L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I
— Soit, répliqua don Quichotte, j'y consens et j'y donne les mains. Dès que tu saisiras quelque heureuse conjoncture pour mettre en oeuvre ma délivrance, je t'obéirai en tout et pour tout. Mais tu verras, Sancho, combien tu te trompes dans l'appréciation de mon infortune.»
Cet entretien conduisit le chevalier errant et son maugréant écuyer jusqu'à l'endroit où les attendaient, ayant déjà mis pied à terre, le curé, le chanoine et le barbier.
Le bouvier détela aussitôt les boeufs de sa charrette, et les laissa prendre leurs ébats dans cette vaste prairie, dont la fraîcheur et le calme invitaient à jouir de ses attraits, non- seulement les gens aussi enchantés que don Quichotte, mais aussi fins et avisés que son écuyer. Celui-ci pria le curé de permettre que son seigneur sortît un moment de la cage, parce qu'autrement cette prison courrait grand risque de ne pas rester aussi propre que l'exigeaient la décence et la dignité d'un chevalier tel que lui. Le curé comprit la chose, et répondit à Sancho que de bon coeur il consentirait à ce qui lui était demandé, s'il ne craignait qu'en se voyant libre, son seigneur ne fît des siennes, et ne se sauvât où personne ne le reverrait.
«Je me rends caution de sa fuite, répliqua Sancho.
— Moi de même, ajouta le chanoine, et de tout ce qui en peut résulter, surtout s'il m'engage sa parole de chevalier qu'il ne s'éloignera point de nous sans notre permission.
— Oui, je la donne, s'écria don Quichotte, qui avait écouté tout ce dialogue. Et d'ailleurs, celui qui est enchanté comme moi n'est pas libre de faire ce qu'il veut de sa personne, car le magicien qui l'a enchanté peut vouloir qu'il ne bouge de la même place trois siècles durant; et si l'enchanté s'enfuyait, l'enchanteur le ferait revenir à tire-d'aile. Puisqu'il en est ainsi, vous pouvez bien me lâcher; ce sera profit pour tout le monde: car, si vous ne me lâchez pas, je vous proteste qu'à moins de vous tenir à l'écart, je ne saurais m'empêcher de vous chatouiller désagréablement l'odorat.»
Le chanoine lui fit étendre la main, bien qu'il eût les deux poignets attachés, et, sous la foi de sa parole, on lui ouvrit la porte de sa cage, ce qui lui causa le plus vif plaisir.
La première chose qu'il fit dès qu'il se vit hors de la cage, fut d'étirer, l'un après l'autre, tous les membres de son corps; puis il s'approcha de Rossinante, et, lui donnant sur la croupe deux petits coups du plat de la main, il lui dit tendrement:
«J'espère toujours en Dieu et en sa sainte mère, fleur et miroir des coursiers, que bientôt nous nous reverrons comme nous désirons être, toi, portant ton seigneur, et moi, monté sur tes flancs, exerçant ensemble la profession pour laquelle Dieu m'a jeté dans le monde.»
Après avoir ainsi parlé, don Quichotte gagna, suivi de Sancho, un lieu bien à l'écart, d'où il revint fort soulagé, et plus désireux qu'auparavant de mettre en oeuvre le projet de Sancho.
Le chanoine le regardait et s'émerveillait de la grande étrangeté de sa folie. Il était étonné surtout que ce pauvre gentilhomme montrât, en tout ce qu'il disait ou répondait, une intelligence parfaite, et qu'il ne perdît les étriers, comme on l'a dit mainte autre fois, que sur le chapitre de la chevalerie. Ému de compassion, il lui adressa la parole quand tout le monde se fut assis sur l'herbe verte pour attendre les provisions:
«Est-il possible, seigneur hidalgo, lui dit-il, que cette oiseuse et lecture des livres de chevalerie ait eu sur Votre Grâce assez de puissance pour vous tourner l'esprit au point que vous veniez à croire que vous êtes enchanté, ainsi que d'autres choses du même calibre, aussi loin d'être vraies que le mensonge l'est de la vérité même? Comment peut-il exister un entendement humain capable de se persuader qu'il y ait eu dans le monde cette multitude d'Amadis et cette tourbe infinie de fameux chevaliers? qu'il y ait eu tant d'empereurs de Trébisonde, tant de Félix-Mars d'Hyrcanie, tant de coursiers et de palefrois, tant de damoiselles errantes, tant de serpents et de dragons, tant d'andriaques, tant de géants, tant d'aventures inouïes, tant d'espèces d'enchantements, tant de batailles, tant d'effroyables rencontres, tant de costumes et de parures, tant de princesses amoureuses, tant d'écuyers devenus comtes, tant de nains beaux parleurs, tant de billets doux, tant de galanteries, tant de femmes guerrières, et finalement tant de choses extravagantes comme en contiennent les livres de chevalerie? Pour moi, je peux dire que, quand je les lis, tant que mon imagination ne s'arrête pas à la pensée que tout cela n'est que mensonge et dérèglement d'esprit, ils me donnent, je l'avoue, quelque plaisir; mais, dès que je réfléchis à ce qu'ils sont, j'envoie le meilleur d'entre eux contre la muraille, et je le jetterais au feu si j'avais là des tisons. Oui, car ils méritent tous cette peine, pour être faux et menteurs, et hors des lois de la commune nature; ils la méritent comme fauteurs de nouvelles sectes, et inventeurs de nouvelles façons de vivre, comme donnant occasion au vulgaire ignorant de croire et de tenir pour vraies toutes les rêveries qu'ils renferment. Ils ont même assez d'audace pour oser troubler les esprits d'hidalgos bien nés et bien élevés, comme on le voit par ce qu'ils ont fait sur Votre Grâce, puisqu'ils vous ont conduit à ce point qu'il a fallu vous enfermer dans une cage et vous mener sur une charrette à boeufs, comme on mène de village en village un lion ou un tigre, pour gagner de quoi vivre en le faisant voir. Allons, seigneur don Quichotte, prenez pitié de vous-même, et revenez au giron du bon sens. Faites usage de celui que le ciel a bien voulu vous départir, en employant l'heureuse étendue de votre esprit à d'autres lectures qui tournent au profit de votre conscience et de votre bonne renommée. Si toutefois, poussé par votre inclination naturelle, vous persistez à lire des histoires d'exploits chevaleresques, lisez, dans la sainte Écriture, le livre des Juges: vous y trouverez de pompeuses vérités, et des hauts faits non moins certains qu'éclatants. La Lusitanie eut un Viriatès, Rome un César, Carthage un Annibal, la Grèce un Alexandre, la Castille un comte Fernan-Gonzalez[283], Valence un Cid[284], l'Andalousie un Gonzalve de Cordoue, l'Estrémadure un Diego Garcia de Parédès, Xerès un Garci-Perez de Vargas[285], Tolède un Garcilaso[286], Séville un don Manuel Ponce de Léon[287]; le récit de leurs vaillants exploits suffit pour amuser, pour instruire, pour ravir et pour étonner les plus hauts génies qui en fassent la lecture. Voilà celle qui est digne de votre intelligence, mon bon seigneur don Quichotte; elle vous laissera, quand vous l'aurez faite, érudit dans l'histoire, amoureux de la vertu, instruit aux bonnes choses, fortifié dans les bonnes moeurs, vaillant sans témérité, prudent sans faiblesse; et tout cela pour la gloire de Dieu, pour votre propre intérêt et pour l'honneur de la Manche, d'où je sais que Votre Grâce tire son origine.»
Don Quichotte avait écouté avec la plus scrupuleuse attention les propos du chanoine. Quand il s'aperçut que celui-ci cessait de parler, après l'avoir d'abord regardé fixement et en silence, il lui répondit:
«Si je ne me trompe, seigneur hidalgo, le discours que vient de m'adresser Votre Grâce avait pour objet de vouloir me faire entendre qu'il n'y a jamais eu de chevaliers errants dans le monde; que tous les livres de chevalerie sont faux, menteurs, inutiles et nuisibles à la république; qu'enfin j'ai mal fait de les lire, plus mal de les croire, et plus mal encore de les imiter, en me décidant à suivre la dure profession de chevalier errant qu'ils enseignent, parce que vous niez qu'il ait jamais existé des Amadis de Gaule et de Grèce, ni cette multitude d'autres chevaliers dont les livres sont pleins.
— Tout est au pied de la lettre, comme Votre Grâce l'énumère,» reprit en ce moment le chanoine.
Don Quichotte continua:
«Votre Grâce a, de plus, ajouté que ces livres m'avaient fait un grand tort, puisque, après m'avoir dérangé l'esprit, ils ont fini par me mettre en cage; et que je ferais beaucoup mieux de m'amender, de changer de lecture, et d'en lire d'autres plus véridiques, plus faits pour amuser et pour instruire.
— C'est cela même, répondit le chanoine.
— Eh bien! moi, répliqua don Quichotte, je trouve, à mon compte, que l'insensé et l'enchanté c'est vous-même, puisque vous n'avez pas craint de proférer tant de blasphèmes contre une chose tellement reçue dans le monde, tellement admise pour véritable, que celui qui la nie, comme le fait Votre Grâce, mériterait la même peine que vous infligez aux livres dont la lecture vous ennuie et vous fâche. En effet, vouloir faire accroire à personne qu'Amadis n'a pas été de ce monde, pas plus que tous les autres chevaliers d'aventure dont les histoires sont remplies toutes combles, c'est vouloir persuader que le soleil n'éclaire pas, que la gelée ne refroidit pas, que la terre ne nous porte pas. Quel esprit peut-il y avoir en ce monde capable de persuader à un autre que l'histoire de l'infante Floripe avec Guy de Bourgogne n'est pas vraie[288], non plus que l'aventure de Fiérabras au pont de Mantible, qui arriva du temps de Charlemagne[289]? Je jure Dieu que c'est aussi bien la vérité qu'il est maintenant jour. Si c'est un mensonge, alors il doit être de même d'Hector et d'Achille, et de la guerre de Troie, et des douze pairs de France, et du roi Arthus d'Angleterre, qui est encore à présent transformé en corbeau, et que ses sujets attendent d'heure en heure[290]. Osera-t-on dire aussi que l'histoire de Guarino Mezquino[291] est mensongère, ainsi que celle de la conquête du Saint-Grial[292]; que les amours de Tristan et de la reine Iseult sont apocryphes, aussi bien que ceux de la reine Geneviève et de Lancelot[293], tandis qu'il y a des gens qui se rappellent presque d'avoir vu la duègne Quintagnone, laquelle fut le meilleur échanson de vin qu'eut la grande- Bretagne. Cela est si vrai que je me souviens qu'une de mes grand'mères, celle du côté de mon père, me disait, quand elle rencontrait quelque duègne avec de respectables coiffes: «Celle- ci, mon enfant, ressemble à la duègne Quintagnone;» d'où je conclus qu'elle dut la connaître elle-même, ou du moins en avoir vu quelque portrait. Qui pourra nier que l'histoire de Pierre et de la jolie Magalone[294] ne soit parfaitement exacte, puisqu'on voit encore aujourd'hui, dans la galerie d'armes de nos rois, la cheville qui faisait tourner et mouvoir le cheval de bois sur lequel le vaillant Pierre de Provence traversait les airs, cheville qui est un peu plus grosse qu'un timon de charrette à boeufs? À côté d'elle est la selle de Babiéca, la jument du Cid, et, dans la gorge de Roncevaux, on voit encore la trompe de Roland, aussi longue qu'une grande poutre[295]. D'où l'on doit inférer qu'il y eut douze pairs de France, qu'il y eut un Pierre, qu'il y eut un Cid, et d'autres chevaliers de la même espèce, de ceux dont les gens disent qu'ils vont à leurs aventures. Sinon il faut nier aussi que le vaillant Portugais Juan de Merlo ait été chevalier errant, qu'il soit allé en Bourgogne, qu'il ait combattu dans la ville de Ras contre le fameux seigneur de Charny, appelé Moïse-Pierre[296]; puis, dans la ville de Bâle, contre Moïse-Henri de Remestan[297], et qu'il soit sorti deux fois de la lice vainqueur et couvert de gloire. Il faut nier encore les aventures et les combats que livrèrent également en Bourgogne les braves Espagnols Pedro Barba et Gutierre Quixada (duquel je descends en ligne droite de mâle en mâle), qui vainquirent les fils du comte de Saint-Pol. Que l'on nie donc aussi que don Fernando de Guevara soit allé chercher des aventures en Allemagne, où il combattit messire Georges, chevalier de la maison du duc d'Autriche[298]; qu'on dise enfin que ce sont des contes pour rire, les joutes de Suéro de Quiñones, celui du pas de l'Orbigo[299], les défis de Mosen-Luis de Falcès à don Gonzalo de Guzman, chevalier castillan[300], et tant d'autres exploits faits par des chevaliers chrétiens de ces royaumes et des pays étrangers, si authentiques, si véritables, que celui qui les nie, je le répète, est dépourvu de toute intelligence et de toute raison.»
Le chanoine fut étrangement surpris d'entendre le singulier mélange de vérités et de mensonges que faisait don Quichotte, et de voir quelle connaissance complète il avait de toutes les choses relatives à sa chevalerie errante. Il lui répondit donc:
«Je ne puis nier, seigneur don Quichotte, qu'il n'y ait quelque chose de vrai dans ce qu'a dit Votre Grâce, principalement en ce qui touche les chevaliers errants espagnols. Je veux bien concéder encore qu'il y eut douze pairs de France; mais je me garderai bien de croire qu'ils firent tout ce que raconte d'eux l'archevêque Turpin[301]. Ce qu'il y a de vrai, c'est que ce furent des chevaliers choisis par les rois de France, qu'on appela _pairs, _parce qu'ils étaient tous égaux en valeur et en qualité; du moins, s'ils ne l'étaient pas, il était à désirer qu'ils le fussent. C'était un ordre militaire, à la façon de ceux qui existent à présent, comme les ordres de Saint-Jacques et de Calatrava, où l'on suppose que ceux qui font profession sont tous des chevaliers braves et bien nés; et, comme on dit à cette heure chevalier de Saint-Jean ou d'Alcantara, on disait alors chevalier des Douze Pairs, parce qu'on en choisissait douze, égaux en mérite, pour cet ordre militaire. Qu'il y ait eu un Cid et un Bernard del Carpio[302], nul doute; mais qu'ils aient fait toutes les prouesses qu'on leur prête, c'est autre chose. Quant à la cheville du comte Pierre, dont Votre Grâce a parlé, et qui est auprès de la selle de Babiéca, dans la galerie royale, je confesse mon péché: je suis si gauche, ou j'ai la vue si courte, que, bien que j'aie vu distinctement la selle, je n'ai pu apercevoir la cheville, quoiqu'elle soit aussi grosse que l'a dit Votre Grâce.
— Elle y est pourtant, sans aucun doute, répliqua don Quichotte; à telles enseignes qu'on la tient enfermée dans un fourreau de cuir pour qu'elle ne prenne pas le moisi.
— C'est bien possible, reprit le chanoine; mais, par les ordres sacrés que j'ai reçus, je ne me rappelle pas l'avoir vue. Et, quand je concéderais qu'elle est en cet endroit, serais-je obligé de croire aux histoires de tous ces Amadis, et de cette multitude de chevaliers sur lesquels on nous fait tant de contes? et serait- ce une raison pour qu'un homme comme Votre Grâce, si plein d'honneur et de qualités, et doué d'un si bon entendement, s'avisât de prendre pour autant de vérités tant de folies étranges qui sont écrites dans ces extravagants livres de chevalerie?»
Chapitre L
_De la spirituelle altercation qu'eurent don Quichotte et le chanoine, ainsi que d'autres événements__[303]_
«Voilà, parbleu, qui est bon! répondit don Quichotte. Comment! les livres qui sont imprimés avec la licence des rois et l'approbation des examinateurs; ces livres, qui, à la satisfaction générale, sont lus et vantés des grands et des petits, des riches et des pauvres, des lettrés et des ignorants, des vilains et des gentilshommes, enfin de toute espèce de gens, de quelque état et condition que ce soit; ces livres, dis-je, seraient pur mensonge, tandis qu'ils ont si bien le cachet de la vérité, qu'on y désigne le père, la mère, le pays, les parents, l'âge, le lieu et les exploits, point pour point et jour par jour, que firent tels ou tels chevaliers? Allons donc, taisez-vous, seigneur; ne dites pas un si grand blasphème, et croyez-moi, car je vous donne à cet égard le meilleur conseil que puisse suivre un homme d'esprit. Sinon, lisez-les, et vous verrez quel plaisir vous en donnera la lecture. Dites-moi donc un peu: y a-t-il un plus grand ravissement que de voir, comme qui dirait là, devant nous, un grand lac de poix-résine bouillant à gros bouillons, dans lequel nagent et s'agitent une infinité de serpents, de couleuvres, de lézards, et mille autres espèces d'animaux féroces et épouvantables? Tout à coup, du fond de ce lac, sort une lamentable voix qui dit: «Toi, chevalier, qui que tu sois, qui es à regarder ce lac effroyable, si tu veux obtenir le trésor qu'il cache sous ses noires eaux, montre la valeur de ton coeur invincible, jette-toi au milieu de ce liquide enflammé. Si tu ne le fais pas, tu ne seras pas digne de voir les hautes et prodigieuses merveilles que renferment les sept châteaux des sept fées qui gisent sous cette noire épaisseur.» Le chevalier n'a pas encore achevé d'entendre la voix redoutable, que déjà, sans entrer en calcul avec lui-même, sans considérer le péril qu'il affronte, sans même se dépouiller de ses armes pesantes, mais en se recommandant à Dieu et à sa dame, il se précipite tête baissée au milieu du lac bouillonnant; et, quand il se doute le moins de ce qu'il va devenir, le voilà qui se trouve au milieu d'une campagne fleurie, à laquelle les Champs-Élysées n'ont rien de comparable. Là, il lui semble que l'air est plus transparent, que le soleil brille d'une clarté nouvelle[304]. Un bois paisible s'offre à sa vue; il est planté d'arbres si verts et si touffus que leur feuillage réjouit les yeux, tandis que l'oreille est doucement frappée des chants suaves et naturels d'une infinité de petits oiselets aux nuances brillantes, qui voltigent gaiement sous les rameaux entrelacés. Ici se découvre un ruisseau, dont les eaux fraîches, semblables à un liquide cristal, courent sur une fine arène et de blancs cailloux, qui paraissent un lit d'or criblé de perles orientales. Là il aperçoit une élégante fontaine artiste ment formée de jaspe aux mille couleurs et de marbre poli; plus loin il en voit une autre, élevée à la façon rustique, où les fins coquillages de la moule et les tortueuses maisons blanches et jaunes de l'escargot, ordonnés sans ordre et mêlés de brillants morceaux de cristal, forment un ouvrage varié, où l'art, imitant la nature, semble la vaincre cette fois. De ce côté paraît tout à coup un formidable château fort ou un élégant palais, dont les murailles sont d'or massif, les créneaux de diamants, les portes de hyacinthes, et finalement dont l'architecture est si admirable que, bien qu'il ne soit formé que d'or, de diamants, d'escarboucles, de rubis, de perles et d'émeraudes, la façon, toutefois, est plus précieuse que la matière. Et que peut-on désirer de plus, quand on a vu cela, que de voir sortir par la porte du château un grand nombre de damoiselles, dont les riches et galantes parures sont telles, que, si je me mettais à les décrire, comme font les histoires, je n'aurais jamais fini? Aussitôt, celle qui paraît la principale de la troupe, vient prendre par la main l'audacieux chevalier qui s'est jeté dans les flots bouillants du lac, et le conduit, sans dire un mot, dans l'intérieur de la forteresse ou du palais. Après l'avoir déshabillé, nu comme sa mère l'a mis au monde, elle le baigne dans des eaux tièdes, le frotte d'onguents de senteur, et le revêt d'une chemise de fine percale, toute parfumée d'odeurs exquises; puis une autre damoiselle survient, qui lui jette sur les épaules une tunique qui vaut au moins, à ce qu'on dit, une ville tout entière, et même davantage. Quoi de plus charmant, quand on nous conte ensuite qu'après cela ces dames le mènent dans une autre salle, où il trouve la table mise avec tant de magnificence qu'il en reste tout ébahi! quand on lui verse sur les mains une eau toute distillée d'ambre et de fleurs odorantes! quand on lui offre un fauteuil d'ivoire! quand toutes les damoiselles le servent en gardant un merveilleux silence! quand on lui apporte tant de mets variés et succulents que l'appétit ne sait où choisir et tendre la main! quand on entend la musique, qui joue tant qu'il mange, sans qu'on sache ni qui la fait ni d'où elle vient! et quand enfin, lorsque le repas est fini et le couvert enlevé, lorsque le chevalier, nonchalamment penché sur le dos de son fauteuil, est peut-être à se curer les dents, selon l'usage, voilà que tout à coup la porte s'ouvre et laisse entrer une autre damoiselle plus belle que toutes les autres, qui vient s'asseoir auprès du chevalier, et commence à lui raconter quel est ce château, et comment elle y est enchantée; avec une foule d'autres choses qui étonnent le chevalier, et ravissent les lecteurs qui sont à lire son histoire! Je ne veux pas m'étendre davantage sur ce sujet; mais de ce que j'ai dit on peut inférer que, quelque page qu'on ouvre de quelque histoire de chevalier errant que ce soit, elle causera sûrement plaisir et surprise à quiconque la lira. Que Votre Grâce m'en croie: lisez ces livres, ainsi que je vous l'ai dit, et vous verrez comme ils chasseront la mélancolie dont vous pourriez être atteint, et comme ils guériront votre mauvaise humeur, si par hasard vous l'avez mauvaise. Quant à moi, je peux dire que, depuis que je suis chevalier errant, je me trouve valeureux, libéral, poli, bien élevé, généreux, affable, intrépide, doux, patient, souffrant avec résignation les fatigues, les douleurs, les prisons, les enchantements; et, quoiqu'il y ait si peu de temps que je me suis vu enfermé dans une cage comme un fou, je pense bien que, par la valeur de mon bras, si le ciel me favorise et que la fortune ne me soit pas contraire, je me verrai sous peu de jours roi de quelque royaume, où je pourrai montrer la gratitude et la libéralité dont mon coeur est pourvu. Car, par ma foi, seigneur, le pauvre est hors d'état de faire voir sa vertu de libéralité, en quelque degré qu'il la possède; et la reconnaissance qui ne consiste que dans le désir est chose morte, comme la foi sans les oeuvres. Voilà pourquoi je voudrais que la fortune m'offrît bientôt quelque occasion de devenir empereur, pour que mon coeur se montrât tel qu'il est par le bien que je ferais à mes amis, surtout à ce pauvre Sancho Panza, mon écuyer, qui est le meilleur homme du monde; oui, je voudrais lui donner un comté, que je lui ai promis il y a plusieurs jours; mais je crains seulement qu'il n'ait pas toute l'habileté nécessaire pour bien gouverner ses États.»
Sancho entendit ces dernières paroles de son maître, et lui répondit sur-le-champ:
«Travaillez, seigneur don Quichotte, à me donner ce comté, autant promis par Votre Grâce qu'attendu par moi, et je vous promets que l'habileté ne me manquera pas pour le gouverner. Si elle me manque, j'ai ouï dire qu'il y a des gens qui prennent en fermage les seigneuries des seigneurs; ils leur donnent tant par an de revenu, et se chargent des soins du gouvernement; et le seigneur reste les bras croisés, touchant et dépensant la rente qu'on lui paye, sans prendre souci d'autre chose. C'est justement ce que je ferai: au lieu de me rompre la cervelle, je me désisterai de l'emploi, et je jouirai de mes rentes comme un duc, sans me soucier du qu'en dira-t-on.
— Ceci, mon frère Sancho, dit le chanoine, s'entend fort bien quant à la jouissance du revenu, mais non quant à l'administration de la justice, qui n'appartient qu'au seigneur de la seigneurie. C'est là que sont nécessaires l'habileté et le droit jugement, et surtout la bonne intention de rencontrer juste; car, si celle-là manque dans le principe, les moyens et la fin iront tout de travers. Aussi Dieu a-t-il coutume de donner son aide au bon désir de l'homme simple, et de le retirer au méchant désir de l'homme habile.
— Je n'entends rien à toutes ces philosophies, reprit Sancho; mais ce que je sais, c'est que je voudrais avoir le comté aussitôt que je serais capable de le gouverner; car enfin j'ai autant d'âme qu'un autre, et autant de corps que celui qui en a le plus; et je serais aussi bien roi de mes États qu'un autre l'est des siens; et l'étant, je ferais tout ce que je voudrais; et faisant ce que je voudrais, je ferais à mon goût; et faisant à mon goût, je serais content; et quand on est content, on n'a plus rien à désirer; et quand on n'a plus rien à désirer, tout est fini. Adieu donc; que le comté vienne, et que Dieu vous bénisse, et au revoir, bonsoir, comme dit un aveugle à son camarade.
— Ce ne sont pas là de mauvaises philosophies, comme vous dites, Sancho, reprit le chanoine; mais cependant il y a bien des choses à dire sur ce chapitre des comtés.
— Je ne sais trop ce qui reste à dire, interrompit don Quichotte; seulement je me guide sur l'exemple que m'a donné le grand Amadis de Gaule, lequel fit son écuyer comte de l'Île-Ferme; ainsi je puis bien, sans scrupule de conscience, faire comte Sancho Panza, qui est un des meilleurs écuyers qu'ait jamais eus chevalier errant.»
Le chanoine resta confondu des extravagances raisonnables (si l'extravagance admet la raison) qu'avait dites don Quichotte, de la manière dont il avait dépeint l'aventure du chevalier du Lac, de l'impression profonde qu'avaient faite sur son esprit les rêveries mensongères des livres qu'il avait lus, et finalement de la crédulité de Sancho, qui soupirait avec tant d'ardeur après le comté que son maître lui avait promis.
En ce moment, les valets du chanoine, revenant de l'hôtellerie, amenaient le mulet aux provisions. Ils dressèrent la table avec un tapis étendu sur l'herbe de la prairie, et tous les convives, s'étant assis à l'ombre de quelques arbres, dînèrent en cet endroit, pour que le bouvier ne perdît pas, comme on l'a dit, la commodité du pâturage. Tandis qu'ils étaient paisiblement à manger, ils entendirent tout à coup le bruit aigu d'un sifflet qui partait d'un massif de ronces et de broussailles dont ils étaient proches, et presque au même instant ils virent sortir de ces broussailles une jolie chèvre, qui avait la peau toute mouchetée de noir, de blanc et de fauve. Derrière elle venait un chevrier qui l'appelait de loin, en lui disant les mots à leur usage, pour qu'elle s'arrêtât et rejoignît le troupeau. La bête fugitive accourut tout effrayée vers les voyageurs, comme pour leur demander protection, et s'arrêta près d'eux. Le chevrier arriva, la prit par les cornes, et, comme si elle eût été douée d'intelligence et de réflexion, il lui dit:
«Ah! montagnarde! ah! bariolée! et qu'avez-vous donc depuis quelques jours à ne plus marcher qu'à cloche-pied? quelle mouche vous pique, ou quel loup vous fait peur, ma fille? ne me direz- vous pas ce que c'est, mignonne? Mais qu'est-ce que ce peut être, sinon que vous êtes femelle, et que vous ne pouvez rester en repos? Maudite soit votre humeur et l'humeur de toutes celles que vous imitez! Revenez, revenez, ma mie; si vous n'êtes pas aussi joyeuse, au moins vous serez plus en sûreté dans la bergerie et parmi vos compagnes; car si vous, qui devez les guider et les diriger, vous allez ainsi sans guide et sans direction, qu'est-ce qu'il arrivera d'elles?»
Les paroles du chevrier réjouirent fort ceux qui les entendirent, notamment le chanoine, qui lui dit:
«Par votre vie, frère, calmez-vous un peu, et ne vous hâtez pas tant de ramener cette chèvre au troupeau. Puisqu'elle est femelle, comme vous dites, il faut bien qu'elle suive son instinct naturel, quelques efforts que vous fassiez pour l'en empêcher. Tenez, prenez ce morceau, et buvez un coup; vous apaiserez votre colère, et la chèvre s'en reposera d'autant.»
En disant cela, il lui tendait avec la pointe du couteau un râble de lapin froid. Le chevrier prit, remercia, but, s'adoucit, et dit ensuite:
«Je ne voudrais pas vraiment que, pour m'avoir entendu parler avec tant de sérieux à ce petit animal, Vos Grâces me prissent pour un imbécile; car, en vérité, il y a bien quelque mystère sous les paroles que j'ai dites. Je suis un rustre, mais pas tant néanmoins que je ne sache comment il faut s'y prendre avec les gens et avec les bêtes.
— Je le crois bien vraiment, répondit le curé; car je sais déjà, par expérience, que les bois nourrissent des poëte, et que les cabanes de bergers abritent des philosophes.
— Du moins, seigneur, répliqua le chevrier, elles recueillent des hommes devenus sages à leurs dépens. Pour que vous croyiez à cette vérité, et que vous la touchiez du doigt, je veux, bien qu'il semble que je m'invite sans être prié, si cela toutefois ne vous ennuie pas et que vous consentiez à me prêter un moment d'attention, je veux, dis-je, vous conter une aventure véritable, et qui viendra en preuve de ce qu'a dit ce seigneur (montrant le curé), et de ce que j'ai dit moi-même.»
Don Quichotte répondit sur-le-champ:
«Comme ceci m'a l'air d'avoir je ne sais quelle ombre d'aventure de chevalerie, pour ma part, frère, je vous écouterai de grand coeur, et c'est ce que feront aussi ces messieurs, parce qu'ils sont gens d'esprit et fort amis des nouveautés curieuses qui étonnent, amusent et ravissent les sens, comme je ne doute pas que va faire votre histoire. Commencez donc, mon ami, nous vous écoutons tous.
— Je retire mon enjeu, s'écria Sancho; pour moi, je vais au ruisseau avec ce pâté, dont je pense me soûler pour trois jours, car j'ai ouï dire à mon seigneur don Quichotte qu'un écuyer de chevalier errant doit manger, quand il en trouve l'occasion, jusqu'à n'en pouvoir plus, parce qu'il pourrait bien lui arriver d'entrer par hasard dans une forêt si inextricable, qu'il ne puisse trouver de six jours à en sortir; et, ma foi, si le pauvre homme ne va pas bien repu, ou le bissac bien rempli, il pourrait fort bien rester là, comme il lui arrive mainte et mainte fois, devenu chair de momie.
— Tu es toujours pour le positif, Sancho, lui dit don Quichotte; va t'en où tu voudras, et mange ce que tu pourras; moi, j'ai déjà l'estomac satisfait, et il ne me manque plus que de donner à l'âme sa collation, comme je me la donnerai en écoutant l'histoire de ce brave homme.
— Nous la donnerons aussi à toutes nos âmes,» ajouta le chanoine.
Et il pria sur-le-champ le chevrier de commencer le récit qu'il venait de leur promettre. Le chevrier donna deux petits coups de la main sur les flancs de la chèvre, qu'il tenait toujours par les cornes, en lui disant:
«Couche-toi près de moi, bariolée, nous avons du temps de reste pour retourner à la bergerie.»
On aurait dit que la chèvre l'eût entendu; car, dès que son maître se fut assis, elle se coucha fort paisiblement à ses côtés, et, le regardant au visage, elle faisait croire qu'elle était attentive à ce que disait le chevrier, lequel commença son histoire de la sorte:
Chapitre LI
Qui traite de ce que raconta le chevrier à tous ceux qui emmenaient don Quichotte
À trois lieues de ce vallon est un hameau, qui, bien que fort petit, est un des plus riches qu'il y ait dans tous ces environs. Là demeurait un laboureur, homme très-honorable, et tellement que, bien qu'il soit comme inhérent au riche d'être honoré, celui-là l'était plus encore pour sa vertu que pour ses richesses. Mais ce qui le rendait surtout heureux, à ce qu'il disait lui-même, c'était d'avoir une fille de beauté si parfaite, de si rare intelligence, de tant de grâce et de vertu, que tous ceux qui la voyaient s'étonnaient de voir de quelles merveilleuses qualités le ciel et la nature l'avaient enrichie. Toute petite, elle était belle; et, grandissant toujours en attraits, à seize ans c'était un prodige de beauté. La renommée de ses charmes commença à s'étendre dans les villages voisins; que dis-je, dans les villages? elle arriva jusqu'aux villes éloignées; elle pénétra jusque dans le palais des rois, et dans l'oreille de toutes sortes de gens, qui venaient de tous côtés la voir comme une chose surprenante, ou comme une image miraculeuse. Son père la gardait soigneusement, et elle se gardait elle-même, car il n'y a ni serrures, ni cadenas, ni verrous, qui puissent garder une jeune fille mieux que sa propre sagesse. La richesse du père et la beauté de la fille engagèrent bien des jeunes gens, tant du village que d'autres pays, à la lui demander pour femme. Mais lui, auquel il appartenait de disposer d'un si riche bijou, demeurait irrésolu, sans pouvoir décider à qui des nombreux prétendants qui le sollicitaient il en ferait le cadeau. J'étais du nombre, et vraiment, pour avoir de grandes espérances d'un bon succès, il me suffisait de savoir que le père savait qui j'étais, c'est-à-dire né dans le même pays, de pur sang chrétien, à la fleur de l'âge, riche en patrimoine, et non moins bien partagé du côté de l'esprit.
Un autre jeune homme du même village, et doué des mêmes qualités, fit aussi la demande de sa main, ce qui tint en suspens la volonté du père, auquel il semblait qu'avec l'un ou l'autre de nous deux, sa fille serait également bien établie. Pour sortir de cette incertitude, il résolut de tout confier à Léandra (c'est ainsi que s'appelle la riche beauté qui m'a réduit à la misère), faisant réflexion que, puisque nous étions égaux, il ferait bien de laisser à sa fille chérie le droit de choisir à son goût: chose digne d'être imitée de tous les parents qui ont des enfants à marier. Je ne dis pas qu'ils doivent les laisser choisir entre de mauvais partis, mais leur en proposer de bons et de sortables, et les laisser ensuite prendre à leur gré. Je ne sais quel choix fit Léandra; je sais seulement que le père nous amusa tous les deux avec la grande jeunesse de sa fille, et d'autres paroles générales qui, sans l'obliger, ne nous désobligeaient pas non plus. Mon rival se nomme Anselme, et moi je m'appelle Eugène, afin que vous preniez connaissance des noms des personnages qui figurent dans cette tragédie, dont le dénoûment n'est pas encore venu, mais qui ne peut manquer d'être sanglant et désastreux.
À cette époque, il arriva dans notre village un certain Vincent de la Roca, fils d'un pauvre paysan de l'endroit, lequel Vincent revenait des Italies et d'autres pays où il avait servi à la guerre. Il n'avait pas plus d'une douzaine d'années quand il fut emmené du village par un capitaine qui vint à passer avec sa compagnie, et, douze ans plus tard, le jeune homme revint au pays, habillé à la militaire, chamarré de mille couleurs, et tout historié de joyaux de verroteries et de chaînettes d'acier. Aujourd'hui il mettait une parure, demain une autre; mais c'étaient toujours des fanfreluches de faible poids et de moindre valeur. Les gens de la campagne, qui sont naturellement malicieux, et plus que la malice même quand le loisir ne leur manque pas, notèrent et comptèrent point à point ses hardes et ses bijoux: ils trouvèrent que, de compte fait, il avait trois habillements de différentes couleurs, avec les bas et les jarretières; mais il en faisant tant de mélanges et de combinaisons, que, si on ne les eût pas comptés, on aurait bien juré qu'il avait étalé à la file au moins dix paires d'habits et plus de vingt panaches. Et n'allez pas croire qu'il y ait de l'indiscrétion et du bavardage en ce que je vous conte de ses habits, car ils jouent un grand rôle dans cette histoire. Il s'asseyait sur un banc de pierre qui est sous le grand peuplier de la place, et il nous tenait tous la bouche ouverte, au récit des exploits qu'il se mettait à nous raconter. Il n'y avait pas de pays sur la terre entière qu'il n'eût vu, pas de bataille où il ne se fût trouvé. Il avait tué plus de Mores, à ce qu'il disait, que n'en contiennent Maroc et Tunis, et livré plus de combats singuliers que Gante y Luna, plus que Diégo Garcia de Parédès, plus que mille autres guerriers qu'il nommait; et de tous ces combats il était sorti victorieux, sans qu'on lui eût tiré une seule goutte de sang. D'un autre côté, il nous montrait des marques de blessures auxquelles personne ne voyait rien, mais qu'il disait être des coups d'arquebuse reçus en diverses rencontres. Finalement, avec une arrogance inouïe, il tutoyait ses égaux et ceux même qui le connaissaient; il disait que son bras était son père, et ses oeuvres sa noblesse, et qu'en qualité de soldat il ne devait rien au roi lui-même. Il faut ajouter à ces impertinences qu'il était un peu musicien, et qu'il raclait d'une guitare, de façon qu'aucuns disaient qu'il la faisait parler. Mais ce n'est pas encore la fin de ses mérites: il était poëte par- dessus le marché, et de chaque enfantillage qui se passait au pays, il composait une complainte qui avait une lieue et demie d'écriture. Enfin donc, ce soldat que je viens de vous dépeindre, ce Vincent de la Roca, ce brave, ce galant, ce musicien, ce poëte, fut maintes fois aperçu et regardé par Léandra, d'une fenêtre de sa maison qui donnait sur la place. Voilà que les oripeaux de ses riches uniformes la séduisent, que ses complaintes l'enchantent, et qu'elle donne pleine croyance aux prouesses qu'il rapportait de lui-même. Finalement, puisque le diable, sans doute, l'ordonnait de la sorte, elle s'amouracha de lui avant qu'il eût seulement senti naître la présomptueuse envie de la courtiser. Et comme, dans les affaires d'amour, il n'en est point qui s'arrange plus facilement que celle où provoque le désir de la dame, Léandra et Vincent se mirent bientôt d'accord. Avant qu'aucun des nombreux prétendants de la belle pût avoir vent de son projet, il était déjà réalisé; elle avait quitté la maison de son cher et bien-aimé père (sa mère n'existe plus), et s'était enfuie du village avec le soldat, qui sortit plus triomphant de cette entreprise que de toutes celles dont il s'appliquait la gloire.
L'événement surprit tout le village, et même tous ceux qui en eurent ailleurs connaissance. Je restai stupéfait, Anselme confondu, le père triste, les parents outragés, la justice éveillée, et les archers en campagne. On battit les chemins, on fouilla les bois; et enfin, au bout de trois jours, on trouva la capricieuse Léandra dans le fond d'une caverne de la montagne, nue en chemise, et dépouillée de la somme d'argent et des précieux bijoux qu'elle avait emportés de chez elle. On la ramena devant son déplorable père, et là elle fut interrogée sur sa disgrâce. Elle avoua sans contrainte que Vincent de la Roca l'avait trompée; que, sous le serment d'être son mari, il lui avait persuadé d'abandonner la maison de son père, lui promettant de la conduire à la plus riche et à la plus délicieuse ville de tout l'univers, qui est Naples; qu'elle alors, imprudente et séduite, crut à ses paroles, et qu'après avoir volé son père, elle se livra au pouvoir du soldat la nuit même où elle avait disparu; que celui-ci la mena au plus âpre de la montagne, et qu'il l'enferma où on l'avait trouvée. Elle conta alors comment le soldat, sans lui ôter l'honneur, l'avait dépouillée de tout ce qu'elle possédait, et, la laissant dans la caverne, avait disparu: événement qui redoubla la surprise de tout le monde.
Certes, seigneurs, il n'était pas facile de croire à la continence du jeune homme; mais elle affirma et jura si solennellement qu'il ne s'était livré à nulle violence, que cela suffit pour consoler le désolé père, lequel ne regretta plus les richesses qu'on lui emportait, puisqu'on avait laissé à sa fille le bijou qui, une fois perdu, ne se retrouve jamais. Le même jour que Léandra fut ramenée, son père la fit disparaître à tous les regards; il alla l'enfermer dans un couvent d'une ville qui est près d'ici, espérant que le temps affaiblirait la mauvaise opinion que sa fille avait fait naître sur son compte. La jeunesse de Léandra servit d'excuse à sa faute, du moins aux yeux des gens qui n'ont nul intérêt à la trouver bonne ou mauvaise; pour ceux qui connaissaient son esprit et son intelligence éveillée, ils n'attribuèrent point son péché à l'ignorance, mais à sa légèreté et à l'inclination naturelle des femmes, qui est, la plupart du temps, au rebours de la sagesse et du bon sens.
Léandra une fois enfermée, les yeux d'Anselme devinrent aveugles, ou du moins n'eurent plus rien à voir qui leur causât du plaisir. Les miens restèrent aussi dans les ténèbres, sans aucune lumière qui leur montrât quelque chose d'agréable. En l'absence de Léandra, notre tristesse s'augmentait à mesure que s'épuisait notre patience; nous maudissions les parures du soldat, nous détestions l'imprudence et l'aveuglement du père. Finalement, Anselme et moi nous tombâmes d'accord de quitter le village et de nous en venir à ce vallon. Il y fait paître une grande quantité de moutons qui sont à lui, et moi, un nombreux troupeau de chèvres qui m'appartient également, et nous passons la vie au milieu de ces arbres, tantôt donnant carrière à notre amoureuse passion, tantôt chantant ensemble les louanges ou le blâme de la belle Léandra, tantôt soupirant dans la solitude, et confiant nos plaintes au ciel insensible.
À notre imitation, beaucoup d'autres amants de Léandra sont venus se réfugier en ces âpres montagnes, et s'y adonner au même exercice que nous; ils sont tellement nombreux, qu'on dirait que cet endroit est devenu la pastorale Arcadie[305], tant il est rempli de bergers et d'étables, et nulle part on ne cesse d'y entendre le nom de la belle Léandra. Celui-ci la charge de malédictions, l'appelle capricieuse, légère, évaporée; celui-là lui reproche sa coupable facilité; tel l'absout et lui pardonne; tel la blâme et la condamne; l'un célèbre sa beauté, l'autre maudit son humeur; en un mot, tous la flétrissent de leurs injures et tous l'adorent, et leur folie s'étend si loin, que tel se plaint de ses dédains, sans lui avoir jamais parlé, et tel autre se lamente en éprouvant la poignante rage de la jalousie, sans que jamais elle en eût donné à personne, puisque son péché, comme je l'ai dit, fut connu avant son désir de le commettre. Il n'y a pas une grotte, pas un trou de rocher, pas un bord de ruisseau, pas une ombre d'arbre, où l'on ne trouve quelque berger qui raconte aux vents ses infortunes. L'écho, partout où il se forme, redit le nom de Léandra; Léandra, répètent les montagnes; Léandra, murmurent les ruisseaux[306], et Léandra nous tient tous indécis, tous enchantés, tous espérant sans espérance, et craignant sans savoir ce que nous avons à craindre. Parmi tous ces hommes en démence, celui qui montre à la fois le plus et le moins de jugement, c'est mon rival Anselme: ayant à se plaindre de tant de choses, il ne se plaint que de l'absence; et, au son d'une viole dont il joue à ravir, en des vers où se déploient les grâces de son esprit, il se plaint en chantant. Moi, je suis un chemin plus commode et plus sage, à mon avis: celui de médire hautement de la légèreté des femmes, de leur inconstance, de leur duplicité, de leurs promesses trompeuses, de leur foi violée, enfin du peu de goût et de tact qu'elles montrent en plaçant leurs pensées et leurs affections. Voilà, seigneurs, à quels propos me sont venues à la bouche les paroles que j'ai dites, en arrivant, à cette chèvre, qu'en sa qualité de femelle j'estime peu, bien que ce soit la meilleure de tout mon troupeau. Voilà l'histoire que j'ai promis de vous raconter. Si j'ai été trop long à la dire, je ne serai pas court à vous offrir mes services. Ici près est ma bergerie; j'y ai du lait frais, du fromage exquis et des fruits divers non moins agréables à la vue que savoureux au goût[307].
Chapitre LII
Du démêlé qu'eut don Quichotte avec le chevrier, et de la surprenante aventure des pénitents blancs, qu'il termina glorieusement à la sueur de son front
L'histoire du chevrier fit grand plaisir à ceux qui l'avaient entendue. Le chanoine surtout en parut ravi. Il avait curieusement remarqué la manière dont s'était exprimé le conteur, beaucoup plus loin de paraître en son récit un rustique chevrier, que près de s'y montrer un élégant homme de cour. Aussi s'écria-t-il que le curé avait dit à bon droit que les bois et les montagnes nourrissent aussi des gens lettrés. Tout le monde fit compliment à Eugène. Mais celui qui se montra le plus libéral en offres de service, ce fut don Quichotte:
«Certes, lui dit-il, frère chevrier, si je me trouvais en position de pouvoir entreprendre quelque aventure, je me mettrais bien vite à l'oeuvre pour vous en donner une bonne. J'irais tirer du couvent (où sans doute elle est contre son gré) votre belle Léandra, en dépit de l'abbesse et de tous ceux qui voudraient s'y opposer; puis je la remettrais en vos mains, pour que vous fissiez d'elle tout ce qui vous semblerait bon, en gardant toutefois les lois de la chevalerie, qui ordonnent qu'à aucune damoiselle il ne soit fait aucune violence. Mais j'espère, avec l'aide de Dieu Notre Seigneur, que la force d'un enchanteur malicieux ne prévaudra pas toujours contre celle d'un autre enchanteur mieux intentionné. Je vous promets pour lors ma faveur et mon appui, comme l'exige ma profession, qui n'est autre que de prêter secours aux nécessiteux et aux abandonnés.»
Le chevrier regarda don Quichotte, et, comme il le vit de si pauvre pelage et de si triste carrure, il se tourna, tout surpris, vers le barbier, qui était à son côté:
«Seigneur, lui dit-il, quel est cet homme qui a une si étrange mine et qui parle d'une si étrange façon?
— Qui pourrait-ce être, répondit le barbier, sinon le fameux don Quichotte de la Manche, le défaiseur de griefs, le redresseurs de torts, le soutien des damoiselles, l'effroi des géants et le vainqueur des batailles?
— Cela ressemble fort, reprit le chevrier, à ce qu'on lit dans les livres des chevaliers errants, qui faisaient, ma foi, tout ce que vous me dites que fait celui-ci; mais cependant je m'imagine, à part moi, ou que Votre Grâce s'amuse et raille, ou que ce galant homme a des chambres vides dans la tête.
— Vous êtes un grandissime faquin! s'écria don Quichotte: c'est vous qui êtes le vide et le timbré; et j'ai la tête plus pleine que ne le fut jamais le ventre de la carogne qui vous a mis au monde.»
Puis, sans plus de façon, il sauta sur un pain qui se trouvait auprès de lui, et le lança au visage du chevrier avec tant de furie, qu'il lui aplatit le nez sous le coup. Le chevrier, qui n'entendait rien à la plaisanterie, voyant avec quel sérieux on le maltraitait, sans respecter ni le tapis, ni la nappe, ni tous ceux qui dînaient alentour, se jeta sur don Quichotte, et le saisit à la gorge avec les deux mains. Il l'étranglait, sans aucun doute, si Sancho Panza, arrivant sur ces entrefaites, n'eût pris le chevrier par les épaules et ne l'eût jeté à la renverse sur la table, cassant les assiettes, brisant les verres, et bouleversant tout ce qui s'y trouvait. Don Quichotte, se voyant libre, accourut grimper sur l'estomac du chevrier, qui, le visage plein de sang, et moulu de coups par Sancho, cherchait à tâtons un couteau sur la table pour tirer quelque sanglante vengeance. Mais le chanoine et le curé l'en empêchèrent. Pour le barbier, il fit en sorte que le chevrier mît à son tour sous lui don Quichotte, sur lequel il fit pleuvoir un tel déluge de coups de poing, que le visage du pauvre chevalier n'était pas moins baigné de sang que le sien. Le chanoine et le curé riaient à se tenir les côtes, les archers dansaient de joie, et les uns comme les autres criaient _xi, xi, _comme on fait aux chiens qui se battent[308]. Le seul Sancho Panza se désespérait, parce qu'il ne pouvait se débarrasser d'un valet du chanoine qui l'empêchait d'aller secourir son maître.
Enfin, pendant qu'ils étaient tous dans ces ravissements de joie, hormis les deux athlètes qui se gourmaient, ils entendirent tout à coup le son d'une trompette, si triste et si lugubre, qu'il leur fit tourner la tête du côté d'où venait le bruit. Mais celui qui s'émut le plus en l'entendant, ce fut don Quichotte, lequel, bien qu'il fût encore gisant sous le chevrier, fort contre son gré et plus qu'à demi moulu, lui dit aussitôt:
«Frère démon, car il n'est pas possible que tu sois autre chose, puisque tu as eu assez de forces pour dompter les miennes, je t'en prie, faisons trêve, seulement pour une heure; il me semble que le son douloureux de cette trompette qui vient de frapper mes oreilles m'appelle à quelque aventure.»
Le chevrier, qui se lassait de battre et d'être battu, le lâcha bien vite, et don Quichotte, se remettant sur pied, tourna les yeux vers l'endroit où le bruit s'entendait. Il vit descendre sur la pente d'une colline un grand nombre d'hommes vêtus de robes blanches à la manière des pénitents[309]. Le cas est que, cette année, les nuages avaient refusé leur rosée à la terre, et dans tous les villages de la banlieue on faisait des processions et des rogations, pour demander à Dieu qu'il ouvrît les mains de sa miséricorde et les trésors de ses pluies. Dans cet objet, les habitants d'un hameau voisin venaient en procession à un saint ermitage qu'il y avait au sommet de l'un des coteaux de ce vallon.
Don Quichotte, qui vit les étranges costumes des pénitents, sans se rappeler les mille et une fois qu'il devait en avoir vu de semblables, s'imagina que c'était matière d'aventure, et qu'à lui seul, comme chevalier errant, il appartenait de l'entreprendre. Ce qui le confirma dans cette rêverie, ce fut de penser qu'une sainte image qu'on portait couverte de deuil était quelque haute et puissante dame qu'emmenaient par force ces félons discourtois. Dès que cette idée lui fut tombée dans l'esprit, il courut à toutes jambes rattraper Rossinante, qui était à paître, et, détachant de l'arçon le mors et la rondache, il le brida en un clin d'oeil; puis, ayant demandé son épée à Sancho, il sauta sur Rossinante, embrassa son écu, et dit d'une voix haute à tous ceux qui le regardaient faire:
«À présent, vaillante compagnie, vous allez voir combien il importe qu'il y ait dans le monde des chevaliers professant l'ordre de la chevalerie errante; à présent, dis-je, vous allez voir, par la délivrance de cette bonne dame que l'on emmène captive, si l'on doit faire estime des chevaliers errants.»
En disant ces mots, il serra les genoux aux flancs de Rossinante, puisqu'il n'avait pas d'éperons, et prenant le grand trot (car, pour le galop, on ne voit pas, dans tout le cours de cette véridique histoire, que Rossinante l'ait pris une seule fois), il marcha à la rencontre des pénitents. Le curé, le chanoine, le barbier essayèrent bien de le retenir, mais ce fut en vain. Il ne s'arrêtait pas davantage à la voix de Sancho, qui lui criait de toutes ses forces:
«Où allez-vous, seigneur don Quichotte? Quels diables avez-vous donc dans le corps, qui vous excitent à vous révolter contre notre foi catholique? Prenez garde, malheur à moi! que c'est une procession de pénitents, et que cette dame qu'on porte sur un piédestal est la très-sainte image de la Vierge sans tache. Voyez, seigneur, ce que vous allez faire; car, pour cette fois, on peut bien dire que vous n'en savez rien.»
Sancho se fatiguait vainement; son maître s'était si bien mis dans la tête d'aborder les blancs fantômes et de délivrer la dame en deuil, qu'il n'entendit pas une parole, et, l'eût-il entendue, il n'en serait pas davantage retourné sur ses pas, même à l'ordre du roi. Il atteignit donc la procession, retint Rossinante, qui avait déjà grand désir de se calmer un peu, et, d'une voix rauque et tremblante, il s'écria:
«Ô vous qui, peut-être à cause de vos méfaits, vous couvrez le visage, faites halte, et écoutez ce que je veux vous dire.»
Les premiers qui s'arrêtèrent furent ceux qui portaient l'image, et l'un des quatre prêtres qui chantaient les litanies, voyant la mine étrange de don Quichotte, la maigreur de Rossinante, et tant d'autres circonstances risibles qu'il découvrit dans le chevalier, lui répondit:
«Seigneur frère, si vous voulez nous dire quelque chose, dites-le vite, car ces pauvres gens ont les épaules rompues, et nous ne pouvons nous arrêter pour rien entendre, à moins que ce ne soit si court qu'on puisse le dire en deux paroles.
— En une seule je le dirai, répliqua don Quichotte, et la voici: rendez à l'instant même la liberté à cette dame, dont les larmes et le triste aspect font clairement connaître que vous l'emmenez contre son gré, et que vous lui avez fait quelque notable outrage. Et moi, qui suis venu au monde pour redresser de semblables torts, je ne souffrirai pas que vous fassiez un pas de plus, avant de lui avoir rendu la liberté qu'elle désire et mérite.»
À ces propos, tous ceux qui les entendirent conçurent l'idée que don Quichotte devait être quelque fou échappé, et commencèrent à rire aux éclats. Mais ces rires mirent le feu à la colère de don Quichotte, lequel, sans dire un mot, tira son épée, et assaillit le brancard de la Vierge. Un de ceux qui le portaient, laissant la charge à ses compagnons, vint à la rencontre de don Quichotte, tenant à deux mains une fourche qui servait à soutenir le brancard dans les temps de repos. Il reçut sur le manche un grand coup de taille que lui porta don Quichotte et qui trancha la fourche en deux; mais avec le tronçon qui lui restait dans la main, il assena un tel coup à don Quichotte sur l'épaule du côté de l'épée, côté que la rondache ne pouvait couvrir contre la force du manant, que le pauvre gentilhomme roula par terre en fort mauvais état.
Sancho Panza, qui, tout haletant, lui courait sur les talons, le voyant tomber, cria à l'assommeur de ne pas relever son gourdin, parce que c'était un pauvre chevalier enchanté qui n'avait fait de mal à personne en tous les jours de sa vie. Mais ce qui retint la main du manant, ce ne furent pas les cris de Sancho; ce fut de voir que don Quichotte ne remuait plus ni pied ni patte. Croyant donc qu'il l'avait tué, il retroussa le pan de sa robe dans sa ceinture, et se mit à fuir à travers champs aussi vite qu'un daim. En cet instant, tous les gens de la compagnie de don Quichotte accouraient auprès de lui. Mais ceux de la procession, qui les virent approcher en courant, et derrière eux les archers avec leurs arbalètes, craignant quelque méchante affaire, formèrent tous le carré autour de la sainte image. Les chaperons bas, et empoignant, ceux-ci les disciplines, ceux-là les chandeliers, ils attendaient l'assaut, bien résolus à se défendre, et même, s'ils le pouvaient, à prendre l'offensive contre les assaillants. Mais la fortune arrangea mieux les affaires qu'on ne le pensait; car Sancho ne fit autre chose que de se jeter sur le corps de son seigneur, et, le croyant mort, de commencer la plus douloureuse et la plus riante lamentation du monde. Le curé fut reconnu par un de ses confrères qui se trouvait dans la procession, et cette reconnaissance apaisa l'effroi réciproque des deux escadrons. Le premier curé fit en deux mots au second l'histoire de don Quichotte, et aussitôt toute la foule des pénitents accourut pour voir si le pauvre gentilhomme était mort. Ils entendirent que Sancho, les larmes aux yeux, lui parlait ainsi:
«Ô fleur de la chevalerie, qui as vu trancher d'un seul coup de bâton la carrière de tes ans si bien employés! ô honneur de ton lignage, gloire de la Manche et même du monde entier, lequel, toi lui manquant, va rester plein de malfaiteurs qui ne craindront plus le châtiment de leurs méfaits! ô libéral par-dessus tous les Alexandres, puisque, pour huit mois de service et pas davantage, tu m'avais donné la meilleure île que la mer entoure de ses flots! ô toi, humble avec les superbes et arrogant avec les humbles, affronteur de périls, endureur d'outrages, amoureux sans objet, imitateur des bons, fléau des méchants, ennemi des pervers, enfin, chevalier errant, ce qui est tout ce qu'on peut dire!…»
Aux cris et aux gémissements de Sancho, don Quichotte rouvrit les yeux, et la première parole qu'il prononça fut celle-ci:
«Celui qui vit loin de vous, dulcissime Dulcinée, est sujet à de plus grandes misères. Aide-moi, ami Sancho, à me remettre sur le char enchanté; je ne suis pas en état d'étreindre la selle de Rossinante, car j'ai cette épaule en morceaux.
— C'est ce que je ferai bien volontiers, mon cher seigneur, répondit Sancho; et retournons à notre village, en compagnie de ces messieurs, qui veulent votre bien; là, nous nous préparerons à faire une troisième sortie qui nous donne plus de profit et de réputation.
— Tu parles d'or, Sancho, répliqua don Quichotte: ce sera grande prudence à nous de laisser passer la méchante influence des étoiles qui court en ce moment.»
Le chanoine, le curé et le barbier lui répétèrent à l'envi qu'il ferait très-sagement d'exécuter ce qu'il disait. Quand ils se furent amusés des simplicités de Sancho, ils placèrent don Quichotte sur la charrette, comme il y était auparavant. La procession se remit en ordre, et poursuivit sa marche à l'ermitage; le chevrier prit congé de tout le monde; les archers ne voulurent pas aller plus loin, et le curé leur paya ce qui leur était dû; le chanoine pria le curé de lui faire savoir ce qui arriverait de don Quichotte, s'il guérissait de sa folie, ou s'il y persistait, et, quand il en eut reçu la promesse, il demanda la permission de continuer son voyage. Enfin, toute la troupe se divisa, et chacun s'en alla de son côté, laissant seuls le curé et le barbier, don Quichotte et Sancho Panza, ainsi que le bon Rossinante, qui gardait, à tout ce qu'il voyait faire, la même patience que son maître. Le bouvier attela ses boeufs, arrangea don Quichotte sur une botte de foin, et suivit avec son flegme accoutumé la route que le curé désigna.
Au bout de six jours, ils arrivèrent au village de don Quichotte. C'était au beau milieu de la journée, qui se trouva justement un dimanche, et tous les habitants étaient réunis sur la place que devait traverser la charrette de don Quichotte. Ils accoururent pour voir ce qu'elle renfermait, et, quand ils reconnurent leur compatriote, ils furent étrangement surpris. Un petit garçon courut à toutes jambes porter cette nouvelle à la gouvernante et à la nièce. Il leur dit que leur oncle et seigneur arrivait, maigre, jaune, exténué, étendu sur un tas de foin, dans une charrette à boeufs. Ce fut une pitié d'entendre les cris que jetèrent les deux bonnes dames, les soufflets qu'elles se donnèrent, et les malédictions qu'elles lancèrent de nouveau sur tous ces maudits livres de chevalerie, désespoir qui redoubla quand elles virent entrer don Quichotte par les portes de sa maison.
À la nouvelle du retour de don Quichotte, la femme de Sancho Panza accourut bien vite, car elle savait que son mari était parti pour lui servir d'écuyer. Dès qu'elle vit Sancho, la première question qu'elle lui fit, ce fut si l'âne se portait bien. Sancho répondit que l'âne était mieux portant que le maître.
«Grâces soient rendues à Dieu, s'écria-t-elle, qui m'a fait une si grande faveur! Mais maintenant, ami, contez-moi quelle bonne fortune vous avez tirée de vos fonctions écuyères; quelle jupe à la savoyarde m'apportez-vous? et quels souliers mignons à vos enfants?
— Je n'apporte rien de tout cela, femme, répondit Sancho; mais j'apporte d'autres choses de plus de poids et de considération.
— J'en suis toute ravie, répliqua la femme; montrez-moi vite, cher ami, ces choses de plus de considération et de poids; je les veux voir pour qu'elles réjouissent ce pauvre coeur, qui est resté si triste et si inconsolable tous les siècles de votre absence.
— Vous les verrez à la maison, femme, reprit Panza, et quant à présent, soyez contente: car, si Dieu permet que nous nous mettions une autre fois en voyage pour chercher des aventures, vous me verrez bientôt revenir comte, ou gouverneur d'une île, et non de la première venue, mais de la meilleure qui se puisse rencontrer.
— Que le ciel y consente, mari, répondit la femme, car nous en avons grand besoin. Mais, dites-moi, qu'est-ce que c'est que ça, des îles? Je n'y entends rien.
— Le miel n'est pas pour la bouche de l'âne, répliqua Sancho; au temps venu, tu le verras, femme, et même tu seras bien étonnée de t'entendre appeler _Votre Seigneurie _par tous tes vassaux.
— Que dites-vous là, Sancho, de vassaux, d'îles et de seigneuries? reprit Juana Panza (ainsi s'appelait la femme de Sancho, non qu'ils fussent parents, mais parce qu'il est d'usage dans la Manche que les femmes prennent le nom de leurs maris[310]).
— Ne te presse pas tant, Juana, de savoir tout cela d'un seul coup. Il suffit que je te dise la vérité, et bouche close. Seulement je veux bien te dire, comme en passant, qu'il n'y a rien pour un homme de plus délectable au monde que d'être l'honnête écuyer d'un chevalier errant chercheur d'aventures. Il est bien vrai que la plupart de celles qu'on trouve ne tournent pas si plaisamment que l'homme voudrait; car, sur un cent que l'on rencontre en chemin, il y en a régulièrement quatre-vingt-dix-neuf qui tournent tout de travers. Je le sais par expérience, puisque, de quelques-unes, je me suis tiré berné, et d'autres moulu; mais, avec tout cela, c'est une jolie chose que d'attendre les aventures, en traversant les montagnes, en fouillant les forêts, en grimpant sur les rochers, en visitant les châteaux, en s'hébergeant dans les hôtelleries, à discrétion, sans payer un maravédi d'écot, pas seulement l'aumône du diable.»
Pendant que ces entretiens occupaient Sancho Panza et Juana Panza sa femme, la gouvernante et la nièce de don Quichotte reçurent le chevalier, le déshabillèrent et l'étendirent dans son antique lit à ramages. Il les regardait avec des yeux hagards, et ne pouvait parvenir à se reconnaître. Le curé chargea la nièce d'avoir grand soin de choyer son oncle; et, lui recommandant d'être sur le qui- vive, de peur qu'il ne leur échappât une autre fois, il lui conta tout ce qu'il avait fallu faire pour le ramener à la maison. Ce fut alors une nouvelle scène. Les deux femmes se remirent à jeter les hauts cris, à répéter leurs malédictions contre les livres de chevalerie, à prier le ciel de confondre au fond de l'abîme les auteurs de tant de mensonges et d'impertinences. Finalement, elles demeurèrent fort inquiètes et fort troublées par la crainte de se voir encore privées de leur oncle et seigneur dès que sa santé serait un peu rétablie; et c'est ce qui arriva justement comme elles l'avaient imaginé.
Mais l'auteur de cette histoire, malgré toute la diligence qu'il a mise à rechercher curieusement les exploits que fit don Quichotte à sa troisième sortie, n'a pu en trouver nulle part le moindre vestige, du moins en des écritures authentiques. Seulement la renommée a conservé dans la mémoire des habitants de la Manche une tradition qui rapporte que, la troisième fois qu'il quitta sa maison, don Quichotte se rendit à Saragosse, où il assista aux fêtes d'un célèbre tournoi qui eut lieu dans cette ville[311], et qu'il lui arriva, en cette occasion, des choses dignes de sa haute valeur et de sa parfaite intelligence. Quant à la manière dont il termina sa vie, l'historien n'en put rien découvrir, et jamais il n'en aurait rien su, si le plus heureux hasard ne lui eût fait rencontrer un vieux médecin qui avait en son pouvoir une caisse de plomb, trouvée, à ce qu'il disait, sous les fondations d'un antique ermitage qu'on abattait pour le rebâtir[312]. Dans cette caisse on avait trouvé quelques parchemins écrits en lettres gothiques, mais en vers castillans, qui rapportaient plusieurs des prouesses de notre chevalier, qui rendaient témoignage de la beauté de Dulcinée du Toboso, de la tournure de Rossinante, de la fidélité de Sancho Panza, et qui faisaient connaître la sépulture de don Quichotte lui-même, avec diverses épitaphes et plusieurs éloges de sa vie et ses moeurs. Les vers qu'on put lire et mettre au net sont ceux que rapporte ici le véridique auteur de cette nouvelle et surprenante histoire. Cet auteur ne demande à ceux qui la liront, en dédommagement de l'immense travail qu'il lui a fallu prendre pour compulser toutes les archives de la Manche avant de la livrer au grand jour de la publicité, rien de plus que de lui accorder autant de crédit que les gens d'esprit en accordent d'habitude aux livres de chevalerie, qui circulent dans ce monde avec tant de faveur. Moyennant ce prix, il se tiendra pour dûment payé et satisfait, tellement qu'il s'enhardira à chercher et à publier d'autres histoires, sinon aussi véritables, au moins d'égale invention et d'aussi gracieux passe-temps[313].
Voici les premières paroles écrites en tête du parchemin qui se trouva dans la caisse de plomb[314]:
LES ACADÉMICIENS D'ARGAMASILLA[315], BOURG DE LA MANCHE, SUR LA VIE ET LA MORT DU VALEUREUX DON QUICHOTTE DE LA MANCHE, HOC SCRIPSERUNT. LE MONICONGO[316], ACADÉMICIEN D'ARGAMASILLA, SUR LA SÉPULTURE DE DON QUICHOTTE
Épitaphe
«Le cerveau brûlé qui para la Manche de plus de dépouilles que Jason de Crète; le jugement qui eut la girouette pointue, quand elle aurait mieux fait d'être plate;
«Le bras qui étendit sa force tellement au loin, qu'il atteignit du Catay à Gaëte; la muse la plus effroyable et la plus discrète qui grava jamais des vers sur une table d'airain;
«Celui qui laissa les Amadis à l'arrière-garde, et se soucia fort peu des Galaors, appuyé sur les étriers de l'amour et de la valeur;
«Celui qui fit taire tous les Bélianis; qui, sur Rossinante, erra à l'aventure, celui-là gît sous cette froide pierre.»
LE PANIAGUADO[317], ACADÉMICIEN D'ARGAMASILLA, IN LAUDEM DULCINAE DU TOBOSO
Sonnet
«Celle que vous voyez au visage hommasse, aux fortes épaules, à la posture fière, c'est Dulcinée, reine du Toboso, dont le grand don Quichotte fut épris.
«Pour elle, il foula l'un et l'autre flanc de la grande Montagne Noire, et la fameuse campagne de Montiel, jusqu'à la plaine herbue d'Aranjuez, à pied et fatigué,
«Par la faute de Rossinante. Oh! quelle étoile influa sur cette dame manchoise et cet invincible chevalier errant! Dans ses jeunes années,
«Elle cessa en mourant d'être belle, et lui, bien qu'il reste gravé sur le marbre, il ne put échapper à l'amour, aux ressentiments, aux fourberies.»
LE CAPRICHOSO[318], TRÈS-SPIRITUEL ACADÉMICIEN D'ARGAMASILLA, À LA LOUANGE DE ROSSINANTE, CHEVAL DE DON QUICHOTTE DE LA MANCHE
Sonnet
«Sur le superbe tronc diamanté que Mars foule de ses pieds sanglants, le frénétique Manchois arbore son étendard avec une vaillance inouïe.
«Il suspend les armes et le fin acier avec lequel il taille, il tranche, il éventre, il décapite. Nouvelles prouesses! mais l'art invente un nouveau style pour le nouveau paladin.
«Si la Gaule vante son Amadis, dont les braves descendants firent mille fois triompher la Grèce, et étendirent sa gloire,
«Aujourd'hui, la cour où Bellone préside couronne don Quichotte, et la Manche insigne se glorifie plus que lui que la Grèce et la Gaule.
«Jamais l'oubli ne souillera ses gloires, car Rossinante même excède en gaillardise Brillador et Bayard.»
LE BURLADOR[319], ACADÉMICIEN ARGAMASILLESQUE, À SANCHO PANZA
Sonnet
«Voilà Sancho Panza, petit de corps, mais grand en valeur. Miracle étrange! ce fut bien l'écuyer le plus simple et sans artifice que vit le monde, je vous le jure et certifie.
«Il fut à deux doigts d'être comte, et il l'aurait été, si pour sa ruine, ne se fussent conjurées les impertinences du siècle vaurien, qui ne pardonnent pas même à un âne.
«C'est sur un âne (parlant par respect) que marchait ce doux écuyer, derrière le doux cheval Rossinante et derrière son maître.
«Ô vaines espérances des humains! vous passez en promettant le repos, et vous vous perdez à la fin en ombre, en fumée, en songe.»
LE CACHIDIABLO[320], ACADÉMICIEN D'ARGAMASILLA, SUR LA SÉPULTURE DE DON QUICHOTTE.
Épitaphe
«Ci-gît le chevalier bien moulu et mal errant que porta Rossinante par voies et par chemins.
«Gît également près de lui Sancho Panza le nigaud, écuyer le plus fidèle que vit le métier d'écuyer.»
DU TIQUITOC, ACADÉMICIEN D'ARGAMASILLA, SUR LA SÉPULTURE DE DULCINÉE DU TOBOSO
Épitaphe
«Ici repose Dulcinée, que, bien que fraîche et dodue, la laide et épouvantable mort a changée en poussière et en cendre.
«Elle naquit de chaste race et se donna quelques airs de grande dame; elle fut la flamme du grand don Quichotte, et la gloire de son village.»
Ces vers étaient les seuls qu'on pût lire. Les autres, dont l'écriture était rongée des vers, furent remis à un académicien pour qu'il les expliquât par conjectures. On croit savoir qu'il y est parvenu à force de veilles et de travail, et qu'il a l'intention de publier ces vers, dans l'espoir de la troisième sortie de don Quichotte.
Forse altri canterà con miglior plettro[321].
[1] Ces mots expliquent, à ce que je crois, le véritable sens du titre _l'Ingénieux hidalgo, _titre fort obscur, surtout en espagnol, où le mot _ingenioso _a plusieurs significations. Cervantès a probablement voulu faire entendre que don Quichotte était un personnage de son invention, un fils de son esprit (ingenio). [2] Il y a, dans l'original, _padrastro, _le masculin de marâtre. [3] Cette coutume, alors générale, était très-suivie en Espagne. Chaque livre débutait par une série d'éloges donnés à son auteur, et, presque toujours, le nombre de ces éloges était en proportion inverse du mérite de l'ouvrage. Ainsi, tandis que l'_Araucana _d'Alonzo de Ercilla n'avait que six pièces de poésie pour recommandations, le _Cancionero _de Lopez Maldonado en avait douze, le poëme des _Amantes de Teruel _de Juan Yaguë, seize, le _Viage Entretenido _d'Agustin de Rojas, vingt-quatre, et les _Rimas _de Lope de Vega, vingt-huit. C'est surtout contre ce dernier que sont dirigées les railleries de Cervantès, dans tout le cours de son prologue.
Au reste, la mode de ces ornements étrangers ne régnait pas moins en France : qu'on ouvre _la Henriade _et _la Loyssée _de Sébastien Garnier (Blois, 1594), ces deux chefs- d'oeuvre réimprimés à Paris en 1770, sans doute pour jouer pièce à Voltaire, on n'y trouvera pas moins de vingt-huit morceaux de poésie française et latine, par tous les beaux esprits de la Touraine, entre autres un merveilleux sonnet où l'on compare le premier chantre d'Henri IV à un bastion :
Muni, pour tout fossé, de profonde science… Qui pour mare a Maron, pour terrasse Térence. [4] Cervantès avait cinquante-sept ans et demi lorsqu'il publia la première partie du Don Quichotte. [5] Personnage proverbial, comme le Juif errant. Dans le moyen âge, on croyait que c'était un prince chrétien, à la fois roi et prêtre, qui régnait dans la partie orientale du Thibet, sur les confins de la Chine. Ce qui a peut-être donné naissance à cette croyance populaire, c'est qu'il y avait dans les Indes, à la fin du douzième siècle, un petit prince nestorien, dont les États furent engloutis dans l'empire de Gengis-Khan. [6] C'est ce qu'avait fait Lope de Vega dans son poëme El Isidro. [7] En effet, ce n'est point Horace, mais l'auteur anonyme des fables appelées _Ésopiques. (Canis et Lupus, _lib. III, fabula XIV.) [8] Ces vers ne se trouvent point parmi ceux qu'on appelle _Distiques de Caton; ils sont d'Ovide. (Tristes, _elegia VI.) [9] Don Antonio de Guévara, qui écrivit, dans une de ses _Lettres, _la Notable histoire de trois amoureuses. « Cette Lamia, dit-il, cette Layda et cette Flora furent les trois plus belles et plus fameuses courtisanes qui aient vécu, celles de qui le plus d'écrivains parlèrent, et pour qui le plus de princes se perdirent. » [10] Rabbin portugais, puis médecin à Venise, où il écrivit, à la fin du quinzième siècle, les _Dialoghi d'amore. _Montaigne dit aussi de cet auteur : « Mon page fait l'amour, et l'entend. Lisez-lui Léon Hébreu… On parle de lui, de ses pensées, de ses actions; et si, n'y entend rien. » (Livre III, chap. v.) [11] Cet ouvrage est justement le _Peregrino _ou l'_Isidro _de Lope de Vega, terminés l'un et l'autre par une table alphabétique des auteurs cités, et qui contient, dans le dernier de ces poëmes, jusqu'à cent cinquante-cinq noms. Un autre Espagnol, don José Pellicer de Salas, fit bien mieux encore dans la suite. Son livre, intitulé Lecciones solemnes a las obras de Don Luis de Gongora (1630), est précédé d'un _index _des écrivains cités par lui, par ordre alphabétique, et divisés en 74 classes, 2165 articles. [12] Il y a dans le texte _duelos y quebrantos ; _littéralement _des deuils et des brisures. _Les traducteurs, ne comprenant point ces mots, ont tous mis, les uns après les autres, _des oeufs au lard à la manière d'Espagne. En voici l'explication : il était d'usage, dans les bourgs de la Manche, que, chaque semaine, les bergers vinssent rendre compte à leurs maîtres de l'état de leurs troupeaux. Ils apportaient les pièces de bétail qui étaient mortes dans l'intervalle, et dont la chair désossée était employée en salaisons. Des abatis et des os brisés se faisait le pot-au-feu les samedis, car c'était alors la seule viande dont l'usage fût permis ce jour-là, par dispense, dans le royaume de Castille, depuis la bataille de Las Navas (1212). _On conçoit comment, de son origine et de sa forme, ce mets avait pris le nom de _duelos _y quebrantos. [13] Voici le titre littéral de ces livres : _La Chronique des très-vaillants chevaliers don Florisel de Niquéa, et le vigoureux Anaxartes, corrigée du style antique, selon que l'écrivit Zirphéa, reine d'Agines, par le noble chevalier Feliciano de Silva. - Saragosse, _1584. Par une rencontre singulière, cette _Chronique _était dédiée à un duc de Bejar, bisaïeul de celui à qui Cervantès dédia son Don Quichotte. [14] « Que j'achève par des inventions une histoire si estimée, ce serait une offense. Aussi la laisserai-je en cette partie, donnant licence à quiconque au pouvoir duquel l'autre partie tomberait, de la joindre à celle-ci, car j'ai grand désir de la voir. » _(Bélianis, _livre VI, chap. LXXV.) [15] Gradué à Sigüenza est une ironie. Du temps de Cervantès, on se moquait beaucoup des petites universités et de leurs élèves. Cristoval Suarez de Figueroa, dans son livre intitulé _el Pasagero, _fait dire à un maître d'école : « Pour ce qui est des degrés, tu trouveras bien quelque université champêtre, où ils disent d'une voix unanime : Accipiamus pecuniam, et mittamus asinum in patriam suam (Prenons l'argent, et renvoyons l'âne dans son pays). » [16] « Ô bastard ! répliqua Renaud à Roland, qui lui reprochait ses vols, ô fils de méchante femelle! tu mens en tout ce que tu as dit; car voler les païens d'Espagne ce n'est pas voler. Et moi seul, en dépit de quarante mille Mores et plus, je leur ai pris un Mahomet d'or, dont j'avais besoin pour payer mes soldats. » _(Miroir de chevalerie, _partie I, chap. XLVI.) [17] Ou Galadon, l'un des douze pairs de Charlemagne, surnommé _le Traître, pour avoir livré l'armée chrétienne aux Sarrasins, dans la gorge de Roncevaux. [18] Pietro Gonéla était le bouffon du duc Borso de Ferrare, qui vivait au quinzième siècle. Luigi Domenichi a fait un recueil de ses pasquinades. Un jour, ayant gagé que son cheval, vieux et étique, sauterait plus haut que celui de son maître, il le fit jeter du haut d'un balcon, et gagna le pari. - La citation latine est empruntée à Plaute (Aulularia, _acte III, scène VI). [19] Ce nom est un composé et un augmentatif de _rocin, petit cheval, bidet, haridelle. Cervantès a voulu faire, en outre, un jeu de mots. Le cheval qui était rosse auparavant (rocin-antes) est devenu la première rosse (ante-rocin)._ [20] _Quixote _signifie cuissard, armure de la cuisse; _quixada, _mâchoire, et _quesada, _tarte au fromage. Cervantès a choisi pour le nom de son héros cette pièce de l'armure, parce que la terminaison _ote _désigne ordinairement en espagnol des choses ridicules. [21] Quelquefois, en recevant la confirmation, on change le nom donné au baptême. [22] Allusion à un passage d'_Amadis, _lorsque Oriane lui ordonne de ne plus se présenter devant elle. (Livre II, chap. XLIV.) [23] En Espagne, on appelle port, _puerto, _un col, un passage dans les montagnes. [24] Je conserve, faute d'autre, le mot consacré d'hôtellerie ; mais il traduit bien mal celui de _venta. _On appelle ainsi ces misérables auberges isolées qui servent de station entre les bourgs trop éloignés, et dans lesquelles on ne trouve guère d'autre gîte qu'une écurie, d'autres provisions que de l'orge pour les mulets. [25] Vers d'un ancien romance :
Mis arreos son las armas, Mi descanso el pelear. (Canc. de Rom.) [26] Il y a ici un double jeu de mots : _Castellano _signifie également châtelain et Castillan; mais Cervantès emploie l'expression de _sano de Castilla, _qui, dans l'argot de prison, signifie un voleur déguisé. [27] C'est la continuation du romance cité par don Quichotte :
Mi cama las duras peñas, Mi dormir siempre velar. [28] L'hôtelier trace ici une espèce de carte géographique des quartiers connus pour être exploités de préférence par les vagabonds et les voleurs. [29] Il doit paraître étrange qu'un laboureur porte une lance avec lui. Mais c'était alors l'usage, chez toutes les classes d'Espagnols, d'être armés partout de l'épée ou de la lance et du bouclier, comme aujourd'hui de porter une escopette. Dans le _Dialogue des chiens Scipion et Berganza, _Cervantès fait mention d'un bourgeois de campagne qui allait voir ses brebis dans les champs, monté sur une jument à l'écuyère, avec la lance et le bouclier, si bien qu'il semblait plutôt un cavalier garde-côte qu'un seigneur de troupeaux. [30] Ce _romance, _en trois parties, dont l'auteur est inconnu, se trouve dans le _Cancionero, _imprimé à Anvers en 1555. On y rapporte que Charlot (Carloto), fils de Charlemagne, attira Baudouin dans _le bocage de malheur (la foresta sin ventura), _avec le dessein de lui ôter la vie et d'épouser sa veuve. Il lui fit, en effet, vingt-deux blessures mortelles, et le laissa sur la place. Le marquis de Mantoue, son oncle, qui chassait dans les environs, entendit les plaintes du blessé, et le reconnut. Il envoya une ambassade à Paris pour demander justice à l'empereur, et Charlemagne fit décapiter son fils. [31] _Les Neuf de la Renommée (los Nueve de la Fama) _sont trois Hébreux, Josué, David et Judas Machabée ; trois gentils, Hector, Alexandre et César ; et trois chrétiens, Arthur, Charlemagne et Godefroi de Bouillon. [32] C'est Alquife, mari d'Urgande la Déconnue, qui écrivit la _Chronique d'Amadis de Grèce. _La nièce de don Quichotte estropie son nom. [33] On ne sait pas précisément ni quel fut l'auteur primitif d'_Amadis de Gaule, _ni même en quel pays parut originairement ce livre célèbre. À coup sûr, ce n'est point en Espagne. Les uns disent qu'il venait de Flandre; d'autres, de France; d'autres, de Portugal. Cette dernière opinion paraît la plus fondée. On peut croire, jusqu'à preuve contraire, que l'auteur original de l'_Amadis _est le Portugais Vasco de Lobeira, qui vivait, selon Nicolas Antonio, sous le roi Denis (Dionis), à la fin du treizième siècle, et, selon Clemencin, sous le roi Jean Ier, à la fin du quatorzième. Des versions espagnoles circulèrent d'abord par fragments; sur ces fragments manuscrits se firent les éditions partielles du quinzième siècle, et l'arrangeur Garcia Ordoñez de Montalvo forma, en les compilant, son édition complète de 1525. D'Herberay donna, en 1540, une traduction française de l'_Amadis, _fort goûtée en son temps, mais oubliée depuis l'imitation libre du comte de Tressan, que tout le monde connaît. [34] Ce livre est intitulé : _Le Rameau qui sort des quatre livres d'Amadis de Gaule, appelé les Prouesses du très- vaillant chevalier Esplandian, fils de l'excellent roi Amadis de Gaule, _Alcala, 1588. Son auteur est Garcia Ordoñez de Montalvo, l'éditeur de l'_Amadis. _Il annonce, au commencement, que ces _Prouesses _furent écrites en grec par maître Hélisabad, chirurgien d'Amadis, et qui les a traduites. C'est pour cela qu'il donne à son livre le titre étrange de _las Sergas, _mot mal forgé du grec . Il voulait dire las Ergas. [35] L'histoire d'Amadis de Grèce a pour titre : _Chronique du très-vaillant prince et chevalier de l'Ardente- Épée Amadis de Grèce, _etc., Lisbonne, 1596. L'auteur dit aussi qu'elle fut écrite en grec par le sage Alquife, puis traduite en latin, puis en romance. Nicolas Antonio, dans sa _Bibliothèque espagnole, _t. XI, 394, compte jusqu'à vingt livres de chevalerie écrits sur les aventures des descendants d'Amadis. [36] L'auteur de ces deux ouvrages est Antonio de Torquémada. [37] Ou _Félix-Mars d'Hircanie, _publié par Melchior de Ortéga, chevalier d'Ubéda, Valladolid, 1556. [38] Sa mère Marcelina, femme du prince Florasan de Misia, le mit au jour dans un bois, et le confia à une femme sauvage, appelée Balsagina, qui, des noms réunis de ses parents, le nomma Florismars, puis Félix-Mars. [39] _Chronique du très-vaillant chevalier Platir, fils de l'empereur Primaléon, _Valladolid, 1533. L'auteur de cet ouvrage est inconnu, comme le sont la plupart de ceux qui ont écrit des livres de chevalerie. [40] _Livre de l'invincible chevalier Lepolemo, et des exploits qu'il fit, s'appelant le chevalier de la Croix, _Tolède, 1562 et 1563. Ce livre a deux parties, dont l'une, au dire de l'auteur, fut écrite en arabe, sur l'ordre du sultan Zuléma, par un More nommé Zarton, et traduite par un captif de Tunis ; l'autre en grec, par le roi Artidore. [41] Cet ouvrage est formé de quatre parties : la première, composée par Diego Ordoñez de Calahorra, fut imprimée en 1502, et dédiée à Martin Cortez, fils de Fernand Cortez ; la seconde, écrite par Pedro de la Sierra, fut imprimée à Saragosse, en 1586 ; les deux dernières, composées par le licencié Marcos Martinez, parurent aussi à Saragosse, en 1603. [42] Tout le monde sait que Boyardo est auteur de _Roland amoureux, _et l'Arioste de Roland furieux. [43] Ce capitaine est don Geronimo Ximenez de Urrea, qui fit imprimer sa traduction à Lyon, en 1556. Don Diego de Mendoza avait dit de lui : « Et don Geronimo de Urrea n'a-t-il pas gagné renom de noble écrivain et beaucoup d'argent, ce qui importe plus, pour avoir traduit le _Roland furieux, _c'est-à-dire pour avoir mis, où l'auteur disait _cavaglieri, _cavalleros ; _arme, _armas ; _amori, _amores ? De cette façon, j'écrirais plus de livres que n'en fit Mathusalem. » [44] Ce poëme, écrit en octaves, est celui d'Agustin Alonzo, de Salamanque, Tolède, 1585. Il ne faut pas le confondre avec celui de l'évêque Balbuéna, qui ne parut qu'après la mort de Cervantès. [45] De Francisco Garrido de Villena. Tolède, 1585. [46] Le premier des _Palmerins _est intitulé : _Livre du fameux chevalier Palmerin d'Olive, qui fit par le monde de grands exploits d'armes, sans savoir de qui il était fils, _Médina del Campo, 1563. Son auteur est une femme portugaise, à ce qu'on suppose, dont le nom est resté inconnu. L'autre _Palmerin (Chronica do famoso é muito esforzado cavaleiro Palmeirim da Ingalaterra, _etc.), est formé de six parties. Les deux premières sont attribuées, par les uns, au roi Jean II, par d'autres, à l'infant don Louis, père du prieur de Ocrato, qui disputa la couronne de Portugal à Philippe II ; par d'autres encore, à Francisco de Moraes. Les troisième et quatrième parties furent composées par Diego Fernandez ; les cinquième et sixième, par Balthazar Gonzalez Lobato, tous Portugais. [47] Ce roman est intitulé : _Livre du valeureux et invincible prince don Bélianis de Grèce, fils de l'empereur don Béliano et de l'impératrice Clorinda ; traduit de la langue grecque, dans laquelle l'écrivit le sage Friston, par un fils du vertueux Torribio Fernandez, _Burgos, 1579. Ce fils du vertueux Torribio était le licencié Geronimo Fernandez, avocat à Madrid. [48] C'est-à-dire le délai nécessaire pour assigner en justice ceux qui résident aux colonies, six mois au moins. [49] L'une était suivante et l'autre duègne de la princesse Carmésina, prétendue de Tirant le Blanc. [50] Cet auteur inconnu, qui méritait les galères, au dire du curé, intitula son ouvrage : _Tirant le Blanc, de Roche- Salée, chevalier de la Jarretière, qui, par ses hauts faits de chevalerie, devint prince et césar de l'empire grec. _Le héros se nomme Tirant, parce que son père était seigneur de la marche de Tirania, et Blanco, parce que sa mère s'appelait Blanche ; on ajouta de Roche-Salée, parce qu'il était seigneur d'un château fort bâti sur une montagne de sel. Ce livre, l'un des plus anciens du genre, fut probablement écrit en portugais par un Valencien nommé Juannot Martorell. Une traduction en langue limousine, faite par celui-ci et terminée, après sa mort, par Juan de Galba, fut imprimée à Valence en 1490. Les exemplaires de la traduction espagnole publiée à Valladolid, en 1516, sont devenus d'une extrême rareté. Ce livre manque dans la collection de romans originaux de chevalerie que possède la bibliothèque impériale de Paris. On l'a même vainement cherché dans toute l'Espagne, pour la bibliothèque de Madrid, et les commentateurs sont obligés de le citer en italien ou en français. [51] Portugais : il était poëte, musicien et soldat. Il fut tué dans le Piémont, en 1561. [52] Salmantin veut dire de Salamanque. C'était un médecin de cette ville, nommé Alonzo Perez. [53] Poëte valencien, qui continua l'oeuvre de Montemayor, sous le titre de Diana enamorada. [54] Voici le titre de l'ouvrage : _Les dix livres de Fortune d'amour, où l'on trouvera les honnêtes et paisibles amours du berger Frexano et de la belle bergère Fortune, _Barcelone, 1573. [55] Par don Bernardo de la Vega, chanoine de Tucuman, Séville, 1591. [56] Par Bernardo Gonzalez de Bobadilla, Alcala, 1587. [57] Par Bartolome Lopez de Enciso, Madrid, 1586. [58] Par Luis Galvez de Montalvo, Madrid, 1582. [59] Par don Pedro Padilla, Madrid, 1575. [60] Imprimé à Madrid en 1586. [61] Cervantès renouvela, dans la dédicace de _Persilès y Sigismunda, _peu de jours avant sa mort, la promesse de donner cette seconde partie de la _Galatée. _Mais elle ne fut point trouvée parmi ses écrits. [62] Le grand poëme épique de l'_Araucana _est le récit de la conquête de l'_Arauco, _province du Chili, par les Espagnols. Alonzo de Ecilla faisait partie de l'expédition. L'_Austriada _est l'histoire héroïque de don Juan d'Autriche, depuis la révolte des Morisques de Grenade jusqu'à la bataille de Lépante. Enfin le _Monserrate _décrit la pénitence de saint Garin et la fondation du monastère de Monserrat, en Catalogne, dans le neuvième siècle. [63] Poëme en douze chants, de Luis Barahona de Soto, 1586. [64] Il y avait, à l'époque de Cervantès, deux poëmes de ce nom sur les victoires de Charles-Quint : l'un de Geronimo Sampere, Valence, 1560 ; l'autre de Juan Ochoa de la Salde, Lisbonne, 1585. [65] _El León de España, _poëme en octaves, de Pedro de la Vecilla Castellanos, sur les héros et les martyrs de l'ancien royaume de Léon. Salamanque, 1586. [66] _Los hechos del imperador. C'est un autre poëme (Carlo famoso), _en cinquante chants et en l'honneur de Charles-Quint, composé, non par don Luis de Avila, mais par don Luis Zapata. Il y a dans le texte une faute de l'auteur ou de l'imprimeur. [67] Allusion au tournoi de Persépolis, dans le roman de Bélianis de Grèce. [68] Cervantès aura sans doute écrit Friston, nom de l'enchanteur, auteur supposé de _Bélianis, _qui habitait la forêt de la Mort. [69] En Espagne, dans la hiérarchie nobiliaire, le titre de marquis est inférieur à celui de comte. C'est le contraire en Angleterre et en France. [70] Cette aventure de Diego Perez de Vargas, surnommé _Machuca, _arriva à la prise de Xérès, sous saint Ferdinand. Elle est devenue le sujet de plusieurs romances. [71] Règle neuvième : « Qu'aucun chevalier ne se plaigne d'aucune blessure qu'il ait reçue. » (MARQUEZ, Tesoro militar de cavalleria). [72] Cervantès divisa la première partie du _Don Quichotte _en quatre livres fort inégaux entre eux, car le troisième est plus long que les deux premiers, et le quatrième plus long que les trois autres. Il abandonna cette division dans la seconde partie, pour s'en tenir à celle des chapitres. [73] Ainsi ce fut le sage Alquife qui écrivit la chronique d'Amadis de Grèce ; le sage Friston, l'histoire de don Bélianis ; les sages Artémidore et Lirgandéo, celle du chevalier de Phoebus ; le sage Galténor, celle de Platir, etc. [74] Ou cette plaisanterie, fort heureusement placée par Cervantès en cet endroit, avait cours de son temps, même hors de l'Espagne, ou Shakespeare et lui l'ont imaginée à la fois. On lit, dans les Joyeuses bourgeoises de Windsor (acte II, scène II) :
FALSTAF
Bonjour, ma bonne femme.
QUICKLY
Plaise à Votre Seigneurie, ce nom ne m'appartient pas.
FALSTAF
Ma bonne fille, donc.
QUICKLY J'en puis jurer ; comme l'était ma mère quand je suis venue au monde. [75] Cervantès veut parler de l'hébreu, et dire qu'il aurait bien trouvé quelque juif à Tolède. [76] On a donné le nom de _Morisques _aux descendants des Arabes et des Mores restés en Espagne après la prise de Grenade, et convertis par force au christianisme. Voyez, à ce sujet, mon _Histoire des Arabes et des Mores d'Espagne, _t. I, chap. VII. [77] Pour accommoder son livre à la mode des romans de chevalerie, Cervantès suppose qu'il fut écrit par un More, et ne se réserve à lui-même que le titre d'éditeur. Avant lui, le licencié Pedro de Lujan avait fait passer son histoire du chevalier de la Croix pour l'oeuvre du More Xarton, traduite par un captif de Tunis.
L'orientaliste don José Conde a récemment découvert la signification du nom de ce More, auteur supposé du _Don Quichotte. _Ben-Engéli est un composé arabe dont la racine, _iggel _ou _eggel, _veut dire cerf, comme Cervantès est un composé espagnol dont la racine est _ciervo. Engéli _est l'adjectif arabe correspondant aux adjectifs espagnols _cerval _ou _cervanteño. _Cervantès, longtemps captif parmi les Mores d'Alger, dont il avait appris quelque peu la langue, a donc caché son nom sous un homonyme arabe. [78] Au contraire, c'est la seule fois que Sancho soit nommé Zancas. Il est presque superflu de dire que _Panza _signifie panse, et _Zancas, _jambes longues et cagneuses. [79] Cervantès fait sans doute allusion au nom de _chien _que se donnaient réciproquement les chrétiens et les Mores. On disait en Espagne : Perro moro. [80] La _Santa Hermandad, _ou _Sainte Confrérie, _était une juridiction ayant ses tribunaux et sa maréchaussée, spécialement chargée de la poursuite et du châtiment des malfaiteurs. Elle avait pris naissance dès le commencement du treizième siècle, en Navarre, et par des associations volontaires ; elle pénétra depuis en Castille et en Aragon, et fut complètement organisée sous les rois catholiques. [81] Ou Fier-à-Bras. « C'était, dit l'_Histoire de Charlemagne, un géant, roi d'Alexandrie, fils de l'amiral Balan, conquérant de Rome et de Jérusalem, et païen ou Sarrasin. Il était grand ennemi d'Olivier, qui lui faisait des blessures mortelles ; mais il en guérissait aussitôt en buvant d'un baume qu'il portait dans deux petits barils gagnés à la conquête de Jérusalem. Ce baume était, à ce qu'on croit, une partie de celui de Joseph d'Arimathie (qui servit à embaumer le Sauveur). Mais Olivier, ayant réussi à submerger les deux barils au passage d'une profonde rivière, vainquit Fier-à-Bras, qui reçut ensuite le baptême et mourut converti, comme le rapporte Nicolas de Piamonte. » (Historia de Carlo Magno, _cap. VIII et XII.) [82] _Orlando furioso, _canto XVIII, CLXI, etc. [83] Voici le serment du marquis de Mantoue, tel que le rapportent les anciens _romances _composés sur son aventure : « Je jure de ne jamais peigner mes cheveux blancs ni couper ma barbe, de ne point changer d'habits ni renouveler ma chaussure, de ne point entrer en lieux habités ni ôter mes armes, si ce n'est pour une heure, afin de me laver le corps, de ne point manger sur nappe ni m'asseoir à table, jusqu'à ce que j'aie tué Charlot, ou que je sois mort dans le combat… » [84] Dans le poëme de Boyardo, le roi de Tartarie, Agrican, vient faire le siége d'Albraque avec une armée de deux millions de soldats, qui couvrait quatre lieues d'étendue. Dans le poëme de l'Arioste, le roi Marsilio assiége la même forteresse avec les trente-deux rois ses tributaires et tous leurs gens d'armes. [85] Royaumes imaginaires cités dans l'Amadis de Gaule. [86] Il peut être curieux de comparer cette description de l'âge d'or avec celles qu'en ont faites Virgile, dans le premier livre des _Géorgiques, _Ovide, dans le premier livre des _Métamorphoses, _et le Tasse, dans le choeur de bergers qui termine le premier acte de l'Aminta. [87] Presque tous les instituts de chevalerie adoptèrent la même devise. Dans l'ordre de Malte, on demandait au récipiendaire : « Promettez-vous de donner aide et faveur aux veuves, aux mineurs, aux orphelins et à toutes les personnes affligées ou malheureuses ? » Le novice répondait : « Je promets de le faire avec l'aide de Dieu. » [88] _Rabel, _espèce de violon à trois cordes, que l'on connaissait en Espagne dès les premières années du quatorzième siècle, car l'archiprêtre de Hita en fait mention dans ses poésies. [89] Il y a dans l'original « … Plus que sarna (la gale) » pour Sara, femme d'Abraham. Don Quichotte répond ensuite : « _Sarna vit plus que Sara. » Ces jeux de mots ne pouvaient être traduits. [90] Il est dit, au chapitre XCIX du roman d'Esplandian, que l'enchanteresse Morgaïna, soeur du roi Artus, le tenait enchanté, mais qu'il reviendrait sans faute reprendre un jour le trône de la Grande-Bretagne. Sur son sépulcre, au dire de don Diégo de Véra (Epitome de los imperios), _on avait gravé ce vers pour épitaphe :
HIC JACET ARTURUS, REX QUONDAM, REXQUE FUTURUS,
qu'on pourrait traduire ainsi :
CI-GÎT ARTHUR, ROI PASSÉ, ROI FUTUR.
Julian del Castillo a recueilli dans un ouvrage grave _(Historia de los reyes godos) _un conte populaire qui courait à son époque : Philippe II, disait-on, en épousant la reine Marie, héritière du royaume d'Angleterre, avait juré que, si le roi Artus revenait de son temps, il lui rendrait le trône.
Le docteur John Bowle, dans ses annotations sur le _Don Quichotte, _rapporte une loi d'Hoëlius le Bon, roi de Galles, promulguée en 998, qui défend de tuer des corbeaux sur le champ d'autrui. De cette défense, mêlée à la croyance populaire qu'Artus fut changé en corbeau, a pu naître l'autre croyance que les Anglais s'abstenaient de tuer ces oiseaux dans la crainte de frapper leur ancien roi. [91] L'ordre de la _Table-Ronde, _fondé par Artus, se composait de vingt-quatre chevaliers et du roi président. On y admettait les étrangers : Roland en fut membre, ainsi que d'autres _pairs de France. Le conteur don Diégo de Véra, qui recueillait dans son livre (Epitome de los imperios) _toutes les fables populaires, rapporte que, lors du mariage de Philippe II avec la reine Marie, on montrait encore, à Hunscrit, la _table ronde _fabriquée par Merlin ; qu'elle se composait de vingt-cinq compartiments, teintés en blanc et en vert, lesquels se terminaient en pointe au milieu, et allaient s'élargissant jusqu'à la circonférence, et que dans chaque division étaient écrits le nom du chevalier et celui du roi. L'un de ces compartiments, appelé _place de Judas, _ou _siége périlleux, _restait toujours vide. [92] Le romance entier est dans le _Cancionero, _p. 242 de l'édition d'Anvers. _Lancelot du Lac _fut originairement écrit par Arnault Daniel, poëte provençal. [93] Renaud de Montauban devint empereur de Trébisonde ; Bernard del Carpio, roi d'Irlande ; Palmerin d'Olive, empereur de Constantinople ; Tirant le Blanc, césar de l'empire de Grèce, etc. [94] « Tirant le Blanc n'invoquait aucun saint, mais seulement le nom de Carmésine ; et, quand on lui demandait pourquoi il n'invoquait pas aussi le nom de quelque saint, il répondait : « Celui qui sert plusieurs ne sert personne. » (Livre III, chap. XXVIII.) [95] Ainsi, lorsque Tristan de Léonais se précipite d'une tour dans la mer, il se recommande à l'amie Iseult et à son doux Rédempteur. [96] L'article 31 des statuts de l'ordre de l'Écharpe _(la Banda) était ainsi conçu : « Qu'aucun chevalier de l'Écharpe ne soit sans servir quelque dame, non pour la déshonorer, mais pour lui faire la cour et pour l'épouser. Et quand elle sortira, qu'il l'accompagne à pied ou à cheval, tenant à la main son bonnet, et faisant la révérence avec le genou. » [97] Don Quichotte veut parler sans doute de la princesse Briolange, choisie par Amadis pour son frère Galaor. « Il s'éprit tellement d'elle, et elle lui parut si bien, que, quoiqu'il eût vu et traité beaucoup de femmes, comme cette histoire le raconte, jamais son coeur ne fut octroyé en amour véritable à aucune autre qu'à cette belle reine. » (Amadis, lib. IV, cap. CXXI). [98] Nessun la muova ! Que star non possa con Orlando a prova. (Ariosto, _canto XXIV, oct. 57.) [99] On donnait alors dans le peuple le nom de _cachopin _ou _gachupin _à l'Espagnol qui émigrait aux Grandes-Indes par pauvreté ou vagabondage. [100] Chrysostome étant mort _désespéré, _comme disent les Espagnols, c'est-à-dire par un suicide, son enterrement se fait sans aucune cérémonie religieuse. Ainsi il est encore vêtu en berger, et ne porte point la _mortaja, habit religieux qui sert de linceul à tous les morts. [101] Les stances de ce chant (canción) se composent de seize vers de onze syllabes (endecasilabos), _dont les rimes sont disposées d'une façon singulière, inusitée jusqu'à Cervantès, et qu'on n'a pas imitée depuis. Dans cet arrangement, le pénultième vers, ne trouvant point de consonance dans les autres, rime avec le premier hémistiche du dernier.
Mas gran simpleza es avisarte desto,
Pues se que esta tu gloria conocida
En que mi _vida _llegue al fin tan presto.
Comme ces singularités, et même les principales beautés de la pièce (où elles sont rares) se trouvent perdues dans la traduction, je l'aurais volontiers supprimée, pour abréger l'épisode un peu long, un peu métaphysique, de Chrysostome et de Marcelle, s'il était permis à un traducteur de _corriger _son modèle, surtout quand ce modèle est Cervantès. [102] L'érudition de l'étudiant Ambroise est ici en défaut. Tarquin était le second mari de Tullia, et c'est le corps de son père Servius Tullius qu'elle foula sous les roues de son char. [103] Que fué pastor de ganado Perdido por desamor.
Il y a dans cette strophe un insipide jeu de mots entre les paroles voisines _ganado _et perdido ; celle-ci veut dire _perdu ; _l'autre, qui signifie _troupeau, _veut dire aussi gagné. [104] Habitants du district de Yanguas, dans la Rioja. [105] Amadis tomba deux fois au pouvoir d'Archalaüs. La première, celui-ci le tint enchanté ; la seconde, il le jeta dans une espèce de souterrain, par le moyen d'une trappe. Le roman ne dit pas qu'il lui ait donné des coups de fouet ; mais il lui fit souffrir la faim et la soif. Amadis fut secouru dans cette extrémité par une nièce d'Archalaüs, la demoiselle muette, qui lui descendit dans un panier un pâté au lard et deux barils de vin et d'eau. (Chap. XIX et XLIX.) [106] _Tizona, _nom de l'une des épées du Cid. L'autre s'appelait Colada. [107] Beltenebros. [108] Avant leur expulsion de l'Espagne, les Morisques s'y occupaient de l'agriculture, des arts mécaniques et surtout de la conduite des bêtes de somme. La vie errante des muletiers les dispensait de fréquenter les églises, et les dérobait à la surveillance de l'Inquisition. [109] Voyez la note 80 chap. X. [110] Le supplice de Sancho était dès longtemps connu. Suétone rapporte que l'empereur Othon, lorsqu'il rencontrait, pendant ses rondes de nuit, quelques ivrognes dans les rues de Rome, les faisait berner… _distento sagulo in sublime jactare. _Et Martial, parlant à son livre, lui dit de ne pas trop se fier aux louanges : « Car, par derrière, ajoute-t-il : Ibis ab excusso missus in astra sago. »
Les étudiants des universités espagnoles s'amusaient, au temps du carnaval, à faire aux chiens qu'ils trouvaient dans les rues ce que l'empereur Othon faisait aux ivrognes. [111] C'est Amadis de Grèce qui fut appelé le _chevalier de l'Ardente-Épée, _parce qu'en naissant il en avait une marquée sur le corps, depuis le genou gauche jusqu'à la pointe droite du coeur, aussi rouge que le feu. (partie I, chap. XLVI.)
Comme don Quichotte dit seulement Amadis, ce qui s'entend toujours d'Amadis de Gaule, et qu'il parle d'une épée véritable, il voulait dire, sans doute, le _chevalier de la Verte- Épée. Amadis reçut ce nom, sous lequel il était connu dans l'Allemagne, parce que, à l'épreuve des amants fidèles, et sous les yeux de sa maîtresse Oriane, il tira cette merveilleuse épée de son fourreau, fait d'une arête de poisson, verte et si transparente qu'on voyait la lame au travers. (Chap. LVI, LXX et LXXIII.) [112] Nom de l'île de Ceylan dans l'antiquité. [113] Peuples de l'intérieur de l'Afrique. [114] Ce ne sont pas les portes du temple où il périt qu'emporta Samson, mais celles de la ville de Gaza. (Juges, _chap. XVI.) [115] Littéralement : cherche mon sort à la piste, dépiste mon sort. [116] On croit que ce nom, donné par les Arabes à la rivière de Grenade, signifie semblable au Nil. [117] De Tarifa. [118] Les Biscayens. [119] Andrès de Laguna, né à Ségovie, médecin de Charles-Quint et du pape Jules III, traducteur et commentateur de Dioscorides. [120] Le texte dit simplement _encamisados, _nom qui conviendrait parfaitement aux soldats employés dans une de ces attaques nocturnes où les assaillants mettaient leurs chemises par-dessus leurs armes, pour se reconnaître dans les ténèbres, et que par cette raison on appelait camisades (en espagnol _encamisadas). _J'ai cru pouvoir, à la faveur de ce vieux mot, forger celui d'enchemisé. [121] Don Bélianis de Grèce s'était appelé le _chevalier de la Riche-Figure. _Il faut remarquer que le mot _figura, _en espagnol, ne s'applique pas seulement au visage, mais à la personne entière. [122] Concile de Trente (chap. LV). [123] Cette prétendue aventure du Cid est racontée avec une naïveté charmante dans le vingt et unième romance de son Romancero. [124] C'est sans doute une allusion au Nil, dont les anciens plaçaient la source au sommet des montagnes de la Lune, dans la haute Éthiopie, du haut desquelles il se précipitait par deux immenses cataractes. (Ptolémée, _Géogr., _livre V.) [125] Les bergers espagnols appellent la constellation de la _petite Ourse _le _cor de chasse (la bocina). _Cette constellation se compose de l'étoile polaire, qui est immobile, et de sept autres étoiles qui tournent autour, et qui forment une grossière image de cor de chasse. Pour connaître l'heure, les bergers figurent une croix ou un homme étendu, ayant la tête, les pieds, le bras droit et le bras gauche.
Au centre de cette croix est l'étoile polaire, et c'est le passage de l'étoile formant l'embouchure du cor de chasse _(la boca de la bocina) _par ces quatre points principaux, qui détermine les heures de la nuit. Au mois d'août, époque de cette aventure, la ligne de minuit est en effet au bras gauche de la croix, de sorte qu'au moment où _la boca de la bocina _arrive au-dessus de la tête, il n'y a plus que deux ou trois heures jusqu'au jour. Le calcul de Sancho est à peu près juste. [126] Quelquefois les contes de bonne femme commençaient ainsi : « … Le bien pour tout le monde, et le mal pour la maîtresse du curé. » [127] L'histoire de la Torralva et des chèvres à passer n'était pas nouvelle. On la trouve, au moins en substance, dans la XXXIe des _Cento Novelle antiche de Francesco Sansovino, imprimées en 1575. Mais l'auteur italien l'avait empruntée lui-même à un vieux fabliau provençal du treizième siècle (le Fableor, _collection de Barbazan, 1756), qui n'était qu'une traduction en vers d'un conte latin de Pedro Alfonso, juif converti, médecin d'Alphonse le Batailleur, roi d'Aragon (vers 1100). [128] On appelle _vieux chrétiens, en Espagne, ceux qui ne comptent parmi leurs ancêtres ni Juifs ni Mores convertis. [129] Allusion au proverbe espagnol : « Si la pierre donne sur la cruche, tant pis pour la cruche ; et si la cruche donne sur la pierre, tant pis pour la cruche. » [130] Armet enchanté appartenant au roi more Mambrin, et qui rendait invulnérable celui qui le portait. (Boyardo _et l'Arioste.) [131] _Palmérin d'Olive, _chap. XLIII. [132] _Esplandian, _chap. CXLVII et CXLVIII. [133] _Amadis _de _Gaule, _chap. CXVII. [134] _Amadis de Gaule, _chap. LXVI, part. II, etc. [135] _Amadis _de _Gaule, _chap. XIV ; _le Chevalier de la Croix, _chap. CXLIV. [136] Bernard del Carpio, canto XXXVIII ; Primaléon, chap. CLVII. [137] _Tirant le Blanc, _part. I, chap. XL, etc. ; le Chevalier de la Croix, livre I, chap. LXV et suiv., etc. [138] Suivant les anciennes lois du _Fuero Juzgo _et les _Fueros _de Castille, le noble qui recevait un grief dans sa personne ou ses biens pouvait réclamer une satisfaction de 500 _sueldos. Le vilain n'en pouvait demander que 300 (Garibay, _lib. XII, cap. XX). [139] On croit que Cervantès a voulu désigner don Pedro Giron, duc d'Osuna, vice-roi de Naples et de Sicile. Dans son _Théâtre du gouvernement des vice-rois de Naples, _Domenicho Antonio Parrino dit que ce fut un des grands hommes du siècle, et qu'il n'avait de petit que la taille : di picciolo non avea altro que la statura. [140] « Quand le seigneur sort de sa maison pour aller à la promenade ou faire quelque visite, l'écuyer doit le suivre à cheval. » (Miguel Yelgo, _Estilo _de _servir a principes, _1614.) [141] On trouve dans le vieux code du treizième siècle, appelé _Fuero Juzgo, _des peines contre ceux qui font tomber la grêle sur les vignes et les moissons, ou ceux qui parlent avec les diables, et qui font tourner les volontés aux hommes et aux femmes. (Lib. VI, tit. II, ley 4.) Les _Partidas _punissent également ceux qui font des images ou autres sortilèges, et donnent des herbes pour l'amourachement des hommes et des femmes. (Part. VII, tit. XXIII, ley 2 y 3.) [142] Ce célèbre petit livre, qui parut en 1539, et qu'on croit l'ouvrage de don Diego Hurtado de Mendoza, ministre et ambassadeur de Charles-Quint, mais qui a peut-être pour auteur le moine Fray Juan de Ortega, est le premier de tous les romans qui composent ce que l'on nomme en Espagne la _littérature picaresque. _J'en ai publié l'histoire et la traduction dans l'édition illustrée de _Gil Blas, _comme introduction naturelle au roman de Lesage. [143] L'auteur de _Guzman d'Alfarache, _Mateo Aleman, dit de son héros : « … Il écrit lui-même son histoire aux galères, où il est forçat à la rame, pour les crimes qu'il a commis… » [144] Amadis de Gaule, ayant vaincu le géant Madraque, lui accorde la vie, à condition qu'il se fera chrétien, lui et tous ses vassaux, qu'il fondera des églises et des monastères, et qu'enfin il mettra en liberté tous les prisonniers qu'il gardait dans ses cachots, lesquels étaient plus de cent, dont trente chevaliers et quarante duègnes ou damoiselles.
Amadis leur dit, quand ils vinrent lui baiser les mains en signe de reconnaissance : « Allez trouver la reine Brisena, dites-lui comment vous envoie devant elle son chevalier de l'Île-Ferme, et baisez-lui la main pour moi. » _(Amadis de Gaule, _livre III, chap. LXV.) [145] On appelle en Espagne sierra (scie) une cordillère, une chaîne de montagnes. La Sierra-Morena (montagnes brunes), qui s'étend presque depuis l'embouchure de l'Èbre jusqu'au cap Saint-Vincent, en Portugal, sépare la Manche de l'Andalousie. Les Romains l'appelaient Mons Marianus. [146] La Sainte-Hermandad faisait tuer à coups de flèches les criminels qu'elle condamnait, et laissait leurs cadavres exposés sur le gibet. [147] Il paraît que Cervantès ajouta après coup, dans ce chapitre, et lorsqu'il avait écrit déjà les deux suivants, le vol de l'âne de Sancho par Ginès de Passamont. Dans la première édition du _Don Quichotte, _il continuait, après le récit du vol, à parler de l'âne comme s'il n'avait pas cessé d'être en la possession de Sancho, et il disait ici : « Sancho s'en allait derrière son maître, assis sur son âne à la manière des femmes… » Dans la seconde édition, il corrigea cette inadvertance, mais incomplètement, et la laissa subsister en plusieurs endroits. Les Espagnols ont religieusement conservé son texte, et jusqu'aux disparates que forme cette correction partielle. J'ai cru devoir les faire disparaître, en gardant toutefois une seule mention de l'âne, au chapitre XXV. L'on verra, dans la seconde partie du _Don Quichotte, _que Cervantès se moque lui-même fort gaiement de son étourderie, et des contradictions qu'elle amène dans le récit. [148] Témoin celle d'Amadis de Gaule :
Leonoreta sin roseta
Blanca sobre toda flor,
Sin roseta no me meta
_En tal culpa vuestro amor, _etc.
(Livre II, chap. LIV.)
[149] _Carta _signifie également _lettre _et _charte ;
_de là la question de Sancho.
[150] _Coleto de ambar. _Ce pourpoint parfumé se
nommait en France, au seizième siècle, _collet de senteur, _ou
collet de fleurs. (Voy. Montaigne, livre I, chap. XXII, et les
notes.)
[151] Personnages de la _Chronique de don Florisel de
Niquea, _par Féliciano de Silva.
[152] Chirurgien d'Amadis de Gaule.
[153] Voyez la note 146 du chap. XXIII.
[154] _Amadis de Gaule, _chap. XXI, XL et suivants.
[155] On peut voir, dans l'Amadis de Gaule (chap.
LXXIII), la description d'un andriaque né des amours
incestueux du géant Bandaguido et de sa fille.
[156] _Orlando furioso, _chants XXIII et suivants.
[157] Imitation burlesque de l'invocation d'Albanio dans
la seconde églogue de Garcilaso de la Vega.
[158] _Orlando furioso, chant IV, etc.
[159] In inferno nulla est redemptio.
[160] Les poëtes, cependant, n'ont pas toujours célébré
d'imaginaires beautés, et, sans recourir à la Béatrix du Dante
ou à la Laure de Pétrarque, on peut citer, en Espagne, la Diane
de Montemayor et la Galathée de Cervantès lui-même.
[161] Il est sans doute inutile de faire observer que, pour
augmenter le burlesque de cette lettre de change, don
Quichotte y emploie la forme commerciale.
[162] Expression espagnole pour dire : Elle me porterait
respect.
[163] C'est Thésée que voulait dire don Quichotte.
[164] C'était Ferragus, qui portait sept lames de fer sur le
nombril. (Orlando furioso, _canto XII.)
[165] _Orlando furioso, _canto XXIII.
[166] Phaéton.
… Currus auriga paterni, Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis. (Ovid., _Met., _lib. II.) [167] Ces strophes sont remarquables, dans l'original, par une coupe étrange et par la bizarrerie des expressions qu'il fallait employer pour trouver des rimes au nom de don Quichotte : singularités entièrement perdues dans la traduction. [168] À la manière de l'archevêque Turpin, dans le _Morgante maggiore _de Luigi Pulci. [169] Roi goth, détrôné en 680, et dont le nom est resté populaire en Espagne. [170] Comme le plus grand charme des trois strophes qui suivent est dans la coupe des vers et dans l'ingénieux arrangement des mots, je vais, pour les faire comprendre, transcrire une de ces strophes en original :
¿ Quien menoscaba mis bienes ? Desdenes. ¿ Yquien aumenta mis duelos ? Los zelos. ¿ Y quien prueba mi paciencia ? Ausencia. De ese modo en mi dolencia Ningun remedio se alcanza, Pues me matan la esperanza Desdenes, zelos y ausencia. [171] Malgré mon respect pour le texte de Cervantès, j'ai cru devoir supprimer ici une longue et inutile série d'imprécations, où Cardénio donne à Fernand les noms de Marius, de Sylla, de Catilina, de Julien, de Judas, etc., en les accompagnant de leurs épithètes classiques. Cette érudition de collège aurait fait tache dans un récit habituellement simple et toujours touchant. [172] Parabole du prophète Nathan, pour reprocher à David l'enlèvement de la femme d'Urie. _(Rois, _livre II, chap. XII.) [173] Pellicer croit voir ici une allusion à cette sentence de Virgile :
Una salus victis, nullam sperare salutem. [174] Malgré cet éloge des épisodes introduits dans la première partie du _Don Quichotte, _Cervantès en fait lui- même la critique, par la bouche du bachelier Samson Carrasco, dans la seconde partie, beaucoup plus sobre d'incidents étrangers. [175] Espèce de casquette sans visière, dont se coiffent les paysans de la Manche et des Andalousies. [176] Cervantès voulait probablement désigner le duc d'Osuna, et peut-être y avait-il un fond véritable à l'histoire de Dorothée. [177] Pour Ganelon, voyez la note 17 du chap. I. Vellido est un chevalier castillan qui assassina le roi Sanche II au siége de Zamora, en 1073. [178] Zulema est le nom d'une montagne au sud-ouest d'Alcala de Hénarès, au sommet de laquelle on a trouvé quelques ruines qu'on croit être celles de l'ancien Complutum. Cervantès consacre ici un souvenir à sa ville natale. [179] En Espagne, on appelait _ensalmo une manière miraculeuse de guérir les maladies, en récitant sur le malade certaines prières. Ce charme s'appelait ainsi (ensalmo), _parce que les paroles sacramentelles étaient ordinairement prises dans les psaumes. [180] Allusion à l'un des tours de maquignonnage des Bohémiens, qui, pour donner du train au mulet le plus lourd ou à l'âne le plus paresseux, leur versaient un peu de vif-argent dans les oreilles. [181] Ce roman fut composé par Bernardo de Vargas ; il est intitulé : _Les livres de don Cirongilio de Thrace, fils du noble roi Élesphron de Macédoine, tels que les écrivit Novarcus en grec, et Promusis en latin, _Séville, 1545, in-folio. [182] Voyez la note 37 du chap. VI. [183] Gonzalo Fernandez de Cordova. Son histoire, sans nom d'auteur, fut imprimée à Saragosse en 1559. [184] En 1469. Il mourut à Bologne en 1533. [185] Voici comment la _Chronique du Grand Capitaine _raconte cette aventure : « Diégo Garcia de Parédès prit une épée à deux mains sur l'épaule… et se mit sur le pont du Garellano, que les Français avaient jeté peu auparavant, et, combattant contre eux, il commença à faire de telles preuves de sa personne, que jamais n'en firent de plus grandes en leur temps Hector, Jules César, Alexandre le Grand, ni d'autres anciens valeureux capitaines, paraissant réellement un autre Horatius Coclès, par sa résolution et son intrépidité. » (Chap. CVI.) [186] À la fin de la _Chronique du Grand Capitaine, _se trouve un Abrégé de la vie et des actions de Diégo Garcia de Parédès (Breve suma de la vida y hechos de Diego Garcia de Paredes), écrit par lui-même, et qu'il signa de son nom. [187] Mulierem fortem quis inveniet ? (Prov., cap. XXXI.) [188] Périclès. (Voy. Plutarque, de la Mauvaise Honte.) [189] Luigi Tansilo, de Nola, dans le royaume de Naples, écrivit le poëme des Larmes de saint Pierre (le Lagrime di San Pietro), pour réparer le scandale qu'avait causé son autre poëme licencieux intitulé : le Vendangeur (il Vendemmiatore). Le premier fut traduit en espagnol, d'abord partiellement, par le licencié Gregorio Hernandez de Velasco, célèbre traducteur de Virgile ; puis, complétement, par Fray Damian Alvarez. Toutefois, la version de la stance citée est de Cervantès. [190] Allusion à l'allégorie que rapporte Arioste dans le XLIIe chant de son _Orlando furioso, _où Cervantès a pris l'idée de la présente nouvelle. Arioste avait emprunté lui- même l'histoire du vase d'épreuve au livre premier de Tristan de Léonais. [191] Guzman d'Alfarache réduit tout ce raisonnement à peu de paroles : « Ma femme seule pourra m'ôter l'honneur, suivant l'opinion d'Espagne, en se l'ôtant à elle-même : car, puisqu'elle ne fait qu'une chose avec moi, mon honneur et le sien font un et non deux, comme nous ne faisons qu'une même chair. » (Livre II, chap. II.) [192] Ce billet est littéralement conservé dans la comédie composée par don Guillen de Castro, sur le même sujet et sous le même titre que cette nouvelle. [193] Cervantès a répété ce sonnet dans sa comédie intitulée la Casa de los zelos (la Maison de jalousie), au commencement de la seconde _jornada ; _ou plutôt c'est de cette comédie qu'il l'a pris pour l'introduire dans sa nouvelle. [194] Voici, d'après un vers de Luis Barahona, dans son poëme des Larmes d'Angélique (Lagrimas de Angélica, canto IV), ce que signifient ces quatre SSSS :
Sabio, Solo, Solicito y Secreto,
qu'on peut traduire ainsi :
Spirituel, Seul, Soigneux et Sûr. [195] Je laisse cette faute d'orthographe, qui se trouve aussi dans l'original _(onesto _pour honesto) ; une camériste n'y regarde pas de si près. [196] Cervantès commet un anachronisme. Le _Grand Capitaine, _après avoir quitté l'Italie en 1507, mourut à Grenade en 1515. Lautrec ne parut à la tête de l'armée française qu'en 1527, lorsque le prince d'Orange commandait celle de Charles-Quint. [197] On portait alors, surtout en voyage, des masques (antifaces) faits d'étoffe légère, et le plus souvent de taffetas noir. [198] Lella, ou plutôt Étella, veut dire en arabe, d'après l'Académie espagnole, l'adorable, la divine, la bienheureuse par excellence. Ce nom ne se donne qu'à Marie, mère de Jésus. Zoraïda est un diminutif de _zorath, _fleur. [199] _Macange est un mot turc corrompu (angé mac), _qui veut dire nullement, en aucune façon. [200] Ainsi, au dire de don Quichotte, Cicéron, avec son adage _cedant arma togoe, _ne savait ce qu'il disait. [201] Le mot _letras, _transporté de l'espagnol au français, produit une équivoque inévitable. Dans la pensée de Cervantès, les _lettres divines _sont la théologie, et les _lettres humaines, _la jurisprudence, ce que l'on apprend dans les universités. Le mot _letrado, _qu'il met toujours en opposition du mot _guerrero, _signifie, non point un homme de lettres, dans le sens actuel de cette expression, mais un homme de robe. En un mot, c'est la magistrature et ses dépendances qu'il oppose à l'armée. [202] Don Quichotte, qui emprunte des textes à saint Luc, à saint Jean, à saint Matthieu, oublie ces paroles de l'Ecclésiaste (chap. IX) Et dicebam ego meliorem esse sapientiam fortitudine… Melior est sapientia quam arma bellica. [203] _Estudiante. _C'est le nom qu'on donne indistinctement aux élèves des universités qui se destinent à l'Église, à la magistrature, au barreau, et à toutes les professions lettrées. [204] _Aller à la soupe (andar a la sopa), _se dit des mendiants qui allaient recevoir à heure fixe, aux portes des couvents dotés, du bouillon et des bribes de pain. La condition des étudiants a peu changé en Espagne depuis Cervantès. On en voit un grand nombre, encore aujourd'hui, faire mieux que d'_aller à la soupe : _à la faveur du chapeau à cornes et du long manteau noir, ils mendient dans les maisons, dans les cafés et dans les rues. [205] Don Quichotte n'est pas le premier qui ait traité cette matière. L'Italien Francesco Bocchi avait publié à Florence, en 1580, un discours _Sopra la lire delle armi e delle lettere ; _et, précédemment, en 1549, l'Espagnol Juan Angel Gonzalez avait publié à Valence un livre latin sous ce titre : Pro equite contra litteras declamatio. Alia vice versa pro litteris contra equitem. [206] On sait ce que veut dire avoir la manche large. [207] Cervantès répète ici les imprécations de l'Arioste, dans le onzième chant de l'Orlando furioso :
Come trovasti, o scelerata e brutta Invenzion, mai loco in uman core ! Per te la militar gloria è distrutta ; Per te il mestier dell' armi è senza honore ; Per te è il valore e la virtù ridutta, Che spesso par dei buono il rio migliore… Che ben fu il più crudele, e il più di quanti Mai furo al mondo ingegni empi e maligni Chi immagino si abbominosi ordigni. E crederò che Dio, perche vendetta Ne sia in eterno, nel profondo chiuda Del cieco abisso quella maladetta Anima appresso al maladetto Giuda… [208] Lope de Vega cite ainsi ce vieil adage, dans une de ses comédies _(Dorotea, _jorn. I, escena CLI) : Trois choses font prospérer l'homme : science, mer et maison du roi. [209] Ce Diégo de Urbina était capitaine de la compagnie où Cervantès combattit à la bataille de Lépante. [210] Cervantès parle de cette bataille en témoin oculaire, et l'on conçoit qu'il prenne plaisir à rapporter quelques détails de ses campagnes. [211] Il s'appelait Aluch-Ali, dont les chrétiens ont fait par corruption Uchali. « Aluch, dit le P. Haedo, signifie, en turc, _nouveau musulman, nouveau converti ou renégat ; ainsi ce n'est pas un nom, mais un surnom. Le nom est Ali, et les deux ensemble veulent dire le renégat Ali. » (Epitome de los reyes de Argel.) [212] Uchali, dit Arroyo, attaqua cette capitane avec sept galères, et les nôtres ne purent la secourir, parce qu'elle s'était trop avancée au delà de la ligne de combat. Des trois chevaliers blessés, l'un était F. Piétro Giustiniano, prieur de Messine et général de Malte ; un autre, Espagnol, et un autre, Sicilien. On les trouva encore vivants, enterrés parmi la foule des morts. (Relación de la santa Liga, _fol. 67, etc.) [213] Capitan-Pacha. [214] Cervantès fit également cette campagne et celle de l'année 1573. [215] On appelait ainsi les marins de l'Archipel grec. [216] « Don Juan d'Autriche, dit Arroyo, marcha toute la nuit du 16 septembre 1572, pour tomber au point du jour sur le port de Navarin, où se trouvait toute la flotte turque, ainsi que l'en avaient informé les capitaines Luis de Acosta et Pero Pardo de Villamarin. Mais le chef de la chiourme, ajoute Aguilera, et les pilotes se trompèrent dans le calcul de l'horloge de sable, et donnèrent au matin contre une île appelée Prodano, à trois lieues environ de Navarin. De sorte qu'Uchali eut le temps de faire sortir sa flotte du port, et de la mettre sous le canon de la forteresse de Modon. » [217] Au retour de leur captivité, Cervantès et son frère Rodrigo servirent sous les ordres du marquis de Santa-Cruz, à la prise de l'île de Terceira sur les Portugais. [218] Marco-Antonio Arroyo dit que ce capitan, appelé Hamet-Bey, petit-fils et non fils de Barberousse, « fut tué par un de ses esclaves chrétiens, et que les autres le mirent en pièces à coups de dents. » Geronimo Torrès de Aguilera, qui se trouva, comme Cervantès et comme Arroyo, à la bataille de Lépante, dit que « la galère d'Hamet-Bey fut conduite à Naples, et qu'en mémoire de cet événement, on la nomma _la Prise. » (Cronica de varios sucesos.) Le P. Haedo ajoute que ce More impitoyable fouettait les chrétiens de sa chiourme avec un bras qu'il avait coupé à l'un d'eux. (Historia de Argel, fol. 123.) [219] Muley-Hamida et Muley-Hamet étaient fils de Muley-Hassan, roi de Tunis. Hamida dépouilla son père du trône, et le fit aveugler en lui brûlant les yeux avec un bassin de cuivre ardent. Hamet, fuyant la cruauté de son frère, se réfugia à Palerme, en Sicile. Uchali et les Turcs chassèrent de Tunis Hamida, qui se fortifia dans la Goulette. Don Juan d'Autriche, à son tour, chassa les Turcs de Tunis, rappela Hamet de Palerme, le fit gouverneur de ce royaume, et remit le cruel Hamida entre les mains de don Carlos de Aragon, duc de Sesa, vice-roi de Sicile. Hamida fut conduit à Naples, où l'un de ses fils se convertit au christianisme. Il eut pour parrain don Juan d'Autriche lui-même, et pour marraine doña Violante de Moscoso, qui lui donnèrent le nom de don Carlos d'Autriche. Hamida en mourut de chagrin. (Torrès de Aguilera, _p. 105 y sig. _Bibliot. real, _cod. 45, f. 531 y 558.) [220] Don Juan d'Autriche fit élever ce fort, capable de contenir huit mille soldats, hors des murs de la ville, et près de l'île de l'Estagno, dont il dominait le canal. Il en donna le commandement à Gabrio Cervellon, célèbre ingénieur, qui l'avait construit. Ce fort fut élevé contre les ordres formels de Philippe II, qui avait ordonné la démolition de Tunis. Mais don Juan d'Autriche, abusé par les flatteries de ses secrétaires, Juan de Soto et Juan de Escovedo, eut l'idée de se faire couronner roi de Tunis, et s'obstina à conserver cette ville. Ce fut sans doute une des causes de la mort d'Escovedo, qu'Antonio Perez, le ministre de Philippe II, fit périr _par ordre supérieur, comme il le confessa depuis dans la torture, et sans doute aussi de la disgrâce d'Antonio Perez, que ses ennemis accablèrent à la fin. (Torrès de Aguilera, _f. 107 ; _don Lorenzo Van-der-Hemmen, _dans son livre intitulé _Don Felipe el Prudente, f. 98 et 152.) [221] Cette petite île de l'Estagno formait, d'après Ferreras, l'ancien port de Carthage. L'ingénieur Cervellon y trouva une tour antique, dont il fit une forteresse, en y ajoutant des courtines et des boulevards. (Aguilera, _f. 122.) [222] Gabrio Cervellon fut général de l'artillerie et de la flotte de Philippe II, grand prince de Hongrie, etc. Lorsqu'il fut pris à la Goulette, Sinan-Pacha le traita ignominieusement, lui donna un soufflet, et, malgré ses cheveux blancs, le fit marcher à pied devant son cheval jusqu'au rivage de la mer. Cervellon recouvra la liberté dans l'échange qui eut lieu entre les prisonniers chrétiens de la Goulette et de Tunis et les prisonniers musulmans de Lépante. Il mourut à Milan, en 1580. [223] C'est le nom qu'on donnait alors aux Albanais. [224] Le petit moine. - Le véritable nom de cet ingénieur, qui servit Charles-Quint et Philippe II, était Giacomo Paleazzo. Outre les constructions militaires dont parle ici Cervantès, il répara, en 1573, les murailles de Gibraltar, et éleva des ouvrages de défense au pont de Zuaro, en avant de Cadix. Ce fut son frère, Giorgio Paleazzo, qui traça le plan des fortifications de Mayorque, en 1583, et dirigea les travaux de la citadelle de Pampelune, en 1592. [225] Le P. Haedo donne la même étymologie à son nom. [226] Dans sa Topografia de Argel (chap. XXI), le P. Haedo lui donne le titre de Capitan des corsaires. « C'est, dit-il, une charge que confère le Grand Turc. Il y a un capitan des corsaires à Alger, un autre à Tripoli, et un troisième à Tunis. » Cet Uchali Fartax était natif de Licastelli, en Calabre. Devenu musulman, il se trouva, en 1560, à la déroute de Gelvès, où plus de 10 000 Espagnols restèrent prisonniers. Plus tard, étant roi ou dey d'Alger, il porta secours aux Morisques de Grenade, révoltés contre Philippe II. Nommé général de la flotte turque, en 1571, après la bataille de Lépante, il se trouva l'année suivante à Navarin, et mourut empoisonné en 1580. [227] Les Espagnols le nomment Azanaga. [228] Bagne _(balio) _signifie, d'après la racine arabe dont les Espagnols ont fait albañil (maçon), un édifice en plâtre. - La vie que menaient les captifs dans ces bagnes n'était pas aussi pénible qu'on le croit communément. Ils avaient des oratoires où leurs prêtres disaient la messe ; on y célébrait les offices divins avec pompe et en musique ; on y baptisait les enfants, et tous les sacrements y étaient administrés ; on y prêchait, on y faisait des processions, on y instituait des confréries, on y représentait des _autos sacramentales, _la nuit de Noël et les jours de la Passion ; enfin, comme le remarque Clémencin, les prisonniers musulmans n'avaient certes pas autant de liberté en Espagne, ni dans le reste de la chrétienté. (Gomez de Losada, _Escuela de trabajos y cautiverio de Argel, _lib. II, cap. XLVI y sig.) [229] Ce maître du captif était Vénitien, et s'appelait Andreta. Il fut pris étant clerc du greffier d'un navire de Raguse. S'étant fait Turc, il prit le nom d'Hassan-Aga, devint élamir, ou trésorier d'Uchali, lui succéda dans le gouvernement d'Alger, puis dans l'emploi de général de la mer, et mourut, comme lui, empoisonné par un rival qui le remplaça. (Haedo, _Historia de Argel, _fol. 89.) [230] Ce _tel de Saavedra est Cervantès lui-même. Voici comment le P. Haedo s'exprime sur son compte : « Des choses qui se passèrent dans ce souterrain pendant l'espace de sept mois que ces chrétiens y demeurèrent, ainsi que de la captivité et des exploits de Miguel de Cervantès, on pourrait écrire une histoire particulière. » (Topografia, _fol. 184.) Quant au captif qui raconte ici sa propre histoire, c'est le capitaine Ruy Perez de Viedma, esclave, comme Cervantès, d'Hassan-Aga, et l'un de ses compagnons de captivité. [231] Zalemas. [232] Le P. Haedo, dans sa _Topografia _et dans son _Epitome de los reyes de Argel, _cite souvent cet Agi-Morato, renégat slave, comme un des plus riches habitants d'Alger. [233] Il se nommait Morato Raez Maltrapillo. Ce fut ce renégat, ami de Cervantès, qui le sauva du châtiment et peut- être de la mort, quand il tenta de s'enfuir, en 1579. Haedo cite à plusieurs reprises ce Maltrapillo. [234] Cette esclave s'appelait Juana de Renteria. Cervantès parle d'elle dans sa comédie _los Baños de Argel, _dont le sujet est aussi l'histoire de Zoraïde. Le captif don Lope demande au renégat Hassem : « Y a-t-il par hasard, dans cette maison, quelque renégate ou esclave chrétienne ? » Hassem. « Il y en avait une, les années passées, qui s'appelait Juana, et dont le nom de famille était, à ce que je crois bien, de Renteria. » Lope. « Qu'est-elle devenue ? » Hassem. « Elle est morte. C'est elle qui a élevé cette Moresque dont je vous parlais. C'était une rare matrone, archive de foi chrétienne, etc. » (Jornada I.) [235] Prière, oraison. [236] Cervantès dit, dans sa comédie de los Baños de Argel (jornada III), que cette fille unique d'Agi-Morato épousa Muley-Maluch, qui fut fait roi de Fez en 1576. C'est ce que confirment le P. Haedo, dans son _Epitome, _et Antonio de Herrera, dans son Historia de Portugal. [237] _Bab-Azoun _veut dire _porte des troupeaux de brebis. _Le P. Haedo, dans sa _Topografia, _dit au chapitre VI : « En descendant quatre cents pas plus bas, est une autre porte principale, appelée Bab-Azoun, qui regarde entre le midi et le levant. C'est par là que sortent tous les gens qui vont aux champs, aux villages et aux _douars (aduares) _des Mores. » Alger, comme on voit, n'avait point changé depuis la captivité de Cervantès. [238] Ce projet de Zoraïde est précisément celui qu'imagina Cervantès, quand son frère Rodrigo se racheta pour lui envoyer ensuite une barque sur laquelle il s'enfuirait avec les autres chrétiens : ce qu'il tenta vainement de faire en 1577. [239] Ceci est une allusion à l'aventure de la barque qui vint chercher, en 1577, Cervantès et les autres gentilshommes chrétiens qui étaient restés cachés dans un souterrain pour s'enfuir en Espagne. [240] Cet arrangement de l'achat d'une barque fut précisément celui que fit Cervantès, en 1579, non pas avec Maltrapillo, mais avec un autre renégat nommé le licencié Giron. [241] _Tagarin _veut dire _de la frontière. _On donnait ce nom aux Mores venus de l'Aragon et de Valence. On appelait, au contraire, _Mudejares, _qui signifie _de l'intérieur, _les Mores venus de l'Andalousie. (Haedo, _Topografia, _etc. Luis del Marmol, _Descripcion de Africa, _etc.) [242] Ce marchand s'appelait Onofre Exarque. Ce fut lui qui procura l'argent pour acheter la barque où Cervantès devait s'enfuir avec les autres chrétiens, en 1579. [243] Sargel, ou Cherchel, est situé sur les ruines d'une cité romaine qui s'appelait, à ce qu'on suppose, Julia Caesarea. C'était, au commencement du seizième siècle, une petite ville d'environ trois cents feux, qui fut presque dépeuplée lorsque Barberousse se rendit maître d'Alger. Les Morisques, chassés d'Espagne en 1610, s'y réfugièrent en grand nombre, attirés par la fertilité des champs, et y établirent un commerce assez considérable, non-seulement de figues sèches, mais de faïence, d'acier et de bois de construction. Le port de Sargel, qui pouvait contenir alors vingt galères abritées, fut comblé par le sable et les débris d'édifices, dans le tremblement de terre de 1738. [244] Voyez la note 239 du chap. XL. [245] C'est la langue franque. Le P. Haedo s'exprime ainsi dans la Topografia (chap. XXIX) : « La troisième langue qu'on parle à Alger est celle que les Mores et les Turcs appellent _franque. _C'est un mélange de diverses langues chrétiennes, et d'expressions qui sont, pour la plupart, italiennes ou espagnoles, et quelquefois portugaises, depuis peu. Comme à cette confusion de toutes sortes d'idiomes se joint la mauvaise prononciation des Mores et des Turcs, qui ne connaissent ni les modes, ni les temps, ni les cas, la langue franque d'Alger n'est plus qu'un jargon semblable au parler d'un nègre novice nouvellement amené en Espagne. » [246] C'est-à-dire de l'Albanais Mami. Il était capitan de la flotte où servait le corsaire qui fit Cervantès prisonnier, et « si cruelle bête, dit Haedo, que sa maison et ses vaisseaux étaient remplis de nez et d'oreilles qu'il coupait, pour le moindre motif, aux pauvres chrétiens captifs. » Cervantès fait encore mention de lui dans la _Galatée _et d'autres ouvrages. [247] Le _zoltani _valant 40 aspres d'argent, ou presque 2 piastres fortes d'Espagne, c'était environ 15 000 francs. [248] Bagarins, de _bahar, _mer, signifie matelots. « Les Mores des montagnes, dit Haedo, qui vivent dans Alger, gagnent leur vie, les uns en servant les Turcs ou de riches Mores ; les autres, en travaillant aux jardins ou aux vignes, et quelques-uns en ramant sur les galères et les galiotes ; ceux-ci, qui louent leurs services, sont appelés _bagarinès. » (Topografia, _cap. II.) [249] Commandant d'un bâtiment algérien. [250] Nazaréens. [251] _Kava _est le nom que donnent les Arabes à Florinde, fille du comte Julien. Voici ce que dit, sur ce promontoire, Luis del Marmol, dans sa Description general de Africa (lib. IV, cap. XLIII), après avoir parlé des ruines de Césarée : « Là sont encore debout les débris des deux temples antiques…, dans l'un desquels est un dôme très-élevé, que les Mores appellent _Cobor rhoumi, _ce qui veut dire _sépulcre romain ; _mais les chrétiens, peu versés dans l'arabe, l'appellent _Cava rhouma, _et disent fabuleusement que là est enterrée la Cava, fille du comte Julien… À l'est de cette ville, est une grande montagne boisée, que les chrétiens appellent _de la mauvaise femme, _d'où l'on tire, pour Alger, tout le bois de construction des navires. » Cette montagne est probablement le cap Cajinès. [252] On sait que les musulmans sont iconoclastes, et qu'ils proscrivent, comme une idolâtrie, toute espèce de représentation d'êtres animés. [253] L'aventure du captif est répétée dans la comédie _los Baños de Argel, _et Lope de Vega l'a introduite également dans celle intitulée _los Cautivos de Argel. _Cervantès la donne comme une histoire véritable, et termine ainsi la première de ces pièces : « Ce conte d'amour et de doux souvenir se conserve toujours à Alger, et l'on y montrerait encore aujourd'hui la fenêtre et le jardin… » [254] La charge d'auditeur aux chancelleries et audiences, en Espagne, répondait à celle de conseiller au parlement parmi nous. [255] _Rui, _abrévation, pour Rodrigo. [256] Pilote d'Énée.
Surgit Palinurus, et omnes Explorat ventos…, Sidera cuncta notat tacito labentia coelo. _(_A_En., _lib. III.) [257] _Clara _y luciente estrella ; jeu de mots sur le nom de Clara. [258] Il n'y avait point encore de vitres en verre à Madrid, même dans la maison d'un auditeur. [259] Tergeminamque Hecaten, tria virginis ora Dianae. (VIRGILE.) [260] Le Pénée était précisément un fleuve de Thessalie ; il arrosait la vallée de Tempé. [261] Comme le bon sens de Roland, qu'Astolphe rapporta de la lune. [262] _La garrucha. _On suspendait le patient, en le chargeant de fers et de poids considérables, jusqu'à ce qu'il eût avoué son crime. [263] Allá van leyes do quieren reyes. « Ainsi vont les lois, comme le veulent les rois. « Cet ancien proverbe espagnol prit naissance, au dire de l'archevêque Rodrigo Ximenès de Rada (lib. VI, cap. XXV), lors de la querelle entre le rituel gothique et le rituel romain, qui fut vidée, sous Alphonse VI, par les diverses épreuves du _jugement de Dieu, _même par le combat en champ clos. [264] _Orlando furioso, canto XXVII. [265] Les règlements de la Sainte-Hermandad, rendus à Torrelaguna, en 1485, accordaient à ses archers (cuadrilleros) _une récompense de trois mille maravédis quand ils arrêtaient un malfaiteur dont le crime emportait peine de mort ; deux mille, quand celui-ci devait être condamné à des peines afflictives, et mille, quand il ne pouvait encourir que des peines pécuniaires. [266] L'aventure des archers s'est passée dans le chapitre précédent, et le chapitre suivant porte le titre qui conviendrait à celui-ci : _De l'étrange manière dont fut enchanté don Quichotte, _etc. Cette coupe des chapitres, très-souvent inexacte et fautive, et ces interversions de titres que l'Académie espagnole a corrigées quelquefois, proviennent sans doute de ce que la première édition de la première partie du _Don Quichotte _se fit en l'absence de l'auteur, et sur des manuscrits en désordre. [267] La comédie que composa don Guillen de Castro, l'auteur original du _Cid, _sur les aventures de don Quichotte, et qui parut entre la première et la seconde partie du roman de Cervantès, se termine par cet enchantement et cette prophétie.
Dans sa comédie, Guillen de Castro introduisait les principaux épisodes du roman, mais avec une légère altération. Don Fernand était fils aîné du duc, et Cardénio un simple paysan ; puis, à la fin, on découvrait qu'ils avaient été changés en nourrice, ce qui rendait le dénoûment plus vraisemblable, car don Fernand, devenu paysan, épousait la paysanne Dorothée, et la grande dame Luscinde épousait Cardénio, devenu grand seigneur. [268] Voir la note 264 mise au titre du chapitre précédent. [269] Elle est, en effet, de Cervantès, et parut, pour la première fois, dans le recueil de ses _Nouvelles exemplaires, _en 1613. On la trouvera parmi les _Nouvelles de Cervantès _dont j'ai publié la traduction. [270] Gaspar Cardillo de Villalpando, qui se distingua au concile de Trente, est l'auteur d'un livre de scolastique, fort estimé dans son temps, qui a pour titre : _Sumas de las súmulas. _Alcala, 1557. [271] Pline, Apulée, toute l'antiquité, ont placé les gymnosophistes dans l'Inde. Mais don Quichotte pouvait se permettre quelque étourderie. [272] On sait que ce fameux voyageur vénitien, de retour en Italie, et prisonnier des Génois en 1298, fit écrire la relation de ses voyages par Eustache de Pise, son compagnon de captivité. Cette relation fut traduite en espagnol par le _maestre _Rodrigo de Santaella. _Séville, _1518. [273] Comme Le Tasse, dans la description des enchantements d'Ismène et d'Armide. [274] Cervantès donnait son opinion sur ce dernier point bien avant la querelle que fit naître Télémaque. [275] Ces trois pièces sont de Lupercio Leonardo de Argensola, qui a mieux réussi, comme son frère Bartolomé, dans la poésie lyrique que sur le théâtre. L'_Isabella _et l'_Alexandra _ont été publiées dans le sixième volume du _Parnaso español _de don Juan Lopez Sedano. La _Filis _est perdue. [276] _L'Ingratitude vengée (la Ingratitud vengada) _est de Lope de Vega ; la _Numancia, _de Cervantès lui-même ; _le Marchand amoureux (el Mercador amante), _de Gaspard de Aguilar, et _l'Ennemie favorable (la Enemiga favorable), _du chanoine Francisco Tarraga. [277] Enfant au premier acte et barbon au dernier, (BOILEAU.)
comme cela se voit dans plusieurs pièces de Lope de Vega, _Urson _y _Valentin, los Porceles de Murcia, el primer Rey de Castilla, _etc. [278] Peu s'en faut qu'il n'en soit ainsi dans plusieurs comédies du même Lope de Vega, _el nuevo mundo descubierto por Cristo val Colon, el rey Bamba, las Cuentas del grand Capitan, la Doncella Teodor, _etc. [279] Lope de Vega fit mieux encore dans la comédie _la Limpieza no manchada (la Pureté sans tache). _On y voit le roi David, le saint homme Job, le prophète Jérémie, saint Jean-Baptiste, sainte Brigitte, et l'université de Salamanque. [280] Ou _Autos sacramentales. _Lope de Vega en a fait environ quatre cents : _San Francisco, san Nicolas, san Agustin, san Roque, san Antonio, _etc. [281] Je ne sais trop sur quoi Cervantès fonde son éloge des théâtres étrangers. À son époque, les Italiens n'avaient guère que _la Mandragore _et les pièces du Trissin ; la scène française était encore dans les langes, Corneille n'avait point paru ; la scène allemande était à naître, et Shakespeare, le seul grand auteur dramatique de l'époque, ne se piquait assurément guère de cette régularité classique qui permettait aux étrangers d'appeler barbares les admirateurs de Lope de Vega. [282] Cet heureux et fécond génie est Lope de Vega, contre lequel Cervantès a principalement dirigé sa critique du théâtre espagnol. À l'époque où parut la première partie du _Don Quichotte, _Lope de Vega n'avait pas encore composé le quart des dix-huit cents comédies _de capa y espada _qu'a écrites sa plume infatigable.
Il faut observer aussi qu'à la même époque le théâtre espagnol ne comptait encore qu'un seul grand écrivain. C'est depuis qu'ont paru Calderon, Moreto, Alarcon, Tirso de Molina, Rojas, Solis, etc., lesquels ont laissé bien loin derrière eux les contemporains de Cervantès. [283] Premier comte de Castille, dans le dixième siècle. [284] Le Cid n'était pas de Valence, mais des environs de Burgos, en Castille. Cervantès le nomme ainsi parce qu'il prit Valence sur les Almoravides, en 1094. [285] Guerrier qui se distingua à la prise de Séville par saint Ferdinand, en 1248. [286] Ce n'est point du poëte que Cervantès veut parler, quoiqu'il fût également de Tolède, et qu'il eût passé sa vie dans les camps : c'est d'un autre Garcilaso de la Vega, qui se rendit célèbre au siége de Grenade par les rois catholiques, en 1491. On appela celui-ci Garcilaso de _l'Ave Maria, _parce qu'il tua en combat singulier un chevalier more qui portait, par moquerie, le nom d'_Ave Maria _sur la queue de son cheval. [287] Autre célèbre guerrier de la même époque. [288] L'histoire de Floripe et de sa tour flottante, où l'on donna asile à Guy de Bourgogne et aux autres pairs, est rapportée dans les Chroniques des douze pairs de France. [289] Le pont de Mantible, sur la rivière Flagor (sans doute le Tage), était formé de trente arches de marbre blanc, et défendu par deux tours carrées. Le géant Galafre, aidé de cent Turcs, exigeait des chrétiens, pour droit de passage, et sous peine de laisser leurs têtes aux créneaux du pont, _trente couples de chiens de chasse, cent jeunes vierges, cent faucons dressés, et cent chevaux enharnachés ayant à chaque pied un marc d'or fin. Fiérabras vainquit le géant. (Histoire de Charlemagne, _chap. XXX et suiv.) [290] Comme les Juifs le Messie, ou les Portugais le roi don Sébastien. [291] L'histoire de ce cavalier fut écrite d'abord en italien, dans le cours du treizième siècle, par le _maestro _Andréa, de Florence ; elle fut traduite en espagnol par Alonzo Fernandez Aleman, Séville, 1548. [292] Le Saint-Grial, ou Saint-Graal, est le plat où Joseph d'Arimathie reçut le sang de Jésus-Christ, quand il le descendit de la croix pour lui donner la sépulture. La conquête du Saint-Grial par le roi Artus et les chevaliers de la Table- Ronde est le sujet d'un livre de chevalerie, écrit en latin, dans le douzième siècle, et traduit depuis en espagnol, Séville, 1500. [293] Les histoires si connues de Tristan de Léonais et de Lancelot du Lac furent également écrites en latin, avant d'être traduites en français par ordre du Normand Henri II, roi d'Angleterre, vers la fin du douzième siècle. Ce fut peu de temps après que le poëte Chrétien de Troyes fit une imitation en vers de ces deux romans. [294] Écrite à la fin du douzième siècle par le troubadour provençal Bernard Treviez, et traduite en espagnol par Félipe Camus, Tolède, 1526. [295] Cette trompe fameuse s'entendait, au rapport de Dante et de Boyardo, à deux lieues de distance. [296] Pierre de Beaufremont, seigneur de Chabot- Charny. [297] Ou plutôt Ravestein. [298] Juan de Merlo, Pedro Barba, Gutierre Quixada, Fernando de Quevara, et plusieurs autres chevaliers de la cour du roi de Castille Jean II, quittèrent en effet l'Espagne, en 1434, 35 et 36, pour aller dans les cours étrangères _rompre des lances en l'honneur des dames. _On peut consulter sur ces pèlerinages chevaleresques la _Cronica del rey don Juan el IIe, cap. CCLV à CCLXVII. [299] Suero de Quiñones, chevalier léonais, fils du grand bailli (merinomayor) _des Asturies, célébra, en 1434, sur le pont de l'Orbigo, à trois lieues d'Astorga, des joutes fameuses qui durèrent trente jours. Accompagné de neuf autres _mantenedores, _ou champions, il soutint la lice contre soixante-huit _conquistadores, _ou aventuriers, venus pour leur disputer le prix du tournoi. La relation de ces joutes forme la matière d'un livre de chevalerie, écrit par Fray Juan de Pineda, sous le titre de _Paso honroso, _et publié à Salamanque en 1588. [300] _Cronica del rey don Juan el IIe, _cap. CM. [301] La _Historia Caroli Magni, _attribuée à l'archevêque Turpin, et dont on ignore le véritable auteur, fut traduite en espagnol et considérablement augmentée par Nicolas de Piamonte, qui fit imprimer la sienne à Séville, en 1528. [302] Malgré l'affirmation du chanoine, rien n'est moins sûr que l'existence de Bernard del Carpio ; elle est niée, entre autres, par l'exact historien Juan de Ferreras. [303] L'altercation a commencé dans le chapitre précédent, de même que l'entretien entre don Quichotte et Sancho, qui lui sert de titre, avait commencé dans le chapitre antérieur. Faut-il attribuer ces transpositions à la négligence du premier éditeur, ou bien à un caprice bizarre de Cervantès ? À voir la même faute tant de fois répétée, je serais volontiers de ce dernier avis. [304] Virgile avait dit des Champs-Élysées :
Largior hic campos aether et lumine vestit Purpureo. _(_A_En., _lib. VI.) [305] Allusion au poëme de Giacobo Sannazaro, qui vivait à Naples vers 1500. L'_Arcadia _fut célèbre en Espagne, où l'on en fit plusieurs traductions. [306] On ne s'attendait guère à trouver dans le conte du chevrier une imitation de Virgile :
Formosam resonare doces Amaryllida silvas. [307] Autre imitation de Virgile, qui termine ainsi sa première églogue :
Sunt nobis mitia poma, Castaneae molles, et pressi copia lactis. [308] Voilà un passage tout à fait indigne de Cervantès, qui se montre toujours si doux et si humain ; il y fait jouer au curé et au chanoine un rôle malséant à leur caractère, et il tombe justement dans le défaut qu'il a reproché depuis à son plagiaire Fernandez de Avellaneda. Il n'y a point de semblable tache dans la seconde partie du Don Quichotte. [309] Les processions de pénitents _(disciplinantes), _qui donnaient lieu à toutes sortes d'excès, furent défendues, en Espagne, à la fin du règne de Charles III. [310] Dans le reste de l'Espagne, les femmes mariées conservaient et conservent encore leurs noms de filles.
Cervantès, dans le cours du Don _Quichotte, _donne plusieurs noms à la femme de Sancho. Il l'appelle, au commencement de la première partie, Mari-Gutierrez ; à présent, Juana Panza ; dans la seconde partie, il l'appellera Teresa Cascajo ; puis une autre fois, Mari-Gutierrez, puis Teresa Panza. C'est, en définitive, ce dernier nom qu'il lui donne. [311] Il y avait alors à Saragosse une confrérie, sous le patronage de saint Georges, qui célébrait, trois fois par an, des joutes qu'on appelait justas dei arnes. (Ger. de Urrea, Dialogo de la verdadera honra militar.) [312] Garcia Ordoñez de Montalvo, l'auteur de _Las sergas de Esplandian, _dit, en parlant de son livre : « Par grand bonheur il se retrouva dans une tombe de pierre, qu'on trouva sur la terre dans un ermitage près de Constantinople, et fut porté en Espagne par un marchand hongrois, dans une écriture et un parchemin si vieux, que ce fut à grand'peine que purent le lire ceux qui entendaient la langue grecque. » La Chronique d'Amadis de Grèce fut également trouvée « dans une caverne qu'on appelle les _palais d'Hercule, _enfermée dans une caisse d'un bois qui ne se corrompt point, parce que, quand l'Espagne fut prise par les Mores, on l'avait cachée en cet endroit ». [313] Cervantès ne pensait point alors à publier une seconde partie du Don Quichotte. [314] Je demande pardon pour la traduction des sonnets et des épitaphes qui suivent. Que pouvait-on faire d'une poésie ridicule à dessein ? [315] Au temps de Cervantès, on commençait à peine à instituer des académies dans les plus grandes villes de l'Espagne, Madrid, Séville, Valence. En placer une à Argamasilla, c'était une autre moquerie contre ce pauvre village dont _il ne voulait pas se rappeler le nom. _Cervantès donne aux académiciens d'Argamasilla des surnoms ou sobriquets, comme c'était l'usage dans les académies italiennes. [316] Issu du Congo. [317] Mot formé de _pan y agua, _pain et eau ; c'est de ce nom qu'on appelle les commensaux, les parasites, les gens auxquels on fait l'aumône de la nourriture. [318] Le capricieux. [319] Le moqueur. [320] Nom de guerre d'un fameux renégat, corsaire d'Alger, et l'un des officiers de Barberousse, qui, sous le règne de Charles-Quint, fit plusieurs descentes sur les côtes de Valence. [321] _Orlando furioso, _canto XXX. - Cervantès répète et traduit ce vers à la fin du premier chapitre de la seconde partie :
Y como del Catay recibio el cetro,
Quiza otro cantará con mejor plectro.