façon, et préféra rester toute cette nuit la salade en tête, ce qui faisait la plus étrange et la plus gracieuse figure qui se pût imaginer; et, pendant cette cérémonie, se persuadant que les coureuses qui le désarmaient étaient de grandes dames du château, il leur dit, avec une grâce parfaite, ces vers d'un vieux romance:
«Jamais ne fut chevalier si bien servi des dames que don Quichotte quand il vint de son village; les damoiselles prenaient soin de lui, et les princesses de son rossin», ou Rossinante, car tel est, Mesdames, le nom de mon cheval, comme don Quichotte de la Manche est le mien; et, bien que je ne voulusse pas me découvrir jusqu'à ce que m'eussent découvert les exploits faits en votre service et profit, leur besoin d'ajuster à l'occasion présente ce vieux _romance _de Lancelot a été cause que vous avez su mon nom avant la juste époque. Mais un temps viendra pour que Vos Seigneuries commandent et que j'obéisse, et pour que la valeur de mon bras témoigne du désir que j'ai de vous servir.»
Les donzelles, qui n'étaient pas faites à de semblables rhétoriques, ne répondaient mot. Elles lui demandèrent s'il voulait manger quelque chose.
«Quoi que ce fût, je m'en accommoderais, répondit don Quichotte; car, si je ne me trompe, toute chose viendrait fort à point.»
Par bonheur, ce jour-là tombait un vendredi, et il n'y avait dans toute l'hôtellerie que des tronçons d'un poisson séché qu'on appelle, selon le pays, morue, merluche ou truitelle. On lui demanda si, par hasard, Sa Grâce mangerait de la truitelle, puisqu'il n'y avait pas d'autre poisson à lui servir.
«Pourvu qu'il y ait plusieurs truitelles, répondit don Quichotte, elles pourront servir de truites, car il m'est égal qu'on me donne huit réaux en monnaie ou bien une pièce de huit réaux. D'ailleurs, il se pourrait qu'il en fût de ces truitelles comme du veau, qui est plus tendre que le boeuf, ou comme du chevreau, qui est plus tendre que le bouc. Mais, quoi que ce soit, apportez-le vite; car la fatigue et le poids des armes ne se peuvent supporter sans l'assistance de l'estomac.»
On lui dressa la table à la porte de l'hôtellerie, pour qu'il y fût au frais, et l'hôte lui apporta une ration de cette merluche mal détrempée et plus mal assaisonnée, avec du pain aussi noir et moisi que ses armes. C'était à mourir de rire que de le voir manger; car, comme il avait la salade mise et la visière levée, il ne pouvait rien porter à la bouche avec ses mains. Il fallait qu'un autre l'embecquât; si bien qu'une de ces dames servit à cet office. Quant à lui donner à boire, ce ne fut pas possible, et ce ne l'aurait jamais été si l'hôte ne se fût avisé de percer de part en part un jonc dont il lui mit l'un des bouts dans la bouche, tandis que par l'autre il lui versait du vin. À tout cela, le pauvre chevalier prenait patience, plutôt que de couper les rubans de son morion.
Sur ces entrefaites, un châtreur de porcs vint par hasard à l'hôtellerie, et se mit, en arrivant, à souffler cinq ou six fois dans son sifflet de jonc. Cela suffit pour confirmer don Quichotte dans la pensée qu'il était en quelque fameux château, qu'on lui servait un repas en musique, que la merluche était de la truite, le pain bis du pain blanc, les drôlesses des dames, et l'hôtelier le châtelain du château. Aussi donnait-il pour bien employées sa résolution et sa sortie. Pourtant, ce qui l'inquiétait le plus, c'était de ne pas se voir armé chevalier; car il lui semblait qu'il ne pouvait légitimement s'engager dans aucune aventure sans avoir reçu l'ordre de chevalerie.
Chapitre III
Où l'on raconte de quelle gracieuse manière don Quichotte se fit armer chevalier.
Ainsi tourmenté de cette pensée, il dépêcha son maigre souper d'auberge; puis, dès qu'il l'eut achevé, il appela l'hôte, et, le menant dans l'écurie, dont il ferma la porte, il se mit à genoux devant lui en disant:
«Jamais je ne me lèverai d'où je suis, valeureux chevalier, avant que Votre Courtoisie m'octroie un don que je veux lui demander, lequel tournera à votre gloire et au service du genre humain.»
Quand il vit son hôte à ses pieds, et qu'il entendit de semblables raisons, l'hôtelier le regardait tout surpris, sans savoir que faire ni que dire, et s'opiniâtrait à le relever. Mais il ne put y parvenir, si ce n'est en lui disant qu'il lui octroyait le don demandé.
«Je n'attendais pas moins, seigneur, de votre grande magnificence, répondit don Quichotte; ainsi, je vous le déclare, ce don que je vous demande, et que votre libéralité m'octroie, c'est que demain matin vous m'armiez chevalier. Cette nuit, dans la chapelle de votre château, je passerai la veillée des armes, et demain, ainsi que je l'ai dit, s'accomplira ce que tant je désire, afin de pouvoir, comme il se doit, courir les quatre parties du monde, cherchant les aventures au profit des nécessiteux, selon le devoir de la chevalerie et des chevaliers errants comme moi, qu'à de semblables exploits porte leur inclination.»
L'hôtelier, qui était passablement matois, comme on l'a dit, et qui avait déjà quelque soupçon du jugement fêlé de son hôte, acheva de s'en convaincre quand il lui entendit tenir de tels propos; mais, pour s'apprêter de quoi rire cette nuit, il résolut de suivre son humeur, et lui répondit qu'il avait parfaitement raison d'avoir ce désir; qu'une telle résolution était propre et naturelle aux gentilshommes de haute volée, comme il semblait être, et comme l'annonçait sa bonne mine.
«Moi-même, ajouta-t-il, dans les années de ma jeunesse, je me suis adonné à cet honorable exercice; j'ai parcouru diverses parties du monde, cherchant mes aventures, sans manquer à visiter le faubourg aux Perches de Malaga, les îles de Riaran, le compas de Séville, l'aqueduc de Ségovie, l'oliverie de Valence, les rondes de Grenade, la plage de San-Lucar, le haras de Cordoue, les guinguettes de Tolède[28], et d'autres endroits où j'ai pu exercer aussi bien la vitesse de mes pieds que la subtilité de mes mains, causant une foule de torts, courtisant des veuves, défaisant quelques demoiselles, et trompant beaucoup d'orphelins, finalement me rendant célèbre dans presque tous les tribunaux et cours que possède l'Espagne. À la fin je suis venu me retirer dans ce mien château, où je vis de ma fortune et de celle d'autrui, y recevant tous les chevaliers errants de quelque condition et qualité qu'ils soient, seulement pour la grande affection que je leur porte, et pourvu qu'ils partagent avec moi leurs finances en retour de mes bonnes intentions.»
L'hôtelier lui dit aussi qu'il n'y avait dans son château aucune chapelle où passer la veillée des armes, parce qu'on l'avait abattue pour en bâtir une neuve; mais qu'il savait qu'en cas de nécessité, on pouvait passer cette veillée partout où bon semblait, et qu'il pourrait fort bien veiller cette nuit dans la cour du château; que, le matin venu, s'il plaisait à Dieu, on ferait toutes les cérémonies voulues, de manière qu'il se trouvât armé chevalier, et aussi chevalier qu'on pût l'être au monde.
Il lui demanda de plus s'il portait de l'argent. Don Quichotte répondit qu'il n'avait pas une obole, parce qu'il n'avait jamais lu dans les histoires des chevaliers errants qu'aucun d'eux s'en fût muni. À cela l'hôte répliqua qu'il se trompait: car, bien que les histoires n'en fissent pas mention, leurs auteurs n'ayant pas cru nécessaire d'écrire une chose aussi simple et naturelle que celle de porter de l'argent et des chemises blanches, il ne fallait pas croire pour cela que les chevaliers errants n'en portassent point avec eux; qu'ainsi il tînt pour sûr et dûment vérifié que tous ceux dont tant de livres sont pleins et rendent témoignage portaient, à tout événement, la bourse bien garnie, ainsi que des chemises et un petit coffret plein d'onguents pour panser les blessures qu'ils recevaient.
«En effet, ajoutait l'hôte, il ne se trouvait pas toujours dans les plaines et les déserts où se livraient leurs combats, où s'attrapaient leurs blessures, quelqu'un tout à point pour les panser, à moins qu'ils n'eussent pour ami quelque sage enchanteur qui vînt incontinent à leurs secours, amenant dans quelque nue, à travers les airs, quelque damoiselle ou nain avec quelque fiole d'une eau de telle vertu, que d'en avaler quelques gouttes les guérissait tout aussitôt de leurs blessures, comme s'ils n'eussent jamais eu le moindre mal; mais, à défaut d'une telle assistance, les anciens chevaliers tinrent pour chose fort bien avisée que leurs écuyers fussent pourvus d'argent et d'autres provisions indispensables, comme de la charpie et des onguents pour les panser; et s'il arrivait, par hasard, que les chevaliers n'eussent point d'écuyer, ce qui se voyait rarement, eux-mêmes portaient tout cela sur la croupe de leurs chevaux, dans une toute petite besace, comme si c'eût été autre chose de plus d'importance; car, à moins de ce cas particulier, cet usage de porter besace ne fut pas très-suivi par les chevaliers errants.»
En conséquence, il lui donnait le conseil, et l'ordre même au besoin, comme à son filleul d'armes, ou devant bientôt l'être, de ne plus se mettre désormais en route sans argent et sans provisions, et qu'il verrait, quand il y penserait le moins, comme il se trouverait bien de sa prévoyance. Don Quichotte lui promit d'accomplir ponctuellement ce qu'il lui conseillait.
Aussitôt tout fut mis en ordre pour qu'il fît la veillée des armes dans une grande basse-cour à côté de l'hôtellerie. Don Quichotte, ramassant toutes les siennes, les plaça sur une auge, à côté d'un puits; ensuite il embrassa son écu, saisit sa lance, et, d'une contenance dégagée, se mit à passer et repasser devant l'abreuvoir. Quand il commença cette promenade, la nuit commençait à tomber. L'hôtelier avait conté à tous ceux qui se trouvaient dans l'hôtellerie la folie de son hôte, sa veillée des armes et la cérémonie qui devait se faire pour l'armer chevalier. Étonnés d'une si bizarre espèce de folie, ils allèrent le regarder de loin. Tantôt il se promenait d'un pas lent et mesuré; tantôt, appuyé sur sa lance, il tenait fixement les yeux sur ses armes, et ne les en ôtait d'une heure entière. La nuit se ferma tout à fait; mais la lune jetait tant de clarté, qu'elle pouvait le disputer à l'astre qui la lui prêtait, de façon que tout ce que faisait le chevalier novice était parfaitement vu de tout le monde.
En ce moment, il prit fantaisie à l'un des muletiers qui s'étaient hébergés dans la maison d'aller donner de l'eau à ses bêtes, et pour cela il fallait enlever de dessus l'auge les armes de don Quichotte; lequel, voyant venir cet homme, lui dit à haute voix:
«Ô toi, qui que tu sois, téméraire chevalier, qui viens toucher les armes du plus valeureux chevalier errant qui ait jamais ceint l'épée, prends garde à ce que tu fais, et ne les touche point, si tu ne veux laisser ta vie pour prix de ton audace.»
Le muletier n'eut cure de ces propos, et mal lui en prit, car il se fût épargné celle de sa santé; au contraire, empoignant les courroies, il jeta le paquet loin de lui; ce que voyant, don Quichotte tourna les yeux au ciel, et, élevant son âme, à ce qu'il parut, vers sa souveraine Dulcinée, il s'écria:
«Secourez-moi, ma dame, en cette première offense qu'essuie ce coeur, votre vassal; que votre aide et faveur ne me manquent point dans ce premier péril.»
Et tandis qu'il tenait ces propos et d'autres semblables, jetant sa rondache, il leva sa lance à deux mains, et en déchargea un si furieux coup sur la tête du muletier, qu'il le renversa par terre en si piteux état, qu'un second coup lui eût ôté tout besoin d'appeler un chirurgien. Cela fait, il ramassa ses armes, et se remit à marcher de long en large avec autant de calme qu'auparavant.
Peu de temps après, et sans savoir ce qui s'était passé, car le muletier gisait encore sans connaissance, un de ses camarades s'approcha dans la même intention d'abreuver ses mules. Mais, au moment où il enlevait les armes pour débarrasser l'auge, voilà que, sans dire mot et sans demander faveur à personne, don Quichotte jette de nouveau son écu, lève de nouveau sa lance, et, sans la mettre en pièces, en fait plus de trois de la tête du second muletier, car il la lui fend en quatre. Tous les gens de la maison accoururent au bruit, et l'hôtelier parmi eux. En les voyant, don Quichotte embrassa son écu, et, mettant l'épée à la main, il s'écria:
«Ô dame de beauté, aide et réconfort de mon coeur défaillant, voici le moment de tourner les yeux de ta grandeur sur ce chevalier, ton esclave, que menace une si formidable aventure.»
Ces mots lui rendirent tant d'assurance, que, si tous les muletiers du monde l'eussent assailli, il n'aurait pas reculé d'un pas. Les camarades des blessés, qui les virent en cet état, commencèrent à faire pleuvoir de loin des pierres sur don Quichotte, lequel, du mieux qu'il pouvait, se couvrait avec son écu, et n'osait s'éloigner de l'auge, pour ne point abandonner ses armes. L'hôtelier criait qu'on le laissât tranquille, qu'il leur avait bien dit que c'était un fou, et qu'en qualité de fou il en sortirait quitte, les eût-il tués tous. De son côté, don Quichotte criait plus fort, les appelant traîtres et mécréants, et disant que le seigneur du château était un chevalier félon et malappris, puisqu'il permettait qu'on traitât de cette manière les chevaliers errants.
«Si j'avais reçu, ajoutait-il, l'ordre de chevalerie, je lui ferais bien voir qu'il est un traître; mais de vous, impure et vile canaille, je ne fais aucun cas. Jetez, approchez, venez et attaquez-moi de tout votre pouvoir, et vous verrez quel prix emportera votre folle audace.»
Il disait cela d'un air si résolu et d'un ton si hautain, qu'il glaça d'effroi les assaillants, tellement que, cédant à la peur et aux remontrances de l'hôtelier, ils cessèrent de lui jeter des pierres. Alors don Quichotte laissa emporter les deux blessés, et se remit à la veillée des armes avec le même calme et la même gravité qu'auparavant.
L'hôtelier cessa de trouver bonnes les plaisanteries de son hôte, et, pour y mettre fin, il résolut de lui donner bien vite son malencontreux ordre de chevalerie, avant qu'un autre malheur arrivât. S'approchant donc humblement, il s'excusa de l'insolence qu'avaient montrée ces gens de rien, sans qu'il en eût la moindre connaissance, lesquels, au surplus, étaient assez châtiés de leur audace. Il lui répéta qu'il n'y avait point de chapelle dans ce château; mais que, pour ce qui restait à faire, elle n'était pas non plus indispensable, ajoutant que le point capital pour être armé chevalier consistait dans les deux coups sur la nuque et sur l'épaule, suivant la connaissance qu'il avait du cérémonial de l'ordre, et que cela pouvait se faire au milieu des champs; qu'en ce qui touchait à la veillée des armes, il était bien en règle, puisque deux heures de veillée suffisaient, et qu'il en avait passé plus de quatre.
Don Quichotte crut aisément tout cela; il dit à l'hôtelier qu'il était prêt à lui obéir, et le pria d'achever avec toute la célérité possible.
«Car, ajouta-t-il, si l'on m'attaquait une seconde fois, et que je me visse armé chevalier, je ne laisserais pas âme vivante dans le château, excepté toutefois celle qu'il vous plairait, et que j'épargnerais par amour de vous.»
Peu rassuré d'un tel avis, le châtelain s'en alla quérir un livre où il tenait note de la paille et de l'orge qu'il donnait aux muletiers. Bientôt, accompagné d'un petit garçon qui portait un bout de chandelle, et des deux demoiselles en question, il revint où l'attendait don Quichotte, auquel il ordonna de se mettre à genoux; puis, lisant dans son manuel comme s'il eût récité quelque dévote oraison, au milieu de sa lecture, il leva la main, et lui en donna un grand coup sur le chignon; ensuite, de sa propre épée, un autre coup sur l'épaule, toujours marmottant entre ses dents comme s'il eût dit des patenôtres. Cela fait, il commanda à l'une de ces dames de lui ceindre l'épée, ce qu'elle fit avec beaucoup de grâce et de retenue, car il n'en fallait pas une faible dose pour s'empêcher d'éclater de rire à chaque point des cérémonies. Mais les prouesses qu'on avait déjà vu faire au chevalier novice tenaient le rire en respect. En lui ceignant l'épée, la bonne dame lui dit:
«Que Dieu rende Votre Grâce très-heureux chevalier, et lui donne bonne chance dans les combats.»
Don Quichotte lui demanda comment elle s'appelait, afin qu'il sût désormais à qui rester obligé de la faveur qu'elle lui avait faite; car il pensait lui donner part à l'honneur qu'il acquerrait par la valeur de son bras. Elle répondit avec beaucoup d'humilité qu'elle s'appelait la Tolosa, qu'elle était fille d'un ravaudeur de Tolède, qui demeurait dans les échoppes de Sancho-Bienaya, et que, en quelque part qu'elle se trouvât, elle s'empresserait de le servir, et le tiendrait pour son seigneur. Don Quichotte, répliquant, la pria, par amour de lui, de vouloir bien désormais prendre le _don, _et s'appeler doña Tolosa: ce qu'elle promit de faire. L'autre lui chaussa l'éperon, et il eut avec elle presque le même dialogue qu'avec celle qui avait ceint l'épée: quand il lui demanda son nom, elle répondit qu'elle s'appelait la Meunière, et qu'elle était fille d'un honnête meunier d'Antéquéra. À celle- ci don Quichotte demanda de même qu'elle prît le _don _et s'appelât doña Molinera, lui répétant ses offres de service et de faveurs. Ces cérémonies, comme on n'en avait jamais vu, ainsi faites au galop et en toute hâte, don Quichotte brûlait d'impatience de se voir à cheval, et de partir à la quête des aventures; il sella Rossinante au plus vite, l'enfourcha, et, embrassant son hôte, il lui dit des choses si étranges, pour le remercier de la faveur qu'il lui avait faite en l'armant chevalier, qu'il est impossible de réussir à les rapporter fidèlement. Pour le voir au plus tôt hors de sa maison, l'hôtelier lui rendit, quoique en moins de paroles, la monnaie de ses compliments, et sans lui demander son écot, le laissa partir à la grâce de Dieu.
Chapitre IV
De ce qui arriva à notre chevalier quand il quitta l'hôtellerie
L'aube du jour commençait à poindre quand don Quichotte sortit de l'hôtellerie, si content, si glorieux, si plein de ravissement de se voir armé chevalier, que sa joie en faisait tressaillir jusqu'aux sangles de son cheval. Toutefois, venant à se rappeler les conseils de son hôte au sujet des provisions si nécessaires dont il devait être pourvu, entre autres l'argent et les chemises, il résolut de s'en retourner chez lui pour s'y accommoder de tout ce bagage, et encore d'un écuyer, comptant prendre à son service un paysan, son voisin, pauvre et chargé d'enfants, mais très- propre à l'office d'écuyer dans la chevalerie errante. Cette résolution prise, il tourna Rossinante du côté de son village, et celui-ci, comme s'il eût reconnu le chemin de son gîte, se mit à détaler de si bon coeur, qu'il semblait que ses pieds ne touchaient pas à terre.
Don Quichotte n'avait pas fait encore grand trajet, quand il crut s'apercevoir que, de l'épaisseur d'un bois qui se trouvait à sa droite, s'échappaient des cris plaintifs comme d'une personne qui se plaignait. À peine les eut-il entendus qu'il s'écria:
«Grâces soient rendues au ciel pour la faveur qu'il m'accorde, puisqu'il m'envoie si promptement des occasions de remplir les devoirs de mon état et de recueillir le fruit de mes bons desseins. Ces cris, sans doute, sont ceux d'un nécessiteux ou d'une nécessiteuse qui nécessite mon secours et ma protection.»
Aussitôt, tournant bride, il dirigea Rossinante vers l'endroit d'où les cris lui semblaient partir. Il n'avait pas fait vingt pas dans le bois, qu'il vit une jument attachée à un chêne, et, à un autre chêne, également attaché un jeune garçon de quinze ans au plus, nu de la tête à la ceinture. C'était lui qui jetait ces cris plaintifs, et non sans cause vraiment, car un vigoureux paysan lui administrait une correction à grand coups d'une ceinture de cuir, accompagnant chaque décharge d'une remontrance et d'un conseil.
«La bouche close, lui disait-il, et les yeux éveillés!»
Le jeune garçon répondait:
«Je ne le ferai plus, mon seigneur; par la passion de Dieu, je ne le ferai plus, et je promets d'avoir à l'avenir plus grand soin du troupeau.»
En apercevant cette scène, don Quichotte s'écria d'une voix courroucée:
«Discourtois chevalier, il vous sied mal de vous attaquer à qui ne peut se défendre; montez sur votre cheval, et prenez votre lance (car une lance[29] était aussi appuyée contre l'arbre où la jument se trouvait attachée), et je vous ferai voir qu'il est d'un lâche de faire ce que vous faites à présent.»
Le paysan, voyant tout à coup fondre sur lui ce fantôme couvert d'armes, qui lui brandissait sa lance sur la poitrine, se tint pour mort, et d'un ton patelin répondit:
«Seigneur chevalier, ce garçon que vous me voyez châtier est un mien valet qui me sert à garder un troupeau de brebis dans ces environs; mais il est si négligent, que chaque jour il en manque quelqu'une; et parce que je châtie sa paresse, ou peut-être sa friponnerie, il dit que c'est par vilenie, et pour ne pas lui payer les gages que je lui dois. Mais, sur mon Dieu et sur mon âme, il en a menti.
— Menti devant moi, méchant vilain! reprit don Quichotte. Par le soleil qui nous éclaire, je ne sais qui me retient de vous passer ma lance à travers le corps. Payez-le sur-le-champ, et sans réplique; sinon, je jure Dieu, que je vous extermine et vous anéantis sur le coup. Qu'on le détache.»
Le paysan baissa la tête, et, sans répondre mot, détacha son berger, auquel don Quichotte demanda combien lui devait son maître.
«Neuf mois, dit-il, à sept réaux chaque.»
Don Quichotte fit le compte, et, trouvant que la somme montait à soixante-trois réaux, il dit au laboureur de les débourser sur-le- champ, s'il ne voulait mourir. Le vilain répondit, tout tremblant, que, par le mauvais pas où il se trouvait, et, par le serment qu'il avait fait déjà (il n'avait encore rien juré), il affirmait que la somme n'était pas si forte; qu'il fallait en rabattre et porter en ligne de compte trois paires de souliers qu'il avait fournies à son valet, et un réal pour deux saignées qu'on lui avait faites étant malade.
«Tout cela est bel et bon, répliqua don Quichotte; mais que les souliers et la saignée restent pour les coups que vous lui avez donnés sans motif. S'il a déchiré le cuir des souliers que vous avez payés, vous avez déchiré celui de son corps; et si le barbier lui a tiré du sang étant malade, vous lui en avez tiré en bonne santé. Partant, il ne vous doit rien.
— Le malheur est, seigneur chevalier, que je n'ai pas d'argent ici; mais qu'André s'en retourne à la maison avec moi, et je lui payerai son dû, un réal sur l'autre.
— Que je m'en aille avec lui! s'écria le jeune garçon; ah bien oui, seigneur; Dieu m'en préserve d'y penser! S'il me tenait seul à seul, il m'écorcherait vif comme un saint Barthélemi.
— Non, non, il n'en fera rien, reprit don Quichotte. Il suffit que je le lui ordonne pour qu'il me garde respect; et, pourvu qu'il me le jure par la loi de la chevalerie qu'il a reçue, je le laisse aller libre, et je réponds du payement.
— Que Votre Grâce, seigneur, prenne garde à ce qu'elle dit, reprit le jeune garçon; mon maître que voici n'est point chevalier, et n'a jamais reçu d'ordre de chevalerie; c'est Juan Haldudo le riche, bourgeois de Quintanar.
— Qu'importe? répondit don Quichotte; il peut y avoir des Haldudo chevaliers; et d'ailleurs chacun est fils de ses oeuvres.
— C'est bien vrai, reprit André; mais de quelles oeuvres ce maître-là est-il fils, lui qui me refuse mes gages, le prix de ma sueur et de mon travail?
— Je ne refuse pas, André, mon ami, répondit le laboureur; faites-moi le plaisir de venir avec moi, et je jure par tous les ordres de chevalerie qui existent dans le monde de vous payer, comme je l'ai dit, un réal sur l'autre, et même avec les intérêts.
— Des intérêts je vous fais grâce, reprit don Quichotte; payez-le en bons deniers comptants, c'est tout ce que j'exige. Et prenez garde d'accomplir ce que vous venez de jurer; sinon, et par le même serment, je jure de revenir vous chercher et vous châtier; je saurai bien vous découvrir, fussiez-vous mieux caché qu'un lézard de muraille. Et si vous voulez savoir qui vous donne cet ordre, pour être plus sérieusement tenu de l'accomplir, sachez que je suis le valeureux don Quichotte de la Manche, le défaiseur de torts et le réparateur d'iniquités. Maintenant, que Dieu vous bénisse! mais n'oubliez pas ce qui est promis et juré, sous peine de la peine prononcée.»
Disant cela, il piqua des deux à Rossinante, et disparut en un instant.
Le laboureur le suivit des yeux, et quand il vit que don Quichotte avait traversé le bois et ne paraissait plus, il revint à son valet André:
«Or çà, lui dit-il, venez ici, mon fils, je veux vous payer ce que je vous dois, comme ce défaiseur de torts m'en a laissé l'ordre.
— Je le jure bien, reprit André, et Votre Grâce fera sagement d'exécuter l'ordonnance de ce bon chevalier, auquel Dieu donne mille années de vie pour sa vaillance et sa bonne justice, et qui reviendra, par la vie de saint Roch, si vous ne me payez, exécuter ce qu'il a dit.
— Moi aussi, je le jure, reprit le laboureur; mais, par le grand amour que je vous porte, je veux accroître la dette pour accroître le payement.»
Et le prenant par le bras, il revint l'attacher au même chêne, où il lui donna tant de coups, qu'il le laissa pour mort.
«Appelez maintenant, seigneur André, disait le laboureur, appelez le défaiseur de torts; vous verrez s'il défait celui-ci; quoique je croie pourtant qu'il n'est pas encore complètement fait, car il me prend envie de vous écorcher tout vif, comme vous en aviez peur.»
À la fin, il le détacha, et lui donna permission d'aller chercher son juge pour qu'il exécutât la sentence rendue. André partit tout éploré, jurant qu'il irait chercher le valeureux don Quichotte de la Manche, qu'il lui conterait de point en point ce qui s'était passé, et que son maître le lui payerait au quadruple. Mais avec tout cela, le pauvre garçon s'en alla pleurant, et son maître resta à rire; et c'est ainsi que le tort fut redressé par le valeureux don Quichotte.
Celui-ci, enchanté de l'aventure, qui lui semblait donner un heureux et magnifique début à ses prouesses de chevalerie, cheminait du côté de son village, disant à mi-voix:
«Tu peux bien te nommer heureuse par-dessus toutes les femmes qui vivent aujourd'hui dans ce monde, ô par-dessus toutes les belles belle Dulcinée du Toboso, puisque le sort t'a fait la faveur d'avoir pour sujet et pour esclave de tes volontés un chevalier aussi vaillant et aussi renommé que l'est et le sera don Quichotte de la Manche, lequel, comme tout le monde le sait, reçut hier l'ordre de chevalerie, et dès aujourd'hui a redressé le plus énorme tort qu'ait inventé l'injustice et commis la cruauté, en ôtant le fouet de la main à cet impitoyable bourreau qui déchirait avec si peu de raison le corps de ce délicat enfant.»
En disant cela, il arrivait à un chemin qui se divisait en quatre, et tout aussitôt lui vint à l'esprit le souvenir des carrefours où les chevaliers errants se mettaient à penser quel chemin ils choisiraient. Et, pour les imiter, il resta un moment immobile; puis, après avoir bien réfléchi, il lâcha la bride à Rossinante, remettant sa volonté à celle du bidet, lequel suivit sa première idée, qui était de prendre le chemin de son écurie. Après avoir marché environ deux milles, don Quichotte découvrit une grande troupe de gens, que depuis l'on sut être des marchands de Tolède, qui allaient acheter de la soie à Murcie. Ils étaient six, portant leurs parasols, avec quatre valets à cheval et trois garçons de mules à pied. À peine don Quichotte les aperçut-il, qu'il s'imagina faire rencontre d'une nouvelle aventure, et, pour imiter autant qu'il lui semblait possible les passes d'armes qu'il avait lues dans ses livres, il crut trouver tout à propos l'occasion d'en faire une à laquelle il songeait. Ainsi, prenant l'air fier et la contenance assurée, il s'affermit bien sur ses étriers, empoigna sa lance, se couvrit la poitrine de son écu, et, campé au beau milieu du chemin, il attendit l'approche de ces chevaliers errants, puisqu'il les tenait et jugeait pour tels. Dès qu'ils furent arrivés à portée de voir et d'entendre, don Quichotte éleva la voix, et d'un ton arrogant leur cria:
«Que tout le monde s'arrête, si tout le monde ne confesse qu'il n'y a dans le monde entier demoiselle plus belle que l'impératrice de la Manche, la sans pareille Dulcinée du Toboso.»
Les marchands s'arrêtèrent, au bruit de ces paroles, pour considérer l'étrange figure de celui qui les disait, et, par la figure et par les paroles, ils reconnurent aisément la folie du pauvre diable. Mais ils voulurent voir plus au long où pouvait tendre cette confession qu'il leur demandait, et l'un d'eux, qui était quelque peu goguenard et savait fort discrètement railler, lui répondit:
«Seigneur chevalier, nous ne connaissons pas cette belle dame dont vous parlez; faites-nous-la voir, et, si elle est d'une beauté aussi incomparable que vous nous le signifiez, de bon coeur et sans nulle contrainte nous confesserons la vérité que votre bouche demande.
— Si je vous la faisais voir, répliqua don Quichotte, quel beau mérite auriez-vous à confesser une vérité si manifeste? L'important, c'est que, sans la voir, vous le croyiez, confessiez, affirmiez, juriez et souteniez les armes à la main. Sinon, en garde et en bataille, gens orgueilleux et démesurés; que vous veniez un à un, comme l'exige l'ordre de chevalerie, ou bien tous ensemble, comme c'est l'usage et la vile habitude des gens de votre trempe, je vous attends ici, et je vous défie, confiant dans la raison que j'ai de mon côté.
— Seigneur chevalier, reprit le marchand, je supplie Votre Grâce, au nom de tous tant que nous sommes de princes ici, qu'afin de ne pas charger nos consciences en confessant une chose que nous n'avons jamais vue ni entendue, et qui est en outre si fort au détriment des impératrices et reines de la Castille et de l'Estrémadure, vous vouliez bien nous montrer quelque portrait de cette dame; ne fût-il pas plus gros qu'un grain d'orge, par l'échantillon nous jugerons de la pièce, et tandis que nous garderons l'esprit en repos, Votre Grâce recevra pleine satisfaction. Et je crois même, tant nous sommes déjà portés en sa faveur, que son portrait nous fît-il voir qu'elle est borgne d'un oeil, et que l'autre distille du soufre et du vermillon, malgré cela, pour complaire à Votre Grâce, nous dirions à sa louange tout ce qu'il vous plaira.
— Elle ne distille rien, canaille infâme, s'écria don Quichotte enflammé de colère; elle ne distille rien, je le répète, de ce que vous venez de dire, mais bien du musc et de l'ambre; elle n'est ni tordue, ni bossue, mais plus droite qu'un fuseau de Guadarrama. Et vous allez payer le blasphème énorme que vous avez proféré contre une beauté du calibre de celle de ma dame.»
En disant cela, il se précipite, la lance baissée, contre celui qui avait porté la parole, avec tant d'ardeur et de furie, que, si quelque bonne étoile n'eût fait trébucher et tomber Rossinante au milieu de la course, mal en aurait pris à l'audacieux marchand. Rossinante tomba donc, et envoya rouler son maître à dix pas plus loin, lequel s'efforçait de se relever, sans en pouvoir venir à bout, tant le chargeaient et l'embarrassaient la lance, l'écu, les éperons, la salade et le poids de sa vieille armure; et, au milieu des incroyables efforts qu'il faisait vainement pour se remettre sur pied, il ne cessait de dire:
«Ne fuyez pas, race de poltrons, race d'esclaves; ne fuyez pas. Prenez garde que ce n'est point par ma faute, mais par celle de mon cheval, que je suis étendu sur la terre.»
Un garçon muletier, de la suite des marchands, qui sans doute n'avait pas l'humeur fort endurante, ne put entendre proférer au pauvre chevalier tombé tant d'arrogances et de bravades, sans avoir envie de lui en donner la réponse sur les côtes. S'approchant de lui, il lui arracha sa lance, en fit trois ou quatre morceaux, et de l'un d'eux se mit à frapper si fort et si dru sur notre don Quichotte, qu'en dépit de ses armes il le moulut comme plâtre. Ses maîtres avaient beau lui crier de ne pas tant frapper, et de le laisser tranquille, le muletier avait pris goût au jeu, et ne voulut quitter la partie qu'après avoir ponté tout le reste de sa colère. Il ramassa les autres éclats de la lance, et acheva de les briser l'un après l'autre sur le corps du misérable abattu, lequel, tandis que cette grêle de coups lui pleuvait sur les épaules, ne cessait d'ouvrir la bouche pour menacer le ciel et la terre et les voleurs de grand chemin qui le traitaient ainsi. Enfin le muletier se fatigua, et les marchands continuèrent leur chemin, emportant de quoi conter pendant tout le voyage sur l'aventure du pauvre fou bâtonné.
Celui-ci, dès qu'il se vit seul, essaya de nouveau de se relever; mais s'il n'avait pu en venir à bout lorsqu'il était sain et bien portant, comment aurait-il mieux réussi étant moulu et presque anéanti? Et pourtant il faisait contre fortune bon coeur, regardant sa disgrâce comme propre et commune aux chevaliers errants, et l'attribuant d'ailleurs tout entière à la faute de son cheval. Mais, quant à se lever, ce n'était pas possible, tant il avait le corps meurtri et disloqué.
Chapitre V
Où se continue le récit de la disgrâce de notre chevalier
Voyant donc qu'en effet il ne pouvait remuer, don Quichotte prit le parti de recourir à son remède ordinaire, qui était de songer à quelque passage de ses livres; et sa folie lui remit aussitôt en mémoire l'aventure de Baudouin et du marquis de Mantoue, lorsque Charlot abandonna le premier, blessé dans la montagne: histoire sue des enfants, comme des jeunes gens, vantée et même crue des vieillards, et véritable avec tout cela, comme les miracles de Mahomet. Celle-là donc lui sembla venir tout exprès pour sa situation; et, donnant les signes de la plus vive douleur, il commença à se rouler par terre, et à dire d'une voix affaiblie, justement ce que disait, disait-on, le chevalier blessé: «Ô ma dame, où es-tu, que mon mal te touche si peu? ou tu ne le sais pas, ou tu es fausse et déloyale.» De la même manière, il continua de réciter le romance, et quand il fut aux vers qui disent: «Ô noble marquis de Mantoue, mon oncle et seigneur par le sang», le hasard fit passer par là un laboureur de son propre village et demeurant tout près de sa maison, lequel venait de conduire une charge de blé au moulin. Voyant cet homme étendu, il s'approcha, et lui demanda qui il était, et quel mal il ressentait pour se plaindre si tristement. Don Quichotte crut sans doute que c'était son oncle le marquis de Mantoue; aussi ne lui répondit-il pas autre chose que de continuer son romance, où Baudouin lui rendait compte de sa disgrâce, et des amours du fils de l'empereur avec sa femme, tout cela mot pour mot, comme on le chante dans le romance[30]. Le laboureur écoutait tout surpris ces sottises, et lui ayant ôté la visière, que les coups de bâton avaient mise en pièces, il lui essuya le visage, qui était plein de poussière; et dès qu'il l'eut un peu débarbouillé, il le reconnut.
«Eh, bon Dieu! s'écria-t-il, seigneur Quijada (tel devait être son nom quand il était en bon sens, et qu'il ne s'était pas encore transformé, d'hidalgo paisible, en chevalier errant), qui vous a mis en cet état?»
Mais l'autre continuait son romance à toutes les questions qui lui étaient faites.
Le pauvre homme, voyant cela, lui ôta du mieux qu'il put le corselet et l'épaulière, pour voir s'il n'avait pas quelque blessure; mais il n'aperçut pas trace de sang. Alors il essaya de le lever de terre, et, non sans grande peine, il le hissa sur son âne, qui lui semblait une plus tranquille monture. Ensuite il ramassa les armes jusqu'aux éclats de la lance, et les mit en paquet sur Rossinante. Puis, prenant celui-ci par la bride, et l'âne par le licou, il s'achemina du côté de son village, tout préoccupé des mille extravagances que débitait don Quichotte. Et don Quichotte ne l'était pas moins, lui qui, brisé et moulu, ne pouvait se tenir sur la bourrique, et poussait de temps en temps des soupirs jusqu'au ciel. Si bien que le laboureur se vit obligé de lui demander encore quel mal il éprouvait. Mais le diable, à ce qu'il paraît, lui rappelait à la mémoire toutes les histoires accommodées à la sienne; car, en cet instant, oubliant tout à coup Baudouin, il se souvint du More Aben-Darraez, quand le gouverneur d'Antéquéra, Rodrigo de Narvaez, le fit prisonnier et l'emmena dans son château fort. De sorte que, le laboureur lui ayant redemandé comment il se trouvait et ce qu'il avait, il lui répondit les mêmes paroles et les mêmes propos que l'Abencerrage captif à Rodrigo de Narvaez, tout comme il en avait lu l'histoire dans _Diane _de Montemayor, se l'appliquant si bien à propos, que le laboureur se donnait au diable d'entendre un tel fracas d'extravagances. Par là il reconnut que son voisin était décidément fou; et il avait hâte d'arriver au village pour se délivrer du dépit que lui donnait don Quichotte avec son interminable harangue. Mais celui-ci ne l'eut pas achevée, qu'il ajouta:
«Il faut que vous sachiez, don Rodrigo de Narvaez, que cette Xarifa, dont je viens de parler, est maintenant la charmante Dulcinée du Toboso, pour qui j'ai fait, je fais et je ferai les plus fameux exploits de chevalerie qu'on ait vus, qu'on voie et qu'on verra dans le monde.
— Ah! pécheur que je suis! répondit le paysan; mais voyez donc, seigneur, que je ne suis ni Rodrigo de Narvaez, ni le marquis de Mantoue, mais bien Pierre Alonzo, votre voisin; et que Votre Grâce n'est pas davantage Baudouin, ni Aben-Darraez, mais bien l'honnête hidalgo seigneur Quijada.
— Je sais qui je suis, reprit don Quichotte, et je sais qui je puis être, non-seulement ceux que j'ai dits, mais encore les douze pairs de France, et les neuf chevaliers de la Renommée[31], puisque les exploits qu'ils ont faits, tous ensemble et chacun en particulier, n'approcheront jamais des miens.»
Ce dialogue et d'autres semblables les menèrent jusqu'au pays, où ils arrivèrent à la chute du jour. Mais le laboureur attendit que la nuit fût close, pour qu'on ne vît pas le disloqué gentilhomme si mal monté.
L'heure venue, il entra au village et gagna la maison de don Quichotte, qu'il trouva pleine de trouble et de confusion, Le curé et le barbier du lieu, tous deux grands amis de don Quichotte, s'y étaient réunis, et la gouvernante leur disait, en se lamentant:
«Que vous en semble, seigneur licencié Pero Perez (ainsi s'appelait le curé), et que pensez-vous de la disgrâce de mon seigneur? Voilà six jours qu'il ne paraît plus, ni lui, ni le bidet, ni la rondache, ni la lance, ni les armes. Ah! malheureuse que je suis! je gagerais ma tête, et c'est aussi vrai que je suis née pour mourir, que ces maudits livres de chevalerie, qu'il a ramassés et qu'il lit du matin au soir, lui ont tourné l'esprit. Je me souviens maintenant de lui avoir entendu dire bien des fois, se parlant à lui-même, qu'il voulait se faire chevalier errant, et s'en aller par le monde chercher les aventures. Que Satan et Barabbas emportent tous ces livres, qui ont ainsi gâté le plus délicat entendement qui fût dans toute la Manche!»
La nièce, de son côté, disait la même chose, et plus encore:
«Sachez, seigneur maître Nicolas, car c'était le nom du barbier, qu'il est souvent arrivé à mon seigneur oncle de passer à lire dans ces abominables livres de malheur deux jours avec leurs nuits, au bout desquels il jetait le livre tout à coup, empoignait son épée, et se mettait à escrimer contre les murailles. Et quand il était rendu de fatigue, il disait qu'il avait tué quatre géants grands comme quatre tours, et la sueur qui lui coulait de lassitude, il disait que c'était le sang des blessures qu'il avait reçues dans la bataille. Puis ensuite il buvait un grand pot d'eau froide, et il se trouvait guéri et reposé, disant que cette eau était un précieux breuvage que lui avait apporté le sage Esquife[32], un grand enchanteur, son ami. Mais c'est à moi qu'en est toute la faute; à moi, qui ne vous ai pas avisés des extravagances de mon seigneur oncle, pour que vous y portiez remède avant que le mal arrivât jusqu'où il est arrivé, pour que vous brûliez tous ces excommuniés de livres, et il en a beaucoup, qui méritent bien d'être grillés comme autant d'hérétiques.
— Ma foi, j'en dis autant, reprit le curé, et le jour de demain ne se passera pas sans qu'on en fasse un _auto-da-fé _et qu'ils soient condamnés au feu, pour qu'ils ne donnent plus envie à ceux qui les liraient de faire ce qu'a fait mon pauvre ami.»
Tous ces propos, don Quichotte et le laboureur les entendaient hors de la porte, si bien que celui-ci acheva de connaître la maladie de son voisin. Et il se mit à crier à tue-tête:
«Ouvrez, s'il vous plaît, au seigneur Baudouin, et au seigneur
marquis de Mantoue, qui vient grièvement blessé, et au seigneur
More Aben-Darraez, qu'amène prisonnier le valeureux Rodrigo de
Narvaez, gouverneur d'Antéquéra.»
Ils sortirent tous à ces cris, et, reconnaissant aussitôt, les uns leur ami, les autres leur oncle et leur maître, qui n'était pas encore descendu de l'âne, faute de le pouvoir, ils coururent à l'envi l'embrasser. Mais il leur dit:
«Arrêtez-vous tous. Je viens grièvement blessé par la faute de mon cheval; qu'on me porte à mon lit, et qu'on appelle, si c'est possible, la sage Urgande, pour qu'elle vienne panser mes blessures.
— Hein! s'écria aussitôt la gouvernante, qu'est-ce que j'ai dit? est-ce que le coeur ne me disait pas bien de quel pied boitait mon maître? Allons, montez, seigneur, et soyez le bienvenu, et, sans qu'on appelle cette Urgande, nous saurons bien vous panser. Maudits soient-ils, dis-je une autre et cent autres fois, ces livres de chevalerie qui ont mis Sa Grâce en si bel état!»
On porta bien vite don Quichotte dans son lit; mais quand on examina ses blessures, on n'en trouva aucune. Il leur dit alors:
«Je n'ai que les contusions d'une chute, parce que Rossinante, mon cheval, s'est abattu sous moi tandis que je combattais contre dix géants, les plus démesurés et les plus formidables qui se puissent rencontrer sur la moitié de la terre.
— Bah! bah! dit le curé, voici des géants en danse! Par le saint dont je porte le nom, la nuit ne viendra pas demain que je ne les aie brûlés.»
Ils firent ensuite mille questions à don Quichotte; mais celui-ci ne voulut rien répondre, sinon qu'on lui donnât à manger, et qu'on le laissât dormir, deux choses dont il avait le plus besoin, On lui obéit. Le curé s'informa tout au long, près du paysan, de quelle manière il avait rencontré don Quichotte. L'autre raconta toute l'histoire, sans omettre les extravagances qu'en le trouvant et en le ramenant il lui avait entendu dire. C'était donner au licencié plus de désir encore de faire ce qu'en effet il fit le lendemain, à savoir: d'aller appeler son ami le barbier maître Nicolas, et de s'en venir avec lui à la maison de don Quichotte…
Chapitre VI
De la grande et gracieuse enquête que firent le curé et le barbier dans la bibliothèque de notre ingénieux hidalgo
…Lequel dormait encore. Le curé demanda à la nièce les clefs de la chambre où se trouvaient les livres auteurs du dommage, et de bon coeur elle les lui donna.
Ils entrèrent tous, la gouvernante à leur suite, et ils trouvèrent plus de cent gros volumes fort bien reliés et quantité d'autres petits. Dès que la gouvernante les aperçut, elle sortit de la chambre en grande hâte, et revint bientôt, apportant une écuelle d'eau bénite avec un goupillon.
«Tenez, seigneur licencié, dit-elle, arrosez cette chambre, de peur qu'il n'y ait ici quelque enchanteur, de ceux dont les livres sont pleins, et qu'il ne nous enchante en punition de la peine que nous voulons leur infliger en les chassant de ce monde.»
Le curé se mit à rire de la simplicité de la gouvernante, et dit au barbier de lui présenter ces livres un à un pour voir de quoi ils traitaient, parce qu'il pouvait s'en rencontrer quelques-uns, dans le nombre, qui ne méritassent pas le supplice du feu.
«Non, non, s'écria la nièce, il n'en faut épargner aucun, car tous ont fait le mal. Il vaut mieux les jeter par la fenêtre dans la cour, en faire une pile, et y mettre le feu, ou bien les emporter dans la basse-cour, et là nous ferons le bûcher, pour que la fumée n'incommode point.»
La gouvernante fut du même avis, tant elles désiraient toutes deux la mort de ces pauvres innocents. Mais le curé ne voulut pas y consentir sans en avoir au moins lu les titres: et le premier ouvrage que maître Nicolas lui remit dans les mains fut les quatre volumes d'Amadis de Gaule.
«Il semble, dit le curé, qu'il y ait là-dessous quelque mystère; car, selon ce que j'ai ouï dire, c'est là le premier livre de chevalerie qu'on ait imprimé en Espagne; tous les autres ont pris de celui-là naissance et origine. Il me semble donc que, comme fondateur d'une si détestable secte, nous devons sans rémission le condamner au feu.
— Non pas, seigneur, répondit le barbier; car j'ai ouï dire aussi que c'est le meilleur de tous les livres de cette espèce qu'on ait composés, et, comme unique en son genre, il mérite qu'on lui pardonne.
— C'est également vrai, dit le curé; pour cette raison, nous lui faisons, quant à présent, grâce de la vie[33]. Voyons cet autre qui est à côté de lui.
— Ce sont, répondit le barbier, les _Prouesses d'Esplandian, fils légitime d'Amadis de Gaule__[34]__._
_— _Pardieu! dit le curé, il ne faut pas tenir compte au fils des mérites du père. Tenez, dame gouvernante, ouvrez la fenêtre, et jetez-le à la cour: c'est lui qui commencera la pile du feu de joie que nous allons allumer.»
La gouvernante ne se fit pas prier, et le brave Esplandian s'en alla, en volant, dans la cour, attendre avec résignation le feu qui le menaçait.
«À un autre, dit le curé.
— Celui qui vient après, dit le barbier, c'est _Amadis de Grèce, _et tous ceux du même côté sont, à ce que je crois bien, du même lignage des Amadis[35].
— Eh bien! dit le curé, qu'ils aillent tous à la basse-cour; car, plutôt que de ne pas brûler la reine Pintiquinestra et le berger Darinel, et ses églogues, et les propos alambiqués de leur auteur, je brûlerais avec eux le père qui m'a mis au monde, s'il apparaissait sous la figure du chevalier errant.
— C'est bien mon avis, dit le barbier.
— Et le mien aussi, reprit la nièce.
— Ainsi donc, dit la gouvernante, passez-les, et qu'ils aillent à la basse-cour.»
On lui donna le paquet, car ils étaient nombreux, et, pour épargner la descente de l'escalier, elle les envoya par la fenêtre du haut en bas.
«Quel est ce gros volume? demanda le curé.
— C'est, répondit le barbier, Don Olivante de Laura.
_— _L'auteur de ce livre, reprit le curé, est le même qui a composé le _Jardin des fleurs; _et, en vérité, je ne saurais guère décider lequel des deux livres est le plus véridique, ou plutôt le moins menteur. Mais ce que je sais dire, c'est que celui-ci ira à la basse-cour comme un extravagant et un présomptueux[36].
— Le suivant, dit le barbier, est _Florismars d'Hircanie.__[37]_
_— _Ah! ah! répliqua le curé, le seigneur Florismars se trouve ici? Par ma foi, qu'il se dépêche de suivre les autres, en dépit de son étrange naissance[38] et de ses aventures rêvées; car la sécheresse et la dureté de son style ne méritent pas une autre fin: à la basse-cour celui-là et cet autre encore, dame gouvernante.
— Très-volontiers, seigneur,» répondit-elle.
Et déjà elle se mettait gaiement en devoir d'exécuter cet ordre.
«Celui-ci est le _Chevalier Platir__[39]__, _dit le barbier.
— C'est un vieux livre, reprit le curé, mais je n'y trouve rien qui mérite grâce. Qu'il accompagne donc les autres sans réplique.»
Ainsi fut fait. On ouvrit un autre livre, et l'on vit qu'il avait pour titre le _Chevalier de la Croix__[40]__._
«Un nom aussi saint que ce livre le porte, dit le curé, mériterait qu'on fît grâce à son ignorance. Mais il ne faut pas oublier le proverbe: derrière la croix se tient le diable. Qu'il aille au feu!»
Prenant un autre livre:
«Voici, dit le barbier, le _Miroir de Chevalerie.__[41]_
_— _Ah! je connais déjà Sa Seigneurie, dit le curé. On y rencontre le seigneur Renaud de Montauban, avec ses amis et compagnons, tous plus voleurs que Cacus, et les douze pairs de France, et leur véridique historien Turpin. Je suis, par ma foi, d'avis de ne les condamner qu'à un bannissement perpétuel, et cela parce qu'ils ont eu quelque part dans l'invention du fameux Mateo Boyardo, d'où a tissé sa toile le poëte chrétien Ludovic Arioste[42]. Quant à ce dernier, si je le rencontre ici, et qu'il parle une autre langue que la sienne, je ne lui porterai nul respect; mais s'il parle en sa langue, je l'élèverai, par vénération, au-dessus de ma tête.
— Moi, je l'ai en italien, dit le barbier, mais je ne l'entends pas.
— Il ne serait pas bon non plus que vous l'entendissiez, répondit le curé; et mieux aurait valu que ne l'entendît pas davantage un certain capitaine[43], qui ne nous l'aurait pas apporté en Espagne pour le faire castillan, car il lui a bien enlevé de son prix. C'est au reste, ce que feront tous ceux qui voudront faire passer les ouvrages en vers dans une autre langue; quelque soin qu'ils mettent, et quelque habileté qu'ils déploient, jamais ils ne les conduiront au point de leur première naissance. Mon avis est que ce livre et tous ceux qu'on trouvera parlant de ces affaires de France soient descendus et déposés dans un puits sec, jusqu'à ce qu'on décide, avec plus de réflexion, ce qu'il faut faire d'eux. J'excepte, toutefois, un certain _Bernard del Carpio__[44]_, qui doit se trouver par ici, et un autre encore appelé _Roncevaux__[45], _lesquels, s'ils tombent dans mes mains, passeront aussitôt dans celles de la gouvernante, et de là, sans aucune rémission, dans celles du feu.»
De tout cela, le barbier demeura d'accord, et trouva la sentence parfaitement juste, tenant son curé pour si bon chrétien et si amant de la vérité, qu'il n'aurait pas dit autre chose qu'elle pour toutes les richesses du monde. En ouvrant un autre volume, il vit que c'était _Palmerin d'Olive, _et, près de celui-là, s'en trouvait un autre qui s'appelait _Palmerin d'Angleterre. _À cette vue, le licencié s'écria:
«Cette olive, qu'on la broie et qu'on la brûle, et qu'il n'en reste pas même de cendres; mais cette palme d'Angleterre, qu'on la conserve comme chose unique, et qu'on fasse pour elle une cassette aussi précieuse que celle qu'Alexandre trouva dans les dépouilles de Darius, et qu'il destina à renfermer les oeuvres du poëte Homère. Ce livre-ci, seigneur compère, est considérable à deux titres: d'abord parce qu'il est très-bon en lui-même; ensuite, parce qu'il passe pour être l'ouvrage d'un spirituel et savant roi du Portugal. Toutes les aventures du château de Miraguarda sont excellentes et d'un heureux enlacement; les propos sont clairs, sensés, de bon goût, et toujours appropriés au caractère de celui qui parle, avec beaucoup de justesse et d'intelligence[46]. Je dis donc, sauf votre meilleur avis, seigneur maître Nicolas, que ce livre et l'_Amadis de Gaule _soient exemptés du feu, mais que tous les autres, sans plus de demandes et de réponses, périssent à l'instant.
— Non, non, seigneur compère, répliqua le barbier, car celui que je tiens est le fameux Don Bélianis.
_— Quant à celui-là, reprit le curé, ses deuxième, troisième et quatrième parties auraient besoin d'un peu de rhubarbe pour purger leur trop grande bile; il faudrait en ôter aussi toute cette histoire du château de la Renommée, et quelques autres impertinences de même étoffe[47]. _Pour cela, on peut lui donner le délai d'outre-mer[48], et, s'il se corrige ou non, l'on usera envers lui de miséricorde ou de justice. En attendant, gardez-les chez vous, compère, et ne les laissez lire à personne.
— J'y consens,» répondit le barbier.
Et, sans se fatiguer davantage à feuilleter des livres de chevalerie, le curé dit à la gouvernante de prendre tous les grands volumes et de les jeter à la basse-cour. Il ne parlait ni à sot ni à sourd, mais bien à quelqu'un qui avait plus envie de les brûler que de donner une pièce de toile à faire au tisserand, quelque grande et fine qu'elle pût être. Elle en prit donc sept ou huit d'une seule brassée, et les lança par la fenêtre; mais voulant trop en prendre à la fois, un d'eux était tombé aux pieds du barbier, qui le ramassa par envie de savoir ce que c'était, et lui trouva pour titre Histoire du fameux chevalier Tirant le Blanc.
«Bénédiction! dit le curé en jetant un grand cri; vous avez là _Tirant le Blanc! _Donnez-le vite, compère, car je réponds bien d'avoir trouvé en lui un trésor d'allégresse et une mine de divertissements. C'est là que se rencontrent don Kyrie-Eleison de Montalban, un valeureux chevalier, et son frère Thomas de Montalban, et le chevalier de Fonséca, et la bataille que livra au dogue le valeureux Tirant, et les finesses de la demoiselle Plaisir-de-ma-vie, avec les amours et les ruses de la veuve Reposée[49], et Madame l'impératrice amoureuse d'Hippolyte, son écuyer. Je vous le dis en vérité, seigneur compère, pour le style, ce livre est le meilleur du monde. Les chevaliers y mangent, y dorment, y meurent dans leurs lits, y font leurs testaments avant de mourir, et l'on y conte mille autres choses qui manquent à tous les livres de la même espèce. Et pourtant je vous assure que celui qui l'a composé méritait, pour avoir dit tant de sottises sans y être forcé, qu'on l'envoyât ramer aux galères tout le reste de ses jours[50]. Emportez le livre chez vous, et lisez-le, et vous verrez si tout ce que j'en dis n'est pas vrai.
— Vous serez obéi, répondit le barbier; mais que ferons-nous de tous ces petits volumes qui restent?
— Ceux-là, dit le curé, ne doivent pas être des livres de chevalerie, mais de poésie.»
Il en ouvrit un, et vit que c'était la _Diane _de Jorge de
Montemayor[51]. Croyant qu'ils étaient tous de la même espèce:
«Ceux-ci, dit-il, ne méritent pas d'être brûlés avec les autres; car ils ne font ni ne feront jamais le mal qu'ont fait ceux de la chevalerie. Ce sont des livres d'innocente récréation, sans danger pour le prochain.
— Ah! bon Dieu! monsieur le curé, s'écria la nièce, vous pouvez bien les envoyer rôtir avec le reste; car si mon oncle guérit de la maladie de chevalerie errante, en lisant ceux-là il n'aurait qu'à s'imaginer de se faire berger, et de s'en aller par les prés et les bois, chantant et jouant de la musette; ou bien de se faire poëte, ce qui serait pis encore, car c'est, à ce qu'on dit, une maladie incurable et contagieuse.
— Cette jeune fille a raison, dit le curé, et nous ferons bien d'ôter à notre ami, si facile à broncher, cette occasion de rechute. Puisque nous commençons par la _Diane _de Montemayor, je suis d'avis qu'on ne la brûle point, mais qu'on en ôte tout ce qui traite de la sage Félicie et de l'Onde enchantée et presque tous les grands vers. Qu'elle reste, j'y consens de bon coeur, avec sa prose et l'honneur d'être le premier de ces sortes de livres.
— Celui qui vient après, dit le barbier, est la _Diane _appelée la _seconde du Salmantin; _puis un autre portant le même titre, mais dont l'auteur est Gil Polo.
— Pour celle du Salmantin[52], répondit le curé, qu'elle aille augmenter le nombre des condamnés de la basse-cour; et qu'on garde celle de Gil Polo[53] comme si elle était d'Apollon lui-même. Mais passons outre, seigneur compère, et dépêchons-nous, car il se fait tard.
— Celui-ci, dit le barbier, qui en ouvrait un autre, renferme les _Dix livres de Fortune d'amour, _composés par Antonio de Lofraso, poëte de Sardaigne[54].
— Par les ordres que j'ai reçus, s'écria le curé, depuis qu'Apollon est Apollon, les muses des muses et les poëtes des poëtes, jamais on n'a composé livre si gracieux et si extravagant. Dans son espèce, c'est le meilleur et l'unique de tous ceux qui ont paru à la clarté du jour, et qui ne l'a pas lu peut se vanter de n'avoir jamais rien lu d'amusant. Amenez ici, compère, car je fais plus de cas de l'avoir trouvé que d'avoir reçu en cadeau une soutane de taffetas de Florence.»
Et il le mit à part avec une grande joie.
«Ceux qui suivent, continua le barbier, sont le _Pasteur d'Ibérie__[55]__, _les _Nymphes de Hénarès__[56]__, _et les _Remèdes à la jalousie__[57]__._
_— _Il n'y a rien de mieux à faire, dit le curé, que de les livrer au bras séculier de la gouvernante, et qu'on ne me demande pas le pourquoi, car je n'aurais jamais fini.
— Voici maintenant le _Berger de Philida__[58]__._
_— _Ce n'est pas un berger, dit le curé, mais bien un sage et ingénieux courtisan. Qu'on le garde comme une relique.
— Ce grand-là qui vient ensuite, dit le barbier, s'intitule _Trésor de poésies variées__[59]__._
_— _Si elles étaient moins nombreuses, reprit le curé, elles n'en vaudraient que mieux. Il faut que ce livre soit sarclé, échardonné et débarrassé de quelques bassesses qui nuisent à ses grandeurs. Qu'on le garde pourtant, parce que son auteur est mon ami, et par respect pour ses autres oeuvres, plus relevées et plus héroïques.
— Celui-ci, continua le barbier, est le _Chansonnier de Lopez
Maldonado__[60]__._
_— _L'auteur de ce livre, répondit le curé, est encore un de mes bons amis. Dans sa bouche, ses vers ravissent ceux qui les entendent, et telle est la suavité de sa voix, que, lorsqu'il les chante, il enchante. Il est un peu long dans les églogues; mais ce qui est bon n'est jamais de trop. Qu'on le mette avec les réservés. Mais quel est le livre qui est tout près?
— C'est la _Galatée _de Miguel de Cervantès, répondit le barbier.
— Il y a bien des années, reprit le curé, que ce Cervantès est un de mes amis, et je sais qu'il est plus versé dans la connaissance des infortunes que dans celle de la poésie. Son livre ne manque pas d'heureuse invention; mais il propose et ne conclut rien. Attendons la seconde partie qu'il promet[61]; peut-être qu'en se corrigeant il obtiendra tout à fait la miséricorde qu'on lui refuse aujourd'hui. En attendant, seigneur compère, gardez-le reclus en votre logis.
— Très-volontiers, répondit maître Nicolas. En voici trois autres qui viennent ensemble. Ce sont l'_Araucana _de don Alonzo de Ercilla, l'_Austriada _de Juan Rufo, juré de Cordoue, et le _Monserrate _de Cristoval de Viruès, poëte valencien.
— Tous les trois, dit le curé, sont les meilleurs qu'on ait écrits en vers héroïques dans la langue espagnole, et ils peuvent le disputer aux plus fameux d'Italie. Qu'on les garde comme les plus précieux bijoux de poésie que possède l'Espagne.[62]«
Enfin le curé se lassa de manier tant de livres et voulut que, sans plus d'interrogatoire, on jetât tout le reste au feu. Mais le barbier en tenait déjà un ouvert qui s'appelait _les Larmes d'Angélique.__[63]_
«Ah! je verserais les miennes, dit le curé, si j'avais fait brûler un tel livre, car son auteur fut un des fameux poëtes, non- seulement de l'Espagne, mais du monde entier, et il a merveilleusement réussi dans la traduction de quelques fables d'Ovide.»
Chapitre VII
De la seconde sortie de notre bon chevalier don Quichotte de la Manche
On en était là, quand don Quichotte se mit à jeter de grands cris.
«Ici, disait-il, ici, valeureux chevaliers, c'est ici qu'il faut montrer la force de vos bras invincibles, car les gens de la cour emportent tout l'avantage du tournoi.»
Pour accourir à ce tapage, on laissa là l'inventaire des livres qui restaient. Aussi croit-on que sans être entendus ni confrontés, la _Caroléa__[64]__ _et _Léon d'Espagne__[65]__ _s'en allèrent au feu avec les _Gestes de l'empereur, _composés par don Luis de Avila[66], car sans doute ils se trouvaient dans la bibliothèque; et peut-être, si le curé les eût vus, n'auraient-ils point subi ce rigoureux arrêt.
Quand ils arrivèrent auprès de don Quichotte, il avait quitté son lit, et continuait à la fois ses cris et ses extravagances, frappant de tous côtés, d'estoc et de taille, mais aussi éveillé que s'il n'eût jamais dormi. On le prit à bras-le-corps, et par force on le recoucha. Quand il se fut un peu calmé, il se tourna vers le curé pour lui adresser la parole, et lui dit:
«En vérité, seigneur archevêque Turpin, c'est une grande honte que ceux de nous qui nous appelons les douze pairs, nous laissions si bonnement remporter la victoire de ce tournoi aux chevaliers de la cour, après que nous autres, les chevaliers errants, en avons enlevé les prix ces trois jours passés[67].
— Faites silence, seigneur compère, répondit le curé; s'il plaît à Dieu, la chance tournera, et ce qu'on perd aujourd'hui se peut gagner demain; ne vous occupez, pour le moment, que de votre santé, car il me semble que vous devez être harassé et peut-être blessé grièvement.
— Blessé, non, reprit don Quichotte; mais moulu et rompu, cela ne fait pas doute: car ce bâtard de Roland m'a roué de coups avec le tronc d'un chêne, et tout cela de pure jalousie, parce qu'il voit que je suis le seul pour tenir tête à ses fanfaronnades. Mais je ne m'appellerais pas Renaud de Montauban, s'il ne me le payait, quand je sortirai de ce lit, en dépit de tous les enchantements qui le protègent. Quant à présent, qu'on me donne à manger; car c'est ce qui peut me venir de plus à propos, et qu'on laisse à ma charge le soin de ma vengeance.»
On s'empressa d'obéir et de lui apporter à manger; après quoi ils restèrent, lui, encore une fois endormi, et les autres, émerveillés de sa folie.
Cette même nuit, la gouvernante brûla et calcina autant de livres qu'il s'en trouvait dans la basse-cour et dans toute la maison, et tels d'entre eux souffrirent la peine du feu, qui méritaient d'être conservés dans d'éternelles archives. Mais leur mauvais sort et la paresse de l'examinateur ne permirent point qu'ils en échappassent, et ainsi s'accomplit pour eux le proverbe, que souvent le juste paye pour le pécheur.
Un des remèdes qu'imaginèrent pour le moment le curé et le barbier contre la maladie de leur ami, ce fut qu'on murât la porte du cabinet des livres, afin qu'il ne les trouvât plus quand il se lèverait (espérant qu'en ôtant la cause, l'effet cesserait aussi), et qu'on lui dît qu'un enchanteur les avaient emportés, le cabinet et tout ce qu'il y avait dedans; ce qui fut exécuté avec beaucoup de diligence. Deux jours après, don Quichotte se leva, et la première chose qu'il fit fut d'aller voir ses livres. Mais ne trouvant plus le cabinet où il l'avait laissé, il s'en allait le cherchant à droite et à gauche, revenait sans cesse où il avait coutume de rencontrer la porte, en tâtait la place avec les mains, et, sans mot dire, tournait et retournait les yeux de tous côtés. Enfin, au bout d'un long espace de temps, il demanda à la gouvernante où se trouvait le cabinet des livres. La gouvernante, qui était bien stylée sur ce qu'elle devait répondre, lui dit:
«Quel cabinet ou quel rien du tout cherche Votre Grâce? Il n'y a plus de cabinet ni de livres dans cette maison, car le diable lui- même a tout emporté.
— Ce n'était pas le diable, reprit la nièce, mais bien un enchanteur qui est venu sur une nuée, la nuit après que Votre Grâce est partie d'ici, et, mettant pied à terre d'un serpent sur lequel il était à cheval, il entra dans le cabinet, et je ne sais ce qu'il y fit, mais au bout d'un instant il sortit en s'envolant par la toiture, et laissa la maison toute pleine de fumée; et quand nous voulûmes voir ce qu'il laissait de fait, nous ne vîmes plus ni livres, ni chambre. Seulement, nous nous souvenons bien, la gouvernante et moi, qu'au moment de s'envoler, ce méchant vieillard nous cria d'en haut que c'était par une secrète inimitié qu'il portait au maître des livres et du cabinet qu'il faisait dans cette maison le dégât qu'on verrait ensuite. Il ajouta aussi qu'il s'appelait le sage Mugnaton.
— Freston, il a dû dire[68], reprit don Quichotte.
— Je ne sais, répliqua la gouvernante, s'il s'appelait Freston ou
Friton, mais, en tout cas, c'est en _ton _que finit son nom.
— En effet, continua don Quichotte, c'est un savant enchanteur, mon ennemi mortel, qui m'en veut parce qu'il sait, au moyen de son art et de son grimoire, que je dois, dans la suite des temps, me rencontrer en combat singulier avec un chevalier qu'il favorise, et que je dois aussi le vaincre, sans que sa science puisse en empêcher: c'est pour cela qu'il s'efforce de me causer tous les déplaisirs qu'il peut; mais je l'informe, moi, qu'il ne pourra ni contredire ni éviter ce qu'a ordonné le ciel.
— Qui peut en douter? dit la nièce. Mais, mon seigneur oncle, pourquoi vous mêlez-vous à toutes ces querelles? Ne vaudrait-il pas mieux rester pacifiquement dans sa maison que d'aller par le monde chercher du meilleur pain que celui de froment, sans considérer que bien des gens vont quérir de la laine qui reviennent tondus?
— Ô ma nièce! répondit don Quichotte, que vous êtes peu au courant des choses! avant qu'on me tonde, moi, j'aurai rasé et arraché la barbe à tous ceux qui s'imagineraient me toucher à la pointe d'un seul cheveu.»
Toutes deux se turent, ne voulant pas répliquer davantage, car elles virent que la colère lui montait à la tête.
Le fait est qu'il resta quinze jours dans sa maison, trèscalme et sans donner le moindre indice qu'il voulût recommencer ses premières escapades; pendant lequel temps il eut de fort gracieux entretiens avec ses deux compères, le curé et le barbier, sur ce qu'il prétendait que la chose dont le monde avait le plus besoin c'était de chevaliers errants, et qu'il fallait y ressusciter la chevalerie errante. Quelquefois le curé le contredisait, quelquefois lui cédait aussi; car, à moins d'employer cet artifice, il eût été impossible d'en avoir raison.
Dans ce temps-là, don Quichotte sollicita secrètement un paysan, son voisin, homme de bien (si toutefois on peut donner ce titre à celui qui est pauvre), mais, comme on dit, de peu de plomb dans la cervelle. Finalement il lui conta, lui persuada et lui promit tant de choses, que le pauvre homme se décida à partir avec lui, et à lui servir d'écuyer. Entre autres choses, don Quichotte lui disait qu'il se disposât à le suivre de bonne volonté, parce qu'il pourrait lui arriver telle aventure qu'en un tour de main il gagnât quelque île, dont il le ferait gouverneur sa vie durant. Séduit par ces promesses et d'autres semblables, Sancho Panza (c'était le nom du paysan) planta là sa femme et ses enfants, et s'enrôla pour écuyer de son voisin. Don Quichotte se mit aussitôt en mesure de chercher de l'argent, et, vendant une chose, engageant l'autre, et gaspillant toutes ses affaires, il ramassa une raisonnable somme. Il se pourvut aussi d'une rondache de fer qu'il emprunta d'un de ses amis, et raccommoda du mieux qu'il put sa mauvaise salade brisée; puis il avisa son écuyer Sancho du jour et de l'heure où il pensait se mettre en route, pour que celui-ci se munît également de ce qu'il jugerait le plus nécessaire. Surtout il lui recommanda d'emporter un bissac. L'autre promit qu'il n'y manquerait pas, et ajouta qu'il pensait aussi emmener un très-bon âne qu'il avait, parce qu'il ne se sentait pas fort habile sur l'exercice de la marche à pied. À ce propos de l'âne, don Quichotte réfléchit un peu, cherchant à se rappeler si, par hasard, quelque chevalier errant s'était fait suivre d'un écuyer monté comme au moulin. Mais jamais sa mémoire ne put lui en fournir un seul. Cependant il consentit à lui laisser emmener la bête, se proposant de l'accommoder d'une plus honorable monture dès qu'une occasion se présenterait, c'est-à-dire en enlevant le cheval au premier chevalier discourtois qui se trouverait sur son chemin. Il se pourvut aussi de chemises, et des autres choses qu'il put se procurer, suivant le conseil que lui avait donné l'hôtelier, son parrain.
Tout cela fait et accompli, et, ne prenant congé, ni Panza de sa femme et de ses enfants, ni don Quichotte de sa gouvernante et de sa nièce, un beau soir ils sortirent du pays sans être vus de personne, et ils cheminèrent si bien toute la nuit, qu'au point du jour ils se tinrent pour certains de n'être plus attrapés, quand même on se mettrait à leurs trousses. Sancho Panza s'en allait sur son âne, comme un patriarche, avec son bissac, son outre, et, de plus, une grande envie de se voir déjà gouverneur de l'île que son maître lui avait promise. Don Quichotte prit justement la même direction et le même chemin qu'à sa première sortie, c'est-à-dire à travers la plaine de Montiel, où il cheminait avec moins d'incommodité que la fois passée, car il était fort grand matin, et les rayons du soleil, ne frappant que de biais, ne le gênaient point encore. Sancho Panza dit alors à son maître:
«Que Votre Grâce fasse bien attention, seigneur chevalier errant, de ne point oublier ce que vous m'avez promis au sujet d'une île, car, si grande qu'elle soit, je saurai bien la gouverner.»
À quoi répondit don Quichotte:
«Il faut que tu saches, ami Sancho Panza, que ce fut un usage très-suivi par les anciens chevaliers errants de faire leurs écuyers gouverneurs des îles ou royaumes qu'ils gagnaient, et je suis bien décidé à ce qu'une si louable coutume ne se perde point par ma faute. Je pense au contraire y surpasser tous les autres: car maintes fois, et même le plus souvent, ces chevaliers attendaient que leurs écuyers fussent vieux; c'est quand ceux-ci étaient rassasiés de servir et las de passer de mauvais jours et de plus mauvaises nuits, qu'on leur donnait quelque titre de comte ou pour le moins de marquis[69], avec quelque vallée ou quelque province à l'avenant; mais si nous vivons, toi et moi, il peut bien se faire qu'avant six jours je gagne un royaume fait de telle sorte qu'il en dépende quelques autres, ce qui viendrait tout à point pour te couronner roi d'un de ceux-ci. Et que cela ne t'étonne pas, car il arrive à ces chevaliers des aventures si étranges, d'une façon si peu vue et si peu prévue, que je pourrais facilement te donner encore plus que je ne te promets.
— À ce train-là, répondit Sancho Panza, si, par un de ces miracles que raconte Votre Grâce, j'allais devenir roi, Juana Gutierrez, ma ménagère, ne deviendrait rien moins que reine, et mes enfants infants.
— Qui en doute? répondit don Quichotte.
— Moi, j'en doute, répliqua Sancho; car j'imagine que, quand même Dieu ferait pleuvoir des royaumes sur la terre, aucun ne s'ajusterait bien à la tête de Mari-Gutierrez. Sachez, seigneur, qu'elle ne vaut pas deux deniers pour être reine. Comtesse lui irait mieux; encore serait-ce avec l'aide de Dieu.
— Eh bien! laisses-en le soin à Dieu, Sancho, répondit don Quichotte; il lui donnera ce qui sera le plus à sa convenance, et ne te rapetisse pas l'esprit au point de venir à te contenter d'être moins que gouverneur de province.
— Non, vraiment, mon seigneur, répondit Sancho, surtout ayant en Votre Grâce un si bon et si puissant maître, qui saura me donner ce qui me convient le mieux et ce que mes épaules pourront porter.»
Chapitre VIII
Du beau succès qu'eut le valeureux don Quichotte dans l'épouvantable et inimaginable aventure des moulins à vent, avec d'autres événements dignes d'heureuse souvenance
En ce moment ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent qu'il y a dans cette plaine, et, dès que don Quichotte les vit, il dit à son écuyer:
«La fortune conduit nos affaires mieux que ne pourrait y réussir notre désir même. Regarde, ami Sancho; voilà devant nous au moins trente démesurés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie à tous tant qu'ils sont. Avec leurs dépouilles, nous commencerons à nous enrichir; car c'est prise de bonne guerre, et c'est grandement servir Dieu que de faire disparaître si mauvaise engeance de la face de la terre.
— Quels géants? demanda Sancho Panza.
— Ceux que tu vois là-bas, lui répondit son maître, avec leurs grands bras, car il y en a qui les ont de presque deux lieues de long.
— Prenez donc garde, répliqua Sancho; ce que nous voyons là-bas ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît leurs bras, ce sont leurs ailes, qui, tournées par le vent, font tourner à leur tour la meule du moulin.
— On voit bien, répondit don Quichotte, que tu n'es pas expert en fait d'aventures: ce sont des géants, te dis-je; si tu as peur, ôte-toi de là, et va te mettre en oraison pendant que je leur livrerai une inégale et terrible bataille.»
En parlant ainsi, il donne de l'éperon à son cheval Rossinante, sans prendre garde aux avis de son écuyer Sancho, qui lui criait qu'à coup sûr c'étaient des moulins à vent et non des géants qu'il allait attaquer. Pour lui, il s'était si bien mis dans la tête que c'étaient des géants, que non-seulement il n'entendait point les cris de son écuyer Sancho, mais qu'il ne parvenait pas, même en approchant tout près, à reconnaître la vérité. Au contraire, et tout en courant, il disait à grands cris:
«Ne fuyez pas, lâches et viles créatures, c'est un seul chevalier qui vous attaque.»
Un peu de vent s'étant alors levé, les grandes ailes commencèrent à se mouvoir; ce que voyant don Quichotte, il s'écria:
«Quand même vous remueriez plus de bras que le géant Briarée, vous allez me le payer.»
En disant ces mots, il se recommande du profond de son coeur à sa dame Dulcinée, la priant de le secourir en un tel péril; puis, bien couvert de son écu, et la lance en arrêt, il se précipite, au plus grand galop de Rossinante, contre le premier moulin qui se trouvait devant lui; mais, au moment où il perçait l'aile d'un grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie qu'elle met la lance en pièces, et qu'elle emporte après elle le cheval et le chevalier, qui s'en alla rouler sur la poussière en fort mauvais état.
Sancho Panza accourut à son secours de tout le trot de son âne, et trouva, en arrivant près de lui, qu'il ne pouvait plus remuer, tant le coup et la chute avaient été rudes.
«Miséricorde! s'écria Sancho, n'avais-je pas bien dit à Votre Grâce qu'elle prît garde à ce qu'elle faisait, que ce n'était pas autre chose que des moulins à vent, et qu'il fallait, pour s'y tromper, en avoir d'autres dans la tête?
— Paix, paix! ami Sancho, répondit don Quichotte: les choses de la guerre sont plus que toute autre sujettes à des chances continuelles; d'autant plus que je pense, et ce doit être la vérité, que ce sage Freston, qui m'a volé les livres et le cabinet, a changé ces géants en moulins pour m'enlever la gloire de les vaincre: tant est grande l'inimitié qu'il me porte! Mais en fin de compte son art maudit ne prévaudra pas contre la bonté de mon épée.
— Dieu le veuille, comme il le peut,» répondit Sancho Panza.
Et il aida son maître à remonter sur Rossinante, qui avait les épaules à demi déboîtées.
En conversant sur l'aventure, ils suivirent le chemin du Port- Lapice, parce que, disait don Quichotte, comme c'est un lieu de grand passage, on ne pouvait manquer d'y rencontrer toutes sortes d'aventures. Seulement, il s'en allait tout chagrin de ce que sa lance lui manquât et, faisant part de ce regret à son écuyer, il lui dit:
«Je me souviens d'avoir lu qu'un chevalier espagnol nommé Diego Perez de Vargas, ayant eu son épée brisée dans une bataille, arracha d'un chêne une forte branche, ou peut-être le tronc, et, avec cette arme, fit de tels exploits, et assomma tant de Mores, qu'on lui donna le surnom d'_assommoir, _que lui et ses descendants ajoutèrent depuis au nom de Vargas[70]. Je t'ai dit cela, parce que je pense arracher du premier chêne, gris ou vert, que je rencontre, une branche aussi forte que celle-là, avec laquelle j'imagine faire de telles prouesses, que tu te tiennes pour heureux d'en avoir mérité le spectacle et d'être témoin de merveilles qu'on aura peine à croire.
— À la volonté de Dieu, répondit Sancho; je le crois tout comme vous le dites. Mais Votre Grâce ferait bien de se redresser un peu, car il me semble qu'elle se tient quelque peu de travers, et ce doit être l'effet des secousses de sa chute.
— Aussi vrai que tu le dis, reprit don Quichotte; et si je ne me plains pas de la douleur que j'endure, c'est parce qu'il est interdit aux chevaliers errants de se plaindre d'aucune blessure, quand même les entrailles leur sortiraient de la plaie[71].
— S'il en est ainsi, je n'ai rien à répondre, répliqua Sancho; mais Dieu sait si je ne serais pas ravi de vous entendre plaindre, dès que quelque chose vous ferait mal. Pour moi, je puis dire que je me plaindrais au plus petit bobo, à moins toutefois que cette défense de se plaindre ne s'étende aux écuyers des chevaliers errants.»
Don Quichotte ne put s'empêcher de rire de la simplicité de son écuyer, et lui déclara qu'il pouvait fort bien se plaindre, quand et comme il lui plairait, avec ou sans envie, n'ayant jusque-là rien lu de contraire dans les lois de la chevalerie.
Sancho lui fit remarquer alors qu'il était l'heure du dîner. Don Quichotte répondit qu'il ne se sentait point d'appétit pour le moment, mais que lui pouvait manger tout à sa fantaisie. Avec cette permission, Sancho s'arrangea du mieux qu'il put sur son âne, et, tirant de son bissac des provisions qu'il y avait mises, il s'en allait mangeant et cheminant au petit pas derrière son maître. De temps en temps il portait l'outre à sa bouche de si bonne grâce, qu'il aurait fait envie au plus galant cabaretier de Malaga. Et tandis qu'il marchait ainsi, avalant un coup sur l'autre, il ne se rappelait aucune des promesses que son maître lui avait faites, et regardait, non comme un rude métier, mais comme un vrai délassement, de s'en aller cherchant des aventures, si périlleuses qu'elles pussent être.
Finalement, ils passèrent cette nuit sous un massif d'arbres, de l'un desquels don Quichotte rompit une branche sèche qui pouvait au besoin lui servir de lance, et y ajusta le fer de celle qui s'était brisée. Don Quichotte ne dormit pas de toute la nuit, pensant à sa dame Dulcinée, pour se conformer à ce qu'il avait lu dans ses livres, que les chevaliers errants passaient bien des nuits sans dormir au milieu des forêts et des déserts, s'entretenant du souvenir de leurs dames. Sancho Panza ne la passa point de même; car, comme il avait l'estomac plein, et non d'eau de chicorée, il n'en fit d'un bout à l'autre qu'un somme. Au matin, il fallut la voix de son maître pour l'éveiller, ce que ne pouvaient faire ni les rayons du soleil, qui lui donnaient en plein sur le visage, ni le chant de mille oiseaux qui saluaient joyeusement la venue du nouveau jour. En se frottant les yeux, Sancho fit une caresse à son outre, et, la trouvant un peu plus maigre que la nuit d'avant, son coeur s'affligea, car il lui sembla qu'ils ne prenaient pas le chemin de remédier sitôt à sa disette. Don Quichotte ne se soucia point non plus de déjeuner, préférant, comme on l'a dit, se repaître de succulents souvenirs.
Ils reprirent le chemin du Port-Lapice, et, vers trois heures de l'après-midi, ils en découvrirent l'entrée:
«C'est ici, dit à cette vue don Quichotte, que nous pouvons, ami Sancho, mettre les mains jusqu'aux coudes dans ce qu'on appelle aventures. Mais prends bien garde que, me visses-tu dans le plus grand péril du monde, tu ne dois pas mettre l'épée à la main pour me défendre, à moins que tu ne t'aperçoives que ceux qui m'attaquent sont de la canaille et des gens de rien, auquel cas tu peux me secourir; mais si c'étaient des chevaliers, il ne t'est nullement permis ni concédé par les lois de la chevalerie de me porter secours, jusqu'à ce que tu sois toi-même armé chevalier.
— Par ma foi, seigneur, répondit Sancho, Votre Grâce en cela sera bien obéie, d'autant plus que de ma nature je suis pacifique, et fort ennemi de me fourrer dans le tapage et les querelles. Mais, à vrai dire, quand il s'agira de défendre ma personne, je ne tiendrai pas compte de ces lois; car celles de Dieu et des hommes permettent à chacun de se défendre contre quiconque voudrait l'offenser.
— Je ne dis pas le contraire, répondit don Quichotte; seulement, pour ce qui est de me secourir contre les chevaliers, tiens en bride tes mouvements naturels.
— Je répète que je n'y manquerai pas, répondit Sancho, et que je garderai ce commandement aussi bien que celui de chômer le dimanche».
En devisant ainsi, ils découvrirent deux moines de l'ordre de Saint-Benoît, à cheval sur deux dromadaires, car les mules qu'ils montaient en avaient la taille, et portant leurs lunettes de voyage et leurs parasols. Derrière eux venait un carrosse entouré de quatre ou cinq hommes à cheval, et suivi de deux garçons de mules à pied. Dans ce carrosse était, comme on le sut depuis, une dame de Biscaye qui allait à Séville, où se trouvait son mari prêt à passer aux Indes avec un emploi considérable. Les moines ne venaient pas avec elle, mais suivaient le même chemin. À peine don Quichotte les eut-il aperçus, qu'il dit à son écuyer:
«Ou je suis bien trompé, ou nous tenons la plus fameuse aventure qui se soit jamais vue. Car ces masses noires qui se montrent là- bas doivent être, et sont, sans nul doute, des enchanteurs qui emmènent dans ce carrosse quelque princesse qu'ils ont enlevée; il faut que je défasse ce tort à tout risque et de toute ma puissance.
— Ceci, répondit Sancho, m'a l'air d'être pire que les moulins à vent. Prenez garde, seigneur; ce sont là des moines de Saint- Benoît, et le carrosse doit être à des gens qui voyagent. Prenez garde, je le répète, à ce que vous allez faire, et que le diable ne vous tente pas.
— Je t'ai déjà dit, Sancho, répliqua don Quichotte, que tu ne sais pas grand-chose en matière d'aventures. Ce que je te dis est la vérité, et tu le verras dans un instant.»
Tout en disant cela, il partit en avant, et alla se placer au milieu du chemin par où venaient les moines; et dès que ceux-ci furent arrivés assez près pour qu'il crût pouvoir se faire entendre d'eux, il leur cria de toute sa voix:
«Gens de l'autre monde, gens diaboliques, mettez sur-le-champ en liberté les hautes princesses que vous enlevez et gardez violemment dans ce carrosse; sinon préparez-vous à recevoir prompte mort pour juste châtiment de vos mauvaises oeuvres.»
Les moines retinrent la bride et s'arrêtèrent, aussi émerveillés de la figure de don Quichotte que de ses propos, auxquels ils répondirent:
«Seigneur chevalier, nous ne sommes ni diaboliques ni de l'autre monde, mais bien des religieux de Saint-Benoît, qui suivons notre chemin, et nous ne savons si ce carrosse renferme ou non des princesses enlevées.
— Je ne me paye point de belles paroles, reprit don Quichotte, et je vous connais déjà, déloyale canaille.»
Puis, sans attendre d'autre réponse, il pique Rossinante, et se précipite, la lance basse, contre le premier moine, avec tant de furie et d'intrépidité, que, si le bon père ne se fût laissé tomber de sa mule, il l'aurait envoyé malgré lui par terre, ou grièvement blessé, ou mort peut-être. Le second religieux, voyant traiter ainsi son compagnon, prit ses jambes au cou de sa bonne mule, et enfila la venelle, aussi léger que le vent. Sancho Panza, qui vit l'autre moine par terre, sauta légèrement de sa monture, et se jetant sur lui, se mit à lui ôter son froc et son capuce. Alors, deux valets qu'avaient les moines accoururent, et lui demandèrent pourquoi il déshabillait leur maître. Sancho leur répondit que ses habits lui appartenaient légitimement, comme dépouilles de la bataille qu'avait gagnée son seigneur don Quichotte. Les valets, qui n'entendaient pas raillerie et ne comprenaient rien à ces histoires de dépouilles et de bataille, voyant que don Quichotte s'était éloigné pour aller parler aux gens du carrosse, tombèrent sur Sancho, le jetèrent à la renverse, et, sans lui laisser poil de barbe au menton, le rouèrent si bien de coups, qu'ils le laissèrent étendu par terre, sans haleine et sans connaissance. Le religieux ne perdit pas un moment pour remonter sur sa mule, tremblant, épouvanté, et le visage tout blême de frayeur. Dès qu'il se vit à cheval, il piqua du côté de son compagnon, qui l'attendait assez loin de là, regardant comment finirait cette alarme; et tous deux, sans vouloir attendre la fin de toute cette aventure, continuèrent en hâte leur chemin, faisant plus de signes de croix que s'ils eussent eu le diable lui-même à leurs trousses.
Pour don Quichotte, il était allé, comme on l'a vu, parler à la dame du carrosse, et il lui disait:
«Votre Beauté, madame, peut désormais faire de sa personne tout ce qui sera le plus de son goût; car la superbe de vos ravisseurs gît maintenant à terre, abattue par ce bras redoutable. Afin que vous ne soyez pas en peine du nom de votre libérateur, sachez que je m'appelle don Quichotte de la Manche, chevalier errant, et captif de la belle sans pareille doña Dulcinée du Toboso. Et, pour prix du bienfait que vous avez reçu de moi, je ne vous demande qu'une chose: c'est de retourner au Toboso, de vous présenter de ma part devant cette dame, et de lui raconter ce que j'ai fait pour votre liberté.»
Tout ce que disait don Quichotte était entendu par un des écuyers qui accompagnaient la voiture, lequel était Biscayen; et celui-ci, voyant qu'il ne voulait pas laisser partir la voiture, mais qu'il prétendait, au contraire, la faire retourner au Toboso, s'approcha de don Quichotte, empoigna sa lance, et, dans une langue qui n'était pas plus du castillan que du biscayen, lui parla de la sorte:
«Va, chevalier, que mal ailles-tu; par le Dieu qui créa moi, si le carrosse ne laisses, aussi bien mort tu es que Biscayen suis-je.»
Don Quichotte le comprit très-bien, et lui répondit avec un merveilleux sang-froid:
«Si tu étais chevalier, aussi bien que tu ne l'es pas, chétive créature, j'aurais déjà châtié ton audace et ton insolence.»
À quoi le Biscayen répliqua:
«Pas chevalier, moi! je jure à Dieu, tant tu as menti comme chrétien. Si lance jettes et épée tires, à l'eau tu verras comme ton chat vite s'en va. Biscayen par terre, hidalgo par mer, hidalgo par le diable, et menti tu as si autre chose dis.
— C'est ce que nous allons voir,» répondit don Quichotte; et, jetant sa lance à terre, il tire son épée, embrasse son écu, et s'élance avec fureur sur le Biscayen, résolu à lui ôter la vie.
Le Biscayen, qui le vit ainsi venir, aurait bien désiré sauter en bas de sa mule, mauvaise bête de louage sur laquelle on ne pouvait compter; mais il n'eut que le temps de tirer son épée, et bien lui prit de se trouver près du carrosse, d'où il saisit un coussin pour s'en faire un bouclier. Aussitôt ils se jetèrent l'un sur l'autre, comme s'ils eussent été de mortels ennemis. Les assistants auraient voulu mettre le holà; mais ils ne purent en venir à bout, parce que le Biscayen jurait en son mauvais jargon que, si on ne lui laissait achever la bataille, il tuerait lui- même sa maîtresse et tous ceux qui s'y opposeraient. La dame du carrosse, surprise et effrayée de ce qu'elle voyait, fit signe au cocher de se détourner un peu, et, de quelque distance, se mit à regarder la formidable rencontre.
En s'abordant, le Biscayen déchargea un si vigoureux coup de taille sur l'épaule de don Quichotte, que, si l'épée n'eût rencontré la rondache, elle ouvrait en deux notre chevalier jusqu'à la ceinture. Don Quichotte, qui ressentit la pesanteur de ce coup prodigieux, jeta un grand cri en disant:
«Ô dame de mon âme, Dulcinée, fleur de beauté, secourez votre chevalier, qui, pour satisfaire à la bonté de votre coeur, se trouve en cette dure extrémité.»
Dire ces mots, serrer son épée, se couvrir de son écu, et assaillir le Biscayen, tout cela fut l'affaire d'un moment; il s'élança, déterminé à tout aventurer à la chance d'un seul coup. Le Biscayen, le voyant ainsi venir à sa rencontre, jugea de son emportement par sa contenance, et résolut de jouer le même jeu que don Quichotte. Il l'attendait de pied ferme, bien couvert de son coussin, mais sans pouvoir tourner ni bouger sa mule, qui, harassée de fatigue et peu faite à de pareils jeux d'enfants, ne voulait avancer ni reculer d'un pas. Ainsi donc, comme on l'a dit, don Quichotte s'élançait, l'épée haute, contre le prudent Biscayen, dans le dessein de le fendre par moitié, et le Biscayen l'attendait de même, l'épée en l'air, et abrité sous son coussin. Tous les assistants épouvantés attendaient avec anxiété l'issue des effroyables coups dont ils se menaçaient. La dame du carrosse offrait, avec ses femmes, mille voeux à tous les saints du paradis et mille cierges à toutes les chapelles d'Espagne, pour que Dieu délivrât leur écuyer et elles-mêmes du péril extrême qu'ils couraient. Mais le mal de tout cela, c'est qu'en cet endroit même l'auteur de cette histoire laisse la bataille indécise et pendante, donnant pour excuse qu'il n'a rien trouvé d'écrit sur les exploits de don Quichotte, de plus qu'il n'en a déjà raconté. Il est vrai que le second auteur de cet ouvrage ne voulut pas croire qu'une si curieuse histoire fût ensevelie dans l'oubli, et que les beaux esprits de la Manche se fussent montrés si peu jaloux de sa gloire, qu'ils n'eussent conservé dans leurs archives ou leurs bibliothèques quelques manuscrits qui traitassent de ce fameux chevalier. Ainsi donc, dans cette supposition, il ne désespéra point de rencontrer la fin de cette intéressante histoire, qu'en effet, par la faveur du ciel, il trouva de la manière qui sera rapportée dans la seconde partie.
LIVRE DEUXIÈME[72]
Chapitre IX
Où se conclut et termine l'épouvantable bataille que se livrèrent le gaillard Biscayen et le vaillant Manchois
Nous avons laissé, dans la première partie de cette histoire, le valeureux Biscayen et le fameux don Quichotte, les épées nues et hautes, prêts à se décharger deux furieux coups de tranchant, tels que, s'ils eussent frappé en plein, ils ne se fussent rien moins que pourfendus de haut en bas, et ouverts en deux comme une grenade; mais justement à cet endroit critique, on a vu cette savoureuse histoire rester en l'air et démembrée, sans que l'auteur nous fît connaître où l'on pourrait en trouver la suite. Cela me causa beaucoup de dépit, car le plaisir d'en avoir lu si peu se changeait en déplaisir, quand je songeais quelle faible chance s'offrait de trouver tout ce qui me semblait manquer d'un conte si délectable. Toutefois il me parut vraiment impossible, et hors de toute bonne coutume, qu'un si bon chevalier eût manqué de quelque sage qui prît à son compte le soin d'écrire ses prouesses inouïes, chose qui n'avait manqué à aucun de ces chevaliers errants desquels les gens disent qu'ils vont à leurs aventures; car chacun d'eux avait toujours à point nommé un ou deux sages, qui non-seulement écrivaient leurs faits et gestes, mais qui enregistraient leurs plus petites et plus enfantines pensées, si cachées qu'elles pussent être[73]. Et vraiment un si bon chevalier ne méritait pas d'être à ce point malheureux, qu'il manquât tout à fait de ce qu'un Platir et d'autres semblables avaient eu de reste. Aussi ne pouvais-je me décider à croire qu'une histoire si piquante fût restée incomplète et estropiée; j'en attribuais la faute à la malignité du temps, qui dévore et consume toutes choses, supposant qu'il la tenait cachée, s'il ne l'avait détruite. D'un autre côté, je me disais:
«Puisque, parmi les livres de notre héros, il s'en est trouvé d'aussi modernes que les _Remèdes à la jalousie _et les _Nymphes de Hénarès, _son histoire ne peut pas être fort ancienne, et, si elle n'a point été écrite, elle doit se retrouver encore dans la mémoire des gens de son village et des pays circonvoisins.»
Cette imagination m'échauffait la tête et me donnait un grand désir de connaître d'un bout à l'autre la vie et les miracles de notre fameux Espagnol don Quichotte de la Manche, lumière et miroir de la chevalerie manchoise, et le premier qui, dans les temps calamiteux de notre âge, ait embrassé la profession des armes errantes; le premier qui se soit mis à la besogne de défaire les torts, de secourir les veuves, de protéger les demoiselles, pauvres filles qui s'en allaient, le fouet à la main, sur leur palefrois, par monts et par vaux, portant la charge et l'embarras de leur virginité, avec si peu de souci, que si quelque chevalier félon, quelque vilain armé en guerre, ou quelque démesuré géant ne leur faisait violence, il s'est trouvé telle de ces demoiselles, dans les temps passés, qui, au bout de quatre-vingts ans, durant lesquels elle n'avait pas couché une nuit sous toiture de maison, s'en est allée à la sépulture aussi vierge que la mère qui l'avait mise au monde[74]. Je dis donc que, sous ce rapport et sous bien d'autres, notre don Quichotte est digne de perpétuelles et mémorables louanges; et vraiment, on ne doit pas me les refuser à moi-même pour la peine que j'ai prise et la diligence que j'ai faite dans le but de trouver la fin de cette histoire. Cependant je sais bien que si le ciel, le hasard et la fortune ne m'eussent aidé, le monde restait privé du passe-temps exquis que pourra goûter, presque deux heures durant, celui qui mettra quelque attention à la lire. Voici donc de quelle manière j'en fis la découverte:
Me trouvant un jour à Tolède, au marché d'Alcana, je vis un jeune garçon qui venait vendre à un marchand de soieries de vieux cahiers de papier. Comme je me plais beaucoup à lire, et jusqu'aux bribes de papier qu'on jette à la rue, poussé par mon inclination naturelle, je pris un des cahiers que vendait l'enfant, et je vis que les caractères en étaient arabes. Et comme, bien que je les reconnusse, je ne les savais pas lire, je me mis à regarder si je n'apercevais point quelque Morisque espagnolisé qui pût les lire pour moi, et je n'eus pas grande peine à trouver un tel interprète; car si je l'eusse cherché pour une langue plus sainte et plus ancienne, je l'aurais également trouvé[75]. Enfin, le hasard m'en ayant amené un, je lui expliquai mon désir, et lui remis le livre entre les mains. Il l'ouvrit au milieu, et n'eut pas plutôt lu quelques lignes qu'il se mit à rire. Je lui demandai pourquoi il riait:
«C'est, me dit-il, d'une annotation qu'on a mise en marge de ce livre.»
Je le priai de me la faire connaître, et lui, sans cesser de rire:
«Voilà, reprit-il, ce qui se trouve écrit en marge: «Cette Dulcinée du Toboso, dont il est si souvent fait mention dans la présente histoire, eut, dit-on, pour saler les porcs, meilleure main qu'aucune autre femme de la Manche.»
Quand j'entendis prononcer le nom de Dulcinée du Toboso, je demeurai surpris et stupéfait, parce qu'aussitôt je m'imaginai que ces paperasses contenaient l'histoire de don Quichotte. Dans cette pensée, je le pressai de lire l'intitulé, et le Morisque[76], traduisant aussitôt l'arabe en castillan, me dit qu'il était ainsi conçu: Histoire de don Quichotte de la Manche, écrite par Cid Hamed Ben-Engéli, historien arabe.
Il ne me fallut pas peu de discrétion pour dissimuler la joie que j'éprouvai quand le titre du livre parvint à mon oreille. L'arrachant des mains du marchand de soie, j'achetai au jeune garçon tous ces vieux cahiers pour un demi-réal; mais s'il eût eu l'esprit de deviner quelle envie j'en avais, il pouvait bien se promettre d'emporter plus de six réaux du marché.
M'éloignant bien vite avec le Morisque, je l'emmenai dans le cloître de la cathédrale, et le priai de me traduire en Castillan tous ces cahiers, du moins ceux qui traitaient de don Quichotte, sans rien mettre ni rien omettre, lui offrant d'avance le prix qu'il exigerait. Il se contenta de cinquante livres de raisin sec et de quatre boisseaux de froment, et me promit de les traduire avec autant de promptitude que de fidélité. Mais moi, pour faciliter encore l'affaire, et ne pas me dessaisir d'une si belle trouvaille, j'emmenai le Morisque chez moi, où, dans l'espace d'un peu plus de six semaines, il traduisit toute l'histoire de la manière dont elle est ici rapportée[77].
Dans le premier cahier on voyait, peinte au naturel, la bataille de don Quichotte avec le Biscayen; tous deux dans la posture où l'histoire les avait laissés, les épées hautes, l'un couvert de sa redoutable rondache, l'autre de son coussin. La mule du Biscayen était si frappante qu'on reconnaissait qu'elle était de louage à une portée de mousquet. Le Biscayen avait à ses pieds un écriteau où on lisait: _Don Sancho de Azpeitia, _c'était sans doute son nom; et aux pieds de Rossinante il y en avait un autre qui disait: _Don Quichotte. _Rossinante était merveilleusement représenté, si long et si roide, si mince et si maigre, avec une échine si saillante et un corps si étique, qu'il témoignait bien hautement avec quelle justesse et quel à-propos on lui avait donné le nom de Rossinante. Près de lui était Sancho Panza, qui tenait son âne par le licou, et au pied duquel on lisait sur un autre écriteau: _Sancho Zancas. _Ce nom venait sans doute de ce qu'il avait, comme le montrait la peinture, le ventre gros, la taille courte, les jambes grêles et cagneuses. C'est de là que durent lui venir les surnoms de Panza et de Zancas, que l'histoire lui donne indifféremment, tantôt l'un, tantôt l'autre[78].
Il y avait bien encore quelques menus détails à remarquer; mais ils sont de peu d'importance et n'ajoutent rien à la vérité de cette histoire, de laquelle on peut dire que nulle n'est mauvaise, pourvu qu'elle soit véritable. Si l'on pouvait élever quelque objection contre la sincérité de celle-ci, ce serait uniquement que son auteur fût de race arabe, et qu'il est fort commun aux gens de cette nation d'être menteurs. Mais, d'une autre part, ils sont tellement nos ennemis, qu'on pourrait plutôt l'accuser d'être resté en deçà du vrai que d'avoir été au delà. C'est mon opinion: car, lorsqu'il pourrait et devrait s'étendre en louanges sur le compte d'un si bon chevalier, on dirait qu'il les passe exprès sous silence, chose mal faite et plus mal pensée, puisque les historiens doivent être véridiques, ponctuels, jamais passionnés, sans que l'intérêt ni la crainte, la rancune ni l'affection, les fassent écarter du chemin de la vérité, dont la mère est l'histoire, émule du temps, dépôt des actions humaines, témoin du passé, exemple du présent, enseignement de l'avenir. Dans celle- ci, je sais qu'on trouvera tout ce que peut offrir la plus attrayante; et s'il y manque quelque bonne chose, je crois, à part moi, que ce fut plutôt la faute du chien de l'auteur que celle du sujet[79]. Enfin, suivant la traduction, la seconde partie commençait de la sorte:
À voir lever en l'air les tranchantes épées des deux braves et courroucés combattants, à voir leur contenance et leur résolution, on eût dit qu'ils menaçaient le ciel, la terre et l'abîme. Le premier qui déchargea son coup fut le colérique Biscayen, et ce fut avec tant de force et de fureur, que, si l'épée en tombant ne lui eût tourné dans la main, ce seul coup suffisait pour mettre fin au terrible combat et à toutes les aventures de notre chevalier. Mais sa bonne étoile, qui le réservait pour de plus grandes choses, fit tourner l'épée de son ennemi de manière que, bien qu'elle lui frappât en plein sur l'épaule gauche, elle ne lui fit d'autre mal que de lui désarmer tout ce côté-là, lui emportant de compagnie la moitié de la salade et la moitié de l'oreille; et tout cela s'écroula par terre avec un épouvantable fracas. Vive Dieu! qui pourrait à cette heure bonnement raconter de quelle rage fut saisi le coeur de notre Manchois, quand il se vit traiter de la sorte? On ne peut rien dire de plus, sinon qu'il se hissa de nouveau sur ses étriers, et, serrant son épée dans ses deux mains, il la déchargea sur le Biscayen avec une telle furie, en l'attrapant en plein sur le coussin et sur la tête, que, malgré cette bonne défense, et comme si une montagne se fût écroulée sur lui, celui-ci commença à jeter le sang par le nez, par la bouche et par les oreilles, faisant mine de tomber de la mule en bas, ce qui était infaillible s'il ne se fût accroché par les bras à son cou. Mais cependant ses pieds quittèrent les étriers, bientôt après ses bras s'étendirent, et la mule, épouvantée de ce terrible coup, se mettant à courir à travers les champs, en trois ou quatre bonds jeta son cavalier par terre.
Don Quichotte le regardait avec un merveilleux sang-froid: dès qu'il le vit tomber, il sauta de cheval, accourut légèrement, et, lui mettant la pointe de l'épée entre les deux yeux, il lui cria de se rendre ou qu'il lui couperait la tête. Le Biscayen était trop étourdi pour pouvoir répondre un seul mot; et son affaire était faite, tant la colère aveuglait don Quichotte, si les dames du carrosse, qui jusqu'alors avaient regardé le combat tout éperdues, ne fussent accourues auprès de lui, et ne l'eussent supplié de faire, par faveur insigne, grâce de la vie à leur écuyer. À cela, don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et de hauteur:
«Assurément, mes belles dames, je suis ravi de faire ce que vous me demandez; mais c'est à une condition, et moyennant l'arrangement que voici: que ce chevalier me promette d'aller au village du Toboso, et de se présenter de ma part devant la sans pareille Dulcinée, pour qu'elle dispose de lui tout à sa guise.»
Tremblantes et larmoyantes, ces dames promirent bien vite, sans se faire expliquer ce que demandait don Quichotte, et sans s'informer même de ce qu'était Dulcinée, que leur écuyer ferait ponctuellement tout ce qui lui serait ordonné.
«Eh bien! reprit don Quichotte, sur la foi de cette parole, je consens à lui laisser la vie, bien qu'il ait mérité la mort.»
Chapitre X
Du gracieux entretien qu'eurent don Quichotte et Sancho Panza, son écuyer
Il y avait déjà quelque temps que Sancho Panza s'était relevé, un peu maltraité par les valets des moines, et, spectateur attentif de la bataille que livrait son seigneur don Quichotte, il priait Dieu du fond de son coeur de vouloir bien donner à celui-ci la victoire pour qu'il y gagnât quelque île et l'en fît gouverneur suivant sa promesse formelle. Voyant donc le combat terminé, et son maître prêt à remonter sur Rossinante, il accourut lui tenir l'étrier; mais avant de le laisser monter à cheval, il se mit à genoux devant lui, lui prit la main, la baisa, et lui dit:
«Que Votre Grâce, mon bon seigneur don Quichotte, veuille bien me donner le gouvernement de l'île que vous avez gagnée dans cette formidable bataille; car, si grande qu'elle puisse être, je me sens de force à la savoir gouverner aussi bien que quiconque s'est jamais mêlé de gouverner des îles en ce monde.»
À cela don Quichotte répondit:
«Prenez garde, mon frère Sancho, que cette aventure et celles qui lui ressemblent ne sont pas aventures d'îles, mais de croisières de grandes routes, où l'on ne gagne guère autre chose que s'en aller la tête cassée, ou avec une oreille de moins. Mais prenez patience, et d'autres aventures s'offriront où je pourrai vous faire non-seulement gouverneur, mais quelque chose de mieux encore.»
Sancho se confondit en remerciements, et, après avoir encore une fois baisé la main de don Quichotte et le pan de sa cotte de mailles, il l'aida à monter sur Rossinante, puis il enjamba son âne, et se mit à suivre son maître, lequel, s'éloignant à grands pas, sans prendre congé des dames du carrosse, entra dans un bois qui se trouvait près de là.
Sancho le suivait de tout le trot de sa bête; mais Rossinante cheminait si lestement, que, se voyant en arrière, force lui fut de crier à son maître de l'attendre. Don Quichotte retint la bride à Rossinante, et s'arrêta jusqu'à ce que son traînard d'écuyer l'eût rejoint.
«Il me semble, seigneur, dit ce dernier en arrivant, que nous ferions bien d'aller prendre asile dans quelque église; car ces hommes contre qui vous avez combattu sont restés en si piteux état, qu'on pourrait bien donner vent de l'affaire à la Sainte- Hermandad[80], et nous mettre dedans. Et, par ma foi, s'il en était ainsi, avant de sortir de prison, nous aurions à faire feu des quatre pieds.
— Tais-toi, reprit don Quichotte; où donc as-tu jamais vu ou lu qu'un chevalier errant ait été traduit devant la justice, quelque nombre d'homicides qu'il eût commis?
— Je ne sais rien en fait d'_homéciles, _répondit Sancho et de ma vie ne l'ai essayé sur personne; mais je sais bien que ceux qui se battent au milieu des champs ont affaire à la Sainte-Hermandad, et c'est de cela que je ne veux pas me mêler.
— Eh bien! ne te mets pas en peine, mon ami, répondit don Quichotte; je te tirerai, s'il le faut, des mains des Philistins, à plus forte raison de celles de la Sainte-Hermandad. Mais, dis- moi, par ta vie! as-tu vu plus vaillant chevalier que moi sur toute la surface de la terre? As-tu lu dans les histoires qu'un autre ait eu plus d'intrépidité dans l'attaque, plus de résolution dans la défense, plus d'adresse à porter les coups, plus de promptitude à culbuter l'ennemi?
— La vérité est, répliqua Sancho, que je n'ai jamais lu d'histoire, car je ne sais ni lire ni écrire; mais ce que j'oserai bien gager, c'est qu'en tous les jours de ma vie, je n'ai pas servi un maître plus hardi que Votre Grâce; et Dieu veuille que ces hardiesses ne se payent pas comme j'ai déjà dit. Mais ce que je prie Votre Grâce de faire à cette heure, c'est de se panser, car elle perd bien du sang par cette oreille. J'ai dans le bissac de la charpie et un peu d'onguent blanc.
— Tout cela serait bien inutile, répondit don Quichotte, si je m'étais souvenu de faire une fiole du baume de Fierabras[81]; il n'en faudrait qu'une goutte pour épargner le temps et les remèdes.
— Quelle fiole et quel baume est-ce là? demanda Sancho.
— C'est un baume, répondit don Quichotte, dont je sais la recette par coeur, avec lequel il ne faut plus avoir peur de la mort, ni craindre de mourir d'aucune blessure. Aussi, quand je l'aurai composé et que je te le donnerai à tenir, tu n'auras rien de mieux à faire, si tu vois que, dans quelque bataille, on m'a fendu par le milieu du corps, comme il nous arrive maintes et maintes fois, que de ramasser bien proprement la partie du corps qui sera tombée par terre; puis, avant que le sang soit gelé, tu la replaceras avec adresse sur l'autre moitié qui sera restée en selle, mais en prenant soin de les ajuster et de les emboîter bien exactement; ensuite tu me donneras à boire seulement deux gorgées du baume, et tu me verras revenir plus sain et plus frais qu'une pomme de reinette.
— S'il en est ainsi, reprit Sancho, je renonce dès maintenant au gouvernement de l'île promise, et je ne veux pas autre chose pour payement de mes bons et nombreux services, sinon que Votre Grâce me donne la recette de cette merveilleuse liqueur; car je m'imagine qu'en tout pays elle vaudra bien deux réaux l'once, et c'est tout ce qu'il me faut pour passer cette vie en repos et en joie. Mais il reste à savoir si la façon en est bien chère.
— Pour moins de trois réaux, reprit don Quichotte, on en peut faire plus de trois pintes.
— Par la vie du Christ! s'écria Sancho, qu'attend donc Votre
Grâce, pour le faire et pour me l'apprendre?
— Paix, paix, ami! répondit don Quichotte; je t'enseignerai, j'espère, de bien plus grands secrets, et te ferai de bien plus grandes faveurs; mais pansons maintenant mon oreille, car elle me fait plus de mal que je ne voudrais.»
Sancho tira du bissac de la charpie et de l'onguent. Mais quand don Quichotte vint à s'apercevoir que sa salade était brisée, peu s'en fallut qu'il ne perdît l'esprit. Portant la main à son épée et levant les yeux au ciel, il s'écria:
«Je fais serment au Créateur de toutes choses, et sur les quatre saints Évangiles, de mener la vie que mena le grand marquis de Mantoue, lorsqu'il jura de venger la mort de son neveu Baudouin, c'est-à-dire de ne pas manger pain sur table, de ne pas folâtrer avec sa femme et de s'abstenir d'autres choses (lesquelles, bien que je ne m'en souvienne pas, je tiens pour comprises dans mon serment), jusqu'à ce que j'aie tiré pleine vengeance de celui qui m'a fait un tel préjudice.»
Sancho, entendant cela, l'interrompit:
«Que Votre Grâce fasse attention, dit-il, seigneur don Quichotte, que si le chevalier vaincu s'est acquitté de l'ordre qu'il a reçu, en allant se présenter devant ma dame Dulcinée du Toboso, il doit être quitte et déchargé, et ne mérite plus d'autre peine qu'il ne commette d'autre délit.
— Tu as parlé comme un oracle et touché le vrai point, répondit don Quichotte; ainsi j'annule mon serment en ce qui touche la vengeance à tirer du coupable; mais je le refais, le répète et le confirme de nouveau, quant à mener la vie que j'ai dite, jusqu'à ce que j'enlève par force, à quelque chevalier, une salade aussi belle et aussi bonne que celle-ci. Et ne t'avise pas de croire, Sancho, que je parle à l'étourdie; car je ne suis pas sans modèle en ce que je fais, et c'est ce qui se passa au pied de la lettre à propos de l'armet de Mambrin, qui coûta si cher à Sacripant[82].
— Croyez-moi, monseigneur, répliqua Sancho, que Votre Grâce donne au diable de tels serments, qui nuisent à la santé autant qu'ils troublent la conscience. Sinon, dites-moi: nous n'avons, par hasard, qu'à passer plusieurs jours sans rencontrer d'homme armé et coiffé de salade, que ferons-nous dans ce cas? Faudra-t-il accomplir le serment malgré tant d'inconvénients et d'incommodités, comme de dormir tout vêtu, de ne pas coucher en lieu habité, et mille autres pénitences que contenait le serment de ce vieux fou de marquis de Mantoue, que Votre Grâce veut ratifier à présent[83]? Prenez donc garde qu'il ne passe pas d'hommes armés par ces chemins-ci, mais bien des muletiers et des charretiers, qui non-seulement ne portent pas de salades, mais peut-être n'en ont pas entendu seulement le nom en tous les jours de leur vie.
— C'est en cela que tu te trompes, reprit don Quichotte; car nous n'aurons pas cheminé deux heures par ces croisières de routes que nous y verrons plus de gens armés qu'il n'en vint devant la citadelle d'Albraque, à la conquête d'Angélique la Belle[84].
— Paix donc, et ainsi soit-il! répondit Sancho; Dieu permette que tout aille bien, et que le temps vienne de gagner cette île qui me coûte déjà si cher, dussé-je en mourir de joie!
— Je t'ai déjà dit, Sancho, reprit don Quichotte, de ne pas te mettre en souci de cela. Si nous manquons d'îles, voici le royaume de Dinamarque ou celui de Sobradise[85], qui t'iront comme une bague au doigt, d'autant mieux qu'étant en terre ferme, ils doivent te convenir davantage. Mais laissons chaque chose à son temps, et regarde dans ce bissac si tu n'aurais rien à manger, afin d'aller ensuite à la recherche de quelque château où nous puissions loger cette nuit, et faire le baume dont je t'ai parlé; car je jure Dieu que l'oreille me cuit cruellement.
— J'ai bien ici, répondit Sancho, un oignon, un peu de fromage, et je ne sais combien de vieilles croûtes de pain; mais ce ne sont pas des mets à l'usage d'un aussi vaillant chevalier que Votre Grâce.
— Que tu entends mal les choses! répondit don Quichotte. Apprends donc, Sancho, que c'est la gloire des chevaliers errants de ne pas manger d'un mois; et, s'ils mangent, de prendre tout ce qui se trouve sous la main. De cela tu ne ferais aucun doute, si tu avais lu autant d'histoires que moi. Quel qu'en ait été le nombre, je n'y ai pas trouvé la moindre mention que les chevaliers errants mangeassent, si ce n'est par hasard et dans quelques somptueux banquets qu'on leur offrait; mais, le reste du temps, ils vivaient de l'air qui court. Et, bien qu'il faille entendre qu'ils ne pouvaient passer la vie sans manger et sans satisfaire les autres nécessités naturelles, car, en effet, ils étaient hommes comme nous, il faut entendre aussi que, passant la vie presque entière dans les déserts et les forêts, sans cuisinier, bien entendu, leurs repas ordinaires devaient être des mets rustiques, comme ceux que tu m'offres à présent. Ainsi donc, ami Sancho, ne t'afflige pas de ce qui me fait plaisir, et n'essaye pas de rendre le monde neuf, ni d'ôter de ses gonds la chevalerie errante.
— Excusez-moi, reprit Sancho; car, ne sachant ni lire ni écrire, comme je l'ai déjà dit à Votre Grâce, je n'ai pas eu connaissance des règles de la profession chevaleresque; mais, dorénavant, je pourvoirai le bissac de toutes espèces de fruits secs pour Votre Grâce, qui est chevalier; et pour moi, qui ne le suis pas, je le pourvoirai d'autres objets volatiles et plus nourrissants.
— Je ne dis pas, Sancho, répliqua don Quichotte, qu'il soit obligatoire aux chevaliers errants de ne manger autre chose que les fruits dont tu parles; mais que leurs aliments les plus ordinaires devaient être ces fruits et quelques herbes qu'ils trouvaient au milieu des champs, lesquelles herbes ils savaient reconnaître, ce que je sais aussi bien qu'eux.
— C'est une grande vertu, répondit Sancho, que de connaître ces herbes; car, à ce que je vais m'imaginant, nous aurons besoin quelque jour de mettre cette connaissance à profit.»
Et, tirant en même temps du bissac ce qu'il avait dit y porter, ils se mirent à dîner tous deux en paisible et bonne compagnie. Mais désirant trouver un gîte pour la nuit, ils dépêchèrent promptement leur sec et pauvre repas. Ils remontèrent ensuite à cheval, et se donnèrent hâte pour arriver à quelque habitation avant la chute du jour; mais le soleil leur manqua, et avec lui l'espérance d'atteindre ce qu'ils cherchaient, près de quelques huttes de chevriers. Ils se décidèrent donc à y passer la nuit; et autant Sancho s'affligea de n'avoir pas trouvé l'abri d'une maison, autant son maître se réjouit de dormir à la belle étoile, parce qu'il lui semblait, chaque fois qu'il lui arrivait pareille chose, qu'il faisait un nouvel acte de possession, et justifiait d'une nouvelle preuve dans l'ordre de sa chevalerie.
Chapitre XI
De ce qui arriva à don Quichotte avec des chevriers
Notre héros reçut des chevriers un bon accueil; et Sancho, ayant accommodé du mieux qu'il put pour la nuit Rossinante et son âne, flaira et découvrit, au fumet qu'ils répandaient, certains quartiers de chevreau qui bouillaient devant le feu dans une marmite.
Il aurait voulu, à l'instant même, voir s'ils étaient cuits assez à point pour les transvaser de la marmite en son estomac; mais les chevriers lui en épargnèrent la peine. Ils les tirèrent du feu; puis, étendant sur la terre quelques peaux de moutons, ils dressèrent en diligence leur table rustique, et convièrent de bon coeur les deux étrangers à partager leurs provisions. Six d'entre eux, qui se trouvaient dans la bergerie, s'accroupirent à l'entour des peaux, après avoir prié don Quichotte, avec de grossières cérémonies, de s'asseoir sur une auge en bois qu'ils avaient renversées pour lui servir de siége.
Don Quichotte s'assit, et Sancho resta debout pour lui servir à boire dans une coupe qui n'était pas de cristal, mais de corne. Son maître, le voyant debout, lui dit:
«Pour que tu voies, Sancho, tout le bien qu'enferme en soi la chevalerie errante, et combien ceux qui en exercent quelque ministère que ce soit sont toujours sur le point d'être honorés et estimés dans le monde, je veux qu'ici, à mon côté, et en compagnie de ces braves gens, tu viennes t'asseoir, et que tu ne fasses qu'un avec moi, qui suis ton maître et seigneur naturel, que tu manges dans mon assiette, que tu boives dans ma coupe; car on peut dire de la chevalerie errante précisément ce qu'on dit de l'amour, qu'elle égalise toutes choses.
— Grand merci! répondit Sancho. Mais je puis dire à Votre Grâce que pourvu que j'aie de quoi bien manger, je m'en rassasie, debout et à part moi, aussi bien et mieux qu'assis de pair avec un empereur. Et même, s'il faut dire toute la vérité, je trouve bien plus de goût à ce que je mange dans mon coin, sans contrainte et sans façons, ne fût-ce qu'un oignon sur du pain, qu'aux dindons gras des autres tables où il faut mâcher doucement, boire à petits coups, s'essuyer à toute minute; où l'on ne peut ni tousser, ni éternuer, quand l'envie vous en prend, ni faire autre chose enfin que permettent la solitude et la liberté. Ainsi donc, mon seigneur, ces honneurs que Votre Grâce veut me faire comme membre adhérent de la chevalerie errante, ayez la bonté de les changer en autres choses qui me soient plus à profit et à commodité; car ces honneurs, quoique je les tienne pour bien reçus, j'y renonce pour d'ici à la fin du monde.
— Avec tout cela, reprit don Quichotte, il faut que tu t'assoies, car celui qui s'humilie, Dieu l'élève.»
Et, le prenant par le bras, il le fit asseoir, par force, à côté de lui.
Les chevriers n'entendaient rien à ce jargon d'écuyers et de chevaliers errants, et ne faisaient autre chose que se taire, manger et regarder leurs hôtes, qui, d'aussi bonne grâce que de bon appétit, avalaient des morceaux gros comme le poing.
Quand le service des viandes fut achevé, ils étalèrent sur les nappes de peaux une grande quantité de glands doux, et mirent au milieu un demi-fromage, aussi dur que s'il eût été fait de mortier. Pendant ce temps, la corne ne restait pas oisive; car elle tournait si vite à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots d'une roue à chapelet, qu'elle eut bientôt desséché une outre, de deux qui étaient en évidence.
Après que don Quichotte eut pleinement satisfait son estomac, il prit une poignée de glands dans sa main, et, les regardant avec attention, il se mit à parler de la sorte:
«Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens donnèrent le nom d'âge d'or, non point parce que ce métal, qui s'estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune peine à cette époque fortunée, mais parce qu'alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, _tien _et _mien! _En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l'ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n'avait d'autre peine à prendre que celle d'étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs. Les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses. Dans les fentes des rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur. Les liéges vigoureux se dépouillaient d'eux-mêmes, et par pure courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seulement pour se garantir de l'inclémence du ciel. Tout alors était paix, amitié, concorde. Le soc aigu de la pesante charrue n'osait point encore ouvrir et déchirer les pieuses entrailles de notre première mère; car, sans y être forcée, elle offrait, sur tous les points de son sein spacieux et fertile, ce qui pouvait alimenter, satisfaire et réjouir les enfants qu'elle y portait alors[86]. Alors aussi les simples et folâtres bergerettes s'en allaient de vallée en vallée et de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autres vêtements que ceux qui sont nécessaires pour couvrir pudiquement ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert; et leurs atours n'étaient pas de ceux dont on use à présent, où la soie de mille façons martyrisée se rehausse et s'enrichit de la pourpre de Tyr; c'étaient des feuilles entrelacées de bardane et de lierre, avec lesquelles, peut-être, elles allaient aussi pompeuses et parées que le sont aujourd'hui nos dames de la cour avec les étranges et galantes inventions que leur a enseignées l'oisive curiosité. Alors les amoureux mouvements de l'âme se montraient avec ingénuité, comme elle les ressentait, et ne cherchaient pas, pour se faire valoir, d'artificieux détours de paroles. Il n'y avait point de fraude, point de mensonge, point de malice qui vinssent se mêler à la franchise, à la bonne foi. La justice seule faisait entendre sa voix, sans qu'osât la troubler celle de la faveur ou de l'intérêt, qui l'étouffent maintenant et l'oppriment. La loi du bon plaisir ne s'était pas encore emparée de l'esprit du juge, car il n'y avait alors ni chose ni personne à juger. Les jeunes filles et l'innocence marchaient de compagnie, comme je l'ai déjà dit, sans guide et sans défense, et sans avoir à craindre qu'une langue effrontée ou de criminels desseins les souillassent de leurs atteintes; leur perdition naissait de leur seule et propre volonté. Et maintenant, en ces siècles détestables, aucune d'elles n'est en sûreté, fût-elle enfermée et cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète: car, à travers les moindres fentes, la sollicitude et la galanterie se font jour; avec l'air pénètre la peste amoureuse, et tous les bons principes s'en vont à vau-l'eau. C'est pour remédier à ce mal que, dans la suite des temps, et la corruption croissant avec eux, on institua l'ordre des chevaliers errants, pour défendre les filles, protéger les veuves, favoriser les orphelins et secourir les malheureux[87]. De cet ordre-là, je suis membre, mes frères chevriers, et je vous remercie du bon accueil que vous avez fait à moi et à mon écuyer; car, bien que, par la loi naturelle, tous ceux qui vivent sur la terre soient tenus d'assister les chevaliers errants, toutefois, voyant que, sans connaître cette obligation, vous m'avez bien accueilli et bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que possible à la vôtre.»
Toute cette longue harangue, dont il pouvait fort bien faire l'économie, notre chevalier l'avait débitée parce que les glands qu'on lui servit lui remirent l'âge d'or en mémoire, et lui donnèrent la fantaisie d'adresser ce beau discours aux chevriers, lesquels, sans lui répondre un mot, s'étaient tenus tout ébahis à l'écouter. Sancho se taisait aussi; mais il avalait des glands doux, et faisait de fréquentes visites à la seconde outre, qu'on avait suspendue à un liége pour que le vin se tînt frais.
Don Quichotte avait été plus long à parler que le souper à finir, et dès qu'il eut cessé, un des chevriers lui dit:
«Pour que Votre Grâce, seigneur chevalier errant, puisse dire avec plus de raison que nous l'avons régalée de notre mieux, nous voulons lui donner encore plaisir et divertissement, en faisant chanter un de nos compagnons, qui ne peut tarder à revenir. C'est un garçon très-entendu et très-amoureux, qui sait lire et écrire par-dessus le marché, et de plus est musicien, jouant d'une viole à ravir les gens.»
À peine le chevrier achevait ces mots, qu'on entendit le son de la viole[88], et bientôt on vit paraître celui qui en jouait, lequel était un jeune homme d'environ vingt-deux ans, et de fort bonne mine.
Ses compagnons lui demandèrent s'il avait soupé; il répondit que oui. Alors celui qui l'avait annoncé lui dit:
«De cette manière, Antonio, tu pourras bien nous faire le plaisir de chanter un peu, afin que ce seigneur, notre hôte, voie que, dans les montagnes et les forêts, on trouve aussi des gens qui savent la musique. Nous lui avons raconté tes talents, et nous désirons que tu les montres, afin de ne point passer pour menteurs. Ainsi, assieds-toi, je t'en prie, et chante-nous la chanson de tes amours, celle qu'a versifiée ton oncle le bénéficier, et que le village a trouvée si jolie.
— Très-volontiers,» répondit Antonio.
Et, sans se faire prier davantage, il s'assit sur une souche de chêne, accorda sa viole, et, un moment après, chanta de fort bonne grâce les couplets suivants:
«Je sais, Olalla, que tu m'adores, bien que tu ne m'en aies rien dit, même avec les yeux, ces langues muettes des amours.
Parce que je sais que tu m'as compris, je me persuade que tu m'aimes, car jamais l'amour qui fut connu n'est resté malheureux.
Il est vrai que maintes fois, Olalla, tu m'as fait croire que tu as l'âme de bronze, et que ton sein blanc couvre un coeur de rocher.
Mais, à travers l'honnêteté de tes refus et de tes reproches, l'espérance laisse peut-être voir le pan de sa robe.
Ma foi se jette sur l'amorce, n'ayant jamais eu de motif, ni de diminuer parce que j'étais refusé, ni de grandir parce que j'étais choisi.
Si l'amour est courtoisie, de celle que tu montres je conclus que la fin de mes espérances sera telle que je l'imagine.
Et si de bons offices sont capables d'adoucir un coeur, ceux que j'ai pu te rendre fortifient mon espoir.
Car, pour peu que tu aies pris garde, tu auras vu plus d'une fois que je me suis vêtu le lundi de ce qui me faisait honneur le dimanche.
Comme l'amour et la parure suivent toujours le même chemin, en tout temps à tes yeux j'ai voulu me montrer galant.
Je laisse la danse à cause de toi, et je n'ai pas besoin de te rappeler les musiques que tu as entendues, à la nuit close ou au premier chant du coq.
Je ne compte pas toutes les louanges que j'ai faites de ta beauté, lesquelles, si vraies qu'elles soient, m'ont mis très-mal avec quelques-unes de tes compagnes.
Teresa del Berrocal me dit un jour que je te vantais:
«Tel pense adorer un ange qui n'adore qu'un singe. Grâce à de nombreux joyaux, à des cheveux postiches, et à d'hypocrites beautés qui trompent l'amour même.»
Je lui donnai un démenti; elle se fâcha; son cousin prit sa défense, il me défia, et tu sais bien ce qu'il a fait et ce que j'ai fait.
Je ne t'aime pas à l'étourdie, et ne te fais pas une cour assidue pour que tu deviennes ma maîtresse; mon intention est plus honnête.
L'Église a de saints noeuds qui sont des liens de soie; mets ta tête sous le joug, tu verras comme j'y mettrai la mienne.
Si tu refuses, je jure ici, par le saint le plus révéré, de ne plus sortir de ces montagnes, sinon pour me faire capucin.»
En cet endroit, le chevrier cessa de chanter; et, quoique don Quichotte le priât de chanter encore quelque chose, Sancho Panza ne voulut pas y consentir, lui qui avait plus d'envie de dormir que d'entendre des chansons.
«Votre Grâce, dit-il à son maître, peut bien s'arranger dès à présent un gîte pour la nuit; car le travail que se donnent ces bonnes gens toute la journée ne permet pas qu'ils passent la nuit à chanter.
— Je te comprends, Sancho, lui répondit don Quichotte, et je m'aperçois bien que tes visites à l'outre exigent en retour plus de sommeil que de musique.
— Dieu soit loué! répondit Sancho, personne n'en a fait le dégoûté.
— J'en conviens, reprit don Quichotte, permis à toi de t'arranger à ta fantaisie; mais aux gens de ma profession, il sied mieux de veiller que de dormir. Cependant, il sera bien, Sancho, que tu me panses encore une fois cette oreille, qui me fait vraiment plus de mal qu'il n'est besoin.»
Sancho se mit en devoir d'obéir; mais un des chevriers, voyant la blessure, dit à don Quichotte de ne pas s'inquiéter, et qu'il allait employer un remède qui l'aurait bientôt guéri. Cueillant aussitôt quelques feuilles de romarin, qui était très-abondant en cet endroit, il les mâcha, les mêla d'un peu de sel, et lui appliquant cet emplâtre sur l'oreille, qu'il banda fortement, il l'assura qu'il n'était pas besoin d'un second médecin; ce qui fut vrai.
Chapitre XII
De ce que raconta un chevrier à ceux qui étaient avec don Quichotte
Sur ces entrefaites, arriva un autre garçon, de ceux qui apportaient les provisions du village.
«Compagnons, leur dit-il, savez-vous ce qui se passe au pays?
— Et comment pourrions-nous le savoir? répondit l'un d'eux.
— Eh bien! sachez, reprit le nouveau venu, que, ce matin, est mort ce fameux Chrysostome, l'étudiant berger, et l'on murmure qu'il est mort d'amour pour cette endiablée de Marcelle, la fille de Guillaume le riche, celle qui se promène en habits de bergère à travers ces landes.
— Pour Marcelle, dis-tu? interrompit un chevrier.
— Pour elle-même, te dis-je; et ce qu'il y a de bon, c'est qu'il a ordonné par son testament qu'on l'enterrât au milieu des champs, comme s'il était More, et précisément au pied de la roche d'où coule la fontaine du Liége; car, à ce qu'on rapporte qu'il a dit, ce fut en cet endroit qu'il la vit pour la première fois. Et il a aussi ordonné d'autres choses telles que les marguilliers du pays disent qu'il ne faut pas les exécuter et que ce serait très-mal fait, parce qu'elles sentent le païen. À tout cela son grand ami Ambroise l'étudiant, qui s'est aussi déguisé en berger comme lui, répond qu'il faut tout accomplir, sans que rien y manque, de ce qu'a ordonné Chrysostome, et c'est là-dessus que le village s'est mis en émoi. Mais enfin, dit-on, il faudra faire ce que veulent Ambroise et tous les autres bergers ses amis. Demain on vient l'enterrer en grande pompe où je viens de vous dire; et m'est avis que ce sera une belle chose à voir; du moins je ne manquerais pas d'aller m'en régaler, si je savais n'avoir pas besoin de retourner au pays.
— Nous ferons tous de même, répondirent les chevriers, et nous tirerons au sort à qui gardera les chèvres des autres.
— Tu as raison, Pédro, reprit l'un d'eux; mais il ne sera pas besoin de se donner cette peine, car je resterai pour tous; et ne crois pas que ce soit vertu de ma part, ou manque de curiosité: c'est que l'épine qui me traversa le pied l'autre jour ne me laisse pas faire un pas.
— Nous ne t'en sommes pas moins obligés,» répondit Pédro.
Alors, don Quichotte pria celui-ci de lui dire quel était ce mort et quelle était cette bergère. À quoi Pédro répondit que tout ce qu'il savait, c'est que ce mort était un fils d'hidalgo, fort riche, qui habitait un bourg de ces montagnes; qu'il avait passé plusieurs années étudiant à Salamanque, au bout desquelles il était revenu dans son pays, avec la réputation d'être très-savant et grand liseur de livres.
«On dit, ajouta Pédro, qu'il savait principalement la science des étoiles, et tout ce que font là-haut dans le ciel le soleil et la lune: car il nous annonçait ponctuellement les _éclisses _de la lune et du soleil.
— C'est éclipses, mon ami, et non éclisses, interrompit don Quichotte, que s'appelle l'obscurcissement momentané de ces deux grandes lumières célestes.»
Mais Pédro, qui ne regardait pas à ces bagatelles, poursuivit son conte en disant:
«Il devinait tout de même quand l'année devait être abondante ou strile.
— Stérile, vous voulez dire, mon ami, interrompit de nouveau don
Quichotte.
— Stérile ou strile, reprit Pédro, c'est tout un, et je dis donc que de ce qu'il leur disait, ses parents et ses amis s'enrichirent, ceux du moins qui avaient confiance en lui, et qui suivaient ses conseils. Cette année, leur disait-il, semez de l'orge et non du froment; celle-ci, vous pouvez semer des pois, mais pas d'orge; celle qui vient sera d'une grande abondance en huile, et les trois suivantes on n'en récoltera pas une goutte.
— Cette science s'appelle _astrologie, _dit don Quichotte.
— Je ne sais comment elle s'appelle, répliqua Pédro, mais je sais qu'il savait tout cela, et bien d'autres choses. Finalement, il ne s'était pas encore passé bien des mois depuis son retour de Salamanque, quand, un beau matin, il s'éveilla vêtu en berger avec sa houlette et sa veste de peau, ayant jeté aux orties le long manteau d'étudiant. Et en même temps, son grand ami Ambroise, qui avait été son camarade d'étude, s'habilla aussi en berger. J'oubliais de dire que Chrysostome le défunt fut un fameux homme pour composer des chansons, tellement qu'il faisait les noëls qui se chantent pour la naissance du Seigneur, et les comédies de la Fête-Dieu, que représentaient les garçons de notre village, et tout le monde disait que c'était d'un beau achevé. Quand ceux du village virent tout à coup en bergers les deux étudiants, ils restèrent bien étonnés, et personne ne pouvait deviner pour quelle raison ils avaient fait une si drôle de transformation. Dans ce temps-là, le père de notre Chrysostome venait de mourir; de manière qu'il resta héritier d'une bien jolie fortune, tant en meubles qu'en biens-fonds, sans compter bon nombre de têtes de bétail gros et menu, et une grande quantité d'argent comptant. De tout cela, le jeune homme resta maître absolu et dissolu; et il le méritait bien, en vérité; car c'était un bon compagnon, charitable, ami des braves gens, et il avait une figure de bénédiction. Ensuite, on vint à reconnaître que ce changement d'habit ne s'était fait que pour courir dans les déserts de ces montagnes après cette bergère Marcelle que notre camarade a nommée tout à l'heure, et de qui s'était amouraché le pauvre défunt Chrysostome.
«Et je veux vous dire à présent, parce qu'il faut que vous le sachiez, quelle est cette créature; peut-être, et même sans peut- être, vous n'aurez rien entendu de pareil dans tous les jours de votre vie, dussiez-vous vivre plus d'années que Mathieu Salé[89].
— Dites Mathusalem, interrompit don Quichotte, qui ne pouvait souffrir les équivoques du chevrier.
— Salem ou Salé, la distance n'est pas grande, répliqua Pédro, et si vous vous mettez, seigneur, à éplucher toutes mes paroles, nous n'aurons pas fini au bout de l'année.
— Pardon, mon ami, reprit don Quichotte, la distance est plus grande que vous ne pensez; mais continuez votre histoire, et je ne vous reprendrai plus sur rien.
— Je disais donc, seigneur de mon âme, reprit le chevrier, qu'il y eut dans notre village un laboureur encore plus riche que le père de Chrysostome, qui s'appelait Guillaume, et auquel Dieu donna, par-dessus toutes ses grandes richesses, une fille dont la mère mourut en la mettant au monde. Cette mère était bien la plus respectable femme qu'il y eût dans tous les environs. Il me semble que je la vois encore, avec cette figure qui était la moitié du soleil et la moitié de la lune; et surtout elle était bonne ménagère et bonne amie des pauvres, si bien que je crois qu'au jour d'aujourd'hui son âme est dans la gloire de Dieu. Du chagrin de la mort d'une si brave femme, son mari Guillaume en mourut, laissant sa fille Marcelle toute petite, mais grandement riche, au pouvoir d'un sien oncle, prêtre et bénéficier dans le pays. L'enfant grandit en âge, et grandit en beauté, tellement qu'elle nous rappelait sa mère, qui en avait eu beaucoup, et l'on jugeait même que la fille passerait un jour la mère. Et il en fut ainsi, car dès qu'elle eut atteint quatorze à quinze ans, personne ne pouvait la voir sans bénir Dieu de l'avoir créée si belle, et la plupart s'en retournaient fous d'amour. Son oncle la gardait dans la retraite et le recueillement; mais néanmoins la renommée de sa grande beauté s'étendit de telle façon qu'à cause d'elle et de sa richesse, non-seulement les jeunes gens du pays, mais ceux de plusieurs lieues à la ronde, et les plus huppés, sollicitaient et importunaient l'oncle afin qu'il la leur donnât pour femme. Mais lui, qui va droit son chemin comme un bon chrétien, quoiqu'il eût voulu la marier dès qu'il la vit en âge de l'être, il ne voulut pas pourtant forcer son consentement, et cela, sans prendre garde au bénéfice qu'il trouvait à garder la fortune de la petite tant qu'il différait son mariage. Et, par ma foi, c'est ce qu'on a dit à plus d'une veillée du village à la louange du bon prêtre. Et je veux que vous sachiez, seigneur errant, que, dans ces petits pays, on parle de tout et on mord sur tout; et vous pouvez bien vous mettre dans la tête comme je me le suis mis, qu'un curé doit être bon hors de toute mesure pour obliger ses paroissiens à dire du bien de lui, surtout dans les villages.
— C'est bien la vérité, s'écria don Quichotte; mais continuez, je vous prie, car l'histoire est bonne, et vous la contez, bon Pédro, avec fort bonne grâce.
— Que celle du Seigneur ne me manque pas, reprit Pédro, c'est celle qui importe le plus.
«Et vous saurez, du reste, que l'oncle proposait bien exactement à la nièce chacun des partis qui se présentaient, en lui vantant leurs qualités et en la pressant de choisir un mari de son goût; elle, jamais ne lui répondit autre chose, sinon qu'alors elle ne voulait pas se marier, et qu'étant si jeune, elle se sentait trop faible pour porter le fardeau d'un ménage. Avec ces excuses, qui lui semblaient raisonnables, l'oncle cessait de l'importuner, et attendait qu'elle eût pris un peu d'âge, et qu'elle sût choisir une compagnie de son goût:
«Car, disait-il, et il disait fort bien, il ne faut pas que les parents engagent les enfants contre leur gré.»
«Mais ne voilà-t-il pas qu'un beau matin, sans que personne s'y fût attendu, la dédaigneuse Marcelle se fait et se montre bergère; et, sans que son oncle et tous les gens du pays pussent l'en dissuader, la voilà qui s'en va aux champs avec les autres filles du village, et garde elle-même son troupeau; et, par ma foi, dès qu'elle se fit voir en public et que sa beauté parut au grand jour, je ne saurais plus vous dire combien de riches jeunes gens, hidalgos ou laboureurs, ont pris le costume de Chrysostome, et s'en vont lui faire la cour à travers les champs.
«Un d'eux, comme vous le savez déjà, était notre défunt, duquel on disait qu'il ne l'aimait pas, mais qu'il l'adorait. Et qu'on ne pense pas que, pour s'être mise en cette vie si libre et si relâchée, Marcelle ait rien fait, même en apparence, qui fût au détriment de sa chasteté; au contraire, elle garde son honneur avec tant de vigilance, que, de tous ceux qui la servent et la sollicitent, aucun n'a pu ni ne pourra se flatter qu'elle lui ait laissé la plus petite espérance d'agréer ses désirs, et, bien qu'elle ne fuie ni la compagnie ni la conversation des bergers, et qu'elle les traite fort amicalement, dès que l'un d'eux s'avise de lui découvrir son intention, quoique juste et sainte autant que l'est celle du mariage, elle le chasse bien loin d'elle comme avec un mousquet. De manière qu'avec cette humeur et cette façon d'être, elle fait plus de mal dans ce pays que si une contagion de peste s'y était déclarée, car sa douceur et sa beauté attirent les coeurs de tous ceux qui la voient: ils s'empressent de la servir, de l'aimer, et bientôt son indifférence et sa rigueur les mènent au désespoir. Aussi ne savent-ils faire autre chose que de l'appeler à grands cris ingrate et cruelle, et de lui donner d'autres noms semblables qui peignent bien son genre de caractère, et si vous deviez rester ici quelques jours, vous entendriez, seigneur, résonner ces montagnes et ces vallées des plaintes de ces amants rebutés qui la suivent.
«Près de ces huttes est un endroit où sont réunis presque deux douzaines de grands hêtres, et il n'y en a pas un qui n'ait sur sa lisse écorce le nom de Marcelle écrit et gravé; quelquefois une couronne est gravée au-dessus du nom, comme si son amant avait voulu dire qu'elle mérite et porte la couronne de la beauté. Ici soupire un berger, là se plaint un autre; par ici on entend des chants d'amour; par là, des stances de tristesse et de désespoir. Tel passe toutes les heures de la nuit assis au pied d'un chêne ou d'un rocher, et le soleil le trouve, au matin, absorbé dans ses pensées, sans qu'il ait fermé ses paupières humides; tel autre, pendant la plus insupportable ardeur de l'été, reste étendu sur la poussière brûlante pour envoyer ses plaintes au ciel compatissant. De l'un, de l'autre et de tous ensemble se moque et triomphe la belle Marcelle. Nous tous qui la connaissons, nous sommes curieux de voir où aboutira sa fierté, et quel sera l'heureux prétendant qui doit venir à bout de dompter une humeur si farouche, de posséder une beauté si parfaite. Et, comme tout ce que j'ai dit est la vérité la plus avérée, je me figure qu'il en est de même de ce qu'a conté notre compagnon sur la mort de Chrysostome. Je vous conseille donc, seigneur, de ne pas manquer de vous trouver à son enterrement: c'est une chose à voir, car Chrysostome a bien des amis, et d'ici à l'endroit où il a ordonné qu'on l'enterrât, il n'y a pas une demi-lieue.
— J'en fais mon affaire, répondit don Quichotte, et je vous remercie du plaisir que vous m'avez fait en me contant une si intéressante histoire.
— Oh! ma foi, répliqua le chevrier, je ne sais pas la moitié des aventures arrivées aux amants de Marcelle; mais il se pourrait que, chemin faisant, nous rencontrassions demain quelque berger qui nous contât le reste. Quant à présent, vous ferez bien d'aller dormir sous l'abri d'un toit; car le serein pourrait faire mal à votre blessure, bien que le remède qu'on y a mis soit tel qu'il n'y ait plus d'accident à craindre.»
Sancho Panza, qui donnait au diable le chevrier et ses bavardages, pressa son maître d'aller se coucher dans la cabane de Pédro. Don Quichotte à la fin céda; mais ce fut pour donner le reste de la nuit au souvenir de sa dame Dulcinée, à l'imitation des amants de Marcelle. Quant à Sancho, il s'arrangea sur la paille, entre Rossinante et son âne, et dormit, non comme un amant rebuté, mais comme un homme qui a l'estomac plein et le dos roué de coups.
Chapitre XIII
Où se termine l'histoire de la bergère Marcelle avec d'autres événements
Mais à peine l'aurore commençait à se montrer, comme disent les poëtes, sur les balcons de l'Orient, que cinq des six chevriers se levèrent, furent appeler don Quichotte, et lui dirent, s'il avait toujours l'intention d'aller voir l'enterrement de Chrysostome, qu'ils étaient prêts à lui tenir compagnie. Don Quichotte, qui ne désirait pas autre chose, se leva, et ordonna à Sancho de mettre à leurs bêtes la selle et le bât. Sancho obéit en diligence, et, sans plus de retard, toute la troupe se mit en chemin.
Ils n'eurent pas fait un quart de lieue, qu'à la croisière du sentier ils virent venir de leur côté six à sept bergers vêtus de vestes de peaux noires, la tête couronnée de guirlandes de cyprès et de laurier-rose, et tenant chacun à la main un fort bâton de houx. Après eux venaient deux gentilshommes à cheval, en bel équipage de route, avec trois valets qui les accompagnaient. En s'abordant, les deux troupes se saluèrent avec courtoisie, et s'étant demandé les uns aux autres où ils allaient, ils surent que tous se rendaient au lieu de l'enterrement; ils se mirent donc à cheminer tous de compagnie. Un des cavaliers, s'adressant à son compagnon:
«Il me semble, seigneur Vivaldo, lui dit-il, que nous n'aurons point à regretter le retard que nous coûtera le spectacle de cette fameuse cérémonie, qui ne pourra manquer d'être fameuse, d'après les choses étranges que nous ont contées ces bonnes gens, aussi bien du berger défunt que de la bergère homicide.
— C'est ce que je pense aussi, répondit Vivaldo, et j'aurais retardé mon voyage, non d'un jour, mais de quatre, pour en être témoin.»
Don Quichotte alors leur demanda ce qu'ils avaient ouï dire de Marcelle et de Chrysostome. Le voyageur répondit que, ce matin même, ils avaient rencontré ces bergers, et que, les voyant en ce triste équipage, ils leur avaient demandé pour quelle cause ils allaient ainsi costumés; que l'un d'eux la leur conta, ainsi que la beauté et l'étrange humeur d'une bergère appelée Marcelle, la multitude d'amoureux qui la recherchaient, et la mort de ce Chrysostome à l'enterrement duquel ils allaient assister. Finalement, il répéta tout ce qu'avait conté Pédro à Don Quichotte.
Cet entretien fini, un autre commença, le cavalier qui se nommait Vivaldo ayant demandé à don Quichotte quel était le motif qui le faisait voyager armé de la sorte, en pleine paix et dans un pays si tranquille. À cela, don Quichotte répondit:
«La profession que j'exerce et les voeux que j'ai faits ne me permettent point d'aller d'une autre manière. Le repos, la bonne chère, les divertissements furent inventés pour d'efféminés gens de cour; mais les fatigues, les veilles et les armes ne furent inventées que pour ceux que le monde appelle chevaliers errants, desquels, quoique indigne et le moindre de tous, j'ai l'honneur de faire partie.»
Dès qu'on entendit sa réponse, tout le monde le tint pour fou; mais, afin de s'en assurer davantage, et de voir jusqu'au bout de quelle espèce était sa folie, Vivaldo, revenant à la charge, lui demanda ce qu'on entendait par chevaliers errants.
«Vos Grâces n'ont-elles jamais lu, répondit don Quichotte, les chroniques et les annales d'Angleterre, où il est question des fameux exploits du roi Arthur, que dans notre idiome castillan nous appelons le roi Artus, et duquel une antique tradition, reçue dans tout le royaume de la Grande-Bretagne, raconte qu'il ne mourut pas, mais qu'il fut, par art d'enchantement, changé en corbeau, et que, dans la suite des temps, il doit venir reprendre sa couronne et son sceptre; ce qui fait que, depuis cette époque jusqu'à nos jours, on ne saurait prouver qu'aucun Anglais ait tué un corbeau[90]. Eh bien! c'est dans le temps de ce bon roi que fut institué ce fameux ordre de chevalerie appelé la _Table Ronde__[91]__, _et que se passèrent de point en point, comme on les conte, les amours de don Lancelot du Lac et de la reine Genièvre, amours dont la confidente et la médiatrice était cette respectable duègne Quintagnonne, pour laquelle fut fait ce romance si connu et si répété dans notre Espagne:
«Onc chevalier ne fut sur terre Des dames si bien accueilli, Qu'à son retour de l'Angleterre _Don Lancelot n'en fût servi__[92]_«
ainsi que cette progression si douce et si charmante de ses hauts faits amoureux et guerriers. Depuis lors, et de main en main, cet ordre de chevalerie alla toujours croissant et s'étendant aux diverses parties du monde. Ce fut en son sein que se rendirent fameux et célèbres par leurs actions le vaillant Amadis de Gaule, avec tous ses fils et petits-fils, jusqu'à la cinquième génération, et le valeureux Félix-Mars d'Hyrcanie, et cet autre qu'on ne peut jamais louer assez, Tirant le Blanc; et qu'enfin, presque de nos jours, nous avons vu, entendu et connu l'invincible chevalier don Bélianis de Grèce. Voilà, seigneur, ce que c'est que d'être chevalier errant; voilà de quel ordre de chevalerie je vous ai parlé, ordre dans lequel, quoique pécheur, j'ai fait profession, professant tout ce qu'ont professé les chevaliers dont je viens de faire mention. Voilà pourquoi je vais par ces solitudes et ces déserts, cherchant les aventures, bien déterminé à risquer mon bras et ma vie dans la plus périlleuse que puisse m'envoyer le sort, si c'est au secours des faibles et des affligés.»
Il n'en fallut pas davantage pour achever de convaincre les voyageurs que don Quichotte avait le jugement à l'envers, et pour leur apprendre de quelle espèce de folie il était possédé; ce qui leur causa le même étonnement qu'à tous ceux qui, pour la première fois, en prenaient connaissance. Vivaldo, qui avait l'esprit vif et l'humeur enjouée, désirant passer sans ennui le peu de chemin qui leur restait à faire pour arriver à la colline de l'enterrement, voulut lui offrir l'occasion de poursuivre ses extravagants propos:
«Il me semble, seigneur chevalier errant, lui dit-il, que Votre Grâce a fait profession dans un des ordres les plus rigoureux qu'il y ait sur la terre; et, si je ne m'abuse, la règle même des frères chartreux n'est pas si étroite.
— Aussi étroite, c'est possible, répondit notre don Quichotte; mais aussi nécessaire au monde, c'est une chose que je suis à deux doigts de mettre en doute; car, s'il faut parler vrai, le soldat qui exécute ce que lui ordonne son capitaine ne fait pas moins que le capitaine qui a commandé. Je veux dire que les religieux, en tout repos et en toute paix, demandent au ciel le bien de la terre; mais nous, soldats et chevaliers, nous mettons en pratique ce qu'ils mettent en prière, faisant ce bien par la valeur de nos bras et le tranchant de nos épées, non point à l'abri des injures du temps, mais à ciel découvert, en butte aux insupportables rayons du soleil d'été, et aux glaces hérissées de l'hiver. Ainsi, nous sommes les ministres de Dieu sur la terre, et les bras par qui s'y exerce sa justice. Et, comme les choses de la guerre et toutes celles qui s'y rattachent ne peuvent être mises à exécution que par le travail excessif, la sueur et le sang, il suit de là que ceux qui en font profession accomplissent, sans aucun doute, une oeuvre plus grande que ceux qui, dans le calme et la sécurité, se contentent d'invoquer Dieu pour qu'il prête son aide à ceux qui en ont besoin. Je ne veux pas dire pour cela (rien n'est plus loin de ma pensée) que l'état de chevalier errant soit aussi saint que celui de moine cloîtré; je veux seulement inférer des fatigues et des privations que j'endure, qu'il est plus pénible, plus laborieux, plus misérable, plus sujet à la faim, à la soif, à la nudité, à la vermine. Il n'est pas douteux, en effet, que les chevaliers errants des siècles passés n'aient éprouvé bien des souffrances dans le cours de leur vie; et si quelques-uns s'élevèrent par la valeur de leur bras jusqu'à devenir empereurs[93], il leur en a coûté, par ma foi, un bon prix payé en sueur et en sang; encore, si ceux qui montèrent jusqu'à ce haut degré eussent manqué d'enchanteurs et de sages qui les protégeassent, ils seraient restés bien déçus dans leurs espérances et bien frustrés dans leurs voeux.
— C'est assurément mon avis, répliqua le voyageur; mais une chose qui, parmi beaucoup d'autres, me choque de la part des chevaliers errants, c'est que, lorsqu'ils se trouvent en occasion d'affronter quelque grande et périlleuse aventure, où ils courent manifestement risque de la vie, jamais, en ce moment critique, ils ne se souviennent de recommander leur âme à Dieu, comme tout bon chrétien est tenu de le faire en semblable danger; au contraire, ils se recommandent à leurs dames avec autant d'ardeur et de dévotion que s'ils en eussent fait leur Dieu; et cela, si je ne me trompe, sent quelque peu le païen[94].
— Seigneur, répondit don Quichotte, il n'y a pas moyen de faire autrement; et le chevalier qui ferait autre chose se mettrait dans un mauvais cas. Il est reçu en usage et passé en coutume dans la chevalerie errante, que le chevalier errant qui est en présence de sa dame au moment d'entreprendre quelque grand fait d'armes, tourne vers elle amoureusement les yeux, comme pour lui demander par son regard qu'elle le secoure et le favorise dans le péril qui le presse; et même lorsque personne ne peut l'entendre, il est tenu de murmurer quelques mots entre les dents pour se recommander à elle de tout son coeur; et de cela nous avons dans les histoires d'innombrables exemples. Mais il ne faut pas croire cependant que les chevaliers s'abstiennent de recommander leur âme à Dieu; ils trouveront temps et lieu pour le faire pendant la besogne[95].
— Avec tout cela, répliqua le voyageur, il me reste un scrupule. J'ai lu bien des fois que deux chevaliers errants en viennent aux gros mots, et, de parole en parole, voilà que leur colère s'enflamme, qu'ils font tourner leurs chevaux pour prendre du champ, et que tout aussitôt, sans autre forme de procès, ils reviennent se heurter à bride abattue, se recommandant à leurs dames au milieu de la carrière. Et ce qui arrive le plus ordinairement de ces rencontres, c'est que l'un des chevaliers tombe à bas de son cheval, percé d'outre en outre par la lance de son ennemi, et que l'autre, à moins de s'empoigner aux crins, descendrait aussi par terre. Or comment le mort a-t-il eu le temps de recommander son âme à Dieu dans le cours d'une besogne si vite expédiée? Ne vaudrait-il pas mieux que les paroles qu'il emploie pendant la course à se recommander à sa dame fussent employées à ce qu'il est tenu de faire comme bon chrétien? d'autant plus que j'imagine, à part moi, que les chevaliers errants n'ont pas tous des dames à qui se recommander, car enfin ils ne sont pas tous amoureux.
— Cela ne peut être, s'écria don Quichotte; je dis que cela ne peut être, et qu'il est impossible qu'il y ait un chevalier errant sans dame: pour eux tous, il est aussi bien de nature et d'essence d'être amoureux, que pour le ciel d'avoir des étoiles. À coup sûr vous n'avez jamais vu d'histoires où se rencontre un chevalier errant sans amours, car, par la raison même qu'il n'en aurait point, il ne serait pas tenu pour légitime chevalier, mais pour bâtard, et l'on dirait qu'il est entré dans la forteresse de l'ordre, non par la grande porte, mais par-dessus les murs, comme un larron et un brigand[96].
— Néanmoins, reprit le voyageur, il me semble, si j'ai bonne mémoire, avoir lu que don Galaor, frère du valeureux Amadis de Gaule, n'eut jamais de dame attitrée, de laquelle il pût se réclamer dans les périls; et pourtant il n'en fut pas moins tenu pour un vaillant et fameux chevalier.»
À cela notre don Quichotte répondit:
«Seigneur, une seule hirondelle ne fait pas le printemps; d'ailleurs, je sais de bonne source qu'en secret ce chevalier était réellement amoureux. En outre, cette manie d'en conter à toutes celles qu'il trouvait à son gré, c'était une complexion naturelle et particulière qu'il ne pouvait tenir en bride. Mais néanmoins, il est parfaitement avéré qu'il n'avait qu'une seule dame maîtresse de sa volonté et de ses pensées, à laquelle il se recommandait mainte et mainte fois, mais très-secrètement, car il se piquait d'être amant discret[97].
— Puisqu'il est de l'essence de tout chevalier errant d'être amoureux, reprit le voyageur, on peut bien croire que Votre Grâce n'a point dérogé à cette règle de l'état qu'elle professe, et si Votre Grâce ne se pique pas d'être aussi discret que don Galaor, je vous supplie ardemment, au nom de toute cette compagnie et au mien propre, de nous apprendre le nom, la patrie, la qualité et les charmes de votre dame. Elle ne peut manquer de tenir à grand bonheur que tout le monde sache qu'elle est aimée et servie par un chevalier tel que nous paraît Votre Grâce.»
À ces mots don Quichotte poussa un grand soupir:
«Je ne pourrais affirmer, dit-il, si ma douce ennemie désire ou craint que le monde sache que je suis son serviteur; seulement je puis dire, en répondant à la prière qui m'est faite avec tant de civilité, que son nom est Dulcinée; sa patrie, le Toboso, village de la Manche; sa qualité, au moins celle de princesse, puisqu'elle est ma reine et ma dame; et ses charmes, surhumains, car en elle viennent se réaliser et se réunir tous les chimériques attributs de la beauté que les poëtes donnent à leurs maîtresses. Ses cheveux sont des tresses d'or, son front des champs élyséens, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de l'albâtre, son sein du marbre, ses mains de l'ivoire, sa blancheur celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je m'imagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des termes de comparaison.
— Maintenant, reprit Vivaldo, nous voudrions savoir son lignage, sa souche et sa généalogie.
— Elle ne descend pas, répondit don Quichotte, des Curtius, Caïus et Scipion de l'ancienne Rome, ni des Colonna et Ursini de la moderne, ni des Moncada et Réquésen de Catalogne, ni des Rébella et Villanova de Valence, ni des Palafox, Nuza, Rocaberti, Corella, Luna, Alagon, Urréa, Foz et Gurréa d'Aragon; ni des Cerda, Manrique, Mendoza et Guzman de Castille; ni des Alencastro, Palha et Ménesès de Portugal; elle est de la famille du Toboso de la Manche, race nouvelle, il est vrai, mais telle qu'elle peut être le généreux berceau des plus illustres races des siècles à venir. Et qu'à cela l'on ne réplique rien, si ce n'est aux conditions que Zerbin écrivit au pied du trophée des armes de Roland:
Que nul de les toucher ne soit si téméraire,
S'il ne veut de Roland affronter la colère[98].
_— _Quoique ma famille, répondit le voyageur, soit des Cachopin de Larédo, je n'oserais point la mettre en parallèle avec celle du Toboso de la Manche; et pourtant, à vrai dire, ce nom et ce titre n'étaient pas encore arrivés jusqu'à mes oreilles.
— C'est pour cela qu'ils n'y sont point arrivés[99],» répondit don
Quichotte.
Cet entretien des deux interlocuteurs, tous les autres l'écoutaient avec une grande attention, si bien que les chevriers et les bergers eux-mêmes reconnurent le vide qu'il y avait dans la cervelle de notre héros. Le seul Sancho Panza s'imaginait que tout ce que disait son maître était pure vérité, et cela parce qu'il savait de longue main quel homme c'était, l'ayant connu depuis sa première enfance. Si pourtant quelque chose éveillait ses doutes et lui semblait difficile à croire, c'était cette invention de la charmante Dulcinée du Toboso; car, demeurant si près de ce village, jamais il n'avait eu connaissance de tel nom ni de telle princesse.
Ils cheminaient discourant ainsi, quand ils virent descendre, par un ravin creusé entre deux hautes montagnes, une vingtaine de bergers, tous vêtus de longues vestes de laine noire, et couronnés de guirlandes, qu'ensuite on reconnut être, les unes d'if, les autres de cyprès. Six d'entre eux portaient un brancard couvert d'une infinité de fleurs et de branches vertes. En les apercevant, un des chevriers s'écria:
«Voici venir ceux qui apportent le corps de Chrysostome, et c'est au pied de cette montagne qu'il a ordonné qu'on l'enterrât.»
Cela fit hâter la marche, et toute la troupe arriva au moment où les autres avaient déjà déposé leur brancard à terre, et où quatre d'entre eux s'occupaient, avec des pieux aigus, à creuser la sépulture au pied d'une roche vive. Ils s'abordèrent courtoisement les uns les autres; puis, les saluts échangés, don Quichotte et ceux qui l'accompagnaient se mirent à considérer le brancard, sur lequel était étendu, tout couvert de fleurs, un cadavre vêtu en berger[100] auquel on pouvait donner trente ans d'âge. Quoique mort, il montrait avoir été, pendant la vie, de belle tournure et de beau visage. Autour de lui, et sur le brancard même, on avait placé quelques livres et plusieurs papiers ouverts ou pliés.
Ceux qui l'examinaient, comme ceux qui creusaient la fosse, et tous les autres assistants, gardaient un merveilleux silence; enfin un de ceux qui l'avaient apporté dit à l'un de ses compagnons:
«Regarde, Ambroise, si c'est bien là l'endroit qu'a désigné Chrysostome, puisque tu veux si ponctuellement accomplir ce qu'il a ordonné dans son testament.
— C'est bien là, répondit Ambroise; car mon malheureux ami cent fois m'y a conté sa déplorable histoire. C'est là, m'a-t-il dit, qu'il vit pour la première fois cette mortelle ennemie du genre humain; là que, pour la première fois, il lui déclara son amour aussi pur que passionné; là, enfin, que Marcelle acheva de le désespérer par son indifférence et ses dédains, et l'obligea de mettre une fin tragique au misérable drame de sa vie; c'est là qu'en souvenir de tant d'infortunes, il a voulu qu'on le déposât dans le sein d'un éternel oubli.»
Se tournant alors vers don Quichotte et les voyageurs, il continua de la sorte:
«Ce corps, seigneurs, que vous regardez avec des yeux attendris, fut le dépositaire d'une âme en qui le ciel avait mis une grande partie de ses plus riches dons. C'est le corps de Chrysostome, qui fut unique pour l'esprit et pour la courtoisie, extrême pour la grâce et la noblesse, phénix en amitié, généreux et magnifique sans calcul, grave sans présomption, joyeux sans bassesse; finalement, le premier en tout ce qui s'appelle être bon, et sans second en tout ce qui s'appelle être malheureux. Il aima, et fut haï; il adora, et fut dédaigné; il voulut adoucir une bête féroce, attendrir un marbre, poursuivre le vent, se faire entendre du désert; il servit enfin l'ingratitude, et le prix qu'il en reçut, ce fut d'être la proie de la mort au milieu du cours de sa vie, à laquelle mit fin une bergère qu'il voulait faire vivre éternellement dans la mémoire des hommes. C'est ce que prouveraient au besoin ces papiers sur lesquels vous portez les regards, s'il ne m'avait enjoint de les livrer au feu dès que j'aurais livré son corps à la terre.
— Mais, seigneur, reprit Vivaldo, ce serait les traiter avec plus de rigueur et de cruauté que leur auteur lui-même. Il n'est ni juste ni raisonnable d'exécuter à la lettre la volonté de celui qui commande des choses hors de toute raison. Qu'aurait fait Auguste s'il eût consenti qu'on exécutât ce qu'ordonnait par son testament le divin chantre de Mantoue? Ainsi donc, seigneur Ambroise, c'est assez de donner le corps de votre ami à la terre; ne donnez pas encore ses oeuvres à l'oubli. Ce qu'il ordonna en homme outragé, ne l'accomplissez pas en instrument aveugle. Au contraire, en rendant la vie à ses écrits, rendez-la de même pour toujours à la cruauté de Marcelle, afin que, dans les temps à venir, elle serve d'exemple aux hommes, pour qu'ils évitent de tomber dans de semblables abîmes. Nous savons, en effet, nous tous qui vous entourons, l'histoire des amours et du désespoir de votre ami; nous savons l'affection que vous lui portiez, la raison de sa mort, et ce qu'il ordonna en mettant fin à sa vie; et de cette lamentable histoire nous pouvons inférer combien furent grands l'amour de Chrysostome, la cruauté de Marcelle, la foi de votre amitié, et quel terme fatal attend ceux qui, séduits par l'amour, se précipitent sans frein dans le sentier de perdition où il les entraîne. Hier au soir, en apprenant la mort de Chrysostome, nous avons su que son enterrement devait se faire en cet endroit; et non moins remplis de compassion que de curiosité, nous avons résolu de quitter notre droit chemin pour venir voir de nos propres yeux ce dont le seul récit nous avait si vivement touchés. Pour prix de cette compassion, et du désir que nous avons formé de remédier, si nous avions pu, à cette infortune, nous vous prions, ô discret Ambroise, et moi, du moins, je vous supplie que renonçant à brûler ses écrits, vous m'en laissiez enlever quelques-uns.»
Sans attendre la réponse du berger, Vivaldo étendit la main et saisit quelques papiers, de ceux qui se trouvaient le plus à sa portée. Voyant cela, Ambroise lui dit:
«Par courtoisie, je consentirai, seigneur, à ce que vous gardiez ceux que vous avez pris; mais espérer que je renonce à jeter le reste au feu, c'est une espérance vaine.»
Vivaldo, qui brûlait de savoir ce que contenaient ces papiers, en ouvrit un précipitamment, et il vit qu'il avait pour titre _Chant de désespoir. _Quand Ambroise l'entendit citer:
«Voilà, s'écria-t-il, les derniers vers qu'écrivit l'infortuné; et, pour que vous voyiez, seigneur, en quelle situation l'avait réduit sa disgrâce, lisez-les de manière que vous soyez entendu: vous en aurez bien le temps pendant qu'on achèvera de creuser la tombe.
— C'est ce que je ferai de bon coeur,» répondit Vivaldo; et comme tous les assistants partageaient son envie, ils se mirent en cercle autour de lui, et voici ce qu'il leur lut d'une voix haute et sonore.
Chapitre XIV
Où sont rapportés les vers désespérés du berger défunt, avec d'autres événements inespérés
Chant de Chrysostome[101]
«Puisque tu veux, cruelle, que l'on publie de bouche en bouche et de pays en pays l'âpre violence de ta rigueur, je ferai en sorte que l'enfer lui-même communique à ma triste poitrine un accent lamentable qui change l'ordinaire accent de ma voix. Et, au gré de mon désir, qui s'efforce de raconter ma douleur et tes prouesses, il en sortira un effroyable cri, auquel seront mêlés, pour plus de tourment, des morceaux de mes misérables entrailles. Écoute donc, et prête une oreille attentive, non pas au son harmonieux, mais au bruit confus qui, pour ma satisfaction et pour ton dépit, s'exhale du fond de ma poitrine amère:
«Que le rugissement du lion, le féroce hurlement du loup, le sifflement horrible du serpent écailleux, l'effroyable cri de quelque monstre, le croassement augural de la corneille, le vacarme du vent qui agite la mer, l'implacable mugissement du taureau vaincu, le plaintif roucoulement de la tourterelle veuve, le chant sinistre du hibou, et les gémissements de toute la noire troupe de l'enfer accompagnent la plainte de mon âme, et se mêlent en un son qui trouble tous les sens; car la peine qui me déchire a besoin, pour être contée, de moyens nouveaux.
«Ce ne sont point les sables dorés du Tage, ni les oliviers du fameux Bétis, qui entendront les échos de cette étrange confusion: c'est sur le sommet des rochers et dans la profondeur des abîmes que, d'une langue morte, mais de paroles toujours vivantes, se répandront mes déchirantes peines; ou dans d'obscurs vallons, ou sur des plages arides, ou dans des lieux que le soleil n'éclaira jamais de sa lumière, ou parmi la multitude de bêtes venimeuses que nourrit le limon du Nil. Et, tandis que, dans les déserts sauvages, les échos sourds et incertains résonneront de mon mal et de ta rigueur sans pareille, par privilège de mon misérable destin, ils seront portés dans l'immensité du monde.
«Un dédain donne la mort; un soupçon faux ou vrai met à bout la patience; la jalousie tue d'une pointe cruelle; une longue absence trouble la vie, et à la crainte de l'oubli ne résiste nulle espérance d'un sort heureux; en tout se montre la mort inévitable. Mais moi, prodige inouï! je vis jaloux, absent, dédaigné, et certain des soupçons qui me tuent. Dans l'oubli où mon feu s'avive, et parmi tant de tourments, ma vue ne peut atteindre l'ombre de l'espérance, et, dans mon désespoir, je ne la désire pas; au contraire, pour me plonger et m'opiniâtrer dans ma plainte, je jure de la fuir éternellement.
«Peut-on, par hasard, dans le même instant, espérer et craindre? ou est-ce bien de le faire, quand les raisons de craindre sont les plus certaines? Dois-je, si la cruelle jalousie se présente à moi, dois-je fermer les yeux, quand je ne peux manquer de la voir à travers les mille blessures dont mon âme est percée? Qui n'ouvrirait toutes grandes les portes à la méfiance et à la crainte, quand il voit l'indifférence à découvert, ses soupçons devenus, par une amère conviction, des vérités palpables, et la vérité nue déguisée en mensonge? Ô jalousie, tyran du royaume d'Amour, mets-moi des fers à ces deux mains! Donne-moi, Dédain, la corde du supplice! Mais, hélas! par une cruelle victoire, la Souffrance étouffe votre souvenir!
«Je meurs enfin, et pour n'espérer jamais aucun bon succès, ni dans la vie, ni dans la mort, je m'obstinerai et resterai ferme en ma pensée; je dirai qu'on a toujours raison de bien aimer, et que l'âme la plus libre est celle qui est le plus esclave de la tyrannie de l'amour; je dirai que celle qui fut toujours mon ennemie a l'âme aussi belle que le corps, que son indifférence naît de ma faute, et que c'est par les maux qu'il nous fait qu'Amour maintient en paix son empire. Cette opinion et un lacet misérable, accélérant le terme fatal où m'ont conduit tes dédains, j'offrirai aux vents le corps et l'âme sans laurier, sans palme de gloire à venir.
«Toi qui fais voir, par tant de traitements cruels, la raison qui m'oblige à traiter de même la vie qui me lasse et que j'abhorre; puisque cette profonde blessure de mon coeur te donne d'éclatantes preuves de la joie qu'il sent à s'offrir aux coups de ta rigueur, si, par bonheur, tu me reconnais digne que le pur ciel de tes beaux yeux soit troublé par la mort, n'en fais rien: je ne veux pas que tu me donnes un regret en échange des dépouilles de mon âme. Au contraire, que ton rire, dans le moment funeste, prouve que ma fin est une fête pour toi. Mais c'est une grande simplicité de te donner cet avis, sachant que tu mets ta gloire à ce que ma vie arrive si promptement à son terme.
«Viennent donc, puisque l'heure a sonné, viennent du profond de l'abîme, Tantale avec sa soif, Sisyphe avec le poids de son rocher; que Prométhée amène son vautour, qu'Ixion n'arrête point sa roue, ni les cinquante Soeurs leur interminable travail; que tous ensemble transportent dans mon coeur leur mortel supplice, et qu'à voix basse (si l'on en doit à celui qui meurt de sa main) ils chantent de tristes obsèques à ce corps auquel on refusera un saint linceul; que le portier de l'enfer, aux trois têtes, que mille autres chimères et mille autres monstres fassent à ce concert un douloureux contre-point: il me semble que nulle autre pompe ne peut mieux convenir aux funérailles d'un homme mort d'amour.
«Chant de désespoir, n'éclate pas en plaintes quand tu abandonneras ma triste compagnie; au contraire, puisque la cause qui t'a fait naître augmente de mon malheur son bonheur, garde- toi, même en la sépulture, de montrer ta tristesse.»
Bons furent trouvés les vers de Chrysostome par ceux qui en avaient entendu la lecture. Toutefois Vivaldo fit remarquer qu'ils ne paraissaient pas d'accord avec ce qu'on lui avait raconté de la modestie et de la vertu de Marcelle; Chrysostome, en effet, s'y plaignait de jalousie, de soupçons, d'absences, toutes choses fort au détriment de la bonne et pure renommée de son amante. Mais Ambroise, comme un homme qui avait su les plus secrètes pensées de son ami, répondit aussitôt:
«Il faut que vous sachiez, seigneur, pour éclaircir votre doute, qu'au moment où cet infortuné écrivit les vers que vous venez de lire, il était loin de Marcelle, qu'il avait volontairement quittée pour essayer si l'absence userait avec lui de son ordinaire pouvoir, et comme, pour l'amant absent, il n'est soupçon qui ne le poursuive ni crainte qui ne l'assiége, de même Chrysostome souffrait les tourments trop réels d'une jalousie imaginaire. Ainsi demeure hors de toute atteinte la vérité que publie la renommée sur la vertu de Marcelle, à laquelle, au défaut près d'être cruelle, un peu arrogante et très-dédaigneuse, l'envie même ne pourrait reprocher ni découvrir la moindre tache.»
Vivaldo lui répondit qu'il avait raison; et, comme il voulait lire un autre papier de ceux qu'il avait sauvés du feu, il en fut empêché par une merveilleuse vision (tel en paraissait du moins l'objet) qui tout à coup s'offrit à leurs yeux. Sur la roche au pied de laquelle se creusait la sépulture apparut la bergère Marcelle, si belle, que sa beauté passait sa renommée. Ceux qui ne l'avaient point encore vue la regardaient dans le silence de l'admiration, et ceux qui avaient l'habitude de la voir ne restèrent pas moins étonnés que les autres. Mais dès qu'Ambroise l'eut aperçue, il s'écria avec l'accent d'une âme indignée: